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Pierre Lemaitre, Le grand monde

L’auteur saisit la famille Pelletier, des Français du Liban propriétaires prospères d’une savonnerie, trente ans après 1918, jetés dans le grand monde. Ce sont les années glorieuses de l’après-guerre, du rationnement encore en cours, des grèves communistes de la CGT qui aspire à faire de la France un pays stalinien sur le modèle de l’URSS, du trafic de piastres en Indochine où les orgies, l’alcool et la prévarication montrent le laid visage des coloniaux.

De mars à novembre 1948, nous suivons les rebondissements des quatre enfants Jean, François, Étienne et Hélène. Il s’avère que l’un est tueur en série, l’autre faux normalien supérieur et journaliste à sensation, le troisième pédé malheureux pistonné à Saïgon et la quatrième, la seule fille, une suceuse cocaïnomane qui a commencé dès le lycée. Leurs amours sont tous malheureux, leurs ambitions immenses mais leurs capacités faiblardes. Le tourbillon de l’époque les entraîne malgré eux et ils surnagent, se débattent, tentent de garder la tête hors de l’eau. Le IVe République naissante est croquée dans ses travers, les ambitions minables pour se faire élire, l’argent de la corruption, l’entre-soi des intérêts bien compris – tout ce qu’une certaine frange de politiciens actuels (de gauche) voudrait voir revenir en VIe République avec le régime des partis, le duel des egos, la concussion, la valse des ministères où l’on prend les mêmes et l’on recommence les mêmes petits jeux sans aucun souci de l’intérêt général du pays.

Comme d’habitude avec Pierre Lemaitre, il y a du suspense, l’histoire se parcourt à grandes guides, on ne lâche pas un chapitre dès qu’il est commencé. Beaucoup d’ironie aussi, le portrait cruel de caractères bien tracés, représentatifs de Français moyens pas tous aussi falots ou brillants qu’ils le paraissent. De l’exotisme aussi, tant dans le Paris du fait divers à sensation qu’en Indochine en guerre civile contre le Viet Minh communiste, financé par les Chinois de Mao et aidés par l’URSS de Staline dans l’indifférence de la classe politicarde parisienne.

Le pays indochinois est vert, moite, beau et pourri – tout comme ce très jeune homme (15 ans ? 18 ans ? Sait-on jamais avec les Asiatiques) mandaté par le compradore chinois Quiào auprès d’Étienne, l’un des fils Pelletier qui agit depuis l’Agence des monnaies de Saïgon (Office indochinois des changes dans la réalité) où son père l’a fait entrer par relations afin qu’il rejoigne son légionnaire – Raymond. Lequel sera mort sous la torture à son arrivée, hersé par les buffles des petits hommes verts.

L’Agence est la seule instance administrative apte à autoriser les transferts d’argent entre la colonie et la métropole, au taux de change avantageux fixé par décret de 17 francs pour 1 piastre, alors que son cours de marché n’est guère que de 10 francs – de quoi doubler la mise à chaque transfert. La différence est payée par le Trésor français, autrement dit par les contribuables et citoyens de la République avariée. Militaires, fonctionnaires, affairistes et commerçants locaux en profitent et l’Agence ne fait que retarder vaguement le mouvement en demandant d’autres papiers justificatifs, car elle ne peut s’y opposer : c’est une décision politique typique d’un politicien IVe République. Fait officiellement pour aider au développement… mais aussi à la guérilla communiste ! Parce qu’il approchera trop cette corruption en forme de trahison, le jeune Étienne verra son amant annamite de 16 ans égorgé et lui-même terminera mal (sur le modèle réel du journaliste Jean-François Armorin). Qu’à cela ne tienne : dans le roman sa mère fera le voyage pour faire le ménage.

Ce n’est pas un livre d’histoire, ni une analyse de société mais un bon roman qui se lit au galop comme un policier historique. Le lecteur aura la surprise à la page 627 de le voir relié au tout premier roman Au revoir là-haut ! Un bon divertissement au coup de crayon acéré.

Pierre Lemaitre, Le grand monde – les années glorieuses, 2022, Livre de poche 2023, 767 pages, €,10,40 e-book Kindle €15,99

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Pierre Lemaitre, Alex

Attention, roman policier ! Car Lemaitre n’écrit pas seulement des romans classiques, dans le style du roman feuilleton comme Les enfants du désastre. Son commandant (jadis commissaire) Verhoeven est un marginal comme Fred Vargas en a créé un avec Adamsberg ; son adjoint Louis est un riche qui s’ennuie et joue le lieutenant (jadis inspecteur) comme Elisabeth George en a créé un avec Lynley. Ces deux auteurs de polars ne sont pas cités dans les « remerciements » obligatoires désormais à la fin de tout livre, à la mode yankee.

Attention, Alex est une femme ! Avec un prénom mâle mais victime puis tueuse avant de réintégrer son rôle de victime in fine. Drôle de prénom pour une fille qui serait née dans les années 1980.

Une fois ces réserves faites, vous pouvez lire ce roman policier sans en attendre du classique. Tout commence par un enlèvement, en plein Paris, d’une jeune femme par un homme costaud en camionnette. La police patauge car, comme d’habitude, les témoins sont nuls, ignares ou peureux – ils ont vu, mais de loin et sans bien observer, pris par « l’émotion », et n’ont rien retenus ; ils « croient » avoir senti une camionnette style artisan, mais sans inscriptions dessus ; de quelle marque ? bah, genre courant quoi.

Le romancier alterne les chapitres police et les chapitres victime, c’est assez osé. Car le lecteur se prend de sympathie pour l’une comme pour les autres – jusqu’au clash de la seconde partie où, renversement de situation, la police loge le ravisseur mais il lui échappe en se jetant d’un pont ; puis loge l’endroit où est détenue la victime mais le trouve vide. La fille s’est échappée toute seule de sa cage et des rats.

Commence alors la fouille du passé. Ravisseur et victime sont liés. Le premier a perdu son fils un brin idiot mais tombé dans les filets du sexe ; la fille l’a enlevé à son père et il a disparu. Quand la police le retrouve, il est mort, planqué dans un réservoir écolo de récupération d’eau de pluie (tout se recycle chez les écolos). Curieusement, il a été frappé par un objet contondant (comme on dit toujours dans les polars) puis gorgé d’acide sulfurique de batterie de voiture (là, c’est moins courant). Pourquoi ? Le lecteur le saura, mais à la fin seulement (sinon, où serait le suspense ?). La police découvre d’autres meurtres sur le même modèle et l’ex-victime, dont les chapitres alternent toujours avec ceux des flics, se délecte à en concocter de nouveau. Comme si elle suivait son instinct, allant un jour à Toulouse, un autre à Reims, un autre dans le 93. Quel est le schéma récurrent ?

La troisième partie verra le déclin et la chute de l’empire victime. Fillette laide et plate, adolescente moche et grosse, elle s’est épanouie très tard et désormais se déguise avec changement de prénom et perruques ; elle allume. Mais elle suit un itinéraire précis, volontaire. Elle brouille les pistes. Alex se venge – et comment ! Au moment où le lecteur est assez écœuré de la femelle, qui a trucidé une sixième victime qui paraissait bon père et bon époux et plutôt gentil, pas macho du tout, on saute dans le victimaire renouvelé. La police progresse, malgré le jeune juge content de lui qui se croit supérieur ; l’étau se resserre sur le passé et le pourquoi.

Survient la fin, préparée par la victime ; elle termine en beauté… Le dernier impliqué sera son grand frère, qui a toujours été « très proche » de sa petite sœur, surtout depuis qu’elle a 9 ans. Lemaitre joue en maître sur les fantasmes et les hantises sordides de la société contemporaine. Il les met en scène et la victime que l’on plaint d’être aux mains d’un ravisseur brutal et macho devient celle que l’on hait de tuer sans raison et comme à plaisir, avant que l’on finisse par compatir avec elle pour l’existence qu’elle a eue.

Difficile d’en dire plus sans déflorer le sujet. Alex n’est pas celle qu’on croit, mais pas plus celle qu’on imagine. Le roman est assez bien fait même s’il est écrit direct, peu littéraire malgré le pedigree de l’auteur, et qu’il comporte peu d’action. La psychologie des personnages reste basique – accessible au plus grand nombre (qui apprécie, d’après les « commentaires »). Mais le divisionnaire, le juge, Verhoeven, Louis ou Armand sont des caricatures. Le dernier est l’avare au carré de l’équipe policière… dont l’avarice se retourne à la fin sur un geste inattendu (semble-t-il).

Pierre Lemaitre, Alex – La trilogie Verhoeven 2, Livre de poche 2021, 399 pages, €7.90 e-book Kindle €7.99

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