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Pierre Lemaitre, Le grand monde

L’auteur saisit la famille Pelletier, des Français du Liban propriétaires prospères d’une savonnerie, trente ans après 1918, jetés dans le grand monde. Ce sont les années glorieuses de l’après-guerre, du rationnement encore en cours, des grèves communistes de la CGT qui aspire à faire de la France un pays stalinien sur le modèle de l’URSS, du trafic de piastres en Indochine où les orgies, l’alcool et la prévarication montrent le laid visage des coloniaux.

De mars à novembre 1948, nous suivons les rebondissements des quatre enfants Jean, François, Étienne et Hélène. Il s’avère que l’un est tueur en série, l’autre faux normalien supérieur et journaliste à sensation, le troisième pédé malheureux pistonné à Saïgon et la quatrième, la seule fille, une suceuse cocaïnomane qui a commencé dès le lycée. Leurs amours sont tous malheureux, leurs ambitions immenses mais leurs capacités faiblardes. Le tourbillon de l’époque les entraîne malgré eux et ils surnagent, se débattent, tentent de garder la tête hors de l’eau. Le IVe République naissante est croquée dans ses travers, les ambitions minables pour se faire élire, l’argent de la corruption, l’entre-soi des intérêts bien compris – tout ce qu’une certaine frange de politiciens actuels (de gauche) voudrait voir revenir en VIe République avec le régime des partis, le duel des egos, la concussion, la valse des ministères où l’on prend les mêmes et l’on recommence les mêmes petits jeux sans aucun souci de l’intérêt général du pays.

Comme d’habitude avec Pierre Lemaitre, il y a du suspense, l’histoire se parcourt à grandes guides, on ne lâche pas un chapitre dès qu’il est commencé. Beaucoup d’ironie aussi, le portrait cruel de caractères bien tracés, représentatifs de Français moyens pas tous aussi falots ou brillants qu’ils le paraissent. De l’exotisme aussi, tant dans le Paris du fait divers à sensation qu’en Indochine en guerre civile contre le Viet Minh communiste, financé par les Chinois de Mao et aidés par l’URSS de Staline dans l’indifférence de la classe politicarde parisienne.

Le pays indochinois est vert, moite, beau et pourri – tout comme ce très jeune homme (15 ans ? 18 ans ? Sait-on jamais avec les Asiatiques) mandaté par le compradore chinois Quiào auprès d’Étienne, l’un des fils Pelletier qui agit depuis l’Agence des monnaies de Saïgon (Office indochinois des changes dans la réalité) où son père l’a fait entrer par relations afin qu’il rejoigne son légionnaire – Raymond. Lequel sera mort sous la torture à son arrivée, hersé par les buffles des petits hommes verts.

L’Agence est la seule instance administrative apte à autoriser les transferts d’argent entre la colonie et la métropole, au taux de change avantageux fixé par décret de 17 francs pour 1 piastre, alors que son cours de marché n’est guère que de 10 francs – de quoi doubler la mise à chaque transfert. La différence est payée par le Trésor français, autrement dit par les contribuables et citoyens de la République avariée. Militaires, fonctionnaires, affairistes et commerçants locaux en profitent et l’Agence ne fait que retarder vaguement le mouvement en demandant d’autres papiers justificatifs, car elle ne peut s’y opposer : c’est une décision politique typique d’un politicien IVe République. Fait officiellement pour aider au développement… mais aussi à la guérilla communiste ! Parce qu’il approchera trop cette corruption en forme de trahison, le jeune Étienne verra son amant annamite de 16 ans égorgé et lui-même terminera mal (sur le modèle réel du journaliste Jean-François Armorin). Qu’à cela ne tienne : dans le roman sa mère fera le voyage pour faire le ménage.

Ce n’est pas un livre d’histoire, ni une analyse de société mais un bon roman qui se lit au galop comme un policier historique. Le lecteur aura la surprise à la page 627 de le voir relié au tout premier roman Au revoir là-haut ! Un bon divertissement au coup de crayon acéré.

Pierre Lemaitre, Le grand monde – les années glorieuses, 2022, Livre de poche 2023, 767 pages, €,10,40 e-book Kindle €15,99

Pierre Lemaitre déjà chroniqué sur ce blog

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François Géré, La guerre psychologique

L’agression de l’Ukraine par l’autocrate du Kremlin montre combien la guerre psychologique est de nos jours l’une des composantes de la guerre tout court. Les chars et les avions, la capacité professionnelle, le renseignement sont indispensables – mais ils ne sont rien sans l’aspect psychologique sur les populations. Sur celle que l’on attaque pour la démoraliser et l’inciter à se rendre « au nom de la paix », entre « pays frères ». Sur la sienne propre pour justifier moralement la guerre, « dénazifier » un pays à demi-russophone dirigé par un Juif qui ferait peser une menace de « génocide » sur la population russe, mais aussi pour masquer les pertes humaines, tués et blessés, inhérentes à l’invasion.

François Géré, dans ce livre d‘il y a vingt-cinq ans, fait le point sur l’histoire et les concepts de la guerre psychologique. Agrégé d’histoire et docteur (d’État) en Science politique, il a enseigné à Polytechnique et aux universités de Paris III et de Marne-la-Vallée. Un manuel pas trop bien écrit mais qui se comprend aisément, maîtrisant mal les retours à la ligne et un brin verbeux mais découpé en chapitres chronologiques, il apporte des informations sourcées et précises sur ce qu’est la guerre psychologique et comment elle peut être employée. L’Internet commençait à peine lorsque le livre fut écrit mais fait déjà l’objet d’une réflexion à chaud qui n’est pas mal venue.

Trois parties : la généalogie rapide depuis le rusé Ulysse (30 pages), l’expérience française en Indochine puis en Algérie 1945-1962 (254 pages), enfin l’hypermédiatisme de la presse sur le Vietnam à la guerre en Serbie en passant par la guerre du Golfe et CNN (130 pages). L’expérience française est la plus documentée et la plus développée, ce qui est intéressant pour comprendre les effets sur le terrain d’une armée non préparée et sans valeurs définies pour tous, comme pour saisir les enjeux d’extrême-droite aujourd’hui… issus de cette période où Le Pen était engagé nationaliste et où la propagande OAS a construit les groupuscules étudiants dont sont issus les leaders actuels autour de Zemmour.

La guerre psychologique passe par l’information, cruciale, et l’analyse des déformations qui lui sont apportées. Volontairement pour l’intoxication, la désinformation étant la base de la propagande, sujet amplement développé à l’époque soviétique, ou la terreur, base de la propagande islamiste à la suite des gauchismes pro-arabes des années 1970-90. Involontairement pour la contre-propagande venue de l’adversaire qui tend à faire prendre des vessies pour des lanternes ou à affirmer avec conviction et relais naïfs d’idiots utiles des fake news, sujets amplement développés par Trump et ses avatars politiciens mais aussi par Bush fils à propos des armes de destruction massive de Saddam et par Poutine à propos des nazis juifs ukrainiens, sans parler des dénis chinois sur la « rééducation » civique en campos de travail forcé de centaines de milliers d’Ouïgours.

La contrainte sur la pensée via les émotions primaires et les instincts est un acte de guerre. L’isolé du Kremlin s’en rend compte lorsque le faible retranché dans sa capitale défie le fort devant le monde entier par des vidéos multiples et des directs avec les parlements du « monde libre » ; mais aussi lorsque les reporters de guerre occidentaux postent heure par heure des audios ou des films sur ce qu’ils voient et entendent. Poutine tombe trop facilement, par tropisme stalinien venu du KGB dans « le piège du mimétisme », faire la même chose que l’ennemi en l’accusant lui de le faire (p.316). « Ainsi s’établit une sorte de loi de la manœuvre psychologique, écrit l’auteur : lorsque les mesures passives deviennent plus importantes que les mesures actives, lorsque la défense l’emporte sur l’offensive, on doit admettre que l’on se trouve en passe de perdre la guerre psychologique » p.376. Poutine semble bien en être là après plus d’un mois de guerre sans grands résultats autres qu’un isolement mondial jamais vu et un effondrement programmé de son économie.

C’est la faiblesse de la démocratie que de laisser ouvertes les infox comme les infos ; c’est sa force d’avoir une puissance de communication diversifiée et une souplesse d’adaptation étonnante. « L’expérience française entre 1947 et 1962 montre qu’il existe toujours une tentation, y compris dans les Etats démocratiques, de la part des élites civiles ou militaires, de transformer en propagande le corpus des idées, des valeurs, des principes couramment acceptés et pratiqués par la société » p.31. Autant le système totalitaire (par exemple communiste soviétique ou chinois, mais aussi islamiste ou fasciste) impose l’idéologie unique du parti dirigeant entre autres par l’armée – autant le système libéral met l’armée de côté pour la défense des valeurs, elles librement débattues et sanctionnées dans les urnes. La guerre psychologique, en démocratie, est à usage externe ; en autocratie, à usage interne autant qu’externe, abolissant toute « politique » dans le diktat. Ce pourquoi Poutine comme Xi emprisonnent leurs opposants, voire les font tuer, et font voter par un parlement à leur botte une série de lois pour justifier la restriction et la censure. L’expérience du 5ème Bureau en Algérie française fut un échec justement parce qu’il confondait pacification et libre consentement et prêtait aux militaires le pouvoir de fixer une direction qui ne pouvait être que politique (et qui manquait cruellement). En Algérie, « l’armée française deviendrait-elle une sorte d’Armée populaire de libération à la chinoise ? » s’interroge l’auteur avec quelque malice. Comment peut-on « libérer » des résistants patriotes ? Les Américains en Afghanistan et en Irak ne l’avaient pas encore compris, minimisant selon l’auteur l’expérience française d’Indochine et d’Algérie, entachée du péché originel de « colonialisme ». Mais qu’ont-ils fait d’autre, les conservateurs bushistes, que tenter de coloniser les esprits, les élites et l’économie ?

De l’expérience française sort un ouvrage, Les valeurs fondamentales du patriotisme français, qui fait encore référence pour « l’identité française ». Elle reste plus ou moins fantasmée par les « souverainistes » d’aujourd’hui, car essentialisée alors qu’elle change dans l’histoire. En 1956 l’armée française s’interroge sur son rôle, ses valeurs et ses ennemis et le général Chassin écrit dans la Revue de Défense nationale un article intitulé « Vers un encerclement de l’Occident » – thème qui ressurgit aujourd’hui des sables, le grand remplacement étant l’islamisme (fondu et confondu avec l’islam) plutôt que le communisme, reconverti en divers nationalismes. Mais à l’époque déjà, note l’auteur, « comme adversaires ne sont retenus que la Russie et le communisme, le monde arabe panislamique, enfin la Chine » – avec deux incidentes : les États-Unis qui poursuivent leurs propres intérêts et le Marché commun qui risque « de développer dans notre pays l’influence étrangère comme de provoquer des difficultés sociales » p.269. Pas un mot à changer à ce diagnostic, selon les extrêmes-droites d’aujourd’hui. Le Français « de souche » aurait toujours l’islam ethnique autant que culturel, le Chinois impérialiste comme l’Américain, et le Russe archaïquement conservateur menaçant la démocratie et la modernité pour les uns, rempart contre la décadence et le métissage pour les autres.

Plus pratique est la description de l’action psychologique à l’égard de son propre camp et envers l’adversaire (pages 203 à 224). Pour les siens, il importe de soutenir le moral, d’instruire les hommes et de former les cadres, de disposer d’outils adéquats et d’une organisation qui définit qui fait quoi. Pour les autres, il faut savoir ce qu’on dit et à qui, pour cela établir le contact, organiser et enseigner, affirmer la positivité de son camp et user des procédés adéquats. La torture, par exemple, largement discutée en son temps en Algérie, apparaît comme très peu efficace sauf pour obtenir un renseignement précis. « De fait, la torture comme acte de violence physique est l’antithèse des mécanismes psychiques que l’expert en action psychologique cherche à faire jouer », note l’auteur p.235. Pratiquée assez couramment par les armées en campagne, par les Français en Algérie comme par les Américains en Irak, les Chinois au Tibet et au Xinjiang, et par les Russes en Ukraine, elle apparaît plus comme une vengeance qui révèle la faiblesse de ceux qui la pratiquent.

Pour l’auteur en 1997, la guerre du Golfe représente le plus grand succès à cette date de la guerre psychologique, compte tenu de l’hypermédiatisme. La guerre a été légitime par l’ONU et le Congrès, avec des buts précis (libérer le Koweit), la communication maîtrisée, et n’a duré que le temps nécessaire à la mission. Pas d’occupation comme ce sera le cas en Afghanistan après les attentats de septembre 2001, ni en Irak, après la tentative d’assassinat de George Bush par Saddam Hussein et son bluff sur les « armes de destruction massive » (qu’il n’avait que chimiques). Occupation qui refera les mêmes erreurs que les Français en Indochine, puis en Algérie : on ne transforme pas par la psychologie les gens comme par décret.

Les moyens d’informations sont désormais multipliés par le net, les smartphones, les caméras embarquées – et la guerre devient de plus en plus psychologique ! Un ouvrage fondamental de la Bibliothèque stratégique des éditions Economica, qui fait encore référence aujourd’hui auprès des étudiants en Science politique comme des militaires.

François Géré, La guerre psychologique, 1997, Economica/Institut de stratégie comparée EPHE IV Sorbonne, 423 pages, occasion €99,93 e-book Kindle €8,99

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Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence

Jules a vécu toutes les guerres, depuis la Résistance à 25 ans jusqu’à l’Algérie. Dans un premier tome intitulé Normandie douce-amère, l’auteur a conté la période de l’Occupation ; dans ce second, qui peut se lire indépendamment, il conte l’Indochine. Il ne parlera pas de l’Algérie car ce tome 2 clôt l’aventure – le sujet est probablement trop sensible pour ses contemporains…

Commandant des FFI, Jules s’engage dans l’armée pour se retrouver capitaine. Il choisit l’Indochine, reste de « l’empire français » bien décati depuis la double humiliation allemande et japonaise de « la première armée du monde » en 1938. Le Vietnam est l’occasion de jouer au proconsul, de civiliser une population souple et intelligente qui ne demande qu’à apprendre. Jules y réussit assez bien, même si la métisse Jeanne s’attache trop à lui pour être honnête. Jules est marié en France, il a déjà trois enfants ; Jeanne s’impose à lui dans sa solitude et exploite ses fragilités. Elle l’aime, sans aucun doute, mais aime aussi son frère, passé côté Vietminh. Double appartenance, double-jeu.

Les chapitres 6 à 12 sont sans conteste le meilleur du roman. L’auteur décrit cet empire finissant, idéalisme à beaux restes qui ne dure pas avec les ferments communistes et la démagogie socialiste de la métropole, sans aucun projet politique. Il fait son travail en bon professionnel, mais sans aucun espoir de réussir, ce qui est l’essence de la tragédie. La guerre est son métier et, sans combat, il ne vit plus. Au détriment de ses amours et de ses enfants, pour lesquels il est absent.

La construction du livre pèche du délayage au début et du délayage après l’Indochine. Ce n’est que lorsque le petit-fils de Jules, l’instituteur Fabien, est contacté par Lucie qui se meurt, ancienne amante de Jules dans la Résistance, que l’intrigue retrouve du rythme. Peut-être aurait-il fallu resserrer les pages intermédiaires peu utiles au lecteur, dispersant son attention sur des personnages trop secondaires : le dialogue creux avec Marie au début, l’étrange amie Mireille, puis Anne-Marie et ses Espagnols, Pascal et la classe d’adaptation, son grand-père brutal, les remarques comme un cheveu sur la soupe à propos des RASED. L’attention cherche à se focaliser sur l’un et sur l’autre alors que rien dans l’histoire ne le justifie, ce pourquoi l’auteur s’est senti obligé de récapituler la liste des personnages au début, comme au théâtre. Centrer l’intrigue sur l’Indochine et son Indochinoise (qui donne son titre au roman) eut été mieux venu.

Car les pages où le lecteur s’y trouve plongé sont psychologiquement passionnantes et bien troussées. Le déracinement idéaliste engendre le déchirement familial et personnel. Et tout ça pour quoi ? Pour se retrouver méprisé par les Métropolitains qui ne songent qu’à consommer dans la reconstruction et jettent l’empire et l’idée même d’empire par-dessus les moulins. Avec pour conséquence que les enfants métis, nés des accouplements franco-vietnamiens, trouvent mal leur place deux générations après. Ils ne sont ni Français universels, ni Vietnamiens national-communistes, amputés des racines. Et que les enfants de France se trouvent orphelins de papa et ne comprennent plus l’histoire de leur lignée. Tout le reste est accessoire et devrait être traité comme tel pour que passe l’idée.

L’auteur, réalisateur de documentaires, a voulu faire un roman du produit de son travail de recherche et il ne maîtrise pas encore cet instrument particulier qu’est le livre. Mais il mérite d’être lu pour les pages indochinoises qui reviennent sur cet impensé français de l’histoire coloniale, un projet civilisateur dévoyé dans l’affairisme et la crispation militaire.

Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence – Le goût de la tempête 2, 2020, éditions Une heure en été, 293 pages, €18.50

Livres déjà parus aux éditions Une heure en été

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Patrick Deville, Peste et choléra

Alexandre Yersin, fils improbable d’une parpaillote cévenole et d’un évangéliste vaudois né en 1863 en Suisse, devient médecin après des études à Lausanne, Marbourg et Paris – où il intègre la bande à Pasteur en 1887 et devient français en 1889. Il découvre la toxine diphtérique en 1886 mais surtout en 1894 le bacille de la peste à qui il donne son nom : Yersinia pestis. Il élaborera un sérum en 1898. C’est pour cela qu’il est mondialement connu dans l’étroit petit monde des savants. Patrick Deville ouvre le personnage à la littérature.

Car la vie de Yersin est romanesque. « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger », avait-il coutume de répéter. Curieux de tout, approfondissant avec une obstination toute suisse chaque domaine qui l’intéresse, il est l’un des derniers encyclopédistes – comme son maître Pasteur (qui n’était pas médecin). Alexandre Yersin sera successivement chercheur en microbie, chargé de cours, médecin maritime vers l’Asie, planteur d’hévéas et producteur de quinine en Indochine, éleveur, agriculteur, producteur de sérums, directeur d’école de médecine à Hanoï, directeur de l’Institut Pasteur, météorologue… Il est mort à presque 80 ans en 1943 en Indochine, où il s’était retiré près de la mer à Nha Trang.

Patrick Deville écrit en faisant des fiches et chacun de ses chapitres aborde un thème d’existence, présenté sans majuscule : « à Paris », « en mer », « la longue marche », « la controverse des poulets », « la petite bande » et ainsi de suite. Son écriture est parfois télégraphique, comme une prise de notes livrée telle quelle ou dictée sans plume : « Voilà, il a une idée. L’utile à l’agréable » (« en Normandie »). C’est familier et fait souvent pauvre, le lyrisme n’étant pas le fort de l’auteur, grandi en hôpital psychiatrique (son père en était directeur). L’introduction du « fantôme du futur », qui s’assoit familièrement dans les mêmes fauteuils pour prendre des notes sur un carnet à couverture taupe, devient vite agaçante, un brin narcissique tel un Hitchcock en passant dans ses films. Mais le lecteur n’a que faire de l’auteur groupie dans la biographie d’un génie !

Ce n’est donc pas la forme qui fascine en ce roman, mais la matière : la vie romanesque. Le milieu du XIXe siècle est fascinant parce qu’il marque l’essor de la science positive, célébrée dans les romans d’aventures de Jules Verne. Durant le second Empire, le mercenaire devenu président du Nicaragua William Walker est fusillé sur une plage du Honduras, Henri Mouhot découvre les temples d’Angkor et Louis Pasteur escalade la mer de Glace afin de prouver que la génération spontanée est un mythe. Yersin poursuit la lignée de ces découvreurs. Il est dans le mouvement d’une bande de jeunes capables de tout quitter pour suivre une cause. Ce sont souvent des orphelins qui y trouvent une famille, Yersin a perdu son père d’une rupture d’anévrisme juste avant qu’il naisse ; parfois des Juifs – mais l’auteur insiste un peu trop lourdement sur cet aspect, sacrifiant à la mode victimaire.

Le roman se lit avec un certain plaisir et se relit des années plus tard avec le même, ce que je viens de faire. Avec une vie à conter, l’auteur tient au moins une histoire qui se tient. Ne reste plus qu’à la dire en bousculant les périodes pour conserver l’attention, c’est la cuisine du littérateur.

Patrick Deville, Peste et choléra, 2012, Points Seuil 2013, 264 pages, €7.00 e-book Kindle €6.99

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Laurent Beurdeley, Xavier Dolan l’indomptable

Xavier Dolan vient d’avoir 30 ans et il a déjà sa biographie. Le maître de conférences en droit à l’université de Reims, spécialiste des thématiques maghrébines que sont la transition démocratique, la religion, l’identité, le genre, Laurent Beurdeley a été séduit dès son premier film par ce doubleur, auteur, acteur, réalisateur, metteur en scène, costumier né en 1989. Il en fait le Rimbaud du XXIe siècle, né Outre-Atlantique dans la Belle province.

Malgré quelques expressions étranges en page 9 telles que « baigné dans l’œil du public » (sic) et « des perceptions se mobilisent » (ah bon ?), le reste se lit agréablement. N’était la formule peu digeste des fiches juxtaposées en chapitres thématiques, multipliant à plaisir les citations sans toujours en dégager l’essentiel. Mais une vie aussi courte n’est pas encore définie et la suivre pas à pas est faire montre de prudence anglo-saxonne (le culte du fait), même si le lecteur français aurait aimé plus de souffle épique à la Michelet pour l’enfant terrible du cinéma canadien.

Il a 20 ans lorsqu’il a « tué sa mère » en en faisant un film cathartique, présenté en 2009 à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Le scénario est tiré d’une nouvelle qu’il a écrite à 16 ans, sur les encouragements d’une prof. Il sera Grand prix du jury à Cannes en 2016, sept ans plus tard. Fils d’un Egyptien (Michel Tadros) acteur et danseur et d’une Irlandaise dont il a pris le nom (Geneviève Dolan – à qui ce livre est dédié), le jeune Xavier joue déjà dans des publicités et des séries à l’âge de 4 ans ; il double à 11 ans Ron Weasley dans la version française de Harry Potter.

C’est sa mère qui l’élève seule car le couple s’est séparé lorsque le gamin avait 2 ans. Xavier souffrira de l’absence de père, trouvera sa mère peu affectueuse en son enfance et sera mis dans une pension catholique de 11 à 14 ans. Il quittera les études à 17 ans pour se lancer tout seul dans le cinéma, profitant de la fortune accumulée par ses cachets d’enfant. A l’école, il est turbulent, se bat, veut attirer l’attention. Le père indifférent le marque et oriente probablement sa sexualité d’enfant trop désireux d’être aimé, en rivalité constante avec sa mère. Après l’avoir ressenti dès 12 ans, il se déclare ouvertement gay à 16 ans dans son collège Notre-Dame de Lourdes à Montréal ! Il est vrai qu’il semble exister une pression vers les amitiés particulières dans ces lieux fermés non-mixtes où l’extrême jeunesse bouillonne de passions. L’austérité catholique, la célébration du Christ torturé, de saint Sébastien nu percé de flèches doloristes et le célibat de ses prêtres n’arrange pas les choses… Besoin d’admirer, d’être aimé, en faut-il plus pour désirer qui est à sa portée ?

Les Québécois sont volontiers jaloux de qui les dépassent d’une tête, suggère l’auteur. Aussi le fils prodige est-il traité en joual (le parler québécois) de fif et de bibitte lorsqu’il réalise son premier film, comprenne qui pourra. Pour émerger, il faut tourner en bon français – ou en anglais – car le marché du Québec n’est que de 8.5 millions d’habitants. Xavier Dolan est anxieux, impatient, et montre en miroir sa génération dans un monde malade : sexe, drogue et rock’n  roll. Mais il balaie les étiquettes et se veut jeune qui ose. Ses références filmiques sont La leçon de piano, Mort à Venise, Les 400 coups, entre autres, son personnage fétiche Néron dans Britannicus de Racine, et il avoue un faible pour le beau Leonardo di Caprio. Il aime Les liaisons dangereuses, L’écume des jours, la poésie de Paul Eluard et les fantaisies de Jean Cocteau. En bref l’intime et l’ode à la différence. Chacun est précieux et il faut le connaître plutôt que le juger. Les mères, surtout, sont méritantes, ayant la charge d’élever dont les pères se défaussent trop volontiers.

Lorsqu’il tourne, il est très directif, descend jusqu’aux détails des costumes, de la voix et des gestes avec les acteurs. Il voit ce qu’il veut et l’impose. Ce n’est pas caprice mais exigence et les acteurs même les plus grands paraissent jusqu’ici séduits par sa direction.

Sur vingt chapitres, le biographe en consacre six aux films et deux aux clips vidéo.

J’ai tué ma mère (2009) expulse les rancœurs d’enfance de façon sincère et maniérée.

Les Amours imaginaires (2010) filme les fantasmes d’adolescence où un garçon et une fille s’amourachent du même éphèbe indifférent comme un dieu grec.

Laurence Anyways (2012) avec Melvil Poupaud, montre comment un homme au prénom androgyne se veut femme, film sur l’identité sexuelle mais sans aucune scène de sexe.

Tom à la ferme (2013) sur une pièce de Michel Marc Bouchard est un thriller psychologique, peut-être l’œuvre la plus accessible à qui n’a jamais vu Dolan. Tom est gay et a perdu son compagnon Guillaume du sida. Il va l’enterrer dans la famille de ce dernier, dans une ferme sinistre où le frère aîné, Francis, est à la fois une brute et un séducteur. Tom entretient avec lui des relations sadomasochistes jusqu’à ce qu’il finisse par partir, séparant le rural arriéré de l’urbain branché.

Mommy (2014) avec Antoine Olivier Pilon est tourné en format carré pour plus de proximité avec les visages. Une mère reprend son fils psychopathe chassé de l’hôpital psychiatrique pour y avoir mis le feu et, aidée d’une voisine, tente de résoudre ses problèmes. Dits en joual et souvent hystériques, les dialogues ne sont pas appréciés de tous les spectateurs.

Juste la fin du monde (2016) à partir d’une pièce de Jean-Luc Lagorce montre l’enfermement névrotique, la crise permanente de chacun sans que jamais personne n’écoute. Le film réunit Vincent Cassel, Marion Cotillard, Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Nathalie Baye – excusez du peu – et filme le retour dans sa famille d’un malade (du sida mais le mot n’est pas prononcé). Aucune vie intime n’est au fond communicable.

Ma vie avec John F. Donovan (2018) conte la relation épistolaire entre un acteur adulte gay refoulé et un fan de 11 ans, jusqu’à ce que des harceleurs du gamin mettent la main sur des lettres de l’acteur et les publient sur le net, entraînant le suicide de l’adulte. Comment vivre sa vie tout en étant célèbre ?

Matthias & Maxime (2019), trop récent, n’est pas chroniqué dans la biographie.

Les clips sont College boy (2013) et Hello (2015). Le premier est sur une chanson du groupe Indochine, où un collégien est harcelé de plus en plus fort dans une école catholique, jusqu’à la crucifixion finale dans la cour, alors que tout le monde détourne les yeux. Antoine Olivier Pilon se sacrifie. Le second est sur une chanson d’Adele, vu 1.7 millions de fois sur YouTube.

Xavier Dolan est un autodidacte mal aimé qui a bâti son art par son entregent et son côté Peter Pan. Il est sensible aux êtres, trop sensible aux maux de son époque dont l’égoïsme et le préjugé sont les deux piliers. Il est croyant, mais de quoi ? De culture catholique mais québécoise. Le biographe ne nous en dit rien. S’il a certainement vu tous les clips et lus tous les articles sur son sujet, l’a-t-il rencontré une fois avant d’écrire ? (Il l’a au moins rencontré après)

Il reste qu’il s’agit, à ma connaissance de l’unique biographie du prodige de 30 ans – une performance !

Laurent Beurdeley, Xavier Dolan l’indomptable, 2019, édition CRAM Montréal, 450 pages, €22.00 e-book Kindle €15.99

DVD Coffret 5 DVD Xavier Dolan : J’ai tué ma Mère + Les Amours Imaginaires + Laurence Anyways+ Tom à la Ferme + Mommy, €25.98

Compte Instagram de Xavier Dolan pour les fans

Blog de Xavier Dolan

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Hiata au Vietnam – Hanoï

Tout le monde sait que le Viet Nam ou Viêt-Nam ou Viêt Nam ou Vietnam ou Viêtnam est un pays d’Asie du Sud-est situé à l’Est de la péninsule indochinoise. Quelques 89 millions d’habitants sur une superficie de 331 690 km2. Il a la forme d’un S dont les extrémités sont distantes de 1650 km. Trois grandes régions : au Nord, le Tonkin avec Hanoï et Haiphong, au centre l’Annam avec Hué et Da Nang (anciennement Tourane), au Sud, la Cochinchine avec comme ville principale Hô-Chi-Minh-Ville (Saigon). Pour voisins, la Chine au Nord, le Laos, le Cambodge et le golfe de Thaïlande à l’Ouest et la mer de Chine méridionale à l’Est et au Sud. Capitale Hanoï.

VIETNAM HANOI

Hanoï (la ville au-delà du fleuve) est située au nord du pays sur le delta du fleuve Rouge qui charrie ses eaux boueuses vers le golfe du Tonkin. Elle est peuplée de plus de 3 millions d’habitants. C’est indiscutablement la plus belle capitale d’Extrême-Orient. La ville a été fondée par le roi Ly Thai To en 1010. Capitale de l’Indochine française de 1902 à 1953, puis celle de la République démocratique du Viêt Nam de 1954 à 1976 et enfin de la république socialiste du Viêt Nam depuis cette date. C’est une ville-jardin avec de nombreux lacs. Certaines rues sont entièrement spécialisées dans une seule activité comme le textile, la chaussure, l’ameublement, la ferblanterie, les lanternes. C’est un quartier au cœur même de la ville nommé le quartier des 36 guildes. Hanoï est connue pour sa gastronomie : nems, phô (soupe), beignets de crevettes et de calamars.

VIETNAM HANOI TEMPLE DE LA LITTERATURE

Les monuments n’y manquent pas ! Tel le Temple de la littérature ou sanctuaire du Prince propagateur des Lettres. C’est un temple confucéen situé dans l’Ouest de la ville, divisé en cinq cours. Les coloniaux l’avaient baptisé « la pagode des Corbeaux ». Fondé en 1070 par le troisième empereur de la dynastie Ly – Ly Nhât Tôn – la règle était celle de l’enseignement de Confucius du temple de Qufu. Dès 1165, les lauréats recevaient le titre de « grand lettré » et les trois premiers un titre spécifique, en plus, dès 1247. Le concours comportait au 14e siècle quatre épreuves : 1/ la transcription d’un texte appris par cœur, 2/ l’explication poétique d’un texte classique, 3/ la rédaction d’une ordonnance, d’un placet ou d’une proclamation impériale et enfin 4/ une dissertation libre. Le temple est divisé en cinq cours intérieures séparées par des murs selon l’axe chinois nord-sud. L’allée principale avec portes était réservée aux seigneurs, les petites allées sur les côtés pour les domestiques, serviteurs et soldats ! Je vous fais grâce de la description des cinq cours.

VIETNAM

La pagode Chua Môt Côt ou Pagode au Pilier unique se situe dans le nord-ouest de Hanoï. Elle fut construite par l’empereur Ly Thai Tông qui régna de 1028 à 1054. Reconstruite au 13e siècle, détruite par les Français au 20e siècle et reconstruite par le nouveau gouvernement vietnamien. Elle était, à l’origine, au centre d’un ensemble de pagodes, elle était plus grande, son pilier d’origine en teck fut remplacé par le béton… Des légendes affirment que l’empereur Ly Thai Tông l’aurait fait construire suite à un rêve qui lui annonçait la naissance d’un fils présenté par une déesse sur une fleur de lotus.

Le lac Hoan Kiem ou lac de l’Épée restituée se situe à Hanoï également. Lê Loi est un empereur (1428-1524) fondateur de la dynastie des Lê qui au début de sa lutte contre les Chinois aurait reçu d’un pêcheur une épée repêchée dans le lac. Dix ans plus tard, il avait réussi à chasser les Chinois, il traversait le lac quand une tortue l’aborda et lui réclama l’épée au nom du Roi-Dragon, ancêtre mythique du peuple Viêt. Lê Loi comprit alors que l’épée était un mandat du Ciel pour chasser les Chinois du pays.

La pagode Trân Quôc est située sur l’île du lac de l’Ouest, construite au 6e siècle, reconstruite au 17e, rénovée en 1815 ; c’est la plus ancienne pagode de Hanoï. Elle est considérée comme le centre du bouddhisme de Thang Long, et est un lieu sacré des croyants bouddhistes. Elle est construite sur la digue Thanh Nien. Le site comporte un grand stupa haut de 15 m, composé de 11 étages, érigé à la mémoire du grand dignitaire bouddhiste. Chaque étage renferme une statue du Bouddha Amitabha.

VIETNAM

Le mausolée de Hô Chi Minh est situé sur la place Ba Dinh. Il accueille la dépouille mortelle du fondateur de la République démocratique du Viêt Nam, décédé le 2 septembre 1969. C’est une copie de celui de Lénine à Moscou, 41,2 m de côtés et 21,6 m de hauteur. Granite gris pour l’extérieur, granites gris, noir et rouge et pierre polie pour l’intérieur. Le corps est préservé dans le froid, dans un sarcophage de verre, gardé par des militaires…

Hiata de Tahiti

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Betty Dubourg-Chaléat, Les rivages de la mémoire

Betty Dubourg Chaléat Les rivages de la mémoire

J’aime à lire ces récits au ras des gens, qui racontent leur vie d’aventures. Le XXe siècle a été riche en possibilités, pour ceux qui voulaient explorer le monde et vivre autre chose qu’une petite vie recluse. Pierre Dubourg, père de l’auteur, est de ceux là. Élevé jusqu’à 15 ans en Indochine, avec de rares retours en France, engagé à 18 ans dans l’aéronavale à Rochefort, il est affecté en Afrique du nord lorsque la guerre éclate et que la France est vaincue en quelques semaines en juin 1940.

Il est jeune, patriote, ne comprend pas comment un sénile datant de 14 comme Pétain puisse « représenter la France ». « Ces Français de l’intérieur, étroits d’esprit, petits bourgeois, ont montré, face à l’adversité, leur manque total de combativité », dit-il p.111. Radio, il entend par hasard avec des copains depuis la Tunisie l’appel d’un certain général De Gaulle. Lui et plusieurs autres ne rêvent que de joindre Londres pour enfin se battre. Mais rien n’est simple, surtout dans une France coloniale confite en conservatisme et haineuse de tout ce qui est anglais ou américain. La non-réponse de son amiral a conduit à la destruction d’une partie de la flotte à Mers-el-Kébir, la non-décision de l’imbécile Darlan a conduit à saborder l’autre partie de la flotte à Toulon… C’est la France des ringards, des frileux, des jaloux. Même en 1945, la Marine restera pétainiste, ce qui écœurera l’auteur.

Deux tentatives de voler un bateau échouent, la seconde est dénoncée quatre mois après, valant à Pierre Dubourd 16 mois de forteresse. Il y rencontrera d’ailleurs au fort de Sidi Kassem en Tunisie, Habib Bourguiba, futur président de la Tunisie, « homme intelligent, ouvert, appréciant la culture française » p.153, enfermé comme eux pour conspiration contre l’État. Mais les Américains débarquent en Afrique du nord, le vent change. L’armée française se rallie… du bout des lèvres. Équipée de fusils datant de 1900 et d’uniformes rescapés de la guerre de 14, elle fait piètre figure. Les gaullistes sont mal vus et snobés.

Ce sont les Anglais qui vont sauver le patriotisme de Pierre. Il est invité à s’engager en 1943 dans la 1ère armée britannique, après un séjour lamentable d’un mois et demi dans les spahis à la frontière algéro-tunisienne. « L’organisation britannique est, je qualifierai, futuriste à côté de notre pauvre armée française qui n’a pas réalisé sa mutation par rapport à la guerre de 70 et de 14-18. Bandes molletières et Lebel ! » p.203. J’aime ce témoignage à niveau de soldat qui remet à sa place les enflures mythiques véhiculées par l’histoire. La France en 1940 n’avait pas envie de se battre, était dirigée par des pleutres, l’armée fonctionnaire vivant sur ses lauriers de la guerre de 14. Un jeune qui voulait libérer son pays était mieux accueilli par les Anglais que par sa propre armée – un comble ! « Je suis fier, fier de servir ce pays qui m’a accueilli et ouvert des possibilités de m’affirmer et de combattre pour la Liberté, ce que mon propre pays m’a refusé avec tant d’acharnement » p.258. Le mythe de « tous pour la liberté », véhiculé par les feuilletons télé complaisants ces temps-ci, est loin de la réalité vécue.

L’aéronavale française le réclame, pour sa spécialité de radio volant ; elle le réintègre, mais le bordel ambiant et l’inertie des chefs fait qu’il préfère rejoindre la Royal Navy dès février 1943. Ses résultats le font expatrier en Angleterre, où il est formé par la Royal Air Force. Il bombardera l’Allemagne en 28 missions comme radio, puis sera versé dans le Coastal Command, la défense côtière, protégeant des convois vers Mourmansk. Il sera descendu au-dessus de la Norvège, puis rapatrié à Londres… où il connaîtra un nouveau crash lors d’un exercice de navigation.

Réapprendre à vivre normalement n’est pas facile. En France ? « Bof, tu sais, rien n’a changé. Ils sont toujours aussi cons qu’avant. Ils n’ont rien compris » p.318. Il sera démobilisé après avoir refusé d’aller bombarder l’Indochine pour l’armée française, puis rayé des cadres en septembre 1945. Lui qui n’avait jamais passé aucun diplôme, sauf le brevet de maître nageur, pour cause de changements d’écoles entre l’Indochine et la France, poursuivra une carrière à l’INSEE à Poitiers jusqu’à sa retraite, 40 ans plus tard ; il y rencontre sa femme.

C’est un beau livre de témoignage, entretiens recueillis sur cassettes par sa fille et mis en forme. Dommage qu’il reste des fautes d’orthographe comme « faire le gué » pour faire le guet, « repaire » pour repère et autres fautes d’accords de verbes (participes passés en –er au lieu de –é ! : la page 270 en recèle à elle seule deux), faute aussi ce « shaps » pour chaps en anglais et cette curieuse date de « 1947 » p.283 pour le bombardement d’Héligoland par les Anglais… Dommage aussi que le lecteur soit dérouté par les premiers chapitres où le narrateur qui dit « je » est alternativement une fille ou un garçon, sans que soit expliqué en avant-propos le travail filial d’une fille pour son père. Le métier d’historien est exigeant, même pour l’histoire familiale. Il y a aussi les répétitions du chapitre 6 par rapport au 5.

Mais ces détails pèsent peu sur l’intérêt global du livre. Ce témoignage de terrain d’un jeune français des années 1940 qui a vécu la défaite de la pensée et du vouloir, qui a cherché à se battre, et n’a pu le faire que dans une armée étrangère, est à lire d’urgence – pour compenser tout ce que la célébration de 14-18 a de cocoricotant, « tous unis » dans la boucherie !

Betty Dubourg-Chaléat, Les rivages de la mémoire, 2013, éditions Baudelaire, 344 pages, €20.43

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Patrick Deville, Peste & choléra

Une biographie romancée légère qui se lit rapidement. Pas une grande œuvre littéraire destinée à rester mais la mémoire rendue à un savant injustement méconnu.

Nous ne sommes pas chez Jean-Christophe Rufin, autre amateur de biographies romancées mieux réussies. Patrick Deville écrit comme il cause, avec des phrases parfois bancales comme celle-ci : « Mais enfin son Alexandre, le petit chanteur des psaumes à l’Église évangélique libre, et maintenant photographier des négresses à poil » p.81. On devine que c’est la reprise telle qu’elle d’une litanie de rombière, mais c’est assez mal tourné. D’autant que la façon n’est pas unique. J’ai découvert avec horreur cette stupidité : « La moitié de la population de l’Europe est décimée » p.20. Faut savoir ! La moitié, c’est un sur deux ; décimé, un sur dix. Ou alors les mots ne veulent plus rien dire. Et pourquoi pas « les cadavres criblé de balles de ces trois femmes kurdes tuées d’une balle en pleine tête », comme le disait allègrement un journaleux de France-info ? C’est non seulement du bafouillage d’informations, des mots émis pour faire mousser, mais aussi une singulière lâcheté envers la langue et d’irrespect envers l’auditeur. N’importe quoi pour occuper l’antenne, ou remplir la page.Patrick Deville Peste et cholera

Le roman de Patrick Deville est écrit comme un docu-réalité de télé, pourquoi prétendre en faire un « livre » ? 44 chapitres pour 220 pages, nous sommes dans le twit in folio ! Zappez pour ne pas lâcher cette attention qui se fait de plus en plus faible chez vous, lectorat pressé (dit-on), entre deux consultations de Smartphone et deux textos envoyés à la copine !

Reste ce Suisse protestant, orphelin très tôt, passionné d’observer, Alexandre Yersin, 1863-1943. Gamin, il veut suivre une existence à la Livingstone (le Mister de « I presume »). Ou peut-être de Rimbaud sans la gangrène. Il est rappelé judicieusement que l’Arthur aurait eu à deux ans près l’âge de Philippe Pétain… Mais Yersin va connaître « la bande à Pasteur » (Deville est adepte du vocabulaire banlieue). Il côtoiera le grand sauveur du petit Joseph Meister, Roux, Calmette (« le C de BCG »), Lyautey (« général et pédale » écrit Deville). Il sera ami avec Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine et futur président de la République, plus tard assassiné par un terroriste russe. Yersin deviendra français pour passer sa thèse en médecine, mais il parle allemand aussi bien et écrit ses lettres en Suisse, à sa mère.

Il travaille au tout jeune Institut Pasteur, il devient docteur cinq galons des Messageries maritimes, explore les hauts-plateaux de l’Indochine, acclimate l’hévéa (caoutchouc qu’il vend à Michelin) et l’arbre à quinine, devenant par là même assez aisé pour financer ses expériences d’agriculture au Vietnam qui fait vivre toute une population pour l’élevage et les plantations à Nha Trang. Il a parcouru le pays des Moïs et celui des Sedang, a inventé p.139 le Coca (saveur cannelle). Il découvre le bacille de la peste (Yersinia pestis) sur une commande d’Anglais effrayés des pesteux de Hongkong. Il est en rivalité avec un Japonais incapable car trop rigide, comme le sont volontiers les Japonais et les Allemands en ce temps-là. Il ne sauve un pestiféré chinois que page 125, comme en passant. « La peste est imprévisible et mortelle, contagieuse et irrationnelle » p.104. Accumuler des adjectifs au hasard fait partie du style Deville.

Yersin n’est pas missionnaire comme ceux de l’Institut qui « veulent pasteuriser le monde et le nettoyer de ses microbes », autre façon d’exporter les Lumières et de « libérer » de la maladie. Il sera néanmoins fait Grand Croix de l’Ordre du Dragon d’Annam par l’empereur Bao Daï, après avoir obtenu les Palmes académiques ; il aura – mais plus tard – la Légion d’honneur, en une époque où la République ne la bradait pas aux histrions et aux footeux.

Yersin est défini par une phrase de Pasteur : « Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés » p.167. Encyclopédiste, amateur universel, touche-à-tout égaré des Lumières. « Un génie et peut-être au fond un malade mental », juge Deville en psychiatre de salon. Qu’en sait-il, l’écrivain, de cette âme ? Il pourrait nous dispenser de ces évaluations de courrier du cœur. Sur la même page un peu plus loin il dit l’inverse, pas à une contradiction prêt, en errance au fil de la plume : « Il est un homme de raison qui jamais ne se laissa entraîner par la passion » p.202. C’est mieux, est-ce plus vrai ?

Vite lu, vite oublié, dommage pour ces dames du Femina qui en ont fait tout le prix.

Patrick Deville, Peste & choléra, 2012, Seuil, 225 pages, €17.10

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