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Hunger Games de Gary Ross

Premier d’une pentalogie filmique tiré d’une trilogie romanesque de Suzanne Collins, le film propose une vision fasciste apocalyptique des Etats-Unis dans le futur. Le Capitole dirige le pays de Panem divisé en douze Districts d’une main de fer. Il est le pouvoir de la caste des puissants, vêtus de façon extravagante comme sous l’Ancien régime en Europe et habitant une ville somptueuse dans laquelle tout n’est que calme, luxe et volupté. Dans le reste du pays, les prolos triment, dans les mines, les carrières, la production électrique. La lutte des classes a été durement réprimée 74 ans auparavant et, pour perpétuer la peur, chaque district doit chaque année livrer un « tribut » d’un garçon et d’une fille entre 12 et 18 ans pour servir aux jeux du cirque. Panem et circenses disait Juvénal pour désigner la passivité de la foule romaine devant son dictateur. Des vingt-quatre candidats de « la moisson » annuelle, seul un survivra, il devra avoir tué tous les autres lors des jeux du chasseur, les Hunger Games.

Katniss (Jennifer Lawrence) a 16 ans et est devenu chef de famille depuis que son père a péri dans une explosion de la mine et que sa mère en soit restée sidérée, trop faible pour réagir. Elle est rebelle dans l’âme, sortant du territoire par une faille dans la clôture électrifiée pour aller chasser à l’arc dans la forêt ; elle est souvent rejointe par son ami Gale (Liam Hemsworth), amoureux d’elle mais qui rêve de s’évader définitivement dans le Wild. Lors de la 74ème « moisson » Primrose, la petite sœur de Katniss, 12 ans (Willow Shields), est tirée au sort malgré le talisman en broche du geai moqueur que Katniss lui a offert après l’avoir trouvé sur le marché. Elle sait que sa sœur est condamnée, aussi se propose-t-elle comme « volontaire » pour prendre sa place. Le garçon, Peeta (Josh Hutcherson), est le fils du boulanger et il est amoureux secret de Katniss pour l’avoir vue affamée puis active. Bien que censés avoir autour de 16 ans dans le roman, les acteurs ont tous plus de 20 ans, ce qui n’est pas vraiment réaliste et nuit à la vulnérabilité des personnages et aux émotions du projet, d’où cette impression de rôles fabriqués, joués sans affect.

Après le show local présenté par la maniérée Effie, déguisée en duchesse Disney (Elizabeth Banks), le couple rejoint en train de luxe à 300 km/h la capitale où le jeu doit avoir lieu. Il s’agit d’une arène à la romaine, un territoire de forêts et de rivière réel avec des éléments virtuels introduits par la technologie avancée par le maître du jeu, le haut juge nommé Seneca (Wes Bentley). Les deux du district 12 ont pour mentor Haymitch (Woody Harrelson), un ancien vainqueur devenu alcoolique parce qu’au fond il n’a rien gagné au jeu, sinon l’existence frivole des désœuvrés exploiteurs dans un luxe indécent. Il préfère initialement le garçon, moins arrogant, puis s’attache peu à peu à la fille, plus volontaire.

Quelques jours d’entraînement suffisent pour coacher les concurrents, menés par Cinna (Lenny Kravitz) pour Katniss et Peeta, avant la parade à l’américaine devant le président despote Coriolanus Snow (Donald Sutherland) et la foule urbaine venue s’amuser comme à un défilé de mode. Lors de l’entraînement, où les concurrents sont jugés individuellement pour appâter les sponsors, Katniss crée l’événement en tirant une flèche sur les riches qui ne la regardent pas et embrochant une pomme à deux doigts de la tête du haut juge Seneca. Cette rébellion ne plaît pas au président mais plaît au juge ; le premier lui conseille cependant de faire attention. Katniss réitérera la surprise, clé du bon marketing selon Cinna, en apparaissant les épaules enflammées aux côtés de son partenaire de district qui, lui, enfonce le clou en lui prenant la main en la levant haut entre eux deux pour que la foule s’émoustille. Dans l’interview individuelle avec César (Caesar en américain, joué par Stanley Tucci) sur le plateau télévisé qui suit la parade, le jeune homme avoue aimer Katniss, ce qui donne un sens émotionnel que la foule adore. En effet, à l’issue du jeu, il ne devra en rester qu’un seul… Comme en télé-réalité aujourd’hui.

Le grand moment est arrivé. Des cylindres ascenseurs font monter chacun des 24 concurrents à la surface, devant « la corne d’abondance », un édifice de métal futuriste devant lequel sont disposés des sacs à dos emplis de matériel, d’armes blanches et de provisions. Chacun devra s’emparer de ce qu’il peut avant de fuir dans la forêt pour tenter de survivre. Katniss ne se précipite pas sur l’arc et les flèches qui lui font pourtant bien envie car la bataille commence pour la possession des richesses, microcosme réel pour ados de la réalité sociale du pays (et des Etats-Unis contemporains). Elle attrape un sac et fuit, solitaire. Rue, du district 11, est une afro qui a le même âge que Primrose et elle suit Katniss de loin, veillant sur elle et lui suggérant quelques ruses. Elle n’en sortira pas mais ce furent de bons moments. Marvel, Glimmer, Cato et Clove, les concurrents venus des districts 1 et 2 des carrières s’entraînent depuis toujours aux armes (mais pas à l’intelligence… autre leçon de darwinisme social destinée aux adolescents). Ils veulent éliminer d’abord Katniss, dont la rumeur de bravoure et de survie a couru. Peeta préfère les suivre pour être là au moment final et peut-être sauver celle qu’il aime sans retour.

Katniss est repérée, blessée à la cuisse, poursuivie, mais un parachute lui apporte en cadeau de sponsor une crème cicatrisante. Grimpée dans un arbre élevé, que Cato le surmâle (Alexander Ludwig) n’a pu escalader, elle se sent en position précaire, la bande campant sous son arbre pour attendre qu’elle tombe de faim comme un fruit mûr. Mais Rue suggère de loin à Katniss de scier la branche sur laquelle est construit un nid de guêpes tueuses. En tombant, les bestioles venimeuses feront quelques victimes et, en tout cas, fuir les occupants. Ce qui est fait et Katniss dégringole de l’arbre pour déguerpir dans la forêt. Elle s’est fait piquer et hallucine mais Rue la soigne durant son sommeil avec des feuilles.

Lorsqu’elle se réveille, deux jours ont passé. Le canon virtuel tonne à chaque fois qu’un concurrent est tué et près de la moitié sont déjà morts lors de la première bataille pour le matériel, notamment les plus jeunes et plus faibles, d’autres sous les piqûres des guêpes. Katniss échafaude avec Rue un plan pour attirer la bande loin de son dépôt de provisions en allumant plusieurs feux à intervalles réguliers pour les égarer. Le dépôt est piégé et Katniss s’en aperçoit lorsqu’elle observe avant d’agir (encore une leçon commando à l’usage des ados). Une fille rusée – la Renarde – réussit à sauter entre les mines qu’elle a repérées et à voler un sac de provision à la barbe encore absente d’un très jeune de la bande. Katniss tire à l’arc sur un filet de pommes et celles-ci, en tombant aux alentours du dépôt, font exploser les mines, détruisant toutes les provisions. Le jeune garçon, gardien défaillant, sera éliminé impitoyablement par Cato revenu en courant (You’re fired !).

Rue s’est fait piéger dans un filet et n’a pu allumer d’autres feux qui auraient fixé la bande. Katniss la délivre mais un garçon lui tire dessus. S’il la rate, il touche mortellement la petite fille de sa flèche tandis que Katniss ne rate pas son cœur d’assaillant. En procédant à une cérémonie funéraire avec des fleurs du sous-bois en hommage à Rue et en souvenir de sa propre petite sœur Primrose, Katniss s’attire les faveurs du public qui suit les Hunger Games devant leurs télés – car tout est filmé, Big Brother is watching you. Haymitch convainc Seneca de favoriser l’histoire d’amour entre Katniss et Peeta pour aider à la pacification des districts, malgré les objections du président qui n’aime pas ce genre de faiblesse, une faille dans laquelle peut s’engouffrer la révolte. Un haut-parleur tonne alors que les règles viennent d’être modifiées pour qu’il puisse y avoir deux vainqueurs (encore une leçon sociale pour ado selon laquelle l’amour est plus fort que la mort – en tout cas permet mieux de survivre).

Katniss se met alors à la recherche de Peeta mais, lorsqu’elle le retrouve, le garçon est blessé d’un coup d’épée à la cuisse. Il s’est camouflé en rocher et en pelouse avec de la boue et des herbes, ce qu’il a appris chez son père en décorant des gâteaux (leçon : tout peut servir de son expérience précédente). Elle le mène clopin-clopant à une grotte et le soigne mais Peeta ne peut plus marcher et sa plaie s’infecte. Un parachute arrivé d’un sponsor ne contient que de la soupe, pas de chance ! Le couple s’étend au vu des spectateurs, serré l’un contre l’autre en amoureux transis. Ils s’embrassent pour les caméras mais pas de sexe entre eux alors que cela aurait été fort naturel car le film est américain puritain : tous les vêtements sont collet monté et aucune déchirure ni mouillé ne laisse entrevoir une forme moulée ni une quelconque chair non autorisée.

Katniss décide d’aller à la corne d’abondance lorsque le haut-parleur a énoncé que de nouveaux sacs étaient à la disposition des survivants. C’est risqué mais qui ne risque rien n’a rien (autre leçon, etc.). Elle réussit, évidemment, et soigne Peeta qui se retrouve guéri : c’est miracle que la technologie des riches. Mais le jeu s’éternise, les concurrents restants sont coriaces et la foule demande du sang. Le haut juge ordonne alors de jeter aux chiens les derniers et l’ordinateur fait surgir des molosses virtuels qui égorgent deux autres concurrents. Ne reste que Cato, le surmâle indestructible, blessé mais combatif. Lorsque Katniss et Peeta, poursuivis par la meute, grimpent sur l’édifice de la corne d’abondance dont les parois de métal lisse sont inaccessibles aux chiens, Cato qui a eu la même idée surgit et veut finir le travail. Une lutte s’engage entre Peeta et lui et il termine dans la gueule des chiens. Katniss, miséricordieuse, l’achève d’une flèche pour lui éviter de souffrir sous les crocs.

Ne restent que les deux vainqueurs mais la règle vient encore de changer sous l’influence du président qui n’admet pas la sensiblerie : il n’y aura qu’un seul vainqueur. Dès lors, qui va se sacrifier ? Nous sommes dans la tragédie, la même que celle d’Iphigénie où le père doit sacrifier sa fille aux dieux. Sauf que Katniss est américaine, donc surtout pas tragique mais pratique : elle ruse. Je vous laisse découvrir comment il se fait que tous deux sont, par un retournement de foule, déclarés vainqueurs. Cette provocation est insupportable au président qui condamne Seneca à disparaître par le suicide, tel Socrate. La roche tarpéienne est proche du Capitole, disaient les vieux Romains du danger à trop s’exposer.

Le couple Katniss et Peeta revient en train au district 11 ; Katniss reconnaît Primrose juchée sur les épaules robuste de Gale, qui a veillé sur elle. Peeta comprend que son amour n’est pas partagé. La suite (au prochain film) montrera que l’amour, comme la liberté, est une quête jamais terminée.

Le thème est sadique mais traité de façon assez conventionnelle, quoique qu’avec des mouvements de caméra en soubresauts très agaçants. Le spectateur est pris par l’action mais reste sans émotion sur la passion feinte de Katniss, pas vraiment sympathique, ni pour Peeta qui se dessèche sur pied sans rien oser. Aucun élan, aucune sensualité, chacun reste dans son rôle de gladiateur technique voué aux distractions des riches et puissants. La leçon ultime est qu’il ne sert à rien de se révolter contre le destin et les gènes qui vous ont fait naître ici et maintenant, dans une société dont les règles vous sont imposées. Soyez le bon citoyen, bon petit soldat sans affect, technicien impeccable de ce qu’on vous demande – voilà ce qu’est être un bon Américain en 2012. A la sortie du film, chacun voit qu’il vaut mieux être riche aux Etats-Unis pour survivre. Battle Royale était plus net et plus cru.

DVD Hunger Games (The Hunger Games), Gary Ross, 2012, avec Jennifer Lawrence, Josh Hutcherson, Liam Hemsworth, Woody Harrelson, Elizabeth Banks, Metropolitan Video 2012, 2h16, €8.29

Coffret INTÉGRAL Hunger Games – 4 films, Metropolitan Video 2020, €27.07 blu-ray €42.78

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La tentation de l’Occident, c’est terminé !

En une décennie, l’Occident a pris un coup de vieux. Les Etats-Unis, leader du progrès, vacillent de plus en plus, leur bateau ivre étant piloté par un clown narcissique, infantile et dangereux. Leur modèle apparaît pour ce qu’il est devenu, la force pour le droit, l’avidité pour l’argent, l’égoïsme pour tous. Il y a pire : la Chine, l’Inde, le Brésil, le Venezuela, l’Équateur, l’Arabie Saoudite -sans parler de la Russie – contestent désormais ouvertement l’idéologie progressiste, démocratiste et droidelomiste de l’Occident en général. La “tentation” de l’Occident devient aversion. Il n’y a plus UN progrès – scientifique et humain – et promis à tous dans l’avenir, que seuls des archaïsmes résiduels empêcheraient d’advenir. Il n’y a plus de Raison obligée, hier des Lumières, chrétienne et colonialiste, aujourd’hui technologique, culturelle et de marché. « La crise du capitalisme financier ? C’est une crise de la tête, hé ! » disait, dans le journal de France-Culture, Abdoulaye Wade, Président de la République du Sénégal. Que dire de la crise démocratique du mandat Trump ?

Dans ce qui survient en finance, ce n’est pas « le capitalisme » qui est remis en cause (il n’est qu’un outil d’efficacité économique), mais la pensée malade de qui l’utilise. Comme si la société avait tordu toute une génération d’individus. Formaté télé, engraissé aux maths et au marketing, peu lettré donc peu réfléchi, préférant de beaucoup les jeux vidéo prévisibles, le col blanc financier d’aujourd’hui, formé dans les années 1980, est féru de laisser-faire parce que c’est dans cet univers virtuel qu’il fait les meilleures affaires. Ce qui est remis en cause dans le krach des subprimes, le domino financier et même les prévisions sur le climat est l’impérialisme des « modèles », du calculable, de la mathématisation du monde, du risque « maximum probable ». En bref tout ce qui fait l’originalité occidentale depuis le Platon de l’Idée et le Galilée de la Vérité jusqu’à Cox, Ross et Rubinstein, ces inventeurs du modèle des risques boursiers options en 1979.

Dans cette modernité proposée au monde, la rationalité règne mais les processus que cette forme de raison déchaîne n’ont rien de raisonnable. Car, lorsque la seule Raison guide les pas des progressistes, la violence naît. La Révolution française en a été la caricature dans sa période folle. Les Sans-culottes (que Mélenchon affecte d’imiter par son sans-cravate) ont voulu faire table rase selon un esprit de système orgueilleux. Ils ont allègrement vandalisé les monuments, les traditions et la sagesse des autres. En compensation, ils ont fait à leur esprit une confiance sans borne, le spontanéisme au pouvoir. La Révolution russe a poursuivi, avec les moyens offerts par la technique, tout comme Hitler avec ses fantasmes de purification « biologique » et de « race » scientifiquement parfaite. L’« homme nouveau » du communisme était aussi un fantasme de « pureté », idéologique mais pas plus désirable : Vassili Grossmann, dans Vie & Destin, parle de « la force implacable de l’idée de bien social ». Avis aux indulgents pour qui le Mélenchon démagauchiste émet de sympathiques « yakas » moralisateurs. Après Staline, on a pu voir les ravages de l’Idée en Chine, à Cuba, au Cambodge, dans les forêts colombiennes et ailleurs. Après Chavez et Maduro – ces « modèles » de Mélenchon, chacun peut voir les conséquences du populisme sur un pays : le Venezuela.

Tout cela était issu de l’Occident et des Lumières :

  • la Vérité-en-soi du calcul « scientifique »,
  • le scientisme qui allait apporter le Progrès au genre humain tout entier,
  • l’impérialisme qui allait apporter la démocratie à tous les attardés,
  • le colonialisme qui allait imposer travail, « décence », culture de masse et produits standards à tous les animismes,
  • jusqu’à la « transparence » exigée des media comme un « droit », avatar de la confession chrétienne accentué par la morale protestante, qui rassasie les instincts de concierge du bon peuple tout en restant une « apparence » de démocratie – l’opinion se réduisant à la dictature de la majorité conformiste.

Il s’agit d’une dérive des Lumières tenant à l’idée – sûre d’elle-même – d’avoir trouvé le fin mot de la Nature et de l’Histoire. Et d’être l’avant-garde du genre humain – macho, blanc, éclairé, dominateur.

Nombre de peuples du monde se détournaient déjà de la doxa occidentale :

  • Les ex-colonisés, vite déçus des recettes socialistes (avatar des Lumières et du scientisme), ont refondé leur destin sur la religion – que l’intégrisme leur réclame aujourd’hui en intégrale, comme si l’humanité ne pouvait évoluer depuis les bédouins médiévaux.
  • La Chine, toujours communiste, a compris l’efficacité incomparable de l’outil capitalisme pour le pouvoir – s’il est appliqué hors de l’idéologie libérale occidentale. Le capitalisme botté est un nationalisme où l’initiative n’est pas le laisser-faire et où les diverses strates du parti contrôlent étroitement l’économie (un fantasme qui a échoué pour la gauche jacobine française…).
  • L’Inde a adapté la démocratie aux castes et aux innombrables ethnies d’un pays immense.
  • Le Brésil a retourné la social-démocratie pour en faire le filet de sécurité d’une classe moyenne en plein essor et qui en veut. D’où la lutte du droit contre la pratique, la loi contre la corruption.
  • Venezuela et Équateur, fort du sous-sol, ont choisi le populisme, moins au nom du « peuple » que de la revanche ethnique des Indios contre les Gringos. Avec les déboires amers que l’on constate : pas plus le racisme que la guerre de classe ne réussissent à un quelconque pays…

Avec la crise 2008, le dollar n’est plus roi et, s’il va rester un temps monnaie de réserve, gageons que les échanges internationaux vont diversifier plus encore leurs devises. Malgré le Brexit et peut-être grâce à lui, l’Europe étant enfin dégagée du boulet anglo-saxon et la zone euro pouvant se constituer sans compromis. Argentine et Brésil échangent de plus en plus en monnaies locales pour éviter les écarts violents du dollar ; la Chine met une partie de ses réserves en euros ; l’Inde use de temps à autre de la livre sterling. Avec l’écroulement de l’arrogance néo-cons, du « fondamentalisme de marché » comme dit George Soros, de l’exemple démocratique américain avec Trump, c’est toute la voie vers le Progrès, la Démocratie, les Droits de l’Homme et le dollar-étalon qui s’écroule aussi.

Du moins ce que « nous » – Occidentaux – appelions jusqu’à il y a peu progrès, démocratie, etc. Pourquoi croyez-vous que le parangon de cette idéologie progressiste, le parti socialiste français, se soit écroulé ? Et que même Hamon-râ quitte le navire pour imiter Macron et Mélenchon en fondant lui aussi un « mouvement » ! – Parce que l’idéologie universaliste occidentale est morte. Désormais, chaque culture a envie d’ouvrir sa voie originale. Son progrès avec un petit « p », sans vouloir comme nous (dans les instances internationales) l’imposer au monde entier. Nous sommes dans un monde éclaté et plus dans un monde unique. Désormais, « les échanges » – ce phare de la mondialisation – ne se font plus à sens unique, des pays « développés » vers les « moins avancés » ; ni avec une méthode unique, prônée par les Américains du FMI et de la Banque Mondiale ; ni avec un objectif unique, tout déréglementer et laisser agir les forces entre elles. Il n’y a plus de Modèle – même s’il reste la force américaine à imposer sa loi où elle le peut (amendes record UBS et BNP, razzia sur Alstom sous peine de procès, coup d’épaule au président du Monténégro par un Trump imbu de sa personne…).

Reste seulement la puissance de distinguer le vrai du faux, qu’on appelle le ‘bon sens’ – ce que Trump refuse avec toute la force de son narcissisme : n’est « vrai » que ce que lui déclare comme tel – tous les autres sont des menteurs.

En situation de risque, lorsque l’incertitude règne, la décision relève du ‘sens commun’. Le vrai peut parfois se distinguer du faux par le calcul ; mais l’incertitude n’est jamais réduite par le calcul des probabilités. Confondre les deux, croire « la méthode » triomphante, conduit à former de faux savants, des apprentis sorciers imprudents. Ceux qui prennent le procédé pour la vérité, l’interrogatif pour l’impératif, se trompent. L’objectivable et le calculable sont leur seule métaphysique. Ils n’ont plus qu’un rapport purement technique au monde : les valeurs sont des marchandises, les gens des clients ou des pions, les électeurs des pantins, les collègues des « prix » via les écrans de trading. Au contraire, prônait Heidegger, il faut accueillir la présence énigmatique du monde sans y plaquer de suite le préjugé du calculable. Il faut demeurer ouvert à une possible simplicité des choses. Et Hannah Arendt déclarait qu’habiter la terre et partager le monde, c’est faire son deuil de toute conception exhaustive et d’accepter qu’il y ait du non-maîtrisable et de l’imprévisible justement parce qu’il y a d’autres hommes. Le réel n’est pas seulement le rationnel…

La puissance, la connaissance et la moralité changent de mains parce notre discours occidental au monde est dans une impasse intellectuelle, culturelle, économique – donc politique. La justice à laquelle aspirent les hommes n’est pas une puissance qui existe en dehors d’eux, qu’il suffirait de « découvrir » pour la révéler dans sa gloire. C’est bel et bien aux hommes qu’il appartient de faire naître la justice par un lent apprentissage des limites, des relations et de la mesure.

Nous l’avons oublié, dans notre arrogance occidentale dont les Etats-Unis ne sont que la caricature exacerbée. La science n’est pas le scientisme – cette croyance en la toute-puissance du calculable, accolée à l’ignorance de tout le reste. Maintenant que l’incertitude (financière, économique, climatique, biotechnologique, sanitaire, géopolitique, catastrophique) est logée au cœur de nos savoirs et de nos pouvoirs, nous allons peut-être sortir de cet enchantement purement technique pour bâtir un monde nouveau où nous cohabiterons avec les autres, sans l’arrogance qui a été la nôtre depuis cinq siècles (et qui devient celle de l’islam régressif, en retard de l’histoire).

C’est tout cela la leçon des événements récents: la faillite de la finance américaine est la faillite du tout-calculable, de la Raison pure sans débat, du Moi-je-sais-tout sans réflexion ; la faillite de la guerre « démocratique » en Irak et en Syrie est la faillite du « progrès » à l’occidentale, de la liberté imposée de l’étranger, du meccano des peuples et des ethnies ; la faillite du système républicain aux Etats-Unis (mais aussi des partis de gouvernement en Europe) est la faillite des promesses non tenues, de la manipulation des foules, des fausses sincérités idéologiques. La vérité n’est jamais absolue – ni « révélée », ni « scientifique », ni unique – elle se cherche à tout moment par des hypothèses qui se corrigent, des lois provisoires remises en cause, de nouvelles idées dues à de nouveaux savants et de nouvelles expériences. Les « bons élèves », on le voit, ne sont pas ceux qu’on croit !

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Jean de La Bruyère, Les Caractères

jean de la bruyere les caracteres livre de poche

Une Corneille bossue est perchée sur la Racine de La Bruyère et boit l’eau de La Fontaine Molière. Certains lecteurs, formés en un autre temps, auront peut-être reconnu le procédé mnémotechnique conservé des Grecs pour garder une leçon. A l’époque où l’enseignement apprenait à retenir, accumulant ainsi les bases pour réfléchir par soi-même, cette phrase résumait la liste des principaux auteurs de talent du Grand Siècle. De cette liste, je veux tirer un nom que l’on ne lit plus guère – à tort. Jean de La Bruyère, né à Dourdan (Essonne) en 1645, qui fut baptisé dans l’île de la Cité à Paris avant de mourir à Versailles.

Il est l’auteur d’un seul livre, le reste de ses œuvres étant fort mince et de peu d’intérêt autre qu’historique. Les Caractères, ou les Mœurs de ce Siècle, publié pour la première fois en 1687, est resté immortel. Le duc de Saint-Simon le décrit comme « un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes ».

Réédité continûment jusqu’en 1696 du vivant de l’auteur, celui-ci l’a enrichi et complété jusqu’à sa mort. Son livre résume une vie ; il expose sous forme archétypale les types humains et les relations sociales de la Cour de son roi, Louis XIV. Né quelques années après lui, Jean de La Bruyère est parti avant lui, en 1696, d’une attaque d’apoplexie à 51 ans. Ami de Bossuet, qui le recommandera auprès des Condé pour qu’il éduque le dernier de la lignée, il entrera, après parution des Caractères à l’Académie Française en 1693. Son élève, le duc de Bourbon, avait 16 ans lorsqu’il le prit en main pour lui enseigner l’histoire, la géographie, les institutions de la France et les dynasties royales. Le garçon, très petit de taille et plus féru de chasse et de danse que de livres, avait cependant de la curiosité pour les causes des décisions royales et pour les logiques des batailles. Il épousera la fille de Louis XIV et de Madame de Montespan un an plus tard, suivant les leçons de son mentor une année de plus.

la bruyere maison a paris rue st augustin

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage », commence La Bruyère. Il veut son livre édifiant sur les mœurs du temps, avec la vague idée de participer à leur réforme par ce simple miroir. Bien que construit a posteriori, son plan va de l’individu (‘Des ouvrages de l’esprit’, ‘Des mérites personnels’) à la religion dernière (‘De la Chair’, ‘Des esprits forts’), en passant par toute la société (‘Des femmes’, ‘Du cœur’, ‘Des biens’, ‘De la ville’, ‘De la Cour’, ‘Des Grands’, …). En 16 chapitres, il conduit de la personne à Dieu – ainsi le dit-il.

Mais ce n’est pas cette édification, bâtie sur la philosophie catholique de l’homme dont la nature est le vice s’il n’est touché par la grâce, qui nous plaît aujourd’hui. Ni le succès de scandale en son temps, ni sa participation aux débats moraux qui le font discuter Descartes, Pascal ou Bossuet, et contester Corneille, jugeant Racine bien plus fin. Ce qui reste, de nos jours, est le beau langage et le style.

Sa phrase court par périodes, rythmée par les virgules ou les subordonnées comme dans la conversation. On sent l’influence de la rhétorique latine comme l’usage permanent des alexandrins en poésie ou tragédie. L’époque est élitiste, hiérarchique, centrée sur la Cour, et ce microcosme se regarde, se parle et se jauge. Comme en toute société resserrée, la parole et la civilité prennent une importance cruciale dans le « rang » que l’on acquiert à l’ombre de la faveur.

la bruyere plaque a paris rue st augustin

La Bruyère invente donc en littérature le style français. Il est caractérisé à notre sens par trois dispositions : la maxime, le bon mot et le trait.

  1. La maxime se veut édifiante parce qu’elle élève le cas particulier au cas général, dans la lignée des philosophes antiques.
  2. Le bon mot est la façon de faire passer ses avis dans une société encombrée où chacun veut la parole et ne retient que ce qu’il peut répéter. Les Anglais avec plus d’affectif en feront l’humour, les Français le réduiront aux « petites phrases » ironiques et mordantes, dont les media de nos jours raffolent.
  3. Le meilleur du style français est cependant le « trait ». Ce terme foisonnant évoque à la fois le dard de l’épigramme, le crayon acéré du peintre et la traction qui enlève. Il exige maîtrise des mots et virtuosité de la langue. Il est rapide, marque une action et distingue impitoyablement.

la bruyere

C’était le propre de l’intelligence de Cour que d’être très rapide. La Bruyère le note même : « Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentiments : il faudrait leur parler par signes, ou sans parler se faire entendre » (Des ouvrages, 29). Lui n’a pas cette ambition, en adulte réaliste qui écrit par plaisir : « Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est trop grande entreprise » (Des ouvrages, 2). « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s’il donne quelque tour à ses pensées, c’est moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l’impression qui doit servir à son dessein » (Des ouvrages, 34). L’impression compte plus que la vérité, déjà les bases de la com’ sont lancées…

Son observation des hommes, des vanités et des envies, de l’esprit et de la générosité, de l’être et du paraître, du « tels qu’ils sont » et du « tels qu’ils devraient être » (sur Racine et Corneille, ‘Des ouvrages, 54) – reste d’une actualité mordante. La France est encore aujourd’hui une société de cour, hiérarchique, organisée spontanément en castes et coteries, envieuse et prête à tout pour se faire valoir et obtenir la faveur. Qu’on en juge par les quelques exemples ci-après.

Nombre de commentateurs de blogs : « Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point ; les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible » (Des ouvrages, 35). Entre les médiocres et les grands, les « beaux » se font valoir, tout dans l’apparence, théâtreux plus qu’intelligents.

Les intellos-médiatiques : « De bien des gens il n’y a que le nom qui vaille quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c’est moins que rien ; de loin ils imposent » (Du mérite, 2).

La StarAc, les concours de Miss : « J’ai vu souhaiter d’être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux ; et après cet âge, de devenir un homme » (Des femmes, 3)

La redistribution administrative ‘de gauche’ : « La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu’à donner à propos » (Du cœur, 47). Équité plutôt qu’égalité, ce que la plèbe va pourtant imposer depuis deux siècles, la gauche poussant toujours plus dans l’égalitarisme forcené, jamais assez égal pour l’idéal.

Des hommes populaires : « Il y a de certains grands sentiments, de certaines actions nobles et élevées, que nous devons moins à la force de notre esprit qu’à la bonté de notre naturel » (Du cœur, 79). Le cœur a sa raison… pas toujours raisonnable, et l’esprit ne l’emporte pas toujours.

Les bobos intellos : « Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l’intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes » (De la société, 5). De toutes façons, on ne les changera pas, ces paons de cour qui veulent se faire mousser et se donner bonne conscience.

Les énarques : « Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui » (De la société, 16). La langue de bois des euphémismes administratifs ne froisse personne, tout en diluant le sens pour tous.

Les patrons : « N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point : ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir ; cela est trop cher, et il n’y a rien à gagner à un tel marché » (Des biens, 13).

La banlieue : « L’incivilité n’est pas un vice de l’âme, elle est l’effet de plusieurs vices : de la sotte vanité, de l’ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie » (De l’homme, 8).

La Bruyere Oeuvres completes pleiade

L’arrogance française : « La prévention du pays, jointe à l’orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l’on pense juste partout où il y a des hommes : nous n’aimerions pas à être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares ; et s’il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à être épouvantés de voir d’autres peuples raisonner comme nous » (Des jugements, 22). Non, nous ne sommes pas « une exception française », nous sommes comme tout le monde – encore faut-il aller y voir.

L’investisseur avisé : « Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard ; mais ils le préparent, ils l’attirent, et semblent presque le déterminer : non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire se servir du hasard quand il arrive ; ils savent même profiter par leurs précautions et leurs mesures d’un tel ou tel hasard, ou de plusieurs tout à la fois : si ce point arrive, ils gagnent ; si c’est cet autre, ils gagnent encore ; un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières ; ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme la vertu » (Des jugements, 74). Ce n’est pas « par hasard » si la France a le plus fort taux de chômage, d’impôts et de taxes, de fonctionnaires par habitant, de pessimisme sur l’avenir et de politiciens… « Précautions » et « mesures » ne sont pas prises car nos politiciens, depuis des décennies, ne sont point « sages ».

Le Parti Socialiste ou tout parti idéologique : « Cette même religion que les hommes défendent avec chaleur et avec zèle contre ceux qui en ont une toute contraire, ils l’altèrent eux-mêmes dans leur esprit par des sentiments particuliers, ils y ajoutent et ils en retranchent mille choses souvent essentielles, selon ce qui leur convient, et ils demeurent fermes et inébranlables dans cette forme qu’ils lui ont donnée » (Des esprits forts, 25).

Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les mœurs de ce siècle, 1688, Livre de poche 1976, 633 pages, €5.60

e-book format Kindle, €1.99

Jean de La Bruyère, Œuvres complètes, Gallimard Pléiade 1935 toujours réédité, 739 pages, €40.10

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Alecos Papadatos, Démocratie, BD

papadatos democratie
Nous sommes en 490 avant notre ère, à la veille de LA bataille. Dans la nuit de Marathon, sur les hauteurs qui dominent la plage où campent les Perses, hulule la chouette, symbole d’Athéna. Deux jeunes hommes qui ne peuvent pas dormir se racontent leur existence, peut-être avant de mourir demain. Ils sont bientôt entourés de leurs compagnons tant l’existence de l’un se confond avec ce pourquoi ils sont là : la naissance de la démocratie, pour la première fois dans le monde.

Le premier jeune homme est Thersippe, qui sera le coureur de Marathon selon certains historiens (d’autres lui donnent un nom différent) ; il périra dans son effort pour annoncer la victoire aux Athéniens le lendemain, après 42 km et 195 m – performance que l’on reproduit aujourd’hui à chaque épreuve olympique. Le second, le narrateur, est Léandre, personnage inventé.

Léandre remonte cette nuit-là à l’été de ses 16 ans, beau gaillard gracile perpétuellement torse nu, féru de dessin et de peinture. Après avoir enfreint les ordres de son père qui ne lui a permis de peindre qu’un seul des murs de la salle alors qu’il a peint les quatre, emporté par son enthousiasme, il est envoyé se colleter à la dure réalité : celle de négocier un bon prix pour l’huile d’olive du domaine auprès d’un marchand de Thrace. Porter les ballots d’olives et les jarres d’huile lui exercera les muscles tandis que le négoce lui assainira la tête, pense son père qui veut en faire un homme.

Lorsqu’il est de retour à Athènes après avoir réussi, c’est le jour de la procession des Panathénées. Tout le peuple est autour de la citadelle pour voir le spectacle. Dans cette presse, deux tyrannoctones ont prévu d’abattre le tyran Hipparque, qui gouverne avec son frère Hippias en manipulant la masse et en s’en mettant plein les poches. Aristogiton et son jeune amant Harmodios, dont on dit que le tyran les avait insultés, poignardent Hipparque avant d’être pour l’un, le plus jeune, abattu par la garde et pour l’autre arrêté, torturé puis exécuté après avoir donné le nom de ses complices aristocrates. Dans la répression qui suit l’acte, le père de Léandre est tué par la police scythe.

harmodios et aristogiton

Son géniteur mort, sa maison incendiée, ses biens confisqués (par un ex-ami de son père…), Léandre s’exile, toujours en pagne, jusqu’à Delphes où une connaissance de son père le fait travailler à inventorier les offrandes dans le Trésor. L’adolescent retrouve Hero, la jeune nièce du commerçant à qui il a négocié ses olives il y a peu ; elle est pythie apprentie.

Peu à peu, le garçon se rend compte que l’oracle délivre des messages qui sont filtrés par des prêtres de Delphes appelés « saints », éminemment corruptibles. Malgré l’oracle sibyllin, l’interprétation penche vers qui paie le plus. Mais qu’importe : ce qui compte est d’y croire. La foi insuffle une volonté bien plus forte que la seule raison. La force d’un oracle tient à l’histoire racontée qui donne sens. Qui croit est doué d’un pouvoir de convaincre et de vaincre.

C’est ce qu’apprend au candide Léandre un mystérieux Athénien, Clisthène, venu solliciter de l’oracle l’appui de Sparte pour renverser le tyran survivant Hippias. Clisthène l’Athénien sera considéré comme le père de la démocratie. Il instaurera un système de votes où les citoyens ne sont plus regroupés en tribus clientélistes, mais en circonscriptions où les diverses classes sont mélangées. Chacun verra donc plus l’intérêt général que celui de son clan – et ce sera bien le peuple qui décidera à la fin et non pas quelques aristocrates.

papadatos democratie bd
Ce roman dessiné historique conte donc une double quête : celle de l’adolescent Léandre de 16 à 32 ans – et celle de la démocratie athénienne qui émerge avant Marathon. Devenir adulte et devenir citoyen s’apprend, s’entretient et se conforte, car l’état d’homme libre et responsable est toujours précaire, dans un combat sans fin.

Athéna, qui parle au garçon dans ses rêves, représente la transition entre le monde ancien des dieux (les forces obscures qui meuvent l’humain) et le monde nouveau des hommes (ce rationnel scientifique et démocratique sans cesse à consolider). Les deux totems de la déesse sont le serpent et la chouette, alliant la force de qui sort de la terre à la clairvoyance de qui voit dans la nuit – le désir et la raison. Athéna se situe entre ses frères : Apollon garant de l’ordre, de la beauté et de l’intelligence, et Dionysos en état de perpétuelle ébriété hormonale et de joie, insufflateur du désir et de la volonté. Si Dionysos est sorti de la cuisse de Zeus, Pallas Athéna est sorti du même par la tête. Déesse emblématique d’Athènes, elle se veut l’équilibre du bon sens, état fragile toujours à rectifier, paix armée sans cesse sur le qui-vive. La cité ne sera grande que lorsqu’elle incarnera cette double vertu de puissance et de discipline – notamment face aux Perses à Marathon.

  • Ainsi le corps du citoyen est-il celui d’un athlète, pareil aux dieux représentés sur les vases que Léandre aime peindre et par les statues. Il est soldat plus que travailleur – et le lecteur pourra comparer les anatomies respectives de Léandre (fils de négociant libre) et de Givrion (fils d’esclave, son ami).
  • Ainsi l’esprit du citoyen est-il entre la logique volontiers sophiste et manipulatrice des philosophes, et la passion collective de la foule – le lecteur pourra comparer les personnages de Pisistrate et de Solon.

Le dessin, plutôt sommaire et volontiers pressé, fait souvent surgir la grâce du mouvement et de l’expression, inspiré des lutteurs minoens d’Akrotiri à Santorin. Léandre et Hero sont beaux en leur jeunesse, ils irradient la lumière du désir et courbent leurs formes en élans gracieux. Ils se détachent comme l’avenir sur un passé plus grossier – comme la démocratie qui naît sur l’asservissement coutumier.

papadatos democratie garcon

Papadatos fait passer la leçon de l’histoire – les valeurs de notre civilisation – par le dessin. L’aventure et l’amour sont complétés par des annexes d’historiens pour mieux comprendre. Le lecteur percevra plus clairement cette ligne arbitraire qui passe entre moutons et citoyens, mais aussi mieux que sur une carte cette frontière impalpable entre la Grèce et la Turquie (hier la Perse) – ce pourquoi ce pays n’a rien à faire dans l’Union européenne (sauf à ne vouloir qu’un marché de libre-échange sans aucune âme).

« Toute fin nous ramène aux intrigues », dit le Léandre de 32 ans à ses compagnons d’insomnie. Il parle de la démocratie, sans cesse menacée par les clans et par les castes, sans cesse à refonder. « Au temps où nous pensions qu’on était les bons, et tous les autres les mauvais (…) cette façon de penser met toujours en avant ceux qui agissent par eux-mêmes, pour eux-mêmes, les ‘grands’ noms, les ‘chefs’, les tyrans, et ceux qui nous sauvent des tyrans » p.197.

Une leçon que les partis politiques d’aujourd’hui devraient méditer, au parti Socialiste comme chez les Républicains, politiciens qui se croient volontiers investis de la mission de commander aux autres. « Cette façon de penser nous ramène à la peur et à la folie, au visage de la Gorgone. Et la force de la Gorgone peut se retourner vers nous à tout moment. Nous pouvons être notre pire ennemi ». Ce ne sont pas les élections régionales de décembre 2015, faisant surgir brutalement un Front national menaçant, qui vont démentir cette antique leçon de politique.

Pour vivre ensemble et faire cité, il ne faut pas diviser mais unir – donc adhérer à une histoire commune. Seule une histoire donne un sens à la vie (p.198) – donc une histoire particulière, patriotique, à construire et à transmettre. Avis au ministre Belkacem et aux pédagogos du mammouth ! Dompter la sauvagerie de l’homme pour rendre l’existence plus douce à tous est la voie d’Athènes, dit le Poète (Eschyle, lui aussi présent à la bataille de Marathon). Une grave leçon de notre culture – il y a déjà 25 siècles ! Leçon que l’inculture de nos politiciens est en train de nous faire perdre.

Alecos Papadatos et al., Démocratie (Democracy), 2015, bande dessinée Vuibert, traduit de l’américain, 237 pages, €21.00

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Rohinton Mistry, L équilibre du monde

rohinton mistry l equilibre du monde

Le voyageur qui en revient ne se déprend pas facilement des Indes. Le moyen de prolonger le voyage et de l’approfondir passe par la littérature. Fort intéressante, parce que plus universelle sans doute, est celle produite par les Indiens émigrés dans le reste du monde. Rohinton Mistry est de ceux-là. Né en 1952 à Bombay dans une famille parsie (de religion Zoroastrienne), il émigre au Canada en 1975, année de l’instauration en Inde l’état d’urgence destiné à « nettoyer » le pays par la destruction de bidonvilles et les campagnes de stérilisation tournées vers les pauvres.

Mistry travaille dans une banque à Toronto ; il est au cœur des flux, aussi bien financiers que commerciaux qui sont, in fine, humains. Ses romans reflètent cette condition, attentifs aux débits et aux crédits des personnages tout comme au grand mouvement de l’histoire. Cette « mondialisation » littéraire d’un Indien écrivant en anglais depuis les Amériques ne répond pas (comme souvent) aux fantasmes réactionnaires et naïfs des antimondialisation : loin d’uniformiser le style ou l’histoire, la distance de l’exil accentue au contraire les particularismes. Mais elle les met en perspective dans l’universel.

L’Équilibre du monde est un roman de 686 pages qui se déroule de 1975 à 1984 dans l’Inde des villages, mais surtout à Bombay. La narration est très enracinée dans le local, mais son écriture est fluide et directe, à l’anglaise, récompensée dans les milieux littéraires canadiens par de nombreux prix. Mondialisation n’est pas uniformisation et Rohinton Mistry le prouve. Elle réalise plutôt l’idéal humaniste des Lumières : rendre l’individuel, le local ou l’enraciné aussi « global » que possible, en montrant toute l’humanité qui est au cœur de sa moindre composante.

L’Équilibre du monde (A Fine Balance est le titre anglais) vise à saisir la complexité de l’Inde au travers de destins individuels confrontés aux moments de crise. Comment être jeune femme, veuve, et néanmoins indépendante dans une Inde régie par la famille, commandée par le père ou le frère aîné, les communautés de caste et de religion, et le volontarisme moderniste des partis politiques ? Dina embauche deux tailleurs pour coudre des robes de mode qu’elle sous-traite à un grossiste qui les livrera à une boutique new-yorkaise. Dina prend un étudiant en pension. Avec ces deux revenus, elle peut demeurer dans son appartement d’un quartier secondaire de Bombay. Mais des liens se tissent entre les trois hommes et avec elle, des liens qui mettent en cause toute l’épopée de l’Inde indépendante dont le modernisme s’arrache avec peine au passé.

Le poids des traditions pèse sur les femmes, surtout veuves, le poids des castes pèse sur les métiers dans les villages, le poids de la corruption pèse sur la ville où mendiants et habitants sans logis sont exploités pire qu’à l’usine. La modernité fait qu’à l’inverse d’autrefois, les destins se croisent : les trains permettent la liaison géographique, la participation politique permet d’éprouver les valeurs universelles, l’exportation permet la liaison économique, fournissant en travail toute une population flottante en rupture de banc du réseau d’échanges traditionnels. Tout cela libère du passé, mais enchaîne à nouveau par ignorance des nouvelles règles… Il s’agit ici de l’éternelle adaptation des mentalités aux changements, le jamais atteint et toujours en gestation « équilibre du monde ».

1975 : Maneck, 17 ans, rencontre dans le train deux tailleurs de basse caste qui sont embauchés chez sa logeuse. 1984 : Maneck, 26 ans, revient du Golfe persique où il est allé « faire fortune ». Chacun est montré in situ, piégé par ses origines, enchanté par l’enfance puis englué par l’histoire. Chaque devoir social est une épreuve, de tout bien sort inévitablement un mal, nul ne fait jamais revivre les jours heureux, telle est la sagesse populaire. Chacun doit à l’inverse se reconstruire chaque jour, « le temps engloutit les efforts et la joie des humains » (p. 657). L’existence est un patchwork, comme celui que compose Dina avec des chutes de tissu. Chaque fragment lui rappelle un moment, un jour heureux ou malheureux évanoui, qui ne reviendra pas. Car « la perte est essentielle. La perte est une partie et une parcelle de cette calamité appelée la vie » (p.632). L’existence est une bigarrure, jusqu’à être broyée par l’histoire, parfois. La violence ambiante d’un pays qui se désenglue des lourdes traditions conduit à l’impuissance et incite au repli sur son petit quotidien. Ne dirait-on pas la France d’aujourd’hui ?

Le roman se lit bien, moins naïvement lyrique que le style Victor Hugo, moins fasciné par l’ordure que le style Émile Zola, moins lyriquement progressiste que le style Jean Jaurès. Nous ne sommes pas en France, le style Rohinton Mistry est celui d’un Indien, pétri d’humanité malgré le destin implacable, mais pas naïf au point de croire – comme nos bobos littéraires – changer le monde. L’écriture, très réaliste, le souci minutieux du détail, marquent la façon qu’ont les gens de se reprendre face à l’adversité. La tradition immobile comme la politique en marche sont des engrenages qui broient quand on n’est pas servi.

Le style de l’auteur est ici au service de son message, son réalisme n’est pas « contre » l’idéalisme d’avant, mais « pour » montrer la vie au ras des existences. Pas de misérabilisme « à la française » mais un optimisme obstiné envers l’homme qui se relève toujours tant qu’il est vivant. Cette attention à l’étincelle d’humanité en chacun, telle l’étincelle divine de Zoroastre, cette attention aux marges de l’histoire qui, parfois, la font dévier – disent que nul destin ne se maîtrise, mais que nulle vie n’est insignifiante.

La fin n’est pas hollywoodienne, l’auteur en prend le contre-pied même (volontairement ?). Les protagonistes ne vécurent pas heureux et n’eurent pas beaucoup d’enfants – l’Inde, c’est aussi cela. Mais « laissez-moi vous dire un secret : une vie inintéressante, ça n’existe pas » (p.675).

Rohinton Mistry, L’Équilibre du monde (A Fine Balance), 1995, Livre de poche 2003, 896 pages, €8.17

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Bruno Le Maire, Des hommes d’État

bruno le maire des hommes d etat
Journal de la vie politique au plus haut niveau, du 1er janvier 2005 au 6 mai 2007, jour de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Bruno Le Maire, fidèle de Dominique de Villepin, l’a suivi comme conseiller, puis comme directeur de cabinet lorsqu’il a été nommé Premier ministre. Deux années de pouvoir où un Chirac vieillissant jetait ses derniers feux, de moins en moins intéressé par la politique intérieure.

L’attrait de ce livre passionnant est de montrer les animaux politiques dans leurs ors et marigots, mais surtout de mesurer combien cette passion prend la vie même, au point d’en oublier les vrais gens et même sa propre famille. Bruno Le Maire évoque souvent ses enfants, deux petits garçons qu’il n’a jamais assez le temps de voir grandir, mais aussi la musique, seul délassement possible après une journée trop remplie de papiers à rédiger, de réunions à suivre et de documents à négocier.

Sarkozy aime la politique par instinct, comme un animal ; Chirac fait vieux lion usé et déjà cacochyme, « méchant » par réflexe, indifférent surtout ; Villepin ne se voit qu’en général, en vue de l’intérêt mais surtout pour charger à la tête des troupes, il n’a pas la passion politique, jamais élu, sans goût pour les réseaux.

Bruno Le Maire quittera ces mentors qu’il respecte, de vrais « hommes d’État » selon lui, ayant beaucoup appris et sans fidélité aucune. Mais il ne fera pas comme eux : ni dans l’isolement superbe, ni dans la roue des puissants. Il se fera élire député d’une circonscription avant de devenir ministre. On ne fait pas de politique avec de bons sentiments et la fidélité ne doit jamais rester que tactique. On aime ou pas la politique (je n’aime pas) – mais si l’on aime, il faut aller de l’avant comme une force qui va, ralliant les indécis et ne se présentant aux électeurs qu’avec un élan. Ils le comprennent fort bien…

Sur l’Europe déjà, il y a 9 ans le diagnostic de l’observateur était sans faille : « une concentration excessive des pouvoirs, des règlements confus, une absence de choix politiques ou, pire, des choix politiques déguisés sous des impératifs économiques, une impuissance patente sur la scène internationale, un élargissement mal expliqué et réalisé sans aucune réforme significative du fonctionnement des institutions » p.38.

Le portrait de François Hollande est incisif : « allure débonnaire, la cravate mal nouée, les joues un peu rouges, le costume de travers. Il est l’homme qu’on ne remarque pas. (…) Il parle, il se transforme. Ses convictions semblent le transporter, il trouve les mots qui frappent, les formules cinglantes, il sait jouer autant de la gravité que de l’humour » p.44.

Celui de Nicolas Sarkozy ne l’est pas moins : « Des hésitations ? Des doutes ? Il en a, il les exprime et, ce faisant, les retourne comme des arguments supplémentaires en sa faveur, avouant une incertitude qui apporte au pouvoir sa part d’humanité. Personnage politique inouï, autoritaire, persuasif et inquiet, dont la quête du pouvoir ne pourra prendre fin avec l’élection de 2007, qu’il la gagne ou qu’il la perde, obsédé par la volonté de transformer les choses, par la force autant que par la séduction, de bouger, de changer, d’imposer le mouvement, comme dans une conjonction singulière de son propre caractère et de son intuition sur la France » p243.

Sur la mentalité française, il dit vrai et voit loin : « Notre pays de castes et de statuts n’aime pas la diversité des esprits, il voudrait les soumettre aux mêmes règles, aux mêmes obsessions, aux mêmes privilèges et aux même buts. La naissance a été remplacée par la sélection, qui permet à un certain nombre d’élèves doués, une fois franchi l’obstacle formel des concours auquel toute leur enfance les a préparés, de se trouver immédiatement sur l’orbite de la réussite, où ils se maintiennent à force d’habileté, de sens critique, d’ordre et de volonté. (…) de la compétence plutôt que de l’excellence, du mérite en lieu et place des titres, du dialogue, de l’échange, de la confrontation d’idées, en poursuivant dans cette voie notre pays se donnerait de meilleures armes pour demain » p.60. Ce pourquoi les meilleurs et les plus intelligents votent avec leurs pieds, en s’expatriant massivement, laissant les plus scolaires et les moins ouverts jouer aux hauts-fonctionnaires (rares sont les « bonnes exceptions », comme l’auteur issu de Normale sup avant l’ENA).

La photo choisie pour la couverture résume assez bien la période : Chirac penché sur lui-même et sur le passé, Sarkozy regardant l’avenir, sourcils froncés et, entre deux un Villepin flou, l’œil ailleurs.

Ces animaux politiques sont bien intéressants et Bruno Le Maire les observe en leur milieu comme personne, parlant Chirac ou mimant Sarkozy avec verve. Il est détaché, car n’envisage pas de suivre leur vocation exclusive, tenant trop à la vie et aux bonheurs simples qui naissent si l’on prend le temps de les cueillir. Il les admire, car il faut bien que quelqu’un soit au pouvoir et l’exerce pour que la démocratie vive. Il agrémente récits et portraits de petits détails véridiques qui font le sel du pouvoir.

Une lecture très vivante superbement écrite que j’ai dévorée avec appétit.

Bruno Le Maire, Des hommes d’État, 2007, Livre de poche Pluriel 2012, 451 pages, €9.69

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Le modèle français

Les Français aiment à se poser en originaux. Marqués par le théâtre, élevés durant des siècles dans des mœurs politiques de Cour, auteurs lorsqu’ils étaient démographiquement la première puissance européenne d’une Grande Révolution suivie d’un Empire conquérant et fondateur, accoucheurs pénibles et presque par hasard d’une République (1 seule voix adopta l’amendement Wallon), les Français sont fiers de leur « modèle » malgré la boucherie de 14, l’étrange défaite de 40, la dictature paternaliste-rurale de Vichy, les affres d’une décolonisation dont les braises ne sont pas éteintes, le coup de force légal de 1958, la révolte de la jeunesse 1968, la mythologie 1981 du « changer la vie », l’école et l’ascenseur social en panne, l’immigration non gérée et les révoltes des banlieues, la justice restée monarchique jusqu’au scandale d’Outreau, une presse aux ordres de l’émotion et de l’audience, une droite immobiliste et une gauche qui ne sait plus transformer la société qu’en matières de mœurs…

  1. Un « modèle » peut se voir ainsi comme un « exemple ». Compte-tenu du contexte, le modèle français  peut apparaître comme archaïque, figé et prétentieux, à la remorque des États-Unis en ce qui concerne les mœurs. D’autres pays, plus pragmatiques et moins trompetant réussissent mieux que nous (l’Espagne, l’Irlande, la Suisse, les pays scandinaves pour ne prendre que les plus proches).
  2. Un modèle peut se voir aussi comme une « exception ». Historiquement, cela est juste, la France a bel et bien inventé le parlementarisme, avec l’Angleterre, puis l’État-nation avec la Révolution. Mais chaque nation est une exception en elle-même si elle a une quelconque identité. Le « modèle » n’est alors que la façon qu’elle a de s’adapter à la complexité du monde et aux changements de l’histoire.
  3. Reste alors le 3ème sens du mot : le schéma explicatif. Il s’agit de simplifier une réalité historique et sociale complexe pour fournir une image d’être et de faire, permettant l’action nécessaire pour le futur. La contamination des pays africains francophones par la bureaucratie administrative française en est un exemple.

Administration alafrancaise en afrique

Le modèle français apparaît comme une dialectique constante entre l’État (tenant de la « volonté générale ») et la société (détruite en individus atomisés). Durant les années de crise, l’État autoritaire et centralisé mène l’économique et le social à la baguette (les deux Empires, l’après-défaite de 1870, la période 1914-1918, Vichy, la reconstruction 1945-1965, l’après second choc pétrolier 1979 avec la gauche). Lorsque tout va mieux, la société conteste et se libère, les « partenaires sociaux » relèvent la tête et reprennent l’initiative : le combat pour la liberté de la presse et contre l’alliance du Trône et de l’Autel après le Premier Empire, le libre-échange durant le Second Empire flageolant, la Belle époque début de siècle, les Années Folles avant la crise économique et la montée des fascismes, 1968 (libération), 1984 (début des années sida, vache folle et banlieues), enfin la contestation anti-genre, antifiscale et anti-bobos qui a commencée sous Hollande.

Le « dernier modèle » qui engendre tant de nostalgie date de 1945. La société s’est refondée par un nouveau pacte après la faillite politique de la IIIe République, la pusillanimité égoïste des élites collaborationnistes, le trop faible investissement des entreprises dopées au protectionnisme d’avant-guerre, le conservatisme de mœurs et d’épargne d’une société très paysanne et dispersée, vrai « sac de pommes de terre » comme aimait à la décrire Marx (36% des actifs sont agriculteurs en 1945). La génération parvenue au pouvoir grâce à la Résistance, adolescente durant la saignée 14-18, a connu le déclin d’une France éparpillée en féodalités, en corporatismes et en provinces, puis l’humiliation de la défaite et de l’occupation. Les élites issue des grands corps techniques (Polytechnique, Mines, etc.) et de la nouvelle ENA créée en 1946, s’est sentie mobilisée comme instituteur du redressement dans un pays démoralisé et ruiné, sur le modèle du New Deal américain et du Plan soviétique. Le pouvoir politique, affaibli par le parlementarisme de la Constitution de 1946, laisse agir les technocrates parce qu’eux restent en poste quand les ministères valsent.

S’organise alors une économie concertée où un secteur nationalisé mené par une caste issue des grandes écoles agit comme « vitrine sociale » et « modèle de productivité » sur un privé délégitimé et sans moyens ni volonté. En charge de l’essentiel (« l’intendance suivra » disait de Gaulle), l’État se veut responsable de la croissance en stimulant la consommation, la recherche, l’investissement et l’exportation. Son rôle moteur durant les Trente Glorieuse est indiscutable, la croissance annuelle du PIB a été en moyenne de 5.4% entre 1958 et 1973. La France s’est modernisée, ouverte aux idées, aux capitaux et aux innovations de l’extérieur, importations et exportations représentaient 10% du PIB en 1960, 15% en 1973, autour de 25% aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a changé ? Tout ou presque : les hommes, l’économie, le monde.

ado nu Paris luxembourg

1968, une nouvelle génération arrive à l’âge d’homme et secoue les tutelles rigides de la génération précédente austère, disciplinée et contente d’elle-même. L’« esprit de Mai » marque l’essor de l’individu contre le collectivisme technocratique et idéologique. C’est la fin du baby-boom, les femmes se veulent maîtres de leur corps et travailler comme les hommes. Élevée dans la société de consommation, la génération 68 n’a pas cet esprit de revanche qui a incité aux efforts productivistes ; au contraire, la « qualité de la vie » prime.

1973, l’économie s’impose brutalement aux politiques avec le choc pétrolier et plus encore en 1979. La facture énergétique française passe de 13 milliards de F en 1973 à 184 milliards en 1984. Pour conserver le niveau de vie atteint, il faut exporter, donc mieux s’insérer dans l’économie mondiale. Pour cela, s’appuyer sur l’Europe en construction pour négocier avec les États-Unis, la Russie et les nouveaux blocs en émergence (Japon, Asie du sud-est en attendant Chine, Inde, Amérique du sud, Nigeria). Enfin recentrer son industrie sur des créneaux de savoir-faire (agroalimentaire, luxe, tourisme, nucléaire, aéronautique, génie civil). Le monde change, l’époque n’est plus aux États contrôlant tout aux frontières. Migrations, traités internationaux, construction de l’Europe, internationalisation des entreprises, obligent à penser global lorsqu’on agit local.

1983, la tentative de retour au modèle jacobin par la gauche tourne court, la croissance s’effondre, trois dévaluations rythment les deux premières années de lyrisme. La France a le choix : s’isoler ou se discipliner. François Mitterrand consulte, écoute, réfléchit. Il décide de suivre la voie Delors/Attali de la rigueur, contre la voie Bérégovoy/Chevènement de la sortie du SME et des dévaluations. Si elles étaient hier « compétitives », elles sont désormais handicapantes alors que l’on doit acheter le pétrole en dollar et attirer les capitaux dans l’investissement.

2007, crise financière puis économique mondiale, la première de la globalisation. Fin du « modèle » étatiste né en 1945, la pression des hommes, des techniques et des choses l’obligent à se transformer. Le gros État qui lève de gros impôts pour faire de la redistribution clientéliste au nom de l’égalité est devenu un dinosaure qui ne dispose plus de prés suffisamment vastes ni d’herbe suffisamment grasse pour survivre. La concurrence mondiale, l’innovation à marche forcée, l’émergence d’immenses pays tels la Chine et l’Inde, obligent à changer. Sarkozy puis Hollande font la même chose : ils adaptent – seul le style change, énergique pour l’un, hésitant pour l’autre. Et non sans soubresauts corporatistes et égoïstes, des agents de l’État à statut aux agriculteurs subventionnés, aux producteurs de films protégés, aux médecins financés, aux associations nombreuses qui vivent de la manne étatique, aux retraités qui voudraient bien conserver leur départ précoce et leur niveau de vie. Mais les aspirations individualistes de la société, les exigences économiques de l’énergie et de la démographie, l’irruption du tiers-monde dans la compétition mondiale, obligent à s’adapter ou crever.

« Transformer » le modèle ne veut pas dire le mettre à bas et le remplacer par un autre, « anglo-saxon » ou « allemand ». Transformer, c’est prendre une autre forme, évoluer, agir autrement, comme un organisme vivant. C’est secouer ce conservatisme foncier qui est la maladie des Français, heureux en castes, en statuts et en privilèges. 1968, changement de génération ; 1973, changement de paradigme économique ; 1983, choix de rester intégré dans l’Europe, donc dans le monde ; 2007, première crise de la mondialisation. Il n’y a pas de « fatalité » ni de « pensée unique », mais le vaste mouvement d’une génération nouvelle confrontée à des chocs inédits et à l’irruption dans l’histoire d’un monde qui se taisait.

Mais disons-le tout net : ce sont moins les politiciens qui font le changement que l’exigence qui s’impose d’elle-même.

  • La France ne peut plus rester seule dans ses frontières fermées comme durant les Trente glorieuses ; l’eurozone au moins est sa dimension économique, l’Union européenne sa dimension politique.
  • Les Français ne peuvent rester isolés dans un monde en migrations et en échange constant de biens, de capitaux, d’hommes et de culture.
  • Le rôle des politiciens est de suivre et d’expliquer le changement, accompagnant les exigences par la législation. Il leur appartient de dire « au peuple » où l’on va et comment. Mais que les actes suivent le discours – sinon les politiciens seront balayés comme menteurs et privilégiés, se gobergeant dans les ors de la République avec les impôts des citoyens, beaux-parleurs et incapables.

Nicolas Sarkozy avait pris le risque – il a été dégagé. François Hollande a très mal commencé – 18 mois de promesses non tenues, intenables ou trop légères (l’inversion ratée de la courbe, coïncidant avec ses frasques sexuelles avec une jeunette, déguisé en Daft Punk).

Son discours de vœux donne un cap et indique les moyens. Dommage que le « chiffrage » attende trop d’une croissance qui aura beaucoup de mal à revenir et que les restrictions de « dépense publique » soient si frileuses sur les structures bureaucratiques.

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Paul Kennedy, Le grand tournant

Un livre d’histoire remarquable, absolument passionnant, qui offre un autre regard sur un thème connu avec une écriture d’homme d’action. Sans jargon mais avec quantité de notes et de références, il est tout simplement captivant. Les historiens français sont parfois grands, mais ils n’ont pas cette capacité à s’affranchir des normes universitaires, de sortir ainsi des sentiers battus et rebattus. Il faut dire que Paul Kennedy enseigne à Yale et l’histoire des relations internationales à la London School of Economics, endroit où le pratique l’emporte sur le théorique. Imagine-t-on l’École économique de Toulouse ou de Paris offrir un poste à un « historien » ?

Paul Kennedy Le grand tournant

Le propos du livre est d’analyser la Seconde guerre mondiale selon les innovations techniques induites par la conduite de la guerre. Il réhabilite pour cela les « hommes intermédiaires », ni les soldats au feu ni les chefs archiconnus mais ces sans-grades dont l’Histoire ne connait pas le nom – pourtant sans lesquels rien n’aurait eu lieu. César avait un cuisinier… De même les ingénieurs, inventeurs, organisateurs des armées en conflit ont contribué plus qu’un peu à la victoire finale. Car nous sommes au siècle industriel qui rend les sociétés complexes. Les empires « centraux » allemand et japonais ont été vaincus car ils ont voulu trop embrasser, l’hyperextension de leurs lignes les ont rendus vulnérables. Mais c’est moins leur organisation qui a failli que leurs idéologies rigides, raciste chez les Nazis, nationaliste chez les Japonais, qui leur ont fait commettre de graves bourdes stratégiques et les ont empêchés de s’adapter.

Les questions logistiques de la guerre sont pour l’auteur cinq : comment faire traverser l’Atlantique aux convois sans que les U-boote les déciment ; comment gagner la maîtrise des airs ; comment enrayer la Blitzkrieg ; comment débarquer sur un rivage tenu par l’ennemi ; comment abolir la tyrannie de la distance dans le Pacifique. Ces objectifs posent chacun des problèmes opérationnels qu’il faut résoudre en tâtonnant. C’est en 1943 que les Alliés parviennent à les dominer, avec des techniques connues depuis la fin des années 1930 mais pas ou mal mises en œuvre. On ne peut imputer la victoire à une technologie en particulier : « La bataille de l’Atlantique n’a pas été tout particulièrement gagnée grâce à Enigma ou au hérisson, aux torpilles acoustiques ou au radar miniature, pas plus que par les avions à long rayon d’action [P51-Mustang à moteur Rolls-Royce] et les porte-avions d’escorte, les groupes d’escorteurs, les projecteurs Leigh ou le bombardement des chantiers navals et des bases de sous-marins. C’est la conjugaison de tous ces facteurs qui, au milieu de l’année 1943, change la donne. (…) De la même manière, la Grande Guerre patriotique n’est pas gagnée pour l’essentiel, par les services de renseignement de l’Armée rouge, par une suprématie aérienne croissante ou par les T34/85, pas plus que par les pièces antichars, les mines et les bataillons de pontonniers, par un meilleur soutien logistique ou un meilleur moral des combattants. Pour l’emporter, il fallait disposer de tous ces éléments, mais également les organiser » p.234.

Le débarquement de Normandie est probablement « l’apothéose de la guerre combinée » terre-air-mer, une nouveauté absolue à l’époque. Mais pas sans ces défaites préalables dont « l’utilité perverse » a été de faire réfléchir les Alliés : 7 800 000 tonnes coulées par les U-boote en 1942, 20% de pertes dans un raid de bombardement au-dessus de l’Allemagne en 1943, la défaite américaine face aux Allemands dans la passe de Kassérine en Tunisie… Réflexions que n’ont pas eues les puissances de l’Axe, trop sûres d’elles-mêmes et confites en fanatisme idéologique. Pourquoi Hitler a-t-il attaqué simultanément Saint-Pétersbourg, Moscou et Stalingrad ? Pourquoi n’a-t-il jamais cru aux porte-avions ? Pourquoi le Japon n’a-t-il pas profité du choc de Pearl Harbour pour envahir et occuper Hawaï ? Pourquoi ont-ils mal utilisé leur sous-marins, pourtant très au point ?

La guerre du Pacifique est entièrement nouvelle elle aussi : il s’agit de mener une reconquête des îles sur des distances inouïes. L’occupation américaine des bases de Micronésie par les régiments spéciaux recréés de Marines, les porte-avions repensés de classe Essex contenant chacun une centaine d’avions nouveaux F6 Hellcats, le B29 à long rayon d’action sans équivalent en altitude, vitesse et emport, les régiments du génie Seabees de Ben Moreel, ont été des inventions absolues, abouties en 1943 et dues aux nécessités de la guerre. Sauf que le B29 est encore mal motorisé (il ne le sera de façon efficace qu’après 1945) et que celui qui emporte la bombe atomique Enola Gay a failli se crasher au décollage… Mais une fois en l’air, il vole trop haut pour les chasseurs (40 000 pieds) grâce à la pressurisation. Ben Moreel, Américain formé aux Ponts & Chaussées à Paris, a été bien plus efficace que le tonitruant et médiatique général MacArthur : il a construit des bases, des aérodromes, des ateliers de réparation, des hôpitaux, des barges de débarquement, des techniques de franchissements et de démolition…

La synthèse magistrale de Paul Kennedy est ce qu’il appelle « la culture de l’engagement ». « Pourquoi certains (…) systèmes politico-militaires s’en sortent-ils mieux que d’autres ? Une bonne partie de la réponse tient au fait que les systèmes les plus efficaces le sont parce qu’ils disposent de boucles de retours d’informations entre le sommet, le milieu et la base, qu’ils stimulent les initiatives, l’innovation, l’ingéniosité et encouragent les chercheurs à résoudre des problèmes immenses et souvent d’apparence insolubles » p.394. L’historien ajoute : « Bien sûr, les ‘hommes au sommet’ font la différence. Certains chefs ou certains gouvernements sont capables de s’adapter ». Comme Churchill ou Roosevelt.D’autres pas comme les Japonais, dirigés par un dieu vivant et gouvernés par des rigidités de caste ; ou comme Hitler et Staline, paranoïaques obsédés du contrôle – mais « avec une différence immense : Staline commence à desserrer sa poigne de fer dès qu’il comprend qu’il dispose d’une équipe d’excellents généraux [alors qu’]Hitler (…) laisse de moins en moins de marge de manœuvre opérationnelle à ses subordonnés » p.395.

Cette leçon d’histoire ne serait qu’un exercice de style si elle n’était pas transposable aujourd’hui. Dans la nouvelle « guerre mondiale » qui oppose les économies pour la course à l’innovation, à la productivité et aux matières premières, les pays qui ont cette « culture de l’engagement » sont bien mieux partis que les autres. Ce n’est pas avec une culture de bureaucrate que l’on organise efficacement les moyens d’un pays ; ce n’est pas avec l’agitation démagogique de l’envie et du ressentiment envers ceux qui réussissent que l’on encourage la création ni l’entreprise. « Rien ne peut être fait par les seuls chefs, quel que soient leur génie et quelle que soit leur énergie. Il faut qu’il existe un système de soutien, une culture de l’encouragement, des boucles de retour efficaces, une capacité à apprendre de ses revers, une capacité à faire les choses. Et tout cela doit être mieux conçu que le camp d’en face » p.400. La dégradation continue de la France depuis 15 ans n’a pas d’autres causes : la majorité des jeunes rêvent d’être fonctionnaires, la plupart des cinquantenaires d’être en retraite anticipée, les doctorants prometteurs partent aux États-Unis et les commerciaux ambitieux en Chine, les politiciens agitent les bas instincts de la jalousie et du bouc émissaire pour masquer leur incapacité foncière…

A quoi servirait-il d’étudier l’histoire si ce n’est pas pour en appliquer les leçons ? Paul Kennedy nous en donne la magistrale démonstration dans un ouvrage qui se lit d’un trait.

Paul Kennedy, Le grand tournant – Pourquoi les Alliés ont gagné la guerre 1943-1945, 2010, Perrin 2012, 456 pages, €23.75

Curieusement, les éditions Perrin n’indiquent ni le titre anglais, ni l’éditeur original – comme s’ils n’avaient jamais édité le moindre livre d’histoire scientifique… Est-on sûr que la traduction soit même intégrale ?

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Eloi Laurent, Social-écologie

L’auteur, économiste à l’OFCE de Science Po, utilise la méthode Fitoussi : la compilation de recherches en économie et sciences sociales pour délivrer un message. Ce qui est une excellente chose, ces recherches étant peu accessibles au commun. Mais le fil conducteur de la compilation est candidement idéologique : montrer que la seule écologie possible est socialiste, qu’on ne peut sauver le monde (et réaliser l’Histoire) qu’en suivant la « raison » sociale-écologique. D’où les deux parties : envisager et gouverner, chacune en deux sous-parties, la 3ème sous-partie du 1 étant une extension d’exemples de la 2ème sous-partie. Nous avons donc, avec ce livre, un objet sociologique pétri de bonnes intentions mais entaché de millénarisme.

La loupe socialiste sur l’écologie

L’écologie devrait être au-dessus des partis puisqu’elle touche l’ensemble de la planète, donc l’existence de tout le monde. Or elle semble prendre la suite de Dieu (eschatologie chrétienne), de la Raison dans l’Histoire (Hegel), puis de la nécessaire réalisation du communisme (Marx réalisé par Lénine et Staline)… La science sociale est utilisée pour démontrer ce ‘dessein intelligent’ qui aboutirait « naturellement » à cet écolo-socialisme sauveur. Évidemment, avec cette loupe, « le capitalisme » n’est pas un système d’efficacité économique mais un égoïsme du profit ; évidemment, le clivage gauche-droite ne saurait être dépassé car les pauvres ont toujours raison dans l’Idée pure, même si tous les êtres vivants sont les victimes ; évidemment, il est nécessaire de « faire payer les riches » tout en assurant une décroissance – comme hier les nobles léguaient leurs biens aux monastères pour assurer leur salut.

Malgré ces aspects déplaisants, noyau idéologique dur enrobé du sucre rose de l’idéologie, ce livre offre quelques pistes qui font réfléchir. Moins sur la « théorie » que sur la gouvernance. La théorie se résume au progrès saint-simonien selon lequel « l’homme construit des institutions pour changer et vie et maîtriser en partie son évolution ». Que l’homme soit social, Locke l’avait dit avant Marx, mais qu’il soit déclaré « socialiste » est un choix personnel à l’auteur. La dérive est affirmée mais non démontrée. Nos sociétés seront-elles plus justes si elles sont plus soutenables ? Ou bien la raréfaction des ressources et la lutte pour les biens exacerbera-t-elle les tensions sociales et individuelles ?

Il semble que – malgré la somme des « recherches » ici filtrées selon le dogme – la seconde l’emporte sur la première ces dix dernières années… Il faut se rendre compte que les sciences sociales sont myopes : elles ne peuvent démonter que ce qui existe déjà, pas anticiper ce qui n’existe pas encore. D’où les soubresauts de la bourse et les crises économiques, que chacun explique parfaitement… une fois qu’elles sont arrivées. La compilation Eloi Laurent porte sur le passé encore riant aux ressources abondantes, aux États-providence, à l’émergence limitée du « tiers » monde. Quant au futur…

L’auteur penche nettement pour le socialisme politique, donc pour la méthode Coué du volontarisme public. Pourquoi pas ? Mais ne pas trop rêver : ce n’est plus l’Occident qui impose sa morale au monde entier, mais le jeu des puissances. Chacune a intérêt à préserver en commun ce monde fini, mais pas au point de renoncer à sa place. D’où les échecs répétés des grand-messes écolo mondiales et des limitations d’émissions universelles. Faut-il attendre la réalisation du communisme sur la planète pour préserver l’environnement ? Certaines affirmations de l’auteur le laissent penser : « les inégalités de revenus et de pouvoir sont une cause fondamentale » des problèmes d’environnement (p.27). Autrement dit, jamais le paradis ne pouvant être atteint ici-bas, l’écolo-socialisme devrait être repoussé aux calendes. Est-ce bien raisonnable ?

Comment évoluer pour la planète ?

D’autres arguments sont plus utiles au débat, penchant volontiers vers Tocqueville plutôt que vers Marx. Pour Elinor Ostrom, il existe un autre chemin que l’alternative simpliste État ou marché pour assurer le développement soutenable : la diversité institutionnelle. Les hommes dans l’histoire ont su inventer d’une façon pragmatique des institutions de coopération. Aujourd’hui, les pays mûrs, éduqués, riches, savent se protéger par des normes antisismiques, antipollution et pro-santé (additifs alimentaires, agence du médicament…). Une société d’individus libres et responsables, à même de former des associations volontaires, est plus proche du libéralisme politique que du socialisme à la française…

Les pays démocratiques sont plus attentifs que les pays autoritaires selon Amartya Sen, car le système démocratique protège du pouvoir excessif des castes naturelles en promouvant les réseaux d’alerte et la pression politique. Et la démocratie n’est certes pas l’apanage du socialisme ! Il suffit de voir comment sont comptabilisés les votes des Congrès du PS, ou protégés les puissants caciques du parti comme Frêche, Guérini ou DSK, ou minimisée la corruption des élus… Certes, le débat démocratique est myope et lent, mais l’alternative à la démocratie est la contrainte. La Chine communiste est-elle plus efficace en matière d’environnement que les pays occidentaux ? On voit bien que non. Pire encore est la Russie… Malgré le rythme court terme des élections, la démocratie permet aux idées de s’exprimer et aux citoyens sensibilisés au durable de se mobiliser. Les débats sont larges et approfondis, permettant la réflexion sur le temps long, par-delà les élections courtes. L’action est flexible car l’information et libre et la politique ne dépend pas de bureaucraties centralisées.

La décroissance n’est qu’un slogan pour faire peur, pas un objectif de soutenabilité : « Le développement économique n’est pas néfaste ou bénéfique en soi : son effet écologique dépend du niveau des inégalités et du niveau d’exigence démocratique des sociétés et des gouvernements » p.149. Mais un développement économique sans contrepoids démocratique conduit à un sous-développement humain par un environnement non soutenable. Mentionnons pour exemple l’assèchement de la mer d’Aral par le volontarisme cotonnier de l’étroite caste du PC d’URSS. Ou l’attrait pour la Bombe au Pakistan, au détriment de la masse démographique illettrée laissée en déshérence.

Le développement d’éco-industries, selon Eloi Laurent, doit décarboner (utiliser moins d’énergies fossiles), désénergiser (faire des économies d’énergie et rendre celles-ci plus efficaces), enfin dénaturaliser (augmenter la productivité des ressources naturelles consommées). Il est amusant de constater que cette rationalité de produire le plus avec le moins est l’essence même… du capitalisme dans l’histoire. Étant entendu que ledit capitalisme n’est pas le démon social créé de toutes pièces dans la philosophie de Marx, mais la technique d’efficacité économique fondée historiquement sur la comptabilité en partie double, les villes franches, l’essor du crédit et des parts d’aventure, l’informatique et l’organisation de la productivité.

Dès lors, la critique rose d’Eloi Laurent tombe à plat.

Insister sur la dimension humaine du développement ? Mais bien sûr, qui est contre ? Même Apple veut vendre ses iPhone, iPad et autre iMac pour rendre heureux ses clients. Est-ce que le Minitel de feu le Monopole d’État avait cette ambition ? Il avait plutôt pour devise : « qu’ils prennent ce qu’on leur donne ».

Qu’il faille donc réguler les délires de la finance, augmenter la mesure du PIB de ratios mesurant le bien-être, compenser les inégalités sociales par un filet collectif – quoi de plus légitime ? Mais faut-il obligatoirement voter « socialiste » pour cela ? Le Bien n’est-il que dans le camp des roses ? Toute plante différente serait-elle une mauvaise herbe ? Quelle écologie serait-ce là ?

La candeur social-écologique d’Eloi Laurent a le mérite de pointer l’erreur du mouvement écolo à la française qui s’enferme dans la bonne conscience « de gauche » et la Raison du Bien. Le courant Duflot a conduit l’écologie politique dans une impasse en l’inféodant au parti socialiste. EELV, au sigle technocratique, est beaucoup moins populaire qu’hier « les Verts ». Nicolas Hulot ratissait large, Daniel Cohn-Bendit négociait en politique. Pas Cécile Duflot, qui a enfermé l’écologie dans le socialisme, réalisant une sous-secte de gauche dont chaque sondage mesure un peu plus la popularité… Nombre de citoyens préféreront bien évidemment l’original à sa copie.

C’est l’un des mérites de ce livre que de montrer sans le vouloir combien les écolos français se sont fourvoyés dans leur naïveté eschatologique, au contraire des écolos allemands.

Eloi Laurent, Social-écologie, 2011, Flammarion, 230 pages, €16.44

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Louis-Ferdinand Céline, Nord

L’histoire romancée suit la mémoire, pas l’ordre chronologique. Nord se situe donc avant ‘D’un château l’autre’ dans l’existence Destouches, avant Sigmaringen (écrit cette fois sans le ‘e’ de Sieg). Le roman commence parmi les aristos décadents français en fuite à Baden-Baden en 1944 ; il se poursuit par un passage à Berlin sous les bombes alliées ; il se termine par le hameau de Zornhof (nom inventé) à une centaine de kilomètres au nord de la capitale du Reich. Nous sommes à l’automne 1944 et rien ne va plus pour l’Allemagne qui recule partout. Un attentat contre Hitler vient d’échouer. Dans le petit monde campagnard des villageois non mobilisés, d’objecteurs allemands, de prisonniers russes, de putes exilées de Berlin et de gitans, sous la houlette de hobereaux à particule, fermentent les passions. Passions de race, de classe, d’idéologie. Céline y est à son affaire. Il n’aime rien tant qu’observer en entomologiste la bassesse humaine en milieu fermé, avec la guerre aérienne comme tragédie.

L’auteur tresse comme l’osier. Il croise l’événement historique aux souvenirs amplifiés et déformés, ce qui survient et ce qui dérive dans sa pensée. Il raconte, invente, reprend. « Le mieux je crois, imaginez une tapisserie, haut, bas, travers, tous les sujets à la fois et toutes les couleurs… tous les motifs !… tout sens dessus dessous !… prétendre vous les présenter à plat, debouts ou couchés, serait mentir… la vérité : plus aucun ordre en rien du tout à partir de cet attentat [contre Hitler]… » p.318.

La débâcle de fin 44 dans le tremblement continu des Forteresses maîtresses du ciel a quelque chose d’un crépuscule des dieux. Pendant ce temps cosmique, les petites haines humaines recuisent, sans répit, dans la réalité terrestre. Autoritarisme rigide, frasques sexuelles, esclavage par le maître, vanité de vaincre, bouillonnent et éruptent dans le chaos. L’histoire se double d’une quasi intrigue policière où le village cherche à tout prix à accuser du meurtre des trois hobereaux haïssables les trois Français, parfaits décalques des haines et boucs émissaires propice à fusion retrouvée dans la débâcle. Ferdine, Lili et La Vigue (pour Louis-Ferdinand, sa femme Lucette et l’acteur Le Vigan) sont prévenus par des Français requis (hostiles au Reich et pas collabos). Le trio doit se montrer constamment aux côtés des autorités et sous les yeux du village durant la nuit des meurtres, de peur qu’on leur fasse un sort expéditif. Ce pourquoi ils trimballent partout en sac Bébert le greffe, le gros chat familier.

Les personnages, issus du réels mais réinventés par Céline, sont hauts en couleur. Céline les enprouste par la mémoire, les rabelaise par la gouaille, les santantonise par l’argot. Style matamore, héneaurme, épopée. Plus Malaparte que Flaubert, au fond, précurseur de San Antonio. Le Rittmeister, 80 ans, joue et fesse les petites filles polonaises aux robes légères et toujours pieds nus. Marie-Thérèse von Leiden aimerait bien du sexe, elle dont le mari est amputé des deux jambes. Kracht, vieux sergent de police, est raide et bon garçon comme un Teuton de caricature. Le médecin général SS Haas a la rondeur du pouvoir, le bras long et jouit de l’existence comme elle vient, tant qu’elle dure. Le pasteur est taré, les gitanes séductrices et rusées, les villageois hostiles aux étrangers. Pas facile de « collaborer » avec des xénophobes au nom de la xénophobie !

Des procès après guerre montreront combien Céline a joué avec les vraies personnes pour en faire des caricatures de tragédie, chargées en hystérie. Même Le Vigan est déformé en fol en Christ. Et le chat Bébert déclenche à lui tout seul la flak de Berlin en allant batifoler dans le parc SS (p.377). Mais qu’est-ce que « la vérité » ? L’énormité confortée par la toute-puissante Opinion ? L’époque élevait les « foâmmes » et rabaissait les « mômes ». Céline, lui, remet sur ses pieds l’ordre naturel : la beauté est dans le naturel môme, pas « dans les grands Illustrés de la Beauté »« les femmes sont déjà plus regardables.. ; je veux dire vétérinairement, à la façon saine et honnête dont sont jugés poulaines, lévriers, cockers, faisanes… ». Il objecte lui-même, allons, « les femmes ne sont pas que corps !… goujat ! elles sont ‘compagnes’ ! et leurs habits, charmes et atours ? à votre bonne santé ! si vous avez le goût du suicide, charmes et babil, trois heures par jour, vous pendre vous fera un drôle de bien !… haut ! court !… soit dit sans méchante intention ! ou vous passerez toute votre vieillesse à en vouloir à votre quéquette de vous avoir fait perdre tant d’années à pirouetter, piaffer… faire le beau, sur vos pattes arrières, sur un pied, l’autre, qu’on vous fasse l’aumône d’un sourire » p.478.

Beaucoup moins haché et éructant que les précédents, ce roman renoue avec le style du ‘Voyage’, mieux maîtrisé pour cibler l’émotion. La vérité sourd des mots par les décalages de vocabulaire, le parler cru, les trois points, les bruitages. « Je vous mène, je vous fais voir ». Et l’on suit. Le lecteur interpellé souvent, ramené au présent célinien des années 1950 puis remporté fin 1944 par le fil solfatare de la mémoire, est emporté par le torrent. ‘Nord’ se lit très bien.

La pression de la guerre met à nu les instincts : la peur venue du ciel, l’obsession de la bouffe, l’avidité sexuelle (que Céline appelle « l’instinct braguette »), les fantasmes pour l’enfance. Si le vieux hobereau attouche et sadise les petites filles, Céline admire plutôt les « enfants sauvages ». Ce sont les petits Russes prisonniers avec leurs parents à Zornhof. Ils courent pieds nus dans la première neige en portant des briques aux adultes, se bousculent, se battent, roulent en haillons défaits dans la boue, se relèvent en riant malgré les bombes. Il y a une capacité à jouer de l’enfance, à se refaire dans toutes les situations, qui séduit la vitalité de Céline. Dans chaque roman, il revient inlassablement sur « les mômes ».

Et ce ne sont pas les petits hitlériens blonds sportifs adulés de la Collaboration, qu’il aime. Ceux-là sont décrits au contraire comme agressifs et groupés, le pire de la foule ignare et lyncheuse. Une bande de 12-14 ans a cru voir en Céline et ses compagnons dans le métro de Berlin ces fameux « parachutistes » de la Propaganda parce qu’ils portaient des canadiennes. Ces hordes cracheuses de haine et griffeuses, réagissant comme des chiens de Pavlov aux images ancrées par la publicité nazie, ne peuvent être chassées que par de grands SS adultes, ce qui arrive heureusement. L’ordre hiérarchique règne. Céline fait de ces bandes d’enfance l’embrigadement politique par excellence, l’Opinion toute pure, fanatique et bornée, parfaite exécutante. Céline : « anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions ! » p.394. Ce qui lui sera évidemment reproché par les groupistes, tant par les pronazis que par les zhéros-grands-résistants de la dernière heure. Comme le Tartre (Sartre).

L’enfance est l’âge d’innocence où l’existence est anarchiste et tout instinct. Avec elle on peut s’entendre. « Quand elle a fini d’être môme, l’humanité tourne funèbre, le film y change rien (…) là, dans les étendues à Zornhof, à travers patates, ça s’amusait énormément, marmaille nu-pieds… à coup de navets ! à coup de carottes ! filles contre garçons !… plus tard quand on a des chaussures, on a peur de les abimer… le bel âge on regarde à rien, pflac ! une beigne et une autre !… » p.410. Il écrit comme on cause, Céline, avec des onomatopées comics qui imagent le bruit. Lui le popu, né à Paname, n’a jamais été à l’aise en société. Car la société début de siècle est hiérarchique, figée en castes. Il faut être « né », hobereau ou bourgeois, le populo n’a qu’à obéir et subir sans rien dire. « Le vrai rideau de fer c’est entre riches et les miteux… Les questions d’idées sont vétilles entre égales fortunes… » p.417.

Louis-Ferdinand Céline, Nord, 1960, Romans II, Gallimard Pléiade édition Henri Godard 1974, 1272 pages, €50.35

Louis-Ferdinand Céline, Nord, Folio 1976, 625 pages, €8.45

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