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Hitchcock, Histoires angoissantes

Vieilles histoires mais histoires éternelles de ruse pour obtenir plus de pouvoir, plus d’argent, plus d’amour. Histoires originales, où la ruse est reine, où l’inventivité prime, où parvenir à ses fins exige un plan… parfois déjoué par le destin ou par l’autre qui ne reste pas inerte.

Ce sont donc vingt nouvelles, tirées du Hitchcock Magazine, qui sont publiées sous le thème de l’angoisse.

C’est un couple de riches qui se jalousent et désirent tirer avantage de la mort de l’autre ; sauf que c’est réciproque et que leurs actes s’annulent jusqu’à s’inverser même. C’est un amnésique à l’hôpital qui se meurt de ne plus se souvenir de rien ; et un petit garçon blessé par une chute de son cheval survient et il découvre qu’il sait consoler. C’est un autre petit garçon qui appelle un soir la police, sa mère et son beau-père sont morts par balle au rez-de-chaussée ; lui voulait aller vivre avec son père mais on ne lui avait pas demandé son avis ; en pyjama, les pieds nus, son père appelé revient pour qu’il vive désormais avec lui ; le garçon n’emmène qu’une boite qui contient ses secrets. C’est une vieille dame abandonnée de tous, que ses enfants veulent mettre en maison de retraite, mais qui se prend de passion pour les violettes tropicales d’Afrique. C’est un jeune couple qui se fait agresser, la jeune épouse est violée, tuée, le jeune mari est menacé mais ne tente rien ; il reproche aux voisins dans ce lieu isolé qui n’ont ni arme, ni téléphone, mais une famille nombreuse, de ne pas les avoir aidés – mais à qui faut-il s’en prendre, sinon à lui-même ?

Ce sont deux chasseurs qui aiment la même serveuse dans les montagnes américaines ; un évadé dangereux rôde aux alentours et chacun se dit que, peut-être, son rival pourrait disparaître à cette occasion. C’est un mari qui prend par habitude des étudiants en stop ; justement en voilà un qui arbore le même logo que l’école dans laquelle il a fait ses études ; son couple va mal, et le crime est parfait. C’est un détenu pour faits mineurs qui croit s’évader en endossant les habits d’un autre, un témoin contre un mafieux ; sauf qu’il n’a pas songé aux conséquences, ni que la Mafia avait de l’imagination. C’est une vieille tante que son neveu voudrait voir disparaître pour claquer l’héritage ; il imagine un piège diabolique qui a pour centre la salle de bain, mais c’est sans compter l’amitié de la vieille avec les enfants du coin et leur savoir scout en matière de morse. C’est une petite fille qui veut se tuer parce qu’elle n’aime pas son beau-père et que sa mère en est emprise ; elle fugue incognito et lorsqu’elle revient, le beau-père est déjà arrêté sur la foi de la lettre laissée par la gamine disant qu’il avait l’intention de la tuer ; la mère en profite. C’est une épouse qui veut divorcer aux torts de son mari qui a une maîtresse ; mais le mari est plus subtil qu’elle et inverse les rôles, se débarrassant à la fois d’elle et d’une maîtresse chanteuse.

C’est un soldat durant la guerre de Corée qui reconnaît un autre homme qui avait agressé, des années auparavant, un vieillard dans un parc et l’avait tué ; il l’avait à peine vu mais l’a reconnu mais, imbécile comme un naïf, il croit qu’il suffit de révéler la vérité pour que tout rentre dans l’ordre moral. C’est un tueur qui vient déclarer ses revenus pour établir ses impôts ; le fonctionnaire lui dit qu’il est illégal d’être « tueur » et qu’il devrait le dénoncer ; commence alors une série de passes d’armes juridiques pour finir par un bel et bon chantage. C’est un malade à l’hôpital qui entend dans le sommeil de son voisin peu avenant une réminiscence d’un meurtre ; il a le tort d’en parler et doit être opéré… justement par le nom qui fut cité dans le rêve de l’autre. C’est encore un jeune flambeur qui voit de l’argent tomber du ciel, un portefeuille très garni du haut d’un immeuble ; il s’en empare mais une fille le retrouve et lui révèle qu’il appartient à un type dangereux, lequel va tenter de le tuer en effet, mais tout se termine bien – même mieux que prévu : aide-toi, le ciel t’aidera. C’est un ouvrier qui travaille de nuit et dont la bonne femme ne fout rien, il doit l’aider pour tout, les courses, les déjeuners, les enfants ; il s’épuise et décide d’en finir avec cette existence d’esclave pour – enfin – pouvoir dormir. C’est un avocat qui a durant deux ans été procureur dans un État sans peine de mort et a fait condamner un meurtrier qui le suit dans les montagnes et le retrouve ; il tire et le blesse au ventre, jouissant de le voir crever à petit feu ; mais l’avocat veut le voir puni et le dénoncer là où il faut, dans un État où la peine de mort existe ; il arrive par un effort surhumain à enfourcher un radeau construit par des scouts et à se laisser dériver jusqu’à la frontière requise où il dénoncera le crime. C’est un auteur qui se repose aux Caraïbes et qui rencontre un vieil indigène adepte de l’alectryomancie – la prévision d’avenir par les graines représentant des lettres que picore un coq attaché ; il ne croit pas à ces fariboles mais le coq, interrogé trois fois (comme Pierre devant le Christ arrêté), désigne par trois fois le mot « mort », cela ne peut que mal finir.

Hitchcock, Histoires angoissantes, 1961, Livre de poche 1988, 319 pages, occasion €1,20

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La dame de Shanghaï d’Orson Welles

Ce film est un monstre baroque devenu culte après avoir été boudé à sa sortie. C’est qu’il est déroutant : des personnages hideux, une intrigue tordue, une oscillation perpétuelle entre film noir et film d’aventure.

Rita Hayworth (Rosaleen) et Orson Welles (O’Hara) étaient mariés dans la vraie vie mais amants venimeux dans le film. Ils allaient divorcer mais c’est Rita qui avait convaincu le producteur Cohn de financer Welles. Comme quoi, lorsque rien n’est simple, tout se complique ! Michael O’Hara est un marin irlandais qui aime bien bourlinguer et boire un coup à l’occasion. Il est naïf et un peu brutal mais idéaliste, le portrait du « pionnier » idéal. Il va découvrir la vraie Amérique, celle de ceux qui ont réussi : un vrai banc de requins d’un égoïsme féroce, partisans du droit du plus fort où l’argent est l’objectif suprême. Aucune émotion chez ces gens, sinon le sadisme ; aucun amour, si ce n’est masochiste.

Le marin en balade dans Central Park un soir sauve la blonde bien roulée Rosaleen d’une agression par une bande de jeunes un peu maladroits. Il les fait fuir à coups de poing et la raccompagne au garage dans son fiacre dont le cocher a fui. Rien de plus, pas de dernier verre, mais un attrait physique de l’un pour l’autre, comme aimantés. Rosaleen est mariée à Arthur Bannister (Everett Sloane), avocat célèbre mais impotent et impuissant. Perverse, Rosaleen propose au marin d’être le capitaine du yacht de son mari (en vrai celui d’Errol Flynn) pour la croisière en préparation. O’Hara ne veut pas se lier, encore moins coucher avec une femme mariée sous les yeux de l’époux, mais il finit par dire oui, comme aimanté par le mal. Car l’avocat Bannister lui-même lui demande et joue avec lui à qui tient le mieux l’alcool. Il perd, montrant par là combien O’Hara est plus fort que lui physiquement. Il pourra contenter sa belle femme, ce que lui ne peut pas.

Cela se fera sous le regard libidineux et concupiscent de l’associé de l’avocat, le huileux George Grisby (Glenn Anders). Il encourage Michael, baisant ainsi Rosaleen par procuration. Le film, dans ces années quarante, ne montre que le baiser, d’ailleurs un scandale lorsqu’il est en public. Toute une bande d’écoliers se gausse ainsi du couple ventousé devant les murènes à gueules ouvertes de l’aquarium où Rosaleen a donné rendez-vous à Michael après la croisière ; aujourd’hui, la bande sourirait, les envierait et tenterait peut-être quelques travaux pratiques par imitation. L’époque a bien changé, encore que le rigorisme puritain revienne, porté par le protestantisme militant yankee, le catholicisme réactionnaire français, l’intégrisme juif israélien, l’orthodoxie poutinienne et l’islamisme pudibond maghrébin…

Michael O’Hara le marin découvre l’univers des riches, individus morbides qui se haïssent et restent en bandes, inséparables comme les requins. Il a toujours la velléité de démissionner et abandonner le navire, mais il est pris par son devoir de capitaine et par l’aimantation magnétique de la femelle blonde. Elle est belle, fragile : peut-elle être sauvée ? Il lui proposera plusieurs fois de fuir à deux, loin des autres et de tout, sans guère d’argent mais est-ce ce qui importe ? – Oui, à ce que fait comprendre Rosaleen à Michael. Lui est amoureux de son fantasme, pas vraiment de la femme réelle ; il découvrira que, pour les bourgeois comme elle, l’image est tout et l’idéal néant. Alors « l’amour », quelle blague !

Bannister « aime » sa femme mais comme bel objet de son pouvoir ; il ne la possède qu’en droit, pas en fait car il a la langue mieux pendue que le zizi. Grisby « aime » Rosaleen comme un objet qu’il convoite mais ne peut avoir, d’où sa haine de Bannister et son voyeurisme envers O’Hara. Rosaleen « n’aime » personne, elle est trop adulée depuis toute petite pour éprouver un quelconque sentiment pour ceux qui d’aventure l’aimetraient ; elle est reine, elle règne, et tous lui doivent hommage. La scène où elle bronze en maillot (une pièce quand même) sur un rocher montre la sirène, les formes physiques idéales mais l’âme d’une goule prête à séduire pour consommer, et à jeter ensuite. Ainsi fera-t-elle de Michael le naïf. Dans ce film, l’amour ne passe que par la perversité. Il est un jeu où chacun positionne ses pions pour avoir la meilleure chance, comme aux échecs ; l’allusion sera transparente dans la scène du procès où le juge déplace des pions entre deux séances. L’amour est aussi mimétisme, désirer ce que l’autre possède et qu’on n’a pas, comme dans la scène des miroirs. Lorsqu’ils sont brisés à coups de pistolet, c’est l’image de Rosaleen qui est brisée pour tous : l’idéal de Michael, le bel objet de Bannister, sa propre image de femme même.

Le jeune homme O’Hara découvre jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage. Il est prêt à se compromettre, à tuer même, à passer pour l’idiot du village. Il n’y a pas de victime innocente, pas de bourreau par hasard.

Car ce jeu d’amours se double d’une intrigue tordue. George Grisby, l’avocat associé de Bannister, propose à O’Hara de le tuer sans risque contre 5 000 $ en cash. Il lui suffit de se faire remarquer, de tirer en l’air deux coups de feu et de s’enfuir au vu de tous, tandis que Grisby disparaîtra en canot pour commencer une nouvelle vie en touchant l’assurance. O’Hara sera pris mais qu’importe : en Californie, pas de cadavre, pas de preuve, pas de condamnation. Mais le jeune marin est bien niais : comment toucher une assurance-vie lorsqu’on n’est plus en vie ? Bannister démontera cette logique implacable. Comment enlever la femme riche avec seulement 5 000 $ ? Rosaleen démontera ce rêve comme un décor de carton pâte. Comment ne pas être pris à un autre piège ? Car Grisby a pour objectif de tuer Bannister et de faire accuser O’Hara, trouvé en possession de l’arme ; il obtiendra ainsi l’assurance-vie souscrite par son associé et peut-être, en prime, la veuve blonde « éplorée ».

Mais Bannister avait engagé un détective pour surveiller sa femme et voir comment O’Hara s’acquittait de ses devoirs. Le détective surprend Grisby, qui le tue, mais il n’achève pas sa victime et celui-ci a encore la force de téléphoner pour prévenir. O’Hara est arrêté et accusé mais Bannister, qui le défend à la demande de sa femme, a reçu le témoignage qui permet de l’innocenter. Il joue son rôle de la défense à la perfection, faisant même rire le jury lorsqu’il s’interroge lui-même comme témoin, puisque l’accusation l’a fait citer. Mais le spectateur ne sait pas quel sera le verdict du jury, O’Hara parvient à fuir le tribunal à la reprise des débats.

L’intrigue compte moins que l’univers d’images et de symboles. Orson Welles dénonce l’Amérique, les stars et Hollywood. Tous sont des requins sans merci qui ne vivent que pour le fric et sont affolés par lui comme les squales par le sang. Les apparences sont trompeuses et la réalité sordide. Aujourd’hui encore, le bouffon Trump l’a montré à tous. La femme fatale n’a rien d’un amour possible, elle n’est qu’un monstre assoiffé de mâles et d’argent ; O’Hara aurait dû la laisser se faire violer au cœur de la ville, elle aurait probablement aimé ça. Dans la galerie des glaces du parc d’attraction désert où elle a fait se cacher O’Hara après sa fuite du tribunal, elle devient une créature surnaturelle maléfique. La star rousse Rita Hayworth se métamorphose en froide blonde calculatrice, executive woman comme les firmes yankees en sont pleines. L’intrigue policière reste jusqu’au bout peu compréhensible car seuls comptent les rapports aliénés des personnages. Le chien Orson Welles dans le jeu de quilles hollywoodien chamboule son cinéma narratif classique au profit de l’abstraction symbolique qui sera celle des années 60.

Que reste-t-il ? Une Rita au sommet de sa gloire physique, un Orson jeune qui n’est pas encore bouffi, un Acapulco mexicain encore paradisiaque mais déjà gangrené par le tourisme de riches. Et un portrait de l’Amérique qui reste trop bien d’actualité.

DVD La dame de Shanghaï (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947, avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane, Glenn Anders, Ted de Corsia, Arcadès 2018, 1h28, €11,47 Blu-ray €8,50

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Mary Higgins Clark, Le fantôme de Lady Margaret

Cinq nouvelles policières dont la première, qui donne son titre au recueil, est à elle seule un petit roman. C’est à chaque fois un délice, le suspense est bien amené et la « chute » brutale. Difficile de commenter sans dévoiler, aussi n’en dirai-je que peu.

Le fantôme de Lady Margaret se passe pour une fois en Angleterre. Judith est une jeune veuve qui a déjà publié des romans historiques à succès (un double de l’autrice). Adoptée petite par un couple de diplomates américains en poste à Londres après qu’elle ait été retrouvée seule, errante, après un bombardement de V1 en 1944, et que quatre ans d’enquête n’aient pas permis de retrouver ni son nom, ni sa famille, elle revient à la capitale britannique pour se documenter sur la période de Charles 1er et de Charles II, sur laquelle elle écrit. Elle se passionne, s’oublie parfois des heures dans son récit, laissant passer le temps. Son nouvel amant Stephen Hallett, rencontré dans un cocktail, est Member of the Parliament, conservateur, et pressenti pour devenir le prochain Premier ministre lorsque la Dame en poste se résignera à partir, après dix ans de bons et loyaux services (je pense qu’il s’agit d’une Margaret). Judith est très amoureuse mais son prénom la prédestine à revivre ce qui se passait six siècles avant Jésus lorsque la belle juive a pris la tête du gros fendard Holopherne, envoyé par Nabucho. En voulant retrouver ses souvenirs d’enfance bloqués, Judith régresse au point d’être envahie par une personnalité historique, Lady Margaret Carew, ennemie de sir Stephen Hallett, sbire du roi Charles qui a tué son fils Vincent. Et d’étranges attentats en plein Londres surviennent à intervalles réguliers. On pressent que tout cela va mal finir.

Terreur sur le campus est l’histoire d’un enlèvement d’une jeune fille bien sous tous rapports par un loser du lycée, laid et niais, qui en pinçait pour elle mais était maintenu à l’écart, harcelé et moqué. En bref, il fantasme et se venge.

Un jour de chance est machiavélique : une jeune femme, comme toujours chez Clark, est très amoureuse de son mec mais celui-ci ne parvient jamais à garder un poste de vendeur d’obligations dans les grandes firmes de Wall Street, métier qui l’ennuie. Il vient d’être viré d’une boite – Merrill Lynch, pas moins – et n’ose guère l’annoncer à sa femme qui, elle, enchaîne les petits boulots. Elle croise chaque matin un vieux qui aide à la vente de journaux et qui lui annonce qu’aujourd’hui sera son jour de chance. Il joue à la loterie. Il annonce qu’il viendra dîner avec eux, car elle l’invite parfois, pour leur annoncer une nouvelle. Le soir venu, personne : ni mari, ni vieux. Le mari rentre très en retard, mouillé, crevé, et annonce qu’il doit lui dire quelque chose de très important, mais le vieux n’apparaît pas. Il prime : la jeune femme téléphone à la police, aux hôpitaux, part à sa recherche. De fait, le vieux a été agressé et dépouillé, emmené à l’hôpital, il se meurt. Avait-il gagné à la loterie ? Et que devait dire le mari de si important ? Le lecteur croit que… d’ailleurs la jeune femme découvre… mais pas du tout ! C’est pire et plus dérisoire. Du grand art de la nouvelle.

L’une pour l’autre est l’histoire d’une confusion entre jumelles. Le tueur est jaloux d’avoir été évincé d’un rôle de jeune premier à la pièce du lycée – qui a valu à son remplaçant un contrat d’acteur télévisé en or. Après des années de galère, il trouve la metteuse en scène qui l’a viré sur un magazine et la tue. Mais il zigouille l’une en croyant que c’est l’autre, puis s’en aperçoit trop tard et tente de bisser son acte. Sauf que tout ne se passe pas aussi bien que la première fois. Celle qu’il a tuée était-elle finalement la bonne ? Est-ce une ruse de celle qui reste pour gagner du temps ? Désorienté, déstabilisé, le tueur s’égare. Mais il est déterminé.

L’ange perdu est une petite fille de 4 ans. Elle a été enlevée par son père qui est un escroc et sa mère la cherche désespérément. Elle la retrouve brusquement en photo dans un magazine, jeune modèle qui joue un ange pour le numéro de Noël. De fil en aiguille, elle remonte la piste et trouve la ville, l’adresse, la description d’une femme qui l’accompagnait. Elle se rend sur les lieux, invite la police, et entreprend de traquer les kidnappeurs, dont son mari toujours escroc et sa nouvelle, qui s’apprêtaient à fuir aux Bahamas. Mais la petite est intelligente, aimant sa mère et a bonne mémoire. Elle prend des initiatives.

Mary Higgins Clark, Le fantôme de Lady Margaret (The Anastasia Syndrome and other stories), 1989, Livre de poche 1994, 313 pages, €7,30

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Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock

Dans un flamboyant automne de la campagne nord américaine du Vermont, un petit garçon en T-shirt s’avance. Il porte un pistolet à la ceinture et un fusil mitrailleur à la main. Soudain, trois coups de feu rapprochés : le petit garçon se jette à terre, comme au cinéma. C’est peut-être la guerre ? Il se relève et va voir en direction des coups de fusil : ce n’est peut-être qu’un chasseur même si l’adjoint du shérif a interdit de tirer dans ces lieux.

Le gamin nommé Arnie (Jerry Mathers) monte une colline et, au pied des arbres en feu de saison, découvre un cadavre fraîchement mort. Un homme en costume gris, cravaté et chaussures de ville aux pieds. Il porte un trou ensanglanté dans le front et il ne bouge plus. Le petit garçon court au village prévenir sa mère (Shirley MacLaine). Entre temps, le capitaine retraité Wiles (Edmund Gwenn), celui qui a tiré, est bien embêté : il a cru viser un lièvre et voilà un corps gisant. C’était un accident, se dit-il, autant le faire disparaître.

Mais ne voila-t-il pas qu’à chaque fois qu’il saisit le mort par les pieds, surgit un quidam qui passe par là. C’est successivement sa voisine Miss Ivy, une fille fille de 42 ans qui en paraît dix de plus (Mildred Natwick), un vagabond (Barry Macollum) qui s’empare des belles chaussures en laissant voir les chaussettes ridicules du mort à bouts rouge vif, le docteur aux lunettes épaisses qui lit un livre et ne voit rien (Dwight Marfield), la mère et le gamin qui reviennent… « Ah ! C’est Harry mon mari ! Il ne bouge plus, bien fait pour lui. » Et encore le peintre du village Sam (John Forsythe), artiste envolé qui n’a pas encore 30 ans et expose ses toiles chez l’épicière (Mildred Dunnock), sans en vendre aucune car, si elle ont de belles couleurs, elles sont abstraites et on ne reconnaît rien, disent les commères.

Le capitaine est bien embêté, surtout lorsque le peintre commence à dessiner le portrait du mort au pastel. Il lui expose les faits : ses trois balles tirées, l’une dans une boite de bière pour s’entraîner, l’autre dans le panneau interdit de chasser, la troisième dans un lapin qui passait. Mais il n’a pas trouvé de lapin, c’est donc le mort qui en a fait office. Conclusion : se taire et dissimuler. Informer les autorités serait une suite de tracas sans nom et puisque Harry a été reconnu par sa femme et qu’elle semble être contente qu’il soit passé de l’autre côté, pourquoi s’en faire ? Chacun peut goûter l’ironie de cette attitude dans ce monde très puritain du Vermont, où le clocher pur d’une église toute blanche se dresse dans le paysage. Dieu sait ce qui s’est passé et cela suffit.

D’où l’enterrement sous un arbre du coin. Mais le comique de répétition va à nouveau sévir : après le défilé de « tout le canton » devant le cadavre, les interrogations taraudent les uns et les autres. On déterre, on réenterre, et à nouveau… C’est que le gamin a trouvé un lapin mort sous les arbres, le capitaine l’a donc bien abattu, y aurait-il une quatrième balle ? Mais alors, qui a tué Harry ? L’épouse avoue un coup de poêle à frire sur sa tête car il était insistant et voulait la reprendre alors qu’il ne l’aime pas et qu’il ne s’était marié que parce qu’elle était veuve de son frère. La vieille fille confesse qu’avant de « trouver » le capitaine devant le cadavre, elle a rencontré Harry sur le chemin, il titubait, il l’a prise pour sa femme, il a voulu l’agresser ; en se défendant, elle l’a atteint au front d’un coup de talon de chaussure renforcé au fer. Alors, si ce n’est pas le capitaine, pas l’épouse, serait-ce elle qui a tué Harry ?

Le cadavre, déterré, est porté au domicile de la veuve pour que le docteur myope l’examine. Pour cela, il faut le nettoyer, laver ses vêtements, ce qui engendre une scène cocasse où les deux couples en formation vaquent aux tâches ménagères, lavage, séchage, repassage. Le docteur conclut à un arrêt du cœur, tout simplement une crise cardiaque, même si le spectateur peut avoir des doutes sur ses compétences. L’adjoint du shérif (Royal Dano) soupçonne quelque chose mais perd une à une les « pièces à conviction » qu’il laisse sans surveillance. Il n’y a pas d’affaire Harry, pas de « trouble » selon le vocable anglais. Il faut donc le réenterrer. Sauf que… le peintre envolé et la veuve joyeuse ont décidé de se marier. Il faut donc déclarer le cadavre, sinon la loi exige d’attendre sept ans pour rendre officielle la disparition. Pas question d’enterrer Harry, il faut que les autorités le découvrent comme s’il était tout neuf. Comment faire ?

C’est là que le gamin va jouer son rôle.

Un chef d’œuvre d’humour à la Hitchcock dans un paysage de feu, où le cadavre est un objet qu’on trimballe et sert de prétexte à plusieurs histoires du village, dont le millionnaire (Parker Fennelly) qui achète toute l’œuvre du peintre. De l’influence des morts sur les vivants : la vieille fille trouve un vieil homme à sa pointure, la jeune veuve esseulée trouve un jeune mari, le gamin de 5 ans un papa, l’adjoint du shérif enfin une affaire, le peintre un mécène, tous un cadeau… C’est léger, irrespectueux des mines de circonstance devant « la mort » et plein de charme.

DVD Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry), Alfred Hitchcock, 1955, avec‎ Edmund Gwenn, John Forsythe, Mildred Natwick, Mildred Dunnock, Jerry Mathers, Universal Pictures 2022, 1h39, €14,99 Blu-ray €16,90 4K €20,97

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Pierre Lemaitre, Le grand monde

L’auteur saisit la famille Pelletier, des Français du Liban propriétaires prospères d’une savonnerie, trente ans après 1918, jetés dans le grand monde. Ce sont les années glorieuses de l’après-guerre, du rationnement encore en cours, des grèves communistes de la CGT qui aspire à faire de la France un pays stalinien sur le modèle de l’URSS, du trafic de piastres en Indochine où les orgies, l’alcool et la prévarication montrent le laid visage des coloniaux.

De mars à novembre 1948, nous suivons les rebondissements des quatre enfants Jean, François, Étienne et Hélène. Il s’avère que l’un est tueur en série, l’autre faux normalien supérieur et journaliste à sensation, le troisième pédé malheureux pistonné à Saïgon et la quatrième, la seule fille, une suceuse cocaïnomane qui a commencé dès le lycée. Leurs amours sont tous malheureux, leurs ambitions immenses mais leurs capacités faiblardes. Le tourbillon de l’époque les entraîne malgré eux et ils surnagent, se débattent, tentent de garder la tête hors de l’eau. Le IVe République naissante est croquée dans ses travers, les ambitions minables pour se faire élire, l’argent de la corruption, l’entre-soi des intérêts bien compris – tout ce qu’une certaine frange de politiciens actuels (de gauche) voudrait voir revenir en VIe République avec le régime des partis, le duel des egos, la concussion, la valse des ministères où l’on prend les mêmes et l’on recommence les mêmes petits jeux sans aucun souci de l’intérêt général du pays.

Comme d’habitude avec Pierre Lemaitre, il y a du suspense, l’histoire se parcourt à grandes guides, on ne lâche pas un chapitre dès qu’il est commencé. Beaucoup d’ironie aussi, le portrait cruel de caractères bien tracés, représentatifs de Français moyens pas tous aussi falots ou brillants qu’ils le paraissent. De l’exotisme aussi, tant dans le Paris du fait divers à sensation qu’en Indochine en guerre civile contre le Viet Minh communiste, financé par les Chinois de Mao et aidés par l’URSS de Staline dans l’indifférence de la classe politicarde parisienne.

Le pays indochinois est vert, moite, beau et pourri – tout comme ce très jeune homme (15 ans ? 18 ans ? Sait-on jamais avec les Asiatiques) mandaté par le compradore chinois Quiào auprès d’Étienne, l’un des fils Pelletier qui agit depuis l’Agence des monnaies de Saïgon (Office indochinois des changes dans la réalité) où son père l’a fait entrer par relations afin qu’il rejoigne son légionnaire – Raymond. Lequel sera mort sous la torture à son arrivée, hersé par les buffles des petits hommes verts.

L’Agence est la seule instance administrative apte à autoriser les transferts d’argent entre la colonie et la métropole, au taux de change avantageux fixé par décret de 17 francs pour 1 piastre, alors que son cours de marché n’est guère que de 10 francs – de quoi doubler la mise à chaque transfert. La différence est payée par le Trésor français, autrement dit par les contribuables et citoyens de la République avariée. Militaires, fonctionnaires, affairistes et commerçants locaux en profitent et l’Agence ne fait que retarder vaguement le mouvement en demandant d’autres papiers justificatifs, car elle ne peut s’y opposer : c’est une décision politique typique d’un politicien IVe République. Fait officiellement pour aider au développement… mais aussi à la guérilla communiste ! Parce qu’il approchera trop cette corruption en forme de trahison, le jeune Étienne verra son amant annamite de 16 ans égorgé et lui-même terminera mal (sur le modèle réel du journaliste Jean-François Armorin). Qu’à cela ne tienne : dans le roman sa mère fera le voyage pour faire le ménage.

Ce n’est pas un livre d’histoire, ni une analyse de société mais un bon roman qui se lit au galop comme un policier historique. Le lecteur aura la surprise à la page 627 de le voir relié au tout premier roman Au revoir là-haut ! Un bon divertissement au coup de crayon acéré.

Pierre Lemaitre, Le grand monde – les années glorieuses, 2022, Livre de poche 2023, 767 pages, €,10,40 e-book Kindle €15,99

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Pierre Lemaitre, Le serpent majuscule

Un premier roman… de main de Lemaitre. Il a commencé policier et celui-ci, resté dans les tiroirs durant presque vingt ans, est ressorti relu et dédié à ses nièces. Il est un peu faible mais pas mauvais. Le lecteur se laisse emporter par le style léger et ironique de l’auteur, qui ne s’en laisse jamais conter par ses personnages.

Nous faisons la connaissance (provisoire) de Mathilde, une tueuse professionnelle ex-héroïne de la Résistance un brin décatie et empâtée, mais demeurée au fond psychopathe : le Serpent majuscule. Elle adore le sang et a torturé systématiquement un blond aryen sous-officier en lui coupant les doigts un par un, les oreilles, le nez et les couilles, pour le faire avouer les noms des dénonciateurs du réseau. Il est finalement mort mais elle a réussi. Elle a établi sa réputation. Si l’arme blanche était sa préférée dans sa jeunesse, elle est passée au gros calibre qui, malgré le silencieux, fait des ravages dans les corps. De plus en plus, elle s’aperçoit qu’elle tire dans le sexe avant d’achever dans la gorge.

C’est qu’elle commence à dérailler, la « grosse vioque maquillée », comme la décrit de façon imagée mais frappante un témoin de parking. Henri, son chef dans la Résistance qui l’a recrutée pour ces missions d’élimination (commanditées on ne sait par qui nommé « DRH »), commence à se poser des questions sur les dérapages de sa favorite. Hier elle tuait bien proprement d’une seule balle au milieu du front, jetait son arme dans la Seine et détruisait tout document où figuraient les noms et adresses ; aujourd’hui, elle se relâche, elle a utilisé deux fois la même arme et la police a repéré ce détail. Peut-être serait-il temps d’aviser.

Un PDG de grand groupe français qui promène son clebs, une fausse étudiante en droit et vraie pute de haut vol, une camée à peine sortie de prison, sont les cibles qu’elle doit traiter. Elle y réussit mais est repérée par le gardien de parking, ex-flic et observateur, où elle s’est engagée en voiture pour tirer la pute. Un inspecteur de police un peu con, René Vassiliev, vient recueillir son témoignage parmi les autres témoins relevés. Elle fantasme qu’il la soupçonne, elle déraille en complotisme, elle le file et le massacre, direct, non sans voir tué aussi l’infirmière cambodgienne qui prend soin du vieux préfet qui perd la boule, parrain de Vassiliev, qu’il était allé voir dans le XVIe.

Henri se dit qu’elle met en danger le boulot et qu’il faut la traiter. Il envoie deux tueurs, qu’elle repère et zigouille. Plus un jeune pompiste qui l’avait arnaquée de 50 francs. C’est qu’elle a du ressort, la vieille ! Elle décide d’aller voir Henri dans sa tanière près de Toulouse, son grand amour, d’ailleurs réciproque mais jamais avoué de part et d’autre. Puis d’arrêter et d’aller se mettre au vert au soleil – avec lui.

Mais rien ne va se passer comme fantasmé. Et la fin est imprévue malgré les minutieux préparatifs.

Le lecteur est pris par cette histoire contée comme si elle était naturelle, les clebs et les gamins n’ayant pas plus de poids émotionnel que les cibles, dommages collatéraux éventuels. Nul ne peut aimer Mathilde, ni peut-être la comprendre, mais l’observer est un plaisir (pervers). Certains échappent par hasard au gros calibre à silencieux car Mathilde les soupçonnait de lui chercher noise : un commissaire obèse et abruti bourré de cacahuètes et son jeune adjoint policier serviable, un voisin jardinier qui aurait décapité son dalmatien, l’ex-préfet Alzheimer, deux préados qui fument en cachette là où il ne faut pas…

Nous sommes en 1985, où tout était plus facile pour les libertés et pour les hors-la-loi. Mathilde n’a à craindre ni les caméras de surveillance, ni le pistage des téléphones mobiles, ni les traces ADN ; elle peut payer de grosses sommes en liquide et les passeports ne sont pas sécurisés. Plus facile aussi pour les auteurs de polars, qui n’avaient pas à se préoccuper de tout ça et s’attachaient donc en premier au ressort des personnages.

Pour un premier roman, c’est un bon moment à passer.

Pierre Lemaitre, Le serpent majuscule, écrit en 1985, 2021, Livre de poche 2022, 310 pages, €7,90 e-book Kindle €7,49

Pierre Lemaitre déjà chroniqué sur ce blog

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L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock

Le crime parfait, ou presque, inspiré du premier roman policier de Patricia Highsmith. Deux inconnus se rencontrent par hasard dans un train ; l’un deux propose d’échanger les crimes : lui tuera la femme de l’autre qui refuse de divorcer et s’envoie en l’air avec le premier venu ; l’autre tuera son père, tyran autoritaire qui veut le faire enfermer, à défaut de travailler. Pas de mobile pour chacun, inconnus de l’entourage, sitôt arrivés sitôt parti – des tueurs sans traces.

Sauf que le plan ne se passe pas comme prévu. Bruno Anthony (Robert Walker), fils unique à maman et gosse de riche, n’est pas net mais un brin psychopathe. La trentaine sonnée, il adore encore mystifier les gens en leur racontant des horreurs, joignant parfois le geste à la parole au point que les vieilles dames emperlousées s’en étranglent. Le jeune et beau tennisman Guy Haines (Farley Granger, 25 ans au tournage), célèbre par les revues de sport, le rend presque jaloux. Il a ce que Bruno ne parvient pas à avoir : un travail dans lequel il est bon, la notoriété, une nouvelle fiancée Anne (Ruth Roman, 28 ans au tournage), fille de sénateur, qui lui a offert un briquet gravé à leurs deux initiales – bien que Guy ne fume quasiment pas. Si Bruno le tente par le meurtre prémédité de sa femme Myriam (Laura Elliott) devenue encombrante et enceinte d’un autre, le jeune Guy agit comme le Christ au désert, il refuse. Mais le diable a mille ruses, dont la première est le fait accompli. Et la seconde la malice : prenant une cigarette, il demande du feu et omet de rendre le briquet.

Même si Haines lui a dit non, interloqué de voir que n’importe qui connaît presque tout de sa vie intime par la presse, Anthony va le faire – et réclamer sa réciproque. La première scène du film où ne sont vues que les chaussures, disent tout des bonshommes : la frime bicolore du raté, les richelieus sobres du jeune homme bien dans sa peau. C’est en se faisant du pied que les deux inconnus se rencontrent dans le train et se parlent. Une vraie passe de drague pour le fils raté qui veut être reconnu et aimé. D’où la provocation des meurtres. Ce que le bon sens du champion refuse. L’autre va donc insister, s’obstiner, s’imposer. Jusqu’à la haine, une inversion d’amour.

Mais ce sentiment négatif ne le servira pas, il se prendra à sa propre toile et terminera comme il se doit. Bruno suit Myriam, serpent à lunettes qui s’amuse follement avec deux jeunes avec qui elle va faire la fête avant de coucher. Il profite d’un moment où elle est seule dans la nuit pour l’étrangler, sur l’île d’amour du parc de Metcalf, alors que les deux jeunes sont en train d’amarrer le bateau. Il se voit en miroir dans les lunettes de la fille et jouit de sa terreur progressive. Il la laisse morte et empoche les lunettes pour preuve, ainsi que le briquet de Guy, qui est tombé de sa poche. Cela lui donnera une idée.

Pendant ce temps Guy, en colère parce que Myriam a refusé de divorcer et qu’elle est enceinte, a téléphoné à Anne qu’il voudrait la supprimer – il l’a même répété trois fois, comme le reniement de Pierre dans les Évangiles. A l’heure du meurtre, qui est très vite découvert par les petits amis de Myriam, le tennisman est dans le train pour New York en compagnie d’un vieux prof aviné qui lui explique les intégrales (John Brown). Le problème est qu’il ne se souviendra de rien, trop bourré pour faire un témoin. Guy ne peut donc offrir qu’un demi alibi aux inspecteurs : il a cité un passager effectivement dans le même train, mais a pu monter en route à Baltimore. Les flics le surveillent donc constamment pour voir s’il va se couper.

Bruno le maniaque harcèle Guy pour qu’il accomplisse son meurtre en retour, celui de son père haï. Il lui téléphone, le rencontre « par hasard » au musée, dans la rue, s’incruste même aux invitations du futur beau-père, sénateur, se lie de relations mondaines avec des amis de l’entourage. Il envoie par la poste un plan de la maison avec une clé, puis un pistolet. Excédé, Guy décide d’en finir : il déjoue (facilement) la surveillance des flics sous sa fenêtre et se rend à la maison de Bruno, jusqu’à la chambre du père indiquée sur le plan. Il veut parler avec lui de son fils et lui dévoiler la machination du fou. Mais le vieux n’est pas là et c’est Bruno qui l’attend. Ce qui est curieux est que Guy aurait pu tirer sur la forme dans le lit, pour accomplir sa mission et tuer ainsi le psychopathe net. Bruno joue avec la mort, la donnant sans remord mais désirant aussi qu’on la lui donne pour expier sa mauvaise nature. La devoir au beau jeune homme amoureux et à qui tout réussit serait peut-être une grâce, un geste d’amour peut-être. Il y a une ambiguïté homosexuelle, consciente ou non, dans le film. Peut-être était-ce l’époque, au masculinisme accentué du fait de la guerre toute récente.

Mais Guy repart de la maison sans même que Bruno ne lui tire dessus. Guy a-t-il même pris le soin d’ôter les balles du chargeur, puisqu’il n’avait pas l’intention de tirer ? Il est probable que non, ce qui montre sa légèreté, voire son innocence au sens psychologique. Il a même oublié de débrancher le téléphone chez lui, qui a sonné interminablement la nuit, sans doute Anne toujours inquiète et cherchant le réconfort en vrai femelle du temps, ce qui a intrigué les flics. Ils se sont alors aperçus, mais un peu tard, que l’oiseau s’était envolé. Anne a en effet découvert le pot aux roses en observant Bruno évoluer en intrus parmi les convives d’une soirée organisée par son père le sénateur, où il a parlé crime avec deux épouses qui s’ennuient et a mimé l’étranglement sur l’une d’elle. Hypnotisé par les lunettes de Babette (Patricia Hitchcock), la sœur d’Anne qui le regardait, il en a oublié de ne pas serrer trop fort et s’en est même évanoui. Guy a alors tout avoué à Anne, sa rencontre, la proposition des deux meurtres sans mobile, son refus et le harcèlement. Mais le dire à la police serait devenir coupable aux yeux de la loi, sans témoin fiable pour le corroborer.

Bruno a une autre idée : aller remettre le briquet sur l’île du parc d’attraction pour faire accuser directement Guy et se venger de son refus de tuer son père. Il l’en informe et le jeune tennisman veut alors le rejoindre pour l’en empêcher mais sa fiancée lui fait remarquer qu’il doit tout d’abord subir l’épreuve du championnat de tennis, ce serait louche s’il déclarait forfait. Guy va donc s’efforcer de gagner en trois sets, malgré un adversaire coriace, pour attraper un train vers Metcalf avant la nuit tombée, heure où le meurtrier ira incognito déposer la preuve sur l’île. Ce qui donne une séquence de suspense bien construite où les images du match serré où tout est à l’initiative de Guy et les images du voyage inexorables de Bruno vers Metcalf sont intercalées.

Grâce à Babette, efficace personnage secondaire qui prépare un taxi pour lui, Guy parvient à attraper le train pour Metcalf et arrive au soleil couché. Les flics qui le surveillent préviennent leurs collègues sur place et il est suivi en force dans le parc d’attraction. Bruno est retardé par la foule qui se presse sur l’île, voulant voir « les lieux du crime » ; aucun bateau n’est disponible et la queue est longue. Il est reconnu par son chapeau enfoncé sur les yeux et son air sévère, halluciné plus que fêtard, par le loueur de canots (Murray Alper), qui l’indique aux flics. Mais, voyant Guy, il tente de lui échapper en grimpant sur un manège qu’un con de flic fait tourner en folie lorsqu’il tire un coup de feu en pleine foule qui tue le machiniste, poussant le levier à la vitesse maxi.

Le combat entre Guy et Bruno est un autre moment de suspense, avec le sempiternel gamin innocent des films américains. Juché sur un cheval de bois, il tape avec enthousiasme sur Bruno le méchant qui l’envoie bouler, manquant in extremis d’être éjecté si Guy ne l’avait pas retenu puis sauvegardé dans une baignoire. Lorsque le manège est enfin arrêté par un employé qui passe dessous afin d’accéder au frein d’urgence, tout s’écroule dans un fracas pré-hollywoodien au milieu de la foule hystérique, et Guy s’en sort alors que Bruno y reste. Il mentira jusqu’au bout, sans se repentir une seconde en mauvais larron, niant avoir le briquet et accusant Guy de l’accuser. Alors qu’il l’a dans la main, qui s’ouvre à son dernier soupir devant le flic qui comprend tout.

Le côté destinée, version protestante de la grâce innée ou du mal sans recours, est très fortement souligné dans ce film noir. Guy est la jeunesse championne, énergique et innocente – en bref l’Amérique juste après-guerre ; Bruno est la version décadente d’enfant gâté, pourri de l’intérieur, jaloux et paresseux, voué à détruire. Le pendant féminin est entre Anne, fille de riche mais non gâtée, amoureuse – et Myriam, dont la fêlure intime est révélée par le port de lunettes, qui veut jouir sans payer, égoïste et menée par le vagin.

Un thriller efficace qui n’a rien perdu de son mordant ni de son attrait. Je l’ai vu et revu régulièrement. En connaître la fin n’a aucune importance car ce qui compte est la progression tragique de la prédestination au mal.

DVD L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951, avec Farley Granger, Robert Walker, Ruth Roman, Leo G Caroll, Warner Bros Entertainmenent France 2001, 1h39, €7,40 blu-ray €15,81 – avec version bis britannique, 2 mn de différence.

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Bagarres au King Creole de Michael Curtiz

Elvis Presley a encore 22 ans lorsqu’il joue Danny Fisher, un redoublant en dernière année de collège que la directrice des études, la vieille fille Pearson (Helene Hatch) – trente ans d’enseignement – recale pour la seconde fois non en raison de ses connaissances, mais à cause de sa conduite trop directe. Il a en effet boxé un camarade devant qui il a embrassé une fille, puis traité la vieille peau de « chérie » en manifestant combien elle était loin de pouvoir autant séduire. Le principal du collège (Raymond Bailey) ne peut que prendre acte, même s’il comprend Danny qui est obligé de travailler avant d’aller au collège pour pallier la faiblesse de son père depuis qu’il a perdu sa femme.

Car c’est le drame du jeune homme, de voir combien son père est faible. Hier pharmacien, docteur diplômé, le père (Dean Jagger) a progressivement tout perdu : sa femme dans un accident de voiture, sa pharmacie parce qu’il s’est laissé aller, sa maison parce qu’il s’est ruiné, la légitimité envers ses enfants à l’âge crucial de l’adolescence. Danny ne veut surtout pas être comme lui, veule devant les brutes et rampant sous les ordres alors qu’il est aussi compétent, voir plus en raison de son expérience. Ce pourquoi il laisse « le diplôme » aux vieilles pies qui ne veulent pas le reconnaître : il se fera tout seul, en bon Américain pionnier, dans le quartier populaire de la Nouvelle Orléans.

Son atout, outre son énergie et sa capacité à se battre, est sa voix d’or. Il chante bien et la première scène le voit donner les répons à la mélopée d’une négresse qui passe en charrette dans la rue déserte au petit matin. Les filles du cabaret bordel d’en face lui font coucou du balcon car c’est un beau jeune mâle bien pris dans son tee-shirt immaculé et dont la mèche en banane balaye le front.

Il va devoir mettre en pratique aussitôt ces qualités qui le distinguent. Tout d’abord la bagarre. Le frère du boxé au collège, Shark (Jacques en VF – Vic Morrow), veut le rosser avec ses deux sbires dont un muet – il les met en déroute, s’attirant l’admiration du jeune dur qui lui propose aussitôt un coup en commun. Il s’agit d’utiliser son charme de chanteur pour détourner l’attention des clients et employés d’un bazar qui vend des bijoux afin de rafler de la marchandise. Tout se passe au mieux et Danny séduit. Mais surtout une jeune employée au bar, Nellie (Dolores Hart) qui comprend tout mais ne dit rien car elle est sous le charme. Elle devient amoureuse. Tout comme Ronnie (Carolyn Jones – la Morticia de La famille Adams), une ancienne chanteuse de talent décatie à force de boire pour oublier qu’elle s’est mise sous la coupe du malfrat local, le propriétaire du Blue Strade Maxie Fields (Walter Matthau). Vulgaire mais ambitieux, la face sombre de la même énergie du pionnier, il veut « prendre » tout ce qu’il désire et ne recule devant rien pour arriver à ses fins.

C’est dans ce cabaret que Danny va faire le ménage chaque matin avant d’aller au collège et, le dernier jour d’école avant la remise des diplômes, il sauve Ronnie des brutalités de deux saoulards machos encore au bar après la nuit blanche. Ronnie, bourrée mais sous le charme du garçon, l’emmène au collège et lui donne un baiser d’adieu devant tous les jeunes, d’où les lazzis et la bagarre, et l’ire de la vieille Pearson, et le châtiment de se voir refuser le diplôme de fin d’études secondaires. Le jour suivant, alors que Danny travaille comme serveur, il salue Ronnie devant Maxie et celui-ci, jaloux de cette familiarité avec l’une de ses « possessions », exige de savoir qui il est, où elle l’a rencontré et pourquoi il est si camarade. Ronnie esquive en déclarant qu’elle l’a entendu chanter et qu’il a une belle voix. Le Maxie veut savoir si c’est vrai et ordonne à Danny de se produire illico sur scène. La chanson a indéniablement du succès auprès des clients comme des musiciens et Maxie suppute le profit qu’il pourrait tirer à « avoir » Danny.

Mais celui-ci est abordé en premier par Charlie Legrand, le patron d’un cabaret rival et ancien condisciple de Maxie : le King Creole. Son cabaret ne va pas bien et la voix d’or de Danny Fisher pourrait le renflouer. Il l’engage sur une poignée de main malgré l’opposition du père, à laquelle Danny passe outre en lui reprochant son incapacité. Il l’a vu en effet se faire rabrouer par son patron (Charles Evans), un pharmacien acariâtre moins capable mais imbu de son autorité, comme l’époque d’après-guerre l’encourageait. Ce pourquoi la rébellion du fils adolescent en 1958 laissait déjà présager le mouvement d’émancipation des années soixante, les jeunes libertaires contre les vieux autoritaires, les premiers élevés sous les restrictions et la guerre, les seconds dans la consommation et la paix.

Danny Fisher a du succès et les femmes affluent au King Creole pour la voix d’or et le corps déhanché. Le jeune homme se dit qu’il va s’en sortir. C’est sans compter sur Maxie Fields qui ne lâche jamais : il le veut. Pour cela, il ordonne à Shark de monter un coup sur le point faible de Danny, son père à la pharmacie. Il s’agit de piquer la recette du jour lorsque le pharmacien ira la déposer à la banque et d’engager Danny à y participer pour se venger du patron de son père. Maxi alors le tiendra et il sera obligé de passer par sa volonté. Tout ne se passe pas comme prévu et c’est le père de Danny plutôt que le pharmacien qui porte la sacoche, revêtu de l’imperméable que lui a prêté son patron car il pleut fort à la Nouvelle Orléans. Shark l’a reconnu mais ne lui assène pas moins un violent coup de matraque sur la tête, le blessant sérieusement au point qu’il doit être trépané par un éminent chirurgien à l’hôpital. Le traitement est fort cher mais Maxie paye, trop heureux de lier ainsi Danny encore un peu plus. Celui-ci veut le rembourser mais Maxie exige qu’il signe chez lui pour chanter ou il racontera à son père qu’il était parmi ceux qui l’ont agressé. Danny finit par signer, malgré et à cause de Ronnie qui l’incite à fuir mais qui lui révèle qu’elle sera battue si elle ne l’amène pas à faire la volonté de Maxie.

Le père va remercier Maxie Fields des bons soins  qu’il lui a assurés mais celui-ci lui est tout content de lui révéler que Danny est coupable du coup ayant mené à son agression, de façon à le tenir un peu plus. Le père ne veut plus voir son fils, pour lui perdu par le milieu des cabarets à cause de ses chansons. Ce qui entraîne une entrevue orageuse entre Maxie et Danny où ce dernier assomme à coups de poings le malfrat malgré le pistolet qu’il tente de sortir d’un tiroir – entrée en scène de l’instrument de la tragédie qui va suivre.

Danny demande du temps à Nellie pour s’engager avec elle car il ne sait plus où il en est et ne veut pas tout de suite le mariage et les enfants, comme il était de coutume à l’époque. Rentrant chez lui, il est agressé par Shark et deux sbires de Maxie. Il s’en sort mais blessé au bras droit, après avoir fait se poignarder lui-même avec son propre cran d’arrêt ce Shark qui lui en veut d’être en tout meilleur que lui.

Son père refuse de lui ouvrir mais Ronnie le retrouve et l’embarque dans sa grand décapotable, péniche chromée de l’arrogance américaine des années cinquante qui consomme vingt-cinq litres aux cent kilomètres et dont le poids fait crisser les pneus dans les virages. Elle l’emmène dans une cabane sur les marais qu’elle possède et le soigne. Elle jouit ainsi d’une journée de vrai bonheur, connaissant l’amour (chastement vêtu et réduit au baiser sur la bouche de cette époque très puritaine).

Jusqu’à ce que Maxie surgisse avec le Muet, pistolet à la main, pour les descendre tous les deux et venger son orgueil doublement bafoué. Tirant de loin il descend Ronnie, qui meurt romantiquement dans les bras de Danny, tandis que le Muet se rebiffe. Danny l’a toujours considéré, au contraire de Shark et des autres, et a exigé le partage équitable avec lui du premier coup qu’ils ont fait. Il ne veut pas que Maxie le tue, aussi pousse-t-il son patron dans l’eau peu profonde sous le ponton, où il s’assomme et se noie.

Happy end – Danny Fisher fait son retour et chante au King Creole, connaissant le succès, aime Nellie tandis que sa sœur aînée fréquente Charlie, et son père vient l’entendre sur As long as I have you, finalement charmé par sa réputation dans la ville.

Ce qui est intéressant est le mélange d’intrigue policière et d’intermèdes musicaux, de film noir et de romance. Comme si la Nouvelle Orléans se tenait à la crête entre les deux, la fleur surgissant du fumier, la voix d’or réussissant à venir des bas-fonds pour le rêve américain. Un beau film en noir et blanc avec dialogues en français et chansons originales en anglais, un Elvis jeune au sommet de son charme.

DVD Bagarres au King Creole (King Creole), Michael Curtiz, 1958, avec Elvis Presley, Carolyn Jones, Dean Jagger, Walter Matthau, Dolores Hart, Paramount Pictures 2007, 1h51, €9.90

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Les anges de la nuit de Phil Joanou

Film noir des bas-fonds de New York où les gangs irlandais et italiens se disputent le marché des bars et de la drogue, film de la violence gratuite aux extrêmes, typique des années libertariennes post-Reagan, film de double-jeu et de trahison, Les anges de la nuit va au-delà des apparences.

Hell’s Kitchen est le quartier populaire irlandais de plus en plus exproprié pour faire de la place aux bourgeois nouveaux riches des années fric. Terry Noonan (Sean Penn) revient après douze ans. Il y est né, y a grandi avec son ami Jackie Flannery (Gary Oldman), et y a connu son premier amour d’adolescent avec Kathleen (Robin Wright), la sœur de Jackie. Ce dernier appartient à la bande de son frère Franckie (Ed Harris) et invite Terry à les rejoindre. Franckie est une caricature d’Irlandais, grande gueule, toujours bourré, émotif et cyclothymique mais fidèle en amitié et tireur expert. Kathleen et Franckie sont restés froids et au plus près de leurs intérêts égoïstes.

Terry se fait connaître en descendant deux dealers qui voulaient le braquer lors d’une transaction avec un comparse. Tout se sait très vite dans le petit milieu de la pègre et le voilà intronisé. Il se révèle très vite que le beau Terry est un flic infiltré pour faire tomber les bandes, un sous-marin dont la violence est à blanc. Comme Franckie, qui a peu d’envergure et le sait, veut s’allier à un parrain de la pègre italienne, il va devoir prouver son « respect » au Rital. Ce qui veut dire faire la justice lui-même auprès de ses hommes, anarchistes et romantiques dans l’âme. Il va descendre Stevie (John C. Reilly), qui a le tort de devoir une petite somme, 8000 $, à un prêteur de la mafia ; il va descendre son propre frère Jackie, qui a le tort d’avoir dû se faire respecter par trois Ritals au bar. La mafia a la discipline et le nombre pour elle et Franckie ne comprend pas qu’en décimant ses propres troupes il se met à sa merci.

Mais il fait pire dans cet engrenage où il s’engage à l’aveugle : il sème la zizanie dans son propre camp. En cherchant à camoufler son égorgement de Stevie en acte des rivaux italiens, il pousse son frère à riposter avec les premiers venus de l’autre camp ; en cherchant à camoufler son assassinat de Jackie sur un quai désert, il pousse Terry à outrepasser ses pouvoirs de flic et à user de la loi du talion. Il y passera, après toute sa bande, par le seul pistolet du flic qu’il a eu le tort de sous-estimer.

Le rêve n’est jamais la réalité et l’intelligence est de l’y adapter. Il semble que les Irlandais de New York en soient incapables, d’où leur élimination darwinienne : par les bourgeois sur leurs logements, par les Ritals sur leur territoire de racket, par leur indiscipline face aux rivaux. Franckie est un faux chef qui a besoin d’être seul avec du café pour réfléchir alors qu’il faudrait consulter et agir ; Jackie est un faux mec inapte à toute vie en commun, qui cherche à s’oublier dans l’alcool, la clope et la violence, et qui finira selon sa trajectoire annoncée ; Kathleen est une fille qui a de l’ambition mais qui n’a pas la capacité à quitter ce quartier et ses fréquentations pour refaire sa vie ailleurs, incapable d’aimer tout en restant viscéralement attachée ; Terry est un faux flic qui se déguise en faux truand avant de se perdre dans ses masques et de résoudre l’affaire par le pire : tuer tout le monde. Les frustrations adolescentes ne sont jamais surmontées et, dans les Etats-Unis de Reagan, c’est une condamnation à mort.

L’espace urbain est à tout le monde, à chacun d’y faire son trou. New York est la ville cosmopolite, à chaque peuple d’y faire sa loi. Aucun Noir dans le film, aucun Juif ; tout se passe entre Blancs, entre nord et sud, Irlandais et Italiens. La Ville vit la nuit, hantée par ses « anges » noirs, leur violence, leur alcoolisme fumeur et leur baise. Le passé…

DVD Les anges de la nuit (State of Grace), Phil Joanou, 1990, avec Sean Penn, Ed Harris, Gary Oldman, Robin Wright, John Turturro, Rimini éditions 2019, 2h08, €11.90 blu-ray €9.98

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L’ultime razzia de Stanley Kubrick

Ce troisième film à 26 ans est le seul qu’il ait reconnu après deux brouillons. Nous trouvons un Kubrick pressé, efficace, scandant son histoire par séquences emboitées et flashbacks. Le fil, banal, est celui d’un casse de pari hippiques, deux millions de dollars quand même (c’était une belle somme au milieu des années cinquante). Il y a trop de protagonistes pour ne pas inclure des branquignols, trop de temps passé à comploter pour que ne fuite pas l’info, trop de confidences sur l’oreiller pour que cela ne se termine pas mal.

Le casse est une affaire d’homme. Sauf que les hommes ont tous des femmes, épouses ou compagnes, voire putes, devant lesquelles ils se vantent. Nous sommes en effet à l’époque où le mâle est dominateur et, comme le chasseur du mythe, doit rapporter sa proie au nid où la femme attend, soumise. La femme exemplaire, l’Américaine-type de ce temps-là, est une potiche entretenue qui ne travaille pas, n’a pas de gosse ni aucune activité. Elle se contente d’espérer que tombe toute ruisselante la richesse du mari, sinon elle le quitte. En attendant elle se pomponne, se maquille, choisit ses robes pour le teinturier, en bref se comporte en parfaite gamine gâtée, irascible et d’une curiosité de vieille chatte.

C’est ce qui va tout faire foirer. Car le mari, comptable aux paris, est un faible (Elisha Cook Jr.). Petit de taille, étroit d’esprit, vantard, il veut éblouir sa femelle (Marie Windsor) pour qu’elle « l’aime ». Le grand mot est lancé : l’Hamour. Il se confond, dans ces années d’hommes médiocres et de femmes idéalistes, avec sexe et fric. Toute l’Amérique.

L’inévitable mec standard nommé Johnny (Sterling Hayden), beau gosse sorti de prison, organise un plan parfait au timing serré et s’entoure de ceux qu’il faut. Sauf que l’avidité de goule de la femme du comptable minable, Stella en nana standard rêvant d’être star, est le grain de sable dans les petits jeux de gamins des hommes. Elle a pris pour amant un plus jeune et plus couillu, Val (Vince Edwards) qui lui promet la fortune en raflant toute la mise une fois le coup fait par l’équipe à laquelle il n’appartient pas. Par facilité, par vantardise pour emporter la femelle. Ironiquement, c’est le mari trompé, le minable faiblard, qui va faire échouer son coup de jeune macho qui se croit tout permis.

Reste le fric, un paquet de billets dans un sac qu’un flic dans le coup est allé porter à la chambre de motel qui sert de relais. Johnny va le récupérer pour le partage à la planque, mais des embouteillages dus au raffut du champs de course le met en retard. Lorsqu’il arrive, le drame est consommé, la bande à terre et seul le comptable sort, en titubant, blessé. Johnny comprend qu’il faudra partager plus tard, comme il était prévu, car ce n’est pas le moment.

Il ne sait pas qu’il n’y aura aucun partage. Le mari trompé va descendre sa femme avant de s’écrouler, les autres ont tous le coffre crevé d’une rafale. Johnny exécute le plan prévu et va prendre l’avion pour Boston avec son amoureuse, emportant non pas le sac mais une énorme valise qui ferme mal, ce dont il s’aperçoit mais ne veut pas tenir compte. Il ne peut l’enregistrer en cabine et le bagage part en soute. Un autre grain de sable est encore une fois dû à une femme, une vieille au caniche ridicule qui s’échappe pour japper à rien sur la piste – ce pourquoi le bagagiste fait un écart – ce qui fait tomber la valise – qui s’ouvre…

Et voilà le dernier, le Johnny beau gosse, bec dans l’eau et promis à la prison une fois de plus à cause des femmes. Oh, elles ne sont pas toutes vénéneuses ni putassières comme celle du comptable, l’une est malade et son mari veut faire le coup pour avoir les moyens de la faire bien soigner, une autre est amoureuse et ne veut pas que son mec retourne en tôle ce qui l’incite au dernier coup pour enfin la fortune (to make a killing : rafler la mise), la dernière est pitoyable en ramenant toute sa capacité d’amour sur un chien idiot, trop gâté. Mais toute l’histoire est là, entre le désir qui rend les femmes nécessaires aux hommes et les hommes qui refusent de faire participer les femmes. Sexe, fric et tuerie, le sel du film policier.

DVD L’ultime razzia (The Killing), Stanley Kubrick, 1956, avec Sterling Hayden, Coleen Gray, Vince Edwards, Jay C. Flippen, Marie Windsor, MGM United Artists 2002, 1h21, €9.97

Coffret Stanley Kubrick 3 DVD : Le Baiser du tueur / L’Ultime Razzia / Les Sentiers de la gloire, Fox Pathé Europa 2002, €49.55

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Meurtre au soleil de Guy Hamilton

Agatha Christie met Hercule Poirot en vacances sur une île de la côte adriatique – avant la Seconde guerre mondiale, ce pourquoi le pays est un « royaume » qui délivre l’ordre imaginaire de « Sainte Gudrune ». Convoqué comme expert par ma compagnie d’assurance La Troyenne à Londres, le gros belge (Peter Ustinov) a pour mission d’enquêter sur la demande d’assurer pour 100 000 $ un faux diamant par un milliardaire croisant en yacht.

Il s’avère que ce diamant avait été offert par le vieux riche (Colin Blakely) à une actrice de revue avide et nymphomane, qui l’a quitté pour le premier riche venu trois semaines après son cadeau. En emportant le diamant, comme de bien entendu. Sommé de le rendre, elle a livré un faux. Poirot veut en savoir plus et s’invite dans l’hôtel chic de la côte adriatique tenu par une Américaine ex-girl de revue elle aussi (Maggie Smith), qui a très bien connu l’autre. La croqueuse de diamants Arlena (Diana Rigg) doit y séjourner avec son nouveau riche mari Kenneth (Denis Quilley) et la fille adolescente de ce dernier, Linda (Emily Hone).

Mais elle ne manque pas de flirter avec le beau jeune homme du groupe, sportif et souvent en slip pour exhiber son anatomie (Nicholas Clay). Toutes les femmes (mûres) l’admirent et il délaisse ostensiblement sa jeune épouse Christine (Jane Birkin), d’autant que son teint blanc ne lui permet pas de s’exposer au soleil. Lui nu, elle habillée de falbalas excentriques forment un étrange couple destiné à éclater aux yeux du monde, dont les oreilles retentissent de leurs engueulades vespérales.

Dans ce huis-clos, le spectateur s’aperçoit très vite que la star Arlena a donné à chacun un mobile pour la faire disparaître – ce qui ne manque pas d’arriver tant, chez Agatha Christie, le destin s’écrit comme un karma : nos actions conduisent à notre perte (ou à nos succès). Jusqu’à cet homo suceur de ragots Rex (Roddy McDowall) au foulard couleurs du drapeau américain qui écrit une biographie d’Arlena qu’elle refuse d’autoriser. Un jour elle se prélasse à pois dans la barque du beau Patrick, le lendemain elle fait pousser par le gros Poirot en peignoir de grand mamamouchi un pédalo pour gagner une crique en solitaire où elle s’allonge pour griller sur la plage en attendant Apollon. Qui ne tarde pas arriver en canot automobile avec Myriam la vieille épouse du producteur de revues (Sylvia Miles). Là, il s’avance sur l’arena vers Arlena. En soulevant son chapeau chinois extravagant, comme tout ce qu’elle porte, il aperçoit les yeux vitreux, le visage fixe, le souffle éteint. L’actrice a été étranglée ! Patrick demande à son accompagnatrice de rentrer seule à l’hôtel et de prévenir les secours.

La patronne de l’hôtel, connaissant les travaux d’Hercule lui demande de jouer les détectives afin d’épargner la réputation de son affaire et d’éviter à la police locale, peu compétente selon les normes de l’empire britannique à l’apogée de sa puissance, d’ennuyer tout le monde. Poirot se met en quatre pour trouver qui l’a fait. Or chacun a un alibi solide…

Comme d’habitude, retournement de situation in extremis lorsque « les petites cellules grises » reconstituent le puzzle machiavélique du mobile conduisant au meurtre et démontent la mise en scène préparatoire. La pipe, en hommage à Sherlock, joue un rôle inattendu. Dans de jolis paysages de la côte dalmate et avec quelques moments d’humour d’une brochette d’acteurs célèbres habillés dantesque par Anthony Powell, vous vivrez des moments de vacances solaires en quête du (de la ou des) coupable(s). Seule la musique de Cole Porter est mixée plus fort que les dialogues, ce qui nuit parfois à l’écoute.

DVD Meurtre au soleil (Evil Under The Sun), Guy Hamilton, 1982, avec Peter Ustinov, Colin Blakely, Jane Birkin, Nicholas Clay, Maggie Smith, StudioCanal 2010, 1h56, €10.07 blu-ray €18.05

DVD Hercule Poirot-Coffret : Le Crime de l’Orient Express + Mort sur Le Nil + Meurtre au Soleil, StudioCanal 2011, 6h21, €68,57

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Le crime de l’Orient-Express de Sydney Lumet

Un grand film du début des années 1970 qui reprend un grand roman d’Agatha Christie qui utilise le grand fait-divers du kidnapping du bébé Lindbergh et se passe dans les années 1930 dans ce grand paquebot de luxe qu’est le train à vapeur Londres-Istanbul : l’Orient-Express. Avec une brochette de grands acteurs et actrices de ces années-là. En bref un « grand » moment de cinéma.

Unité d’action, unité de temps, unité de lieu, la tragédie se noue comme au théâtre et comme dans Mort sur le Nil de John Guillermin, tiré lui aussi d’un roman d’Agatha Christie. Le train spécial de la Compagnie internationale des Wagons-lits met deux jours et demi pour relier l’orient laïcisé d’Atatürk à la capitale de l’univers, Londres, via Paris, Lausanne, Milan, Venise, Belgrade et Sofia. Le pullman qui débarquera ses passagers à Calais pour l’Angleterre est art déco avec boiseries en teck et verrerie Lalique. La locomotive à vapeur a quelques difficultés en hiver, à cause de la neige ou du manque de combustible, tel en 1929 où il se retrouve bloqué par la neige en Thrace orientale à 130 km d’Istanbul dans le froid, entouré des hurlements des loups – ce qui va inspirer Agatha Christie et lui donner le temps de développer son intrigue.

Le grand Hercule Poirot (Albert Finney) est en effet de retour de Syrie et, visitant Istanbul, se voit rappelé à Londres par télégramme. Le moyen le plus rapide en 1935 de rentrer direct est le train et la rencontre heureuse du directeur de la ligne et ami Monsieur Blanchet (Martin Balsam) lui offre une occasion. Il est casé dans une couchette avant qu’un nouveau wagon ne soit ajouté à la première étape et qu’il obtienne ainsi une cabine. Le salon-restaurant est le moment de faire connaissance des passagers du pullman de première classe. Il regroupe douze personnes hautes en couleurs dont l’actrice américaine impérieuse Harriett (Lauren Bacall), la sombre princesse Dragomiroff (Wendy Hiller) flanquée de sa femme de chambre en dragon allemand Hildegarde (Rachel Roberts), le colonel viril retour des Indes Arbuthnot (Sean Connery), Greta la missionnaire coincée à l’accent abominable qui a trouvé Jésus entouré de bébés noirs alors qu’elle était « dans le gazon sur le jardin » (Ingrid Bergman), le joli couple hongrois Andrenyi (Vanessa Redgrave et Michael York), enfin le riche yankee Radchett amateur de poteries orientales qui se sent menacé de mort depuis quelque temps (Richard Widmark), flanqué d’Hector son secrétaire complexé fils à maman échappé de psychose (Anthony Perkins) et de son majordome Beddoes (John Gielgud). Sans compter le conducteur Pierre (Jean-Pierre Cassel), un vendeur de voitures au sourire métallique (Denis Quilley), un enquêteur Pinkerton (Colin Blakely) et le bon docteur Constantine (George Coulouris).

Durant la nuit agitée par des mouvements dans le couloir, des bruits dans les cabines et quelques allées et venues qui empêchent le maniaque Poirot de bien dormir, Ratchett est assassiné de douze coups de poignard. Il est découvert au matin par Beddoes qui lui apporte son remontant alcoolisé après lui avoir porté sa valériane pour dormir le soir précédent. Le directeur est embêté, consulte Poirot qu’il connait bien et, comme le train est arrêté en rase campagne par une coulée de neige, lui demande de faire toute la lumière pour éviter aux passagers d’être incommodés et retardés par la police yougoslave sur le territoire duquel le crime a été commis.

Hercule commence alors ses douze travaux en interrogeant un par un les douze protagonistes du lieu clos. Tout le ramène à une histoire vieille de cinq ans, l’enlèvement de la petite Daisy Armstrong aux Etats-Unis, retrouvée morte après rançon, ce qui a entraîné le suicide de son père, le décès en couche de sa mère devenue dépressive enceinte d’un bébé mort-né, enfin de la bonne accusée de négligence qui s’était suicidée – cinq morts pour rien ! Un homme reconnu coupable a été grillé sur la chaise électrique pour ce vol d’enfant suivi d’un meurtre abominable mais le commanditaire est resté introuvable, lesté des 200 000 $. Il s’avère très vite que Ratchett était cet homme. Dès lors, Poirot découvre que tous les passagers ont chacun un lien avec cette affaire.

S’agit-il du crime d’un étranger au train qui a profité de la neige pour s’enfuir ? Ou d’un crime collectif réalisé par douze jurés qui se sont instaurés vengeurs ? La première hypothèse est celle du vendeur de voitures, ex-chauffeur de maître, qui se méfie des mafiosos de la mafia dont Ratchett, selon ses dires, faisait partie. La seconde est celle des petites cellules grises du détective, mais qui comprend fort bien le pourquoi du crime. Il va donc laisser le directeur de la ligne et les passagers choisir ; la vérité n’est pas la morale et un détective n’est pas un juge. La veste supplémentaire de conducteur de train, trop grande pour Pierre, retrouvée avec un bouton manquant tombé devant le cadavre, ainsi que le poignard maculé du sang de la victime, sont des preuves suffisantes pour la police yougoslave.

Ce qui compte est moins de savoir qui est coupable que comment tout cela s’est passé. La découverte de la double vie de chacun des passagers fournit plusieurs moments d’anthologie où le talent d’acteur de Poirot et de ses interlocuteurs et trices atteint à l’excellence. La Dragomiroff et l’Arbuthnot sont exceptionnels, tout comme la Greta « attardée » et le Beddoes à l’ironie serve décapante. Ils sont servis par une Agatha Christie toujours en verve dans la caricature de ses contemporains en représentation.

Deux heures de charme qui mettent sur le grill les aristos et grands bourgeois dans un tchou-tchou qu’affectionne la reine du crime, reflet de la technique optimiste de son temps. Une époque où l’Amérique était vue comme brutale et avide de fric alors que l’Europe restait un havre de bon vivre et de justice. Moment d’équilibre miraculeux avant la prochaine guerre qui allait ruiner définitivement le continent.

DVD Le crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient Express), Sydney Lumet, 1974, Albert Finney, Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Richard Widmark, Martin Balsam, Ingrid Bergman, StudioCanal 2008, 2h05, €10.83 blu-ray €12.99

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Maurice Daccord, Tantum ergo

« Donc seulement » (tantum ergo) vénérons ce sacrement… est extrait d’un hymne des vêpres Pange lingua de saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Il était chanté dans les pensionnats catholiques de jeunes filles, notamment chez les plus intégristes d’entre eux, les Trappistes. Maurice Daccord en fait l’accord musical et spirituel d’un polar noir où les crimes se succèdent. Que des femmes, toutes égorgées et éventrées, gravées au bistouri d’un tantum ergo sur le sein et leur croix enfilée dans le vagin.

Bien que ce roman policier commence poussif par des considérations généalogiques et générales (le travers français de remonter aux calendes grecques avant même d’évoquer les faits au présent), il prend peu à peu son rythme de croisière pour captiver le lecteur. Le complot est original pour un premier polar et l’on croit savoir qui est le coupable avant de déchanter, ce qui est le bonheur de lecture d’une intrigue. Mais un bon crime bien haletant en premier serait bien plus accrocheur qu’un épilage de gamin de plus en plus haut entre les cuisses de sa grande sœur.

Même si l’auteur hésite quant au style entre Fred Vargas et Frédéric Dard, il se lit aisément, les jeux de mot laids illustrant la réflexion intense des deux compères improbables : un commandant gendarme un brin balourd et un quasi retraité des assurances qui crée sa propre boite d’écoute en divorces. Le premier, dessalé, sait nager et le second, fort en alcool, vient de Rome.

Ils n’empêchent aucun des meurtres, ce qui est décevant, mais finissent par trouver le fin mot de l’énigme rien que pour eux, ce qui est éjouissant. Encore que certains mystères subsistent, ce qui est frustrant, mais le prix pour allécher le lecteur sur ce duo d’enquêteurs un peu particuliers qui vont – n’en doutons pas – poursuivre leurs activités détectives.  

Maurice Daccord, Tantum ergo – une enquête de Crevette et Baccardi, 2020, collection Noir L’Harmattan, 217 pages, €21.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Sleepers de Barry Levinson

Ils sont quatre garçons de 12 à 13 ans qui vivent dans le quartier de Manhattan surnommé Hell’s Kitchen – la Cuisine de l’enfer. Un quartier mélangé de familles modestes où la loi du mâle règne en ce milieu des années 1960 : le mari bat sa femme, le mafieux italien fait sa loi, les caïds du quartier punissent les dealers, et le père Bobby (un Robert De Niro éblouissant) gère les conflits tout en gardant un œil affectionné aux garçons qui grandissent et qui servent la messe.

Lorenzo dit Shakes – « Secoue », surnom donné à son agitation ? – (Joe Perrino jeune puis Jason Patric adulte), Michael (Brad Renfro puis Brad Pitt), John (Geoffrey Wigdor puis Ron Eldar) et Tommy (Jonathan Tucker puis Billy Crudup), en ce jour d’été 1967 où il fait 37° grillent torse nu sur le toit et s’ennuient. Ils n’ont plus l’âge d’aller se rouler en slip dans la rue où la borne d’incendie trafiquée crache son jet, ni de se jeter dans l’Hudson River.

L’un d’eux, le plus grand par la taille et le plus joli de figure, Michaël, avise du haut du toit un vendeur de hot dog, la seule attraction du quartier en ce jour caniculaire.

La bande des quatre décide de s’amuser un peu par une arnaque classique : commander un hot dog puis filer sans payer, laissant au commerçant l’alternative de poursuivre le délinquant ou de laisser sa marchandise à la convoitise des autres. C’est la première voie qu’il choisit mais Shakes est ardent et le fatigue. Pendant ce temps, les autres se servent puis décident de faire une blague : pousser le chariot jusqu’à une bouche de métro et l’engager sur la première marche ; lorsque le vendeur reviendra, il aura du mal à le sortir tout seul.

Sauf que l’imprévu survient : les garçons n’ont pas la force de retenir le chariot ; il dévale les marches et… emboutit un vieux passager qui sortait justement sans regarder. L’homme n’est pas tué, c’est miracle, mais sévèrement blessé, les garçons passent en jugement et écopent, grâce au témoignage de moralité du père Bobby, d’une peine réduite de 6 à 18 mois dans le centre pour jeunes délinquants Wilkinson Home For Boys de l’Etat de New York.

Les mœurs y sont fascistes, les adolescents étant une proie facile pour les gardiens frustrés de leur emploi et de leur vie personnelle, notamment Sean Nokes au groin de cochon (Kevin Bacon), qui entraîne dans son bon plaisir ses trois collègues.

Comme les quatre sont parmi les plus jeunes, ils passent à la casserole. Tout est prétexte à brimades, bastonnades, coups pour leur apprendre la fameuse « discipline », héritage de la guerre que les années 50 ont inculqué à coup de ceinture aux adultes des années 60. Ils sont tendres et ont la beauté de la puberté : après avoir fait se déshabiller entièrement Shakes dans sa cellule, Nokes le désire et les sévices sexuels ne tardent pas, de la pipe à la sodomie en passant par diverses pratiques éludées dans le récit. Car le film est tiré d’une histoire vraie parue sous forme de roman par Lorenzo Carcaterra en 1995 (en français Pocket 1996) qui dénonce ces pratiques. Ce que nieront farouchement l’Etat, la municipalité, l’institution et la justice, comme il est rappelé en bandeau final. Shakes (Carcaterra lui-même) a été pénétré le jour de ses 14 ans ; il le sera pour la dernière fois l’ultime jour des 6 mois qu’il a à tirer au printemps 1968.

Cette violence crue à l’âge tendre va profondément perturber les personnalités. Par contraste, l’année 1968 voit la rébellion de la jeunesse contre la chiourme militaire et la morale bourgeoise, prônant une sexualité épanouie de tous. Pour les adolescents de Wilkinson, c’est moins le sexe que la barbarie avec lequel il est consommé qui va rendre les garçons impuissants avec les filles, leur donner des cauchemars encore quinze ans après, et les pousser à la vengeance. Car le livre fétiche de Shakes adolescent est Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Il raconte l’emprisonnement injuste d’un jeune homme, sa rédemption entre les bras de l’abbé Faria, puis sa vengeance lentement mûrie et exécutée méthodiquement. La vengeance des quatre sera de la même eau.

Adultes, deux sont devenus tueurs pour la pègre, John et Tommy, un procureur adjoint de l’Etat de New York, Michael, et le quatrième, Shakes, journaliste débutant. La justice ? Ils n’y croient guère ; « elle est réservée à ceux qui ont l’argent pour se payer de bons avocats ». Ils la font donc eux-mêmes en dignes enfants du quartier où règne « la justice de la rue ». John et Tommy, reconnaissant en 1980 leur tortionnaire violeur Nokes dans un restaurant l‘abattent de plusieurs balles.

Michaël demande qu’on lui confie le dossier d’accusation et Shakes s’entremet auprès du parrain de la pègre locale King Benny (Vittorio Gassman), auprès de qui il a travaillé lorsqu’il avait 13 ans. Le vieux l’aide, « tu as toujours été un bon gosse », lui dit-il. Justement, son neveu est flic intègre et il va arrêter, sur le dossier de Shakes monté d’après les archives de son journal, Adam Styler, gardien devenu policier qui continue à violer allègrement les jeunes garçons qu’il conduit au poste. Le troisième gardien brutal, Henry Addison (Jeffrey Donovan), est fortement endetté, ce qui permet à King Benny de racheter ses dettes pour les offrir à Little Cesar (Wendell Pierce), un prêteur sur gages noir, frère aîné de Rizzo (Eugene Byrd), un adolescent copain des quatre au centre de détention, mort sous les coups des gardiens pour avoir gagné un match de football américain contre eux. Il sera descendu pour incapacité à régler ses dettes mais surtout pour avoir tué le petit frère.

Reste le dernier gardien, Ralph Ferguson (Terry Kinney), le meilleur ami de Nokes à Wilkinson, qui a des remords de conscience chrétienne. Michaël le procureur adjoint le cite à comparaître comme témoin de moralité de Nokes et l’avocat alcoolique de John et Tommy (l’excellent Dustin Hoffman), sur instructions écrites de Michaël qui écrit les questions, va d’une voix atone mais implacable le forcer à admettre devant la Cour et le jury, dans les larmes et la douleur, qu’il existait, a vu personnellement et a même pris part à des séances de torture et de relations sexuelles non consenties sur les jeunes garçons du centre Wilkinson Home for Boys. Le juge demande à ce que ces minutes ne soient pas enregistrées au procès mais l’impression sur le jury est forte.

Le père Bobby, à qui Shakes sollicite le faux témoignage que John et Tommy étaient avec lui à un match à l’heure du crime, consulte les profondeurs de sa conscience et finit in extremis par jurer devant la Cour. Shakes lui a raconté en effet, en présence de l’amie d’enfance Carol (Minnie Driver), tout des sévices subis par les garçons, ce qu’il n’avait pu lui dire lorsqu’il avait 14 ans lorsqu’il venait le voir à la prison. Le parjure et le mensonge étant pour une cause supérieure, Dieu est laissé juge dans l’au-delà. John et Tommy sont acquittés par la justice du système, pas faite pour des gens comme eux.

La bande se réunit une dernière fois avec Carol, ils reforment le cercle de la bande de quartier puis s’évaporent : Michaël démissionne pour devenir menuisier « au calme » en Angleterre, John et Tommy sont descendus avant leur 30 ans, Shakes a une petite promotion dans son journal et Carol, qui aurait bien épousé l’un des quatre, se retrouve mère célibataire avec un fils de 12 ans prénommé de chacun des prénoms des garçons. Peut-être est-il finalement le fils de Shakes ? Il en porte le surnom.

La vengeance du clan et du quartier l’emporte sur la justice démocratique, et même Dieu semble se mettre à leurs côtés via le père Bobby. C’est une tendance très américaine de se faire justice soi-même en croyant Dieu avec soi, depuis l’archaïque loi de Lynch qui pendait sommairement ceux qui transgressaient les règles de l’Ouest, aux « services spéciaux » qui agissent incognito pour le compte du gouvernement et les actuelles lois extraterritoriales qui imposent la loi des Etats-Unis aux entreprises du monde entier. Ce n’est pas moral, mais l’empreinte égoïste de la force. Dans le cas des garçons, le pathos des viols répétés le justifie aux yeux des spectateurs, ce qui rend ce film prenant mais un brin malsain. Je me souviens que le Gamin avait été très impressionné lorsqu’il a vu le film à 15 ans et qu’il a désiré en parler.

Le prétexte de la vengeance « légitime » conduit aux dérives de vouloir imposer sa propre loi au détriment des autres, jusqu’à cette Cancel culture des enragés qui lynchent sans débat sur les réseaux sociaux et imposent leur terreur publique lors de violentes manifestations physiques. Une mode venue comme par hasard des Etats-Unis et qui atteint la France ces temps-ci, prodrome au fascisme. Cela s’est vu dans les années 1920 et 30 ; cela revient avec la force candide du « bon droit » supérieur au droit.

DVD Sleepers (La Correction) – couplé avec The Game car difficile à trouver en single en français, Barry Levinson, 1996, avec Kevin Bacon, Robert De Niro, Brad Pitt, Jason Patric, Vittorio Gassman, Ron Eldard, Dustin Hoffman, Billy Crudup, Universal Pictures 2001, 2h35, €34.90

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Daniel Pennac, Au bonheur des ogres

Zola vantait la consommation du capitalisme en plein essor, Pennac montre combien ses temples (les Grands magasins) attirent les cinglés autant que les enfants et les petits vieux. Inévitablement, des clients sont mécontents parce que les produits ne sont pas toujours d’une qualité irréprochable. Benjamin Malaussène est le directeur du Contrôle technique, ce qui lui permet de se faire engueuler à la place de tous les autres. Il est le Bouc émissaire biblique, celui sur lequel toute la communauté se décharge de ses péchés pour vivre en paix. Un vrai métier qui soulage.

Dans le civil, lorsqu’il a quitté la boutique, Malaussène est le frère paternel d’une tribu de gosses pondus successivement par sa mère, qui collectionne les géniteurs comme certains les timbres. L’aînée de ses sœurs commence d’ailleurs elle-même à pondre, à peine majeure. Et des jumeaux en plus ! Pour tenir toute cette petite bande, Ben raconte chaque soir une histoire – qu’il invente en fonction de l’actualité. Ce qui le fera convoquer par un éditeur… mais pas pour ce qu’on croit !

Ne voilà-t-il pas justement que l’actualité est au terrorisme et aux bombes dans le Magasin ? Un petit vieux qui joue avec un jouet d’assaut AMX 30 ? Deux autres qui s’embrassent goulûment avant de s’embraser conjointement ? Un quatrième qui s’astique dans la cabine du photomaton devant des photos pas très catholiques, lui le professeur réputé, anti-avortement ? Un cinquième à poil dans les chiottes de l’expo scandinave devant d’autres photos elles aussi pédophiles ? Quant au dernier, il est machiavélique… et veut à toute force impliquer le Benjamin, trop saint pour sa conviction. Malaussène en fait un roman, tapé chaque soir comme exercice par l’une de ses sœurs comme exercice de dactylo, tandis que sœur Thérèse prévoit l’avenir dans les astres, comme dans les années trente.

Au début des années 1980 en France, c’était « la mode » des attentats tout comme c’était « la mode » de la pédophilie et des « ogres » consommateurs : en témoignent Michel Tournier et Le Roi des aulnes (1970), Les Météores (1975) et Gilles et Jeanne (1983), ou encore les divers Carnets noirs de Gabriel Matzneff et ses essais sur Les moins de 16 ans et Les passions schismatiques (aujourd’hui introuvables en neuf et hors de prix en occasion).

Mais l’époque était à l’optimisme et c’est ce qui me frappe à la lecture de Pennac aujourd’hui. S’il vomit les bourreaux d’enfants, il les rattache aux fascismes et à leur mystique de l’instant : dès lors que tout est permis par absence de morale transcendante et que tout devient possible, autant jouir de tout, tout de suite. Libérer tous les fantasmes. Les sectes des années quarante s’invitent dans les années quatre-vingt, revivifiées par le grand bordel de mai 68. Pennac s’en amuse, il désopile, bien loin de ce sérieux protestant anglo-saxon qui gèle peu à peu toutes les fantaisies littéraires d’aujourd’hui au nom de l’exclusion culturelle des mal-pensant et mal-baisant (« Mâle »-quoi, s’interrogerait Lacan ?).

C’est donc un roman policier joyeux hanté de personnages hauts en couleurs, du Petit de 5 ans à la Louna de 19 ans, en passant par Jérémy 12 ans qui fout le feu au collège et Clara 16 ans qui photographie tout ce qu’elle voit, y compris son grand frère en Bouc dans le Magasin. Y a d’la joie ! car il faut exorciser le mal et les méchants, leur faire honte en donnant l’exemple du bonheur en marche, de la « sainteté » du quotidien.

Je n’avais pas lu Pennac à son époque, par préjugé contre la mode ; 35 ans plus tard, il témoigne de la gaieté brouillonne mais agréable à vivre de l’ère Mitterrand. Le temps des cerises où nul ne s’en faisait vraiment, sauf les aigris des extrêmes, amputés à vie du bonheur. Ils deviennent de plus en plus nombreux, comme les cafards. Relire les mésaventures de la tribu des Malaussène (car il y a d’autres tomes qui suivent), c’est faire exploser l’aigreur littéraire de notre temps.

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, 1985, Folio Gallimard, 287 pages, €8.00 e-book Kindle €7.99

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Fantômes sur Mars de John Carpenter

Un western de science-fiction série B où la grosse bagarre, les tirs nourris d’armes automatiques et les explosions tiennent lieu de psychologie. Mais la nouveauté est « le matriarcat » qui règne sur la colonie terrestre en l’an 2176. Les femmes sont aux postes de responsabilité et les hommes réduits au rôle d’exécutants. C’est que « le Cartel » minier exploite la planète de part en part et que les femmes sont probablement mieux à même de le faire à moindre coût et avec plus d’habileté que les gros machos frustres et frustrés qui semblent composer le reste de la population.

Être un homme, c’est être une sous-espèce, en témoigne l’obsédé sexuel sergent Jericho Butler (Jason Statham) qui ne pense qu’à sauter la lieutenante. C’est pire encore lorsque vous êtes un homme noir, présumé sombre suppôt du mal par nature. La commandante latino Helena Braddock (Pam Grier) et la lieutenante blonde aux yeux clairs Melanie Ballard (Natasha Henstridge) doivent ramener en train de la cité minière de Shining Canyon le désigné criminel, Desolation Williams (Ice Cube). Il est accusé de six meurtres barbares et l’on a retrouvé la caisse de la mine entre ses mains. Il doit être conduit à la capitale pour y être jugé.

Mais sa culpabilité est moins évidente qu’il n’y paraît ; s’il a bien fait main-basse sur le fric, il n’a peut-être pas massacré. Le récit en flash-back montre le train arrivant à la capitale en pilotage automatique, réduit de moitié et ne contenant à son bord comme être vivant que la lieutenante menottée. L’aréopage matriarcal l’interroge, elle raconte ; on prend acte de ce qu’elle dit mais on passe outre. « Le Cartel » n’est pas prêt à lâcher l’exploitation minière de Mars au nom d’on ne sait quel danger supposé. Sauver le monde va bien aux héros romantiques, mais l’an 2176 ne connait plus que des professionnels de l’industrie.

C’est qu’une explosion minière a révélé un tunnel construit jadis de mains d’hommes, scellé par une porte aux mystérieux hiéroglyphes. Mais quiconque met la main dessus l’ouvre, sans pouvoir lire le possible avertissement. Une ancienne civilisation martienne se propulse au-dehors sous la forme d’un nuage de poussière rouge et prend possession des êtres humains, considérés comme des envahisseurs. Ceux-ci s’automutilent, se décapitent entre eux et font sauter tous les bâtiments un à un. Lorsque l’équipe de police (2 officières, 1 sous-off et deux nouveaux) arrive en train à Shining Canyon, la ville-champignon semble pillée comme jadis par les Indiens. Des sculptures tribales en instruments tranchants et des totems de têtes coupées accueillent les visiteurs. La lieutenante est contaminée mais résiste parce qu’elle est camée et recrache la poussière, ce qui est invraisemblable.

Le prisonnier Desolation est à l’abri dans sa prison fermée, mais plus aucun gardien ; le poste de commandement est un massacre, cadavres éviscérés, la tête en bas ; les mineurs errent en bandes de sauvages armés de coutelas avec à leur tête un ex-être humain bestial à l’intelligence de Martien et aux pectoraux percés d’aiguilles pour faire plus viril. En bref, il ne fait pas bon s’attarder parmi ces attardés.

Mais le train est reparti, on ne sait pourquoi ; les policiers, qui ont pris et repris Desolation et sa bande des quatre, ont compris. Les humains doivent se serrer les coudes et il n’y a plus ni flic, ni bandit, mais des gens égaux qui luttent pour leur survie. Ils se barricadent dans la prison et résistent le temps qu’il faut au train pour revenir en gare (sans en être empêché par les zombies, ce qui est peu vraisemblable).

Quand tout le monde est à bord et que le train roule enfin, la lieutenante qui a pris la tête du groupe après la décapitation de la commandante pas très futée, décide de rebrousser chemin. Il faut détruire Carthage… ou plutôt Shining Canyon. Une bonne petite bombe atomique des familles ? Qu’à cela ne tienne, la centrale de la ville est nucléaire et il suffit de bricoler la serrure, de lever les barres de combustible pour que tout saute. C’est réglé en un quart d’heure, encore plus invraisemblable, mais façon de décimer encore plus l’équipe qui se réduit à deux, un flic, un bandit – la lieutenante et le présumé criminel. Tous les autres sont anéantis.

Cela va-t-il sauver la planète ? Même pas, si l’on en croit l’ultime scène. Après un début bien commencé, dans une atmosphère dense aidée de la musique synthétique et métallique de John Carpenter lui-même, arrive le plat de résistance des grosses bagarres bien sanglantes avec explosions à l’américaine et balles qui tuent à tous les coups, puis la fin décevante, irréaliste et expédiée à la va-vite. Un bon divertissement d’action mais pour cerveaux réduits.

DVD Fantômes sur Mars (Ghosts of Mars), John Carpenter, 2001, avec Natasha Henstridge, Ice Cube, Jason Statham, Clea DuVall, Pam Grier, Joanna Cassidy, M6 vidéo 2006, 1h40, €7.50  blu-ray €13.77

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Prisoners de Denis Villeneuve

Malgré le nom français du réalisateur et le titre américain, le film est canadien. Les prisonniers sont deux fillettes de 6 ans, enlevées un soir de Thanksgiving dans le crépuscule grisâtre d’une banlieue de Boston. Ils sont aussi les mères murées dans leur douleur assommée à coup de pilules et les pères avides de vengeance et d’action aux limites de la loi. Prisonnier aussi est le spectateur à qui l’on assène des scènes de torture pour faire avouer un demeuré et que l’on égare dans des labyrinthes ésotériques qui ne mènent nulle part et ne servent pas à l’intrigue.

Reste que, durant deux heures vingt-trois, on ne s’ennuie pas. Le thriller est glaçant, accentué par l’absence de musique tonitruante à la Hollywood et par l’atmosphère d’éclipse du perpétuel crépuscule d’hiver. Les fausses pistes se multiplient et la fin survient brutalement.

La famille Dover (Hugh Jackman, Maria Bello) sont des pionniers en plein XXIe siècle. Le père se veut « prêt » en cas d’apocalypse de la civilisation et a entassé dans son sous-sol des provisions, des armes, de la soude caustique et du propane. Il entraîne son fils adolescent (robuste mais au rôle plutôt insignifiant) au tir dans la forêt. Pour lui, « le système » ne va pas vous protéger ; il faut le faire vous-même. Aussi, lorsqu’il retrouve ses voisins les Birch (Terrence Howard, Viola Davis) à la soirée de Thanksgiving où ils dégustent du cuisseau de chevreuil que le fils a tué, il laisse les fillettes des deux couples aller sans surveillance dans leur maison chercher un sifflet rouge perdu. Ils ne les revoient pas. Après avoir cherché partout, ils se rendent à l’évidence : soit elles ont fugué – mais elles n’avaient aucune raison de le faire – soit elles ont été enlevées.

Un camping-car inusité dans le quartier a stationné un moment près d’une maison à vendre tout près de là. Le fils aîné l’a vu et a empêché sa petite sœur de grimper par l’échelle sur son toit ; ils ont entendu de la musique à l’intérieur. Lorsqu’ils reviennent sur les lieux après la disparition des filles, l’engin est parti. Ce ne peut donc être que lui le coupable, « l’étranger » au quartier menant une existence non-conforme et nomade ! La police mobilisée par l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) ne tarde pas à retrouver la bête et sa coquille, un Alex attardé qui « a le QI d’un gamin de 10 ans » (Paul Dano). Le camping-car démonté et analysé par la police scientifique ne livre aucune trace des fillettes mais, s’il les a seulement transportées sans violence, « c’est normal » dit le chef. Alex a pourtant tenté de s’enfuir lorsqu’il s’est vu cerné par les policiers ; il a ensuite balbutié quelques mots sur les filles que seul le père a entendu (a cru entendre ?) lorsqu’il est venu le tabasser à sa sortie du commissariat faute de preuves ; en le pistant, le père voit Alex soulever le chien de sa tante par son collier jusqu’à le faire s’étouffer, ce qui scelle son destin de psychopathe capable de tout aux yeux du spectateur.

Dover mâle, prénommé Keller (quasi Killer), va donc entreprendre de faire justice lui-même. Il veut savoir où est sa fille (et accessoirement sa copine). Mué par la seule colère, à laquelle le spectateur n’adhère pas un instant tant elle vient du seul orgueil, il enlève Alex qui promène le chien et le séquestre dans le bâtiment abandonné où son propre père, gardien de prison, s’est suicidé. Il entraîne son voisin Franklin dans l’affaire, présentant les deux faces de « la justice » : la personnelle ou la citoyenne. Keller le Blanc pionnier agit tout seul pour faire avouer le présumé coupable ; Franklin le Noir citoyen respectueux répète que « ce n’est pas bien » et ne fait qu’assister pour l’empêcher d’aller trop loin. Là où le film est pervers est que l’on y croit presque : si la police est impuissante et guère réactive (le gros sergent fait plus de la politique que de l’enquête), les coups de poing de Dover apparaissent presque justifiés au regard de l’enjeu. Que valent en effet « les principes » face à un enlèvement d’enfant ? Jusqu’où serait-on prêt à aller à sa place ? La torture, comme la peine de mort, sont-elles parfois justifiées ? Keller s’aperçoit de ses propres contradictions lorsqu’il marmonne la prière chrétienne habituelle, butant soudain sur les mots… « pardonnez-nous comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Lui qui implore le soutien de son Dieu, obéit-il à Dieu lorsqu’il commande de pardonner ?

Pendant ce temps, Loki enquête, malgré son chef indigent, l’absence de surveillance du père incontrôlable et les pistes qui manquent cruellement. Son tic permanent des yeux laisse le spectateur dubitatif sur ses capacités, mais il reconnait son obstination. Toutes les pièces sont en place comme aux échecs, il suffit de déplacer les pions intelligemment. Un second suspect est traqué et appréhendé ; il a quelque chose à voir avec l’enlèvement, mais quoi ? Son goût des petites filles ? Ses achats de vêtements d’enfant en supermarché ? Son vol des effets des victimes dans leurs propres maisons ? Il n’avouera rien, se contentera de dessiner de fumeux labyrinthes en référence à un livre d’un ancien du FBI, tout entier dans le jeu et l’illusion.

Comme d’habitude en Amérique du nord, Dieu est omniprésent : non seulement dans l’épreuve et les dérisoires bougies communautaires (le pasteur ou le curé sont absents), mais aussi dans le Mal de ceux qui veulent faire « la guerre à Dieu » (rien que ça). Cet univers étrange et angoissant, que nous avons du mal à saisir en Europe, fait beaucoup pour la fascination qu’exerce le film.

DVD Prisoners, Denis Villeneuve, 2013, 2h27, avec Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Maria Bello, Terrence Howard, Viola Davis, Melissa Leo, Paul Dano, M6 vidéo 2014, standard €7.79 2.0 et 5.1, blu-ray €9.79

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Philip Meadows Taylor, Confessions d’un thug

Au nord de l’Inde, dans l’actuel Pakistan, avant que les Anglais ne fissent l’Empire, une confrérie secrète musulmane sévissait contre les marchands : les thugs. Ces étrangleurs attiraient par de belles paroles les commerçants bien pourvus de ballots, les collecteurs d’impôts aux sacs remplis d’or, les courtiers en pierres précieuses, et ils leur faisaient rapidement leur affaire. Sur le signal du chef, d’un seul geste, chacun passait le foulard au cou de la victime qui lui était désignée et en moins de deux minutes le sort en était jeté : marchand, serviteurs, gardes et même femme ou enfant était trépassé. Les corps déshabillés étaient jetés dans une fosse creusée à l’avance dans un lieu écarté et les thugs repartaient comme si de rien n’était pour se partager le butin. Une fois la ‘campagne’ terminée, chacun se retirait chez lui pour vivre en bourgeois, le temps d’épuiser leur fortune. Puis ils recommençaient.

Philip Meadows Taylor est Anglais. Il est parti à 14 ans pour servir l’Empire et devenir officier consciencieux chargé d’investigations criminelles. A ce titre, il arrêta et fit pendre de nombreux thugs, dont Amir Ali, chef de bande fameux dans la contrée. De son histoire et de quelques autres il fit ce roman, dont le succès depuis sa parution il y a 170 ans, ne s’est jamais démenti.

Les ingrédients du succès ? L’exotisme de pratiques médiévales dans les palais fastueux et les paysages prospère du nord de l’Inde ; un récit direct et bien mené, sans descriptions interminables (plaies des livres au 19ème siècle) ni lyrisme sentimental passé de mode ; une destinée humaine éminemment tragique qui rappelle Œdipe, bien que le héros s’efforce en tout d’être vertueux envers Allah et adapté à sa société. Pas de sexe mais des passions ; le goût des femmes mais un compagnonnage de mâles ; l’amour des enfants mais des exécutions par nécessité. Ce sont ces contrastes qui donnent du piment au livre.

Amir Ali commence par être une victime, adopté tout enfant par les thugs qui viennent d’étrangler proprement son père et sa mère. Il échappe de peu au même sort parce que le chef n’avait pas de fils et l’a gardé contre l’avis de ses compagnons. Elevé sans savoir, il est initié à 18 ans au grand art du meurtre rituel. C’est qu’il faut un entraînement sans faille, une organisation du crime par tous au même moment, une dextérité des mains et une maîtrise de ses émotions qui ne s’acquièrent pas en un jour.

Un gros intendant servile devant les puissants et impitoyable aux faibles sera sa première victime. En compagnie de son fils, un jeune homme aux yeux de braise auquel il doit faire effort pour ne pas s’identifier. Mais cette faiblesse ne dure pas et voilà Amir Ali, encore adolescent, promis aux plus hautes destinées dans la confrérie. Il sera chef de bande, plus grand encore que son père adoptif.

Dès la page 95 (sur 408), le voilà « fort beau gaillard », le turban « mettait en valeur l’ovale de mon visage et me donnait l’air particulièrement martial. Mes armes étaient splendides : mon sabre à poignée damasquinée d’or, le fourreau recouvert de velours écarlate et entouré sur près de la moitié de sa longueur d’une frette d’argent ciselé. A ma ceinture en cachemire était passée une dague à manche d’agate également damasquiné ainsi qu’un poignard arabe, lui aussi rehaussé d’or et d’argent. (…) Ma tunique était de la mousseline la plus fine, et suffisamment transparente pour révéler mon torse bien découplé ; un pantalon de riche damas venait compléter un costume destiné à convaincre les gens non seulement de la sûreté de mon goût, mais également du fait qu’ils avaient en face d’eux sinon un noble, du moins une personne de qualité. »

La ruse, la théâtralité, la langue, l’organisation, le maniement des hommes, toutes ces qualités sont indispensables au thug qui veut faire carrière. Il empilera le butin, enlèvera une femme et lui fera deux enfants ; il sera riche et puissant, puis trahi et misérable ; il se redressera et se vengera, mais terminera ses jours dans une geôle anglaise – seul. Son fils est mort, sa femme décédée et son unique fille mariée sans qu’il sache avec qui. Allah est grand et Ses desseins sont impénétrables : chacun est agi et a peu de prises sur sa destinée propre. A lui de prier comme il se doit et d’être attentif aux présages car Allah le mène où Il veut.

C’est contre ces instincts des hommes sublimés en fatalisme métaphysique que les Occidentaux rationnels réagissent. Tout en restant fascinés par la bonne conscience des criminels qui se sentent instruments de Dieu. Happy end sur l’ordre que fait régner l’Empire. Mais pénétration subtile d’autres coutumes que les nôtres, qui sévissent encore de nos jours au Pakistan, dans le nord de l’Inde et dans ces vieux pays musulmans. Ce pourquoi ce roman bâti sur des faits vrais nous donne à comprendre ces peuples d’aujourd’hui.

Philip Meadows Taylor, Confessions d’un Thug, 1839, Phébus libretto 2009, 408 pages, 11.50€

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Danila Comastri Montanari, Cave Canem

danila comastri montanari cave canem
L’Occident vieillit, la mode est à la nostalgie, au regard vers le passé. Depuis la curiosité légitime pour l’histoire (qui est positive) jusqu’aux larmes et regrets du « c’était mieux avant » (qui est négatif), l’engouement pour le roman historique ne se dément pas. Surtout quand ce roman est en plus policier. Cave Canem est le premier tome d’une série qui met en scène un sénateur romain dans sa trentaine, épicurien, réaliste, parfaitement dans le vent de son époque.

C’est que son auteur, Danila Comastri Montanari est licenciée de Science politique et parfaitement italienne. Son érudition est donc étendue et l’action réduite. Les tableaux de mœurs comptent plus que l’avancée de l’enquête ; l’énigme est plus intellectuelle qu’à rebondissement. D’où le ton un peu figé et le vocabulaire un tantinet trop universitaire pour cette ouverture d’une série de 12. Il reste que le sénateur Publius Aurélius Statius nous est sympathique. Il a 16 ans dans le premier chapitre et devient brutalement pater familias de sa domus par le décès accidentel de son père. Il doit s’imposer, ce qu’il fait de tout son cœur et de sa grande intelligence, le savoir grec dont il a été abreuvé lui ayant ouvert l’esprit. C’est à cet instant que nous apprenons que, dans la Rome antique, nul n’était juridiquement ” majeur ” avant le décès de son père – eût-on 70 ans !

Là, probablement, réside tout le sel de cette originale série. L’énigme est bien présente, mais l’analyse de la société et de la psychologie d’époque sont plus intéressantes, surtout pour nous, Français. Surtout à l’heure où les programmes de collège sont « allégés » par l’ignorance contente d’elle-même et la démagogie mondialo-socialiste si fidèlement exécutée par Belkacem.

A la lecture de ce livre, il ne faut pas être particulièrement attentif pour qu’une évidence saute aux yeux : la France actuelle a gardé de nombreux traits du monde romain sous l’empereur Claude, entre 19 et 44 après J.C. Même révérence pour celui qui incarne le pouvoir suprême, même centralisation où la politique ne se fait qu’à Rome, même société de cour autour de laquelle tout ambitieux gravite. Même pipolisation des coucheries et intrigues des puissants, la télévision étant remplacée à Rome par les courriers et la rumeur. Même attrait nostalgique pour la campagne, son existence naturelle et ses produits tout frais, voire ses recettes de grand-mère pour préparer les poissons à la table ou les onguents sur la face.

Ce qui va plus loin, et nous ramène à notre inconscient historique, la fameuse ” laïcité à la française ” dont nombre de politiques à la mémoire courte se rengorgent, nous vient tout droit de la Rome impériale préchrétienne ! « Entre nous soit dit, expose le jeune sénateur, l’existence des dieux me semble tout aussi improbable (que la divination) même si, en bon Romain, je jure sur le génie d’Auguste et je célèbre les rites propitiatoires que le ‘mos majorem’ (la tradition) prévoit. Mais ces cérémonies concernent la loyauté de l’État, certes pas la foi la plus intime : heureusement, chacun est libre, à Rome, de vénérer le dieu qu’il veut, ou de n’en vénérer aucun, tant que la loi n’est pas violée » p.112.

L’hymne à la France technicienne, chantée par Airbus aussi bien que par les ingénieurs de Bouygues et d’Alstom, nous vient tout droit de Rome et de sa fierté de bâtir. « Les monts creusés en profondeur, les collines aplanies, les plaines fertiles qui remplaçaient les marais méphitiques, les larges et agréables routes, les splendides routes pavées qui diffusaient partout le nom et la civilisation de Rome, voilà ce qui le rendait fier d’être romain, bien plus encore que la victoire des légions. Eau courante, maisons chauffées, monte-charges, grues, puissantes machines de guerre, bateaux rapides, écoles et bains pour tous… le progrès était vraiment irrépressible, songea le patricien avec orgueil » p.122.

Sauf que, malgré l’eschatologie chrétienne qui allait bientôt submerger l’Occident, reprise par le progressisme des Lumières puis par la vulgate marxiste et l’espérance socialiste, le progrès est loin d’être un chemin linéaire ! Si les Romains du temps de Claude se baignaient tous les jours, il faudra attendre la seconde moitié du XXème siècle pour que les Français retrouvent ces bonnes habitudes… Il y a toujours des mystiques ou des ” croyants ” pour préférer la vie sauvage ou la férule d’un Code divin figé une fois pour toutes.

L’exploration de l’Empire qui fut il y a 2000 ans nous fournirait-il quelques clés pour anticiper notre destin ? Si l’histoire ne se répète jamais, car elle est à chaque fois nouvelle, l’être humain n’évolue pas si vite qu’un homme de notre siècle ne puisse ressembler trait pour trait à un Romain d’alors. Le pouvoir politique, l’attrait de l’argent, les amours et rivalités familiales, la communauté du domaine, connaissent-ils des approches humaines si différentes ? La nostalgie pour les rassemblements – famille élargie, groupes d’amis, associations, syndicats, militants, monastères, communautés diverses, et même la conception de l’économie – ne vient-elle pas de cette domus romaine qui organisait l’existence, sous un même toit et dans un même domaine quasi autarcique, d’une centaine de personnes, depuis le pater familias jusqu’aux plus humbles esclaves ?

jeune esclave nu

Dans son Appendice au roman, l’auteur éclaire un peu ce monde pour nous anachronique des esclaves romains. Ils ne constituaient pas une classe, « le terme servus dénotait en effet un état juridique, et non économique, si bien qu’on pouvait trouver des esclaves très riches, à leur tour propriétaires d’un grand nombre de servi » p.232. Surtout que les aristocrates romains avaient cette attitude déjà ” catholique ” de mépriser tout ce qui était travail et argent : il leur suffisait de naître ; les esclaves travaillaient pour eux, production et commerce leur étaient délégués. L’affranchissement était monnaie courante, si bien qu’Auguste dut le réglementer et « en ce qui concerne l’attitude des citoyens libres à l’égard de leurs semblables réduits en esclavage, le monde antique fut totalement dépourvu du racisme qui a caractérisé, par exemple, dans le monde moderne, la condition des Africains sur le continent américain : l’on n’était pas esclave en raison d’une infériorité morale, intellectuelle ou biologique, mais simplement par malchance » p.233.

Au total, le coupable de l’intrigue est inattendu, ce qui fait toujours plaisir au lecteur de roman d’énigme, mais la promenade sociale-historique vaut le détour !

Danila Comastri Montanari, Cave Canem, 2001 Grands Détectives 10/18, 244 pages, €4.50

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Jorgen Brekke, Mélodie pour une insomnie

jorgen brekke melodie pour une insomnie
Roman policier un peu décevant car trop tiraillé entre aujourd’hui et hier, 2011 et 1767. Le lecteur ne parvient pas à faire le lien entre les époques, les personnages et les circonstances, il a l’impression de chapitre en chapitre que deux histoires se juxtaposent en parallèle, sans que l’explication finale ne lève ce malaise. Pour le reste, la partie contemporaine est une enquête classique, qui met en scène des personnages de policiers typés, en Norvège.

Ce roman est la suite du Livre de Johannes, chroniqué le 9 avril. Il reprend les mêmes personnages.

Odd Singsaker est enquêteur mais opéré du cerveau, amoureux d’une Felicia américaine mais père d’un grand fils et amant d’une amie commune plus jeune que lui, Siri. Dans la neige d’une nuit de Trondheim, une jeune femme qui chante est retrouvée non seulement assassinée (ce qui est banal en roman policier) mais égorgée d’une oreille à l’autre et les cordes vocales ôtées (ce qui donne un indice). Mais le lecteur, même futé, sera baladé d’un coin à l’autre de la ville, d’un suspect à l’autre, d’une époque à l’autre, sans trouver plus qu’une chatte ses petits.

Car le névrosé obsessionnel paranoïaque (cette combinaison est-elle possible en psychiatrie ?) qui au final est le coupable reste tout à fait insignifiant dans la vie quotidienne. Il est rusé en plus, et habile ès nouvelles technologies (Internet, mails, mobiles). De quoi dérouter la vieille génération flicarde qui en est toujours à prendre des leçons auprès de la jeunesse. Pour le plus grand mal de ladite jeunesse, lorsque le coupable s’en aperçoit…

C’est une boite à musique qui met sur la piste, car la mélodie n’existe pas en référence. Une adolescente de 15 ans est enlevée parce qu’elle chantait fort bien à la chorale. Y a-t-il un lien ? L’enquêteur suit la piste des proches, la mère qui ne s’entendait pas avec sa fille en plein âge révolté, le petit copain de 15 ans fluet mais amoureux – et qui a mis la fille enceinte… -, le chef de chorale qui aime un peu trop peloter sans vergogne la jeune chair.

Tout le suspense réside en cet enlèvement : les policiers norvégiens, aussi lents que méticuleux, vont-ils arriver à temps pour libérer l’ado et son fœtus des griffes délirantes qui veulent la faire chanter ? Un chien y passe, une jeune policière, et rien n’avance. Que le roman qui, péniblement, entrecroise l’époque ancienne pour faire volume, sans que cela apporte vraiment à l’histoire. Jusqu’à un gros tas de neige sous lequel tout le monde se retrouve.

Tout se dénoue après quelques palpitations. Bon roman mais sans plus, trop découpé et trop digressif pour être vraiment efficace. Mais on ne s’ennuie pas et l’on se dépayse dans le nord européen, c’est déjà ça.

Jorgen Brekke, Mélodie pour une insomnie, 2013, traduit du norvégien par Catherine Bruy, Livre de poche 2014, 432 pages, €7.60

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Martin Amis, D’autres gens

martin amis d autres gens
Cet écrivain anglais se renouvelle comme nul autre ; il écrit ici un roman à la frontière du réel et de l’imaginaire – un roman d’amnésique. La fille qui émerge du premier chapitre n’a ni nom ni histoire ; elle redécouvre le monde comme si elle venait d’une autre planète. D’où cette remarque inepte de couverture de la part d’un critique de Quoi lire magazine (qui ne l’a manifestement pas lu jusqu’au bout) sur la « science-fiction »… Absolument rien de « scientifique », je vous l’assure, quant à la fiction, c’est le propre de tout roman qui invente la vie de gens imaginaires.

Marie Lagneau prend ce nom parce qu’elle vient d’entendre une chanson. Plus tard, un policier du nom de Prince, charmant mais policier, lui apprendra qu’elle s’appelle Amy Hide (cachée) et qu’elle est morte. Ou censée l’être depuis que son amant Tort a avoué. Mais il se trouve qu’elle est bien là et qu’il avoue (une fois de plus) avoir menti. Elle ne se souvient de rien et commence alors une autre vie, une vie neuve…

Ce qui permet au romancier de jouer au bon sauvage confronté aux us et coutumes de « la civilisation » : comment peut-on être persan ? Vraie salope dans sa vie antérieure, Marie-Amy est bonne dans sa vie nouvelle. Elle regarde le monde avec les yeux candides, lavés de toute éducation.

« Elle lut les Grandes tragédies de William Shakespeare. Il s’agissait de quatre hommes faits de pouvoir, d’hypocrisie et d’hystérie ; ils habitaient dans de vastes demeures vides qui les terrifiaient et les poussaient à discourir ; ils étaient tous astucieusement assassinés par des femmes qui utilisaient un oignon, une devinette, un mouchoir et un bouton » p.68. Comment mieux remettre à sa juste valeur le Grantécrivain des Anglais ?

« Toutes les filles ici, elles y ont toutes été. Elles l’ont toutes fait comme ça, et puis par derrière, et puis sur le côté avec une jambe en l’air, et puis pliées en trois avec les genoux accrochés sous les coudes. Pourquoi est-ce qu’elles le font ? Les femmes ne le font pas pour le sexe. Elles le faisaient parce que tout le monde le faisait et qu’elles ne voulaient rien rater. Maintenant elles vont toutes sur la trentaine et elles sont toutes terrifiées parce qu’elles veulent un mari et des gosses comme tout le monde. Elles veulent toutes une deuxième chance. Elles font toutes semblant de ne l’avoir jamais fait bien qu’elles continuent toujours à le faire. Elles se prennent toutes pour des vierges. Mais qui les veut maintenant, hein ? Qui veut de vieilles baiseuses ? » p.202 Comment mieux remettre à sa place, sans en avoir l’air, la société anglaise de son temps, 1989, tiraillée entre la « libération » 68 et la « respectabilité » éternelle ?

« Sa vie n’en demeurait pas moins une épopée douloureuse de victoires, défaites, stratégies, retraites, affronts, trahisons, campagnes et conspirations. Une vie sociale… » p.222. Comment mieux remettre à sa place les relations des gens entre eux dans la « bonne » société ?

L’intérêt de Marie est de voir que les gens sont nus, au-delà de tous les falbalas, uniformes et principes dont ils se drapent, comme ce Michael, journaliste d’investigation qui a l’air d’avoir douze ans malgré les balles, les fusils et les coups qu’il prend sous la caméra, dans les guerres et génocides de la planète. Comment mieux remettre à sa place les médias et leur tropisme jeuniste, voire pédophile ?

Marie renaît, avec d’autres gens, ayant quitté à jamais sa vie d’avant et la société pourrie qui l’a engendrée. La société soi-disant « libérée » des soixantuitards, effrayés de leur liberté toute neuve qui exige une responsabilité qu’ils sont incapables de prendre, et une maturité qu’ils sont inaptes à acquérir. Être neuf permet d’y voir plus clair, comme le bébé Carlos, un an, qui explore et se cogne partout, mais est ravi de ce qui survient.

Un bon livre dont il faut passer le premier chapitre, déroutant, avant d’être pris sous le charme.

Martin Amis, D’autres gens (Other People – A Mystery Story), 1989, 10-18 1996, 281 pages, €6.45
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Martin Amis, Train de nuit

martin amis train de nuit
Pourquoi mourir quand on est jeune, belle, équilibrée et que l’on explore la physique des origines de l’univers ? Jennifer est retrouvée entièrement nue, sur une chaise, avec trois balles dans la tête. Le suicide est douteux, et pourtant tout concorde. Car on n’est pas fille de flic pour rien…

Le commissaire Tom ne peut accepter que sa fille chérie se soit fait disparaître ; il lui faut une explication rationnelle, un coupable ferait vraiment l’affaire car un homicide, ce n’est pas beau, mais logique. Il charge la virago de service d’enquêter, l’inspecteur femme « Mike » Hoolihan, plus mec que nana, à la voix de rogomme au téléphone. Mike au nom de mâle a été violée par son père de 7 à 10 ans : « est-ce qu’il était pédé ? » s’interroge-t-elle. Elle a laissé poussé, aiguisé et renforcé ses ongles « au vinaigre » pour qu’« une fois atteint les deux chiffres », il ne la prenne plus jamais. Mission réussie : le visage ravagé, la mère horrifiée, le couple divorcé, Mike envoyée aux services sociaux se reconstruit peu à peu. Elle garde de l’amour pour son père mais ne peut avoir de vie sexuelle stable, allant d’échec en échec.

femme morte

Ce pourquoi la mort de Jennifer est pour elle comme le train de nuit qui passe sous ses fenêtres, une secousse brutale. Elle va donc s’acharner à tout décortiquer, à commencer par ce suicide en trois balles : est-ce possible ? Il semble que oui, on a même vu quatre balles avec certains revolvers. Mais cela semble tellement inouï que l’information permet de cuisiner les éventuels coupables, à commencer par Trader, le mari de Jennifer, prof sec et intello dont on a connu les accès de violence, des années auparavant, Arn le gros Texan macho qui se croit irrésistible et qui avait rencart ou Baz le prof médiatique auprès duquel Jennifer travaillait à l’université.

La massacrée de la vie enquête sur la vie massacrée ; la grosse laide vieille sur la svelte éblouissante jeune. Martin Amis aime à saisir les contrastes pour cette dialectique entre la vie et la mort. Il prend le ton des romans noirs américains – un brin vulgaire – pour faire de la littérature. Car ce roman n’est pas vraiment policier. La souffrance intime est-elle le véritable héroïsme des temps nouveaux ? Jennifer sentait ses pensées de plus en plus en décalage avec son existence. Janus avait deux faces, l’humanité aussi, même la plus lisse, la plus belle et la plus riche – en apparence.

Martin Amis est bien plus profond qu’il ne paraît.

Martin Amis, Train de nuit, 1997, Folio 2003, 239 pages, €6.46

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Donna Leon, Brunetti et le mauvais augure

donna leon brunetti et le mauvais augure
Le climat est lourd à Venise en 2010, très lourd. Non seulement nous sommes en août et la chaleur est écrasante dans la ville dénuée de toute brise, mais plusieurs dizaines de milliers de touristes viennent ajouter à l’étouffement des ruelles et des canaux. Il y a pire : l’administration routine dans le délitement d’État. Magouilles, corruption et arrangements entre amis remplacent tout droit et toute morale. Même l’église voit ses cloches arrêtées et aucun artisan pour les réparer pendant « les vacances » sacro-saintes. Quant à la traduction de l’anglais par William Olivier Desmond, elle laisse à désirer, certaines phrases ne voulant carrément rien dire ! (ex. le plus criant p.312 : « plus » vulnérables mis pour moins vulnérables…)

Ce roman n’est « policier » que parce que le personnage principal est commissaire ; il est bien plus sociologique sur la ville de Venise, la politique italienne et les particularismes de la péninsule. L’intrigue est molle, au ras de l’eau, les arnaques ordinaires. Certes il y a trois meurtres, mais leur cause première est tordue – ni passionnelle ni impulsive – il n’y a que « l’argent, l’argent, l’argent » à l’origine de tout.

Certains lecteurs aiment ces livres d’ambiance à la Simenon (j’en suis) ; d’autres s’ennuient à chercher en vain l’action (certains commentateurs sur les réseaux). Au fil de ses romans vénitiens, Donna Leon est de moins en moins policière et de plus en plus moraliste. Avec ce ton américain un brin condescendant du Grand frère ayant eu la Révélation envers le petit dernier englué dans ses pratiques ancestrales. Vous avez dit barbare ? Ce tropisme yankee de Donna Leon n’est pas le seul, Elisabeth George a le même pour la vieille Angleterre. Comme si l’Europe était une terre perdue qu’on observe des États-Unis comme les Bororos nus de Lévi-Strauss hier en Amazonie.

Un diseur de bonne aventure séduit une laborantine pour falsifier le taux de cholestérol des patients à qui il vend une potion placebo hors de prix ; un greffier bien convenable qui vit avec maman se fait assassiner un soir en bas de chez lui ; un banquier marié a des pratiques privées peu honorables. Avec tout ce quotidien, comment tisser l’action ? Ce ne sont qu’interrogatoires, questionnements et déductions. Pour le plaisir du lecteur d’un certain âge, qui aime bien prendre son temps et jouir de la vie (les proseccos au comptoir, un Spritz avec les tramezzini, des oignons frits). Mais je comprends que cela puisse frustrer les zappeurs compulsifs comme ceux que je vois ne lisant que trois pages dans le tram ou le métro entre deux coups d’œil au doudou Smartphone – et entre deux rendez-vous toujours « ultra-importants ».

Ce que montre Donna Leon est l’effet de l’absence d’État dans un pays saisi par la crise. Chacun en est réduit à se débrouiller par bagout, relations, copinages. Le droit n’existe quasiment pas ; quand il existe il n’est pas appliqué ; quand il est appliqué les affaires traînent des années. Habiter 150 m² d’appartement en palazzo pour 450€ dans Venise est possible… si vous couchez avec le banquier et « égarez » à propos des documents pour faire reporter les jugements du propriétaire. Gagner sa vie sans faire d’études est possible… si vous dites aux gens d’un air inspiré et avec les mimiques appropriées ce qu’ils ont envie d’entendre sur leur santé, leur carrière et leur avenir. Être un « bon policier » en Italie est possible… si vous évitez de questionner les gens « importants » et euphémisez les menues pressions, agressions ou meurtres pour éviter de vous mettre à dos les puissants et de faire fuir les touristes.

  • C’est cela la santé : « Et vous voulez contribuer à creuser ce déficit à cause de je ne sais quelle théorie selon laquelle un guérisseur aurait corrompu cette femme en l’obligeant à falsifier des rapports médicaux ? » p.293.
  • C’est cela, la justice : « Ce n’était de toute façon pas la vérité que cherchait à découvrir la justice : il s’agissait avant tout pour elle d’imposer le pouvoir de l’État sur les citoyens » p.222.
  • C’est cela, la politique : « – Et monsieur le maire ? Quelle a été sa tactique ? – Voulez-vous dire : comment s’y est-il pris pour calmer les travailleurs tout en montrant clairement que ses sympathies allaient entièrement à leur employeur ? » p.191.

Trop de politique tue le sens civique, car l’art de l’esbroufe pour se remplir les poches et jouir du pouvoir n’est pas une bonne gestion de la chose publique. Comme l’écrit Jacques Attali après la Bérézina du socialisme en France aux municipales : « Débouillez-vous ! ». Les Italiens sont passés maître en cet art que les Français naïfs ne savent pas trop encore comment pratiquer (mais ça vient, le rendement décroissant de l’impôt sous Hollande le prouve !). Ce pourquoi les beaux-parents de Brunetti, les informateurs de Vianello, les services réciproques de la signora Elettra, compensent dans le roman les carences de la police et des autorités.

Ce pourquoi aussi les enquêtes n’aboutissent plus depuis quelques années : Donna Leon les résout intellectuellement pour le plaisir du lecteur, pas judiciairement pour la morale. Trop de politique…

Donna Leon, Brunetti et le mauvais augure (A Question of Belief), 2010, Points policier 2014, 331 pages, €7.22

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Louis Jossa, Malheur à la ville où les princes sont des salauds

louis jossa malheur a la ville ou les princes sont des salauds

Un beau titre biblique retourné pour un roman policier qui se lit très bien. Dommage qu’il se passe probablement vers les années soixante-dix, sans que le lecteur n’en sache rien, et que la fin soit présentée comme un récit sans aucun suspense. Années 70 que cette guerre civile entre bourgeoisie coincée de province et jeunesse en minijupe (apparue en France pas avant 1965), cheveux longs et fumant des pétards ; années 70 encore ce naturel que la femme est soumise au mari. Sans suspense les révélations d’un bloc d’un trio de salauds qui tuent comme on respire, avec l’excuse de faire le bien des ratés. Il est dit dans la présentation que l’auteur a vécu l’expérience d’une accusation et d’un procès. Mais un procès ne fait pas un suspense. C’est ce qui manque au fond, et c’est dommage, car l’histoire est rocambolesque et le livre est plutôt bien écrit.

Un jeune homme, fils de pasteur, baise régulièrement depuis ses 15 ans une jeune fille qu’il connait d’enfance. Un sale jour, trois flics l’attendent chez lui, devant ses parents : sa maitresse, désormais 19 ans, a été tuée, elle était enceinte et lui seul est soupçonné. C’est alors le début d’une descente aux enfers dans une province égoïste, face à une gent juridique haineuse et un jury d’assises aussi jaloux que moutonnier. La description de la faune dans la salle d’audience, page 50, est une réussite digne de Balzac. Celle des psys page 85 est d’une ironie presque digne de Desproges. Jusqu’au final laissant apparaître une vaste manipulation qui remonte loin. C’est dire le plaisir que prend le lecteur au déroulé de l’histoire.

Quelques dérapages culturels incongrus choquent l’esprit. Lorsqu’on a un doute, pourquoi ne pas consulter Internet, puisque le livre paraît en 2013 ? Ou le dictionnaire classique de la langue française Larousse ou Robert – outil minimal de tout écrivain ? Cela éviterait la curieuse façon d’écrire « patacaisse » au lieu de pataquès page 41. Ou « de Carrick en scylla » page 94, au lieu de Charybde en Scylla, du nom de deux rochers cités dans L’Odyssée d’Homère et qui existent vraiment dans le détroit de Messine, entre Italie et Sicile. Mais confondre Aristote avec Platon est plus ennuyeux ; c’est en effet au célèbre mythe des ombres dans la caverne à laquelle semble faire allusion la page 45. Enfin fixer l’âge de la puberté à 16 ans pour les filles et 18 pour les garçons est carrément archaïque : c’est confondre avec l’âge légal du mariage ; la puberté, phénomène naturel, serait plutôt vers 11-12 ans pour les filles et vers 13-14 ans pour les garçons…

croix sur pectoraux

Le lecteur se demande aussi pourquoi un jeune homme si doué en tout, dans les études, le judo et les relations amoureuses, a pu braquer à ce point un jury et une assemblée de magistrats de province. Comment, avec ses 22 ans avenants et musclés, il a pu échapper aux tabassages et viols inhérents à toute prison. A moins que « le Grec », au nom équivoque et dont il semble le favori, ne l’ait protégé ?… Mais de tout cela, nous n’en saurons rien. Jean-Louis apparaît comme superman empêtré dans les rets des méchants, au détriment quelque peu de la vraisemblance.

Malgré ces détails, c’est un bon roman, bien écrit, à l’histoire captivante, même si « le genre » policier aurait demandé plus de technique en suspense sur la fin. Nous ne savons pas qui a manipulé qui durant le procès bâclé. L’auteur, autodidacte, baroudeur et adepte des arts martiaux, a quand même bien réussi son histoire. Il lui reste à en imaginer d’autres !

Louis Jossa, Malheur à la ville où les princes sont des salauds, 2013, éditions Baudelaire, 209 pages, €18.05

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Peter Robinson, Noir comme neige

1991 Peter Robinson Noir comme neige

Ce roman policier anglais se passe dans le Yorkshire, cette région qui s’étrangle entre Angleterre et Écosse, quelque part dans le nord. Les gens y sont chaleureux ou taiseux, c’est selon. L’air de la mer s’abat sur la campagne, avec son humidité qui fait apprécier le bon whisky et la chaleur du pub où défilent les pintes de bière. La ville d’Eastvale est trop grande pour qu’on y connaisse tout le monde et trop petite pour que l’on y reste dans l’anonymat. Et c’est là, durant la nuit précédant Noël, qu’une jeune femme bien sous tous rapports (aux dires de la rumeur) est assassinée.

Sauvagement, comme par passion ou affolement. Qui l’a fait ? Ce ne sont pas les coupables qui manquent, à mesure que l’inspecteur « chef » Banks entre dans les détails de son existence… Banks est un policier curieux, il a de l’empathie pour les gens, les victimes comme les criminels d’ailleurs. Il cherche à comprendre plutôt qu’à fonctionner.

Défendre la loi n’est pas un boulot comme un autre. Il y faut des lettres, des connaissances musicales autant que celle des bas-fonds. Pourquoi donc un disque de Vivaldi tournait-il en boucle sur la platine de la chaîne, dans le salon où la jeune femme, peignoir ouvert, a été trouvée poignardée ? Pour Allan Banks, il n’y a pas de détail insignifiant. Il se trouve que cette jeune femme ne vivait pas seule, et sa vie sexuelle sera un autre élément du puzzle. D’autant que les peines de cœur des chattes anglaises sont ardentes et compliquées, on le sait.

Juste avant de mourir, Caroline – la victime – répétait La Nuit des Rois (The Twelth Night) de Shakespeare, dans une troupe amateur. Les costumes ont justement été vandalisés ce soir-là. Faut-il aller chercher le crime dans le symbolique de la pièce ? Faut-il privilégier les secrets d’une vie antérieure à Londres (où Banks nous emmène visiter un certain quartier de Soho) ? Faut-il remonter à l’enfance et user de psychanalyse ?

Peter Robinson est plus simple que cela. Non qu’il ne nous embrouille : vous ne soupçonnerez l’assassin qu’à la fin, lorsque les pièces du puzzle se mettront en place dans votre tête, presque en même temps que dans celle de Banks et dans celle de Susan Gay, nouvelle inspecteur adjoint, dont le nom n’est pas sans rapport avec l’histoire.

Vous suivrez avec intérêt les destins de chaque coupable possible comme autant de tranches de vie, plus ou moins réussies ou ratées, selon le lot de chacun. La neige glacée qui crisse au-dehors est le symbole de cette indifférence de la nature envers les êtres. A chacun de susciter sa propre chaleur en se rapprochant de ses semblables.

Et, la douzième nuit – la Nuit des Rois – vous saurez. Vous n’auriez jamais deviné.

Peter Robinson, Noir comme neige (Past reason heated), 1991, Livre de Poche 2008, 478 pages, €6.99

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Peter Robinson, Matricule 1139

1989 Peter Robinson Matricule 1139

Peter Robinson, auteur policier du Yorkshire qui vit au Canada, a évoqué la vie autarcique et décalée des marginaux post-68. A Necessary End, publié en 1989, n’a été publié en France qu’en 2007 sous le titre trompeur (et stupide) de Matricule 1139. Le chiffre évoque le bagne ou le camp – rien de tel dans le roman ! Comme toujours, le « milieu » littéraire français veut faire original intello alors qu’il n’est que bête (il s’agit bien d’un Milieu dans le sens de Mafia). Passons… Le roman policier de 477 pages, « enquête de l’inspecteur Banks », vaut mieux que les afféteries d’éditeur germanopratin.

Nous sommes en effet au cœur de l’Angleterre, dans le Yorkshire cher à l’auteur, dans les années Thatcher du libéral-dogmatisme. Lors d’une manif, un flic est tué et une centaine de suspects sont possibles. Est-ce politique ? La manif portait contre l’implantation d’une centrale nucléaire et contre l’extension d’une base d’avions américains. Est-ce personnel ? Le flic descendu se trouve être un gros bras vantard et résolument réactionnaire, qui a découvert le plaisir sadique de matraquer la foule hostile, surtout les femmes et surtout à la tête. Est-ce coup de sang ? Un couteau dans la poche, la haine qui monte, le coup qui part dans la bousculade.

Évidemment, comme il s’agit d’un membre de la maison Poulaga, tombé en service commandé alors que l’organisation laissait à désirer, les enquêteurs locaux sont sensés n’être pas objectifs. On éloigne le superintendant du coin pour adjoindre à Banks, inspecteur, un superintendant pugnace venu de Londres. Le fameux Burgess est un tantinet parano, brutal, provocateur. Il a une haine idéologique pour tout ce qui est anarchiste, communiste, pacifiste, étudiant qui pense, féministe, pédé, hippie, marginal et racaille de tout sexe et acabit. De plus, il saute tout ce qui porte nichons et qui passe à portée…

hippie

Nous avons donc tous les éléments bien noir et blanc pour s’identifier au bien contre le mal, comme il était d’usage entre 1965 et 1991. Un délinquant à peine sorti de prison (déstructuré, violent et très peu sûr de lui) fait le coupable idéal. Un militant d’âge mûr, pontifiant et borné, en fait un autre. Sans parler de deux étudiants, froids et peut-être terroristes. Mais nous sommes en Angleterre, pas au Far-West ; Peter Robinson est plus subtil que le stalinien ou le reaganien moyen ; les choses ne sont donc jamais comme elles paraissent, ni les êtres d’un bloc.

La cause hippie, bêlante et gentillette, a produit de l’égoïsme forcené dont les gamins ont souffert. La militance anti-ce-qu’on-veut a des objectifs louables mais se trouver servie bien souvent par des manipulateurs contents d’eux-mêmes et qui se prennent pour des politiciens. Les policiers, en charge du respect de la loi, dérapent à l’envi dans le machisme et le plaisir de frapper ou de soumettre. Les drogués sont dépendants, mais aussi paumés et incapables de vivre une quelconque liberté s’ils sont remis dans la nature. Les féministes ont secoué les conventions, mais braqués les mâles, et se retrouvent esseulées, éperdues de protection et de maternage, une fois l’âge mûr venu…

L’intrigue est subtile et sa résolution in fine une vraie surprise. Ce roman est un bonheur de lecture tant il fait la part belle aux gens, aux doutes, aux scrupules humains. Banks y joue là l’un de ses meilleurs rôles en mari aimant (mais tenté), en père soucieux de ses enfants (mais absent), en policier respectueux des lois (mais qui a ses convictions politiques). Il aime la musique (l’opéra, le blues, le rock « jusqu’à la séparation des Beatles »), les bons whiskies, les diverses sortes de bières, le tabac, la tourte aux huîtres – et surtout les gens.

En cette année de « printemps » un peu partout, il est intéressant de voir comment ont vécu les post-68 et ce roman sans prétentions intellos nous en dit plus que les traités de sociologues.

Peter Robinson, Matricule 1139 (A Necessary End) Le Livre de Poche policier, octobre 2007, 477 pages, €6.75

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Elliot Pattison, La prière du tueur

Connaissez-vous le Tibet ? Oui, mais le Tibet chinois ? Celui en butte à l’éradication jusqu’à la racine des traditions et coutumes « médiévales » ainsi qu’il en a été décidé au nom de la Science infuse marxiste par Pékin ? Eliot Pattison, juriste américain devenu économiste et expert des affaires chinoises écrit des romans policiers pour vous le faire connaître. L’Amérique a connu sa déculturation indienne, les pionniers venus d’Europe ne prenant pas de gants avec les superstitions et autres traditions. Mais elle regrette et a fondé des chaires d’enseignement des coutumes Navajo par exemple – pas la Chine.

Eliot Pattison La priere du tueur

Vous êtes pour que le Tibet vive selon sa propre culture ? N’oubliez pas naïvement que Pékin ne fait qu’appliquer ce que les jacobins parisiens ont appliqué, deux siècles durant, dans les provinces : interdit de parler breton ! saisie des biens du clergé ! laïcisation forcée des mœurs ! rationalisme à tous les étages ! Les Chinois passés par Mao – l’instituteur de nos intellos 1970, de type Philippe Sollers – sont certes plus frustes et plus brutaux que les instituteurs de la IIIème République mais l’objectif est le même : « libérer » les paysans de l’oppression du clergé et des croyances. « Libérer » signifie convertir à la croyance nouvelle… tout aussi croyance que l’ancienne.

Ce recentrage étant effectué, nous sommes donc à même de bien comprendre les deux parties en présence au Tibet : les Hans modernes et progressistes – et les Tibétains traditionnels et croyants. Ce sont ces forces qui s’affrontent dans les romans d’Eliot Pattison. Son héros est Han de Pékin, ancien inspecteur de la Sécurité proche des pontes du Parti. Pour avoir découvert une vérité gênante pour certains dirigeants, il a connu le goulag chinois au Tibet, sa femme a divorcé et son fils de 10 ans a tourné hooligan. Shan a rencontré au Tibet une nouvelle famille, des moines persécutés qui croient en la réincarnation et se préoccupent des divinités en cette vie.

Un village ignoré des autorités, au pied de la montagne du Dragon assoupi, vient chercher le trio pour résoudre une série de meurtres rituels. Nous voilà pénétrant dans le vrai Tibet, celui des immensités et de l’ivresse d’altitude. Il y fait très chaud quand le soleil donne et très froid lorsqu’il descend. La végétation est rase et l’herbe suffit à peine pour nourrir les troupeaux ; seules de rares plaines où coule un ruisseau sont propices à la culture de l’orge, nourriture de base des Tibétains. Ils font leur tsampa avec, la farine d’orge grillée mangée avec le thé au beurre de yack rance. Les ombres dures et les mystères de la montagne, où des masses ferreuses dans le sol attirent régulièrement la foudre, donnent un aspect fantastique à tout ce qui survient. La mort sur un antique chemin de pèlerins qui s’élève vers les sommets, par des vires secrètes et des grottes dérobées, a tout pour faire peur aux hommes.

Surtout que la montagne, semblant déserte, se révèle très passante. Nous sommes là au cœur du vrai Tibet. Qui a voyagé comme moi en ces apparentes solitudes sait bien qu’il suffit de s’arrêter quelque part pour que surgissent ici et là quelques têtes d’adolescents curieux, filant la laine (apanage des mâles au Tibet) ou des gamins crasseux et dépoitraillés à nu malgré le froid, qui « gardent » quelques brebis, aidés de molosses poilus plus gros qu’eux.

Pattison n’est pas nostalgique de l’ancien Tibet. Mais il en respecte profondément les croyances, venues de loin, qu’il apparie volontiers aux traditions Navajo. Ce sont tous deux des peuples proches de la nature, attentifs aux plantes et aux phénomènes, qui cherchent la voie spirituelle pour être en accord avec l’univers.

gamin dépenaille du tibet

Pattison introduit la Chine contemporaine dans la trame du récit. Ce village ignoré des autorités l’est par corruption, ce fléau si répandu du socialisme au pouvoir (l’égoïste est en socialisme celui qui ne pense pas à moi). L’or, hier lumière dont il fallait faire offrande aux dieux, est devenu avidité commerçante pour acheter de l’électronique. La science, tellement révérée par Pékin, emprisonne ses savants réputés pour garder leurs recherches secrètes. Et la jeunesse ne croit plus à rien, surtout pas au Parti.

Vous serez déroutés par les cent premières pages : c’est normal, le Tibet est déroutant. Mais accrochez-vous comme un randonneur sur sa montagne, vous accomplirez pas à pas le chemin. Progressivement, tout se mettra en place et l’intrigue – compliquée, pleine de rebondissements, comme tout au Tibet – vous séduira. Nous sommes vraiment au Tibet chinois, et bel et bien aujourd’hui ! Voilà un roman qui vous fera mieux comprendre ce pays.

Eliot Pattison, La prière du tueur (Prayer of the Dragon), 2009, 10/18 2009, 505 pages, 9.12€

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Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon

Eliot Pattison Dans la gorge du dragon

Voici le premier roman policier tibétain. Écrit par un Américain, juriste, économiste et grand voyageur. Il s’est pénétré du Tibet d’aujourd’hui, occupé par les Chinois han, acculturé par le scientisme marxiste et les slogans à courte vue du Grand timonier. Que ses successeurs affairistes n’ont culturellement pas reniés. Enduits de positivisme au nom de la modernité, ils considèrent toute spiritualité comme superstition médiévale, « opium du peuple » (comme si le communisme ou le consumérisme n’étaient pas des opiums). La Chine agit en empire colonial au Tibet, attirée par ses énormes richesses naturelles en eau et métaux rares et par sa position stratégique au carrefour des influences (Inde, Russie, Iran).

Heureusement, tous les Chinois, même communistes, ne sont pas aussi primaires. Chou Enlai avait déjà retenu les artilleurs qui canonnaient avec enthousiasme les monastères et les temples millénaires. Ainsi le Potala, le palais sacré du Dalaï-lama à Lhassa fut-il sauvé. Le héros de Pattison, Shan Tao Yun, ex-inspecteur de Pékin relégué sans procès dans un camp de travail au Tibet, est lui aussi un Chinois han – mais pétri de culture – pour cela respectueux de l’âme du Tibet. Il va mener l’enquête après le meurtre du procureur de région, extirpé du camp de travail sur ordre exprès du général commandant militaire.

Tout est compliqué en Asie, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent mais sont des illusions nées des imaginations trop promptes, enfiévrées par l’altitude. L’aspiration au réel est forte au Tibet parce que l’air y est cristallin et le paysage rude. Le soleil ne connaît pas la nuance, rendant tout blanc et chaud à la lumière ou bien tout glacé et sombre à son ombre. Ainsi la Voie est-elle étroite aux âmes pour se frayer un chemin parmi les démons. Mais la spiritualité est forte, enracinée au cœur de ce peuple d’élite. Les Tibétains résistent aux injonctions matérialistes et prosaïques des marxistes primaires parce que leur liberté est avant tout intérieure.

eliot pattison photo

Ce pourquoi l’Américain Eliot Pattison a écrit ces livres. Il déclare lui-même sur son site : « J’écris sur le Tibet non parce que je serais bouddhiste, mais parce que je ne suis pas bouddhiste, parce que les trésors ultimes du Tibet sont de ceux qui transcendent la religion et la philosophie, des leçons que le reste du monde a désespérément besoin d’apprendre. Se convertir à la cause du Tibet ne signifie pas se convertir au bouddhisme, il signifie se convertir à la compassion, à la conscience de soi, aux droits de l’homme et à l’égalité politique. J’écris sur le Tibet pour donner à ceux qui n’ont pas l’opportunité d’y voyager la compréhension de ce que ressent un témoin d’agression d’un moine qui prie par un policier armé ».

tibet drapeaux de priere

Il existe un lieu secret au plus profond de la montagne où un ‘gomchen’, un saint homme, vit en reclus pour le salut des hommes. Il est une sorte de Dalaï-lama caché, protégé comme un trésor depuis le XVIe siècle. Shan fera la rencontre du prochain élu sous la forme d’un berger encore tout jeune adolescent plein de vie, mais empli d’une sagesse immémoriale. S’il croit à la puissance de l’esprit, Shan ne croit pas aux miracles, étant en cela rationnel à la manière moderne. Il cherche à comprendre. Pour lui, la vérité est la voie. Peut-être en ce sens est-il très américain ? C’est pourtant un prêtre taoïste, sagesse chinoise différente du bouddhisme, qui lui a dit un jour que « notre vie est l’instrument que nous utilisons pour faire l’expérience de la vérité » p.429.

Est-ce le démon Tamdin qui hurle dans la montagne ? Est-ce son incarnation qui a tué le procureur Jao ? Ou bien sont-ce les purbas, ces résistants tibétains à l’occupation chinoise ? La Sécurité publique veut un coupable et peu importe si ce n’est pas le bon, « le Peuple » ne demande qu’à être édifié de la voie correcte entre le bien et le mal selon saint Marx. Shan le relégué, qui n’a jamais été condamné lors d’un quelconque procès mais a simplement fait l’objet d’une « lettre de cachet » d’un ministre communiste, est lâché en laisse par le général qui sent bien que les jeunes loups de la région sont avides de pouvoir. Et que l’exploitation économique des richesses minières, autorisées à une entreprise américaine, peut cacher de gros sous.

L’intrigue est compliquée, les voies pour parvenir à la lumière tortueuses, mais l’âme du Tibet dans ce roman est bien rendue. Il est difficile de s’en pénétrer en touriste. Même en y passant plusieurs fois plusieurs semaines, il reste quelque chose d’irréductible – qui passe bien dans ce livre. Tous ceux qui aiment le Tibet le liront.

Pour les autres, qu’ils méditent simplement cette analyse : « Là-bas [aux États-Unis], la vie est gâchée. Là-bas, les gens se contentent de vivre SUR le monde. Ici [au Tibet], vous pouvez vivre DANS le monde. Les bouddhistes ont huit enfers de feu et huit enfers de froid. Mais en Amérique, il existe un niveau infernal tout neuf. Le pire. Celui où l’on pousse tout un chacun à ignorer son âme en lui répétant à satiété qu’il est déjà au paradis » p.445.

Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon (The Skull Mantra), 1999, 10-18 2009, 533 pages, 9.12€

La série Inspecteur Shan sur le site d’Eliot Pattison (en américain)

Six romans policiers tibétains sont parus jusqu’ici en français :

  • Dans la gorge du dragon, [« The Skull Mantra », 1999]
  • Le tueur du lac de pierre, [« Water Touching Stone », 2001]
  • L’œil du Tibet , [« Bone Mountain », 2002],
  • Les fantômes de Lhadrung, [« Beautiful Ghosts », 2004]
  • La prière du tueur, [« Prayer of the Dragon », 2007]
  • Le seigneur de la mort, [« The Lord of Death », 2009]
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Elisabeth George, Le visage de l’ennemi

Elisabeth George Le visage de l ennemi

Voici un superbe roman policier sur l’hypocrisie qui n’a pas pris une ride. Élisabeth George est américaine, et elle n’a pas son pareil pour disséquer au scalpel la société britannique. L’intrigue est bien menée, les personnages crédibles et leur psychologie fouillée. Comme dans la comédie de mœurs, le ressort est une passion, ici l’hypocrisie.

Hypocrisie des politiciens qui vantent la vertu, la main sur le cœur, et fricotent en coulisse comme tout un chacun ; hypocrisie des femmes qui doivent plus que les hommes accentuer leur comportement si elles veulent émerger ; hypocrisie de la presse à scandale, ébouillantée des frasques qu’elle se fait un malin plaisir à dénoncer quand il s’agit des autres ; hypocrisie des public schools dans lesquelles des adolescents frustrés assouvissent leur sexualité jaillissante comme ils peuvent, sur des élèves de sixième terrorisés, sur des moutons ou sur des filles de village vénales ; hypocrisie des filles-mères qui ne veulent pas s’avouer qu’elles ne savent pas de qui est leur enfant tant sont nombreux les garçons à leur être passés dessus pour 2£ chacun ; hypocrisie des pères dont les rêves deviennent les cauchemars des fils ; hypocrisie sociale du paraître, à tous les étages…

« L’hypocrisie, le seul vice qui passe invisible » dit un vers de Milton, cité en exergue. Parce qu’une fille a fauté à 14 ou 15 ans avec tous les pensionnaires d’une école, parce qu’elle a menti au fils qui est né de ces étreintes, une petite fille va mourir et un petit garçon, encore plus jeune, va subir le même sort.

Ève Bowen est sous-secrétaire d’État et député, elle est arrivée à force de travail au poste qu’elle occupe. « Elle travaillait, elle intriguait, elle planifiait, elle réalisait, elle manipulait, elle luttait, elle défendait des causes, elle condamnait » p.384. Mais sa fille a été pour elle un faire-valoir, un marchepied de son ambition ; elle ne la connaît pas, ne l’écoute pas, la veut comme il se doit, sage image présentable à l’opinion. Elle refuse de prévenir la police quand elle est enlevée, par paranoïa et certitude que tout est complot contre sa réussite.

Dennis Luxford est rédacteur-en-chef d’un torchon de la presse à scandale dont le fond de commerce est la traque aux turpitudes sexuelles des politiciens conservateurs. Justement, on en a retrouvé un au bord d’un parc, la queue dans la bouche d’un prostitué de seize ans. Dennis adore son travail et s’est blindé depuis longtemps contre les sentiments. Sauf que son fils Leo, blond fluet de huit ans, ne répond pas au petit mâle idéal qu’il voudrait avoir : costaud, sportif, battant. Ne serait-ce pas parce que lui-même a eu tout jeune des doutes sur sa virilité ?

Tous vont se voir remis en cause car « les circonstances faisaient voler en éclats leur enveloppe extérieure qui se brisait comme seuls se brisent les rêves d’enfant qu’on porte dans son cœur » p.552. Finalement on se demande si l’auteur, allant au bout de sa logique, ne valorise pas les rebelles sociaux, ceux qui refusent les conventions a priori hypocrites de la vie en commun : « Il freina pour éviter un ado coiffé comme un Mohican avec un anneau dans le téton gauche qui poussait une voiture d’enfant bizarrement recouverte d’un tissu noir ajouré » p.571… Car pour tous les protagonistes, ce sont « autant d’événements à expliquer à la presse. Tu vis dans un monde où seules comptent les apparences, pas la réalité. Je suis idiot de ne pas m’en être rendu compte plus tôt » p.666. Le Chiffre de la Bête a parlé.

L’inspecteur aristocrate Lynley, qui doit épouser Helen qui hésite, et le sergent Havers, grosse laide informe sortie du populo, tout comme le constable Nkata, Jamaïcain post-délinquant, auront fort à faire pour démêler les fils de cette mise en scène compliquées, fondée sur des mensonges sociaux. Pour toute la gamme de nos émotions, et notre bonheur de lecture. Quel père ne fondra pas en lisant la dernière page ?

Élisabeth George, Le visage de l’ennemi (In the Presence of the Enemy), 1996, Pocket juin 2012, 762 pages, €7.98

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Anne Perry, La promesse de Noël

Noël promet. Dans une série intitulée « Petits crimes de Noël », Anne Perry explore ses héros secondaires confrontés à des enquêtes criminelles à l’époque victorienne. Le contraste entre le symbole de l’Enfant divin qui vient au monde pour le délivrer du mal – et la société coincée, corsetée, immobile, fin du siècle impérial et positiviste, fait des étincelles sous la plume acérée de l’auteur.

Runcorn est devenu commissaire à la place de Monk. Il s’isole dans l’île d’Anglesey pour se laver des turpitudes criminelles londoniennes, mais ne voilà-t-il pas que le destin le rattrape ? Ou bien est-ce Dieu qui lui fait un clin d’œil ? Une belle jeune femme libre, sœur du pasteur et qui a repoussé tous ses prétendants, est découverte assassinée d’un coup de couteau de cuisine dans le bas du thorax. Runcorn la trouve raide, par un matin gelé, au bord du cimetière.

Il va mener l’enquête, timidement d’abord parce que ce n’est ni son pays ni son territoire, mais poussé par l’incapacité manifeste des autorités du lieu qui n’ont jamais vu ça.

C’est qu’il est bien difficile d’être juge et partie dans cette île minuscule où tout le monde se connaît depuis les Normands. Ce microcosme de la « bonne société » n’ose surtout pas briser les « convenances », ni enquêter sur les turpitudes d’autrui. Nous sommes dans le ‘can’t’, cette hypocrisie typiquement victorienne. La réalité est-elle trop crue ou trop mauvaise ? Il faut la repeindre en rose et se raconter une histoire pour rester dans le ton convenable.

C’est toute la différence entre un gentleman et un roturier de savoir faire la différence. Runcorn ne peut être bon policier et gentleman convenu. Il n’est définitivement pas du côté de l’hypocrisie sociale, quoi qu’il dût lui en coûter. Il va donc enquêter, bousculant les ententes tacites, fouiller la merde comme disent les journalistes et les flics. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse, puisque la société anglaise « a choisi de vivre selon les lois », comme le rappelle un personnage. Ce ne sont donc ni les puissants ni le poids de la « bonne » société (celle qui domine) qui établissent la vérité ou la justice – mais les faits. Le siècle positiviste fait évoluer les mœurs vers le droit. Une société ne peut rester immobile si elle révère les faits. Les convenances sociales se révèlent donc pour ce qu’elles sont : de faux semblant, du théâtre pour les autres. Tout comme les robes grand siècle, bouffantes d’un faux-cul pour masquer le réel du corps.

Runcorn va vite découvrir qui a intérêt à ce meurtre, qui a été poussé à cette violence extrême par écroulement de son monde d’artifices, qui s’est senti insulté à l’extrême par cette femme trop belle, trop libre, trop à l’étroit dans son milieu. La tragédie s’écrit presque en trois actes, elle tourne autour de trois personnages.

Mais là où surgit la promesse de Noël est que Runcorn, second violon destiné à le rester, fait émerger tout seul la vérité, même si un autre s’en attribue officiellement le mérite. Sauf que le petit Jésus voit tout, il rééquilibre la balance. Runcorn s’est révélé tel qu’il est, tout nu devant le Créateur, tel l’Enfant de Noël : « Il s’était autorisé pour la première fois à se laisser guider par ses émotions. Cette terre immense avec ses eaux limpides, sa lumière et son horizon au-delà des rêves avaient fait de lui un homme meilleur » p.182. Ce mélange de romantisme en communion avec la nature et de behaviorisme où le milieu marque la morale, est bien anglais. Le coup de pouce de Noël est que cette vérité humaine de Runcorn lui gagne le cœur d’une femme, celle qu’il aime en secret depuis une certaine enquête, celle qui était promise à un autre.

Là, le roman policier s’élève au roman victorien avec lourdes épreuves, vertus morales et happy end. Mais, contrairement aux romans sentimentaux du 19e, c’est court et bien fait. On aime.

Anne Perry, La promesse de Noël (A Christmas Beginning), 2007, 10-18 novembre 2009, 185 pages, occasion €6.00 / ou format Kindle €10.99

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