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Ihara Saikaku, Cinq amoureuses

saikaku cinq amoureuses
Le Japon féodal du 17ème siècle, fermé sur lui-même, grouillait d’une vie commerçante, voyageuse, artisanale, loin des seigneurs. La culture des petits bourgeois chônins des centres urbains tournait autour de la maison de thé (où l’on buvait force saké), de l’auberge (qui offrait ses servantes aux plaisirs du pérégrin), des mets choisis pour leur snobisme (comme cette « salaison de viande de sirène » p.188) et du bordel (qui réunissait de jeunes lettrés autour de courtisanes cultivées).

Ce sont les portraits de cinq femmes que conte l’auteur dans ces inventions tirées de faits réels ; cinq femmes dans un pays mâle tout entier tourné vers le travail masculin et la vie militaire. Les normes sociales de la féodalité sont ancrées dans le patrimoine, dont l’épouse fait partie au même titre que les féaux et les chevaux. Pour elles, c’est la fidélité ou la mort. « L’honneur » ne saurait composer. Les chônins, pour se hausser du col comme les bourgeois de chez nous, font de la « distinction » (Bourdieu) ce qui les sépare de la vulgarité du peuple où la sexualité est plus nature ; ils imitent les mœurs sociales des nobles. Dans ces cinq contes, sont harponnés par les femmes un fils de marchand, un tonnelier, un éditeur d’almanach, un très jeune noble, un bourgeois prétendant samouraï portant sabre et aimant les éphèbes.

Les sens enivrent très tôt, à treize ans pour l’époque, comme en témoigne les premières phrases du premier conte : « un fils nommé Seijurô qui, de naissance, surpassait en beauté le portrait du ‘beau garçon d’autrefois’ (Narihira), et que son aspect élégant faisait aimer des femmes. Aussi, dès l’automne de sa treizième année, s’était-il engagé dans la voie des voluptés, à tel point que, parmi les quatre-vingt sept filles de joie du port, il n’y en avait aucune qu’il n’eût déjà rencontrée » p.5. Dans le premier conte, le beau Seijurô séduit la fille de son maître et c’est l’oubli de sa boite à courrier par un facteur qui va faire prendre les amants sur le bateau dans lequel ils fuyaient, forcé de retourner au port par la bêtise du porteur de nouvelles.

Mêmes émois très tôt chez les filles ; le troisième conte est enthousiaste. Quatre compères s’installent à boire en terrasse d’une maison de thé pour juger des filles qui passent : une de 33 ans puis une de 21 ans, une de 26 ans et enfin – la plus belle – la dernière. « L’air hautain, accompagnée d’un palanquin, arriva une fille de douze à treize ans. Sa chevelure était légèrement relevée à son extrémité, et liée par une étoffe de soie rouge repliée. Sur le devant de la tête ses cheveux étaient séparés par une raie, à la manière des éphèbes. (…) Elle était belle, tout simplement, sans qu’il fût besoin d’entrer dans plus de détails » p.88.

Cette Ima-Komachi est vite repérée par un éditeur d’almanach, demandée à ses parents, mariée. Mais, trois ans plus tard… appelé par ses affaires dans l’est, le mari confie sa jeune épouse à son principal commis, un garçon très sérieux dans les comptes. Une servante illettrée amoureuse de lui intrigue avec Ima-Komachi sa patronne pour lui écrire une missive, mais le garçon méprise ces avances. Par jeu, les femmes veulent se venger et entreprennent une véritable cour par lettres ; le jeune commis Moemon se laisse aller à la compassion pour cette passion et promet un rendez-vous. Ima-Komachi, 16 ans, se substitue à sa servante pour le confondre et faire honte à son dédain. Mais elle s’endort… et se fait enfourcher durant son sommeil par le bel amant. « Elle comprit qu’elle ne pourrait plus éviter de continuer ses rapports avec Moemon » p.97 – et la tragédie met en branle ses engrenages. Ils s’enfuient pour éviter le déshonneur, mais pas assez loin pour que des commerçants itinérants ne les repèrent. Malgré un songe où un moine bouddhiste les enjoint d’entrer en religion pour expier leur concupiscence, ils persistent dans la voie de la volupté. Rattrapés, ils « furent traînés vers le lieu d’exécution de Awata-guchi, où leur existence s’évanouit comme la rosée sur les herbes » p.117.

saikaku cinq amoureuses gravure

Dans le second, un tonnelier honnête s’amourache d’une jeune fille par l’entremise d’une avorteuse ; ils se marient secrètement lors d’un pèlerinage commun, très amoureux. Mais, lors d’une fête lancée par un marchand de levain, la jalousie naît dans le cœur de l’épouse de celui-ci, ce qui précipite les amants l’un vers l’autre – ils sont surpris par le tonnelier et sa femme aimée se tue pour contrer le déshonneur.

Le quatrième met en scène la fille de quinze ans d’un marchand de légumes et un apprenti samouraï de seize ans, qui s’est fiché une écharde dans le doigt. La fille tombe amoureuse et l’éphèbe est ému, mais il n’a pas encore un droit social aux femmes et couche avec le novice de onze ans. Par une nuit d’orage, mademoiselle O-Shichi ne peut plus tenir et se rend dans la chambre du jeune Kichisaburô. Elle doit passer le barrage d’une servante (fort serviable) et du novice (gamin pour qui coucher est très naturel, mais se laisser acheter par des friandises aussi). « Si c’est lui, avoue le gamin, nous couchons ensemble, les pieds tournés l’un vers l’autre, et la preuve, la voici. Il releva les manches de son vêtement ouaté en coton ; elles étaient pénétrées de l’odeur du bois à encens » – le parfum de l’éphèbe (p.135).

La cinquième amoureuse est plus méritante car elle doit convertir un martial, amoureux des éphèbes, en homme sensible aux femmes. Rien de tel, pour cela, que de se déguiser en jeune garçon pour allumer son désir. Gengobei vit une passion réciproque avec le jeune Hachijurô : « Le jeune garçon était d’une beauté sans égale, qui ne se peut comparer qu’à celle des fleurs à demi écloses des cerisiers simples qui viennent de fleurir, et qui semblent vouloir parler » p.161. Mais il meurt, d’une maladie : on mourait facilement en ce temps-là, au Japon comme en Europe. Désespéré, Gengobei entreprend un pèlerinage pour se retirer du monde mais, en chemin, il rencontre un garçon du même âge que son amant décédé, « quatorze ou quinze ans ». Il en tombe amoureux : « Sa chevelure était nouée négligemment par-derrière (…) Sa chair avait l’opulence de celle d’une femme » p.167. Fils d’un fonctionnaire aisé et amateur d’oiseaux, l’adolescent cherche maladroitement à en capturer à la glu. Gengobei en profite : « il abaissa un côté de son vêtement » (pour mettre ses muscles à nu et séduire l’éphèbe) puis attrape les oiseaux. Invité par le jeune dans son cabinet à livres, « ils en vinrent à s’unir, et s’aimèrent de tout leur cœur en une nuit qui en valait mille autres » p.170.

Gengobei poursuit son pèlerinage mais promet de repasser. Hélas ! le garçon est mort lui aussi de la fièvre, après l’avoir vainement appelé. Gengobei renonce à la vie terrestre et se reclut dans un ermitage en montagne. L’auteur commente sobrement : « Quant à leur amour, les éphèbes sont fleurs qui tombent de la main qui les porte, et disparaissent en même temps ». C’est là que la fille d’un négociant avec les îles Ryûkyû tombe amoureuse de lui. Elle le séduit, déguisée en jeune garçon, mais le couple ne peut subsister pauvrement qu’en jouant les baladins dans les villages. Il faut attendre la mort des parents pour qu’ils héritent des richesses et vivent heureux.

C’est la seule histoire des cinq qui se termine bien.

Le traducteur, dans ses notes et commentaires fort bienvenus, nous apprend que « la prostitution féminine était très répandue. Elle ne comportait moralement aucune déchéance ; c’est à cette profession, reconnue et officiellement réglementée, que s’adressaient librement les hommes, célibataires ou non. Le mariage, en revanche assujettissait sévèrement l’épouse à son mari » p.194. L’union libre, à l’insu de la famille, était jugée délictueuse. Seul moyen d’échapper au châtiment (peine de mort, meurtre par l’époux, suicide), était d’entrer en religion, donc de renoncer au monde.

Les cinq amoureuses montrent combien les femmes au Japon pouvaient être actives dans leur destinée ; ce sont elles qui déclenchent l’enchaînement des faits qui aboutit – presque toujours – à la tragédie. Elles ont des passions libres, tout comme les hommes, mais elles sont socialement plus contraintes. Si les novices des monastères et les pages des samouraïs pouvaient coucher avec beaucoup de naturel dans le lit de leurs aînés, les mâles ayant passé l’âge de l’éphèbe (après 16 ans) ne devaient plus être attachés sensuellement à l’enfance, ni passifs. Ils devaient prendre une épouse pour transmettre leur nom et leur réputation, comme leur héritage matériel – mais pouvaient ajouter concubines et garçons si cela ne nuisait pas à leur renom. Comme le mariage était arrangé entre familles, la passion ne naissait pas forcément entre mariés, et il n’était pas rare qu’elle s’exprime plus fortement auprès des pages qu’auprès de l’épouse, même très jeune et désirable.

Ces histoires très humaines sont contées avec spontanéité et montrent combien était vivant ce Japon fermé sur l’extérieur en ces années 1650-1680.

Ihara Saikaku, Cinq amoureuses, 1686, traduit du japonais et annoté par Georges Bonmarchand 1959, collection Connaissance de l’Orient, Gallimard/UNESCO 1987, 289 pages, €9.15

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Betty Dubourg-Chaléat, Les rivages de la mémoire

Betty Dubourg Chaléat Les rivages de la mémoire

J’aime à lire ces récits au ras des gens, qui racontent leur vie d’aventures. Le XXe siècle a été riche en possibilités, pour ceux qui voulaient explorer le monde et vivre autre chose qu’une petite vie recluse. Pierre Dubourg, père de l’auteur, est de ceux là. Élevé jusqu’à 15 ans en Indochine, avec de rares retours en France, engagé à 18 ans dans l’aéronavale à Rochefort, il est affecté en Afrique du nord lorsque la guerre éclate et que la France est vaincue en quelques semaines en juin 1940.

Il est jeune, patriote, ne comprend pas comment un sénile datant de 14 comme Pétain puisse « représenter la France ». « Ces Français de l’intérieur, étroits d’esprit, petits bourgeois, ont montré, face à l’adversité, leur manque total de combativité », dit-il p.111. Radio, il entend par hasard avec des copains depuis la Tunisie l’appel d’un certain général De Gaulle. Lui et plusieurs autres ne rêvent que de joindre Londres pour enfin se battre. Mais rien n’est simple, surtout dans une France coloniale confite en conservatisme et haineuse de tout ce qui est anglais ou américain. La non-réponse de son amiral a conduit à la destruction d’une partie de la flotte à Mers-el-Kébir, la non-décision de l’imbécile Darlan a conduit à saborder l’autre partie de la flotte à Toulon… C’est la France des ringards, des frileux, des jaloux. Même en 1945, la Marine restera pétainiste, ce qui écœurera l’auteur.

Deux tentatives de voler un bateau échouent, la seconde est dénoncée quatre mois après, valant à Pierre Dubourd 16 mois de forteresse. Il y rencontrera d’ailleurs au fort de Sidi Kassem en Tunisie, Habib Bourguiba, futur président de la Tunisie, « homme intelligent, ouvert, appréciant la culture française » p.153, enfermé comme eux pour conspiration contre l’État. Mais les Américains débarquent en Afrique du nord, le vent change. L’armée française se rallie… du bout des lèvres. Équipée de fusils datant de 1900 et d’uniformes rescapés de la guerre de 14, elle fait piètre figure. Les gaullistes sont mal vus et snobés.

Ce sont les Anglais qui vont sauver le patriotisme de Pierre. Il est invité à s’engager en 1943 dans la 1ère armée britannique, après un séjour lamentable d’un mois et demi dans les spahis à la frontière algéro-tunisienne. « L’organisation britannique est, je qualifierai, futuriste à côté de notre pauvre armée française qui n’a pas réalisé sa mutation par rapport à la guerre de 70 et de 14-18. Bandes molletières et Lebel ! » p.203. J’aime ce témoignage à niveau de soldat qui remet à sa place les enflures mythiques véhiculées par l’histoire. La France en 1940 n’avait pas envie de se battre, était dirigée par des pleutres, l’armée fonctionnaire vivant sur ses lauriers de la guerre de 14. Un jeune qui voulait libérer son pays était mieux accueilli par les Anglais que par sa propre armée – un comble ! « Je suis fier, fier de servir ce pays qui m’a accueilli et ouvert des possibilités de m’affirmer et de combattre pour la Liberté, ce que mon propre pays m’a refusé avec tant d’acharnement » p.258. Le mythe de « tous pour la liberté », véhiculé par les feuilletons télé complaisants ces temps-ci, est loin de la réalité vécue.

L’aéronavale française le réclame, pour sa spécialité de radio volant ; elle le réintègre, mais le bordel ambiant et l’inertie des chefs fait qu’il préfère rejoindre la Royal Navy dès février 1943. Ses résultats le font expatrier en Angleterre, où il est formé par la Royal Air Force. Il bombardera l’Allemagne en 28 missions comme radio, puis sera versé dans le Coastal Command, la défense côtière, protégeant des convois vers Mourmansk. Il sera descendu au-dessus de la Norvège, puis rapatrié à Londres… où il connaîtra un nouveau crash lors d’un exercice de navigation.

Réapprendre à vivre normalement n’est pas facile. En France ? « Bof, tu sais, rien n’a changé. Ils sont toujours aussi cons qu’avant. Ils n’ont rien compris » p.318. Il sera démobilisé après avoir refusé d’aller bombarder l’Indochine pour l’armée française, puis rayé des cadres en septembre 1945. Lui qui n’avait jamais passé aucun diplôme, sauf le brevet de maître nageur, pour cause de changements d’écoles entre l’Indochine et la France, poursuivra une carrière à l’INSEE à Poitiers jusqu’à sa retraite, 40 ans plus tard ; il y rencontre sa femme.

C’est un beau livre de témoignage, entretiens recueillis sur cassettes par sa fille et mis en forme. Dommage qu’il reste des fautes d’orthographe comme « faire le gué » pour faire le guet, « repaire » pour repère et autres fautes d’accords de verbes (participes passés en –er au lieu de –é ! : la page 270 en recèle à elle seule deux), faute aussi ce « shaps » pour chaps en anglais et cette curieuse date de « 1947 » p.283 pour le bombardement d’Héligoland par les Anglais… Dommage aussi que le lecteur soit dérouté par les premiers chapitres où le narrateur qui dit « je » est alternativement une fille ou un garçon, sans que soit expliqué en avant-propos le travail filial d’une fille pour son père. Le métier d’historien est exigeant, même pour l’histoire familiale. Il y a aussi les répétitions du chapitre 6 par rapport au 5.

Mais ces détails pèsent peu sur l’intérêt global du livre. Ce témoignage de terrain d’un jeune français des années 1940 qui a vécu la défaite de la pensée et du vouloir, qui a cherché à se battre, et n’a pu le faire que dans une armée étrangère, est à lire d’urgence – pour compenser tout ce que la célébration de 14-18 a de cocoricotant, « tous unis » dans la boucherie !

Betty Dubourg-Chaléat, Les rivages de la mémoire, 2013, éditions Baudelaire, 344 pages, €20.43

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Hans Fallada, Seul dans Berlin

Fallada est un pseudo d’Allemand né en 1893 et qui a honte du nazisme. Il a terminé ‘Seul dans Berlin’ (qui porte un autre titre en allemand : Tout le monde meurt seul) l’année de sa mort, en 1947. Il avait 40 ans à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, et 47 ans en 1940. Morphinomane et alcoolique, il échappe à la guerre pour le journalisme et la littérature. Son existence de citoyen et de père de famille n’est pas particulièrement louable, mais il se sublime par ses livres.

Nous sommes en 1940 et l’Allemagne nazie sable le sekt pour avoir enfoncé l’armée française, réputée ‘la meilleure du monde’. Mais, dans un immeuble modeste de la rue Jablonski à Berlin, le couple de petits bourgeois besogneux Quangel reçoit une lettre officielle. Le Reich leur annonce la mort de leur fils unique, envoyé au front. Dès lors, c’est la fin des illusions. La dialectique tapie dans tout esprit allemand se met en marche, trouvant la négativité inhérente à tout positif. Hitler a menti, il est le joueur de flûte qui ensorcelle mais ravit les enfants ; le parti nazi ment, il ne crée pas une élite de seigneurs, mais de saigneurs vulgaires et brutaux ; victorieux, les Allemands sont déjà vaincus, car leur victoire repose sur l’illusion. « Au nom du peuple allemand », c’est la barbarie qui s’installe.

Une remarque de sa femme, jetée dans la colère d’avoir perdu le fils, va mettre le feu aux poudres. « Toi et ton Führer ! ». Quoi, « mon Führer » ? se demande Otto Quangel, contremaître dans une fabrique de meubles. Puis il réfléchit : il n’est pas inscrit au parti nazi, il n’a pas voté pour Hitler, mais il laisse faire. Ne rien faire est laisser faire, l’indifférence conduit la minorité extrémiste à imposer à tous sa tyrannie. A quoi bon être la majorité si elle est silencieuse ? Quangel décide donc de résister. A sa manière, pas bien cultivée, très individualiste, citoyen démuni. C’est inefficace, bien sûr, mais témoigne. Un commissaire et un général SS ne vont-ils pas s’étrangler de fureur et passer des années à découvrir ce ‘Trouble-fête’ (surnom qu’ils lui ont donné) ?

L’auteur nous plonge dans le Berlin des années de guerre, au ras des petites gens. Baldur, le plus jeune de la famille Persicke et chef Hitlerjugend à 16 ans, nanti de deux grands frères brutes SS, aime terroriser les autres. Frau Rosenthal est juive, ses enfants ont émigré à l’étranger mais elle n’a pas voulu fuir. Son mari est arrêté, elle dénoncée et pillée par ses voisins d’immeuble ; elle en deviendra folle et, malgré l’aide d’un conseiller pas antisémite, se jettera dans la gueule du loup, puis par la fenêtre de son étage. Eva Kluge, la factrice qui apporte la lettre, est nantie d’un mari coureur de femmes et joueurs aux courses, dont les deux fils sont au front, l’aîné dans la SS. Il massacre en Ukraine des enfants juifs de trois ou quatre ans en les balançant par les pieds, la tête contre les pare-chocs, à ce qu’on dit. Quand elle l’apprend, elle est écœurée et quitte le parti, la poste et Berlin pour se refaire une vie nouvelle à la campagne.

L’infâme Borkhausen ne pense qu’à dénoncer pour gagner des marks, et cogne tout ce qui bouge quand il rentre bourré, sa femme et ses nombreux enfants (dont très peu sont de lui). S’il se souvient avoir un fils aîné, Kuno-Dieter, blond déluré aux yeux bleus de treize ans, c’est pour l’entraîner dans une affaire louche, et le gamin va fuguer pour ne plus revenir. Il sera la fleur en bouton qui s’épanouit à la fin de ce livre noir, espoir pour l’avenir. Mais, entre temps, la Gestapo aura eu loisir de faire tous ses ravages et les Berlinois, saisis de peur, resteront à ne rien faire, donc à subir leur destin.

Sauf Quangel et sa femme, qui chaque dimanche puis bientôt chaque soir, vont se mettre à écrire des cartes anti-Hitler. Ils les déposeront au hasard dans les cages d’escalier ou les boites aux lettres, persuadés que ceux qui les liront auront un doute, peut-être. Las ! Les presque 300 cartes se retrouveront aux neuf dixièmes sur les bureaux de la Gestapo, tant les gens ont de frayeur à ne serait-ce que penser autrement qu’on leur demande !

Ce qui devait arriver arrivera, mais c’est à l’honneur des gens qui ont résisté de l’avoir fait. Même pour rien ; car ce ‘rien’ est tout. Il dit l’honneur et le courage, la petite voix qui dit non quand tout le monde veut penser oui, la démocratie dans l’esprit d’un seul contre l’embrigadement de parti… (qu’il soit brun, rouge, rose ou vert). « Rien n’est inutile en ce monde. Et nous finirons par être les vainqueurs, car nous luttons pour le droit contre la force brutale » p.480.

Le livre est écrit en courts chapitres comme des séquences de feuilleton télévisé. Il en a le rythme et le style dépouillé, les images directes. Un bien beau livre, le meilleur de son auteur, qui nous décrit de façon très réaliste l’existence à Berlin dans les années 40.

Hans Fallada, Seul dans Berlin, 1965, traduit de l’allemand par A. Virelle et A. Vandevoorde, Folio 2004, 559 pages, €8.17

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