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Gilles Cosson, Entre deux mondes

C’est un roman d’époque où un grand journaliste, époux de journaliste, fait le bilan de sa vie plus ou moins ratée à l’occasion d’un accident de voiture. Il a bien réussi dans sa carrière, assez bien dans son couple, y a ajouté une maîtresse peu exigeante, mais il a eu deux enfants. Et c’est là le drame de l’époque : la transmission.

Sa femme Fanny et lui n’ont pas voulu d’enfant tout de suite pour privilégier leurs carrières. Ils ont eu Flore sur le tard sans avoir vraiment le temps de s’en occuper. Sa maîtresse Frédérique a voulu un enfant de lui en toute indépendance et elle a eu Martin, voulant le garder pour elle sans qu’il le reconnaisse, et il ne s’en est jamais senti le père. Évidemment, l’hypocrisie de l’égoïsme a fait qu’ils ont tu chacun aux enfants leur position. Mais vient l’adolescence… Période critique, où l’on se cherche, veut savoir d’où l’on vient et qui vous a fait, se révolte contre ce qui est. Évidemment, les parents de part et d’autre sont en-dessous de tout, murés dans leur égoïsme hédoniste issu de la « grande » libération de 68 où rien ne comptait plus que le moi je personnellement.

C’est donc le drame. Sans le savoir, les ados tombent amoureux l’un de l’autre, le 16 ans avec la 14 ans, Martin avec Flore. Car évidemment les deux parents ont tenu à ce qu’ils se connaissent, parlent de leurs trucs d’ados entre eux. Ils ont l’intention de « leur dire », mais ce n’est jamais le bon moment, ils tardent, ils laissent faire, ils sont englués dans le faux-semblant. Absolus comme le sont souvent les ados, Martin ne va pas l’accepter. Le père aura donc tout perdu : sa femme qui le quitte, sa fille qui lui en veut, sa maîtresse qui ne veut plus le voir, et le seul fils qu’il n’a pas su aimer.

Cette histoire de famille, un peu caricaturale, sert à illustrer un propos politique : rien ne va plus, la morale se perd, la religion ne soude plus la société. En bref, c’est la décadence de l’Occident sans Dieu et de l’individualiste hédoniste. Au fond, Poutine a raison, à cet Occident immoral et « pédophile » il leur faudrait une bonne guerre, et lui la leur sert toute cuite via l’Ukraine. L’auteur en appelle à un sursaut autoritaire, il rêve de la reprise en main de la France par un descendant de l’empereur, faute de Bourbons en état, une « reconquête » (le mot est cité nommément). Un propos à la Zemmour sur l’identité française contre la dilution dans l’immigration incontrôlée et l’islam conquérant qui grignote un poids politique croissant en profitant des faiblesses niaises des chrétiens qui adorent tendre l’autre joue.

Son Reverchov est un politicien plus sexy que Zemmour, plus rationnel et moins guignol, une sorte de libéral botté plus que confit en pétainisme xénophobe, mais le message est clair. Le roman est entrelardé de chapitres glosant sur la politique intérieure, la faiblesse des présidents « après le troisième successeur de De Gaulle », sur la géopolitique avec l’emprise des GAFAM (dont l’auteur oublie le M) et les manigances du KGB/FSB (dont l’auteur inverse les lettres en SFB). Il cite Lévi-Strauss (qu’il écrit Lévy…) et le Tibet (qu’il écrit Thibet, à la façon XIXe siècle). Il marche vers la Sainte-Baume mais n’est guère attiré par le christianisme, sinon par son empreinte culturelle historique. Où veut-il donc en venir ?

Le problème des romans moralisateurs est qu’ils sont non seulement contingents et passent rapidement avec les années, mais que la psychologie des personnages est réduite à la caricature afin de prouver une thèse. Son journaliste éditorialiste à la Philippe Tesson ne pense guère par lui-même, sans cesse à aller interroger l’un ou l’autre pour savoir ce qu’il doit croire ; sa musicienne jalouse de son indépendance n’est pas assez maternelle pour se désirer en mère célibataire. Si Flore est assez réaliste en 14 ans rebelle, elle parle cependant avec des termes de Normale Sup plus que du collège ; quant à Martin, en quête de père, il n’a pas su trouver un modèle masculin comme le font tous les garçons élevés par une mère seule. Afin de filer la métaphore poutinienne, son milieu artiste aurait pu lui faire rencontrer un Mentor qui l’aurait pris sous son aile, non sans quelque désir « pédophile » pour forcer le trait. Cela aurait souligné le propos moraliste.

L’auteur, Polytechnique, docteur ès Science économique, Master MIT, passé dans l’industrie puis au directoire de la banque Paribas, a été un fan des voyages sportifs à vocation spirituelle dans le Hoggar, en Laponie, autour de l’Annapurna, au Tibet central, dans le Pamir russe, le Zanskar, la Patagonie, le Yukon et l’Alaska, l’Islande… Il a suivi le Mouvement Européen avec Jean-François Poncet, Jean-Louis Bourlanges, Anne-Marie Idrac et Pierre Moscovici. Il a écrit dans Valeurs actuelles, le Figaro, le Nouvel économiste, et parlé à Radio Notre-Dame. Il semble chercher encore sa voie, une voie pour la France, et livre son message politique sous la forme d’un essai romancé. il a eu trois enfants que l’on espère épanouis et autonomes malgré le monde qu’il a bien contribué à créer en ses 86 ans d’existence.

Gilles Cosson, Entre deux mondes, 2023, Les éditions de Paris Max Chaliel, 123 pages, €15,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Le site de l’auteur

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Fernando Vallejo, La vierge des tueurs

Le grammairien Fernando (Germán Jaramillo) revient à Medellín après être parti trente ans durant la période de guerre civile et de Front national. C’est un double de l’auteur, prénommé lui aussi Fernando et né à Medellín en 1942. Il a la cinquantaine et se rend aussitôt dans un bordel de garçons, car là se porte sa sexualité catholique, dégoûtée des femelles depuis saint Paul, impures selon la Bible, et par leur procréation ininterrompue encouragée par le Pape, qui alimente la pauvreté.

La Colombie du début des années 1990 est sous l’emprise du cartel de Medellín et de Pablo Escobar, son chef sans scrupules. Il n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent comme le ministre de la Justice, le candidat libéral à l’élection présidentielle, des journalistes, ou à faire exploser le bâtiment de la Sécurité publique. Il n’est arrêté qu’en 1991 et abattu en 1993. Les tueurs à gage qu’il a engagés comme sicaires, souvent très jeunes, juste après la puberté, se retrouvent sans travail. Pour survivre, ils volent, tuent et se prostituent, tout cela pour l’adrénaline. Car ils sont vides en dedans d’eux, sans amour ni protection, emplis des images de fringues de marques, de chansonnettes à la mode et de blagues télévisées. Ils ne supportent pas le silence, sauf dans le sexe.

Fernando connait ainsi Alexis (Anderson Ballesteros), sicaire aux yeux verts et au corps fin de 14 ans dans le livre (mais 16 dans le film, pour la morale publique). A noter que le film est « déconseillé aux moins de 12 ans » mais autorisé sans limites après. Il en tombe amoureux, le garçon s’attache à lui, il devient son protégé et Fernando l’emmène habiter chez lui. L’homme mûr comble le néant de la vie du garçon. Il le nourrit, le promène, l’habille, dort avec lui dans les bras, peau contre peau comme le père qu’il n’a jamais connu et la mère trop prise par ses petits frères et sœurs.

Alexis n’a pas d’état d’âme, il est tout dans l’instant, ce pourquoi son amour est absolu et il tue de même. Pour lui, tuer et baiser sont deux actes de nature. Un taxi est grossier ? Une balle dans la tête. Deux petits de 10 ans qui s’empeignent sous le regard d’adultes rigolards ? Cinq balles font passer de vie inutile à trépas définitif cette scène inexcusable. Ce sont plus de cent personnes que descend Alexis de son pistolet porté dans sa ceinture, qu’il dégaine et fait cracher sans avoir l’air de viser. Il ne manque jamais sa cible car il n’est qu’instinct. Le jeune garçon n’est tendre avec son aimé que par compensation car le monde autour de lui est dur, la réalité délirante, « au-delà même du surréalisme », dit l’auteur. Alexis est pur, un ange exterminateur. Il n’a que son corps et son arme pour se défendre, et Fernando lui offre son intellect, ses biens et son amour.

Fernando l’aime de ne pas reproduire la misère en engrossant les filles, il y a bien assez de niards qui prolifèrent et dégorgent des bidonvilles, appelés en Colombie les Communes. Ils grandissent dans la misère et la violence avant de devenir vers 12 ans sicaires, puis de se faire tuer. C’est ainsi que la démographie se régule en Colombie ces années-là : pas de vieux (ils sont morts), peu de jeunes (ils sont morts), seulement des enfants qui poussent et des prime-adolescents qui s’entretuent.

A mesure que la violence collective s’amplifie, le discours du grammairien se renforce, poussé à la radicalité de la force réactionnaire à la Céline par le spectacle lamentable de la surpopulation des bidonvilles, où les paysans venus avec leurs machettes des villages, ont importé la violence. Les garçons, sans plus de modèles mâles à suivre comme exemple, restent des brutes. Ils ne sont pas cruels, pas plus que des fauves qui tuent leur proie. Tuer et mourir sont la norme dans l’injustice généralisée.

Et Dieu dans tout ça ? Il s’en fout. Fernando, né catholique et élevé catholique, garde les superstitions catholiques de la prière dans les églises et de la messe parfois, mais il ne croit pas en Dieu. Seul Satan règne, puisque les meurtres d’enfants et d’adolescents sont légion et naturels, malgré le scapulaire de la Vierge des Douleurs de l’église de La América qu’arborent tous les très jeunes sous leur chemise entrouverte. L’État corrompu à cause de l’argent trop facile de la drogue, appelée par ces Yankees déboussolés par la guerre du Vietnam et le vide spirituel de leur prospérité économique, laisse se répandre la guerre de tous contre tous. C’est le règne libertarien du chacun pour soi, du droit du plus fort selon les armes et le fric. Tout s’achète, même les garçons – sauf l’honneur, ce vieux reste macho des cultures méditerranéennes importé en Amérique hispanique. Seul les morts ne parlent pas est un proverbe colombien.

Ce pourquoi le bel éphèbe « au corps lisse garni de fin duvet », Alexis aux yeux verts, ne fera pas long feu. Neuf mois seulement avec Fernando et il est brutalement abattu dans la rue sous ses yeux par un duo à moto. Il avait tué le frère d’un membre d’un gang ennemi de son quartier. Fernando se trouve lui-même abattu – mais de douleur. Il veut en finir, court les églises, ne voit plus aucun sens au monde.

Lorsqu’il renaît, par habitude, par lassitude, c’est par la rencontre sur un trottoir de Wilmar (Juan David Restrepo), un autre jeune garçon des bidonvilles surnommé Lagon bleu parce qu’il ressemble au jeune premier du film éponyme. Il prend la place d’Alexis mais pas le cœur de Fernando, qui apprend vite que c’est lui qui a tiré sur son petit. Va-t-il le tuer à son tour pour se venger ? A quoi cela servirait-il ? D’ailleurs Wilmar est descendu par un autre gang deux jours après. La jeunesse se fane vite dans la violence colombienne des années 1990, ce pourquoi elle vit à toute vitesse, dans l’instant de l’acte et du sexe.

Un film a été tiré du roman, plus percutant grâce aux images, mais moins dans la dérive onirique. Ce roman est provocateur, les Fleurs du mal de l’Amérique du sud, une politesse du désespoir avec sa langue imprécatoire, tordue par la douleur. Un chant funèbre pour les morts adolescents – inutiles. Livre et film se complètent, pour une fois, plus qu’ils ne se font concurrence. L’œuvre filmée a eu plusieurs récompenses :

  • Mostra de Venise 2000 : The President of the Italian Senate’s Gold Medal
  • Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane 2000 : meilleure œuvre d’un réalisateur non-latin sur un sujet lié à l’Amérique latine
  • Satellite Awards 2002 : meilleur film en langue étrangère

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios), 1994, Belfond 2004, 193 pages, occasion €2.57. Une édition aussi dans le Livre de poche en 1999, non disponible même en occasion.

DVD La Vierge des tueurs, Barbet Schroeder, 2000, avec German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets, Ernesto Samper, Carlotta films 2017, 1h41, €8.00 blu-ray €8.58

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Presqu’île de Giens

Le lendemain au matin, nous prenons à nouveau le bus de la même ligne pour Giens. Il nous débarque au pied du château très en ruines qui permet une vue étendue sur Toulon, Carqueiranne et la baie. Le poète Saint-John Perse, que j’aime bien, y a séjourné et repose au cimetière. Le château a été détruit par ces foutus Anglais pendant le siège de Toulon en 1793. Le dernier Pontevès-Gien meurt en 1848 sans descendance ; il a vendu son marquisat pour tenter de payer ses dettes. La famille avait pour sobriquet « prudence »… que ne l’a-t-il suivi !

L’atmosphère n’est pas encore dure, une légère brume subsiste sur les lointains, qui adoucit le bleu. Nous suivons ensuite le chemin côtier qui passe sur les rochers au-dessus de criques à l’eau azuréenne et aux contours découpés. Flotte dans l’air des senteurs de pin maritime.

Nous pique-niquons sur la plage. Un rocher torturé en forme de grand chef indien trône face à la baie. L’eau est très bleue, méditerranéenne. Un panneau explicatif du sanctuaire Pelagos indique que nous pourrions voir le dauphin bleu et blanc, le grand dauphin (comme à Versailles), le ziphin (race que je ne connaissais pas), le dauphin de Risso, le cachalot, le globicéphale noir et le rorqual commun.

Un jeune couple est venu manger un sandwich après le travail et le garçon répond au téléphone à l’un de leurs amis, tout fier lui dire où ils sont. Ils repartent travailler dès le pain avalé. Un autre couple arrive à pied par le sentier et s’installe pour pique-niquer aussi. Lui se met torse nu, il est bien découplé et veut bronzer, peut-être est-il militaire. Elle, est sensuelle et lui caresse la poitrine, l’embrasse ; il l’étreint. L’eau est transparente comme les criques bretonnes ou corses. Une frégate et son hélicoptère en manœuvre rallient Toulon, port de guerre. Après le pique-nique, nous ne verrons pas moins de six hélicoptères en vol. Nous déjeunons de salade verte aux tomates, noix de cajou et raisins ainsi que d’un morceau de tomme de chèvre.

L’après-midi, ce ne sont que montées et descentes, la dernière particulièrement rude sur un sentier étroit très caillouteux avec des marches de plus de 20 cm de haut. Nous suivons la piste jusqu’à une place où serait l’une des maisons de Gérard Jugnot, « celle toute en rouge » selon un couple rencontré dans la montée. La redescente sur le village n’est pas la fin. Il faut encore longer le petit port, passer derrière la piscine, monter et descendre plusieurs escaliers avant une longue montée puis un ultime escalier « de 80 marches » me dit la petite M. de 80 ans aux mollets musclés – surtout quand elle vous dépasse lors d’une de ses accélérations affairées dont elle a le secret.

Après l’escalier interminable pour revenir à l’arrêt du bus de la ligne 67, nous faisons une razzia au supermarché Spar afin d’acheter de l’eau fraîche que nous descendons illico. Le bus est un Heuliez hybride tout neuf. Cinq ados montent, dont trois arabes. Le leader blond sud est le plus fringant, 16 ans, maillot moulant une taille svelte et grosse chaîne d’or au cou.

Nous avons marché dans les 14 km ce jour mais ce n’est pas le nombre de kilomètres qui comptent, plutôt la dénivelée. Les bagages sont à faire pour demain huit heures car nous quittons l’hôtel.

Au dîner, terrine provençale au figatelli (un peu écœurante), de nouveau des encornets mais à la puttanesca (la putain en italien – sauce piquante comme la fille avec ail et piment, amis sentant l’anchois et les câpres du sexe tarifé). Une faisselle en dessert.

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Saint-Pétersbourg

Il ne faudrait pas que le dictateur de la Russie actuelle fasse haïr le peuple russe ; il mérite mieux que ce réactionnaire devenu paranoïaque. Il semble que le pays ait toujours un siècle de retard, ayant connu son Moyen-âge à notre Renaissance, sa révolution un siècle après celle des pays occidentaux, et désormais sa réaction fasciste – un siècle après celle des Européens.

J’aime la Russie même si je n’aime pas Poutine. J’ai visité la plus belle ville de Russie en août 1995 et je tiens à conter ici mon voyage. Je m’envole avec Aeroflot sur un Tupolev 154 pour Saint-Pétersbourg, l’ex-Leningrad, dégradée pour cause de chute du communisme concomitante à celle du Mur qui le symbolisait. Beaucoup de Russes sont dans l’avion, certains en famille, flanqués de gamins tout blond aux traits carrés et aux épaules larges. A l’atterrissage, l’hôtesse passe dans les rangées pour rendre un pistolet, confisqué pendant le vol… Il s’agit d’un jouet en bois qui fait exploser des amorces, propriété d’un des petits blonds.

A Saint-Pétersbourg en ce 24 août, il fait 27° centigrades. Le temps est chaud et humide pour la saison, cela étouffe les Russes rentrés d’autres contrées. Des vacanciers d’un autre vol rassemblent des familles, des gosses bronzés, des adolescents vite poussés vêtus de jean à la mode d’occident, de grosses femmes mûres et des hommes fatigués. Les ados esclaves de la mode jean transpirent sous le lourd coton et n’ont qu’un seul moyen : ouvrir, offrant des perspectives au regard sur les peaux légères et les muscles raffermis. Le passage en douane est une bousculade. Chacun doit livrer ses bagages au détecteur et signer une déclaration de change.

Notre guide local s’appelle Tatiana. Elle parle un français châtié comme souvent les Russes, qui ont le respect des langues. Elle roule un peu les « r ». Entre l’aéroport et la ville à 10 km de là, dans le bus, Tatiana nous explique une foule de choses. Par exemple que les bus ne sont pas fabriqués « en Russie ». Auparavant ils venaient d’Ukraine et de Hongrie, depuis la fin de l’empire, ils sont d’importation ; il faudrait reconvertir une usine de chars ou deux pour en produire.             

La banlieue est large, il y a de la place. Les avenues sont spacieuses, les parcs imposants, les monuments et les places grandioses. Notamment la place de la Victoire commémorant l’année 1944 et la résistance de Leningrad à l’armée d’Hitler après 900 jours de siège. Ici, le collectif est privilégié, tous les lieux publics sont grands et soignés.     

Notre hôtel est le Sovietskaïa Helen Fontanka, sur le canal du même nom. Les avenues y offrent des échappées sur les coupoles dorées des églises et sur la flèche de l’Amirauté. L’hôtel est immense comme une gare. Nous sommes conduits dans l’aile « rénovée » où les chambres sont à nos normes européennes. Le dîner a lieu à 19h20 – tarif syndical – tôt pour nos estomacs parisiens. Mais il ne faut pas s’en faire, la chère est frugale tant par le nombre des plats que par la quantité servie. Les tables sont pour six et je m’installe avec quelques compagnons de voyage. Venus par la Fnac, je découvre vite qu’ils sont presque tous dans l’enseignement. Or vous ne pouvez mettre trois profs ensemble sans qu’ils en viennent très vite à parler boutique – lycée, notation et ministère. Lorsque je leur en fais la remarque, assez gentiment, un grand silence se fait à table. Ce doit être un sujet tabou.

Nous décidons à quelques-uns de faire une promenade aux alentours car le soleil ne se couche que lentement et la nuit ne s’établira vraiment que vers 22 h. Peu de circulation dans les rues, les voitures sont rares, les deux roues encore inexistants. Roulent les collectifs, tramways et bus, tous bien remplis. Certains sont repeints à neuf, de couleurs vives, et portent alors des publicités pour des produits occidentaux. Bien qu’il soit tard, la ville est loin d’être déserte. Les gens se promènent, surtout les adolescents, comme partout. Les enfants se contentent de jouer dans les cours de leur immeuble ou autour des blocs d’appartements, dans les rues vides d’autos. Ce sont des gamins trapus, pas très beaux, habillés correctement mais d’un style étriqué, comme la vêture que nous avions dans les années cinquante.

En revanche, adolescentes et adolescents s’épanouissent, l’âge leur faisant prêter plus d’attention à leur apparence, le goût de la liberté nouvelle attisant leur curiosité native pour le monde extérieur. Ils scrutent la mode et sont tous en ce moment férus de jean. Ils portent l’étoffe symbolique de l’Amérique en pantalon ou en jupe, en chemise, en veste… Un 14 ans blond tenant en laisse un gros chien noir arbore ainsi une tenue complète : rangers noires cirées, pantalon de jean bleu denim, et une veste portée négligemment à même sa poitrine nue. Il fait petit mâle, déjà râblé, les muscles bien dessinés bronzés par l’été finissant. Il est déjà viril parmi ses copains plus âgés. Ce style est une transition entre le réalisme prolétaire véhiculé par les statues et la propagande soviétique valorisant le muscle et la force, et la nouvelle mode venue d’Allemagne et des Etats-Unis, mélange de punk (la veste à même la peau) et l’exhibition musclée à la californienne. Nous croisons quelques belles filles de 15 ans courts vêtues, mais dont ni la démarche ni l’attitude n’incitent vraiment à la sensualité ; on dirait qu’elles ont été élevées comme des garçons.

Nous croisons un certain nombre de gros chiens et beaucoup de chats qui font leurs délices des poubelles. Il y a de la pauvreté, ce qui est nouveau depuis l’époque soviétique. Je vois ainsi une vieille femme habillée d’un imperméable fatigué, la tête coiffée d’un fichu d’ouvrière, qui traîne deux lourds sacs plastiques remplis d’étoffes qu’elle est allée ramasser ici ou là. L’inflation a grignoté les pensions depuis la fin de l’URSS.

Vis-à-vis des étrangers que nous sommes, et que les locaux reconnaissent tout de suite aux vêtements comme à l’attitude générale, les Pétersbourgeois semblent ressentir une curiosité mêlée de réserve. Ils sont gênés, ne savent comment se comporter ; ils sont fiers et en même temps à la recherche d’une nouvelle identité. Ils nous observent mais ne recherchent pas le contact – il faut dire que peu d’étrangers parlent russe, et peu de Russes une langue étrangère. Un passage du livre de Dominique Colas sur Le Léninisme, paru en 1982 me revient, qui pourrait expliquer cette attitude : « un sophisme classique attribue tout ce qui choque et déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur du bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. » Par-là, l’URSS se mettait à l’écart de l’Europe et de sa tradition humaniste. D’où la gêne d’aujourd’hui, perceptible dans la rue. Saint-Pétersbourg est peut-être la plus européenne des villes de Russie mais le despotisme asiatique y a pris le pouvoir et y a été accepté. Les Pétersbourgeois ne savent plus comment renouer ces liens historiques disparus depuis plus de 75 ans – trois générations.

Nous déambulons vers la synagogue, le théâtre Marinski où avaient lieu les ballets impériaux, le palais Youssoupov au rez-de-chaussée duquel fut tué l’intriguant Raspoutine, et revenons par la rue du Deuxième Bataillon Izmaïlov où Dostoïevki a vécu, et l’église de la Trinité dans laquelle il s’est marié en 1867. De belles couleurs surgissent du soir tombant. Le bleu mat des coupoles de la Trinité, terminée en 1830, me rappelle celui des boules que ma grand-mère mettait dans sa lessive pour la blanchir. L’atmosphère est douce et incite à l’amour. Nous n’avons pas envie de nous coucher ; il le faudra bien, cependant. Le russe appris il y a 15 ans avec Ana (soviétique qui obtint un passeport en se mariant avec un Français) à Paris, durant une année, me revient par bribes. J’ai relu mon carnet de vocabulaire et des mots ressurgissent à ma mémoire.

Un gros orage a fait rage cette nuit, grondement longuement avant un violent coup de tonnerre qui l’a terminé avec brusquerie. Ensuite, il a plu. Ce matin, il fait frais, le vent souffle de la Baltique. Il ne fait plus que 18° qui monteront à 20° durant la journée.

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Lian Hearn, Le clan des Otori

Gillian Rubinstein, née en 1942 en Angleterre, est célèbre en Australie pour ses romans destinés à la jeunesse. Très discrète avec trois enfants, elle a avoué son vrai nom en 2002, vu le succès de sa série japonaise pour adulte Le clan des Otori, adaptée au cinéma. Trois tomes étaient initialement prévus, deux autres se sont ajoutés quatre ans plus tard. Les enfants des Otori ont suivi en deux tomes pour le moment, prolongeant le succès.

Nous sommes au XIVe siècle dans le Japon médiéval où les clans des seigneurs locaux se disputent le pouvoir par alliances et traîtrises, pressurant les paysans pour financer l’armement de leurs guerriers. La guerre est un métier, ce qui explique qu’il faut les employer sous peine d’en faire des ronins sans maîtres, autrement dit des mercenaires, voire des bandits de grands chemins. Le paysage est imaginaire, seules les villes de Hagi et de Matsue sont réelles, tout le reste est inventé. L’autrice, fascinée par le Japon, s’est longuement documentée sur l’époque et ses mœurs, ce qui donne un ton très réaliste aux aventures racontées.

Nous saisissons Tomasu, à peine 15 ans, vagabondant dans la montagne qui entoure son village de Mino ; son père est mort, il ne l’a pas connu, et sa mère lui a donné deux petites sœurs. Le garçon mue et grandit, il a besoin de se dépenser, son ouïe s’affine. Lorsqu’il revient le soir venu au village, tous les habitants ont été tués par les soudards du seigneur Tohan qui veut éradiquer les Invisibles, une secte religieuse qui ressemble fort aux chrétiens cachés avec son dieu unique, ses prières rituelles et son interdiction de tuer. Tomasu se fait repérer et ne doit de pouvoir fuir que par sa présence d’esprit à jeter des braises sur le cheval du seigneur Iida qui brandit son sabre pour le massacrer. Poursuivi par trois comparses, dont un au visage de loup, il va être rattrapé lorsqu’un guerrier surgit de derrière un arbre. Il le défend, tue un sbire, coupe la main d’un autre et fait s’enfuir le dernier. Il prend Tomasu sous sa protection.

Ce guerrier est le seigneur Otori Shigeru (à la japonaise, le nom de famille est placé avant le prénom, comme en France en classe dans les années 1950 et 60). Le garçon lui rappelle son jeune frère Takeshi, tué durant les guerres récentes. Il a d’ailleurs un air de famille qui se renforcera en grandissant. Shigeru l’adopte et lui donne le prénom de Takeo. Mais l’adolescent est convoité par la Tribu, mélange de secte musulmane des Assassins et des pratiques errantes, commerçantes et sécuritaires du peuple juif (l’autrice porte un nom de ce peuple). Tomasu-Takeo est l’un d’eux, son père appartenait à la Tribu, où il est renommé Minoru et surnommé le Chien pour ses performances en ouïe et odorat supérieures à celle de ses cousin, mais aussi par jalousie du principal héritier de la famille la plus puissante, Akio des Kukita.

Parallèlement, la jeune Shirakawa Kaede, est otage depuis l’âge de 7 ans auprès du seigneur Nobuchi, allié d’Iida Sadamu, chef du clan des Tohan. Lorsqu’elle atteint 15 ans, sa beauté se révèle et sa féminité manque de la faire violer par un guerrier du château. Le capitaine Araï la sauve en égorgeant le sbire mais Iida est mécontent et l’exile, tout en songeant à marier au plus vite la jeune fille. Parmi les clans, les mariages sont arrangés pour assurer les alliances et grossir les terres. Quoi de mieux que le chef du clan des Otori pour l’héritière du domaine de Shirawaka, les deux faisant allégeance à Iida ? Le mariage est donc décidé, poussé par les oncles de Shigeru qui administrent jusqu’à présent le territoire et verraient bien leur neveu otage du seigneur. Il est secrètement prévu qu’une fois dans la place, Shigeru sera assassiné sous un prétexte quelconque et que la fille Haeda sera la putain d’Iida, déshonorée par la pseudo-trahison de son époux.

Mais rien ne se passe comme prévu. Otori Shigeru, qui se rend au château de Yamagata depuis sa forteresse sur la mer et entre deux fleuves de Hagi, emmène Otori Takeo, son nouveau fils adoptif qu’il a fait former aux lettres et au combat guerrier durant deux années par Ishiro son maître et par Kenji, son ami de la Tribu. Kaede, lorsqu’elle voit le jeune garçon chevauchant derrière Shigeru son futur mari, en tombe immédiatement amoureuse. Shigeru trahi, torturé et attaché nu le long des remparts, les épaules démises, Takeo va vouloir le venger en tuant le seigneur Iida. Avec ses talents natifs de la Tribu qu’il ne maîtrise pas encore, mais aussi le courage guerrier des Otori, il va pénétrer le château, délivrer son père et l’aider au suicide selon les rites, tandis que Kaede, qui manque de succomber au viol d’un Iida ivre de sa bonne fortune, le tue d’une épingle dans l’œil et d’un coup de poignard à la poitrine. Sacré couple que ces deux jouvenceaux de 17 et 15 ans ! Ils s’empressent d’ailleurs de faire l’amour tout nu près du cadavre, dans la fièvre de l’action. Fin du tome 1.

Mais la Tribu veille ; elle a autorisé Takeo à venger son père adoptif mais veut le récupérer pour ses talents et ses gènes afin qu’il serve d’étalon pour de futurs gamins aux pouvoirs renforcés. Après avoir engrossé Kaede, Takeo engrossera Yuki, une fille de la Tribu. Pris entre trois identités, Tomasu, Takeo et Minoru, le garçon aura fort à faire pour décider qui il veut devenir. Les Invisibles ne tuent point ; il a tué par obligation puis honneur. Les seigneurs ne volent pas ; il a volé et menti pour la Tribu. Un membre de la Tribu ne connaît aucune autre allégeance que la Tribu, allant où ses intérêts le commandent, et sans discuter ; Minoru est rebelle par la génétique, son père ayant fui la Tribu (qui l’a d’ailleurs assassiné). Outre sa mère, qui l’a tendrement aimé, sire Shigeru a éprouvé pour lui un amour filial qui le touche et l’honore, tandis que la Tribu, même avec ses membres les plus amicaux, est constamment prête à le trahir et à le tuer s’il n’obéit pas.

Il choisira l’honneur, donc la guerre.

Profitant d’une mission à Hagi pour récupérer les registres de feu Shigeru, une mine de renseignements sur la Tribu qui pourra lui donner prise sur elle, il faussera compagnie à Akio, son cousin mentor et surveillant qui l’aurait bien zigouillé pour avoir baisé Yuki, et rejoindra le monastère bouddhiste de Terayama. Ce lieu est fidèle aux Otori et situé en pleines montagnes, inaccessible en hiver, et son chef est un ancien guerrier ami du défunt Shigeru qui ne demande qu’à entraîner le fils adoptif qui lui ressemble si fort. Après maintes péripéties dangereuses, poursuivi par les sbires de la Tribu qui veulent l’occire, Takeo (qui a repris ce prénom Otori) y parvient, aidé par le moine Makoto qui avoue être amoureux de lui. L’amour est libre au Japon et chacun fait les expériences qu’il souhaite avec les garçons et les filles et Tomasu ne s’en est pas privé avec ses petits camarades au village de Mino lorsqu’il était encore enfant. Mais, devenu Takeo, il est resté raide amoureux de Kaede, laquelle, pendant ce temps, est courtisée par le riche seigneur Fujiwara qui préfère les garçons mais voudrait l’ajouter à sa collection de belles choses et donner ainsi le change à la Cour impériale, d’où il a été exilé.

Kaeda, dont le père est mort et qui se retrouve sans protecteur, prend les choses en mains sur son domaine et le relève, en attendant un mariage qu’elle diffère, désespérant de revoir Takeo. Apprenant qu’il est au monastère Terayama, elle s’y rend dès le printemps apparu et le retrouve. Ils refont l’amour et s’y marient secrètement. Fin du tome 2.

Je n’ai pas encore lu les trois autres mais je ne résiste pas à vous en parler tout de suite car ils promettent de nouvelles aventures de la même eau. Un vrai feuilleton dans le style des Trois mousquetaires ! Avec tout l’exotisme du Japon des samouraïs.

Lian Hearn, Le clan des Otori, 2001-2003 et 2007-2008, réédité en Folio 2021

1 – Le silence du rossignol, 384 pages, €8,80

2 – Les neiges de l’exil, 389 pages, €8,80

3 – La clarté de la lune, 448 pages, €1,95 occasion e-book Kindle €8,49

4 – Le vol du héron, 768 pages, €10,40

5 – Le fil du destin, 704 pages, €9,80

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Hunger Games de Gary Ross

Premier d’une pentalogie filmique tiré d’une trilogie romanesque de Suzanne Collins, le film propose une vision fasciste apocalyptique des Etats-Unis dans le futur. Le Capitole dirige le pays de Panem divisé en douze Districts d’une main de fer. Il est le pouvoir de la caste des puissants, vêtus de façon extravagante comme sous l’Ancien régime en Europe et habitant une ville somptueuse dans laquelle tout n’est que calme, luxe et volupté. Dans le reste du pays, les prolos triment, dans les mines, les carrières, la production électrique. La lutte des classes a été durement réprimée 74 ans auparavant et, pour perpétuer la peur, chaque district doit chaque année livrer un « tribut » d’un garçon et d’une fille entre 12 et 18 ans pour servir aux jeux du cirque. Panem et circenses disait Juvénal pour désigner la passivité de la foule romaine devant son dictateur. Des vingt-quatre candidats de « la moisson » annuelle, seul un survivra, il devra avoir tué tous les autres lors des jeux du chasseur, les Hunger Games.

Katniss (Jennifer Lawrence) a 16 ans et est devenu chef de famille depuis que son père a péri dans une explosion de la mine et que sa mère en soit restée sidérée, trop faible pour réagir. Elle est rebelle dans l’âme, sortant du territoire par une faille dans la clôture électrifiée pour aller chasser à l’arc dans la forêt ; elle est souvent rejointe par son ami Gale (Liam Hemsworth), amoureux d’elle mais qui rêve de s’évader définitivement dans le Wild. Lors de la 74ème « moisson » Primrose, la petite sœur de Katniss, 12 ans (Willow Shields), est tirée au sort malgré le talisman en broche du geai moqueur que Katniss lui a offert après l’avoir trouvé sur le marché. Elle sait que sa sœur est condamnée, aussi se propose-t-elle comme « volontaire » pour prendre sa place. Le garçon, Peeta (Josh Hutcherson), est le fils du boulanger et il est amoureux secret de Katniss pour l’avoir vue affamée puis active. Bien que censés avoir autour de 16 ans dans le roman, les acteurs ont tous plus de 20 ans, ce qui n’est pas vraiment réaliste et nuit à la vulnérabilité des personnages et aux émotions du projet, d’où cette impression de rôles fabriqués, joués sans affect.

Après le show local présenté par la maniérée Effie, déguisée en duchesse Disney (Elizabeth Banks), le couple rejoint en train de luxe à 300 km/h la capitale où le jeu doit avoir lieu. Il s’agit d’une arène à la romaine, un territoire de forêts et de rivière réel avec des éléments virtuels introduits par la technologie avancée par le maître du jeu, le haut juge nommé Seneca (Wes Bentley). Les deux du district 12 ont pour mentor Haymitch (Woody Harrelson), un ancien vainqueur devenu alcoolique parce qu’au fond il n’a rien gagné au jeu, sinon l’existence frivole des désœuvrés exploiteurs dans un luxe indécent. Il préfère initialement le garçon, moins arrogant, puis s’attache peu à peu à la fille, plus volontaire.

Quelques jours d’entraînement suffisent pour coacher les concurrents, menés par Cinna (Lenny Kravitz) pour Katniss et Peeta, avant la parade à l’américaine devant le président despote Coriolanus Snow (Donald Sutherland) et la foule urbaine venue s’amuser comme à un défilé de mode. Lors de l’entraînement, où les concurrents sont jugés individuellement pour appâter les sponsors, Katniss crée l’événement en tirant une flèche sur les riches qui ne la regardent pas et embrochant une pomme à deux doigts de la tête du haut juge Seneca. Cette rébellion ne plaît pas au président mais plaît au juge ; le premier lui conseille cependant de faire attention. Katniss réitérera la surprise, clé du bon marketing selon Cinna, en apparaissant les épaules enflammées aux côtés de son partenaire de district qui, lui, enfonce le clou en lui prenant la main en la levant haut entre eux deux pour que la foule s’émoustille. Dans l’interview individuelle avec César (Caesar en américain, joué par Stanley Tucci) sur le plateau télévisé qui suit la parade, le jeune homme avoue aimer Katniss, ce qui donne un sens émotionnel que la foule adore. En effet, à l’issue du jeu, il ne devra en rester qu’un seul… Comme en télé-réalité aujourd’hui.

Le grand moment est arrivé. Des cylindres ascenseurs font monter chacun des 24 concurrents à la surface, devant « la corne d’abondance », un édifice de métal futuriste devant lequel sont disposés des sacs à dos emplis de matériel, d’armes blanches et de provisions. Chacun devra s’emparer de ce qu’il peut avant de fuir dans la forêt pour tenter de survivre. Katniss ne se précipite pas sur l’arc et les flèches qui lui font pourtant bien envie car la bataille commence pour la possession des richesses, microcosme réel pour ados de la réalité sociale du pays (et des Etats-Unis contemporains). Elle attrape un sac et fuit, solitaire. Rue, du district 11, est une afro qui a le même âge que Primrose et elle suit Katniss de loin, veillant sur elle et lui suggérant quelques ruses. Elle n’en sortira pas mais ce furent de bons moments. Marvel, Glimmer, Cato et Clove, les concurrents venus des districts 1 et 2 des carrières s’entraînent depuis toujours aux armes (mais pas à l’intelligence… autre leçon de darwinisme social destinée aux adolescents). Ils veulent éliminer d’abord Katniss, dont la rumeur de bravoure et de survie a couru. Peeta préfère les suivre pour être là au moment final et peut-être sauver celle qu’il aime sans retour.

Katniss est repérée, blessée à la cuisse, poursuivie, mais un parachute lui apporte en cadeau de sponsor une crème cicatrisante. Grimpée dans un arbre élevé, que Cato le surmâle (Alexander Ludwig) n’a pu escalader, elle se sent en position précaire, la bande campant sous son arbre pour attendre qu’elle tombe de faim comme un fruit mûr. Mais Rue suggère de loin à Katniss de scier la branche sur laquelle est construit un nid de guêpes tueuses. En tombant, les bestioles venimeuses feront quelques victimes et, en tout cas, fuir les occupants. Ce qui est fait et Katniss dégringole de l’arbre pour déguerpir dans la forêt. Elle s’est fait piquer et hallucine mais Rue la soigne durant son sommeil avec des feuilles.

Lorsqu’elle se réveille, deux jours ont passé. Le canon virtuel tonne à chaque fois qu’un concurrent est tué et près de la moitié sont déjà morts lors de la première bataille pour le matériel, notamment les plus jeunes et plus faibles, d’autres sous les piqûres des guêpes. Katniss échafaude avec Rue un plan pour attirer la bande loin de son dépôt de provisions en allumant plusieurs feux à intervalles réguliers pour les égarer. Le dépôt est piégé et Katniss s’en aperçoit lorsqu’elle observe avant d’agir (encore une leçon commando à l’usage des ados). Une fille rusée – la Renarde – réussit à sauter entre les mines qu’elle a repérées et à voler un sac de provision à la barbe encore absente d’un très jeune de la bande. Katniss tire à l’arc sur un filet de pommes et celles-ci, en tombant aux alentours du dépôt, font exploser les mines, détruisant toutes les provisions. Le jeune garçon, gardien défaillant, sera éliminé impitoyablement par Cato revenu en courant (You’re fired !).

Rue s’est fait piéger dans un filet et n’a pu allumer d’autres feux qui auraient fixé la bande. Katniss la délivre mais un garçon lui tire dessus. S’il la rate, il touche mortellement la petite fille de sa flèche tandis que Katniss ne rate pas son cœur d’assaillant. En procédant à une cérémonie funéraire avec des fleurs du sous-bois en hommage à Rue et en souvenir de sa propre petite sœur Primrose, Katniss s’attire les faveurs du public qui suit les Hunger Games devant leurs télés – car tout est filmé, Big Brother is watching you. Haymitch convainc Seneca de favoriser l’histoire d’amour entre Katniss et Peeta pour aider à la pacification des districts, malgré les objections du président qui n’aime pas ce genre de faiblesse, une faille dans laquelle peut s’engouffrer la révolte. Un haut-parleur tonne alors que les règles viennent d’être modifiées pour qu’il puisse y avoir deux vainqueurs (encore une leçon sociale pour ado selon laquelle l’amour est plus fort que la mort – en tout cas permet mieux de survivre).

Katniss se met alors à la recherche de Peeta mais, lorsqu’elle le retrouve, le garçon est blessé d’un coup d’épée à la cuisse. Il s’est camouflé en rocher et en pelouse avec de la boue et des herbes, ce qu’il a appris chez son père en décorant des gâteaux (leçon : tout peut servir de son expérience précédente). Elle le mène clopin-clopant à une grotte et le soigne mais Peeta ne peut plus marcher et sa plaie s’infecte. Un parachute arrivé d’un sponsor ne contient que de la soupe, pas de chance ! Le couple s’étend au vu des spectateurs, serré l’un contre l’autre en amoureux transis. Ils s’embrassent pour les caméras mais pas de sexe entre eux alors que cela aurait été fort naturel car le film est américain puritain : tous les vêtements sont collet monté et aucune déchirure ni mouillé ne laisse entrevoir une forme moulée ni une quelconque chair non autorisée.

Katniss décide d’aller à la corne d’abondance lorsque le haut-parleur a énoncé que de nouveaux sacs étaient à la disposition des survivants. C’est risqué mais qui ne risque rien n’a rien (autre leçon, etc.). Elle réussit, évidemment, et soigne Peeta qui se retrouve guéri : c’est miracle que la technologie des riches. Mais le jeu s’éternise, les concurrents restants sont coriaces et la foule demande du sang. Le haut juge ordonne alors de jeter aux chiens les derniers et l’ordinateur fait surgir des molosses virtuels qui égorgent deux autres concurrents. Ne reste que Cato, le surmâle indestructible, blessé mais combatif. Lorsque Katniss et Peeta, poursuivis par la meute, grimpent sur l’édifice de la corne d’abondance dont les parois de métal lisse sont inaccessibles aux chiens, Cato qui a eu la même idée surgit et veut finir le travail. Une lutte s’engage entre Peeta et lui et il termine dans la gueule des chiens. Katniss, miséricordieuse, l’achève d’une flèche pour lui éviter de souffrir sous les crocs.

Ne restent que les deux vainqueurs mais la règle vient encore de changer sous l’influence du président qui n’admet pas la sensiblerie : il n’y aura qu’un seul vainqueur. Dès lors, qui va se sacrifier ? Nous sommes dans la tragédie, la même que celle d’Iphigénie où le père doit sacrifier sa fille aux dieux. Sauf que Katniss est américaine, donc surtout pas tragique mais pratique : elle ruse. Je vous laisse découvrir comment il se fait que tous deux sont, par un retournement de foule, déclarés vainqueurs. Cette provocation est insupportable au président qui condamne Seneca à disparaître par le suicide, tel Socrate. La roche tarpéienne est proche du Capitole, disaient les vieux Romains du danger à trop s’exposer.

Le couple Katniss et Peeta revient en train au district 11 ; Katniss reconnaît Primrose juchée sur les épaules robuste de Gale, qui a veillé sur elle. Peeta comprend que son amour n’est pas partagé. La suite (au prochain film) montrera que l’amour, comme la liberté, est une quête jamais terminée.

Le thème est sadique mais traité de façon assez conventionnelle, quoique qu’avec des mouvements de caméra en soubresauts très agaçants. Le spectateur est pris par l’action mais reste sans émotion sur la passion feinte de Katniss, pas vraiment sympathique, ni pour Peeta qui se dessèche sur pied sans rien oser. Aucun élan, aucune sensualité, chacun reste dans son rôle de gladiateur technique voué aux distractions des riches et puissants. La leçon ultime est qu’il ne sert à rien de se révolter contre le destin et les gènes qui vous ont fait naître ici et maintenant, dans une société dont les règles vous sont imposées. Soyez le bon citoyen, bon petit soldat sans affect, technicien impeccable de ce qu’on vous demande – voilà ce qu’est être un bon Américain en 2012. A la sortie du film, chacun voit qu’il vaut mieux être riche aux Etats-Unis pour survivre. Battle Royale était plus net et plus cru.

DVD Hunger Games (The Hunger Games), Gary Ross, 2012, avec Jennifer Lawrence, Josh Hutcherson, Liam Hemsworth, Woody Harrelson, Elizabeth Banks, Metropolitan Video 2012, 2h16, €8.29

Coffret INTÉGRAL Hunger Games – 4 films, Metropolitan Video 2020, €27.07 blu-ray €42.78

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Bivouac à la maison du garde

Le vent a soufflé toute la nuit dans nos bronches, apaisant nos rêves. Le rose d’une nuée au-dessus de ma tête me réveille. Le soleil commence à apparaître sur la mer. La ville s’éveille peu à peu. Des gamins gazouillent déjà en allant vers l’école, oiseaux du pavé. Les adolescents de la maison sont déjà debout et vaquent à leurs affaires, unis comme deux frères qu’ils sont. Le plus grand, 15 ans, porte chaussures et pantalons, tandis que le plus jeune, 13 ans, va en bermuda et pieds nus. Le petit-déjeuner est au rez-de-chaussée de la maison, comme le dîner d’hier. Le gâteau cannelle-orange est moelleux ce matin et le pain est frais. Le café fait par la mama est bon. Nous découvrons en guise de confiture une pâte de goyave très savoureuse.

Un tour sur le port avant le départ : c’est une simple jetée ruinée par le ressac et les ans, qui protège à peine le bassin minuscule prévu pour les barques de pêche. Il y faut peu de tirant d’eau car une grosse plaque de roche s’étale en son milieu. On a toujours débarqué les marchandises des bateaux hauturiers comme le faisaient de tous temps les contrebandiers : en chaloupes depuis le mouillage. Sur l’estran un peu plus loin, une piste d’aéroport a été aplanie. Quelques ouvriers piochent et pellettent pour on ne sait quels travaux derrière le bassin. Un gamin couleur café, en short bleu et maillot de foot rayé jaune et vert joue avec un chien dans une barque tirée sur la grève. Il sourit de toutes ses dents blanches, ses orteils vigoureux ancrés sur un banc de nage.

Adieu au village de pêcheurs de Ponta do Sol. Nous nous entassons dans un taxi collectif de marque japonaise Hiace pour une heure de route, d’abord le long de la mer puis sur une piste qui grimpe dans les montagnes de l’intérieur par la Ribeira Grande. La piste passe à Coculi puis s’arrête à Cha de Pedra. Nous poursuivons à pied sous les regards plus curieux ici qu’ailleurs des habitants du cru. Une vieille cassée en deux chante et danse, puis se met à grignoter quelque chose emballé dans une feuille sous l’œil intéressé d’un chien. Deux tout petits nous regardent de loin avec crainte, comme si nous étions des diables venus les emporter. Plus loin des hommes se rafraîchissent à la fontaine, les regards inquisiteurs ; ils murmurent des « bom dia » à peine polis. Que venons-nous baguenauder dans ces montagnes isolées où l’on survit à force de travail ?

La grimpée sera rude, sous le soleil, sans un souffle d’air. Nous avons 800 mètres de dénivelé à monter sur un sentier de chèvre qui serpente sur la pente parfois très forte. Toute pause à l’ombre est bienvenue. Le pique-nique est comme une récompense, très haut, à flanc de montagne, à même le chemin, face à la vallée immense. La vue est embrumée comme si la terre que nous venons de quitter s’éloignait déjà dans un passé ancien. Après le pilpil de blé au thon en boite, nous avons mérité une longue sieste à l’ombre de la crête. Le silence est presque minéral.

Nous repartons pour terminer moins rudement. Sur la crête le paysage change. Les pentes caillouteuses où pousse une herbe rare laissent place à des champs où lèvent le maïs et les pois. Quelques fermettes s’égaillent de-ci delà, couvertes de sisal et entourées d’un muret de pierres. Des garçons de tous âges jouent au foot dans la poussière, pieds nus, leur ballon gros comme un pamplemousse. Ils interrompent un moment leur partie pour mieux nous observer. Le plus grand gratte son ventre nu, perplexe. Faut-il nous saluer ? Nous parler ? Mais en quelle langue ? Ne vaut-il pas mieux attendre nos réactions ? En l’absence d’adulte pour lui indiquer sa conduite, il reste indécis, pourtant chef de sa petite bande. Comme il ne sait que faire, il relance le ballon ; les petits se déprennent et se remettent à jouer.

Sur les crêtes alentours, de vastes opérations de reboisement ont rassemblé ici des pins et des mimosas. Il s’agit de retenir la terre, sinon vite entraînée par le vent et les pluies violentes. Nous suivons un moment la route, si blanche de poussière qu’il nous faut impérativement chausser des lunettes de soleil.

La maison d’un garde forestier se dresse sur une hauteur. Le nom du site est évocateur : Moro de vento. Nous camperons autour. Il y a de l’eau au robinet pour faire la cuisine. Une infusion de camomille nous attend à l’arrivée en guise de thé. « Tiens, c’est ce que prennent les vieilles dames à cinq heures ! » Je ne sais plus qui a lancé cela mais Maria (la trentaine) rétorque aussitôt : « mais moi aussi, j’en prends ! ». Rires.

Chien jaune, coq noir, biquette ocre. Nous sommes à la campagne. Le garde attrape les deux chevreaux que cette dernière nourrit pour les enfourner sous un demi-tonneau renversé pour la nuit. Y aurait-il des « bêtes sauvages » ? Ou seulement la malice des hommes ou la lubie d’un chien ? Je termine la lecture du livre de l’ethnologue voyageur Jean-Yves Loude, « Cap Vert, Notes Atlantiques », écrit en 1997, et la dixième de ses îles du Cap Vert ce soir. Ce qu’il a écrit sur San Antao ne me convainc pas, il y est trop bref, mais il a parfois le style lyrique qui convient à l’atmosphère du lieu.

Le dîner, une fois la nuit tombée, est de poulet aux fayots avec un peu de chorizo pour le goût. Gilles et Chantal nous avouent faire partie d’une chorale. Ils s’isolent quelques minutes pour répéter avant de chanter en duo. Nous passerons la nuit sous les mimosas, face aux étoiles, dans la température agréable des mille mètres au-dessus de la mer.

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Maxime Chattam, Le signal

Ce gros roman pour confinement d’hiver, dans la maison bien close où chaque bruit est inquiétant, commence comme un thriller d’espionnage, se poursuit en fantastique adolescent à la Stephen King avant de se terminer, près de 800 pages plus loin, en scènes gore de tueur en série. C’est gros, horrible et délicieux.

Maxime Chattam décentre son histoire aux Etats-Unis d’aujourd’hui, pays mythique où « tout » est possible. La famille idéale des Spencer quitte la New York trépidante pour Mahingan Falls, une petite ville balnéaire (imaginaire) enserrée dans les montagnes non loin de Salem. Une antenne de télécommunication permet seule la liaison Internet et mobile. La vaste maison de bois rénovée, à l’extrémité d’une triple impasse, se trouve près des bois. La quiétude naturelle contraste avec les nuisances de la ville. Car chacun a besoin de calme pour se ressourcer et quoi de mieux que ce déménagement en plein été ?

Olivia a quitté un métier stressant de présentatrice TV célèbre pour envisager une émission de radio locale. Tom, lessivé par les mauvaises critiques de sa dernière mauvaise pièce de théâtre, désire retrouver l’inspiration. Des trois enfants, seule Baby Zoey, 2 ans, n’a rien à récupérer. Les deux autres ont été éprouvés par la mort des parents d’Owen. Il a été recueilli par les Spencer car Tom est son oncle et son parrain. Il devient le frère de Chadwick (dit Chad), du même âge que lui : 13 ans. C’est un âge soupçonné par les psys (yankees) d’être sensible et trouble, déclenchant, au pays des névroses bibliques, nombre de phénomènes paranormaux. Tel est l’accroche King de Chattam.

Sauf que Maxime est un auteur européen, plus rationnel et moins empoisonné d’idéologie Jéhovah que Stephen ; il va faire diverger l’anormal en nouvelle norme menaçante. C’est que la technologie s’invite au festin des horreurs dans la meilleure tradition (plus récente) des millénaristes et des théoriciens du Complot. Tout serait la faute du Gouvernement, comme il se doit, ou des capitalistes, comme de bien entendu. Avec cet arrière-plan qui reste bien chrétien que le Diable n’existe que parce qu’on y croit, très nombreux et depuis très longtemps. Donc le Mal, des énergies négatives qui nous dépassent et nous environnent, chevauche les courants telluriques ou artificiels pour se déplacer, se manifester et frapper.

Les Remerciements à la fin du livre l’avouent : Maxime Chattam a mis en scène sa famille, idéalisée pour l’occasion, un bel effort d’auteur pour intégrer sa « tribu » à son travail. Chad lui ressemble, peut-être son fils aîné : « Chad, malgré ses seulement 13 ans, commençait à développer un début de carrure, avec de fins muscles naissants » p.41. Owen, le cousin, « demeurait un peu poupon ». Mais progressivement le Chad élancé et dynamique va se faire supplanter par l’Owen moins physique mais plus réfléchi. C’en est émouvant. Les deux garçons sont flanqués de Connor, « presque 14 ans » et déjà « basculé du côté du mâle » avec le sexe en ligne de mire, musclé en débardeur et « un peu bourrin » mais prenant les choses comme elles viennent, ainsi que de Corey, 13 ans comme eux, frère cadet de la nounou engagée pour garder le bébé Zoey, Gemma, presque adulte avec ses 17 ans.

La maison idyllique inquiète de plus en plus la famille idéale. C’est le chien qui revient terrorisé de la forêt, puis le bébé qui hurle dans la nuit, répétant sans arrête « clignote ! clignote ! » comme s’il avait vu un fantôme, c’est Olivia qui perçoit une présence noire. Puis voilà les garçons, partis en exploration au-delà de la ravine qui sépare la ville du plateau, au pied du mont Wendy qui supporte l’antenne, en butte aux menaces coupantes d’un épouvantail planté dans les maïs ! Qui va les croire ? Même si l’éviscération en direct du fils du fermier peut en témoigner… et qu’ils s’aperçoivent que Wendy est l’abréviation Disney du Wendigo, le monstre indien des forêts. Mais ne seront-ils pas accusés du crime ? La lacération du bide semble un fantasme récurrent de l’auteur, toutes les griffes et les couteaux visent ce point précis du corps, peut-être le plus vulnérable. Pour le reste, les survivants ont le tee-shirt lacéré, les jambes griffées, le flanc blessé. Le sadisme ne se passe pas qu’en imagination !

Les teens enquêtent à la bibliothèque et s’aperçoivent que leur collège a été bâti juste au-dessus de l’intersection des deux rivières qui traversent la ville – juste à l’endroit où une trentaine d’Indiens a été massacrée par les colons puritains au XVIIe siècle. Owen se fait une peur bleue dans les toilettes du collège lorsqu’il perçoit une présence maléfique qui tente de l’agripper. Tom, de son côté, se rend compte avec trouble que sa nouvelle maison a une histoire – et pas des plus réjouissantes : elle a été la masure d’une sorcière brûlée à Salem tandis que ses deux fillettes étaient lynchées par les bigots en délire ; elle a connu ensuite un toqué d’ésotérisme venu de Californie avant un couple dont le mari et la fille se sont suicidés – il faut dire que le père violait la fille. La mère survivante est en hôpital psychiatrique. L’avocat new-yorkais qui avait acheté la maison a fait faillite, d’où la « bonne affaire » des Spencer.

En bref, le lieu est mauvais et l’arrivée de la famille a déclenché dans la maison une révolution de spectres tandis que la ville tout entière est, depuis quelque temps, en proie aux morts inexpliquées dues à une panique noire. Le shérif Warden est un gros « connard » macho et borné comme son président, et l’adjoint venu de Philadelphie Ethan Cobb ne peut y croire… avant de l’expérimenter sous la ville, avec les ados. Seul un lance-flammes bricolé avec un pistolet à eau rempli d’autre chose parvient à tenir à distance des entités maléfiques qui hurlent et griffent avant de mordre, d’aspirer et de broyer. L’horreur.

La suite sera dantesque, dans un Armageddon où l’au-delà prend le pouvoir pour quelques heures. Inutile d’en dire plus, sauf que tous les méchants ne sont pas éradiqués et que tous les bons ne sont pas sauvés. Dans l’indifférence de la nature (et de Dieu pour les croyants), seul le courage et l’initiative font la différence. La mère est une louve pour ses petits, le père entreprend ce qu’il faut, les aînés tempèrent l’imagination et les excès des plus jeunes qui, eux, résistent à tant de pression psychologique par des embrassades et des torrents de larmes. Le lecteur quitte ce livre lent au début et prenant sur la fin avec de quoi faire des cauchemars les nuits de nouvelle lune.

Un bon thriller – qui veut dire qui fait frémir – dont les pages sont bordées de noir comme les faire-part de deuil..

Maxime Chattam, Le signal, 2018, Pocket 2020, 908 pages, €9.95 e-book Kindle €9.49, CD audio €26.90

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Camus le généreux

Il y a exactement 60 ans mourait accidentellement Albert Camus, né en 1913. Il avait 46 ans. Michel Gallimard conduisait la Facel Vega 3B qui a dérapé, pneu avant éclaté, avant de s’enfoncer dans un arbre. Sans ceinture de sécurité, le « coup du lapin » a tué net l’écrivain. Philosophe, journaliste, romancier, Albert était né du peuple près de Bône en Algérie et n’a pas connu son père, happé en zouave par l’imbécile guerre de 14. Mais il a, notamment après-guerre, développé une pensée humaniste qui n’a pas été contaminée par le marxisme stalinien comme Sartre. Être libre, observateur indépendant, écrivain du Moi social, Camus reste aujourd’hui un phare, bien plus que le Normalien existentialiste, compagnon de route des dictatures à la mode. Plus que Sartre, il aime les humains ; mieux que lui, il poursuit la tradition occidentale venue des Grecs et tordue par le christianisme. Il est généreux comme la terre qui l’a vu naître, lumineux comme le soleil qui irradiait sa vie, empathique comme la mer qui l’a baigné.

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (sic !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devraient être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas. « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est notre civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet : écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les sachants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts sans parler des curés pédophiles, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant nu sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? En effet, au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel – s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle au Père. Le christianisme, peut-être pas le Jésus des Évangiles, mais le texte (déjà idéologiquement sélectionné) est submergé depuis deux mille ans par la glose d’Église. Albert Camus ne croyait pas en Dieu mais en quelque chose de supérieur à l’Homme : la vie – absurde mais désirable par seule énergie intérieure qui permet la révolte, sans que jamais la fin ne justifie les moyens. Il avait la grâce.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ?

Albert Camus, Carnets 1935-48, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.941, €68.00

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Misère sexuelle début de siècle

Michel Houellebecq avait raison, il y a plus de vingt ans, de dénoncer la fausse « libération » sexuelle post-68. L’exigence de la mode était de baiser à tout va, n’importe où, et avec n’importe qui. « On aime s’envoyer en l’air » décrétait un vieux couple – jeune en 1968 – dans une récente publicité pour un comparateur de vols aériens. Mais être dans le vent ne signifie pas que le vent vous porte : il peut aussi vous souffler.

Pire est la sexualité adolescente d’aujourd’hui, avant tout numérique. Le réel fait peur, la faute aux parents timorés qui enjoignent à leurs petits de ne pas faire confiance, à personne, jamais. Ni sourire dans la rue, à peine un salut (et seulement aux gens déjà connus), ne pas suivre. L’hystérie télé est passée par là avec les « affaires » médiatiques de pédophilie. Même si elles sont statistiquement rarissimes (et à 75% en famille…), pas plus fréquentes hors domicile que les homicides, et moins que les morts par accident de voiture, elles contraignent le comportement de tous, tous les jours. A force de s’enfermer, la société crée des autistes : pourquoi cette pathologie se développe-t-elle autant ces dernières décennies ?

Certains rigoristes, en général esclaves de morales religieuses jamais pensées, mettent en cause la capote, la pilule et l’avortement comme un lâcher de freins. Les femmes, désormais libérées d’une grossesse non désirée, se débonderaient. Goules hystériques, elles sauteraient sur le premier venu pour se faire jouir, allant d’amants romantiques (mais bien membrés) aux sex-boys et aux tendres sex-toys éphèbes des cougars. Mais le fantasme mâle patriarcal des religions du Livre ne fait pas une réalité. Les filles sont tout aussi tendres et affectives que les garçons et, si leur jouissance est plus lente à venir, exigeant tout un environnement physique, affectif et moral, elles n’en sont pas plus animales.

Contrairement à ce que voudrait faire croire la doxa machiste – et le commerce bien pensé. L’industrie du porno fleurit en effet d’autant plus que les outils du net sont désormais à sa disposition depuis une génération. Des acteurs et actrices payés pour cela « jouent » un rôle en exhibant leur sexe, soigneusement maquillé  (épilation, lustrage rose des petites lèvres pour les filles, huilage des muscles et viagra pour les garçons). Ils caricaturent « l’acte » en le multipliant, prenant des poses de cascadeurs, émettant des sons de jouissance comme les rires mécaniques des émissions drôles. Tout cela vise à divertir, à exciter, à vendre – tout cela n’est pas la réalité.

LA BOUM, Alexandre Sterling, Sophie Marceau, 1980

On ne fait pas des bébés dans l’outrance pornographique mais dans l’amour partagé. Et c’est cela qu’il faut expliquer aux enfants. Les tabous iniques des religions du Livre (toujours elles) empêchent les parents de jouer leur rôle de guide. « On ne parle pas de sexe, c’est grossier ; ce n’est pas de ton âge ; on verra ça plus tard ; le docteur t’expliquera ; tu n’as pas de cours d’éducation sexuelle à l’école ? » ; « pas de torse nu à table » ; « cachez ce sein que je ne saurais voir » ; « ferme ta chemise ; met un tee-shirt ; met tes chaussures ! » Ces injonctions du rigorisme puritain effrayé par le qu’en dira-t-on, que n’en avons-nous entendu ! Or ne pas dire, c’est cacher. Induisant donc la tentation de l’interdit et son revers : la solitude devant l’émotion.

Les enfants dès le plus jeune âge sont confrontés aux images pornographiques. Non seulement dans la rue parfois, mais surtout sur le net. Vousentube diffuse des vidéos sans filtre ou presque ; d’autres sites en accès libre sur Gogol permettent d’observer des corps nus s’affronter dans des halètements ou sous des coups violents, les pénis érigés comme des masses et pénétrant comme des couteaux terroristes le corps des victimes esclaves – qui ont l’air d’en profiter et de jouir, comme les mémères appelées à la consommation par les magazines à la mode lus chez le coiffeur.

Que font les parents ? Ils chialent lorsqu’on leur met le nez dedans, comme des toutous peureux la queue entre les jambes. « Je ne savais pas ; ma petite puce ! » ou « mon cher ange ! Comment penser qu’à cet âge innocent… » Ils ne voient pas parce qu’ils ne veulent pas voir. Ils se cantonnent dans leurs soucis et leurs problèmes de couple, indifférents au reste, sauf à Noël et aux anniversaires peut-être. Ils n’écoutent pas, ils ne répondent pas aux questions.

Pourtant légitimes : comment fait-on les bébés ? c’est quoi l’amour ? mes petites lèvres sont-elles trop grandes ? mon zizi est-il trop petit ? comment on met une capote ? sucer, c’est mal ? Si les parents répondaient avec naturel à ces questions intimes, sans fard mais avec raison, les enfants et les adolescents ne seraient ni intrigués par l’interdit, ni traumatisés par l’expérience. Mais voilà, les tabous ont la vie dure – sauf sur le net, où tout se trouve comme au supermarché.

Vaste hypocrisie des sociétés « morales » qui ont pour paravent la religion mais laissent faire et laissent passer sans filtre tout et n’importe quoi. Les Commandements sont affichés et revendiqués, mais nullement pratiqués. Tout comme ces « règlements et procédures », en France, qui ne durent que le temps médiatique : on fait une loi – et on l’oublie : tels l’interdiction des attroupements d’élèves devant les écoles, le voile en public, l’expulsion des imams salafistes, l’enquête sur les habilités au secret Défense, et ainsi de suite. La loi, pour les Latins, est toujours à contourner, par facilité, laxisme, lâcheté.

Dès lors, comment ne pas voir la misère sexuelle de la génération qui vient ? Regardez successivement deux films et vous en serez édifiés. La Boum sorti en 1980 et Connexion intime, sorti en 2017. Ils ont 37 ans d’écart – une génération. Ils sont le jour et la nuit. Ils se passent tous deux en lycées parisiens, à la pointe des tendances sociologiques. Les parents des deux films sont toujours occupés et ne prennent pas le temps de parler à leurs adolescents, garçon ou fille – qui cherchent ailleurs communication et affection. Mais autant La Boum est romantique et pudique, autant Connexion intime est égoïste et mécanique. La sensualité n’existe plus, les cols sont fermés, les torses enveloppés de tee-shirts larges et de sweaters informes, les manteaux boutonnés – seules les filles s’exhibent, mais dans leur chambre et à distance, en sous-vêtements coquins, se prenant en selfies pour poster sur les réseaux.

« L’amour » s’y réduit au sexe et les caresses n’ont plus leur place : on ne se touche plus le visage, les épaules ou la poitrine, on ne se caresse pas les seins ni les tétons. Seules la bouche et la bite sont sollicitées avec pour summum « d’Acte »… la pipe. On suce dans les toilettes, on se branle devant un film – mais on ne parvient à rien sur un lit avec un ou une partenaire réelle. D’où Félix accro au porno et Luna qui se met en scène comme une star sur un site de rencontres. Chloé, 15 ans, provinciale parachutée à Paris, cherche l’amour et ne le trouve pas ; ni son amitié avec Luna (qui la manœuvre), ni son inclination pour Félix (qui l’utilise) ne sont de l’amour. Ce n’est que du sexe, égoïste, mécanique. Les ados de La Boum étaient tendres, mignons ; ceux de Connexion intime sont froids, répugnants.

Entre les deux films, le net. Outil qui est la meilleure et la pire des choses, comme tous les outils. Mais surtout la démission égoïste des parents, portée par cet individualisme du « ils n’ont qu’à se démerder » ou du « que fait l’Etat ? », déjà pointé par Michel Houellebecq dans Les particules élémentaires en 1999.

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Maxime Chattam, La patience du diable

Rendu à l’éditeur le 6 mars 2014, ce thriller policier français hume l’air du temps avec une rare intuition. A peine un an plus tard, les attentats islamistes des psychopathes de banlieue vont ensanglanter la France. Pour Maxime, c’est normal, le pays se délite et la société ne tient plus qu’à de moins en moins de fils. Le bonasse Hollande, socialiste par métier comme on est boulanger, n’a rien fait, rien changé, laissant la réalité en marche comme devant.

Tout commence dans le livre par un attentat en TGV. Deux adolescents blancs, l’un blond, l’autre brun, ont acquis des armes de mains intéressées à propager le chaos et décident de massacrer tous ceux qui se présentent entre deux wagons : 53 morts. Pour rien, juste pour apaiser l’esprit tourmenté du leader et le cœur solidaire d’amitié du second. Un désespéré par l’accident d’auto qui a coûté la vie à sa femme et sa fille descend tout ce qui bouge dans le restaurant où ils avaient l’habitude d’aller dîner. Un autre fait sauter les cinémas à la bombe artisanale, recette trouvée sur Internet, faisant plus de morts que dans le film hollywoodien qui passe sur l’écran. Cela se poursuit dans un supermarché où un tordu organisé lance des ballons remplis d’acide sulfurique qui explosent sur la tête des acheteurs en semant la panique, tandis que des pistolets à eau sont complaisamment mis à disposition des jeunes garçons pour s’asperger… d’acide mortel ! Maxime Chattam a tendance à supplicier ceux qui sont les plus vulnérables, les plus mignons, ceux que l’on a envie de protéger au mieux. Un marginal poussé à bout prend en otage un car scolaire avec 42 enfants de 7 à 9 ans et leur demande de se foutre à poil avant qu’il jouisse de les faire sauter. Un boucher de supermarché enlève et dépèce ses victimes vivantes, notamment une jeune fille de 16 ans, leur arrachant la peau soigneusement avant de la vendre à des réseaux d’amateurs qui en font des coques de téléphone ou des reliures de livres ; quant à la viande, il la conditionne sous vide comme du bœuf à la vente dans son centre commercial.

Ludivine, lieutenante de gendarmerie à la section de recherches de Paris a fort à faire pour coordonner les enquêtes dans ce qui semble un chaos organisé. Par qui ? Pour quoi ? Nul ne sait. Les témoins invoquent le diable. Certaines victimes sont en effet mortes de peur, littéralement, sans antécédents cardiaques ni blessures apparentes. Le diable de nos jours ? C’est l’autre nom du Mal, ce repoussoir protestant qui sévit surtout dans les mentalités étroitement rigides américaines – et le lecteur sait que Maxime a vécu son adolescence à Portland, dans l’Oregon, ce qui lui a inspiré L’âme du Mal. (Chroniqué sur ce blog)

Ce qu’il appelle « le mal » est cette pulsion de mort qui ressurgit des profondeurs de la psyché quand la situation personnelle et sociale se dégrade. « La détresse croissante qui plombait la France comme la plupart des nations industrialisées depuis plusieurs années avait atteint son apogée avec la succession de coups d’éclat criminels sur lesquels Ludivine travaillait. Elle en était convaincue » p.379.

Comment aborder le sujet ? Le particulier sadisme, que l’auteur se complait à détailler, semble le fait de dérangés – mais est-ce si sûr ? Quel est le point commun entre les tueurs, ceux qui se sont tués après leur forfait et ceux qui ont été arrêtés ? C’est le Maître, le diable évidemment, qui n’attend que nos faiblesses pour déstabiliser, imposer le désordre, mettre le chaos, moissonner des âmes à la faux. Mais Ludivine ne croit pas au diable des religions du Livre, et elle a bien raison. Il y a forcément une explication rationnelle. Elle la trouvera, non sans se mettre elle-même en danger pour fuir on ne sait quoi, pour prouver on ne sait quoi. Les procédures elle s’en bat, les horaires elle s’en fout, son équilibre mental elle joue avec. D’où les grosses conneries qu’elle fait en ne verrouillant pas la porte de chez elle ou en allant seule explorer l’antre d’un pervers manipulateur particulièrement doué qu’elle a mis naïvement sur sa piste. On la bafferait avec allégresse si elle ne réussissait in extremis à retomber sur ses pattes comme si elle avait neuf vies – ou comme si elle était dans un roman. Celui-ci fait partie d’un « cycle » avec le même personnage principal, mais l’ordre de lecture est sans importance.

Hormis l’hémoglobine qui coule à flot durant le premier tiers, selon la mode ado sataniste ou vampire, la suite est plus haletante et la fin intéressante, même si le lecteur perspicace devine avant la fin qui est qui. Chacun est quand même pris. La philosophie sociale, trop tendance, est bas de gamme mais l’atmosphère de peur est si bien rendue que l’année 2015 semble révélée avant l’heure. Le nazisme des trop sûrs d’eux-mêmes ressurgit des profondeurs à chaque recul de l’ordre de la civilisation et des principes de l’humain.

Maxime Chattam, La patience du diable, 2014, Pocket 2018, 574 pages, €8.60 e-book Kindle €8.49 CD €19.02

Les thrillers de Maxime Chattam déjà chroniqués sur ce blog

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Pulp Fiction de Quentin Tarantino

Une parodie des films américains jouée par une pléiade de grands acteurs, John Travolta, Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Uma Thurman, Maria de Medeiros… C’est bien coupé, enlevé, dôle. Et dit en même temps beaucoup sur cette Amérique du terre-à-terre, du tout est possible et de l’égoïsme forcené.

L’univers est celui d’une bande de malfrats de Los Angeles dont le patron est Marsellus Wallace (Ving Rhames), un gigantesque Noir aux deux boucles d’oreilles. Il truque les matches de boxe pour encaisser le fric, il zigouille via ses mercenaires tous ceux qui tentent de l’arnaquer. Mais Butch le boxeur au prénom de boucher (Bruce Willis) le baise (dans son orgueil), refusant de « se coucher » au cinquième round, puis un flic pédé (Peter Greene) le sodomise (littéralement) alors qu’il avait investi la boutique d’un prêteur sur gage (Duane Whitaker) par hasard en poursuivant le boxeur.

L’histoire est celle des vicissitudes où la nécessité des armes et du machisme rencontre le hasard des gens ou des événements. Ainsi le duo Jules Winnfield (Samuel L. Jackson) et Vincent Vega (John Travolta) va récupérer une valise pleine de (probables) lingots d’or qui s’ouvre avec le code 666 (le chiffre de la Bête) dans un appartement miteux. Il troue trois adolescents apeurés qui tentaient d’exister et emmènent le troisième, le seul « nègre » de la bande (ainsi est-il traduit dans le film), Marvin (Phil LaMarr) qui est leur informateur. Mais Travolta, en se retournant dans la voiture le flingue à la main pour poser une question au garçon, lui explose la tête sans le vouloir. Les deux compères sont dans une merde noire avec du sang partout et des morceaux de cervelle dans les cheveux en poil de couille du Jules noir au volant qui aime citer les Ecritures avant de tirer. Comme s’il se croyait le bras vengeur de Dieu…

Il appelle au secours un copain du coin (Quentin Tarantino lui-même), au saut du lit à 8 h du matin. Mais sa meuf doit rentrer de l’hôpital où elle bosse – et pas question pour elle de découvrir « un nègre sans tête éclaté à l’arrière d’une voiture en bas de chez elle » ! On la comprend. Jules appelle donc le bon papa Wallace qui, s’il veut récupérer son or, doit les aider. Il envoie son spécialiste, un expert en organisation et dissimulation de traces de crime (Harvey Keitel). Il ordonne aux deux de nettoyer l’intérieur de la bagnole, de mettre le cadavre dans le coffre ainsi que leurs vêtements tachés de sang, puis de se récurer eux-mêmes aussi soigneusement que les sièges, à poil sous le jet d’eau sur la pelouse pour ne pas laisser de traces dans la salle de bain, avant de conduire la bagnole chez un casseur spécialisé. Tout disparaîtra.

Et les deux, déguisés en plagistes via short et tee-shirt trouvés dans les affaires du copain, poursuivent leur livraison d’or au père Wallace. Mais au lieu de prendre tout bêtement un taxi et de s’acquitter de leur mission, ils folâtrent, se prennent un petit-déjeuner dans un fast-food, discutaillant interminablement sur le hasard qui serait la main de Dieu. Dans l’appartement, en effet, le troisième jeune (un peu moins que les autres) qui était aux chiottes, sort en défouraillant mais rate à deux mètres les deux éléphants dans son couloir. Voilà le « miracle » : les tueurs sont indemnes et le défenseur est criblé de balles en riposte. C’est eux « en ont » et pas lui. Le machisme le plus gros est clairement affiché : celui qui a des couilles reste maître de celui qui a trop peur pour en avoir. Et plus on vieillit, plus on en a dans le mythe, contrairement à la physiologie : cela s’appelle l’expérience.

Les filles du film sont d’ailleurs considérées comme moins que rien : des putes ou des niaises. Tout se passe entre hommes, les vrais. Même la « femme » de Wallace Mia (Uma Thurman) agit comme une gourde, flirtant ouvertement avec Travolta à qui le patron a demandé de la sortir (ce qui ne veut pas dire « sortir avec », comme il l’explique à son copain le Noir un brin borné), puis se shootant une fois de trop avec les trois grammes d’héroïne trouvés dans la poche de l’imper du mec – pendant qu’il est aux chiottes (grande scène de piqûre dans « le cœur », situé largement au-dessus du sein pour les puritains !).

Les chiottes jouent un rôle prépondérant dans ces histoires, elles sont comme un destin suspendu, une bifurcation d’univers. Ainsi le boxeur, qui a fui dans un motel une fois le match terminé (en tuant son adversaire d’un coup de poing – « il n’avait qu’à apprendre à boxer »), ne trouve pas dans sa valise préparée par sa pétasse (Maria de Medeiros) la montre héritée de son père qui l’avait lui-même hérité de son père qui… Cette montre mythique avait séjourné dans le cul d’un capitaine, prisonnier des Viêt-Cong avec le papa qui y est resté, mort. Le boxeur l’a reçue tout enfant et y tient bien plus qu’à ses fringues mais la nunuche qu’il a racolé comme copine est tellement bête qu’elle a zappé. En retournant à l’appartement, où il sait qu’il peut être attendu par les sbires de Wallace, il ne se contente pas de récupérer sa montre oubliée mais entreprend de se griller des toasts ! Il avise alors un flingue à silencieux, aussi gigantesque que le Wallace, et perçoit un bruit de chiotte : le sbire est dedans et, quand il tente d’en sortir, il l’y renvoie d’une balle magnum dans le sternum.

Le problème de cohérence est que le sbire est Travolta en personne, alors que le film se poursuit avec Travolta toujours en vie. Mais l’histoire est volontairement éclatée en séquences non linéaires comme dans les magazines sur papier chiotte (pulp paper) destinés aux gosses ou aux demeurés. Travolta a déjà remis la mallette à Wallace auparavant. Il sort justement des chiottes du fast-food où son copain Jules a décidé d’arrêter après le « miracle » pour chercher le sens de la vie en nomadisant dans le monde en clochard céleste. Deux miteux, Ringo et « Lapin » (Tim Roth et Amanda Plummer), ont en effet décidé de tirer leur dernier coup ensemble en rackettant les clients et la caisse. Le Noir mate leurs envies mais les aide, bon prince, en ne les zigouillant pas à l’aide de l’Ecclésiaste comme d’habitude et en leur laissant les billets récoltés. Il n’est plus très certain d’être le bras vengeur de Dieu…

Tout a commencé dans un lieu miteux d’une aire de banlieue avec une paire de miteux qui se la joue au lieu d’entreprendre ; tout se termine de même, dans l’amoralité jubilatoire de la pop-culture yankee. Chacun repart à ses affaires comme a poor lonesome cow-boy, aussi minable qu’avant, après six morts de trop. C’est conté comme dans un magazine de pulp fiction (sexe, violence et ego surdimensionné), en récits à épisodes ayant chacun leur cohérence mais présentés comme liés.

Palme d’or au Festival de Cannes 1994, Oscar du meilleur scénario original 1995, ce film qualifié de « postmoderne » faute de le mettre dans les cases préétablies des critiques, a fait beaucoup gloser depuis sa sortie. Que m’importe : c’est un bon divertissement et il révèle le nihilisme viscéral de la culture américaine qui préfère agir plutôt que réfléchir, flinguer au lieu de discuter, se raccrochant à la Bible pour se justifier.

DVD Quentin Tarantino, coffret 6 films : Pulp Fiction 1994 – Jackie Brown – Kill Bill – Vol. 1 – Kill Bill – Vol. 2 – Boulevard de la mort – Inglorious basterds, TFI 2011, standard €52.66 blu-ray €69.96

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Gérard Muller, L’âme de la fontaine étourdie

La retraite venue l’auteur, ancien ingénieur aérospatial, met ses connaissances scientifiques et techniques au service de son imagination débordante. Il écrit de courts romans au présent qui illustrent, par le biais d’une intrigue policière, un concept de la physique. Celui-ci se préoccupe de physique quantique.

Une archéologue, évidemment toulousaine, berceau bien-aimé de son auteur, va fouiller au pied des parois à pétroglyphes en Namibie. Elle appartient à une équipe internationale privée que des sponsors financent. Le directeur est américain, l’informaticienne anglaise, les deux autres fouilleurs sont espagnol et namibien, plus un ouvrier du village voisin. Même adolescent, le public visé semble-t-il par ce roman, le lecteur peut logiquement supposer que les échanges entre les protagonistes s’effectuent en anglais, sinon en globish. Pourquoi, alors, faire déclarer à l’Américain que « le tutoiement est de rigueur » (p.32) ? Parleraient-ils tous français en Namibie ? Le tutoiement en anglais n’existe que pour s’adresser à Dieu, sinon on s’appelle tout simplement par les prénoms. L’auteur abuse de l’usage du sud de désigner la personne par un impersonnel comme « la Toulousaine », « la Française », pour la même personne : Lisa. Pourquoi ne pas utiliser son prénom ou dire « elle » ?

Ce n’est pas le seul passage où l’on tique, même si l’on est bon public. Les prélèvements des charbons de bois antiques pour une datation au Carbone 14 ne se font pas comme on verse du sable dans un seau mais nécessitent de multiples précautions afin qu’ils ne soient pas contaminés. Aussi, lorsqu’une datation est donnée trop proche du présent, l’archéologue professionnel (moi) s’attend à ce que l’on évoque au moins cette hypothèse fort courante ; il n’en est rien.

C’est au contraire au profit d’une autre hypothèse, très audacieuse pour des scientifiques, qui permet d’imaginer une transmission de pensée des chamanes locaux d’il y a 50 siècles ! Et l’explication de cette possibilité réside naturellement dans les mystères de la physique quantique. D’où « l’âme » qui serait une empreinte émotionnelle forte au moment de la mort : elle aurait modifié le champ de force pour l’éternité. Il suffit d’être médium, de respirer lentement et profondément dix fois de suite, pour entrer en communication avec les esprits prédestinés. Le bushman d’il y a 5500 ans parle comme vous et moi, il évoque sans sourciller son empreinte quantique et ses qubits ! Ce qui avait commencé comme une belle aventure scientifique se termine dans le délire le plus complet.

Bon, me direz-vous, il suffit d’y croire. Il y a un meurtre, une fontaine qui s’arrête et repart, un léopard qui serait un chamane déguisé, des policiers locaux savoureux. Sans compter le récit détaillé de baises torrides par des couples divins sortis tout droit des studios hollywoodiens, sains, musclés, bronzés, aimants… Tout ce beau monde se vautre alors dans les poncifs les plus à la mode médiatique immédiate chez « les jeunes » : aider les migrants, militer pour le climat, combattre le machisme. C’est un peu trop pour mon goût et n’égale pas Bob Morane, bien mieux écrit et qui reste, malgré les incursions dans les mythes et la science-fiction, dans les clous du rationnel tout en ne cédant rien aux dernières lubies – ce pourquoi on le relit encore un demi-siècle plus tard. Pourquoi par exemple appeler les particules d’âme des soul particles ? La langue anglaise seule pourrait-elle produire ce concept aussi intraduisible en français que humour, privacy et week-end ? Par snobisme globish ? Pour faire encore plus scientifique ? Plus ésotérique ? A cause de la musique 2011 de Quantum Force ? Ou pour copier un roman américain ?

Désolé de paraître trop aimer le beau langage et les récits vraisemblables : si je donne à manger du bio à mes enfants, la nourriture intellectuelle bien écrite et que l’imagination peut croire n’en est pas moins vitale pour leur santé. Le roman précédemment chroniqué était à mon avis meilleur.

Gérard Muller, L’âme de la fontaine étourdie, 2019, éditions Lazare et Capucine, 230 pages, €15.00 e-book Kindle €7.99

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Nolan et Johnson, L’âge de cristal

Paru lors du renouveau de la science-fiction à la fin des années 1960, ce livre assez court (sans la suite) a suscité un film en 1976 puis des séries télévisées. C’est que le monde du baby-boom s’inquiétait, en ces années d’euphorie et de baise pour tous, de la surpopulation. Nous étions 3 milliards dans les années cinquante, nous voici 7 milliards dans les années deux-mille. Les auteurs (qui ne pensent absolument pas aux capotes, stérilets, pilule et autres avortement – signe d’une mentalité puritaine chrétienne américaine avérée), imaginent qu’en 2116 (2274 dans le film) la situation sera si intenable qu’elle aura généré son antidote : la régulation fasciste d’un grand ordinateur.

Car « les jeunes » ont pris le pouvoir, dans la lignée des années soixante et de mai-68 pour les esprits français. Ils décident d’éradiquer tous les « vieux » car ils ont conduit le monde au bord de la catastrophe. Contrairement aux écolos d’aujourd’hui, ils conservent les machines, les ordinateurs, la cybernétique et les fermes sous-marines : elles servent à se libérer du travail.

« Faire » des enfants est un besoin naturel, partons de là. Aussitôt nés, les bébés sont mis en usines maternantes jusqu’à l’âge de 7 ans où ils passent en collèges, jusqu’à 14 ans où ils deviennent « adultes ». Ils n’ont droit de vivre que jusqu’à 21 ans (30 ans dans le film pour des raisons de casting). A chaque période, le cristal implanté dans la paume de leur main droite change de couleur, jaune pour les bébés, bleus pour les adolescents, rouges pour les adultes. Puis noir lorsque le « sommeil » – la mort – doit venir. Ceux qui résistent sont considérés comme Fugitifs et sont traqués par le PS, un organisme policier qui ressemble fort au parti socialiste français selon sa description p.73 (édition Présence du futur 1976) : « Vous les agents du PS, vous vivez de la douleur des autres, du mal, des blessures que vous infligez, du meurtre. Vous détruisez au nom de la survivance des masses et vous ne réfléchissez jamais à l’horreur de tout cela, à cette erreur malsaine ». Marxistes d’hier ou malthusiens du futur sont l’un comme l’autre tellement convaincus de détenir la Vérité qu’ils l’imposent par la contrainte – à fuir !

Mais Logan, le héros qui a donné son titre américain au roman, est un Sandman du PS ; il est autorisé à porter un Revolver pour accomplir sa mission. Après avoir « ensommeillé » nombre de jeunes qui avaient terminé leur temps de vie et refusaient de mourir, il voit son cristal clignoter. Sa fin est proche mais la refuse. Au nom de quoi imposer une fin aux autres ? Lui n’a pas eu d’enfant, alors est-il coupable ?

De fil en aiguille, il va poursuivre un Fugitif qui se fera déchiqueter par une bande de « louveteaux » dans la zone urbaine, des enfants sauvages de 7 à 12 ans drogués à certaines substances pour vivre plus court mais plus intensément ; il va découvrir dans sa main une clé qui le conduira à un Doc, lequel lui livrera une adresse où une fille, Jessica, le contactera et l’invitera à une soirée orgiaque pour parler. Le jeu va consister à se suspendre le long des immeubles pour filmer par les fenêtres aux rideaux non tirés les jeunes couples qui font l’amour. Logan et Jess emprunteront « le réseau » qui court en souterrain sous la terre entière et conduit sur rail des taxis.

Mais Francis, le secrétaire de section PS de Logan, va les traquer, suivant la piste par l’émetteur du Revolver que le Sandman a emporté. D’où les rebonds de l’action qui conduisent le couple sous la mer, dans les glaces, dans les montagnes où est sculpté un gigantesque Sitting Bull, chez les ados gitans qui chevauchent des balais atomiques et adorent violer, torturer et voler, sur le terrain de Fredericksburg où la bataille de 1862 est reconstituée avec des androïdes. Ils veulent rejoindre Ballard, un vieil homme dont une anomalie du cristal fait qu’il reste toujours rouge sans jamais passer au noir, et qui vit dans l’ancienne Washington à plus de 40 ans.

C’est là que Francis les trouvera et que… Mais la fin est digne d’Agatha Christie et je vous laisse la découvrir.

C’est un beau roman onirique décrivant une utopie ratée, celle d’une jeunesse éternelle par le renouvellement incessant d’une génération par une autre tous les vingt ans – seule façon à la planète de pouvoir nourrir tout le monde et aux machines d’assurer un certain bonheur. Ce qui surprend aujourd’hui est l’âge tendre de tous les protagonistes, maîtres du monde à 13 ans, ivres d’hormones et de vigueur physique, tués dès qu’ils atteignent la plénitude humaine qui formait hier, aux Etats-Unis comme en France, l’âge de la majorité. Mais la majorité, c’est la mort : d’où le tropisme « jeune » d’aujourd’hui, qui vient de ces forcenés écrivains et cinéastes des années 1970.

William F. Nolan et George C. Johnson, L’âge de cristal – Quand ton cristal mourra (Logan’s Run), suivi de Retour à l’âge de cristal, 1967, J’ai lu Nouveaux millénaires 2019, 348 pages, €18.00 e-book Kindle €14.99

DVD L’âge de cristal, Michael Anderson, 1976, avec Michael York, Richard Jordan, Jenny Agutter, Roscoe Lee Browne, Farrah Fawcett, Warner Bros 2008, 1h53, standard €8.99 blu-ray €16,39

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Le cercle des poètes disparus de Peter Weir

Ce film culte des années 1980 a passé le temps. Il est certes un peu naïf et grandiloquent mais pose les questions de toute éducation : comment la société prépare-t-elle les futurs citoyens ? comment les parents voient-ils l’avenir de leurs garçons ? comment les jeunes envisagent-ils eux-mêmes leur vie ?

L’école Welton, en 1959, est un collège américain calqué sur le modèle aristocratique anglais, les traditions de la noblesse en moins : on y vient bourgeois privilégié et l’on en ressort futur bourgeois privilégié. Les bâtiments sont ceux de Saint Andrew à Middletown dans l’État du Delaware. Les quatre piliers de l’école sont : Discipline, Excellence, Honneur et Tradition. Il s’agit de préparer les concours d’entrée dans les universités prestigieuses et d’obtenir ensuite une carrière rémunératrice de notable : pas grand-chose à voir avec le gentleman.

Le récit cueille un jeune Todd, presque 17 ans (Ethan Hawke, 18 ans au tournage), admis à l’école à la suite de son frère aîné prestigieux. Il est placé dans la chambre de Neil, espoir de l’école et bon élève (Robert Sean Leonard, 20 ans au tournage, qui deviendra le James Wilson de la série Dr House). Son groupe de travail et d’amis joue au potache en moquant la devise de l’école : Travestis, Décadence, Horreur, Excréments. Mais prendre systématiquement le contrepied est-il une preuve de liberté ? Est-ce une « révolution » ? Pas du tout ! Quand l’esprit devient lion qui se révolte contre le devoir, dit Nietzsche, il ne fait que se révolter, il ne crée aucune valeur nouvelle mais reste esclave de sa révolte, tout comme les gilets jaunes. Pour opérer une véritable révolution, il ne faut pas se contenter de nier la tradition mais en recréer une, la renouveler. Seule « innocence et oubli » – apanage de l’enfant – en sont capables.

Le nouveau professeur de lettres, Mr Keating (Robin Williams), un ancien de l’école, veut épanouir leur esprit et les révéler à eux-mêmes, dans la grande tradition de l’Antiquité revue par le pionnier américain Henry David Thoreau. C’est toujours la même appropriation yankee de la culture des autres : l’affirmation que l’Amérique recrée l’humanité sur une terre nouvelle. Keating veut faire penser les jeunes gens par eux-mêmes, ce qui est dangereux dans une société corsetée de convenances et de rites mais surtout – en 1959 – obsédée d’obéissance. Pour cela, le professeur les fait juger de la préface du manuel littéraire officiel dans laquelle un éminent agrégé traite de la poésie comme de tonnes d’acier, en quantité et qualité – les élèves sont incités à déchirer les pages : la poésie ne se mesure pas, elle se ressent. Il en fait marcher trois dans la cour, pour faire constater qu’ils se mettent d’eux-mêmes au pas – et que les autres applaudissent en rythme. Il les incite à monter sur le bureau professoral chacun leur tour – pour voir le monde d’un œil différent. Il cite le poète Robert Frost : « Deux routes s’offraient à moi, et là j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai compris toute la différence » (The Road not Taken).

Les photos de classes du passé, affichées dans le hall de l’école, incitent à la réflexion : ces jeunes gens naïfs et gonflés d’hormones – tout comme les nouveaux – ont-ils vécu pleinement leur vie ? En 1959, la guerre mondiale n’est pas éloignée et la guerre froide bat son plein : les anciens ont-ils eu le temps de vivre ? D’où le Carpe diem antique, cueille le jour présent en français, saisis le jour en anglais, suce toute la moelle secrète de la vie en américain pionnier (Thoreau, Walden ou la vie dans les bois). Cette dernière expression est assez ambigüe pour des adolescents entre eux, volontiers nus aux vestiaires après le sport, mais le film n’effleure jamais l’homoérotisme pourtant inéluctable.

La matière littéraire les ennuie ? Le professeur fait du théâtre, s’accroupit pour leur chuchoter un secret, susurre Carpe diem derrière leurs oreilles, imite la voix d’acteurs de cinéma. Il fait le clown pour capter l’attention de l’auditoire. Il est original par rapport aux autres professeurs, passionné, il captive. Dans l’annuaire de l’école, il est écrit qu’il avait créé un cercle avec quelques condisciples, le Cercle des poètes disparus, pour s’évader de la pesante tradition cuistre. Ils se réunissaient le soir dans une grotte indienne près de l’école et déclamaient des poèmes d’auteurs perdus ou leurs propres œuvres. Ils se libéraient sur l’exemple de Thoreau et de sa promotion de la vie dans les bois. « Pas sûr que l’administration voie cela d’un bon œil aujourd’hui », leur dit-il cependant.

Les ados sont séduits, peu à peu ils se libèrent. L’un d’eux (Josh Charles), tombé amoureux de la fille de son correspondant (Alexandra Powers), ose lui téléphoner, braver sa brute de copain le capitaine de l’équipe de football américain du collège public, et l’emmener au théâtre. Pour se motiver, il a dessiné en rouge un éclair de superman sur sa poitrine nue.

Todd, astre mort après son frère supernova, est ignoré de ses parents qui lui offrent pour la seconde fois le même « nécessaire de bureau » pour son anniversaire. Il se rencogne dans sa solitude mais Neil, dans l’enthousiasme de sa jeunesse et l’affectivité qui lui donne du charisme, ne l’accepte pas et l’inclut dans la bande. Le professeur le fait sortir de lui-même devant tout le monde en le pressant de questions, lui fermant les yeux et lui tournant la tête : une poésie sourd naturellement de ses mots, à l’ébahissement empathique de ses condisciples.

Las ! Ni les parents, ni la société ne sont prêts à la liberté. Face au communisme, l’Amérique maccarthyste se renferme dans ses valeurs sûres, figées, contrôlées – tout comme en 1989 à la fin de l’ère Reagan. Les adolescents sont considérés comme des mineurs qui doivent être dressés, disciplinés à obéir. Plus tard, une fois adultes, ils « feront tout ce qu’ils voudront » – mais ce sera trop tard, ils seront formatés, à jamais abîmés. Le père de Todd veut qu’il suive les traces de son frère, sans considération de sa personnalité ; le père de Neil est socialement minable, alignant de façon maniaque ses deux mules au pied de son lit, et projette sur son fils unique sa revanche en soumettant son épouse à sa volonté. Malgré ses bonnes notes dans toutes la matières et l’estime de l’école, Neil est trop faible pour opposer sa passion à son père et n’ose pas lui dire qu’il a postulé et a été pris pour jouer Puck, le jeune sauvage espiègle dans Le songe d’une nuit d’été, pièce de Shakespeare qui va être montée en amateur. Cette passion d’enfance pour le théâtre n’a pas été suscitée par Mr Keating, mais renforcée par la maxime de cueillir le jour présent. Le jeune homme pourrait en même temps réussir son année et jouer la pièce, mais son père considère qu’il se disperse, que le théâtre n’est qu’une futilité pour efféminé et n’a aucune utilité sociale pratique : il veut que son fils intègre Harvard puis qu’il fasse médecine – autrement dit qu’il dirige sa vie sans discuter durant les dix prochaines années !

Par son intransigeance, il n’obtiendra ni l’un ni l’autre mais perdra tout. Neil brave les ordres stricts de son père et joue la pièce – c’est un triomphe mais le père, venu impromptu, l’emmène aussitôt à la maison, le retirant de Welton pour l’inscrire dans « un collège militaire ». Pas question qu’il cède à ses penchants pour le travestissement et devienne pédé ! Neil, désespéré, ne voit aucune issue à sa vie : il est piégé. Incapable de tenir tête, il ne trouve qu’une unique solution, radicale. Symboliquement, il ouvre sa fenêtre à l’air glacial de la nuit de plein hiver, caresse la couronne de branchages du lutin Puck, se laisse glacer torse nu par la nature aussi hostile que sa famille et la société, et va vers son destin. Il n’a pu revêtir le pyjama bien plié et conforme aux normes bourgeoises que sa mère sa placé sur son lit. Il refuse définitivement de revêtir les uniformes.

Une éducation à la liberté, sans tomber dans la licence, est-elle possible dans la société américaine vingt ans après 1968 ? Le film dessine à gros traits les parents qui en ont peur, la société impitoyable aux faibles et les jeunes qui ont volontiers la paresse d’être conformes malgré quelques frasques hormonales vite passées. Sont-ils en train de s’éveiller ou aspirent-ils au bonheur d’adapter sans cesse leur opinion, leur idéal, leur devoir à ce qu’on leur demande – dans le troupeau ? Les élèves « sont choqués », comme on dit aujourd’hui, du retrait de Neil mais la tactique du bouc émissaire est toujours efficace. La traître du cercle (Dylan Kussman) – qui a symboliquement les cheveux roux, comme Judas – avoue et signe tout ce que l’administration veut et il incite tous les autres à faire de même – ce qu’ils font, sauf un, celui qui a séduit la fille et a éprouvé le bonheur d’être libre parce qu’il savait ce qu’il voulait : lui est renvoyé – inadaptable, non conforme. Tout comme le professeur trop original, que le père de Neil accuse d’avoir perverti intellectuellement son fils par son enseignement. Tel Socrate, l’éducateur est condamné et boit la cigüe de quitter l’école sans recommandation.

Lorsqu’il vient chercher ses affaires personnelles dans sa classe où le directeur de l’école lui-même (Norman Lloyd) reprend en main les élèves et leur fait relire la préface de l’agrégé cuistre sur la poésie (guère différent de ceux qui sévissent dans nos manuels littéraires), le jeune Todd se lève et lui crie qu’il a dû signer mais ne croit pas à sa culpabilité. Comme le directeur se fâche et ordonne, il monte sur sa table… et (presque) tous les élèves le font à sa suite. Au revoir Ô Capitaine, mon capitaine ! Keating est ému et les remercie : les germes de son enseignement sont en train d’ouvrir les personnalités. Il n’a pas œuvré en vain.

DVD Le cercle des poètes disparus (Dead Poets Society), Peter Weir, 1989, avec Robin Williams, Robert Sean Leonard, Ethan Hawke, Josh Charles, Gale Hansen, Dylan Kussman, Allelon Ruggiero, James Waterston, Norman Lloyd, Kurtwood Smith, Alexandra Powers, Touchstone Home Video 2013, 2h03, standard €7.98 blu-ray €17.83

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Quand le foot était un jeu

Adolescent dans les années 1970, le foot était un jeu.

Il n’y avait ni les millions pour acheter les mercenaires, ni le recrutement de la chair au fin fond de l’Afrique, ni les « droits » télé exorbitants, ni les petits egos des nouveaux riches qui se la jouent et se payent des putes – si possibles mineures -, ni le nationalisme xénophobe des supporters.

Les ados aimaient jouer, pas regarder, ils aimaient faire de leur corps, pas supporter la marchandise ; ils aimaient le sport, pas le fric.

Il reste que la coupe du monde de foot est un moment bref mais intense où l’on se sent français malgré tout. Plus de 19 millions de spectateurs ont déclaré avoir regardé la demi-finale. Qu’en sera-t-il demain, jour de finale ?

Même si cela ne fait que 12% de la population, le foot est aussi populaire en France que la politique.

Nous jouions sur des terrains de fortune, dans l’herbe véritable qui devait reposer l’été, et dans la boue sur les parties trop labourées par les crampons. Pas de millions pour de l’herbe hors sol, synthétique, sur lit de pneus recyclés en granulats dont les émanations chimiques sont loin de l’odeur sucrée de la végétation.

J’aime cependant à me souvenir que le foot étai un jeu quand j’étais adolescent : ni un métier, ni un exemple, ni un moyen de se faire mousser.

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Edmond Lévy, Sparte

Sparte, cité grecque égale d’Athènes en réputation, est devenue un mythe. Son système égalitaire, sa vertu revendiquée, ses filles sportives, l’émulation des adolescents, son excellence à la guerre, ses deux rois et leurs contrepouvoirs, ont fait rêver depuis l’Antiquité. Dans l’époque récente, Sparte a inspiré Jean-Jacques Rousseau et Gracchus Babeuf mais aussi Joseph de Maistre et Maurice Barrès, avant les communistes et les nazis. Chacun prenait ce qui lui convenait – nul doute que les deux rois et les contrepouvoirs n’eurent pas l’heur de plaire à Staline ou Hitler. Aujourd’hui même, la répugnance au « capitalisme », l’austérité écolo et les incantations aux vertus civiques, voire la réinstauration d’un service militaire obligatoire pour tous les jeunes, filles comprises, ou la « saine » compétition sportive à tous niveaux, reviennent en force comme idéal de vie commune. Si l’Italie vient de conjuguer les extrêmes dans le rejet de la corruption et de la mentalité de négociation, peut-être verra-t-on un jour prochain nos Staline et Hitler nationaux – pardon, les Mélenchon et Le Pen – se rejoindre sur une spartisation de la société française ?

D’où l’utilité du retour aux sources, sous la houlette d’un historien spécialiste du sujet, professeur honoraire d’histoire grecque à l’université de Strasbourg après avoir été membre de l’Ecole française d’Athènes. Son propos, dans ce petit livre de synthèse, est de faire la part des sources et de critiquer les textes des différentes époques anciennes sur Sparte et les Spartiates. Il y réussit fort bien, même pour les non-spécialistes.

La cité austère, fondée sur l’agriculture des riches plaines de Laconie, n’était démocratique que pour les Homoioi, les semblables (qui ne sont pas des Isoioi, des identiques, erreur des révolutionnaires français). N’est pas semblable qui veut ; pour l’être, il faut avoir reçu une éducation collective (agôgé), participer financièrement et physiquement aux repas collectifs (syssities) et posséder un domaine (kléros) qui permet de payer. Il faut être aussi issu de deux Spartiates, les bâtards ayant un statut inférieur. Il s’agit donc d’une aristocratie du sang et de la culture, qui domine le reste de la société : les citoyens déchus pour lâcheté au combat ou corruption, les Périèques (ceux qui vivent autour) et les Hilotes (les serviteurs pas tout à fait esclaves).

L’éducation spartiate a fait beaucoup jaser. Elle est obligatoire et collective pour être citoyen ; elle est organisée par la cité et commence dès 7 ans par lire, écrire et chanter, et se poursuit par le sport orienté vers la discipline, la vie à la dure et l’émulation pour les adolescents jusqu’à 20 ans, âge où ils deviennent soldats. S’ils peuvent dès lors se marier et avoir des enfants (ce qui est socialement requis !), ils sont contraints cependant de vivre avec leurs camarades jusqu’à 30 ans, ne caressant et honorant leur femme que dans les intervalles de la vie collective. Ils sont aussi tenus de prendre sous leur protection vigilante un plus jeune (pédérastie) et de lui servir d’exemple de vertu ; les relations affectives n’excluent pas les relations sexuelles mais celles-ci sont secondaires et nullement obligées : ce qui compte est d’élever un éphèbe au rang de citoyen-soldat (p.62). Si les paidès (12-20 ans) « marchent pieds nus et ont un seul manteau pour toute l’année » (cet « uniforme » égalitaire que certains aimeraient voir revenir), cela « n’implique pas nécessairement l’absence de chiton » p.57, tempère l’auteur – contre Plutarque. On ne se met nu que pour la lutte et la course, et pour nager, se laver et dormir, pas toute la journée. Contrairement aux autres cités grecques, Sparte se souciait de l’éducation des filles ; on les entraînait physiquement et leur enseignait le chant choral, les poètes professionnels leur apprenaient les vertus civiques.

Mais l’égalité théorique était en contradiction avec l’encouragement à la constante émulation, tout comme l’inégalité des biens subsistait malgré les apparences. L’obéissance aux lois et la discipline militaire, l’intériorisation dès l’enfance des valeurs civiques et du sens de l’honneur qui incite à l’héroïsme, les chants patriotiques et la fusion émotive des votes par les cris, unifient les citoyens et les rendent semblables plus que les biens matériels. Mais la cité apparaît plutôt comme une société de contrainte où tous surveillent tous sur les écarts à la norme et où le conformisme est encouragé (comme sous le socialisme réalisé). La quête du prestige (timé), fait de Sparte plus une timocratie qu’une démocratie (comme sous le nazisme) !

L’accroissement des inégalités avec le temps, l’exclusion du rang de citoyen de ceux qui ont failli, les guerres coûteuses en hommes de valeur et la démographie en berne ont eu raison de la fière cité spartiate. Les éphores (surveillants) sont devenus tyrans, la gérousie (conseil des anciens) a été achetée et des deux rois un seul a subsisté, tournant au démagogue. La concorde n’a plus existé et la base civique s’est rétrécie. Rome est venue qui a mis tout le monde d’accord – sous sa botte (comme les Etats-Unis trumpistes).

Le régime spartiate n’est donc pas meilleur qu’un autre, mais il constitue un mythe auquel les démagogues contemporains reviennent systématiquement faute d’idées sur le présent : Yaka renforcer l’éducation égale pour tous ! Yaka rétablir l’uniforme à l’école ! Yaka encourager les valeurs du sport ! Yaka rétablir le service militaire qualifié de « civique » ! Yaka multiplier les lois sur les « bonnes » mœurs ! Ne restent que la pédérastie (honnie des religions du Livre), les « cuisses nues » des filles sportives, et les cantines obligatoires qui ne soient pas reprises – on se demande pourquoi. La lecture de ce livre érudit mais accessible, bourré de références et muni de trois index, sera très utile à ceux qui veulent démêler le fantasme de la réalité et ne pas lire le présent avec les fausses lunettes du passé.

Edmond Lévy, Sparte – Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, 2003, Points histoire Seuil, 370 pages, €10.00 e-book Kindle €10.99

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Maxime Chattam, Le 5ème Règne

La magie, vous connaissez ? Vous n’y croyez pas ? Mais les mots ne sont-ils par eux-mêmes incapables à faire naître une émotion surgie de nulle part ? De faire lever en vous des passions sans qu’un acte soit accompli ? D’enflammer votre imagination ? De bouleverser parfois tout votre être ? Le conte, le thriller, la poésie – et même la politique – ne sont-ils pas une forme de « magie », cette influence rationnellement « inexplicable » ?

Maxime Chattam, un jeune Français sympathique qui vit entre la France et les États-Unis, a publié en 2003 son premier roman écrit en 1999. Le 5ème règne a obtenu le prix du roman fantastique du festival de Gérardmer. Il court sur les traces de l’Américain Stephen King dans Ça comme de l’Allemand Michael Ende dans L’Histoire sans fin publié en 1979 et mis en film par Wolfgang Petersen. Ses héros sont à peine plus âgés que les adolescents des deux livres, un tantinet plus mûrs mais aussi pragmatiques, aussi courageux et aussi hantés par un reste d’enfance. Ils sont sept.

Comme eux, ils découvrent un Livre, donc un savoir secret ; comme eux, ils vont devoir affronter sans être prêts encore les terrifiantes puissances du mal. Comme quoi « un livre peut être dangereux », ainsi que le dit Bastien dans L’histoire sans fin ; comme quoi la fonction de passeur d’un livre peut vous faire devenir « un héros », tel l’Atreyou libre et hardi (Noah Hattaway) qui est le double de Bastien (Barret Oliver) dans l’imaginaire. Ce sont les ressources que découvrent en eux-mêmes les banals adolescents dans Le 5ème règne.

L’idée directrice, vieille comme le monde, est que le Christianisme a apporté sur la terre un ordre mental et une paix émotionnelle que ne pouvait connaître le monde « d’avant ». Ce monde-là était obscur et angoissant, les forces que tout le monde possède sans le savoir restaient immaîtrisées et se déchaînaient alors en un paroxysme de violence. Le minéral, le végétal, l’animal, l’humain forment les quatre règnes de la nature dans la pensée classique. Le cinquième règne est celui de « l’ora », ce fluide immatériel qui serait l’énergie de toutes choses et que les druides avaient dompté, dit-on. Un livre, recopié de siècle en siècle, en transmet les secrets, surveillé par une confrérie immortelle.

Mais voilà : dans ce petit village de la côte nord-est des États-Unis que l’auteur a hanté lorsqu’il était enfant, lieu propice aux légendes par son climat tourmenté et par son histoire plus longue que dans le reste du pays, des adolescents disparaissent, tués par un Ogre aux pouvoirs étonnants. Sa violence se déchaîne épisodiquement en coups fulgurants, éventrements ignobles, « tétons fendus dans la longueur » et lacération de torse au couteau dans les hurlements de terreur. Ce sadisme répond aux angoisses les plus enfouies des fantasmes adonaissants et en faire le récit n’est pas voyeurisme, mais catharsis. C’est la vertu des contes de savoir faire peur aux jeunes pour qu’ils s’en vaccinent.

La petite bande réunie autour de Sean, 15 ans, fait l’apprentissage de la vie, de l’amitié et de l’amour, en même temps que de la violence du réel. C’est cruel et touchant. Les sept découvrent dans un grenier de grand-père un vieux grimoire… Les puissances, alors, se déchaînent mais les ados ne vont pas se laisser faire puisque les adultes sont incrédules ou impuissants. Ils vont se colleter aux pires instincts humains : l’avidité de la toute-puissance, la férocité implacable, la destruction. Rien de nouveau sous le soleil. Sinon que ces gosses deviennent peu à peu nos amis, leur personnalité encore floue se précise scène après scène, comme dans la vie réelle. Ils perdent leur naïveté d’enfance avec leurs rondeurs musculaires ; ils deviennent doucement des adultes au corps affermi, à l’esprit raffermi.

Est-on jamais vraiment adulte, d’ailleurs ? Maxime Chattam a 23 ans lorsqu’il écrit ce premier roman et son adolescence est encore proche. Le premier baiser, la première fois qu’on « le » fait, le premier enfant – rendent probablement plus conscient, plus responsable. Mais encore ? Ce livre n’est pas que divertissement, bien qu’il y excelle. Il nous fait réfléchir à ce qu’être adulte veut dire. Certains ne le sont jamais, pas même à l’âge mûr. Mais cette maîtrise progressive de ses facultés, qu’on aborde timidement vers 15 ans, en est peut-être le symptôme.

Si vous ne connaissez pas encore Maxime Chattam, laissez-vous entraîner dans cet envoûtement du livre. Il y a une magie à la Peter Pan dans cette bande de garçons et de filles. Une cruauté qui n’est pas complaisante. De vraies révélations de vertu chez les jeunes.

Maxime Chattam, Le 5ème règne, 2003, réédition Pocket 2006, 528 pages, €7.90

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Boukhara 4

A la mosquée Bolo Khaouz, un vieux tout à fait authentique se dirige vers nous et vient s’asseoir tout près. Il observe, il veut bien se faire prendre en photo, il ne dit pas un mot.

Toute une théorie de babouchkas vient prier. La mosquée est en activité, mais vide de fidèles en ce jour et à cette heure. Elle est donc visitable aux étrangers. La vaste salle sous la coupole est recouverte de tapis, sur lequel on n’entre que pieds nus. Rien de remarquable, sinon quelques tracts imprimés appelant au pèlerinage ou aux dons, comme dans nos églises.

Je prends les babouchkas en photo à l’extérieur ; elles veulent se voir ; les autres veulent être prises aussi, en notre compagnie. C’est un moment d’échanges populaires. Nous ne nous comprenons pas par les mots, mais c’est bon enfant. S’agit-il d’une superstition de l’image ? La résistance à l’interdit islamique ? Quelque chose à voir avec le culte orthodoxe des icônes peut-être ?

Nous sommes trois à monter dans le petit minaret élevé sur la place, en face de l’entrée de la mosquée. Cela par autorisation du porte-clés de la mosquée, qui nous ouvre la porte. Les marches sont hautes chacune de 50 cm, la spirale étroite. D’en haut, à une quinzaine de mètres du sol, rien de remarquable à voir. A la redescente, les sept autres, sans doute jaloux, ont enfermé les trois que nous sommes au cadenas. C’est juste une blague.

Nous revenons à pied par les quartiers de ce matin. Etonnant comme le groupe se laisse guider en aveugle, comme personne ne fait attention où il se trouve. Les filles ne se reconnaissent pas, elles n’ont aucun « sens de l’orientation ». Or, ce sens, c’est de l’observation surtout, pas quelque chose d’inné dont on serait apte ou inapte ! Comme un certain nombre est emmené par Rios à « la boutique de chemises », ces hauts sans manches ni col, brodés exotique, j’en ramène deux à l’hôtel par les rues empruntées dans l’autre sens ce matin même. Ils sont incapables de les reconnaître…

Garçonnets et ados aiment à se faire prendre en photo ; c’est tout juste s’ils ne disent pas merci. Est-ce un moyen d’échange avec les étrangers ? de reconnaissance qu’ils existent ? Faute de langage commun, l’image est peut-être la première forme de communication, spontanée et immédiate ? A Naples, je me souviens, les gamins étaient de même il y a dix ans encore. Les filles ? Elles sont voilées et passent comme des apparitions, loin de toute foule – surtout mâle ! Il est d’usage que les mâles musulmans ne savent pas se retenir, si l’on en croit les commentaires de Mahomet rapportés par ses zélateurs.

Rios possède une grosse Volga dernier modèle. Ce pourquoi il nous bassine avec les Volga. Il me reproche de toujours désigner les vieilles Volga d’époque soviétique, comme s’il n’y en avait pas de plus neuves. Il est vrai qu’elles étaient à l’époque reconnaissables comme voitures des cadres du parti. Pas les limousines Tchaïka, ni les Zil des pontes moscovites, mais le véhicule du tout-venant à parti d’un certain grade, plus spacieuse, plus puissante et plus confortable que les Moskvitch et autres petits modèles. La marque a arrêté sa production en 2006, trop obsolète, trop peu aux normes pour poursuivre. Les derniers modèles consomment encore 12 litres d’essence aux 100 km. Rios aime les voitures grosses et puissantes, signe d’arrivisme ou, plus gentiment, d’ambition sociale. Ce n’est pas un reproche : nos parents, dans les années 60, avaient exactement le même comportement. Aujourd’hui, la voiture est moins marquée socialement en nos pays développés, le riche peut très bien rouler en petite voiture pour la ville, ou le smicard s’acheter – d’occasion – une grosse BM. A 25 ans, Rios veut exister. Il aurait bien acheté une Mercedes, mais le prix, même en seconde main, reste dissuasif pour ses moyens. Il joue alors le ‘vintage’ avec cette Volga de l’époque d’avant. Il me rappelle ces étudiants des années 70 qui roulaient en Traction-avant Citroën.

Nous sommes quelques-uns à prendre une bière à 3000 soums en fin d’après-midi, à une terrasse de café bordant le bassin. L’un des garçons a remplacé sa chemise blanche par une sorte de gilet traditionnel de feutre, trop chaud sur le corps, mais sans manche ni col, qui lui laisse les épaules et la gorge à nu, tout comme le nombril. Il arrose au jet la surface sous les tables, voire les pieds des consommateurs. Cela rafraîchit l’atmosphère mais montre un comportement un peu brut, « administratif », du style « rien à f…aire que vous soyez mouillés, le règlement doit être appliqué, tout le monde pareil. » Cela reste très soviétique.

Nous dînons dans la medersa près du bassin, mais en retrait. La maison de couture Ovaciya présente un défilé de mode locale, en alternance avec des danses folkloriques. De quoi animer la cour, qui est dûment fermée au reste du public, et faire les affaires tant des restaurants qui ont installé leurs tables tout autour, que des boutiques ouvertes sur les galeries. Le repas, servi durant ce temps, est composé de salades-soupe-raviolis. Nous nous mettons en frais d’un vin rouge ouzbek. Nommé ‘Omar Khayam’, il ne fait pas honneur au poète, amoureux du vin. Il est épais, âpre, presque vinaigré. Dans le verre, il a l’aspect du jus de framboise.

Pas un enfant n’est admis dans l’enceinte fermée de la medersa. En cause, le défilé des femmes. Leur attitude apprêtée, provocante, les pervertirait. L’islam tolérant d’ici est resté très prude en tout ce qui concerne l’autre sexe. Entre eux, les garçons peuvent faire quasiment ce qu’ils veulent, du moins aller très loin ; avec les filles ou les femmes, ils ne sont autorisés à aller nulle part – jusqu’au dû mariage. Lorsque les portes s’ouvrent quelques moins de 15 ans s’engouffrent à l’intérieur, alléchés par l’interdit. Hélas ! Il n’y a plus rien à voir, que quelques étrangères qui ont largement l’âge d’être leur mère, fagotées de jeans d’hommes et sans aucune des attitudes lascives qu’ils ont pu fantasmer.

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Le maître d’escrime de Klaus Härö

Nous sommes en 1952 et la Grande guerre patriotique (version URSS) s’est achevée contre les nazis il y a sept ans à peine. L’Estonie est devenue République socialiste soviétique et impose son carcan idéologique politico-social comme n’importe quelle religion. Son clergé est le Parti et son bras armé « les organes » (de renseignement intérieur), mais tout fonctionnaire zélé se doit de dénoncer son prochain s’il a quelque doute sur sa ligne.

Ce film finnois-estonien a ceci d’intéressant qu’il montre combien l’emprise totalitaire peut agir au ras du terrain, dans le simple choix d’une activité sportive a priori non politique. Il montre aussi combien le « peuple » manipulé sait aussi résister, passivement, et imposer ses choix de par sa masse contre la minuscule élite autoproclamée qui prétend le diriger. Il montre enfin les vraies raisons de la passion égalitariste et de l’obsession d’obéir à l’Etat : la jalousie de classe, l’envie personnelle, le ressentiment social.

Endel est un jeune homme de 29 ans qui débarque, un beau jour de 1952 (comme le montre une banderole partisane) dans la petite ville très provinciale d’Haapsalu. Il vient de Leningrad (Saint-Pétersbourg) et postule auprès du collège local pour un emploi de professeur d’éducation physique. Déjà, quitter une capitale soviétique est suspect en soi ; avoir étudié à Leningrad et n’enseigner que dans une province reculée de l’empire l’est encore plus. Le directeur du collège, arrivé par intrigue, se méfie. Sous Staline (comme sous Mélenchon), seuls ceux qui se méfient arrivent à conserver des postes enviés.

Il le laisse donc se découvrir. Endel ne sait pas qu’il est de bon ton d’offrir aux élèves des activités (gratuites) parascolaires ; il ne sait pas non plus que les skis abandonnés dans le grenier de l’école sont prêtés à l’armée s’ils sont en état. Le directeur s’est bien gardé de lui dire et lui n’a rien demandé, comme cherchant à se faire oublier.

Il ne trouve donc rien d’intéressant à proposer aux élèves de dix à quatorze ans, fils de prolétaires : la randonnée à ski est compromise parce que les skis réparés par ses soins ont été réquisitionnés ; aucun matériel n’est prévu pour une quelconque activité en cet hiver rigoureux. Alors quoi ? Des sports « prolétaires » ? Qu’est-ce à dire ? La boxe ? Le foot ?

Les gamins et les gamines sont demandeurs ; ils ont tous plus ou moins perdu leur père dans la guerre et cherchent un modèle auquel s’identifier. La petite Marta (Liisa Koppel) surprend un soir après les cours le prof s’entraîner au fleuret dans la salle de gym. Elle lui demande si elle pourrait faire comme lui. « Non, répond Endel, pour cela il faut être au moins deux ». Qu’à cela ne tienne, les enfants sont bien plus démocrates que les adultes, restés méfiants à l’égard du pouvoir et des changements dramatiques de « la ligne ». Endel rumine le désir de Marta et, faute de mieux, propose un entraînement d’escrime lors du « club de sport » extra-scolaire. Il s’attend à voir débarquer Marta flanquée de deux ou trois gamines. Il n’en est rien : ce ne sont pas moins que 25 garçons et filles qui le fixent des yeux lorsqu’il entre dans le gymnase.

Comment intéresser ces gosses avides d’agir sans aucun matériel et avec tant de monde ? Le système D libertaire prend alors le relais de l’Etat central autoritaire défaillant : Endel emmène les gosses chercher des roseaux au bord de la mer. En choisissant les plus droits, les faisant tremper un moment pour les assouplir, les dotant d’une rouelle d’arrêt à la poignée, il obtiendra une brassée de fleurets d’entraînement acceptables. Jaan, 14 ans, se propose pour l’aider, mais Endel décline. Comme avec Marta, il ne sait pas parler aux enfants et a peur des relations qui pourraient s’établir.

C’est Kadri (Ursula Ratasepp), une autre prof du collège qui devient peu à peu amoureuse de lui, qui va l’obliger à fendre la cuirasse en lui expliquant ce qui se passe. Ces enfants, garçons et filles, sans modèle paternel projettent sur lui leur frustration. Il est pour eux « comme un père », même s’il est distant et un brin sévère (c’était d’ailleurs le modèle dominant du père en société autoritaire). Il a dit non à Marta et a vu comment Marta s’est débrouillée pour imposer son désir ; il rabroue Jaan, maladroit d’une adolescence trop vite grandie, mais le rattrape lorsqu’il veut tout laisser tomber et lui enseigne en particulier les parades où il est faible.

Le directeur voit d’un mauvais œil cette initiative – pourtant l’effet direct du « démerdez-vous » qu’il a envoyé à la face de ce prof sorti de Leningrad qui lui demandait comment créer une activité sans aucun support. Doit-il feindre d’approuver ? Doit-il sévir ? En animal politique (donc pas très intelligent), il se couvre avec « la démocratie », ou du moins avec « le centralisme démocratique » qui en est sa version léniniste adoptée par Staline : le peuple est consulté mais la décision est déjà prise et s’impose, de gré ou de force, par la persuasion dialectique ou par la menace d’enquête personnelle.

Sauf que « le peuple », en la personne des parents d’élèves, voient favorablement l’initiative du prof. Leurs gamins sont très contents et s’occupent avec enthousiasme. Faut-il les priver de ce sport somme toute immémorial ? « L’escrime est un sport bourgeois », se défend l’apparatchik ; « pas plus qu’un autre », s’insurge le grand-père de Jaan (Lembit Ulfsak), pratiquant lorsqu’il était jeune, « même Karl Marx l’a pratiquée ». Donc le vote : les parents lèvent un par un la main, scrupuleusement notés par l’adjoint du principal (Jaak Prints), un nazi rouge au visage mou et à la moustache stalinienne ridicule sur ses grosses joues. Tous ceux qui auront contré le directeur, bras armé du Parti, verront enquêter sur eux pour suspicion contre-révolutionnaire. Le grand-père de Jaan sera donc arrêté quelques jours plus tard…

Endel Nelis a été incorporé de force à 18 ans dans la Wehrmacht,  comme tous les garçons de son âge lors de l’invasion nazie. Il s’est vite échappé pour se cacher dans les forêts nombreuses du pays, en attendant la libération par les Soviétiques. Il a alors rejoint Leningrad pour faire des études d’escrime avec son entraineur Alexei (Kirill Käro), en prenant le nom de sa mère. Ce pourquoi il se cache. Mais son initiative fait que le directeur demande à son adjoint d’enquêter sur lui. Est-il subversif ? Contre-révolutionnaire ? Va-t-il plus simplement faire de l’ombre à la petite vie de fonctionnaire tranquille que le directeur s’est façonnée ?

Un jour, les enfants découvrent l’annonce d’un tournoi de fleurets juniors à Leningrad, auxquels sont conviés démocratiquement tous les clubs scolaires de l’empire. Haapsalu va-t-il participer ? Encore une fois Endel dit non… puis se rend devant les regards implorants des gamins, Marta et Jaan en particulier. Il obtient d’Alexei, qui cherchait à le convaincre de s’exiler à Novossibirsk, du matériel d’occasion pour entraîner ses adolescents. Ceux-ci en veulent, ils sont prêts, ils font confiance à ce prof qui les convie enfin à des activités qu’ils aiment – même si elles ne sont pas « prolétaires » (et peut-être surtout pour cela ?).

Malgré le risque, Endel cède : il inscrit le club à Leningrad et emmène deux équipes de deux, garçons et filles, plus une remplaçante : Marta. Bien qu’impressionnés par le faste, la foule qui les regarde et par la technique des autres, les enfants excellent : car ils se sentent soutenus par leur prof comme par un père – sévère mais juste. Il les oblige à se surpasser et ils lui en sont reconnaissants. S’élever au-dessus de sa condition et de soi-même, n’est-ce pas au fond le but de « la révolution » ? Ils empruntent un équipement homologué pour concourir car ils ne sont pas équipés comme les autres, ils se concentrent comme à l’entraînement, ils quêtent l’approbation de leur mentor. Mais celui-ci voit bien que des miliciens en uniforme bloquent peu à peu toutes les sorties ; le directeur est là qui avoue : « je le fais pour le bien des enfants » – le bien politique s’entend, pour se couvrir en cas d’enquête pour subversion.

Les adolescents gagnent la finale, surtout contre le champion de Moscou, un garçon très vite grandi qui joue sur son allonge mais est trop confiant en ses succès. Jaan est blessé légèrement à la cheville ; Marta le remplace et réussit à tenir. La victoire est à eux ! Malgré cela, Endel est arrêté et le directeur n’applaudit que du bout des doigts.

Heureusement, la biologie corrige la politique – contrairement aux thèses de Lyssenko qui croyait l’inverse. Staline meurt quelques mois plus tard et c’est « le dégel » : tous les prisonniers politiques arrêtés sur de simples soupçons sont relâchés ; Endel revient à Haapsalu en train, où il est accueilli sur le quai par Kadri, mais aussi par tout le club des adolescents.

Ce beau film très humain – tiré d’une histoire vraie – montre les rouages de la lâcheté et du courage, les ressorts de l’envie et de la délation, le besoin de père et l’offre maladroite mais droite de l’adulte.

Lorsque l’on entend les Mélenchon vanter le soupçon et menacer de la guillotine sur l’exemple de Robespierre quiconque dévierait de « la ligne » par lui seul imposée, lorsque l’on sait que « l’insoumis » Corbières a pour idole Lénine et sa conception autoritaire, centralisée, de « la démocratie », voir ce film ouvre les yeux. Il démonte un à un les rouages de la société totalitaire qui, pour « le bien » du peuple, définit seulement par quelques-uns ledit peuple et ledit bien. Tout cela pour leur propre pouvoir – ni pour le bien, ni surtout pour le peuple !

Film Le maître d’escrime de Klaus Härö (Miekkailija en finnois, Vehkleja en estonien, The Fencer en anglais), 2015, avec Märt Avandi : Endel, Joonas Koff : Jaan, Liisa Koppel : Marta, Ursula Ratasepp : Kadri, Lembit Ulfsak : le grand-père de Jaan, Kirill Käro : Aleksei, Egert Kadastu : Toomas, Jaak Prints : adjoint au directeur, disponible en DVD de langue russe, espagnole et catalane sous le titre Miekkailija (la clase de esgrima), €19.18

Passé sur Arte en août en traduction française, mais sans DVD annoncé – dommage !

La gauche culturelle aurait-elle trop peur de déplaire au proto-dictateur Mélenchon ?

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Entrée au Tadjikistan

Notre réveil, à 5 h du matin, n’est pas trop dur, compte-tenu du décalage horaire. Nous avons une longue route à faire. L’air sec déshydrate. Le petit-déjeuner, que nous prenons sous la coupole de tradition islamique, nous revigore. Le pain de Samarcande, réputé, est très sec selon nos normes. Il se conserve bien, sans doute, mais n’a rien de la brioche ! A la russe, saucisson rose et fromage standard de type gouda agrémentent les fruits frais et la confiture avec le thé ou le café. Le décor en stuc pastel est très bien fini et les garçons, jeunes et lisses, sont discrets et efficaces. L’un d’eux a le visage et le torse triangulaires, cette apparence géométrique est accentuée par l’ouverture triangulaire de la chemise sur la gorge. C’est assez frappant. Son acolyte a l’air plus russe, blond et rose, moins anguleux. Il n’a pas la finesse du jeune homme de l’accueil, un Biélorusse aux yeux bleus. Aucune femme ne sert, dans cet hôtel. Nous sommes en pays musulman…

Le soleil qui se lève passe un rayon doré qui donne une teinte chaude à tout cela. Fromage, saucisson, œufs, fruits, yaourt, pains, divers, jus de fruit, en plus du thé et du café, sont le signe d’une abondance que l’URSS était bien incapable de fournir.

Nous partons vers 6 h 45 en bus jusqu’à la frontière tadjike. Les alentours de Samarcande voient pousser la vigne. Cette culture est très ancienne dans la région, nous dit Rios, on pressait déjà le raisin au IVe siècle avant. Des archéologues français ont découvert un pressoir de pierre dans l’ancienne Samarcande. Les Ouzbeks ne boivent pas tellement de vin. C’est moins la religion que l’habitude qui prévaut : ils préfèrent nettement la vodka russe ! Affaire économique aussi : « la vodka, nous précise Rios, est moins chère que gratuite. » Tellement peu chère, d’ailleurs, que sa production a été arrêtée « jusqu’en 2012 ». L’économie post-soviétique se préoccupe en effet d’efficacité plutôt que d’administration des choses. Les musulmans ouzbeks – « et même les pratiquants », selon Rios – ne voient aucun mal à boire un coup de temps en temps. Il est de tradition que toute fête ne peut être réussie que si tous les mâles ayant l’âge sont ivres à la fin. Sinon, la réputation de l’hôte en prend un coup : « il n’a pas bien régalé ses amis. »

A la frontière, 70 km plus loin, les véhicules ne passent pas. C’est curieux pour deux républiques « sœurs », qui faisaient toutes deux parties de l’Union Soviétique il y a 15 ans encore… Nous quittons notre bus pour traverser à pied, bagages à la main, les quelques deux cents mètres qui séparent les barrières. A l’intérieur, dans des bâtiments de béton éclairés comme des salles de classe, les bureaucrates s’en donnent à cœur joie. Il faut paperasser, vérifier, recopier, tamponner. Un premier employé vérifie passeport, visa, document rempli (en anglais), déclaration de devises. Il remplit soigneusement un registre, comme dans l’ancien temps. Le stylo-bille a remplacé la plume, mais c’est tout juste. Un second tape sur un antique ordinateur les données d’identité du passeport. Il frappe d’un seul doigt. Il faut dire que les caractères latins ne sont pas sa lecture maternelle. Les bagages sont passés aux rayons X. Barrières, miradors, hauts grillages, fossé antichar ou presque… Côté tadjik, aucune voiture ne peut enfoncer la barrière pour forcer le passage, un fossé rempli d’eau la bloque. Ce qu’ils appellent ici une « dezobarrier ». Les voitures autorisées peuvent le franchir, mais en roulant au pas. Le Tadjikistan est très fier de son indépendance, acquise le 9 septembre 1991.

Côté tadjik, des paysans massés à la barrière piétons attendent le passage. Ce n’est pas l’heure, mais ils s’accrochent à la grille comme s’ils étaient prisonniers ou qu’une distribution de soupe devait avoir lieu. Ils ont la longue habitude de la queue à la soviétique, cela se voit. Ils sont parents de familles de l’autre côté, que des frontières artificielles et jalousement gardées isolent depuis quelques années seulement. On pourrait comprendre la méfiance des Ouzbeks envers les Tadjiks, car c’est bien au Tadjikistan qu’ont eu lieu ces attentats islamiques et cette quasi guerre civile dans la vallée centrale de Gharm/Karatéguine. Mais c’est au contraire côté tadjik que les contrôles sont les plus méfiants et les plus tatillons. Le Tadjikistan est le seul état de langue perse de l’Asie centrale. Et, de ce fait, il a connu de 1992 à 1997 une guerre civile entre « néo-communistes » et « islamo-démocrates ». Les premiers étaient évidemment soutenus par la Russie, les autres par l’Iran et l’Afghanistan. Les sudistes du Kouliab alliés aux nordistes Khodjentis majoritairement ouzbeks, s’opposaient aux régions perses de Gharm et du Pamir. La guerre civile aurait fait 60 000 morts et provoqué l’exode de milliers de réfugiés vers les pays alentour. Les combattants islamistes radicaux sont partis continuer la guerre en Afghanistan, tandis que les dirigeants de l’opposition se sont exilés en Iran. La situation politique intérieure est stable depuis l’Accord général sur la Paix et la Réconciliation Nationale du 27 juin 1997, conclu par l’ONU, la Russie et l’Iran.

143 100 km² pour 6,5 millions d’habitants musulmans sunnites à 85%, le Tadjikistan apparaît comme le petit frère de l’Ouzbékistan avec un taux d’alphabétisation de 99% et une espérance de vie de 64 ans aussi, tout comme un régime présidentiel fort. Les élections du 6 novembre 2006 ont vu la réélection « de facto » du Président Rakhmonov. L’agriculture compte pour 24% du PIB mais pour 67% de la main d’œuvre. De mœurs encore rurales, il est recommandé par le site des Affaires Etrangères de proscrire « la nudité. Il est déconseillé de porter le short et plus encore de se déplacer torse nu. Il est également recommandé, dans les zones rurales, de ne pas se baigner en maillot à proximité des lieux d’habitation. » Plus arriéré que son voisin turcophone, le Tadjikistan est aussi plus rigoriste musulman.

Nous prenons place dans deux véhicules 4×4 russes, ces fameux UAZ-452 déjà empruntés en Mongolie, rustiques et solides. UAZ, Ulyanovsky Avtomobilny Zavod, est l’acronyme de la fabrique d’armes d’Ulianovsk, ville à qui fut donné le véritable nom de Lénine. Aujourd’hui Simbirsk sur la Volga, les usines y furent décentralisées depuis Moscou sur ordre de Staline qui craignait l’avancée des troupes allemandes. Elles ont fabriqué des camions ZIS en plus de la fabrique d’armes. L’usine fut vouée aux Jeeps russes, les GAZ-69 militaires, dont la version civile fut produite sous le nom d’UAZ-469 au milieu des années 1960. C’est en 1958 que la première version 4×4 van UAZ-450 est sortie, améliorée deux fois pour aboutir à l’UAZ-452. Elle était à destination militaires et des policiers, mais fut vendue aussi et fort appréciée des fermiers et autres géologues. Le surnom russe de ce véhicule est « le bélier ».

Pendjikent (qui signifie « cinq villages ») est la ville frontière, à deux ou trois km du poste. Bien que nous soyons dimanche, les gens travaillent aux champs. Ils sèment des pommes de terre. Nous croisons de jeunes femmes au foulard sur la tête, des gamins en débardeur, noirs comme des pruneaux, des vieux ridés et fatigués. Tracteurs, vélos, antiques autos d’époque soviétique cahotent sur la route ou sur les chemins de terre entre les champs. La Volga des notables paysans dénote un certain prestige social ; c’était la voiture officielle des apparatchiks de rang moyen en ex-Union Soviétique. Des vaches, des ânes, broutent consciencieusement les bas-côtés ; il faut dire que l’herbe est rare, tout ce qui n’est pas roche est champ cultivé. La route étroite a des accotements évanescents.

La plaine dure à peine. Bientôt, nous apercevons la montagne. Elle s’élève brusquement, altière avec ses neiges éternelles. Domine le Chim Targa, 5489 m. « Le Tadjikistan, c’est 85% de montagnes », nous assure Rios. D’où ses ressources minières. « Le reste, c’est de l’élevage, il y a peu d’agriculture. » C’est au Tadjikistan, dans la chaîne du Pamir, qu’existe le Qullai Ismoili Somoni, ex-plus haut sommet de l’URSS connu sous le nom de « Pic du Communisme. »  La grand route vers Douchambe, la capitale de l’état, est en très mauvais état. Elle n’est bientôt plus qu’une piste trouée où les camions se croisent à grand peine. Le paysage se fait plus sec ; les seuls îlots de verdure sont les villages. L’ensemble est gris fer, triste, strict. La terre ici réclame du travail et encore du travail. Un fleuve roule à grands flots d’un ocre métallique et il attaque violemment et obstinément le schiste des méandres, se chargeant un peu plus de particules. C’est de cette Asie centrale contrastée que sont partis migrer les peuples indo-européens, au moins les Celtes, avançant lentement mais obstinément vers l’Atlantique à raison de 30 km par génération, défrichant la terre en chemin et y essaimant des gosses. Nous en sommes les descendants.

Nous déjeunons dans un restaurant sombre, tout en longueur, dans le bourg d’Aini. A l’extérieur, des gamins nous proposent à la vente de petites pommes cueillies sur l’arbre, des abricots frais dont c’est la pleine saison, des boules de fromage. Ils sont patients, professionnels, soucieux de gagner quelque argent.

Au-delà du fleuve, la piste de fait étroite, elle monte dur. Elle longe le fleuve d’en haut et est fort ravinée par les pluies. Nous remontons la vallée de Zeravshan vers le massif des Fan’s. Le véhicule quitte la piste pour une autre, plus étroite encore et plus défoncée dans la vallée de Passudaria. De 2×4, nous passons en 4×4, puis en 8×4 avec la démultipliée. Les moteurs chauffent. Trous, cailloux, prés avec vaches, ânes chargés d’herbe et guidés par des gosses, l’endroit n’est pas désert. Un peu plus bas, toute une tribu de garçons de 7 à 13 ans se baigne tout nu dans un trou d’eau. Bronzage intégral et fraternel. « Ils ont l’habitude ici », décrète Rios. Rares sont les véhicules qui empruntent cette voie, en témoignent les ânes. Ils sont maladroits face à cet animal inconnu d’eux qui gronde. Leurs maîtres ne sont pas moins empruntés, ne sachant trop où orienter du bâton leurs bêtes. L’un va à droite, l’autre à gauche, le troisième, indécis, reste carrément au milieu. C’est l’occasion de quelques scènes épiques. Les gosses maîtrisent mal les animaux, habitués à aller où ils veulent. Les pères, encalottés et enveloppés des amples vêtements de tradition, sont plus posés, mais ne voient pas d’autre issue que de stopper leur monture, ne sachant trop que faire. Aux voitures de la contourner. Ils saluent d’un signe de tête et la main sur le cœur.

Dans les villages, aux abords des prés où les adultes travaillent, des jeunes filles vêtues de couleurs vives s’occupent des petits et de la bouilloire à thé, ou bien font la vaisselle. Nous en sommes en pleine saison de récolte des abricots, dont les fruits orange vif parsèment les branches. Les arbres sont massés autour des habitations. Il s’agit de les étaler pour les faire sécher sur les toits de terre lissée, comme au Pakistan. Tous ces gens sont heureux de voir du monde, même si quelques coupoles sur les toits montrent qu’ils ont électricité et télé.

Les vaillants 4×4 russes nous montent au camp de base des alpinistes soviétiques. Nous avons 20 mn à pied à faire pour atteindre notre bivouac, qui est installé au premier lac, l’Alaoutdine, à 2600 m. Des ânes nous suivent avec les gros sacs. Nous sommes au pied du mont Chapdara, 5040 m. Il fait frais après la chaleur de la plaine et nous ne tardons pas à enfiler les polaires. L’eau immobile du lac est cristalline et le ciel s’y reflète comme en parfait miroir.

Rios l’Ouzbek francophone est accompagné de Lufti, le Tadjik sirdar et de sa femme russe Liouba, cuisinière. Nous sommes entre « frères » issus de l’Union Soviétique. Un adulte et trois adolescents servent comme âniers. Sur ce terrain pentu, boisé et caillouteux, nous plantons les tentes aux rares endroits plats. Elles sont dispersées un peu partout, montées tant bien que mal.

Le soleil descend, le vent tourne et s’inverse dans la vallée – comme toujours. Deux du groupe ont « payé un supplément » pour avoir une tente single – mais ce n’est pas prévu ici où les mœurs restent ‘kollectiv’. Ils sont vexés. L’égoïsme avance à grand pas. Moi, je fais tente avec Bénédicte, une ravissante lyonnaise blonde née à Marseille et qui travaille dans l’océanographie. Nous sommes en accord.

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Matthieu Legault, Les Médicis – Le complot Pazzi

Auteur canadien d’une série jeunesse obtenant le Prix littéraire des enseignants (Leonardo), Matthieu Legault se lance dans l’aventure pour (presque) adultes. Son thriller Renaissance est en effet plein de rebondissements, de poison et d’assassinats, dans une atmosphère très politique.

Nous sommes à Florence en 1478 et les Médicis – Laurent « le Magnifique » et son frère Julien – règnent sur la république. Ils ont acheté les grandes familles et taxé lourdement les autres (manière très mélenchonienne de faire payer ses ennemis politiques).

Un complot se prépare, commandité – excusez du peu – par le pape Sixte IV, lui qui adore s’entourer de cardinaux de 15 ans. Eglise, argent et stupre faisaient bon ménage en ces temps de décadence spirituelle. Luther n’allait pas tarder à surgir après Savonarole qui, lui, est déjà dans Florence et tonne contre la corruption tant des princes civils que des princes de l’Eglise.

Les Pazzi et les Gondi veulent reprendre le pouvoir que leur a ravi Cosme de Médicis une génération avant, et les condottiere du pape sont prêts à les aider à investir Florence s’ils tuent les deux frères Médicis. L’archevêque de Pise, très chrétien en apparence, n’hésite pas à conseiller d’agir en pleine messe de Pâques, dans la cathédrale, au moment de l’Elévation lorsque le vin devient sang et l’hostie chair du Christ ! Un signe de plus que les « croyants » se foutent de la religion et plus encore de Dieu, n’ayant en tête que le pouvoir. Si Dieu existe et qu’il a commandé une morale, nul doute que tous ces assassins iront droit en enfer – mais je doute.

Un espion des Médicis est égorgé au bord du fleuve Arno et Laurent demande à ses Aigles d’enquêter. Il s’agit d’un groupe de forces spéciales chargé de protection et de renseignement, allant jusqu’à l’assassinat sur ordre. Les deux enquêteurs de prestige sont Feliciano et Fedora, tous deux jeunes et bien faits, le corps aux normes de la sculpture païenne. L’auteur ne nous épargne aucun détail de leur anatomie, selon cet idéalisme narcissique dont la jeunesse actuelle est avide.

Elle est aussi avide d’action et de sang, et là non plus rien ne nous est épargné, du trait d’arbalète dans l’œil à l’éviscération en public jusqu’aux bagarres de commando au poignard. Il faut que le corps souffre pour se réaliser, il faut qu’il baise frénétiquement aussi. Fedora tombe donc enceinte de Feliciano, ce qui ne va pas sans poser problème à leur mission. D’autant que Laurent est largement en faveur de l’avortement. Mais ils feront tout pour la réaliser.

D’abord protéger les enfants Médicis, deux petits garçons et une fille, contre les Gondi dont le fils Claudio, 18 ans, a été éventré sur le pont vieux en pleine matinée. Est-ce Laurent qui l’a voulu, lui qui a sermonné juste avant les apprentis peintres dont le jeune homme à l’atelier Verrocchio ? Bien sûr que non, mais la vérité importe moins que la croyance, selon l’éternelle manipulation politique qui fait rage de nos jours plus que jamais.

C’est Constantino, « à peine plus de 15 ans », qui dirige les Aigles pour la protection des enfants. Nous trouvons cet âge un peu gros, même si un garçon de 15 ans peut avoir l’intelligence aigüe et la souplesse en combat. Mais que peut son squelette encore fluet contre un homme fait ?

Le lecteur mûr se demande donc si ce livre est vraiment destiné aux adultes ou plutôt aux adolescents, dans la lignée des séries américaines. D’autant que l’auteur comme l’éditeur (pourtant « réuni » à plusieurs), sont fâchés avec la grammaire du français. Passons sur les expressions canadiennes disant systématiquement « le boisé » pour « le bois » et autres particularismes ; c’est plutôt amusant. Ce qui l’est moins en revanche sont les fautes qui sautent aux yeux : p.27 conseillé pour conseiller, p.61 fourni pour fournit, p.126 témoigné pour témoigner, p.199 lasse pour las (celui qui parle est un mâle), p.247 ballet pour balais ! p.305 pose pour pause, p.329 papale pour papal – et j’en oublie sûrement. La faute aux logiciels américains type Word qui sont ignares en français ? Cela fait en tout cas très désordre, amateur, et c’est dommage pour le roman historique car l’époque est brillante, l’action bien menée et l’auteur imaginatif.

Si vous passez sur ces défauts agaçants, vous passerez un agréable moment de tension en compagnie des princes de la Renaissance florentine et de leurs nervis aigus et avisés.

Matthieu Legault, Les Médicis – Le complot Pazzi, 2013, Les éditeurs réunis (Canada) 2016, 427 pages, €19.95 format Kindle €6.06

Ce titre est suivi d’un second volume : Les Médicis-Les maîtres de Florence (que je n’ai pas lu)

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Orly-Istanbul 2007 vers Ouzbékistan et Tadjikistan

C’était il y a dix ans, en juillet 2007, un vendredi, jour férié musulman. L’avion qui part d’Orly pour Istanbul va parcourir 2250 km en 2h43. Je pars pour la route de la soie dans sa partie où la civilisation musulmane a brillé dans les siècles avec les villes de Khiva, Boukhara et Samarkand, bien au-dessus des jeunes cons qui se prennent pour le bras armé d’Allah (qui n’a pas besoin de leur testostérone en chaleur). Un trekking dans les monts Fan’s du Tadjikistan débutera ce périple, manière de goûter à la nature sauvage avant d’aborder, avec un œil neuf, la civilisation. Turkish Airlines sert un plateau-repas succinct mais « sans porc garanti » ; nous ne sommes plus en Europe.

L’avion est rempli de touristes français du troisième âge et surtout de familles turques ou mixtes rentrant au pays pour quelques vacances. Parents et enfants parlent alternativement français ou turc. Les petits garçons sont gâtés, capricieux ; ce sont de petits machos déjà, encouragés par leur nouveau riche de père musulman. Un gamin en débardeur rouge, un peu enveloppé, est particulièrement pénible, harcelant son père pour qu’il regarde ci ou ça, qu’il lui réponde, qu’il ne fasse attention qu’à lui. Délaissé pour un instant, il se rabat sur les sucreries… Sa sœur, un peu plus grande, est nettement plus posée. Elle est même vite remise à sa place, en tant qu’aînée et en tant que fille, lorsqu’elle émet l’idée saugrenue qu’elle pourrait vaguement s’opposer à ce que dit son papa. C’est arrivé deux fois sous mes yeux. Elle n’est pas encouragée aux caprices dans une famille imprégnée de valeurs musulmanes.

Un troupeau de petits nuages moutonnent au-dessus de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Bulgarie. A l’approche des Détroits, le vent souffle fort sur la mer, et c’est au ras du globe que des moutons s’y soulèvent. Du hublot, je vois le sol d’en haut, comme sur une tapisserie. Les villages français vers l’est sont groupés, commandés par le relief ; en Allemagne du sud, l’habitat est plutôt dispersé en hameaux, de même versant autrichien ; les champs sont bariolés de bosquets et de petits bois, parsemés de quelques lacs, composant une vraie tenue de camouflage léopard à destination d’un quelconque extraterrestre. Les champs secs de Bulgarie apparaissent curieusement non géométriques, avec des doigts qui s’enfoncent ici ou là dans les parcelles voisines. Les champs sont très allongés au contraire côté turc, où le relief de plaine et le régime de la propriété sont probablement plus favorables.

Le grand aéroport d’Istanbul, « Atatürk », que l’on aborde depuis la mer, aligne ses pistes tout droit vers le nord. Dès la sortie d’avion, le regard est pris par les doubles minarets qui surgissent du paysage, ponctuant la ville de signaux pour bien marquer le territoire. Revenu en Turquie après douze années, j’ai l’impression de « régresser ». Le progrès de la laïcité et des libertés de penser et de croire sont insupportablement remis en cause par ce prosélytisme militant qui passe par le dressage d’innombrables minarets, les processions de femmes voilées derrière le mari ou le fils, les slogans outrés, les prêches enflammés. Sans compter les regards, qui ne sont plus les mêmes sur nous, les étrangers : méfiants, nettement moins amènes, voire hostiles. Il a fallu une génération pour que la parole engendre la haine, que les prêches islamistes submergent la pratique musulmane. C’est tout ce fanatisme ostentatoire qui fait problème plus que l’islam en tant que religion.

Au bout d’interminables couloirs qui donnent une dimension à la démographie du pays, nous débouchons sur un grand duty-free, destiné à allécher les voyageurs désœuvrés en transits internationaux. Nous avons 6 h d’attente avant le vol pour Tachkent en Ouzbékistan. Je parcours donc le territoire, observant ce qui s’y passe. Dans les deux librairies achalandées, un vaste rayon concerne l’islam, aussi grand que les romans en anglais. Les œuvres de Tariq Ramadan figurent en globish, à destination des bienveillants chrétiens qui se sentiraient coupables de ne pas « comprendre ». On trouve aussi, en turc et en anglais, nombre de biographies du Prophète, des essais sur « Islam et Turquie » et ainsi de suite. L’observateur sent immédiatement qu’il s’agit d’un sujet préoccupant ici. Il le deviendra de plus en plus, jusqu’aux outrances du Pétain turc d’aujourd’hui.

Asseyez-vous sur un banc, vous verrez très vite défiler devant vous des « femmes » voilées de l’occiput aux orteils. Cinq fantômes noirs passent justement devant moi, sans un mot, paraissant glisser au ras du sol. Les pieds chaussés de sandales s’activent sans qu’on les voie. Le visage est découvert, mais entouré de ce noir austère, profond, culturellement mortifère à nos yeux.

Je croise nombre de russophones dans cet aéroport, surprise de ces dernières années. Depuis que l’Union Soviétique a ouvert sa prison, les Russes adorent voyager. Ils sont aussi curieux que nous du monde, plus peut-être, ayant été frustrés durant trois générations. La relative prospérité russe due au pétrole fait sentir ses effets.

Les heures passent, les panneaux affichent la salle d’attente et la porte prévue. Débarque toute une troupe d’adonaissants en pantacourts ou jupettes bleus, garçons et filles, tee-shirt et casquette blancs, sacs rouges. Les jeunes mâles reluquent sans vergogne deux grosses dames Kazakhs un peu décolletées. Les femmes, amusée et gênées, échangent avec eux quelques mots : d’où ils sont, où ils vont. Elles jaugent elles aussi les attraits encore tendres de ces petits machos de 11 à 13 ans. Il s’agit d’une colonie d’adolescents Ouzbeks qui a passé un trimestre en collège turc, dans le cadre d’échanges culturels. La langue est proche et les Ouzbeks comprennent le Turc sans grands efforts. Si le tadjik est une langue perse, l’ouzbek est une langue turco-mongole. C’est tout un aspect de la politique turque qui surgit ainsi : les liens de langue, de culture et d’influence régionale d’un pays développé envers ses petits frères turcophones, en général issus des ex-républiques soviétiques. Les filles sont en groupes séparés, une horde tout habillée de rose vient juste de faire son entrée, le passeport ouzbek vert à la main.

Et c’est un bonheur dans l’avion d’Uzbekistan Airlines, peu après le décollage, de voir tous ces encore enfants s’endormir comme des souches sur leurs sièges, dans n’importe quelle position. Par sécurité ou consignes disciplinaires, les adolescents ont été dispersés parmi les passagers. Je suis assis à côté d’une petite fille qui me semble bien seule. Je lui demande si elle veut que je me décale pour que sa copine vienne s’asseoir à côté d’elle. Cette disposition la ravit. Les deux sont très sages ; elles me demandent si je parle russe. Hélas, fort peu pour une conversation suivie. Elles dorment donc presque tout le temps. Les garçons résistent mieux, intéressés par les cartes du magazine de la compagnie, puis s‘écroulent, certains même avant le dîner. Il est passé minuit et la musculature moulée par les légers tee-shirts montre qu’il s’agit de sportifs qui ont l’habitude de se dépenser. L’un des plus jeunes, un blond en débardeur vert (il est le seul à ne pas avoir d’uniforme), s’abandonne complètement sur son siège. Derrière moi, un autre blond en train de muer, la charpente noueuse sous le coton, déclare à ses voisins d’une voix cassée se prénommer Mustapha, être Ouzbek, mais chrétien. Il est un descendant de ces mélanges soviétiques.

Uzbekistan Airways est une compagnie née avec l’indépendance du pays. Elle dessert plus de 50 destinations internationales surtout vers l’Europe et l’Asie. Elle comprend des Boeing 767/757 comme des Airbus 310 et des Avro RJ-85 moyens courriers.

Nous dormons peu, pas comme les jeunes. A notre arrivée à Tachkent, il fait jour. La queue pour l’immigration est interminable, puis encore pour récupérer les bagages, puis enfin pour la douane. Papiers, cachets, écran, amour du matériel administratif, du rituel paperassier hérité de l’URSS. Tout cela inutile, tant on va dans le détail. Vous devez déclarer chaque coupure de devise importée mais – avec les centaines de passagers débarquant à la fois – qui va contrôler ? Peut-être est-ce du juridisme ? « Si » vous êtes pris pour autre chose, on aura au moins ça à vous coller sur le dos, tout comme ce que vous « jurez » être vrai sur les formulaires américains ?

Les gosses n’échappent pas à cette kafkaïenne pagaille. Ils en ont l’habitude et ne s’impatientent nullement. Collectifs, ils s’organisent : l’un d’eux s’assoit pour garder les sacs rouges de cabine des autres, tandis qu’un groupe va récupérer les sacs de soute de tout le monde. Le plus jeune, hors uniforme, est sans doute avec eux par privilège, fils d’un accompagnateur peut-être. Nous quittons ces gamins attachants. Ils sont vigoureux, chaleureux, communautaires – un peu bruts peut-être, mais la tête sur les épaules.

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Christian de Moliner, Trois semaines en avril

Dans ce roman d’anticipation politique écrit au galop, l’auteur met en scène une France qui nous ressemble beaucoup. Sauf qu’elle est sortie de l’euro et entrée dans le marasme. La guerre civile frise entre Maghrébins et Blancs, des milices plus ou moins armées tirant parfois dans le tas.

Nous sommes dans une ville « périphérique », selon la typologie de Christophe Guilluy, un endroit du nord-est où l’industrie s’est écroulée, laissant les immigrés en ghetto. Aux futures élections municipales, le maire sortant, plus ou moins compromis (mais n’est-ce pas plutôt de l’arrangement politique ?) va se trouver confronté à une liste blanche et à une liste islamiste. La première veut supprimer les subventions aux religions, la seconde imposer la charia financée par les impôts.

Un face à face entre bande rivales d’adolescents voit tirer un Blanc au nom d’immigration plus ancienne, et s’écrouler un Arabe de 13 ans. Fatima, une prof beur qui passait par là s’indigne et stoppe l’affrontement. Paris décide d’instaurer la loi martiale, comme dans une quarantaine de villes de l’Hexagone. Le capitaine Xavier Dubernard est envoyé relever les parachutistes de la ville.

Lui croit à la République égalitaire et laïque, lui veut négocier ; l’en-face, Arabes et Blancs ne veulent pas. Le tireur – 18 ans – se retranche dans un bâtiment et est tué par l’adjoint de Xavier, un lieutenant arabe… Car lui, militaire, ne croit plus à la République égalitaire et laïque, bloqué dans sa carrière par un plafond de verre malgré ses états de services. Il cède aux sirènes islamistes du caïd local, El Assam, qui lui rappelle quelles sont ses origines. La guerre civile va-t-elle commencer ?

C’est sans compter avec Fatima, beur mais pas musulmane, qui en a soupé des machos méditerranéens qui prennent leur plaisir et abandonnent leurs gosses aux fatmas bonnes qu’à ça. Elle-même est orpheline, délaissée par un djihadiste parti se perdre en Syrie. Elle décide de se révolter contre la violence en organisant une grande marche, puis une chaîne humaine. Toutes deux ont du succès, malgré les tentatives de récupération politique. Fatima en profite pour tomber amoureuse de Xavier, qui n’est pas insensible, malgré sa Nicole qui lui reste à Paris.

Mais la haine est plus forte que la République, et le caïd donne des poignards à trois ados bronzés pour qu’ils aillent zigouiller l’apostate – que lui-même, en tribunal islamique à lui tout seul, à fatwaisé pour « justifier » – au nom de Dieu – le crime.

Ce qui fut fait – mais El Assam est pris par l’armée et (on le suppose) jugé. Il aurait mérité douze balles dans la peau mais n’a pas eu le temps de prendre les armes qu’il avait pourtant achetées au trafiquant de drogue arabe du coin. Le capitaine Xavier s’est bien défendu, gérant la situation explosive avec le moindre mort. Mais c’en est trop. Certains militaires rêvent de prendre le pouvoir…

Suite au prochain numéro ? Car ce roman est un peu le prolongement du Pays des crétins, qui se passe dans une semblable ville quelques années avant nos jours.

Depuis sa parution en avril, Marine Le Pen a échoué à dresser la France colorée contre la blanche – mais peut-être n’est-ce que partie remise ? Un redressement à la Erdogan est-il possible en exaltant la nation et chassant tous les trublions bronzés ? Ou bien un parti islamiste, comme dans Houellebecq, finira-t-il par prendre un pouvoir délaissé par les politiques ?

Bien écrit, sans fausses notes (sauf une, la propension du capitaine Xavier à proposer le mariage à toutes ses conquêtes), ce thriller politique à la fois tient en haleine et fait réfléchir sur l’avenir et sur la civilisation. « France, mère des arts, des armes et des lois » ? Ou grand foutoir multiculti où monte la guerre entre religions ?

Christian de Moliner, Trois semaines en avril, 2017, éditions du Val, 144 pages, €13.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Fantasmes sur le net

L’éditeur d’un blog n’est pas seulement celui qui écrit, illustre et qui met en page. Il est aussi l’administrateur, celui qui dispose des statistiques de lectures, de requêtes et de redirections. A ce titre, l’hébergeur met à sa disposition toute une série de statistiques fort précises sur les mots-clés qui permettent d’arriver sur le blog.

Nombre de ces mots-clés ne sont pas mentionnés ni illustrés forcément dans le sens que la requête demande : si vous cherchez « table » dans l’œuvre de Shakespeare, vous allez forcément tomber dessus – et ce n’est pourtant pas le thème d’une quelconque pièce ou poème. Même chose pour les blogs : le mot « noir » peut être mentionné pour un tableau, un ciel ou un chat – il sera retenu par les moteurs de recherche aussi pour les humains. Pareil pour « sexe », même s’il s’agit de celui des anges ou du synonyme du mot genre.

La lecture des mots tapés sur les moteurs pour aboutir sur le blog est édifiante, non seulement pour l’orthographe ou la syntaxe (tous les francophones ne sont pas également lettrés), mais pour les fantasmes qu’ils révèlent. J’en prends quelques exemples, tirés des statistiques de WordPress pour ce blog.

On constate aisément que les requêtes au hasard ont peu de choses à voir avec les articles les plus lus :

Exemples de requêtes :

requetes blog

Articles les plus lus :

articles phares blog

Le fantasme se dit fantasy en anglais, faux-ami qui montre cependant combien l’amour est enfant de Bohême, le scénario imaginaire (ainsi que Freud définit le fantasme) est proche de la liberté fantaisiste. Le fantasme met en scène un désir, mêle l’inconscient et le conscient, le reptilien et le cortex. Ainsi cette requête (orthographe respectée) : « filles togolaise de 16 ans qui cherchent des garçons adolescent poue les niquer », ou celle-ci : « noire viola une fille on lecole », ou encore toute une histoire en quelques mots : « jeunot a porte les courses a victoria qui dormait porno ». Les quêteurs sont probablement des garçons, issus de minorités ethniques, qui voudraient bien savoir comment séduire soit en se laissant faire avec les filles en manque, soit en dominant une fille plus ou moins forcée.

Il y a plus doux : « photos sexy filles a maillot mouiller avec leur tetons qui poitent », « en classe avec son peni décalotté », et plus immédiatement utilisable en pratique : (requête fille ?) « comment faire entre la mais dans la culotte d’un garcon pour sentir sa bite », (requête garçon ?) « partie a caresser d la meuf » (pour répondre à cette question utilitaire, consultez par exemple Doctissimo). Sibyllin : « je besoin l’adresse d’une femme libre qui cherche l’amitié et surtout une femme d’arabie saudit ». Ou encore, enthousiaste : « le plus beau corps feminin nue du monde » (mais chacun a ses goûts).

girodet pygmalion et galatee detail

Lacan a prolongé la définition du fantasme en montrant combien tous les mots accolés parlent plus encore que le personnage principal. Ainsi cette interrogation : « une fille nu uro sous la plui » ou celle-là : « jeune mec se fait baiser par une racaille dans un cion de rue », ou encore cette impossibilité organique : « baise de pre ados gai ». On voit sans peine que ce ne sont ni la fille, ni le mec, ni le garçon qui compte dans le fantasme, mais toute la mise en situation autour (« sous la pluie », « coin de rue ») et toute la radicalité symbolique de l’autre (« nu uro », « racaille », « préado »). Le désir fantasmatique est amplifié par ces détails que sont la nudité sous l’eau qui tombe (uro veut dire se pisser dessus), la baise en lieu public isolé avec un brutal frustre ou la fiction qu’un préado puisse être « gay » (cet âge n’est pas fixé).

Même chose pour ces jolis « beurs niqueurs scouts » et « fils generaux algerien porn » : le fait que les beurs (qui font la requête ?) se projettent en « scouts » (réputés vivre sensuellement entre eux dans la nature) ajoute du signifiant au scénario ; pareil pour les fils de généraux, fantasmés comme riches et puissants, donc libres de réaliser leurs désirs plus facilement pour l’Algérien moyen.

Ce pourquoi la syntaxe du fantasme peut être contradictoire, comme « femme en uniforme nue qui baise par un chasseur » : ce qui compte est d’accoler la nudité à l’uniforme dans l’imaginaire, pas de constater dans la réalité que ce ne peut être seulement ou l’un ou l’autre… Ou encore ce charmant « homme qui se fait defoncer le cul par une femme hermaphrodites » : quel intérêt que ce soit « une femme » ? Le clou revient quand même à « mourir torse nu » où le summum du désir semble être atteint dans le masochisme – souffrir, être nu, pour l’ultime fois. Ce que Freud appelle un « refoulement originaire » dans Un enfant est battu, 1919.

La requête peut être aussi en complet « délire », ce qui est défini par Freud comme une reconstruction du monde extérieur par restitution de la libido aux objets. Ainsi « egypte tintin circoncit femme » : la réalité est occultée complètement au profit de ce qui complaît à la foi. S’il y a très rarement des femmes dans Tintin (en raison des lois cathos sur la jeunesse), il ne saurait y avoir une quelconque circoncision pratiquée par le héros (de quoi être interdit dans la monarchie bruxelloise) – et l’Égypte n’est évoquée que par les « cigares du Pharaon » (quoique que le mot cigare soit ambigu dans l’imaginaire sexuel). De même, « oser le nu dans les tribu tribal » marque une particulière ignorance de ce que signifie une tribu (puisqu’elle doit être en plus « tribale » !) et comment une tribu sauvage (sens probable du fameux adjectif « tribale ») vit couramment : nue. Dès lors, qu’y a-t-il à « oser » ? Le garçon comme la fille fait comme tout le monde dans cet univers tribal où tout est codifié et où chaque âge est initié en son temps : il et elle sont nus… naturellement, sans avoir rien à « oser ». Le « péché » n’existe pas lorsqu’on obéit tout simplement aux normes de sa société, il n’y a que les religions du Livre qui soient totalitaires.

Lorsqu’on lit « femme jeune de 12 ans qui aime baiser », on se dit qu’il y a contradiction (on n’est pas « femme » à « 12 ans »), puis l’on se dit que la requête émane très probablement d’une secte religieuse particulière qui trouve la situation normale (Mahomet s’est marié avec une fillette de 9 ans – mais tout l’islam ne le copie pas). Dès lors, il y a plutôt endoctrinement et hors-la-loi plutôt que simple délire. Mais ce n’est pas la gauche bobo, qui nie tout problème islamique, qui cherchera à approfondir : plutôt accuser un montage d’ado en slip dans une classe d’être « pornographique » sur un blog européen classique que condamner les pratiques réelles d’esclavage sexuel de fillettes de 8 ans des musulmans de l’état islamique et les appels à faire pareil sur les sites des blacks et beurs en France. Des fois qu’eux viennent vous égorger…

Le fantasme fonctionne aussi hors du sexe, avec les mêmes contradictions, telle cette mystérieuse (mais pas si fausse) « theocratie marxiste ». C’est vrai que « le » marxisme (qui n’est pas la philosophie de Marx mais une interprétation qui varie) a pour croyance de détenir « la » vérité de l’Histoire universelle et du Progrès, posé comme inéluctable par son propre mouvement. La philosophie – qui n’est qu’un regard porté sur le monde à un moment donné – devient alors une Bible, gravée dans la pierre pour l’éternité. Vérité qu’il faut donc imposer pour que l’Histoire accouche selon les lois. Mais on parle alors plutôt d' »idéocratie » – la précision des mots montre la rigueur de la pensée.

Explorer le monde actuel par les requêtes principales sur les moteurs, qui aboutissent au blog, est une expérience enrichissante. Plutôt que d’ignorer ce qui gène (le « déni » selon Freud), pourquoi ne pas voir ce qui est ? Plutôt que de foncer sur les moulins à vent (sans aucun danger), pourquoi ne pas dénoncer ce qui est grave (et qu’on ne veut pas voir) ? Toute la frivolité bobo de notre société de soi-disant « intellos » est dans ce grand écart.

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Claude Simon, Triptyque

claude simon triptyque
Je ne vous dirai rien de La Bataille de Pharsale, publié en 1969, qui est à mes yeux illisible. Triptyque l’est un peu plus, mêlant trois histoires afin de « déconstruire » le concept même d’histoire, de récit cohérent avec un début et une fin. Cette affectation de rébellion, tellement à la mode chez les auteurs du « nouveau » roman des années 1960, est une impasse littéraire. J’aimerais être contredit, mais qui lit aujourd’hui Robbe-Grillet ou Claude Simon ? Chez ce dernier, certains lecteurs peuvent être envoûtés par certains textes. Pour ma part, Triptyque fait partie de ceux-là.

Car le lien entre ces histoires disparates est l’érotisme. Que resterait-il du roman sans cette fièvre érotique qui mène quasiment tous les personnages ? La scène commence par une gravure, qui deviendra puzzle à la fin, où deux garçons observent sur un pont les truites nageant dans le courant, dont le mouvement ondulant est analogue au membre viril dans la vulve de femme. Alentour, un paysage champêtre où un gamin aux cheveux filasse ramène ses vaches, une vieille paysanne qui écorche un lapin, dont l’agonie produit les mêmes soubresauts qu’un orgasme de femme.

Les deux garçons, qu’on imagine avoir 13 et 14 ans puisque l’un est « plus jeune », prennent prétexte de la pêche pour se baigner et aller nus observer une fille qui se déshabille. Ils frissonnent du bain récent autant que d’excitation, lorsqu’ils manquent d’être surpris par un gros en marcel et sa moitié de retour de pêche en un meilleur endroit. Fuite dans les maïs, pieds nus croulant les mottes, traversée de la rivière, de l’eau au ras des mamelons, rhabillage rapide sans slip, trop mouillé, enfin, l’air de rien, pêche là où rien ne vient. La nature dans ce roman engloutit l’humain dans un découpage cinématographique volontaire.

Passe une jeune domestique tenant à la main une fillette. Ils ont surpris auparavant son regard vers un beau motard viril, chasseur dont la chemise ouverte laisse entrevoir la poitrine velue. Lorsqu’elle leur demande de garder l’enfant pendant qu’elle s’éloigne un peu, ils comprennent : les deux vont baiser dans la grange. Ils laissent la gamine à trois petites filles qui passent le long des berges (laissée une fois de plus, il est à peine évoqué que la gamine va se noyer). Eux vont mater le couple effréné aux coïts multiples par un trou de la grange. Ils ne ratent rien de la vulve touffue comme un buisson ni du pénis dur comme un marteau. La chair même, chez Simon, est nature.

Une affiche sur la grange évoque un film, prétexte au second paysage, intercalé sans mise à la ligne ; les deux garçons sortent en effet de la poche poitrine de leur chemise des bouts de pellicule, images sur lesquelles ils se caressent sous la culotte : dans un palace méditerranéen, une mère s’efforce d’aider son fils impliqué dans un trafic de drogue, elle est femme nue sur un lit, un homme mûr assis qui regarde, un adolescent bouclé en blue-jean qui claque la porte, convulsé de fureur. Un troisième paysage s’intercale encore, prétexte à fantasmes : dans une banlieue industrielle où l’on boit le genièvre, une noce tourne mal et le beau jeune marié saute la serveuse à hauts talons dans une ruelle en face de l’estaminet. Des scènes de clown s’associent à tout cela en version grotesque. L’ensemble repose sur les descriptions maniaques des décors, des personnages et des choses – l’histoire n’est plaquée qu’ensuite, pour tenter de lier le tout bout à bout.

Peut-on en inférer, selon la sociologie de Marx, que Simon produit une littérature qui émane tout droit de la société bureaucratique des années 50 et 60 ? Littérature descriptive, moralement neutre, quasi comptable. Heureusement que le sperme sert de liant à ce procédé qui autrement serait chiant ! Les peintres Paul Delvaux, Jean Dubuffet et Francis Bacon ont servi de support pictural au montage cinéma des différents paysages.

Il n’y a que matière et mouvement, aucun jugement édifiant, c’est ce qui fait la modernité de l’œuvre – et sa lisibilité malgré les obstacles. Pas de bons sentiments, ni de leçon de morale, les faits bruts, décrits minutieusement comme un peintre, montés en kaléidoscope comme un cinéaste. Ce n’est pas réaliste mais est en même temps hyperréaliste : aucun enchaînement logique ou psychologique, mais des états successifs de fantasmes et de sensualité bien réels, supports libres à l’imaginaire de chacun.

Plus de phrases interminables ni d’incidentes entre parenthèses, le texte se lit facilement, même s’il saute du coq à l’âne sans arrêt. Un peu difficile à lire pour qui a perdu l’habitude des livres, mais un fabuleux efficace.

Claude Simon, Triptyque, 1973, éditions de Minuit 1973, 225 pages, €19.25
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
Les œuvres de Claude Simon chroniquées sur ce blog

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Praxitèle

Athénien célèbre du siècle d’or, le IVème, Praxitèle est réputé incarner dans la pierre la parfaite beauté humaine. Il ne glorifia pas seulement les hommes par le marbre, ni même les éphèbes, mais aussi les femmes. On dit qu’il fut le premier grec classique à sculpter une femme nue. Il est vrai qu’incarner une déesse en une courtisane montrait que ce sacré grec n’avait pas le pesant sérieux du nôtre. L’érotisme humain – trop humain – s’élevait au sacré. Ce dernier n’écrasait pas l’homme de son infinitude comme le firent plus tard les religions du Livre.

Le paradoxe de Praxitèle est qu’il n’existe plus. Comme Homère, il est un nom, une réputation, mais ses « œuvres » ne sont que des échos. À l’exception possible d’une tête, rien n’a subsisté des statues originales qu’il a créées. L’humain de marbre a été volé, emporté, caché, détruit. Trop beau pour rester pur.

phryne copie romaine

Les Romains, ces Japonais d’hier, ont copié et recopié les Grecs faute de savoir inventer une telle perfection. Mais avec la lourdeur qui les caractérise, cet esprit juridique et systématique qui préfère l’inventaire à l’harmonie et le solide à l’envol. Que reste-t-il du style grec dans ces pastiches classiques ? De cette esthétique grecque qui était un accord profond de l’homme avec sa nature en devenir (d’où sa prédilection pour la représentation d’éphèbe) ? A-t-on envie de faire l’amour à la statue, comme le fit ce jeune grec à la statue de Phryné, amante du sculpteur et sublimée en Aphrodite, dans le temple où il se fit enfermer ?

praxitele apollon sauroctone marbre

Peut-être, mais il y faut le goût actuel pour le spectacle et le célèbre. Si la star passe à la télé, il est légitime d’en tomber amoureux. Pas pour elle-même mais pour son aura, pas pour son corps ou son esprit mais pour le parfum de célébrité qu’il ou elle traîne. L’observation des adolescents dans les expositions en donne quelque idée. Deux filles dans les 15 ans, devant l’Éros de Centocello :

« – T’as vu, il a le torse de Jérémie.

– Tu rigoles ? Il est pas si musclé !

– Eeehhh, tu l’as pas vu enlever sa chemise, Jérémie !

– Et pis il est pas bouclé avec les cheveux longs.

– Oui mais il est beau.

– Toi, tu es amoureuse !

– Moi !?

– Hé ! Hé !

– Vas pas le répéter, hein. – … (silence éloquent) »

praxitele eros

Un ado tout en noir, cheveux noirs, yeux noirs, blouson et jean noirs, tee-shirt noir et bijou barbare en argent noirci au cou, contemple la Vénus d’Arles en tordant la bouche. Il ne dit rien, sa mère l’accompagne. Difficile de savoir ce que pense ce front buté, peut-être (dans le langage approximatif actuel) quelque chose comme « mais pourquoi les filles de ma classe elles sont pas comme ça ? ».

venus d arles

Les copies les meilleures voisinent avec les pires, sans ordre apparent ; à chacun de faire le sien. Les expositions se veulent « scientifiques », axées sur la comparaison et sur les styles, pas sur les œuvres elles-mêmes. Depuis la fatwa de Bourdieu, « le goût » est forcément de classe et les fonctionnaires conservateurs de Musée se gardent bien de proposer leur jugement ! Laissons donc le goût de chacun se manifester, pour le meilleur et pour le pire. En ce qui me concerne, je trouve encore le goût des cardinaux romains de la Renaissance comme le meilleur. Ils préfèrent le naturel, l’harmonieux, cet élan qui passe dans le regard enveloppant la sculpture comme une grâce. Rien à voir évidemment avec les « beautés » de nos modes contemporaines, anorexiques de haute couture ou minets invertis de parfums italiens – une esthétique est aussi une éthique.

praxitele ephebe de marathon

L’Éphèbe de Marathon, bronze d’athlète au déhanchement délicat, est l’ombre de ces ombres de Praxitèle. Sa souplesse un peu gracile et son air rêveur éclaire ce garde à vous du trop classique. Hermès portant Dionysos enfant, un minuscule bébé à peine sorti du ventre, est un ensemble tellement ressassé qu’on ne le voit qu’à peine. Et pourtant ces deux œuvres, trouvées sur le sol grec, sont probablement plus près des originaux de Praxitèle que les autres. Le bébé Dionysos tend les bras vers la virilité puissante d’Hermès, messager des dieux, son modèle ; cet élan suscite une troublante émotion qui n’a rien de sexuel ; un remuement de paternité, peut-être, la vie qui prend son envol, encore.

praxitele hermes et dionysos enfant olympie

Les Aphrodites sont toutes des copies romaines. Celle d’Arles (dite Vénus) a ma préférence. La tête portant à gauche avec ce regard des dieux qui traverse tout ce qu’ils voient, une coiffure rangée vers l’arrière qui dégage l’ovale serein du visage, les lèvres pleines sous le nez droit qui conduit le regard tout droit vers la nudité de la poitrine, les seins jumeaux fermes et le sillon juvénile qui descend au nombril, les hanches rondes n’ayant jamais porté d’enfant. En revanche, quelles sont lourdes ces copies de copies alentour, celle du Belvédère ou celle dite Colonna ! Seul le torse sans bras, ni tête, ni mollets de l’Aphrodite de Cnide reste remarquable. Ce marbre de Paros a été longtemps exposé au jardin du Luxembourg sans que les éléments ne fassent autre chose que le patiner. D’où peut-être cette douceur du modelé qui va bien avec les seins de jeunesse et les muscles souples de l’abdomen.

praxitele venus

Parmi les hommes, l’Apollon Sauroctone a pris son nom de tueur de lézard d’après la petite bête qui monte sur le tronc auquel il appuie la main. L’éphèbe attentif se prépare à saisir le lézard au filet, d’un mouvement vif, comme le prouve la tension de tout le corps qui donne son dynamisme à la statue. Dommage que la copie de copie Borghèse soit si abîmée qu’il ait fallu probablement la raboter un peu, gommant le dessin du corps. La copie du Vatican apparaît plus précise, le torse réduit au tronc de la collection Choiseul-Gouffier, datant du début 1er siècle, révèle une tension musculaire plus proche du réel. L’original de Praxitèle devait être si vivant…

Apollon sauroctone Louvre

Ce genre d’exposition montre encore d’innombrables « satyres » dont le nom ne signifie rien, sinon la convention classique pour tout homme figuré nu sans attribut d’un dieu. Rien de « satyrique » dans cet enfant verseur de vin ou cet athlète éphèbe verseur d’huile. Rien d’autre que le sexe apparent, minuscule. Mais le puritanisme cul-bénit qui a sévit dès le 17ème siècle n’a vu dans le corps que la boue terrestre – et dans le sexe masculin un viol déjà, par le regard. Cet autre « satyre » de Mazara del Vallo n’a plus de pénis ni de testicules, attributs rongés par la mer, ce pourquoi il plaît tant à nos bourgeois d’aujourd’hui.

Ce bronze de danseur découvert dans le canal de Sicile en 1997 a le corps dynamique, arqué comme en extase. Il s’agit cette fois d’un vrai « satyre » avec oreilles pointues et trou au bas du dos pour une queue disparue. Il se perd dans la danse de Pan et son mouvement est délicieusement vrai, vivant. Il ressemblerait à un satyre de Praxitèle mais est attribué par les spécialistes à l’époque romaine hellénistique.

satyre de mazara del vallo

J’ai relevé aussi un torse d’Aphrodite du IIème siècle après, du type Vénus de l’Esquilin au corps de nageuse jeune et robuste, de délicieux Éros du Ier siècle après, le Farnèse-Steinhäuser et le Centocello aux proportions délicates, à la musculature en formation, à l’épiderme doux de l’extrême jeunesse. Les deux sont des répliques d’Éros de Praxitèle, selon les experts. Rien de l’androgynie dont on dit qu’elle serait délicieuse à l’œil, mais de jeunes garçons parfaitement garçons, dans le modelé inachevé de leur devenir.

Ce devenir deviné plus que le flou sexué crée en sculpture le délice de la tension. L’harmonie, chérie des grecs, est fille d’Arès (Mars), le dieu guerrier. L’agencement en vue d’une même fin est figuré par ce contrapposto des attitudes, le corps livrant son énergie dans cet accord des contrastes.

eros centocello musee capitolin

Mais c’est Phryné qui remporte la palme, célébrée au 19ème siècle comme « petite femme de Paris ». Elle a été peinte à l’Aéropage par Gérôme. Elle se trouve dénudée brusquement par son avocat, ultime argument face aux vingt satyres déguisés en juges. Ce tableau n’a pas plu à Zola, il y note « un geste de petite maitresse surprise en changeant de chemise. » Maxime du Camp ne voyait en elle « qu’une lorette égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses et la face boudeuse. » Ne s’agit-il point là de ce travers psychologique de la « dénégation » qui fait critiquer ce qu’on désire ? Travers très bourgeois, très français, qui fait dénier par exemple que notre système éducatif soit médiocre et que notre système de retraite soit loin d’être financé.

gerome phryne devant les juges

Un tel « retour du refoulé » n’est pas absent de notre siècle. Les salles du Louvre sont souvent tendues de noir et à peine éclairées. Esthétiquement, cela fait ressortir les nuances du marbre et focalise le regard sur les œuvres. Moralement, les conservateurs se défendent ainsi des ligues de vertus et autres professionnels du choqué, mettant cet étalage d’humanité nue, de pédérastie, de zoophilie, d’égrillardise et d’exhibitionnisme, sous l’apparence ecclésiastique de rigueur. L’art n’est noble que sacralisé : « l’Hart », disait Flaubert pour se moquer de l’enflure.

On se croirait parfois, au musée du Louvre, comme dans une église. La pédanterie scolaire qui aligne pour étude le meilleur avec le pire en rajoute probablement une couche. Il faut – hélas ! – payer son tribut à l’époque : et la nôtre n’a plus rien de cette « libération » vantée hier par la génération soixantenaire.

Jackie Pigeaud, Praxitèle, 2007, éditions Dilecta, 58 pages, €8.00

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Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais

lafcadio hearn pelerinages japonais
Alors qu’un cerisier du Japon est en train de fleurir dans le jardin, j’ai eu le goût de me replonger dans ce pays qui m’a toujours séduit et dans lequel j’ai effectué trois séjours. Lafcadio Hearn a eu la chance de connaître un Japon qui venait juste d’émerger de siècles de fermeture, et qui s’ouvrait au modernisme. En ce livre, suite d’articles traduits et parus dans la revue le Mercure de France, il conte ses premières impressions du Japon. « Tout est inexprimablement agréable et nouveau », note-t-il.

Lafcadio Hearn, irlandais de père mais de mère grecque, a été élevé à Dublin par une tante. Non seulement ses parents meurent très tôt, mais le gamin perd un œil à 13 ans en jouant avec ses copains. Orphelin, déraciné, exilé à 19 ans aux États-Unis (où il épouse une métisse en dépit de l’interdiction légale des mariages mixtes), il découvre le Japon avec l’ambassadeur, qui devient son ami. Après un passage créole, il se rend en 1890 au Pays du soleil levant pour y travailler comme journaliste, écrivain et professeur, épouser une fille de samouraï et en prendre la nationalité en 1896. Ami avec le président américain Theodore Roosevelt, il introduira même le judo aux États-Unis. Il mourra d’une crise cardiaque à Tokyo en 1904 – à 54 ans. Il s’était converti au bouddhisme.

Un tel personnage, né Hearn et décédé Koizumi (son nom japonais), débarque 36 ans après l’ouverture forcée du Japon au commerce international par les navires noirs du Commodore américain Perry. Il vit le meilleur de l’ère Meiji, où le Japon ancien côtoie encore le Japon qui se modernise. Ce livre, non réédité aujourd’hui (l’édition que j’ai date des années 1930), plonge cependant le lecteur dans une atmosphère surannée, celle d’une époque où les distances étaient réelles sans les avions ni l’Internet, celles où l’exil à l’autre extrémité du monde était une aventure.

En huit articles qui sont autant de chapitres de découverte, Lafcadio Hearn explore ce pays nouveau pour lui, qui le séduit tant qu’il en deviendra citoyen. Il parle de Kobodaishi et de son expertise en écriture, de Kitsuki le sanctuaire le plus ancien du Japon, de la grotte des fantômes d’enfants dédiée à Jizo à Kaka-ura, des chevelures des femmes, des âmes dont le peuple croit que chacun peut en avoir plusieurs, des fantômes, et des étudiants à qui il enseigne, qui lui font des adieux touchants lors de son départ pour le sud du pays.

Kyoto Daikakuji

C’était l’époque où la servante d’auberge, à Mistu-ura, « jolie jeune femme nue jusqu’à la ceinture, avec les seins d’une Naïade, descend la rue en courant vers l’hôtel à une allure surprenante » pour accueillir le visiteur (p.147). Et où la foule du gros village de pêcheur se presse pour regarder l’étranger par les shoji (écrans de papier à glissière) : « ce sont presque tous des jeunes gens et des jeunes filles, à demi nus à cause de la chaleur, mais frais et propres comme des boutons de fleurs. Beaucoup de visages sont extraordinairement jolis » p.150.

Outre les personnages, le paysage aussi est séduisant au voyageur. Ainsi vers Kitsuki, « il semble y avoir un sentiment de magie divine dans l’atmosphère même, à travers toute la journée lumineuse qui plane par-dessus le pays vaporeux, par-dessus le bleu irréel des flots – un sentiment Shinto » p.67.

Les premières impressions sont les plus fraîches, jeunes, printanières. Après plus de 125 ans, elles restent aussi vives qu’au premier jour sur un Japon disparu, étrangement humain. A lire pour mieux pénétrer l’âme japonaise, cette profondeur d’un peuple qui mérite à être connu et qui vaut mieux que sa façade industrielle moderne.

Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais (Glimpses of Unfamiliar Japan), 1894, traduction de Marc Logé, Mercure de France 1932, 250 pages, occasion

Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais à lire sur Gallica.fr
Lafcadio Hearn a Bibliography (anglais)
Lire en ligne Lafcadio Hearn (en anglais)

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CubaDisney

Le matin, après le petit déjeuner, nous voit aller « randonner » sur un sentier tout aussi aménagé que ceux d’hier. Nous sommes dans le parc Guanayara, dans le Tope de Collantes, comme l’indique une pancarte en bois pyrogravé à la scoute près de l’auberge. Le parcours est comme chez Disney, soigneusement aménagé en « faux sauvage ». Un panneau sur le sentier nous indique tous les oiseaux du coin qu’il « faut » voir : trogon, perruche, todier, pic vert. L’un des oiseaux est « national » parce qu’affublé des trois couleurs, bleu, blanc et rouge. Nous croisons « l’arbre-hôtel » jugaro, appelé ainsi car il héberge de multiples hôtes, des orchidées, des fougères, des anti-cactus. Ces derniers sont le contraire complet des cactus : ils ne poussent pas à terre mais pendent, ils aiment par-dessus tout l’humidité, et leur tige n’est pas compacte mais ramifiée comme un fouet.

parc guanayara cuba pancarte

Nous poursuivons l’exploration de ce Cuba-Disney par le sentier balisé, raboté, aménagé. Dans un bassin, un troupeau d’Allemandes blanchâtres et grasses s’ébat en poussant de petits cris de goret. Leur guide, brun et robuste, arbore ses pectoraux et se mouille le short pour les émoustiller. Plus loin tombe une cascade, de très haut, des filets d’eau comme une chevelure de femme. Des adolescents cubains viennent de s’y doucher par plaisir, leurs corps secs comme des triques sont vite piquetés de froid. L’un des garçons a gardé son débardeur par pudeur devant les étrangères et il grelotte plus que ceux qui n’ont rien sur la peau. Il me dit que l’eau qui tombe de si haut fait mal à la nuque et aux épaules, comme si une gigantesque main vous claquait.

C’est le moment que choisit Yubran pour lancer une blague machiste : « comment appelle-t-on une femme qui a perdu 90% de son intelligence ? » La réponse est « une veuve », mais je ne la connaîtrais qu’à mon oreille car les filles du groupe se récrient, dans un féminisme à la mode qui veut imposer le politiquement correct. Et, sur le chemin, Françoise (jamais en mal de contradictions) se dit qu’il est en fait de plus en plus difficile d’être un homme aujourd’hui. Ce n’est pas faux, je crois que les hommes ont besoin d’être plus autonomes qu’auparavant, ce à quoi leur éducation ne les a pas tellement habitués. L’ascension sociale a privilégié les enfants peu nombreux, dont les mères nées dans les années 50 et 60 se sont plus occupés que les précédents, travaillant moins, valorisant les études. D’où l’immaturité affective de nombreux hommes, leur égoïsme d’enfant gâté. Mais, revers de la médaille, l’autonomie des hommes, lorsqu’elle existe, rend les femmes un peu jalouses. Elles voudraient jouer les mamans avec des garçons qui n’en n’ont plus besoin ! Le monde ne sera jamais parfait, que voulez-vous, il restera éternellement en demi-teinte, chaque bienfait ayant son mal fait. Il n’y a que dans l’utopie que tout va pour le mieux mais seule l’immaturité croit en son avènement ; être adulte, c’est justement savoir faire « la part des choses ».

expo infantile collective cuba

Nous revenons par un bassin au soleil, encombré quelques minutes d’un car de touristes braillards. Ils partent heureusement très vite, dégageant le terrain pour celles et ceux qui veulent se baigner. Malgré les moustiques, il y en a. L’eau est froide, à l’ombre depuis le matin, mais certains se laissent tenter, plus de garçons que de filles, d’ailleurs (la température, hélas, n’est pas féministe). Flotte dans le sous-bois des odeurs de plantes et de fermentation, un parfum moite, chaud, vibrant comme dans une serre.

parc guanayara cuba

En revenant vers l’auberge commence le sempiternel échange cinéma entre filles – à chaque randonnée c’est la même chose. Ce genre de conversation est neutre, elle permet de donner ses préférences sans se livrer et surtout de zapper d’un film à l’autre sans jamais approfondir une quelconque réflexion. Cet échange – traditionnel depuis quelques années entre gens qui ne se connaissent pas – touche bien plus les femmes que les hommes et m’apparaît analogue à ce qui fait le succès des magazines pour coiffeurs : des quarts de page pour ne pas lasser, une seule idée par paragraphe, de préférence en émotion directe, en valorisant les valeurs les plus courantes et les plus conventionnelles.

cinema

Nous achevons la boucle à l’auberge Gallega où un nouveau groupe de touristes nous a déjà remplacés. Orestino a repris le chemin de l’école en ce lundi. Il ne nous reste plus qu’à grimper dans la benne du camion pour rejoindre la route, puis un restaurant à touristes au sommet d’un piton. Les terrasses piaillent de jeunesse française communiste en villégiature, mêlées de cyclistes américains venant de l’Oregon. Les femmes paraissent de vieilles pies prêtes à médire de leurs voisins et les hommes se sont façonné un look d’anciens marines, tronche rasée impassible. Ces gens-là ne savent plus rire. Le service nous bourre de chou cru tomates et de bœuf bouilli aux patates. Pas de dessert mais des musiciens amateurs de dollars. Nous quittons Yubran – prénom inventé par sa mère et qui ne veut rien dire, selon l’intéressé – pour remonter dans le bus.

Sergio reprend aussitôt le micro, dont il a été sevré depuis deux jours pleins maintenant. Il nous dit que la région que nous quittons a été la dernière à résister à Castro, aidée « par la CIA » (le bouc émissaire facile de tous les malheurs de Cuba) et les exilés cubains de Miami (ce qui est probablement plus près de la vérité). La résistance a duré jusqu’en 1966. Il conclut sobrement : « ceux qui ont été pris les armes à la main ont été fusillés ».

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Arsène Lupin, Le dernier des romains BD

arsene lupin les origines le dernier des romains
Le Robin-des-bois Belle-Époque a eu une enfance et une adolescence. Ces trois tomes en bande dessinée s’y attachent. Dans le tome 2, nous sommes en 1893 et Arsène a 17 ans. Il se fait nommer Arsène de La Marche et est flanqué de deux amis, Arès del Sarto et Bérenger de La Motte. Tous trois étudient à l’école chic de la Croix des Whals, après s’être juré une amitié éternelle au sommet d’une montagne, puis de s’être jetés nus dans l’eau glacée d’un lac depuis le haut d’une falaise. En bref tout ce que font les ados pour se montrer entre eux les plus forts.

Hélas, ce beau serment fraternel ne résistera pas aux avances d’une belle jeune fille. Arsène et Béranger vont s’affronter lors des épreuves de l’école pour remporter le prix : la femme. Ce qui est un peu macho – mais d’époque – bien que soigneusement traduit à la sauce correcte de notre époque : la fille choisit et l’épreuve et le garçon.

Arsène est montré double-face : un côté aristocrate de par ses origines, un côté plèbe de par son existence familiale mouvementée. Il représente cette nouvelle élite française des esprits à la fin XIXe, un méritocrate dont l’honneur ne le cède en rien aux ex-Grands (raccourcis à la Révolution), mais qui le justifie par son honneur populaire (la décence commune) et son savoir-faire. La noblesse ne réside plus dans le sang bleu mais dans l’attitude chevaleresque, non plus du fait de la naissance et de la génétique, mais par le courage et l’astuce réellement manifestés.

arsene lupin les origines les disparus

Mais comme l’histoire personnelle ne saurait se détacher des malheurs de famille ni des complots de l’argent, l’album est découpé en séquences successives comme un film : les ados en bande, d’ex-forçats baleiniers de retour à Marseille, le château d’Ô en Normandie. Ce n’est pas forcément aisé à suivre mais alimente le suspense et prend tout son sens dans la durée des trois albums. Car nul ne sait ce qui va arriver dans le tome 3 et dernier…

Le dessin, un peu à la serpe pour les personnages (toujours le plus difficile en BD…), est bien servi par la coloriste Marie Galopin. Ses couleurs bistre et violentes arrangent une atmosphère sombre dès qu’il le faut, en contraste avec l’éclatant paysage montagnard du début. La jeunesse montre sa vigueur entre les pages, ce qui laisse présager des aventures palpitantes pour la suite !

Arsène Lupin – les origines tome 2, Le dernier des romains, scénario Abtey et Deschodt, dessin Gaultier, 2015, éditions Rue de Sèvres, 96 pages, €13.50,
format Kindle €5.99
Arsène Lupin – les origines tome 1, Les disparus, €13.99
format Kindle €5.99
Un tome 3 est en préparation.
Le vrai roman : Maurice Leblanc, Arsène Lupin gentlemen cambrioleur, 1907, Livre de poche 1973, €4.10

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