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Le chemin du créateur est solitaire, dit Nietzsche

Créer veut dire exprimer sa propre volonté, sa personnalité et son individualité. Créer exige donc la transgression des normes et la solitude. On ne trouve le chemin qui mène à soi-même qu’en allant hors des hordes, en quittant le troupeau. Cela ne nous fait pas que des amis, plutôt des ennemis, même, avant que ne vienne la célébrité. Alors tous les « amis » reviennent, encore plus chaleureux, bassement intéressés de graviter dans l’orbe du grand personnage. Mais le personnage, pour devenir grand, doit d’abord se perdre…

« ‘Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Tout esseulement est une faute’ : ainsi parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du troupeau. » Comment pourrait-il en être autrement puisque l’humain est un être social, comme le loup. Mais, contrairement aux abeilles et aux fourmis, l’être humain, comme le loup, peut être solitaire. Il se détache du troupeau pour vivre sa vie, ses rêves, créer sa voie. Encore faut-il montrer « que tu en as le droit et la force ! »

« Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement ? Une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer les étoiles à graviter autour de toi ? », s’interroge Nietzsche. Mes lecteurs l’ont noté, il reprend les termes même des Trois métamorphoses où le chameau du troupeau devient lion rebelle, puis enfant libéré, innocence et oubli, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même. Le créateur est un enfant qui joue. Tel Mozart le virtuose qui invente une musique nouvelle, ou Spinoza un rafraîchissement de la philosophie, ou Céline un langage littéraire neuf – ou encore De Gaulle une nouvelle politique. Chacun a dû transgresser les normes de son milieu, surmonter les règles de son métier, inventer une façon autre d’être, de penser et d’agir.

Nietzsche met en garde contre l’enflure. La convoitise d’atteindre les sommets et l’ambition de dépasser les autres ne sont pas des voies possibles au créateur. « Hélas ! Il y a tant de grandes pensées qui n’agissent pas plus qu’un soufflet. Elles gonflent et rendent plus vides encore. » Ce fut le cas pour les « Nouveaux » philosophes, qui n’ont fait que remettre en cause la doxa marxiste sans créer une façon de penser nouvelle ; c’est le cas trop souvent de la musique « contemporaine » qui s’égare dans la dissonance par principe, ou de l’art contemporain qui saute d’impasse en impasse, chaque petit moi « s’exprimant » sans avoir rien à dire. Ou encore de nombreux politiques, qui se croient penseurs et ne sont qu’histrions.

« Libre de quoi ? Qu’en chaut à Zarathoustra ! Mais ton œil clair doit m’annoncer : libre pour quoi ? Peux-tu t’assigner à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre loi ? ». Car être soi, pleinement maître, veut dire la solitude – donc la crainte et la moquerie de la foule qui préfère rester bien au chaud dans le nid, voire le mépris d’entre-soi de ceux qui se croient l’élite et que vous ne rejoignez pas. La liberté a pour contrepartie la responsabilité – voilà ce que veut dire s’assigner à soi-même son bien et son mal. Ce n’est pas faire n’importe quoi, ni se laisser aller sans entraves à ses pulsions comme le croyaient les lionceaux de mai 68 qui vilipendaient les chameaux bourgeois. C’est être seul juge, mais aussi seul pour juger, donc dans l’incertitude.

Il est plus facile de s’en remettre au Dogme ou aux règles admises, du genre « c’est la loi, je n’y peux rien, je ne veux pas le savoir ». Certes, dans la vie courante, les règles et les lois sont utiles à la vie en commun, tels les stops et les feux rouges, ou l’intervention de la police en cas de menace de crime ou de harcèlement. Mais ce n’est pas toujours le cas car les règles ne prévoient jamais tout, et elles peuvent être en contradiction. Ainsi la célèbre aporie du résistant qui cache un Juif dans sa maison : lorsque le nazi lui demande s’il y a quelqu’un, ne pas mentir est la règle, mais doit-il en conscience y obéir ? Dans les deux cas, sa responsabilité sera grande, il est seul juge…

Il n’est donc pas facile d’aller hors du troupeau car la liberté se paye de solitude comme de responsabilité. Il y a la majorité que cela effraie, pour cela prête à abandonner toute liberté pour être seulement en sécurité. C’est le contrat du Parti communiste en Chine, c’est aussi celui des partisans des histrions populistes : instaurer la dictature du yaka – la volonté du Maître – pour résoudre comme par enchantement tous les problèmes sans avoir à y penser ni à envisager des voies plus compliquées.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Écrire, selon Bouvard et Pécuchet

Nos deux « Cloportes » selon leur père auteur, synthétisent une méthode pour écrire une pièce. Comme tout avec eux, c’est tout simple : il suffit de copier.

« Le difficile c’était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, , enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminant côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s’enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle. On développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement de recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des Causes célèbres, un tas d’histoires.

(…)

Une illumination lui vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans La pratique du théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes : si la comédie peut s’écrire en vers, – si la tragédie n’excède point les bornes en tirant sa fable de l’histoire moderne, – si les héros doivent être vertueux, – quel genre de scélérats elle comporte, – jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ? Que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute !

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts ?

Que dans tous vos discours, la passion émue

Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Comment chauffer le cœur ?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie. Et le génie ne suffit pas.

(…)

C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter ?

Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. »

Amis auteurs en herbe, bon courage !

Surtout ne cherchez pas à copier ces conseils, lancez-vous et puis vous verrez.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Livre de poche 1999, 474 pages, €4,60 e-book Kindle €2,99

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Ce plaisir qu’on dit charnel de Mike Nicols

La baise avant 1968 n’était pas une sinécure. Les garçons comme les filles attendaient l’université pour enfin avoir un rapport charnel. Auparavant, le rituel était « sortir », peloter, embrasser, mais jamais plus loin. On se montrait son zizi ou sa zézette à 10 ans, on se pelotait à 13, on n’embrassait qu’à 16… et le reste pas avant 20 ans ! C’est ce qu’explique au final Jack Nicholson, revenu de l’amour comme du sexe américain. Il y avait bien la capote, mais c’était un objet rare, pharmaceutique, qu’on avait honte d’acheter. L’avortement était interdit pour motifs religieux et la pilule n’existait pas encore.

Ce film, où joue un Jack Nicholson pas encore mûr (33 ans), nous en apprend de belles sur cette époque de pruderie éhontée – dont les plus ringards des réactionnaires ont aujourd’hui la nostalgie ! Là-bas comme ici, ne nous leurrons pas.

Jonathan (Jack Nicholson) et Sandy (Art Garfunkel) sont étudiants au Amherst College dans les années 1950. Ils sont très amis, dans la même chambre d’internat (mais pas dans le même lit), ils discutent des filles et de la baise. Aucun n’a encore franchi le pas. Cela leur semble un pensum, comme d’aller à l’école. Jonathan incite Sandy à lever une fille qui lui plaît lors d’une soirée étudiante où règne un ennui mortel : chacun danse vaguement la valse en costume cravate ou jupe tailleur tandis que d’autres discutent en faisant tapisserie. Sandy est le bon élève, gentil garçon, qui dort en pyjama ; Jonathan est le trublion, travailleur mais obsédé de sexe, dormant torse nu et se baladant à poil (jamais Nicholson n’a pris autant de douches que dans ce film – il sort constamment d’une salle de bain avec des effets de serviette).

Sandy finit par « sortir » avec la fille qui se prénomme Susan (Candice Bergen), en internat elle aussi de l’université ; elle veut devenir avocate, lui médecin. Jonathan veut être avocat d’affaires et gagner beaucoup d’argent. Sandy embrasse Susan à leur deuxième sortie, l’embrasse à nouveau à leur troisième, lui pelote ses seins à la quatrième bien qu’elle n’aime pas ça. Elle le lui permet finalement car il dit qu’il est ému et que c’est sa façon à lui d’aller selon les règles, progressivement. Ils ne couchent pas ensemble – au contraire, c’est le meilleur ami Jonathan, jaloux, qui entreprend Susan, la met sur la paille et la baise carrément. Elle disait à Sandy qu’elle était vierge ; elle ne pourra plus le dire. Quant à Jonathan, c’est enfin arrivé, il « l’a » fait et s’en vante auprès de Sandy, mais sans lui dire que c’est avec sa copine.

Mais il « n’aime » pas Susan, qui se rend compte d’ailleurs qu’elle ne l’aime pas non plus. Le sexe et l’amour, ça fait deux – c’est ce que comprennent les béjaunes de la pruderie organisée qui les laisse niais au bor de l’âge adulte. Chacun doit le dire à Sandy mais ils en sont incapables. Le film use d’ellipse, mais on comprend que Sandy se fait larguer doucement par Susan, qui ne revoit plus Jonathan non plus.

En tout cas, c’est dix ans plus tard que nous retrouvons les deux compères. L’un est marié, père de famille, prospère et vit une vie tranquille avec Cindy (Cynthia O’Neal) – une femme qui sait ce qu’elle veut. L’autre poursuit sa bohème, passant de fille en fille sans jamais trouver chaussure à son pied ; « j’ai baisé une douzaine de femmes cette année », annonce-t-il comme une évidence. Vous l’avez deviné, le premier est Sandy et le second Jonathan. Qui est le plus heureux ?

En fait, aucun des deux. Ils se comparent et échangeraient bien leur vie car tout passe, tout lasse. Un couple uni finit par se fissurer et l’ennui s’immisce ; un baiseur invétéré finit par ne plus bander car l’esprit n’excite plus la mécanique à force de ne trouver aucune mensurations, aucune paire de nichons, aucunes fesses, aucunes jambes à son désir. Crise de la quarantaine dix ans plus tard, il arrive à Jonathan de ne plus bander. Jusqu’à ce qu’il rencontre Bobbie (Ann-Margret), un mannequin (femelle) bien roulée qui lui va comme un gant : « Dieu sait ce qu’on a rigolé la première nuit ! » dit-il à Sandy. Et puis les mois passent, les agacements naissent : de la voir toujours travailler qu’elle ne réponde pas au téléphone parce qu’elle travaille, qu’elle ne travaille plus et dorme toute la journée, qu’elle n’achète pas la bière du soir et ne fasse ni le ménage ni le lit. En bref, rien de la bobonne qu’il fuyait pourtant depuis toujours, le Jonathan. Elle, à l’inverse, tient à lui et lui réclame le mariage.

Qui sera offert après une tentative de suicide, alors que Jonathan proposait à Sandy « d’échanger » leurs partenaires pour un soir. Cindy, l’épouse de Sandy, n’a pas voulu ; Sandy a essayé mais a trouvé Bobbie dans les vapes, le pilulier de somnifère vidé. Elle et Jonathan s’étaient violemment engueulés juste avant que le couple d’amis ne vienne les prendre pour une invitation à un cocktail.

Mais quelques années plus tard, ils divorcent et Bobbie obtient une substantielle pension alimentaire, peut-être ce qu’elle recherchait : l’argent sans les obligations sexuelles. Jonathan invite Sandy, qui a divorcé lui aussi, s’est mis avec Jennifer (Carol Kane), 18 ans, comme quoi la voie du mariage n’est pas droite ni sans épines. La mode est aux diapositives et Jonathan passe son montage de portraits qu’il intitule « la parade des casse-couilles » (ballbusters), montrant les filles qu’il a baisées depuis ses 10 ans, les premières n’étant violées que par le regard, les mains ou les lèvres, avant Susan – qu’il passe très vite pour que Sandy ne la reconnaisse pas. La jeune Jennifer est effondrée : déjà, en une demi-génération les mœurs ont changé et la collection de proies par les machos n’est plus acceptable.

Jonathan finit seul avec une pute, Louise (Rita Moreno), qu’il paye chaque soir 20$ pour lui réciter un rituel immuable : enlevé de veste puis de chaussures, phrases convenues, exaltation du mâle dominateur par tout un discours rôdé, enfin pipe bienvenue par une actrice qui a la bouche qu’on dirait faite au moule.

Pauvreté des relations, vantardise depuis l’enfance, séparation morale et religieuse des sexes afin que chacun se croit dans son droit et le meilleur, blagues machistes entre deux clopes et verres de whisky (Cutty Sark, Jack Daniels, peut-on distinguer sur les bouteilles). En bref, un « plaisir charnel » dévalorisé expressément par toute une éducation due à une croyance inepte qui préfère l’angélisme de l’au-delà à la chair ici-bas. Un film éducatif sur la bêtise yankee !

DVD Ce plaisir qu’on dit charnel (Carnal Knowledge), Mike Nicols, 1971, Zylo 2014, 1h35, €10,51 blu-ray €22,52

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Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveik

Chveik – qu’on écrit Švejk (imprononçable en français)pour ne pas froisser le tchéquiste – est un imbécile heureux, un ingénu à la Voltaire, un adulte qui dit que le roi est nu. Son auteur, Jaroslav Hasek, a connu une vie de Bohême sans domicile fixe avec un père ivrogne mort lorsqu’il avait 13 ans et une fratrie déboussolée. Alcoolique et anarchiste lui-même, dans une Europe centrale éclatée en train de s’effondrer, il écrit du point de vue du petit peuple et pour le petit peuple. Ce pourquoi il sera bolcheviste en même temps que nationaliste, logera dans un bordel, épousera deux fois sans avoir divorcé, trafiquera des chiens sans pedigree, sera incorporé en 1915 au 91ème de ligne autrichien, sera fait prisonnier par les Russes, libéré par la révolution – et mourra de tuberculose et d’alcool en 1923 après avoir publié Chveik en feuilleton dans les journaux.

Il est le phare de la littérature d’Europe centrale de l’entre-deux guerres, et ce qui reste une fois la chape communiste tombée derrière le rideau de fer, ce pourquoi il sera célèbre dans les années cinquante et traduit en France dès 1932. Chveik est un homme qui suit paisiblement son chemin sans déranger personne. Ce sont les institutions qui n’acceptent pas qu’on aille de son propre train sans se soumettre à leurs règles. Quand l’héritier d’Autriche est assassiné à Sarajevo, Chveik parle au bistrot – et un agent provocateur ne manque pas de l’entraîner à dire, sous l’effet de l’alcool, ce qui peut passer pour des insolences à l’égard de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Chveik est arrêté et emprisonné, de même que le cabaretier qui avait seulement ôté le portrait de l’empereur parce que les mouches chiaient dessus, ce qu’il trouvait irrespectueux.

Toute l’absurdité de la bureaucratie autrichienne est là, prémices de la bureaucratie soviétique. Ce n’est pas pour rien que Kafka est né en Autriche. Hasek n’est pas un intellectuel, il n’a qu’un vague diplôme commercial ; il se place dans la peau du peuple, celui qui observe et se moque des prétentions imbéciles à édicter des règles ineptes tout en se croyant missionné par le Haut. Ni la religion, ni l’empereur, ni l’armée, ni la police, ni même les scouts ne sont respectables. Leurs personnages sont des outres gonflées de vent que Chveik, en brave Don Quichotte des faubourgs, se plaît à transpercer « avec obéissance ». « Je vous déclare avec obéissance » est d’ailleurs son expression favorite, un sur-respect qui frise l’insolence mais qu’on ne peut « formellement » lui reprocher.

Un bon exemple de cet humour noir est sur les scouts, institution reconnue pour former la jeunesse : « Il est scout, votre gosse ? S’exclama Chveik, j’aime beaucoup entendre parler des scouts, moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva (…) les paysans de la région ont organisé une chasse aux scouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant qu’on lui liait les mains, faisait un raffut à vous fendre le cœur : il criait, il se débattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. A la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton qu’il n’y avait pas une seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pas écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigle près de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasard quand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils avaient tué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire au milieu des bois on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et de gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, des masses de trognons, des pommes vertes et bien d’autres dégâts. »

Arrêté à cause de ce maudit alcool pour une brève de comptoir par un aigri qui peine à faire du chiffre tant les gens se méfient, Chveik se montre un parfait idiot devant les policiers, un débile pas dangereux devant le juge, un fou parce qu’il ne sait pas répondre à des questions compliquées devant les psychiatres. Un médecin qui traque les simulateurs veut l’envoyer au service armé après force clystères et lavages d’estomac pour le faire avouer sa ruse – préfiguration des tortures de Staline. Revenu chez lui, il veut s’engager malgré une crise de rhumatismes et c’est en fauteuil roulant qu’il entreprend le chemin en hurlant des slogans anti-serbes. Il est conduit au poste puis à la prison de Prague, où il se fait remarquer par le feldcuré (feldkurat – aumônier militaire) qui profite du système en tant que fonctionnaire de Dieu pour bien boire et bien baiser. Il reste son assistant (celui qui fait tout le travail) jusqu’à ce qu’il le perde au jeu. Chveik n’est pas dupe de Dieu : « C’est toujours au nom d’une divinité bienfaisante, sortie de l’imagination des hommes, que se prépare le massacre de la pauvre humanité », dit-il. D’ailleurs, les profits ici-bas valent bien une messe : « L’autel de campagne sortait des ateliers de la maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante d’objets nécessaires à la messe et d’articles de piété, comme, par exemple, chapelets et images saintes. » Au paradis « les chérubins ont leur petit postérieur muni d’une hélice d’aéroplane pour ne pas trop fatiguer leurs ailes », croit la foule des naïfs.

C’est désormais le lieutenant Lukas qui l’a à son service. Lui aussi aime baiser les belles femmes d’officiers et boire de bons vins. Chveik s’empresse de donner le canari au chat « pour qu’ils fassent connaissance », puis de tuer le chat, avant de faire voler le chien du colonel pour satisfaire le désir du lieutenant pour un griffon. Lequel colonel l’envoie sur le front de l’est avec Chveik. « Les yeux innocents et candides de Chveik ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avait pu se passer était d’ailleurs pour le mieux car il faut tout de même bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps. » Pangloss et sa métaphysico-théologo-cosmolonigologie, de Monsieur de Voltaire, n’aurait pas dit mieux, ni même Leibniz pour qui « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

La postérité de Švejk est assurée lorsqu’en 1943 Bertolt Brecht fait jouer sa pièce Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale.

(J’ai lu Le brave soldat Chveik dans l’édition du Livre de poche 1963)

Jaroslav Hasek, Les aventures du brave soldat Chveik, 1923, Folio 2018, 448 pages, €8,90

Jaroslav Hasek, Nouvelles aventures du brave soldat Chveik, Folio 1985, 320 pages, €9,40

Jaroslav Hasek, Dernières aventures du brave soldat Chveik, Gallimard l’Imaginaire 2009, 352 pages, €9,50

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François de Coincy, Sept idées libérales pour redresser notre économie

Je suis et demeure un libéral, malgré hier les sirènes de la gauche social-démocrate et, aujourd’hui, celle de la souveraineté radicale. Être libéral signifie que l’on préfère la liberté par principe à l’égalité forcenée, laquelle liberté se doit cependant d’être encadrée par des règles décidées en commun, démocratiquement, imposées par la loi et surveillées sans laxisme par le gouvernement en charge (qu’a-t-il surveillé la spéculation bancaire avant la crise de 2008 ? qu’a-t-il surveillé de l’islamisation de haine des mosquées salafistes ? qu’a-t-il contrôlé des EHPAD ?…). Être libéral ne signifie donc pas être libertarien, tels les trumpistes et les zemmouriens semblent le souhaiter, tout en prônant un pouvoir fort – une contradiction flagrante.

Dans un livre précédent, François de Coincy, qui fut entrepreneur et a désormais du temps, réfléchit à ce que l’économie peut et doit nous donner : la production la plus efficace possible dans le moins de contraintes possibles mais avec la volonté d’être soutenable et durable. Je l’ai chroniqué il y a peu.

Dans ce nouveau livre, destiné aux candidats à la présidentielle qui vont pour cinq ans orienter le pays, l’auteur expose un certain nombre d’idées originales assez faciles à mettre en œuvre mais qui restent iconoclastes. Il faudrait ainsi remplacer les aides et subventions par le produit social, selon les besoins de chacun, rendre l’investissement des entreprises déductible des impôts, sécuriser les dépôts bancaires pour éviter la dérive spéculative des banques sur les marchés, libérer le système monétaire, régionaliser l’Education nationale pour une meilleure adaptation aux terrains et aux populations, rendre l’écologie plus libérale que dévote, enfin réformer avec bon sens le système de retraite.

Entre les extrémismes, la philosophie libérale est celle des limites. L’État est utile mais les entreprises aussi ; les employés et ouvriers sont indispensables mais les ingénieurs et les cadres également ; les moyens sont vitaux mais l’organisation fait l’essentiel. Rien ne sert de réclamer toujours plus si c’est pour le gaspiller en ne changeant rien aux façons de faire ni au millefeuille de l’administration. Il serait plus efficace de calculer l’apport de chacun (le produit social), d’inciter les entreprises à innover plutôt qu’à tenter de maquiller les bénéfices (l’investissement immédiatement déductible), de sécuriser les dépôts bancaires à la Banque centrale pour éviter tout krach systémique par effet domino, d’éviter aussi au secteur financier le dirigisme qui n’a jusqu’ici pas vraiment réussi, de rendre l’éducation plus souple, l’écologie moins prophétique et plus concrète.

L’écologie, justement, est tiraillée entre la volonté de contraindre par les règles et les taxes, et l’idéal de libérer par l’initiative locale et les économies personnelles d’énergie, de matières premières et de sobriété dans la consommation. Il y aurait un volume entier à écrire sur une écologie soutenable. Or rien de mieux que le libéralisme pour l’assurer.

Ces sept idées simples forment un réservoir pour les équipes de ceux qui concourent à la magistrature suprême. Loin des slogans et des mesures idéologiques toutes faites, des principes comme la charge sociale négative, les dépôts tenus de fait à la Banque de France, la libération des initiatives dans l’éducation, un prix du carbone pour inciter aux économies d’énergie, la distinction des cotisations pour les retraites de celles du transfert social, et ainsi de suite. Facile à lire, sous forme d’exposé clair, un livre qui peut fournir des énergies neuves en politique.

François de Coincy, Sept idées libérales pour redresser notre économie, 2022, éditions L’Harmattan, 120 pages, €14.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Miss Oyu de Kenji Mizoguchi

Shinnosuke (Yūji Hori) est décorateur et sa tante veut le marier, comme c’est la coutume lorsque l’on approche de la trentaine. La famille choisit une autre famille pour des liens mutuels avantageux et une marieuse joue les intermédiaires. Pas d’amour dans ce contrat mais une alliance clanique. Le prétendant peut refuser la fiancée proposée et la fiancée peut elle aussi refuser le prétendant mais il est supposé qu’une certaine affection naitra de l’accoutumance et des enfants en commun, sinon l’amour. Pas le romantique, mais l’apaisé, acceptable pour le bien de la société.

L’histoire est tirée d’une novella de Junichirō Tanizaki, Le coupeur de roseaux, inspirée de son histoire de couple personnelle en 1916, où la sœur cadette de son épouse est attirée par lui. Le film se situe plutôt juste avant-guerre puisque l’on voit un train à vapeur passer au loin. La promise est Shizu (Nobuko Otowa) que sa sœur ainée Oyu (Kinuyo Tanaka) vient présenter avec ses deux servantes à la tante et à Shinnosuke. Parmi les feuilles tendres de la forêt au printemps à Kyoto, le jeune homme repère l’une des femmes qui s’avance. Elle est vêtue plus sobrement mais respire une dignité et manifeste une sensibilité à la nature qui lui plaît.

Hélas, ce n’est pas Shizu mais Oyu. Veuve et mère d’un petit garçon, Oyu est tenue par sa belle-famille de rester sans se remarier, le temps d’éduquer le fils. Quant à Shizu, elle est timide et effacée, tout entière dévouée à sa grande sœur qui l’aime beaucoup et voudrait la garder auprès d’elle. Ce pourquoi elle a déjà découragé plusieurs projets de mariages arrangés. Mais Shinnosuke lui plaît, elle en tombe amoureuse. Elle encourage pour cela Shizu à l’épouser, puisqu’elle ne le peut pas, afin de le voir souvent. Toute sa famille est contre, sauf elle, et Shizu qui ne dit rien. Mais le frère aîné, qui joue le rôle de chef de maison quand le père est mort, a voix prépondérante ; il suffit que Shizu manifeste ce qu’elle veut. Oyu s’emploie donc à convaincre sa petite sœur qu’elle veut voir souvent et celle-ci comprend : « elle aime quelqu’un mais elle reste liée par des règles qui la contraignent », dira Shizu à son mari.

Le couple à trois, dans une société d’ordres où chacun se surveille pour voir qui transgresse la règle, est impossible. Tout se sait et l’intimité – en tout bien tout honneur – d’Oyu et de Sinnosuke commence à faire jaser. Le jeune mari la porte sur son dos lorsqu’elle est fatiguée, joue avec elle aux chatouilles dans une auberge devant Shizu, au point que la tenancière croit qu’ils forment un couple. Le soir du mariage, accepté par Shizu, elle a fait jurer à son mari de ne pas la toucher car elle sait l’amour que porte sa grande sœur au jeune homme et veut le préserver pour le jour « où elle sera libre ». Ce qui ne signifie qu’une chose : la mort du petit garçon. Car la belle-famille n’acceptera jamais qu’elle se remarie sans avoir tout d’abord accompli son devoir d’épouse et de mère qui est d’élever la progéniture.

Comme si le destin jouait avec les humains, le gamin meurt et Oyu se trouve « libre », mais elle ne peut épouser son amour puisqu’il est déjà marié. Avec le scandale naissant, sa belle-famille la renvoie chez son père, qui ne peut lui assurer le train de vie qu’elle aime et lui propose un autre mariage arrangé avec un riche marchand de saké. Ce ne sera qu’un mariage d’apparences là encore, mais elle pourra s’adonner au chant et à la musique, ce qu’elle aime. Elle a juré de ne plus revoir Shinnosuke ni sa sœur Shizu, seule façon pour eux d’enfin consommer leur mariage et de vivre leur propre vie. Toutes ces émotions socialement gênantes emplissent les jeux de scène où chacun se détourne et fuit, où l’autre le rattrape jusqu’à ce qu’il se détourne à nouveau pour cacher son inconfort et fuit – ce qui est assez drôle lorsqu’un étranger comme nous s’en rend compte. Mais c’est l’usage au Japon : il est inconvenant de montrer que l’on est gêné.

L’amour individuel est impossible si les conventions sociales s’y opposent. Ce qui aboutit à deux morts, un veuf et un orphelin – belle façon « sociale » de conforter la famille ! Mais la règle est aveugle aux cas particuliers. La nature fait mieux les choses qui fait surgir les bourgeons sur les arbres au printemps sans exiger rien de quiconque, tout comme chassent les oiseaux de nuit avec leurs propres règles, ou que chantent les crapauds sous la lune. L’amour naturel est simple, l’amour social est l’antithèse de l’amour, une attraction forcée. Tout le film est empli de cet hymne à la nature et de cette critique sociale acerbe.

Le couple a un bébé et Shinnosuke s’est pris d’affection pour son épouse, comme le veut l’usage. Mais Shizu tombe malade et meurt. C’est au tour de Shinnosuke de se trouver libre, mais Oyu est remariée… Le jeune père dépose donc l’enfant vagissant devant le domicile d’Oyu ; il s’assure qu’elle est bien présente, elle joue de la musique et, lorsqu’elle s’achève, on entend les pleurs du bébé que deux servantes vont découvrir. La société hiérarchique japonaise va jusqu’aux servantes puisqu’on voit l’une chercher tandis que l’autre se contente de l’assister en parfaite gourde. Il va sans dire que le bébé avec on message long comme un drap qu’envoie Shinnosuke va faire adopter le bébé par sa tante et qu’il sera élevé comme s’il était le sien. Happy end ? L’amour saute une génération.

Et Shinnosuke chante à la fin la complainte du coupeur de roseaux dont les dernières paroles sont : « Il n’était pas nécessaire qu’il en fût ainsi ». Société contre nature…

DVD Miss Oyu, Kenji Mizoguchi, 1951, avec Kinuyo Tanaka, Nobuko Otowa, Yûji Hori, Kiyoko Hirai, Reiko Kongo, Films sans frontières 2008, 1h29, €19.80 blu-ray €24.29

En replay sur Arte.tv jusqu’au 14 janvier 2022

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Idées reçues

La « sagesse populaire » véhicule beaucoup d’âneries, répétées en slogans depuis des générations et devenues « vérités révélées » justement parce qu’elles sont à satiété répétées. Ainsi du fer dans les épinards : ils n’en comportent que très peu, beaucoup moins que la lentille ou le boudin noir au même poids… Popeye est une création du marketing, pas un héros du savoir.

C’est ce que chacun peut apprendre – du moins s’il est curieux – dans ce petit livre paru il y a désormais un quart de siècle sous la plume de sept auteurs agronomes, physico-chimistes, mathématiciens, neuroscientifiques sous la direction du prof (agrégé) de sciences-nat Jean-François Bouvet. Non les produits « allégés » ne font pas maigrir, pas plus que le rouge n’excite les taureaux. Non, le cuir ne « respire » pas, il est du derme bel et bien mort, pas plus respirant qu’un bout de carton. Non, il ne « faut » pas un jaune d‘œuf pour faire une mayonnaise mais tout liquide qui permet d’émulsionner l’huile et non la femme en règles ne fait pas « tourner » la mayonnaise. Non encore le brugnon n’est pas un croisement génétique de pêche et de prune mais une sous-espèce naturelle de la pêche. Quant au champagne, évitez de mettre une petite cuiller en argent dans le goulot, cela ne conservera pas les bulles ! Seul le bouchon à pompe permet d’éviter que le gaz carbonique du vin ne s’échappe au contact de l’oxygène.

Même « la science » produit ses niaiseries, bien souvent parce qu’une affirmation de savant paraît dans la presse avant d’être pleinement testée et rejoint une vague croyance préétablie. Nous n’utiliserions « que 10% des capacités » de notre cerveau ? Rien n’est plus faux car cet organe est plastique et peut remplacer une zone déficiente par une autre. De plus, il « travaille » sans repos même la nuit sans qu’on le sache. De même, les « grippes » seraient le plus souvent des coryzas et autres virus du rhume, la vraie grippe vous met sur les genoux avec fièvre et grosse fatigue. Non le cholestérol n’est pas en soit mauvais pour la santé, pas plus que le tabac en soit qui, s’il favorise malheureusement le cancer du poumon et de la gorge, stimule cependant les muqueuses et empêche la silicose des mineurs, la maladie de Parkinson, accroît la vigilance et stimule les performances – à condition d’en user (comme de tout) avec modération.

Ce petit livre remet en cause l’idée reçue que garçons et filles ont les mêmes aptitudes, de même que le sexe « fort » soit toujours le mâle dans la nature. En revanche, hommes et femmes sapiens ont le même cerveau, qui révèle la même activité au repos, même si chaque sexe utilise différemment les aires. Et l’homme ne descend pas du singe (pas plus que la femme, ni « le nègre ») : l’être humain descend d’un ancêtre commun au singe, il y a bien longtemps.

Quant au phoque, il n’a rien d’un pédé. L’expression viendrait du foc, qui est une voile d’avant d’un bateau, mais interprétée de curieuse façon : il ne prendrait le vent que par l’arrière. Or c’est faux, l’allure « au près » gonfle le foc à un quart du lit du vent – et fait avancer le bateau. De plus, la grand-voile (et pas seulement le foc) peut aussi fonctionner vent arrière. Ce serait alors « le souffle » du phoque qui remonte de sa plongée qui aurait suscité l’expression ? On ne voit pas pourquoi un pédé halèterait plus qu’un hétéro sur la besogne. Les phoques veau marin ont des ébats sexuels aussi précoces que collectifs, cela suffit-il à justifier le dire ? La sexualité avec le même sexe n’est pas un apanage de la déviance humaine car tout est testé dans la nature. Seule la culture interdit – par l’ordonner, surveiller et punir – la nature permet tout dans l’exubérance vitale. Ainsi les dauphins prennent du plaisir aux jeux sexuels entre eux tandis que les singes bonobos, une sous-espèce du chimpanzé qui nous est très proche génétiquement, font de l’érotisme homosexuel, mâles entre eux comme femelles entre elles, une composante fondamentale de leur culture sociale.

Parmi bien d’autres choses encore, le lecteur apprendra avec un certain effroi ce qui est rarement révélé dans les médias : que l’hôpital tue ! En ces temps de pandémie, autant être édifié sur les mœurs professionnelles de la gent soignante. Elle est certes très dévouée mais sujette aux oublis, aux négligences, aux urgences – donc pas toujours aseptisée selon les normes. Les maladies « nosocomiales » ne sont pas un mythe mais une triste réalité qui hospitaliserait environ un dixième des patients, notamment via les instruments intrusifs comme canules ou sondes et ferait en France entre 6000 et 18 000 morts par an ! Les soignants qui ne « veulent » pas protéger les autres en se faisant vacciner contre le coronavirus, « croyant » qu’il suffit de porter le masque et de se laver les mains, sont des tueurs en puissance. Allez donc voir en Martinique…

Jean-François Bouvert (dir.), Du fer dans les épinards et autres idées reçues, 1997, Points Seuil 1998, 176 pages, €4.25

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Soyons civils mais pas maniérés dit Montaigne

Notre philosophe peut parfois être très long (le chapitre suivant le sera) ou très court. Cela dépend de ce qu’il a à dire. « Il n’est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie ». En ce chapitre XIII du Premier livre de ses Essais, il parle en effet en une page d’un thème assez peu philosophique au sens classique : des usages et de comment recevoir. Mais tout l’art de Montaigne est de faire de sa vie une philosophie, ce pourquoi il nous est proche et familier, nonobstant sa langue d’oc archaïque à nos oreilles d’oïl.

« J’ai souvent vu des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie », dit-il. C’est qu’en effet la politesse appuyée est une forme d’injure. Un mépris social qui accuse les traits de ce qu’il « faut » pour mettre mal à l’aise celui qui en est peu assuré. Chacun a connu cette expérience de se trouver gêné devant un trop courtois au sourire un brin cynique, qui en rajoute à mesure. Il faut à mon avis demeurer de glace et lui renvoyer le minimum, accepter la civilité sans la rendre au même point, assurer ce qui est dû mais surtout rien de plus. Être soi renvoie au snob ou à l’élitiste son hypocrisie.

« Pour moi (…) je retranche en ma maison toute cérémonie. Quelqu’un sen offense : qu’y ferais-je ? Il vaut mieux que je l’offense pour une fois qu’à moi tous les jours ; ce serait une sujétion continuelle ». Ainsi d’aller au-devant de qui vous recevez : mieux vaut l’attendre chez soi pour qu’il soit sûr de vous y trouver. Ou aux moindres de se trouver premiers au rendez-vous : mieux vaut que le grand y soit premier car « c’est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, et non pas lui eux », dit avec logique Montaigne. Et de citer le pape, que le roi François (1er) laissa deux jours pour se « rafraîchir » (reposer), et de citer l’empereur (d’Allemagne) qui fit de même. C’est que souvent la raison sociale n’est pas la raison logique et que les plus grands imposent leur propre raison suffisante.

« Non seulement chaque pays, mais chaque cité a sa civilité particulière, et chaque profession ». Il faut y être dressé en son enfance pour s’y couler sans heurt, mais surtout, en toutes circonstances, avoir de l’entregent. Cette science « est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la société », dit Montaigne. Elle nous ouvre aux autres, « à nous instruire par les exemples d’autrui, et à exploiter et produire notre exemple » – autrement dit les apprivoiser et les mettre à sa taille afin de ne pas en être contraint.

Depuis mai 68 et le rejet de tout ce qui entrave le jouir, la civilité s’est perdue en partie et ses règles ne sont plus transmises à tous également, ce qui engendre la brutalité que nous constatons partout. Affectation de grossièreté prolétarienne analysait-on du temps des soviets pour se distinguer du maniérisme bourgeois et quiconque est allé en Chine dans les années 1980 ou 90 a connu le jeu des coudes sur les trottoirs surpeuplés : il faut cogner pour ne pas être cogné, la force compte et est plus appréciée que la politesse, considérée comme une faiblesse par l’instituteur-philosophe.

Sauf que cette grossièreté idéologique communiste rejoint fort bien la vulgarité rentre-dedans des Yankees capitalistes, habitués depuis l’enfance à s’imposer à tout et tous par le Colt pour les plus cons et la Bible pour les plus lettrés. « Pousse-toi de là que je m’y mette » est désormais de règle à Dallas comme à Pékin, en passant par Moscou, Damas ou Kaboul. Ni grâce, ni beauté, ni entregent, le monde se décivilise à mesure du nombre et du dérèglement. Pour survivre, adaptons comme Montaigne notre façon de faire – en gardant comme lui notre quant à soi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50


Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Moi Daniel Blake de Ken Loach

Le Royaume-Uni a poussé plus que les autres Etats développés l’austérité sociale, mélange du devoir de se prendre en main protestant avec la liberté absolue libertarienne. Ce que la gauche française appelle « ultralibéralisme », tordant les concepts par haine du libéralisme des Lumières (au profit du collectivisme « socialiste », voire tyrannique). Ken Loach lance un coup de gueule très ironique dans son film de 2016, montrant à la fois les bêtises des administrations courtelinesques et l’inhumanité des fonctionnaires ou petites mains privées d’une délégation de « service » public.

Son personnage principal, Daniel Blake (Dave Johns), est un menuisier de 59 ans qui a eu une alerte cardiaque sévère et à qui son médecin traitant interdit de travailler. Un employeur, le sachant, serait soumis à des poursuites s’il passait outre. Mais l’Etat n’est pas soumis aux mêmes règles et « le système » des allocations chômage depuis 2008, exige de certains malades aptes partiellement au travail une recherche d’emploi. Pour cela, ce n’est pas un médecin qui décide, pas même du personnel médical, mais depuis 2010 une société privée à laquelle est faite concession pour l’éligibilité à la pension de handicap. Un interminable questionnaire de 50 pages pointe les critères requis : Daniel Blake n’en a que 12, il lui en faudrait 15. Il se trouve donc dans une situation ubuesque où il doit chercher du travail pour toucher les allocations chômage de l’ESA (Employment and Support Allowance) – mais sans pouvoir dire oui à une quelconque proposition par interdiction du médecin.

Il peut faire appel de la décision inepte du rouage pseudo-administratif incompétent, mais il doit pour cela attendre le coup de fil de la personne qui le suit (qui arrive tardivement sous forme de message téléphonique automatique), puis sa lettre de refus (qui arrive avant), avant de se connecter à Internet pour faire appel en ligne. Tout renseignement est accessible sur un numéro payant, submergé par les appels en incompréhension des usagers, ce qui demande près de deux heures d’attente ! Evidemment Daniel, vieux manuel, ne connait rien à Internet, tout juste s’il sait se servir d’un téléphone mobile. Mais aucun fonctionnaire de l’administration du Jobcentre n’a le temps de l’aider, chacun est minuté par souci de rentabilité. A lui de se prendre en mains et de se débrouiller.

Il doit s’inscrire malgré tout au chômage faute de pension de handicap, mais uniquement en ligne ! Tout juste si, au second rendez-vous, le rouage qui suit son dossier (Sharon Percy) lui prescrit une formation (obligatoire) en rédaction de CV, mot qu’il n’a jamais rencontré. S’il ne s’y rend pas et n’obéit pas aux consignes, il sera « sanctionné » : trois semaines d’allocations supprimées la première fois, plus si récidive. Il devra aussi consigner le détail de ses recherches d’emploi qui devront lui prendre 35 heures par semaine, cela dans un contexte de crise économique après l’explosion de la finance en 2008-2010. Et comment les prouver ? « Demandez un reçu, ou faite une vidéo avec votre smartphone », lui répond la fonctionnaire. « Je suis un homme malade, dit-il, recherchant des boulots inexistants ».

Lorsqu’il patiente au Jobcentre en attendant son tour, il prend le parti d’une mère célibataire, Katie Morgan (Hayley Squires) avec deux enfants de pères différents (Briana Shann et Dylan McKiernan). Elle vient d’emménager dans le quartier en logement social et a du retard au rendez-vous car elle connait mal encore les transports. Le fonctionnaire directeur, régulateur de flux comme à la SNCF (Stephen Clegg) la renvoie à un prochain rendez-vous qui lui sera fixé car « ici, on a des règles » (curieuse remarque de la part d’un mâle dominant). Daniel, avec bon sens, s’insurge : peut-être pourrait-on s’arranger en décalant le rendez-vous suivant avec son accord ? Rien à faire, l’administration est aveugle et ses sbires imbéciles. Le vieil anglais ouvrier veuf va nouer des liens d’amitiés avec la jeune paumée mère célibataire et les deux vont s’entraider.

Katie ne peut loger dans sa ville natale où réside sa mère car elle serait en foyer de sans-abri et ses deux enfants lui seraient retirés. Elle doit chercher du travail mais, malgré ses tracts dans les boites aux lettres bourgeoises pour des heures de ménage, elle ne trouve rien. Donc elle se prive pour nourrir ses enfants, allant jusqu’à craquer en ouvrant une boite de haricots à la tomate qu’elle enfourne dans sa bouche dans les locaux mêmes de la banque alimentaire. Et jusqu’à voler pour le superflu, lingettes ou crème pour le visage. Ce qui la fait convoquer par le directeur du supermarché, qui passe l’éponge à condition qu’elle ne recommence pas. Il est en fait rabatteur pour son agent de sécurité, Ivan (Micky McGregor), qui l’aiguille vers la prostitution… Elle pourra ainsi acheter des baskets neuves à sa fille, les vieilles prenant l’eau ce qui la fait moquer par ses petites camarades.

La société anglaise de notre siècle, comme au siècle Victoria décrit par Dickens, éjecte les vieux (Daniel Blake), marchandise les femmes (Katie Morgan) et oblige les jeunes non-qualifiés à frauder (le voisin noir de Daniel qui vend de la contrefaçon commandée directement en Chine, Daniel devenu tagueur pour qu’on l’écoute simplement). La toute-puissante Administration multiplie les obstacles bureaucratiques, avec ses règles incompréhensibles et ses automatismes de répondeurs, choix à touches, imprimés sur le net, règles tatillonnes, pour décourager les citoyens de « vivre aux crochets » de l’aide publique. Je crois que de nombreux braillards français devraient faire un stage Outre-Manche, comme George Orwell l’a fait dans les bas-fonds, pour apprécier le système social français au lieu d’en demander « toujours plus » comme des égoïstes avides ! La souffrance comme système politique pour maintenir les citoyens tentés par la révolte à faire profil bas : telle est la société de 1984 décrite plus tard par le même Orwell. Nous n’en sommes heureusement pas encore là en France.

Le scénariste Paul Laverty et le réalisateur Ken Loach ont enquêté auprès des chômeurs anglais pour connaître leur existence de tous les jours, et ce n’est pas du misérabilisme. Ils traitent le sujet avec ironie et tendresse, gardant confiance en l’humain sous les carapaces de statut. L’ANPE française dégradée en Paul en ploie a pris un temps le chemin anglais, convoquant les chômeurs exprès le lundi matin à 8h30 en banlieue pour un poste qui n’entrait pas dans leurs compétences selon leur CV, ou n’en assurant jamais plus le suivi s’il y entrait – j’en suis personnellement témoin. Il fallait faire du chiffre, tout en domptant les « ayant-droits » par un lever aux aurores et une « mobilisation » sans faille.

Pas de quoi rester « bon citoyen » très longtemps…

Palme d’or Cannes 2016

DVD Moi, Daniel Blake (I, Daniel Blake), Ken Loach, 2016, avec Dave Johns, Hayley Squires, Sharon Percy, Le Pacte 2017, 1h37, €10.00 blu-ray €15.00

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Hunger Games de Gary Ross

Premier d’une pentalogie filmique tiré d’une trilogie romanesque de Suzanne Collins, le film propose une vision fasciste apocalyptique des Etats-Unis dans le futur. Le Capitole dirige le pays de Panem divisé en douze Districts d’une main de fer. Il est le pouvoir de la caste des puissants, vêtus de façon extravagante comme sous l’Ancien régime en Europe et habitant une ville somptueuse dans laquelle tout n’est que calme, luxe et volupté. Dans le reste du pays, les prolos triment, dans les mines, les carrières, la production électrique. La lutte des classes a été durement réprimée 74 ans auparavant et, pour perpétuer la peur, chaque district doit chaque année livrer un « tribut » d’un garçon et d’une fille entre 12 et 18 ans pour servir aux jeux du cirque. Panem et circenses disait Juvénal pour désigner la passivité de la foule romaine devant son dictateur. Des vingt-quatre candidats de « la moisson » annuelle, seul un survivra, il devra avoir tué tous les autres lors des jeux du chasseur, les Hunger Games.

Katniss (Jennifer Lawrence) a 16 ans et est devenu chef de famille depuis que son père a péri dans une explosion de la mine et que sa mère en soit restée sidérée, trop faible pour réagir. Elle est rebelle dans l’âme, sortant du territoire par une faille dans la clôture électrifiée pour aller chasser à l’arc dans la forêt ; elle est souvent rejointe par son ami Gale (Liam Hemsworth), amoureux d’elle mais qui rêve de s’évader définitivement dans le Wild. Lors de la 74ème « moisson » Primrose, la petite sœur de Katniss, 12 ans (Willow Shields), est tirée au sort malgré le talisman en broche du geai moqueur que Katniss lui a offert après l’avoir trouvé sur le marché. Elle sait que sa sœur est condamnée, aussi se propose-t-elle comme « volontaire » pour prendre sa place. Le garçon, Peeta (Josh Hutcherson), est le fils du boulanger et il est amoureux secret de Katniss pour l’avoir vue affamée puis active. Bien que censés avoir autour de 16 ans dans le roman, les acteurs ont tous plus de 20 ans, ce qui n’est pas vraiment réaliste et nuit à la vulnérabilité des personnages et aux émotions du projet, d’où cette impression de rôles fabriqués, joués sans affect.

Après le show local présenté par la maniérée Effie, déguisée en duchesse Disney (Elizabeth Banks), le couple rejoint en train de luxe à 300 km/h la capitale où le jeu doit avoir lieu. Il s’agit d’une arène à la romaine, un territoire de forêts et de rivière réel avec des éléments virtuels introduits par la technologie avancée par le maître du jeu, le haut juge nommé Seneca (Wes Bentley). Les deux du district 12 ont pour mentor Haymitch (Woody Harrelson), un ancien vainqueur devenu alcoolique parce qu’au fond il n’a rien gagné au jeu, sinon l’existence frivole des désœuvrés exploiteurs dans un luxe indécent. Il préfère initialement le garçon, moins arrogant, puis s’attache peu à peu à la fille, plus volontaire.

Quelques jours d’entraînement suffisent pour coacher les concurrents, menés par Cinna (Lenny Kravitz) pour Katniss et Peeta, avant la parade à l’américaine devant le président despote Coriolanus Snow (Donald Sutherland) et la foule urbaine venue s’amuser comme à un défilé de mode. Lors de l’entraînement, où les concurrents sont jugés individuellement pour appâter les sponsors, Katniss crée l’événement en tirant une flèche sur les riches qui ne la regardent pas et embrochant une pomme à deux doigts de la tête du haut juge Seneca. Cette rébellion ne plaît pas au président mais plaît au juge ; le premier lui conseille cependant de faire attention. Katniss réitérera la surprise, clé du bon marketing selon Cinna, en apparaissant les épaules enflammées aux côtés de son partenaire de district qui, lui, enfonce le clou en lui prenant la main en la levant haut entre eux deux pour que la foule s’émoustille. Dans l’interview individuelle avec César (Caesar en américain, joué par Stanley Tucci) sur le plateau télévisé qui suit la parade, le jeune homme avoue aimer Katniss, ce qui donne un sens émotionnel que la foule adore. En effet, à l’issue du jeu, il ne devra en rester qu’un seul… Comme en télé-réalité aujourd’hui.

Le grand moment est arrivé. Des cylindres ascenseurs font monter chacun des 24 concurrents à la surface, devant « la corne d’abondance », un édifice de métal futuriste devant lequel sont disposés des sacs à dos emplis de matériel, d’armes blanches et de provisions. Chacun devra s’emparer de ce qu’il peut avant de fuir dans la forêt pour tenter de survivre. Katniss ne se précipite pas sur l’arc et les flèches qui lui font pourtant bien envie car la bataille commence pour la possession des richesses, microcosme réel pour ados de la réalité sociale du pays (et des Etats-Unis contemporains). Elle attrape un sac et fuit, solitaire. Rue, du district 11, est une afro qui a le même âge que Primrose et elle suit Katniss de loin, veillant sur elle et lui suggérant quelques ruses. Elle n’en sortira pas mais ce furent de bons moments. Marvel, Glimmer, Cato et Clove, les concurrents venus des districts 1 et 2 des carrières s’entraînent depuis toujours aux armes (mais pas à l’intelligence… autre leçon de darwinisme social destinée aux adolescents). Ils veulent éliminer d’abord Katniss, dont la rumeur de bravoure et de survie a couru. Peeta préfère les suivre pour être là au moment final et peut-être sauver celle qu’il aime sans retour.

Katniss est repérée, blessée à la cuisse, poursuivie, mais un parachute lui apporte en cadeau de sponsor une crème cicatrisante. Grimpée dans un arbre élevé, que Cato le surmâle (Alexander Ludwig) n’a pu escalader, elle se sent en position précaire, la bande campant sous son arbre pour attendre qu’elle tombe de faim comme un fruit mûr. Mais Rue suggère de loin à Katniss de scier la branche sur laquelle est construit un nid de guêpes tueuses. En tombant, les bestioles venimeuses feront quelques victimes et, en tout cas, fuir les occupants. Ce qui est fait et Katniss dégringole de l’arbre pour déguerpir dans la forêt. Elle s’est fait piquer et hallucine mais Rue la soigne durant son sommeil avec des feuilles.

Lorsqu’elle se réveille, deux jours ont passé. Le canon virtuel tonne à chaque fois qu’un concurrent est tué et près de la moitié sont déjà morts lors de la première bataille pour le matériel, notamment les plus jeunes et plus faibles, d’autres sous les piqûres des guêpes. Katniss échafaude avec Rue un plan pour attirer la bande loin de son dépôt de provisions en allumant plusieurs feux à intervalles réguliers pour les égarer. Le dépôt est piégé et Katniss s’en aperçoit lorsqu’elle observe avant d’agir (encore une leçon commando à l’usage des ados). Une fille rusée – la Renarde – réussit à sauter entre les mines qu’elle a repérées et à voler un sac de provision à la barbe encore absente d’un très jeune de la bande. Katniss tire à l’arc sur un filet de pommes et celles-ci, en tombant aux alentours du dépôt, font exploser les mines, détruisant toutes les provisions. Le jeune garçon, gardien défaillant, sera éliminé impitoyablement par Cato revenu en courant (You’re fired !).

Rue s’est fait piéger dans un filet et n’a pu allumer d’autres feux qui auraient fixé la bande. Katniss la délivre mais un garçon lui tire dessus. S’il la rate, il touche mortellement la petite fille de sa flèche tandis que Katniss ne rate pas son cœur d’assaillant. En procédant à une cérémonie funéraire avec des fleurs du sous-bois en hommage à Rue et en souvenir de sa propre petite sœur Primrose, Katniss s’attire les faveurs du public qui suit les Hunger Games devant leurs télés – car tout est filmé, Big Brother is watching you. Haymitch convainc Seneca de favoriser l’histoire d’amour entre Katniss et Peeta pour aider à la pacification des districts, malgré les objections du président qui n’aime pas ce genre de faiblesse, une faille dans laquelle peut s’engouffrer la révolte. Un haut-parleur tonne alors que les règles viennent d’être modifiées pour qu’il puisse y avoir deux vainqueurs (encore une leçon sociale pour ado selon laquelle l’amour est plus fort que la mort – en tout cas permet mieux de survivre).

Katniss se met alors à la recherche de Peeta mais, lorsqu’elle le retrouve, le garçon est blessé d’un coup d’épée à la cuisse. Il s’est camouflé en rocher et en pelouse avec de la boue et des herbes, ce qu’il a appris chez son père en décorant des gâteaux (leçon : tout peut servir de son expérience précédente). Elle le mène clopin-clopant à une grotte et le soigne mais Peeta ne peut plus marcher et sa plaie s’infecte. Un parachute arrivé d’un sponsor ne contient que de la soupe, pas de chance ! Le couple s’étend au vu des spectateurs, serré l’un contre l’autre en amoureux transis. Ils s’embrassent pour les caméras mais pas de sexe entre eux alors que cela aurait été fort naturel car le film est américain puritain : tous les vêtements sont collet monté et aucune déchirure ni mouillé ne laisse entrevoir une forme moulée ni une quelconque chair non autorisée.

Katniss décide d’aller à la corne d’abondance lorsque le haut-parleur a énoncé que de nouveaux sacs étaient à la disposition des survivants. C’est risqué mais qui ne risque rien n’a rien (autre leçon, etc.). Elle réussit, évidemment, et soigne Peeta qui se retrouve guéri : c’est miracle que la technologie des riches. Mais le jeu s’éternise, les concurrents restants sont coriaces et la foule demande du sang. Le haut juge ordonne alors de jeter aux chiens les derniers et l’ordinateur fait surgir des molosses virtuels qui égorgent deux autres concurrents. Ne reste que Cato, le surmâle indestructible, blessé mais combatif. Lorsque Katniss et Peeta, poursuivis par la meute, grimpent sur l’édifice de la corne d’abondance dont les parois de métal lisse sont inaccessibles aux chiens, Cato qui a eu la même idée surgit et veut finir le travail. Une lutte s’engage entre Peeta et lui et il termine dans la gueule des chiens. Katniss, miséricordieuse, l’achève d’une flèche pour lui éviter de souffrir sous les crocs.

Ne restent que les deux vainqueurs mais la règle vient encore de changer sous l’influence du président qui n’admet pas la sensiblerie : il n’y aura qu’un seul vainqueur. Dès lors, qui va se sacrifier ? Nous sommes dans la tragédie, la même que celle d’Iphigénie où le père doit sacrifier sa fille aux dieux. Sauf que Katniss est américaine, donc surtout pas tragique mais pratique : elle ruse. Je vous laisse découvrir comment il se fait que tous deux sont, par un retournement de foule, déclarés vainqueurs. Cette provocation est insupportable au président qui condamne Seneca à disparaître par le suicide, tel Socrate. La roche tarpéienne est proche du Capitole, disaient les vieux Romains du danger à trop s’exposer.

Le couple Katniss et Peeta revient en train au district 11 ; Katniss reconnaît Primrose juchée sur les épaules robuste de Gale, qui a veillé sur elle. Peeta comprend que son amour n’est pas partagé. La suite (au prochain film) montrera que l’amour, comme la liberté, est une quête jamais terminée.

Le thème est sadique mais traité de façon assez conventionnelle, quoique qu’avec des mouvements de caméra en soubresauts très agaçants. Le spectateur est pris par l’action mais reste sans émotion sur la passion feinte de Katniss, pas vraiment sympathique, ni pour Peeta qui se dessèche sur pied sans rien oser. Aucun élan, aucune sensualité, chacun reste dans son rôle de gladiateur technique voué aux distractions des riches et puissants. La leçon ultime est qu’il ne sert à rien de se révolter contre le destin et les gènes qui vous ont fait naître ici et maintenant, dans une société dont les règles vous sont imposées. Soyez le bon citoyen, bon petit soldat sans affect, technicien impeccable de ce qu’on vous demande – voilà ce qu’est être un bon Américain en 2012. A la sortie du film, chacun voit qu’il vaut mieux être riche aux Etats-Unis pour survivre. Battle Royale était plus net et plus cru.

DVD Hunger Games (The Hunger Games), Gary Ross, 2012, avec Jennifer Lawrence, Josh Hutcherson, Liam Hemsworth, Woody Harrelson, Elizabeth Banks, Metropolitan Video 2012, 2h16, €8.29

Coffret INTÉGRAL Hunger Games – 4 films, Metropolitan Video 2020, €27.07 blu-ray €42.78

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Parlementer est dangereux dit Montaigne

En son sixième texte de ses premiers Essais, Montaigne prend un exemple tout frais de sa propre histoire, la prise du village de Mussidan proche du château de Montaigne par son parti, malgré un traité d’accord. C’est que la victoire importe plus que la morale et que la trahison est après tout de bonne guerre si c’est pour l’emporter. « A toujours été conseil hasardeux de se fier à la licence d’une armée victorieuse l’observation de la foi qu’on adonné à une ville qui vient de se rendre », écrit Montaigne avec quelque raison. Les soldats sont chauds et n’obéissent plus guère quand il s’agit de piller et violer, se vengeant de leurs morts et grisés de leur victoire.

Cela vaut aujourd’hui pour les guerres asymétriques, où les règles de la guerre en dentelles n’ont pas cours mais plutôt celles du profit de toute occasion. Enlever des otages au mépris des « droits de l’Homme » ou même de la parole jurée (comme ce journaliste Dubois, bien niais d’avoir cru un imam du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans au Mali malgré son « expérience »),est de bonne guerre. Le mensonge est licite quand c’est pour la gloire d’Allah, la ruse est licite quand c’est pour sa survie devant un géant borgne qui ne songe qu’à vous dévorer, la trahison est un art de la guerre. L’islam comme L’Odyssée ou Sun Tzu sont d’accord.

Cela vaut aussi pour les guerres commerciales, dans lesquelles les Chinois sont passés maîtres, comme le prouve le fameux contrat de train à grande vitesse, dont la réalisation fut mise en concurrence auprès des Français, des Allemands, des Japonais, des Italiens, non pour le réaliser – ce sera une réalisation purement chinoise – mais pour accéder aux dossiers, aux plans et aux techniques. Les niais se sont fait berner, attirés par l’odeur de l’argent, sans voir que leur savoir-faire leur était purement volé. De même ce fameux laboratoire P4 de Wuhan, construit par l’avance technologique française et poussé par une diplomatie crédule en mal de justifier sa présence pléthorique et de moins en moins utile depuis qu’existe l’Internet. Il était « promis » que des contrats permettraient des échanges de connaissances et des recherches communes : il n’en a rien été et c’est désormais une générale chinoise qui dirige ce labo devenu militaire, dans le secret le plus absolu. Certains disent même que le Sars-Cov-2 aurait bien pu s’être échappé de ses paillasses, la sécurité étant prise plus à la légère qu’en France, alors même que les derniers chercheurs occidentaux ayant pu y avoir accès ont observé des travaux sur les virus de la chauve-souris. En 2004, le virus responsable du Sras (le Cov-1) s’était déjà échappé de l’Institut de virologie de Pékin… La production d’un vaccin très rapidement par les Chinois peut renforcer ce soupçon, d’autant plus que l’omerta du Parti est absolue sur le sujet de Wuhan, laissant proliférer tous les doutes…

Croire son ennemi est une naïveté, comme si tout le monde était gentil et chrétien adonné à l’amour de son prochain, ou du moins respectueux des « règles » émises par les Occidentaux qui en voient une morale « universelle » alors que de plus en plus de cultures non-occidentales contestent ce point de vue. « Cléomène disait que, quelque mal qu’on put faire aux ennemis en guerre, cela était par-dessus la justice, et non sujet à celle-ci, tant envers les dieux qu’envers les hommes ». Ce qui compte est de gagner et peut importent les moyens. Ils sont légitimés dès lors que vous êtes le plus fort. « Car il n’est pas dit que, en temps et lieu, il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté », observe encore Montaigne. Notre diplomatie française qui fait la leçon au monde entier laisse faire par faiblesse les gouvernements du tiers-monde qui bafouent les règles en mentant, arrêtant, enlevant nos ressortissants sans aucun droit – et sans que nous protestions vigoureusement. Ce fut le cas de Florence Cassez au Mexique, des pilotes « d’Air cocaïne » à Saint-Domingue, des chercheurs emprisonnés en Iran – et même du dirigeant de filiale Frédéric Pierucci, d’Alstom incarcéré aux Etats-Unis pour faire pression sur l’entreprise afin de la faire racheter (à bon prix) par General Electric. Soyez bêtes, vous en paierez le prix ; soyez vigilants et fermes, vous préserverez vos intérêts. Il serait peut-être temps d’éviter de prendre les voyous pour des gentlemen et d’adapter notre politique et notre diplomatie en conséquence. L’Europe, mais poussée aux fesses par les Etats-Unis devant lesquelles elle fait soumission, commence tout juste à hausser les sourcils envers la Chine et son racket.

« Monsieur d’Aubigny, assiégeant Capoue, et après y avoir fait une furieuse batterie, le seigneur Fabrice Colonne, capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisant plus molle garde, les nôtres s’en emparèrent et mirent tout en pièces ». Qui baisse sa garde croyant au bon vouloir de l’autre risque fort d’en être blessé. Et citant l’Arioste : « Vaincre fut toujours fait glorieux / Qu’on ait vaincu par chance ou par ruse ».

Cela est la réalité et il faut la connaître. « Mais le philosophe Chrysippe n’eût pas été de cet avis, dit Montaigne, et moi aussi peu ». Et d’en appeler à Alexandre, dit le Grand, qui refusait « d’employer des victoires dérobées » mais user plutôt de son talent et de sa force pour emporter la victoire.

Ainsi va Montaigne, balancé entre réalisme et morale, réalpolitique et politique légitime. Réflexion de philosophe qui se choque à celle de l’homme d’action – sans conclure. Laissant à chacun la pensée en chantier.

Disons après sa leçon que tout dépend des circonstances… mais que les faits sont plus têtus que les idéaux.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le processus historique du capitalisme

Le capitalisme, tout le monde en parle, rare sont ceux qui savent ce que c’est.

Il est en premier lieu une technique d’efficacité économique née avec la comptabilité en partie double à la Renaissance dans les villes italiennes, puis développé par le crédit – basé sur la confiance. Il devient avec la révolution technique puis la révolution industrielle un système de production qui prend son essor et submerge progressivement les velléités du politique. Si les guerres et les grandes crises ramènent l’Etat sur le devant de la scène, le système de production, par son efficacité, reprend très vite le dessus.

La démocratie n’est pas indispensable au capitalisme, puisque les régimes autoritaires comme la Chine l’utilisent à leur plus grand profit ; mais c’est en démocratie, où règne le maximum de libertés, que le capitalisme peut s’épanouir le mieux. Tout le processus démocratique réside cependant dans le délicat équilibre à tenir entre le politique et l’économique, l’intérêt général et les intérêts particuliers. L’historien Fernand Braudel a défini le capitalisme comme outil de la puissance d’Etat pour fonder une économie-monde (aujourd’hui les Etats-Unis, demain peut-être la Chine) : « Puissance dominante organisée par un État dont l’économie, la force militaire (Hard Power), l’influence culturelle (Soft Power) rayonnent partout ailleurs, dominant les puissances secondaires ».

Ce n’est qu’à la pointe du système d’efficacité économique que « le capitalisme » prend la forme idéologique répulsive de l’opinion commune. Fernand Braudel : « Les règles de l’économie de marché qui se retrouvent à certains niveaux, telles que les décrit l’économie classique, jouent beaucoup plus rarement sous leur aspect de libre concurrence dans la zone supérieure qui est celle des calculs et de la spéculation. Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce qu’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autre. » Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVE –XVIIIe siècles, 1979, t.2 p. 8.

David Djaïz, « haut fonctionnaire » mais diablement intelligent, livre dans le numéro 209 de la revue Le Débat, mars-avril 2020, une brève histoire du processus capitaliste dans l’histoire. S’il est né dans les villes italiennes et flamandes au XVe siècle, il est resté « en taches de léopard » dans les villes libres et les grandes foires, « espaces de transaction d’où étaient exclues la violence et la ruse ; [né] d’une accumulation ‘primitive’ de capital par des marchands devenus des banquiers et des assureurs ; de la construction d’un réseau d’infrastructures et de moyens de transport (ports, routes, flottes de bateaux) ; d’une sécurité juridique naissante des contrats et des lettres de change ».

En revanche, l’expansion « systématique » du capitalisme ne fut est possible qu’avec la formation de l’Etat-nation moderne. « L’Europe a été le berceau de ce processus puisqu’elle a vu, entre le XVIe et le XIXe siècle, se produire une triple révolution : spirituelle (la Réforme et la Contre-Réforme), politique (la Révolution française et ses épigones), et productive (la révolution industrielle) ». Le capitalisme a cependant dû s’émanciper du carcan des Etats-nations pour repousser les frontières du possible, au-delà du cadre institutionnel, réglementaire et politique. Le pays de la Frontière (les Etats-Unis) est le lieu où le capitalisme s’est épanoui le mieux parce que la mentalité du pionnier encourageait de repousser n’importe quelle borne (l’Ouest, le monde, l’espace, le « trans » humanisme). « Lorsqu’un marché intérieur approche de la saturation, que l’équilibre épargne/investissement est rompu à l’intérieur d’un territoire donné (le plus souvent en raison d’un excès d’épargne qui n’arrive pas à ‘s’allouer’), les capitaux cherchent à se déployer à l’extérieur du périmètre géographique dans lequel ils se sont formés ». D’où les liens avec l’impérialisme hard (colonialisme européen ou soviétique) ou soft (hégémonie culturelle, économique, militaire américaine ou chinoise). D’où la pression pour désocialiser de l’intérieur les Etats en repoussant les limites du travail et de la fiscalité. Enfin la sape systématique de la propension à « économiser » des individus en poussant la consommation par la publicité et en suscitant le désir via le prestige social et la mode.

La disposition à créer sans cesse de nouvelles inégalités sociales est la règle, puisqu’elle permet l’émulation du désir, donc du commerce. Il s’agit « d’intégrer au circuit de l’échange marchand non plus simplement les biens matériels qui sont produits, mais les facteurs de production eux-mêmes – la terre, la force de travail, le capital financier, les savoir-faire – et ce afin d’intensifier et d’optimiser leur utilisation dans le cadre du processus productif ». Je vous le disais : le capitalisme est la forme d’efficacité économique la plus avancée. En tant que méthode de production, il peut s’appliquer à tout : y compris l’écologie. Car produire le plus avec le moins est son système – donc l’épargne maximum des ressources et l’optimisation du savoir. Sauf que « le capitalisme » n’a pas de but autre que persévérer dans sa propre technique. C’est le rôle des politiques de le faire servir – aux Etats-nations puisque nous en sommes toujours là, à la planète Terre puisque c’est indispensable. L’outil n’agira pas de lui-même, il servira ceux qui l’utilisent.

Ce pourquoi nous assistons à une « réaction » – analogue à celle des années 1930 après la Grande guerre puis la Crise de 29 – contre « le capitalisme ». Mais c’est accuser le marteau d’écraser plutôt que celui qui le tient… « Lorsque la marchandisation du travail et de la terre atteint un degré tel que la dignité humaine, la culture, les traditions, le cadre de vie sont menacés par la transgression du marché en dehors de la sphère économique, la société cherche à se protéger ». Après 1945 par exemple, le capitalisme « fut reterritorialisé, resocialisé et respécialisé ». Les Etats devant se reconstruire, les entreprises ne visaient pas le grand large. La croissance forte des Trente glorieuse a servi à financer plus de protection sociale et « le pouvoir d’achat réel des salariés a triplé en 25 ans » (1950-1975). Le développement du droit du travail et du droit international a démarchandisé le travail humain (durée maximum du travail, interdiction du travail des enfants, etc.). Mais ces « progrès » ne sont pas acquis une fois pour toutes car ils ont été permis par « les bas coûts de l’énergie, ainsi que la fluidité et la disponibilité des réseaux d’extraction et de circulation du pétrole » – avec les « perturbations irrémédiables que celle-ci engendra sur le système Terre ».

Le « système » de progrès indéfini – économique, social – n’est donc pas possible sans énergie abondante et bon marché. Dès lors que nous ne l’avons plus, deux voies s’ouvrent : la voie autoritaire (à la chinoise) où le capitalisme devient « vert » au prix du rationnement ; la voie démocratique qui négocie capitalisme et soutenabilité dès la base locale en associant le citoyen à « la production de la politique publique ». La troisième voie existe, mais elle est purement réactive, comme un combat désespéré pour persévérer selon le passé, par refus de voir la réalité et sans véritable espoir : « du Brésil à l’Inde, en passant par les Etats-Unis, nous voyons surgir un néonationalisme morbide, viril et excluant, peu soucieux des libertés individuelles, dont il est peu niable qu’il soit le résultat de la polarisation des sociétés provoquée par la grande crise de 2008 et, plus structurellement, par quarante années de mondialisation libérale mal maîtrisée ».

Où l’on en revient à Fernand Braudel : le capitalisme efficace exige un Etat puissant qui organise l’économie et la société et qui fait face à l’extérieur. L’article a été publié avant, mais la maladie Covid-19 l’a démontré sans conteste.

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Ethique et morale

Il y a peu de différence étymologique entre les termes d’éthique et de morale. Le premier vient du grec, le second du latin, et c’est peut-être de cet écart de culture que naît la différence du sens entre ces deux mots.

Le grec ethikos fait référence aux mœurs, à la manière d’être habituelle. Le latin moralis fait lui aussi référence aux mœurs mais comme science des règles de conduite. Si le grec constate, le romain légifère. L’éthique est ce qui existe dans une communauté autonome, le comportement pratique adapté à cette communauté et issu d’elle. La morale est la vertu abstraite censée suivre les seules règles de la raison ; elle se veut universelle, relative à l’esprit plutôt qu’au groupe d’individus physiques.

L’écart est là sans doute. Le grec valorise les coutumes, le latin la raison. Le grec est pratique, le romain à principe. Le grec observe le comportement intériorisé, naturel, d’un groupe particulier ; le romain élabore les règles pour acquérir une éducation d’homme universel. Le grec se veut philosophe, le romain juriste.

Après des siècles de sociétés traditionnelles, hiérarchiques, juridiques, abstraites et totales, peut-être assiste-t-on aujourd’hui à la revanche de l’esprit grec. Trop d’État, trop de paternalisme, trop de morale et de carcan juridique, social et militaire – les Romains nous sortent par les yeux avec leur centralisme et leur morale unique pour tous. Vive les Grecs et leur philosophie, la raison personnelle et relative, fondée sur l’observation de ce qui est ! Le progrès du savoir, l’augmentation de la civilisation humaine passent peut-être moins aujourd’hui par la contrainte éducative que par l’affinement de la pensée personnelle. Plutôt que d’imposer un carcan extérieur, il faut encourager la promotion des qualités propres à chacun ; plutôt que la discipline, l’épanouissement ; plutôt que l’armure éducative, la floraison qui vient de intérieur.

Ne mélangeons donc pas éthique et morale. La première est bien plus exigeante que la seconde. Ce pourquoi peut-être la morale se perd…

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Retour des nations

Il y a une quarantaine d’années, le monde a été bouleversé : 1978, la Chine communiste s’ouvre au marché ; 1979, l’Iran de Khomeiny instaure une république islamique ; 1989, le mur de Berlin tombe et 1991, l’URSS s’effondre de l’intérieur ; 1992, l’Internet public se répand ; 1999, l’euro est instauré dans la finance, en 2002 dans les portes-monnaies. La mondialisation a repris entre 1980 et 2014 comme entre 1880 et 1914 – à chaque fois 34 ans. C’était le temps de la génération d’avant, ma génération.

Depuis cinq ans, avec la génération actuelle, le monde se démondialise : 2001, les attentats du 11 septembre (2977 morts) rendent les Américains paranoïaques et revanchards ; les attentats islamistes se multiplient de 2002 à 2011 en Inde (Parlement – 7 morts, Qasim Nagar – 29 morts, Bombay – 209 morts puis 166 morts en 2008, Varanasi – 28 morts, Jaïpur – 63 morts), en Russie (théâtre de Moscou – 130 morts, Beslan – 344 morts, métro de Moscou – 40 morts, Domodevovo – 37 morts), à Bali (plage de Kuta – 202 morts), au Maroc (Casablanca – 33 morts), en Espagne (Madrid – 191 morts), à Londres (56 morts), à Boston ; 2003, la seconde guerre d’Irak aboutit à la déstabilisation de toute la région et à la naissance de Daech, suscitant un nouveau terrorisme ; 2012, Merah en France tue 7 personnes dont 3 enfants ; 2015, Charlie-Hebdo – 17 morts ; le Bataclan – 130 morts ; 2016, Nice – 86 morts… La religion fait son retour en force, et non seulement l’islam mais aussi l’hindouisme (Inde, Birmanie, Thaïlande) et le judaïsme (Israël), voire le catholicisme (la Manif pour tous, la Pologne) – qui, au moins, ne tue pas (encore).

Des murs se construisent, des identités sont traquées ou expulsées (les Rohingyas en Birmanie, les musulmans en Inde, les chrétiens en Egypte et en Syrie, les flics et les Juifs à Paris, les « mécréants » sur les terrasses…) Face à l’amoralisme de la finance globale, les délocalisation opportuniste et l’optimisation fiscale, face aussi à l’indifférenciation technique du net, chaque pays est amené à cultiver son inimitable : l’islam chiite en Iran, l’islam sunnite en Turquie, le judaïsme botté en Israël, l’hindouisme intransigeant en Inde, l’orthodoxie patriotique en Russie, la souveraineté « impériale » au Royaume-Uni, la morale catholique ou la laïcité radicale en France. Des micro-tribus se créent sur les réseaux sociaux et excluent toute contestation en leur sein. Les « natives » de quelques tendances que ce soit (y compris lesbiens et Noirs, Amérindiens ou féministes) font de leur « identité » une politique et interdisent aux autres d’y toucher (pas de rôle de Noirs joué par des Blancs au théâtre, pas de mots connotés victimaires, pas de recette de cuisine qui ne soit « authentique » sous peine de poursuites en contrefaçon…)

Seule pour le moment l’Europe occidentale y échappe (mais pas la Hongrie, ni la Pologne, ni vraiment l’Autriche). Comme si l’Union européenne ne pouvait prospérer que dans le monde d’avant, celui du libéralisme des échanges et des traités multilatéraux. Ce que Trump et le Brexit viennent de renverser en quelques mois. L’OMC n’existe presque plus, l’ONU est méprisée, l’OTAN fragilisé par la Turquie, le traité sur le climat foulé aux pieds. Les États-nations renaissent partout, en Chine, en Inde, en Russie, en Turquie, en Iran, en Israël, au Japon, en Birmanie, en Thaïlande, aux Etats-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni peut-être bientôt désuni…

Seule l’Union européenne se veut apolitique, niant même toute politique qui serait de puissance au profit de règles communes fondées sur la monnaie et le commerce. Chacun rétablit une identité et des frontières – pas l’Europe qui ne sait pas qui elle est, ni si elle a des racines (la science grecque à vocation universelle, le droit romain sur le territoire, le parlement viking recréé par la Grande-Bretagne et la France au XIIIe siècle, la personne chrétienne) ou si elle envisage un melting pot universaliste où chacun prend selon ses besoins sans rien donner en échange et attend de la loi qu’elle les protège de tous les autres.

La société ne se gouverne plus mais s’administre ; les politiciens ne font que des promesses alimentaires, sans projet commun. La dispersion des droits de plus en plus étroitement individualistes (mariage gai, procréation remboursée pour tous) se double d’un universalisme abstrait devenu Surmoi désincarné. Cela n’encourage pas les citoyens à être responsables du projet social de leur pays mais les rend à la fois victimes acariâtres d’un peu tout ce qui ne va pas – et moralisateurs sur les Principes. Les migrants ? L’humanitaire DOIT les sauver – mais PAS chez nous !

Une nation, c’est un Etat, une culture, une langue et une religion – majoritaire. L’Union européenne n’est pas Etat mais une confédération de chefs d’Etat ou de gouvernement en Conseil, flanqué d’un Parlement élu nation par nation, qui ne vote qu’un budget croupion et ne contrôle pas grand-chose. La culture européenne est niée par les technocrates qui préfèrent illustrer les billets par des viaducs que par de grands noms. La langue est devenue le globish mondialisé d’anglo-américain abâtardi, faute de savoir encore parler la langue de l’autre comme au début du siècle dernier, ou même encore en 1945. La religion est exclue puisque « les racines » ont été refusées pour ne pas « choquer » les « associations » qui ne représentent qu’elles-mêmes – c’est-à-dire les minorités d’autant plus radicales qu’elles sont infimes.

L’Europe se voudrait l’embryon de la « République universelle » vantée par Victor Hugo dans un de ses gonflements de lyrisme. Sauf que le monde n’en veut pas : chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Les « valeurs » occidentales ne valent rien hors d’Occident. La Chine a les siennes, l’Oumma musulmane les siennes, la Mère indienne aussi. Tous les revendiquent en égale dignité : pourquoi continuer à faire comme si ?

La mondialisation n’a pas été heureuse pour tous. Les pays pauvres en ont bénéficié, les pays riches se sont largement appauvris. A l’intérieur de chaque pays, les inégalités se sont creusées, abyssales parfois. Les « printemps » arabes et autres jacqueries franco-françaises de « gilets » ou « bonnets » (jaunes, noirs, rouges) font successivement flop faute d’agréger en projet commun le « sac de pommes de terre » social. Les élections sortent les sortants quasi systématiquement pour les remplacer parfois par des clowns (Islande, Ukraine, Italie, Etats-Unis). La dette s’est envolée avec la crise financière (venue des Etats-Unis), le climat s’est réchauffé à cause des industries polluantes et des comportements de bébés gâtés (surtout aux Etats-Unis), le terrorisme a trouvé sur Internet (lancé aux Etats-Unis) son terrain de jeu privilégié. Et la Chine comme, de façon moindre, la Russie montrent qu’un régime autoritaire et centralisé est plus efficace pour prendre les mesures impopulaires mais nécessaires qu’un régime soumis au parlement et aux élections à partis multiples.

Au point que le leader du monde (encore les Etats-Unis, incarnés par sa classe moyenne) démissionne, épuisé par des guerres ingagnables et la crise financière de leur faute, sucés par les Chinois qui attirent ou pompent leurs technologies et essaiment dans le monde avec la nouvelle route de la soie et la Banque asiatique d’investissement, lessivés par la concurrence des pays industriels à bas prix, effondrés moralement de s’apercevoir, depuis le 11 septembre, que le monde ne les aime pas plus que les Israéliens depuis l’occupation des Territoires. Ils se replient sur eux, blessés et vindicatifs, revanchards, craignant le déclassement et la paupérisation. Ils n’ont plus d’amis, rien que des partenaires possibles en cas de transaction, ou des ennemis déclarés. Devant cette posture, nous ne pouvons que réagir !

Des menaces de rétorsions commerciales en lois extraterritoriales qui « interdisent » unilatéralement aux autres pays souverains de travailler avec tel ou tel pays sur liste noire purement américaine, du chantage au procès pour absorber les entreprises qui les intéressent (Alstom) à la défiscalisation systématique de ses champions du net (les GAFA) et aux procès victimaires à coup de millions de dollars contre les entreprises rachetées par des étrangers (Monsanto) – les Etats-Unis se sont mis en guerre. Contre le monde entier, y compris leurs soi-disant « alliés ».

Ils inversent leur action depuis 1945 et tournent le dos à la coopération au profit du « deal » où leur intérêt national seul prime : America first ! Ils sont désormais contre le libre-échange et pour le mercantilisme ; contre le multilatéralisme et pour des traités bilatéraux ; contre l’immigration et pour l’épanouissement intérieur ; contre une politique du climat et pour l’industrie nationale.

Dans ce contexte, l’Europe ne doit pas rester les cuisses ouvertes pour accueillir tous ceux qui veulent en jouir : elle aussi doit devenir une puissance – ou péricliter. De l’extérieur en servant de variable d’ajustement entre Américains et Chinois sur les normes et la technologie, de l’intérieur en acceptant l’immigration ouverte et les importations inutiles, au prix du délitement social accéléré. Il nous faut désormais affirmer : Europa first ! Sinon, chacune des nations de l’Union aura la tentation de reprendre ses billes et de défaire cette zone de coprospérité qui a assuré la paix et la stabilité depuis plus d’un demi-siècle.

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Maurice Sartre, Histoires grecques

Le pouvoir grec a duré mille ans, comme le romain, et perdure sous-jacent à notre culture. En témoignent ces 43 petites études rassemblées par un grand historien à la retraite, classées par la chronologie. Prenant prétexte d’une découverte, monnaie, inscription, statue, ou fragment de texte classique, l’auteur plonge dans la civilisation même et évoque un univers qui nous gouverne encore. C’est passionné et érudit, rigoureux et amoureux. Le curieux comme l’historien y trouvent leur provende parce que l’on y parle du passé mais aussi du présent.

Ainsi le droit de saisie des biens des étrangers par le pays dont un membre était en litige avec eux rappelle la politique de Trump faisant payer des « amendes » pour infractions extraterritoriales aux entreprises européennes, comme les menées de l’Iran qui « retient » des pétroliers dans le détroit. « Dans le traité aristotélicien de l’Economique, l’auteur mentionne comment la cité de Chalcédoine, pour se procurer des ressources, exerça un droit de saisie sur tous les navires qui franchissaient le Bosphore et qui appartenaient à un citoyen d’une cité avec laquelle l’un quelconque de ses citoyens avait un conflit d’affaires » chap.15. L’auteur note que ce droit du plus fort est considéré comme archaïque en 370 avant notre ère déjà, et que des accords étaient signés pour éviter ces désagréments dans les échanges. Trump les foule aux pieds dans son égoïsme de gros paon fier d’étaler son pouvoir.

Ainsi la tuerie des hilotes en 424 avant, selon le bon vouloir de la cité et des éphèbes en initiation à Sparte, rappelle le sort des Juifs sous le nazisme. L’histoire ne se répète jamais mais elle bégaie car l’humain reste le même, n’évoluant que sur des millénaires. « Le ‘mépris des hilotes’ constitue l’un des piliers idéologiques de la société spartiate (…) Il maintient les hilotes dans la crainte, voire la terreur de leurs maîtres : celui qui se distingue de quelque manière que ce soit risque la mort, donnée notamment par les cryptes lors de leur initiation. Mais il contribue aussi à l’éducation morale, politique et physique des jeunes, qui trouvent chez les hilotes l’image inverse de l’idéal à atteindre. (…) Enfin (il) contribue à établir la distance nécessaire entre deux groupes de même origine, mais dont l’un domine l’autre à tout jamais » chap.13. Chacun peut aisément remplacer hilote par Juif sous le nazisme ou l’islamisme, ou par Arabe ou immigré pour les extrémistes ou poutinistes. La technique idéologique du bouc émissaire garde de belles perspectives.

Ainsi encore de la démagogie qui établit les tyrans (chap.5). Ceux-ci sont populaires parce qu’ils flattent les petits contre les « gras », tout comme Trump, allant jusqu’au partage des terres ou des richesses – ce que le vieux milliardaire se garde bien de prôner. Mais il suit la ligne antique : « La tyrannie a aidé à mieux établir l’identité civique en restaurant les cultes et ne leur donnant plus d’éclat ». La frontière contre les Latinos, la guerre commerciale contre les Chinois, les menaces contre l’Iran et le mépris des Européens qui ne font pas assez restaurent « les valeurs » et « la grandeur » de l’Amérique… pour un temps. Car la tyrannie est vite renversée dans l’histoire.

Ainsi enfin de la monnaie, aujourd’hui le pouvoir exorbitant du dollar du à l’hégémonie militaire, économique et culturelle des Etats-Unis sur le monde. « L’invention de la monnaie s’accompagne, dès l’origine, d’une manipulation de l’Etat » chap.3. « Athènes décida, un peu après le milieu du Ve siècle, d’imposer l’usage de ses monnaies à l’ensemble de ses alliés de la Ligue de Délos ».

Maurice Sartre, par petites touches au gré des occasions, définit la société et la civilisation grecque telle qu’elle s’est constituée et a duré de – 600 à + 400 environ. Ainsi la cité, la polis : « Pour faire court, la cité serait un modèle de structure politique participative (quelles que soient les limitations imposées aux participants), à l’opposé des régimes monarchiques en vigueur dans les grands empires du Proche-Orient. (Ou) toute communauté qui (…) établit en son sein des relations de solidarité imposant à tous un minimum de règles et d’obligations communes ». Mais « La mention des dieux et des cultes communs vient en premier dans toute définition classique de la cité ; intégrer un étranger dans la cité, ce n’est donc pas seulement lui accorder des droits politiques, mais d’abord le faire participer aux cultes communs, lui donner les mêmes dieux qu’à soi-même » chap.1. Rien de nouveau sous le soleil : le « contrat » social n’est pas un contrat de travail entre forces interchangeables mais un désir humain de vivre ensemble et « la religion » (aujourd’hui les mœurs, coutumes et habitudes) en fait partie. L’exotisme est toléré, dans des limites raisonnables qui enrichissent mais, lorsqu’il envahit trop l’espace public, il devient néfaste et fracture la nation.

Pour faire corps, rien de tel que l’éducation. Les cités grecques formaient des citoyens-soldats dès le plus jeune âge pour les garçons (et pour les filles aussi à Sparte). Dès lors, « le gymnase constitue le symbole même de la vie ‘à la grecque’, c’est-à-dire de la vie civilisée. (…) La pratique du sport, avec la nudité qui l’accompagne, apparaît aux Grecs comme ce qui les distingue le plus sûrement des barbares » chap.26. Ce pourquoi la cité de Toriaion en Phrygie vers 160 avant, tout comme le Juif Jason à Jérusalem ou la ville d’Alexandrie sous l’Empire, réclament tous un gymnase. Il est le lieu même où l’on se mesure et s’observe en toute transparence, égaux par la peau, où l’on s’exerce et on lutte en commun, où l’on apprend, dans l’éphébeion tout proche, les lettres, la rhétorique et la musique, sous une discipline sévère. Le lieu est protégé du monde extérieur moins pour éviter les tentations homosexuelles, fort courantes et qui font partie de la civilisation jusqu’au mariage, que pour conserver l’attention aux exercices. Aujourd’hui on éteint son portable au collège, hier on éteignait son désir. Ce n’est qu’une fois sorti du gymnase que les relations d’admiration, d’affection et de désir étaient autorisées.

Ce recueil livre encore des remarques fort instructives sur le rôle de la femme, sur les chrétiens confrontés au monde païen grec, sur le commerce des Grecs dans tout le monde arabe, sur les concours et championnats où le record n’existait pas mais être le premier parmi ses pairs était l’essentiel. D’une écriture facile mais sans concession érudite, muni d’un glossaire des termes historiques, ce livre peut se lire d’un bout à l’autre ou se déguster selon les chapitres, toujours présentés avec des titres comme au journal Libération tels que « Manger des racines », « Pasion lègue sa femme », « Nu et sans armes dans la nuit » ou « Uriner devant Aphrodite ».

Maurice Sartre, Histoires grecques, 2006, Points 2009, 464 pages, €10.80 e-book Kindle €10.99

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Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté

« Qui veut accéder à l’enfance doit encore surmonter sa jeunesse ». L’ouvrage s’ouvre sur cette citation de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche, auquel l’auteur préfère Freud dans sa critique de l’église et sa tentative de reconstruire les bases de la foi. Pour Drewermann, la doctrine de l’église catholique est une aliénation, propagée et maintenue par un corps de fonctionnaires de Dieu, névrosés obsessionnels. Pour la rebâtir, il faut briser ce carcan. La foi est nécessaire, elle se construit sur les images de l’inconscient pour exorciser l’angoisse humaine. Elle est rationalisation abstraite de la peur animale.

Mais cet ouvrage me laisse partagé. Autant la critique du fonctionnement ecclésial et du parti de Dieu est souveraine, autant l’appel à Freud, à Jung et à l’éthologie sont peu convaincants. Ils apparaissent trop archaïques, pesants, « dogmatik ».

L’Eglise : « Cette manière bureaucratique qu’elle a de posséder la vérité aboutit à une trahison systématique de l’homme de Nazareth et de son existence prophétique » p.14. Dieu doit, au contraire d’être un dogme, être découvert par soi-même dans « une dialectique de l’essai et de l’erreur à l’intérieur de sa vie personnelle » p.15. Le catholicisme est l’avatar spirituel de l’impérialisme romain. Il est fétichisme conceptuel, superstition du sacrement, exacerbation névrotique des scrupules, « une religion de la peur que l’on conjure par la magie » p.26. Pire, « L’Eglise peut même attribuer à tout péché la gravité qu’elle veut » p.31. Car « le but, ce n’est pas la connaissance de soi-même ni la découverte de la vérité de Dieu, c’est seulement que le pouvoir de l’église soit reconnu comme le principe formel du salut éternel » p.32. Un pouvoir analogue à celui du parti communiste en Chine. Ce pouvoir a « la prétention (…) de détenir, préfabriquée, la vérité parfaite et étouffe toute possibilité pour l’individu d’apprendre et de mûrir par lui-même » p.35. En ce sens, la théologie « ne peut être que la science de l’adaptation aux règles prescrites » p.39. D’où son abstraction, sa dépersonnalisation, son refus du dialogue. Être en opposition, c’est se sentir « mauvais », avoir peur de soi-même, cette peur projetée dans les images du Diable, de l’Enfer, ces résidus archaïques. Selon Freud, il s’agit d’un « sadisme du Surmoi ».

« Le centre existentiel de toute peur et de toute angoisse, c’est l’individualisation de la vie humaine. Contre cette peur, la raison est impuissante (…). Il n’y a qu’une forme, et une seule, qui soit en mesure de vaincre la souffrance que cause à l’homme l’isolement dans sa singularité et sa solitude : c’est l’amour » p.117. Il consiste, selon l’auteur, « à découvrir que l’être aimé (…) possède pour moi et en lui-même une importance infinie » p.118. Or, « la faute capitale de la dogmatique chrétienne consiste à remplacer l’amour par l’intellect, la liberté par la contrainte, la peur et l’angoisse par l’hétéronomie » p.118 (ce qui signifie chercher dans les règles sociales sa ligne de conduite, et non pas en soi-même). Nietzsche l’avait bien vu : « L’homme de foi, le croyant quel qu’il soit, est nécessairement un être dépendant, un de ceux qui ne peuvent se poser eux-mêmes comme fin (…). [Il] ne s’appartient pas, il ne peut être qu’un moyen, il faut qu’il soit exploité, il a besoin de quelqu’un qui l’exploite » p.142. Mais les hommes sont peu souvent assez forts pour être libres. Ils veulent croire.

Drewermann veut refonder la foi sur les images inconscientes de Jung, sur les programmes du diencéphale, sur l’imprégnation et l’apprentissage programmé. Pour lui, « la véritable tâche de la religion c’est l’indispensable intégration de l’émotionnalité [gasp !] et de la rationalité », en établissant « une relation entre les fonctions des hémisphères et celle du diencéphale » p.257. C’est le projet de tout humanisme, et même probablement la façon pour l’être humain d’être adulte : nul besoin de Dieu dans ce processus. Drewermann ajoute, ingénu : « Nous avons l’urgent besoin d’une culture : poésie, religion, imagination, qui nous aiderait à mettre un terme à la fois au formalisme d’un savoir scientifique dominateur et au fétichisme conceptuel du dogmatisme de l’Eglise » p.259. Une fois dégonflé ce vocabulaire pédant, traduit en direct de l’allemand, il ne reste que l’aspiration éternelle au savoir maîtrisé, en bref à la civilisation – avec pour les plus faibles un nouvel opium du peuple à vision pédagogique et consolatrice.

Contre la religion de l’angoisse, clame l’auteur, reprenons le combat dont Jésus donne l’exemple. Les concepts de psychose, névrose, schizophrénie, archétype, sont appelés en renfort du raisonnement, un brin lourdement. Le bouddhisme est évacué trop vite comme « détachement » du monde et surtout du « moi », ce qui nierait « la personne ». Cette précieuse petite personne Eugen Drewermann, comme tout catholique, en reste fétichiste. La raison grecque et sa culture de lucidité est à peine évoquée (pages 319 et 320). Pourtant, eux ne croyaient pas à la Providence. Pour Épicure, « ce grand Grec, la sagesse et la véritable intelligence des choses constituaient des formes authentiques et justes de vénération du divin ». Les dieux ne sont que des reflets humains et je souscris à cela : qu’est-il besoin de Dieu ? Drewermann expliquant Épicure : « Seul un être humain dont la conscience est devenue claire jusqu’au fond, n’a plus besoin, se fuyant lui-même, de projeter des pans entiers de son propre psychisme dans le monde transcendant des dieux célestes ou de la métaphysique ». La critique est exemplaire mais l’auteur se contente de la plaquer sans conséquences pratiques sur son discours.

À ce moment, tout est dit, mais il en remet une couche de 180 pages d’une logorrhée souvent pénible (par exemple le chapitre intitulé Les champs symboliques du sentiment de sécurité). Eugen Drewermann alors se répand, s’écoute parler, se noie dans l’érudition pesante, sans la lucidité ni le courage de couper ni d’aller à l’essentiel. La lourdeur de son discours est peut-être le signe d’une pensée fumeuse, c’est du moins mon avis. Il désire remplacer le dogmatisme de l’Eglise par la démarche vivante de Jésus : mais que ne le fait-il ! Reste-t-il encore trop englué dans le catholicisme romain, ce névrosé obsessionnel de l’explication psychologique ? Ne sombre-il pas, dans ces 180 dernières pages de plomb, dans ce « crétinisme en psychologie » dont Nietzsche affublait le christianisme en son entier ?

Mais s’il avait été plus clair, aurait-il été entendu ? La presse et l’opinion louangent souvent les érudits pesants parce que la presse et l’opinion ne comprennent pas tout et se sentent admis dans un club d’initiés réservés à une élite. Les snobs ont toujours préféré Hegel à Descartes ou Kant à Montaigne. Les louanges de la presse sur le livre à sa parution en sont un bon symptôme. Ce livre secoue la vénérable poussière accumulée sur le dogme catholique mais il se contente d’entrouvrir une fenêtre. Quant à l’Eglise, elle l’a viré comme hérétique. Depuis la parution, Drewermann s’est enfin intéressé au bouddhisme et a rencontré le Dalaï-lama ; mais il reste englué dans la bonne vieille psychanalyse freudienne : ne remplace-t-il pas un dogme par un autre ?

Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté, 1997, Albin Michel spiritualité, 598 pages, €6.00 occasion

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Dernier mercredi de juin à Paris

Dernier mercredi scolaire, les vacances sont si proches, le bac si prenant qu’on ne fait déjà plus rien. Que des selfies au bord du bassin du jardin du Luxembourg ou faire voguer un voilier traditionnel avant la croisière familiale en Corse ou en Bretagne.

Certains jouent au ballon, mais il fait si chaud et la coupe est celle des filles (qui, elles, ne jouent pas dans les squares parisiens)…

L’herbe à l’ombre est trop tentante. Laissons les filles faire du foot en coupe, le ballon nous sert d’oreiller.

Il fait très chaud mais le torse nu n’est plus bien vu. Chez les ados du boulevard Saint-Michel, porter la cravate desserrée sur la chemise ouverte comme un collégien anglais est la dernière mode !

Même marcher fatigue par grosse température. les trottinettes qui fleurissent un peu partout, en libre-service (payant) permettent de glisser n’importe où, même si les hidalgos ont seigneurialement décidé de les interdire sur les trottoirs… après 9 mois de mauvaises habitudes laissées sans règles. Il n’est pas facile d’être kid à Paris.

Quant au lendemain sérieux, le jeudi 27 juin, deux gamins sortent du restaurant tenu par le chef Marinez, Le relais Louis XIII, rue des Grands Augustin, là même où le petit Louis, 8 ans, a appris l’assassinat de son papa le roi Henri IV sous le couteau d’un fanatique religieux survolté par les ayatollahs cathos. Ces deux-là sont hilares et se congratulent comme des gamins en foire : Dominique de Villepin, crinière argentée au vent, cravate et costume clair, face à Edwy Plenel, moustache stalinienne, chemise noire (!) sans cravate et costume bleu sombre. Il est un peu plus de 15 h, le lobbyiste international et le patron d’investigation viennent de déjeuner. Pas de photo, SVP, ils sont ici incognito.

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Emeric Lebreton, Robot révolution

Au secours, les robots nous envahissent ! Ou plutôt, bienvenue les robots, adaptons-nous Folleville !

Ce livre de combat, écrit par un entrepreneur en conseils d’orientation professionnelle, est un manuel militant. « Toute destruction est création », aurait dit l’économiste Joseph Schumpeter en exergue – il parlait surtout de « destruction créatrice », du genre le roi est mort, vive le roi. Ce qui signifie qu’il n’existe plus de métier d’allumeur de réverbères ni de chaisière dans les parcs et jardins car la technique a remplacé ces travaux devenus inutiles. Il en est de même aujourd’hui et parler de « révolution » est un brin exagéré, sauf que cela va plus vite.

Le terme « robot » a été inauguré en 1924 sous la plume d’un Tchèque à propos des ouvriers artificiels fabriqués par sa firme (déjà !). Il vient du mot tchèque et russe « travail » : « corvée » plutôt en tchèque, « esclavage » plutôt en russe – question de culture. Désormais, avec les puces électroniques de plus en plus puissantes, tous les métiers sont envahis. Algorithmes et « intelligence » artificielle détrônent les fonctions de service, les smartphones eux-mêmes remplacent appareil photo, caméra, boussole, thermomètre, GPS, courrier, montre, calculatrice, lampe de poche, mètre, scanner, babyphone et ainsi de suite. Ils ne font pas encore le café mais vous pouvez le commander avec eux au bar le plus proche. Babbel supprime des profs de langue (d’ailleurs inutiles, au vu des performances des élèves après 6 ans de cours !), Linky supprime des employés EDF (et leurs avantages indus en consommation d’énergie gratuite à l’heure du combat pour le climat), les chatbots (robots parlant) suppriment le secrétariat médical, le conseil bancaire ou d’assurance, les algorithmes automatiques rendent superflus les traders et certains robots écrivent même des articles de journal.

Cinq facteurs permettent de prédire la robotisation des métiers : 1/ les économies (de salaire, d’emplois, de valeur ajoutée), 2/ la solidité et la fiabilité (humains malades, mortels, fragiles, non formés), 3/ les réglementations (code du travail, code civil, code pénal), 4/ les facteurs sociaux (démographie, chômage, volonté politique, morale, attirance pour les nouvelles technologies)… et c’est tout, il en manque un car il ne nous en est présenté que quatre et pas cinq. De quoi avoir encore faim.

Six questions sont à se poser selon l’auteur pour prédire l’automatisation d’un métier : cet emploi est-il 1/ répétitif ? 2/ complexe ? 3/ pénible ? 4/ attractif ? 5/ d’interagir avec des humains ? 6/ bien payé et concerne de nombreux salariés ? Si oui – robotisation en marche forcée !

Comment s’adapter ? Se poser la question de ce que les consommateurs veulent encore acheter seulement à des humains et si des entreprises veulent encore travailler. Ce que les salariés doivent faire ? Réponse assez basique : 1/ un bilan de compétences, 2/ se former, 3/ évoluer professionnellement (expertise, reconversion, créer sa boite) – en bref de l’hyperindividualisme capitaliste.

Compétences à développer : la base (rechercher et trouver des infos, capacité à créer des relations, influencer et convaincre, curiosité et ouverture d’esprit), compétences techniques (couplées au digital, maîtrise des langues étrangères), aptitude à changer (contrer routine et stress grâce à l’intelligence émotionnelle). Autrement dit, mieux vaut une tête bien faite, qui allie cœur et sens, plutôt qu’un crâne d’œuf inapte aux relations humaines ! C’est plutôt encourageant – mais « les diplômes » ou « le concours », ces sésames bien franchouillards, sont nettement dévalorisés par la nouvelle donne… et les « écoles de commerce » (globishées en Business Schools) nettement avantagées !

Comme à chaque génération, de nouveaux métiers vont apparaître. L’auteur en cite 15 exotiques, parmi eux coach en curiosité, fermier urbain, croque-mort numérique, praticien en désintoxication digitale, coach holistique (travailler sur toutes les dimensions de son être…), pilote de drone. Il oublierait presque le sien : conseil en formation globale.

Emeric Lebreton est aussi radical qu’un écolo sur le climat : « les entreprises (y compris l’entreprise-Etat) qui ne prendront pas le virage de l’automation seront balayées ». Je ne crois guère à la disparition des Etats pour cause de paperasserie non digitale… Pour les entreprises, « il faut » élaborer « un plan à trois ans » pour évaluer les compétences digitales des salariés, mettre en place des outils de communication et former ses employés. Quant à l’Etat, il doit fabriquer les infrastructures de télécommunication (très haut débit, télétravail, autoroutes de l’information), offrir un crédit d’impôt pour favoriser l’automation des entreprises et des particuliers, créer un système de formation digital, agir sur l’éducation, réduire la fiscalité sur le travail pour protéger l’emploi en phase de transition – autrement dit plus de dépenses et moins d’impôts ! Mais « veiller à ce que le monde reste humain » parce que les règles se multiplient dans le même temps que les capacités de contrôle social se renforcent, restreignant la liberté. Le capitalisme le plus implacable assaisonné d’une couche de « social » pour faire passer. L’auteur a très bien appris sa leçon de culture yankee, sans même songer à un autre modèle à l’heure où les Yankees se rencognent en leurs frontières et font la guerre économique, culturelle et militaire au reste du monde, « alliés » inclus.

« La France fait du surplace, donc elle recule », alors qu’en 2034 les robots seront moins chers que la main d’œuvre africaine selon l’Overseas Development Institute et que les classes moyennes, moyennement qualifiées, seront les plus touchées, créant une société en sablier : les riches en haut, les pauvres en bas et presque rien au milieu.

Une bibliographie sommaire de cinq titres seulement, dont deux sur les tares françaises et deux de l’auteur lui-même, éminemment modeste – manière de dire que la réflexion théorique c’est bien, mais que la pratique décisionnelle c’est mieux. Orient’action, société de conseils en orientation professionnelle créée en 2014 par l’auteur, a tout intérêt au développement des robots (en général américains) pour mieux « coacher » les salariés déboussolés. Simple à lire pour se faire peur, cet essai stimulant n’est donc pas innocent, même s’il est intéressant.

Emeric Lebreton, Robot révolution : les robots vont-ils détruire nos emplois et notre économie ? 2019, éditions Orient’action, 335 pages, €24.90 e-book Kindle €9.99

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Confirmation des tendances aux européennes

Une surprise, les résultats des élections européennes ? Pas vraiment. Nous l’avons dit, les gilets jaunes ne représentent qu’eux-mêmes, morcelés. Leurs listes électorales ont fait un score ridicule. Le Rassemblement national a raflé la mise des déçus de la mondialisation et des oubliés de l’administration ; là encore rien de neuf. La République en marche a consolidé ses positions et arrive presque ex-aequo. Quant aux Verts, leur score est loin d’être une surprise puisque, nous l’avons dit, ils représentent une idée plus que des personnes ou même un programme.

Examinons chacun de ses arguments.

Karl Marx avait raison, les petits-bourgeois n’ont aucune conscience de classe et se comportent comme des pommes de terre dans un sac. Dès lors, parler de lutte de classe n’a pas beaucoup de sens, sinon pour faire simple dans les médias. Chacun veut sa liste et son programme et surtout pas qu’un autre parle à sa place. C’est bien ce qui arrive aux gilets jaunes dont les listes comme Alliance jaune fait 0,54 %, les Oubliés de l’Europe 0,23 %, le Parti pirate 0,14 %, le Mouvement pour une initiative citoyenne 0,03 % ! Mais l’idéologie du petit-bourgeois forme aussi le cœur des mouvements fascistes dans l’histoire. Selon Wikipédia, « le fascisme est un système politique autoritaire qui associe populisme, nationalisme et totalitarisme au nom d’un idéal collectif suprême ». Manque aux gilets jaunes l’idéal ; ils ne veulent qu’augmenter leur ration de soupe et recevoir considération des puissants. Pour cela, ils braillent et cassent.

Ils ont parfois à comportement proche des exactions des chemises noires de Mussolini, comme samedi dernier au Mans, au domicile du secrétaire d’État l’égalité hommes femmes Madame Schiappa. « On n’est venu te crever » ! Démocratique, non ? À une heure du matin, sifflets, cornes de brume, pétards, frappes aux fenêtres, tout a été fait pour terroriser les enfants et la famille de cette féministe (souvent maladroitement activiste), auteur d’une loi contre le harcèlement et de l’extension de la définition du viol. L’exaltation des valeurs traditionnelles masculines et une autre face des mouvements fascistes. Les opposants sont considérés comme des ennemis intérieurs et non plus le statut d’humains.

De ce genre de comportement violent aux brutalités du fascisme de type mussolinien, poutinien ou erdoganien, il n’y a qu’un pas. Ce qui explique pourquoi le Rassemblement national a fait le plein des voix, rameutant non seulement ceux qui croient en l’extrême droite, mais aussi ceux qui veulent bouleverser le système et se venger du mépris des élites. Les gilets jaunes modérés se sont abstenus, les gilets jaunes radicaux ont voté Le Pen. Mais ce vote, si spectaculaire qu’il paraisse, n’est qu’un feu de paille tant que le parti de Marine et sa dirigeante sont aussi indigents en termes de programme et de projet politique. Voter au Parlement européen engage moins que voter au Parlement national et si la voie des extrêmes se fait entendre, elle promet trop la lune pour engager une politique crédible. Le nombre de députés du Rassemblement national Parlement européen va d’ailleurs baisser, tout comme celui des nationalistes aux Pays-Bas, en Slovénie et en Finlande. Les partis nationalistes sont d’ailleurs divisés et ne forment pas un parti unique en Europe. Il y a d’ailleurs contradiction entre nationalisme et union européenne, donc guère d’avenir au Parlement.

Le mouvement français participe de la hausse des mouvements populistes en Europe, moins portés vers un nationalisme à la Mussolini que par le ressentiment et la rancœur de ceux qui demandent protection. Ils veulent en finir avec le laxisme à prétexte moral que la gauche socialiste et les sociaux-démocrates chrétiens ont longtemps utilisé pour faire honte à ceux qui réclament des frontières, le respect des règles et la réciprocité des échanges. Le monde devient plus dur et plus égoïste sur ses intérêts, en témoignent les États-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie, le Royaume-Uni, l’Inde, le Brésil, Israël, et tant d’autres. Pourquoi pas nous ?

La montée du score écologiste ne doit pas faire illusion : on vote écolo quand on ne sait pas quoi voter d’autre et, une fois encore, le vote pour l’Europe engage moins que le vote pour des représentants nationaux. Les jeunes sous 30 ans, qui n’ont participé que pour environ 40 %, sont lassés de la politique politicienne emplie d’egos en lutte pour la vanité médiatique, dont le parti socialiste il y a 10 ans à peine a montré toute l’ampleur. Ils préfèrent voter pour des partis différents, mettant leur universalisme et leur générosité pour la planète et la santé plutôt que pour des programmes ouvriéristes ou misérabilistes. La poussée verte n’apparaît d’ailleurs que dans les pays développés de l’Ouest de l’Europe tels que l’Allemagne, l’Irlande, la Belgique et la France. Il s’agit d’un luxe de riches plus une conscience culturelle qui porte au-delà du quotidien. Il y a quelque chose aussi d’une nouvelle religion après les utopies mortes du communisme, de la social-démocratie humaniste et tu droitdelhommisme sans frontières. Il ne faut donc pas exagérer la poussée verte en termes politiques.

L’effondrement est en revanche confirmé pour la gauche morale (Hamon, Glucksman) et les discours radicaux hors de toute réalité du monde (France insoumise, Parti communiste). La faute de la gauche française a été clairement de nier, puis de minimiser les conséquences migratoires par un discours bêlant d’intentions généreuses doublé de leçons de morale sur le péché d’égoïsme, sans surtout ne rien faire de concret pour prévoir, limiter et adapter les migrations aux possibilités humaines d’intégration de cultures différentes. Le peuple se rebiffe dans presque tous les pays et le repli est extrême car il n’a pas été géré dans la durée.

Sauf au Royaume-Uni où la liste du Brexit de Farage l’emporte avec 31,5 %, les listes eurosceptiques font de petits scores. En France, Asselineau ne réunit que 1,17 %. Le problème n’est pas l’Union mais la technocratie qui la gouverne. Le nouveau parlement élu va rebattre les cartes et pousser vers ce que demandent les peuples : des frontières contre l’émigration sauvage, une protection stratégique, des barrières économiques et écologiques.

Restent les partis de gouvernement, confortés dans 17 pays sur 28 : l’Italie de Salvini, l’Espagne socialiste, la France de la République en marche par exemple. Leur tâche est difficile et leur score prouve qu’ils résistent plutôt bien. Même si Emmanuel Macron a plus parlé qu’il n’aurait dû, la liste Loiseau est deuxième avec un écart symbolique de 0,9 % par rapport au Rassemblement national, bien loin en avant des suivantes. Un socle centriste raisonnable assure encore la vie quotidienne de la République. Mais il doit désormais tenir compte des peurs populaires et des aspirations des jeunes pour la planète, tout en continuant à gérer au mieux le déficit trop grand, la fiscalité trop lourde, l’écologie exigeante et les relations de force avec les grandes puissances – dont l’Allemagne toute proche. Les titres de certaine presse sur « limiter les dégâts » (les Échos), sont très exagérés.

Pour le moment, il ne se présente aucune alternative crédible en France à la République en marche. Les Républicains de Laurent Wauquiez ont un score divisé par deux, la gauche socialiste s’est morcelée, la gauche radicale se ridiculise, quant au Rassemblement national, redisons-le, il n’offre pour le moment qu’un défouloir et pas un programme réaliste ni crédible. Seule la liste du Parti animaliste, qui réunit 2,18 % des votes, est une nouveauté. Elle rend compte des nouvelles sensibilités qui traversent la société moderne contemporaine et doit faire réfléchir sur la suite. Mais on ne fonde pas une politique européenne, ni même nationale, sur le seul amour des petites bêtes.

Au Parlement européen, la recomposition élargira le débat et les deux partis prédominants que sont le PPE conservateur et le S&D socialiste devront faire place à un ou deux groupes supplémentaires dont le centre libéral apparaît charnière. La démocratie sera plus représentative et poussera peut-être le Parlement à prendre des positions plus efficaces pour l’intérêt général européen. Mais rappelons que c’est la Commission qui gère l’Europe, c’est-à-dire la réunion des chefs d’État et de gouvernements nationaux.

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Seven Sisters de Tommy Wirkola

Dans ce salmigondis américano-belgo-britannico-français cru, violent et édifiant et au titre faussement anglophone (le vrai n’est pas celui-là), est présentée une tendance carrément fasciste de l’idéologie écolo. Il s’agit de la domination d’une élite croyante en « la planète » qui sait mieux que vous ce que la Déesse veut car elle lui a susurré à l’oreille.

Nous sommes en 2043, dans une génération d’ici. La terre supporte trop d’habitants pour ses ressources et son climat, il faut donc les réduire. Evidemment par la force puisque « les gens » ne sont pas raisonnables mais adorent baiser et que « le peuple » ne sait jamais ce qu’il fait (tous les dictateurs le croient). Stérilisation, pilule, exhortations des religieux ayant viré leur cuti nataliste, avortement – rien de ce qui pourrait neutraliser la bombe P (pour Population) n’est pris en compte dans ce thriller de science-fiction primaire mais efficace.

Est donc instaurée d’une main de fer d’Etat la politique de l’enfant unique assurée par le Bureau d’Allocation des Naissances, politique plus radicale encore qu’en Chine au XXe siècle. Même les plus maolâtres n’avaient pas osé : tout enfant supplémentaire est impitoyablement enlevé à ses parents quel que soit son âge et « cryogénisé » pour le futur, lorsque la planète aura retrouvé un équilibre. Un mensonge, évidemment : les petits sont purement et simplement incinérés, éradiqués, éliminés en four crématoire ! Une politicienne qui se pare du titre de « docteur » assure la promotion de cette façon de faire hygiénique et efficace. Nicolette Cayman dont le nom signifie à la fois mâle et caillou, non sans un certain relent de lobby élitiste (Glen Close), ne sourit jamais des yeux, elle grimace de la bouche, en politicienne aguerrie au mensonge (houps ! à la « vérité alternative », celle qu’on a besoin de croire selon Tromp). Les enfants surnuméraires vivront mieux plus tard ? Feignons de l’accepter, après tout c’est pour leur bien.

Il se trouve qu’en cette année 2043, avec les saloperies chimiques qu’on avale dans la bouffe et les saloperies non moins chimiques qu’on respire dans l’atmosphère, la génétique est passablement déréglée et les fausses couches, les malformations ou les naissances multiples ne sont pas rares. Terrence Settman (Willem Dafoe) voit sa fille accoucher de… sept petites filles ! Comme le nombre de jours que Dieu usa pour créer le monde, mais aussi les sept péchés capitaux. La bible n’est jamais loin pour séduire les spectateurs anglo-saxons. Mais cela tue la génitrice et le grand-père se trouve face à son destin. Il commence méthodiquement à nommer chacune, selon l’ordre de sa sortie de l’utérus, du nom d’un jour de la semaine. Il les élève en secret, n’en faisant paraître qu’une à la fois chaque jour de la semaine, au seul nom officiel de l’enfant unique déclaré de la famille, celui de leur mère Karen (Clara Read en multipliée). Et chaque soir, une réunion est organisée avec toutes les petites filles pour que celle qui est sortie puisse dire aux autres tout ce qui lui est arrivé, permettant à la suivante de poursuivre son rôle sans à-coup.

Lorsque l’une d’elle transgresse les règles, sortant en catimini pour faire du skate alors que l’une de ses sœurs est elle-même de sortie, elle tombe et se blesse à la main. Il faut l’amputer d’une phalange – donc amputer chacune des autres ! C’est ça où la mort (houps ! la « cryogénisation » pour le futur, restons politiquement correct !). La leçon – très américaine – est apprise : contre l’Etat et ses aberrations, vivons cachés, en clan familial comme au temps des pionniers, avec nos propres règles.

Cela dure trente ans, jusqu’en 2073. « Karen Settman » (Noomi Rapace en surmultipliée) est devenue cadre dans une banque intitulée EuroBank, signe que le film est multiculturel (sous domination américaine). Son collègue et rival Jerry (Pål Sverre Hagen) la drague mais « elle » ne veut pas ; si chacune des filles a sa personnalité, certaines ne sont pas attirées par le sexe mais surtout la vie en commun avec un homme leur est impossible, ce serait reléguer les autres sœurs dans l’appartement à jamais. Dans la semaine, la fille dont le prénom est celui du jour endosse la robe de banquière, la perruque noir corbeau, se maquille en rouge vif et se perche sur ses hauts talons pour aller au bureau. Jusqu’au jour où l’une d’elle, la plus hardie, décide de rompre le pacte commun…

C’est le début de la fin, que le grand-père ne verra pas parce qu’il est décédé avec le temps. Un soir, Lundi ne rentre pas et les filles s’interrogent : que faire ? Mardi décide d’aller au travail comme si de rien n’était. Au travail, tout se passe bien mais, lorsqu’elle sort, le véhicule noir aux vitres obscures (mélange de 4×4 du FBI, de berline nazie et de corbillard) la cueille. Elle est arrêtée et emmenée au Bureau d’Allocation des Naissances. Cayman l’attend, elle sait tout et lui apprend que sa sœur est en cellule. Elle ordonne à ses sbires d’aller tuer toutes les autres. Le spectateur comprendra pourquoi elle en garde deux et pas sept.

A l’aide d’un œil arraché à la prisonnière (beurk !), les flics zombies « obéissant aux ordres » comme des fonctionnaires zélés du IIIe Reich, avec à leur tête un technocrate en costume cravate à l’américaine, impitoyable autant que sadique, neutralisent les sécurités de l’immeuble, tuent d’une balle dans la tête le gardien (comme par hasard noir) et montent à l’appartement où ils se préparent à faire un massacre avec leurs armes à reconnaissance digitale (seul celui dont les empreintes sont reconnues peut actionner l’arme). Cela ne se passe pas comme ils l’avaient prévu et les filles, qui se sont entraînées durant des décennies contre une attaque, parviennent à les tuer tous, non sans en laisser une sur le parquet : Dimanche, crevée au ventre par un couteau de cuisine (un genre d’avortement primaire pour les agents entraînés).

Les sœurs supputent que la trahison vient de Jerry, frustré de ne pas parvenir à baiser et qui vient de se voir souffler une promotion sous le nez au profit de Karen Settman. Mercredi, car c’est son jour, va chez lui pour en apprendre un peu plus. Jerry ne soupçonne rien des jumelles mais a soutiré du système informatique un contrat préparé par ladite « Karen Settman », sa collègue. Il initie un versement illégal d’une grosse somme au profit de la campagne politique de Nicolette Cayman. Comme Jerry est surveillé par les agents du Bureau sur ordre de la politicienne, il est tué par un sniper depuis l’appartement en face et Mercredi doit fuir. Elle se fait aider de ses sœurs à l’appartement, qui la guident pour trouver des portes de sortie. Mais, comme elle hésite trop à sauter d’un toit à l’autre, le chef des agents la tue d’une balle et la précipite dans le vide. Sur les sept, il n’en reste que trois à la maison – un vieil immeuble roumain au tournage.

C’est alors que l’on sonne à la porte… C’est un agent du Bureau, mais tout seul. En fait, Adrian, grand mec musclé (Marwan Kenzari), est tombé amoureux de Lundi, seul jour de son service au contrôle. Samedi se fait passer pour elle sous le prénom générique de Karen mais elle n’a pas la perruque et Adrian découvre une blonde aux cheveux mi-long à la place d’une brune en catogan. Qu’à cela ne tienne, il l’emmène chez lui et ils font l’amour longuement. Samedi, avant de se faire déflorer, profite du broutage de chatte préliminaire pour connecter son bracelet d’identification au sien et ouvrir l’accès au central du Bureau pour les deux sœurs actives. Elles apprennent ainsi où est détenue Lundi.

Mais le Bureau a des espions partout, notamment des caméras de surveillance et des détecteurs numériques. Il investit l’appartement d’Adrian, parti au travail, et abattent en live Samedi d’une balle dans la tête. Les deux sœurs ont tout vu grâce à la caméra bracelet de leur jumelle. Le film n’est pas avare de violence crue et brutale, les tueries ont lieu en direct et sans prévenir, les états d’âme sont réduits à néant et l’obéissance aveugle aux ordres un principe. L’Administration ne réfléchit pas, elle exécute ; tuer une femme ou un gosse est un travail comme un autre à condition qu’il y ait des « ordres ». Toute conscience a disparu, les nazis n’avaient pas inventé mieux.

Comme le Bureau attaque à nouveau l’appartement, Jeudi fuit et Vendredi reste ; elle a toujours été la plus intello, la plus timide, la plus renfermée sur le cocon. Elle fait exploser l’appartement en usant du micro-ondes et du robinet à gaz, neutralisant l’équipe d’agents, sauf l’inoxydable chef sans pitié évidemment resté en retrait et muni d’un gilet pare-balles. Jeudi avoue tout à Adrian et ils décident d’infiltrer le Bureau pour délivrer Mardi.

La politicienne se voit déconsidérée en direct, la caméra de bracelet de Jeudi ayant enregistré le processus de « cryogénisation » des enfants au Bureau d’Allocation des Naissances : on y voit nettement une fillette cramer. Cayman encourt la peine de mort mais elle persiste et signe, en vraie croyante du Savoir : There is No Alternative, le seul salut possible de l’Humanité est de zigouiller les gamins en trop.

Surtout les filles dirait-on (comme en Chine) : on ne voit aucun petit garçon dans le film. Et les sbires exécutants sont très souvent nègres ou basanés, aux ordres de porteurs de noms à consonance juive… qui usent du four crématoire envers les superflus. Tout cela est un peu douteux mais subliminal ; le spectateur lambda n’ira pas aussi loin et s’arrêtera à l’action, très efficace même si elle est parfois assez invraisemblable (la chute de trois étages sur le dos dans une benne d’acier vide, par exemple). Et Noomi « Rapace » mérite bien son surnom, très sexy pour allumer les mâles, même à coup de rangers quand ce sont des « méchants ». Avec une très bonne musique du générique de fin sur la chanson Fire !

Lundi et Jeudi se sont battues et la première révèle avant de mourir qu’elle est enceinte : elle attend des jumeaux. Pour les protéger, elle a trahi ses sœurs. Après des manifestations monstres, la loi sur le contrôle des naissances est abrogée et les embryons de Lundi sont placés en incubateur artificiel. La dernière image montre d’innombrables bébés en couveuses, laissant filtrer l’idée qu’au fond, le contrôle des naissances est peut-être la bonne solution.

Mais probablement pas comme ça. Le fascisme écolo est une dictature autoritaire comme une autre ; il consiste, comme toutes les dictatures, à vouloir faire le bien du « peuple » malgré lui parce qu’il le trouve niais et inapte à comprendre.

DVD Seven Sisters (What happened to Monday ?), Tommy Wirkola, 2017, avec Noomi Rapace, Willem Dafoe, Glenn Close, Marwan Kenzari, Pål Sverre Hagen, Warner Home Video 2017 avec bonus sur les effets spéciaux et entrevue avec Noomi Rapace, 1h58, standard €9.99 blu-ray €14.04

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Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli

Carlo Levi, « confiné » par les fascistes dans un village de Lucanie (Italie du sud) en 1935, évoque magnifiquement la vision paysanne de la vie. C’est une vue immémoriale, valable sans doute en tout temps pour tous les pays dans les mêmes conditions d’existence.

« Le Christ s’est arrêté à Eboli », ont coutume de dire les gens du village qui se sentent abandonnés de tous et pressurés par l’Etat central ; il n’est pas allé plus loin qu’ici. Les paysans de Gagliano sont des « bêtes », pas des chrétiens : ils ne sont bons qu’à être exploités.

La petite propriété ne rapportant presque rien, la bourgeoisie de campagne doit s’exiler. Seuls les incapables restent au pays et doivent pour survivre, dominer les paysans et lutter pour s’assurer les postes rémunérés de fonctionnaires ou des professions de santé. Pour les paysans, l’Etat et les Gros sont des envahisseurs d’une autre civilisation. En France, la Grande guerre et les instituteurs ont inventé la citoyenneté ; pas en Italie, où l’Etat est l’ennemi au point que les brigands qui luttent pour le bon droit du faible sont des héros, pas des zéros.

Plus que les liens familiaux qui sont sociaux, juridiques et affectifs, le sentiment du lien consanguin est intense. C’est la perception d’une affinité magique entre frères et sœurs de sang, mais aussi entre compères choisis et initiés. « Le lien fraternel est le plus fort entre les hommes », écrit l’auteur.

« L’amour ou l’attrait sensuel est considéré par les paysans comme une force de la nature, d’une puissance telle qu’aucune volonté n’est en mesure de s’y opposer ». Pour un homme et une femme, se trouver simplement seuls ensembles équivaut à faire l’amour, même s’il ne se passe rien de physique. Il y a là comme un instinct animal que la société cherche à dompter par l’édiction de règles contraignantes de rencontre.

La chèvre apparaît comme la bête la plus démoniaque car elle possède cette puissance de vie qui la fait s’accrocher aux rochers pour glaner sa pitance de ronces, toujours maigre et affamée. Pour le paysan, elle est vraiment « le satyre » mi-homme mi-bouc, le chèvrepied réel et vivant, presque humain par sa vivacité.

D’ailleurs, « il n’existe aucune limite certaine entre le monde humain et celui, mystérieux, des animaux et des monstres. » Lévi écrit que « tout, pour les paysans, a un double sens. La femme-vache, l’homme-loup, le baron-lion, la chèvre-diable, ne sont que des exemples extrêmes où cette ambiguïté se traduit en image ». Le sentiment de l’existence n’est pas un, comme celui de la raison, mais multiple. « Dans le monde des paysans, il n’y a pas de place pour la raison, la religion et l’histoire. Il n’y a pas de place pour la religion justement parce que tout participe de la divinité, parce que tout est réellement et non symboliquement divin, le ciel comme les animaux, le Christ comme la chèvre. Il est magie naturelle ». Tel est sans doute le paganisme spontané de qui vit en contact permanent avec les terre, les plantes, les bêtes et les saisons.

« Dans ces régions, les noms signifient quelque chose. Il y a en eux un pouvoir magique : un mot n’est jamais une convention ou une chose vide de sens, mais une réalité agissante ». On a la superstition du portrait ou de la photo comme donnant pouvoir sur l’âme de la personne représentée. De même, les âmes des enfants morts sans baptême, les monacchicchi, se manifestent aux yeux de tous sous la forme de lutins malicieux et sages aux grands bonnet rouges. On jurera les avoir vu à l’œuvre comme je vous vois.

Les enfants vivants tiennent de l’animal et de l’homme adulte ; ils n’ont aucune enfance. Les bêtes sont leurs seules compagnes. Ils vont en haillons, à moitié nus, pataugeant dans les flaques avec les chèvres, jouant avec elles et les chiens. Ils sont renfermés et savent se taire ; sous leur naïveté enfantine, ils restent impénétrables comme des paysans déjà mûrs, dédaigneux d’un impossible réconfort.

Ce livre généreux nous met en sympathie avec un monde encore proche, intime avec la nature. Par atavisme millénaire, cette âme paysanne résonne profond en nous malgré le vernis urbain. Le fantasme écologique n’est-il pas aussi nostalgie de cet univers harmonique qu’ont encore connu nos grands-parents ?

Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, Folio 1977, 320 pages, €8.30

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Ernst Jünger

Ernst Jünger est un phénomène. En 103 ans de vie il a vécu deux guerres (mondiales), a vu l’essor et le déclin de l’empire communiste sur deux générations, la ruine de l’Europe due à la technique et la patiente reconstruction de la mosaïque qui, à nouveau, craque de toutes parts.

Jeune, il aime l’aventure, se fait Wandervögel à 16 ans (un scoutisme allemand laïque et mixte), puis sèche la pension pour s’engager en France dans la Légion étrangère ; emprisonné pour désertion afin de voir le Kilimandjaro, il est récupéré par son père car il n’a que 18 ans et son engagement n’est pas autorisé sur sa seule signature. Un an plus tard arrive 1914 ; Ernst, l’aîné de six enfants, a 19 ans. Il passe le bac en catastrophe pour s’engager volontairement. Non par militarisme mais par patriotisme. La guerre est terrible, il en fait l’expérience ; il sera blessé quatorze fois. Elle est bien loin du code de chevalerie traditionnelle à cause de la technique. La guerre industrielle n’est plus un combat mais un massacre : à la tronçonneuse, à la mitrailleuse, aux obus tirés de loin – un engagement mécanique où l’humain se perd. Élève officier, nommé lieutenant à 20 ans, il sera Croix de fer de première classe l’année d’après et recevra l’Ordre du mérite, la distinction suprême accordée par l’empereur, en 1918.

Lorsqu’il sort de la guerre, quatre ans plus tard, sa patrie a perdu et des millions de morts inutiles jonchent la terre. Tel Dante revenant de l’Enfer, il médite sur cette expérience vécue. Il a sans cesse griffonné des notes sur de petits carnets, il n’a cessé de lire pour s’évader de l’horreur, il a toujours été au contact des hommes et de l’action. Il ne nie en rien que la guerre soit effroyable et destructrice, mais elle est comme un destin qui dépasse l’individu. A chacun de dompter la vague par énergie vitale et force créatrice. Il publie son journal, Orages d’acier, à compte d’auteur en 1920 ; c’est le succès car il ne glose pas sur la morale, il décrit au ras du terrain. Il transforme son Journal en œuvre littéraire en y incorporant des lettres échangées avec sa famille et des chroniques, le tout retouché par le recul du temps. Il n’est pas théoricien, peu politique, il est avant tout écrivain voyageur ou combattant, opérant une symbiose de sa pensée avec la vie qu’il mène. Il subsistera désormais d’articles et de livres.

Pour lui, l’homme se révèle dans la guerre (comme dans tous les événements exceptionnels) ; ses instincts les plus primitifs sont sollicités, ses passions les plus débridées – à sa raison de résister et de savoir établir des digues pour canaliser cette formidable énergie qui peut – sinon – vous transformer en bête. L’héroïsme n’est jamais loin de la férocité, telle est la nature humaine malgré les couches de vernis civilisateurs de la culture et de l’éducation. La guerre est une expérience limite.

Il n’y a pas, comme chez les fascistes, d’esthétisme de la guerre chez Jünger ; il s’agit pour lui d’explorer le tréfonds de cette force vitale qui réside en chacun. Seule cette énergie humaine créatrice peut contrer le règne de la machine. Né en 1895, le jeune Ernst voit se développer en accéléré la locomotive et l’auto, le canon automatique et le char, le fusil mitrailleur et les avions. La guerre bureaucratise les comportements sur le modèle hiérarchique de l’armée ; elle change l’humain en robot fonctionnaire. Comment s’étonner que l’habitude de fonctionner machinalement n’aboutisse à l’appareil des camps et à la destruction de masse du nazisme après le goulag du communisme ? La guerre totale préfigure l’Etat totalitaire et le nihilisme amoral du chacun pour soi. La technique du XXe siècle se heurte à l’humanisme du XIXe siècle – et la modernité l’emporte souvent pour le pire plus que pour le meilleur, dans la jeunesse de Jünger. « Science sans conscience… » méditait déjà Rabelais.

L’homme forcé à être soldat devient un « Travailleur ». La chair à canon de l’armée devient une chair à fabrique des usines et une chair à fonctionner des bureaux. L’être de chair n’est plus qu’un rouage mécanique de la technique, dépossédé de son humanité par le fonctionnement, le règlement, le politiquement requis. La mobilisation est totale, en 14 comme en 33… La seule façon de résister est le quant-à-soi, la réserve personnelle, la marge d’initiative que l’on peut prendre dans les limites tolérées. Ernst Jünger devient réfractaire. Nationaliste en raison de ce traité de Versailles inique qui humilie sa patrie par ressentiment de la France, directif en raison de la crise économique séculaire venue des financiers américains qui ruine les gens par l’inflation galopante, il devient responsable d’un corps franc de Saxe en 1923, mais pour un mois seulement ; il est déçu par l’absence d’énergie des adhérents qui attendent tout du groupe et ne donnent rien d’eux-mêmes. Plus révolutionnaire conservateur que xénophobe, il refusera par trois fois d’adhérer au nazisme et d’en être un député. Il n’a jamais été conventionnel ni bon élève ; enfant, il détestait l’école. Ami avec Ernst von Salomon et Carl Schmitt mais aussi avec Bertold Brecht, il retouchera les préfaces de ses œuvres lors de leurs rééditions pour en gommer les traits nationalistes qui pourraient servir aux nazis. Il écrira même Sur les falaises de marbre, roman à clé antitotalitaire qui dénonce dans le Grand forestier l’image que veulent se donner Goering et Hitler, comme Staline.

Il rencontre sa première femme lorsqu’elle a 16 ans et l’épouse deux ans plus tard. Ils auront deux garçons, Ernstel, né trop tôt en 1926 – il sera tué en 1944 par un partisan italien après avoir été obligé de s’engager parce qu’il avait tenu des propos anti-hitlériens – et Alexander, né en 1934, qui deviendra médecin et lui donnera deux petits-enfants, une fille et un garçon.

En 1940, Ernst Jünger est mobilisé comme capitaine et fait la campagne de France avant d’être nommé à l’état-major à Paris. Il y rencontre l’intelligentsia des lettres françaises : Guitry, Drieu, Gallimard, Cocteau, Morand, Céline, Giraudoux, Jouhandeau, Léautaud, Paulhan… Pour lui, cette fois, la guerre est une aventure intérieure ; il est trop vieux pour l’aventure combattante et la défaite éclair des armées françaises, mal préparées, mal commandées et au moral dans les godillots n’est guère une guerre… Il tient toujours son Journal, qu’il publiera après-guerre sous le titre de Jardins et routes, loin des orages et plus dans l’observation. Il a reçu de son père une panoplie d’entomologiste à 13 ans et il a longtemps écumé les prés et les bois avec son frère le plus proche, Friedrich. Il observe ainsi les hommes, comme détaché, soucieux avant tout de réalité exacte. Ce qui rend son témoignage précieux pour les petits détails véridiques.

La Seconde guerre mondiale après la Première est pour Jünger comme le Nouveau testament après l’Ancien ; il se rapproche du christianisme, non par croyance – il reste plutôt agnostique – mais par respect pour l’institution de l’Eglise, phare stable dans le totalitarisme nihiliste du temps. Le 7 juin 1942, lorsqu’il croise pour la première fois en France deux jeunes filles arborant l’étoile juive, il se sent honteux de porter l’uniforme allemand. On ne peut contrer la Barbarie que par des règles morales. Son exaltation de jeunesse pour l’énergie se mue en éthique de la liberté. C’est la seule voie offerte à l’individu pour se défendre de la masse.

Il créera ainsi dans Eumeswil  le personnage de l’Anarque, réfractaire au profond de lui-même, proscrit social s’il le faut, ayant recours aux forêts. Il aime à définir ainsi le concept : « L’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste ». Il règne sur lui-même, il ne suit pas une mode idéologique ou un gourou. Il est nécessaire d’être rebelle, de se réfugier dans une droiture simple lorsqu’on est au cœur des ténèbres. Proche des comploteurs contre Hitler autour du comte von Stauffenberg en juillet 1944, il n’est pas dénoncé et, après avoir été muté comme officier auxiliaire, il est démobilisé pour raison médicale afin d’échapper aux tribunaux nazis. Pour cette raison, il refuse de répondre au questionnaire humiliant des Anglais sur ses activités sous le nazisme, ce qui lui vaut d’être interdit de publication dans les zones occupées d’Allemagne jusqu’en 1949. Le politiquement correct des démocraties est lui aussi un totalitarisme, même s’il est mou.

Jünger s’installe en 1950 avec sa famille à Wilflingen, dans la propriété des Stauffenberg, où il demeurera jusqu’à sa mort. Il publie régulièrement son Journal, de La cabane dans la vigne, jusqu’à Soixante-dix s’efface. Le président de la RFA Theodor Heuss vient lui rendre visite en mai 1953, le chancelier Helmut Kohl en 1985, le président Mitterrand en 1993 – après l’avoir reçu à dîner à l’Elysée en 1984. Il reçoit la bénédiction du pape Jean-Paul II en 1990 pour La Paix, apologie d’un monde réconcilié dans l’humain. Sa femme Greta meurt d’un cancer en 1960 et Ernst de remarie avec Liselotte son infirmière – qu’il appelle le Taureau – en 1962. Il écrit, il voyage,  il donne des conférences. Il meurt en 1998 dans son sommeil.

Ce que j’aime en Ernst Jünger est cette liberté personnelle qu’il a su conserver dans les orages, depuis l’énergie intérieure qui le pousse très jeune vers l’aventure et lui permet de résister à la guerre de matériel jusqu’à ce quant à soi de la maturité, préservé malgré toutes les propagandes et les chantages civiques des Etats. Il a su garder cette faculté de penser par soi-même, ce goût de l’observation détaillée des choses et des êtres, cet amour de l’expression pour rendre compte de son expérience personnelle de la vie. Il est pour moi un exemple, par-delà les conjonctures, d’être humain vraiment réalisé.

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Carrie de Brian de Palma

Un film bien daté, du temps que l’Amérique secouait ses vieilleries. Aujourd’hui, hélas, elle y revient.

Carrie (Sissy Spacek) est cette dent gâtée dans la mâchoire de la communauté. Elevée par une mère tarée de religion qui va au porte à porte prêcher la repentance en vendant des Bibles, crinière rousse et grande cape noire, Carrie à 17 ans ne connait rien du monde. Ses condisciples femelles se moquent d’elle parce qu’elle peu sociable et nunuche au volley. Dans les vestiaires, les douches donnent à plein et une nuée de filles à poil, tous seins et chatte à l’air, font hypocritement interdire ce film aux « moins de 12 ans »… C’est là que Carrie se caresse, la savonnette glisse sur sa peau nue pour compenser sa frustration sociale. Et patatras !… Le sang coule, elle a ses règles, elle qui n’a pas été prévenue et n’a jamais vu ça. Panique !

Le bon sens en incrimine la bêtise intégriste qui refuse de parler de la chair, la névrose intime de la « mère » (Piper Laurie) qui n’a jamais voulu avoir commerce de sexe mais que son mari a forcée – et qui a aimé ça ! Depuis, elle l’a chassé ou bien il est parti, écœuré de cette frigidité sans raison (pas même biblique), et la mère a élevé la fille dans la prière, la repentance pour toute la litanie des « mauvaises pensées » qui ne peuvent manquer de surgir mille fois par jour, et dans l’ânonnement littéral des textes sacrés.

Carrie rentre chez elle après avoir fait éclater les ampoules du vestiaire, dans sa panique ; un gamin (Cameron de Palma, 12 ans au tournage) la provoque en passant en vélo trop près d’elle et il tombe ; quand sa mère l’agrippe, elle fait claquer les portes. Aurait-elle « le pouvoir » télékinésique de sa grand-mère ou de sa tante ? La mère, horrifiée, l’accuse de se donner au diable (il est le bouc émissaire rêvé de tous les manques maternels !). Carrie la rouée, enfin mûrie, déclare à sa mère que c’en est fini de son autoritarisme qui ne la protège pas du monde et qui la rend asociale : elle ira au bal de promo de fin d’année au lycée.

Les filles, punies par leur prof de sport un brin facho et peut-être vaguement lesbienne (Betty Buckley) à faire 55 mn de sport supplémentaire par jour d’ici le bal, ou d’en être interdites, décident de se venger. Chris la meneuse (Nancy Allen) est exclue du bal, mais elle entrera pour gâcher la fête. Elle décide son grand con de flirt (John Travolta) à aller faire le mur d’une porcherie pour massacrer un cochon et en recueillir le sang. Dans un seau suspendu au-dessus de la scène, ce sang retombera sur Carrie lorsqu’elle sera au faîte de sa gloire. Car elle sera désignée par les votes truqués comme meilleure danseuse (elle qui n’a jamais dansé) au bras de son cavalier Tommy (William Katt) le meilleur capitaine de foot américain du lycée. Tout est manigancé par les femelles en furie (le diable, chacun sait, séduit surtout les femmes). Les garçons, plutôt au-dessus de tout ça, se laissent faire du moment qu’ils peuvent peloter et embrasser les filles. Sa copine pompe d’ailleurs Travolta dans sa Mustang, ce qui le décide à faire ce qu’elle veut. Comme quoi le sexe conduit au Mal, CQFD.

La fille chargée de ramasser les votes pour l’élection du meilleur couple de la promo échange les papiers pour être sûre que Carrie et le beau blond bouclé Tommy, qui est son copain et qu’elle a obligeamment cédé non sans arrières-pensées, monteront sur la scène. Ce qui est prévu ne manque pas d’arriver. Sous les applaudissements pour sa robe et sa beauté transfigurée par la reconnaissance du public, Carrie reçoit sur la tête dix litres de sang de porc (dont le spectateur qui réfléchit un peu se demande comment il ne s’est pas déjà transformé en boudin depuis le saignement du cochon). Stupeur dans la salle !

Mais la perfidie sociale reprend vite le dessus et les rires éclatent. Tommy a reçu le seau sur la tête et tombe assommé ; il n’est pas pour grand-chose dans la mascarade et s’est presque attaché à Carrie qui a aimé sa rédaction en classe, bien que ce ne soit pas lui qui l’ai écrite. Mais sa semi-innocence ne le sauve pas. Carrie déchaîne en elle les forces mauvaises qui ne tardent pas à asperger par les lances à incendie, qui se dressent toutes seules, les moqueurs excités ; à électrocuter les profs qui tentent de se saisir du micro comme d’un pénis dominateur alors qu’ils ne dominent rien. Tout ce qui rappelle le sexe est puni, selon l’oracle de la mère de Carrie. Et tout se termine par le feu, les portes étant verrouillées par la diabolique adolescente hors d’elle-même par humiliation publique. Elle seule s’en sort, avec la fille qui a poussé Tommy à l’inviter – mais celle-ci devient folle. La malfaisante pétasse à tête de linotte Chris, qui n’aime rien tant que mâcher du chewing-gum en persifflant ses camarades, tente de l’écraser en voiture ; pour une fois, ce n’est pas Travolta mais elle qui conduit. Lorsque Carrie la regarde, elle fait une série de tonneaux et la voiture explose. Il n’y aura pas de survivants dans cette génération au lycée.

La fin va plus loin dans le grand guignol. La mère attend sa fille à la maison, sûre d’elle-même et prête à punir. Après le bain, prière ensemble ; Carrie se repend mais il est trop tard : un couteau surgit dans la main de la mère qui, comme Abraham le fit d’Isaac, croit ordre de Dieu de sacrifier sa fille. Elle la poignarde dans le dos (par lâcheté), mais lorsqu’elle tente de l’achever, l’adolescente la fait transpercer de tous les couteaux qui garnissent la cuisine, la transformant en sainte Sébastienne – sans le courage, ni la beauté, ni la rémission finale. On ne sait si c’est le diable ou si les « pouvoirs » de Carie lui échappent, mais toute la maison s’écroule dans un Armageddon. Une façon de mesurer combien ces imposantes bâtisses américaines ne sont faites que de carton et de plâtras sur une charpente de bois. Carrie disparaît avec sa mère et son handicap religieux.

Sexe, Bible, incendie, explosion finale : voilà les ingrédients classiques du film américain. Ils sont ici tirés d’un roman de Stephen King, mais dans leur caricature. On rit aujourd’hui de ce ridicule affecté, bien que les ados de la fin des années soixante-dix aient beaucoup apprécié. Mais l’on sait toujours combien l’emprise de la superstition religieuse peut rendre idiote la population, hantée par l’au-delà, combien le puritanisme peut aller jusqu’à l’horreur de la chair, de la relation sexuelle comme de toute relation humaine perçue comme une souillure. La pureté « exigée » de Dieu est un fantasme de névrosé, et pas seulement dans le protestantisme !

DVD Carrie de Brian de Palma, 1976, avec Sissy Spacek, Piper Laurie, Amy Irving, William Katt, John Travolta, MGM/ United Artists 2003, 1h38, €11.86

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Léon Tolstoï, Journal

Pourquoi écrire son journal ? « C’est une occupation, agréable, et il sera agréable de le relire », dit Tolstoï en 1850, à 22 ans (p.55 Pléiade).

  1. Première utilité ne pas oublier : « Je ne suis pas à court de pensées » dont certaines « sont pertinentes – c’est bien pour cela qu’il faut tenir un journal ». Pour  construire brique à brique sa pensée, pour s’habituer à écrire.
  2. Seconde utilité : se connaître. « D’après le journal, il est très aisé de se juger soi-même » p.55.
  3. Troisième utilité : « je trouve indispensable de fixer d’avance mes occupations (…) déterminer d’avance mon ordre de vie (…) pour la vie même » p.55.
  4. Quatrième utilité (très forte chez le chrétien coupable Tolstoï) : « rendre compte de chaque journée, du point de vue des faiblesses dont on veut se corriger » p.70. Ce qu’il appelle « un Journal à la Franklin » p.252.

Il insistera encore en 1854 : « Le plus important pour moi dans la vie est de me corriger de mes trois principaux vices : manque de caractère, irascibilité et paresse » p.282. Il le répétera comme un mantra une bonne douzaine de fois durant une courte période, reprenant la phrase chaque jour pour bien s’en pénétrer. Apparemment sans guère de succès. Se sentir coupable n’est pas se corriger ; c’est se dire qu’on devrait la faire, mais…

Car le jeune Léon se sait vaniteux, poussé à la baise et à la saoulerie comme au jeu. Il se répugne – et recommence. Aucune discipline. Le journal est là comme une conscience objectivée qui le regarde quand il se relit.

« Que suis-je ? Un des quatre fils d’un lieutenant-colonel en retraite, resté sept ans sans parents sous la tutelle de femmes et de tiers, qui n’a reçu ni éducation mondaine ni instruction, et lâché en liberté à dix-sept ans, sans grande fortune, sans la moindre situation sociale et surtout sans règles ; un homme qui a mis le désordre dans ses affaires au point le plus extrême, qui a passé sans but et sans plaisir les meilleures années de sa vie, qui s’est finalement exilé au Caucase pour fuir ses dettes et, surtout, ses habitudes, et qui de là, s’accrochant à on ne sait quelle relation qui existaient entre son père et le Commandant en chef des armées, s’est fait muter à l’armée du Danube à vingt-six ans comme aspirant, presque sans ressource autre que sa solde (car les ressources qu’il possède, il doit les employer au paiement des dettes qui lui restent), sans protecteurs, sans savoir-vivre dans le monde, sans connaissance du service, sans aptitudes pratiques ; mais – avec un immense amour-propre ! Oui, voilà ma position sociale. Voyons ce qu’est ma personnalité. Je suis laid, maladroit, malpropre et dépourvu d’éducation mondaine. – Je suis irritable, ennuyeux pour les autres, immodeste, impatient (intolérant) et honteux comme un enfant. – Je suis presque un ignorant. Ce que je sais, je l’ai appris n’importe comment, par bribes, sans liaison, sans méthode, et c’est tellement peu.  – Je suis incontinent, irrésolu, inconstant, sottement vaniteux et emporté comme tous les gens dépourvus de caractère. Je ne suis pas brave. Je suis négligent dans la vie et si paresseux que l’oisiveté est devenue pour moi une habitude presque insurmontable. – Je suis intelligent, mais mon intelligence n’a encore jamais été mise en rien à sérieuse épreuve. Je n’ai ni esprit pratique, ni esprit mondain, ni esprit agissant. – Je suis honnête, c’est-à-dire que j’aime le bien, et me suis fait une habitude de l’aimer ; et quand je m’en écarte, je suis mécontent de moi et j’y reviens avec plaisir ; mais il y a des choses que j’aime plus que le bien – la gloire » p.268.

Le portrait est implacable, et il faudra bien toute la discipline du journal pour se faire honte et tenter de s’en corriger. Notez que Tolstoï commence par les défauts – avant de se découvrir des qualités qui ne sont pas si faibles ! Intelligence, honnêteté, amour du bien. Le lecteur se demande si le miroir du journal n’est pas un peu retouché, la contrition de mise chez les chrétiens devant sa conscience (où Dieu surveille), doit être affichée haut et fort, bien que le cœur soit aveugle et la chair faible…

« Suis-je réellement devenu meilleur ? » s’interroge-t-il en 1852, après cinq ans de pratique du journal. « Ou bien n’est-ce encore une fois que cette prétentieuse certitude de mon amendement que j’ai toujours connue quand je déterminais à l’avance ma future manière de vivre ? » p.114.

Cette introspection même, écrite jour après jour (avec quelques éclipses), pousse à l’analyse de soi, mais aussi au regard critique général. Il s’agit de comparer ce qui est à ce qui devrait être, les actes à leur modèle, la conduite à la morale, les pensées au bien même. André Gide reprendra plus tard le procédé, écrire son journal aide à écrire des romans. Il fouille le caractère, évoque les autres et leur retentissement sur soi, les actions réussies ou ratées, les émotions face à la nature.

Tolstoï y fourre même un peu tout ce qui lui tombe sous la plume : des citations de livres qu’il lit, des emplois du temps, ses comptes en kopecks, des pensées qui lui viennent, des « règles » de conduite… Il n’est pas fort précis mais tient un livre d’heures dont l’accumulation éclaire sur sa personne.

La mode aujourd’hui n’est plus à l’écriture et encore moins au journal. Seules les très jeunes adolescentes, peut-être, sacrifient encore à cet intime – entremêlant force émoticons, dessins et photos. Avec ruban rose et cadenas pour bien marquer l’infantilisme du procédé.

La mode est aux interjections, lol et autres abréviations animales comme autant de rots de satisfaction ou grognements de colère. L’image remplace les mots, l’émotion la raison et l’impression l’analyse. Chacun imite le journaliste qui veut faire mousser son scoop, chacun se met en scène pour les autres. Twitter et Facebook, plus rarement les blogs (encore que…) rassemblent des citations, des reprises, des « partages » et des boutons « j’aime » plus que des pensées personnelles.

Certes, le christianisme a reculé, même chez les puritains évangélistes yankees – mais la conscience de soi ne s’en est pas améliorée pour autant. La culpabilité est rejetée sur les autres, sur un bouc émissaire ou un « complot ». Ce qui compte est moins ce que vous pouvez faire pour les autres que ce que les autres et l’Etat peuvent faire pour vous.

  1. Oublier est la règle, chacun se veut sans cesse différent, selon les moments, selon les autres gens.
  2. On ne « se connait » plus par l’introspection, mais par l’affichage : aux autres, à la communauté, de dire si ce que l’on présente de soi est acceptable socialement et aimable ou non.
  3. Faire un plan, se donner un but, fixer ses occupations sont aujourd’hui trop de contraintes. Vive le spontané, l’instantané, le décidé à la dernière minute – l’hédonisme du jouir de tout, tout de suite.
  4. On dénie ses faiblesses pour ne pas avoir à s’en préoccuper ; on passe vite à autre chose pour ne pas réfléchir à ses actes bons ou mauvais – seul le présent compte.

Des quatre utilités du journal selon Tolstoï, il n’en reste pas une. C’est dire si nous avons changé d’époque… Lire les Journaux et carnets de Tolstoï, ce Russe d’il y a un siècle et demi, semble même incongru. Et pourtant, ils existent – comme un exemple, comme un reproche ?

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

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Doit-on craindre un retournement boursier bientôt ?

Le scénario actuellement anticipé est optimiste, le maintien d’une croissance assez forte de l’économie mondiale supérieure à la croissance potentielle. Le FMI prévoit toujours, en avril, une croissance mondiale 2017 de 3,5% et en 2018 de 3,6%, l’OCDE étant à 3,3 et 3,6 et le consensus Forecast, toujours moins optimiste, à 2,9 % en 2017 et 3,0% en 2018. Les Etats-Unis croîtraient pour leur part de 2,1 à 2,4% en 2017 et de 2,4 à 2,8% en 2018, et la zone euro – en retard – de 1,6 à 1,7% en 2017, et 1,6 en 2018.

Ce n’est pas déraisonnable, malgré les changements politiques un peu partout dans les pays occidentaux qui introduisent de l’incertitude sur les règles économiques et sur la fiscalité. Mais, en gros, ces changements apparaissent favorables à la croissance.

Volatility index depuis 10 ans

D’où pourrait venir le risque ? Des deux économies principales de la planète : les États-Unis et la Chine. Donald Trump a promis une baisse de la fiscalité et encourage les entreprises à revenir produire au pays ; il envisage pour cela de réduire les contraintes de production, y compris celles sur la pollution. Mais il y a beaucoup de discours et peu d’actes concrets. La « sortie » des Etats-Unis de l’accord sur le climat ne sera juridiquement effective que dans 4 ans. D’ici là, les contraintes sont faibles. Et nombre d’entreprises américaines voient tout le bien qu’elles pourraient tirer de politiques environnementales, ne serait-ce que pour suivre le progrès technologique – dont elles se veulent la pointe.

Le recul de la profitabilité des entreprises en raison de la fin de l’expansion cyclique, lorsque les salaires réels augmentent plus vite que la productivité, pourrait donc être dilué par ces mesures de fiscalité et de dérèglementation favorables, en attendant le relai du prochain cycle industriel.

Indice américain Standard & Poors depuis 1999

Le cas de la Chine est plus préoccupant, mais rappelons que, malgré son poids démographique et son immensité géographique, la Chine n’est qu’une puissance économique moyenne dans la production mondiale. La croissance réussirait encore à atteindre autour de 6,2% en 2018, mais le chiffre est « politique » en l’absence de tout indicateur d’offre et de demande concret. Le parti tient à garder son pouvoir, donc l’Etat surveille et punit, en bonne morale socialiste, militant pour une réduction de la liquidité afin d’éviter les dépenses somptuaires, « politiques » et inutiles. Ce qui va mécaniquement faire monter les taux d’intérêt et pénaliser l’investissement. Mais ce coup de froid sur la surchauffe devrait faire baisser la pression de l’endettement et de la surproduction dans certains secteurs, tout en limitant la hausse rapide des salaires. Ce qui ne peut qu’ajuster à peu près l’économie chinoise au mouvement du monde. Encore ne faut-il pas en faire trop, et il est difficile d’en juger lorsque le marché n’existe pas.

Indice chinois SSE Shanghai A depuis 1999

Si ces deux risques surviennent, aux Etats-Unis et en Chine, leurs effets devraient être faibles sur les taux d’intérêt sans risque (emprunts d’Etat à 10 ans) car ils sont déjà très bas. En revanche, la surprise agitant les acteurs d’autant plus violemment qu’ils ne l’avaient pas vu venir, les cours de bourse pourraient connaître de fortes corrections. L’indice américain Standard & Poors est en effet au plus haut historique. Les primes de risque, entre emprunts souverains et pour le crédit pourraient se tendre. Les indices européens sont plus raisonnables, retrouvant leur niveau de 2015, mais pourraient suivre à la baisse par « solidarité » d’aversion au risque. L’indice chinois Shanghai A, après un excès en 2015, retrouve aujourd’hui son niveau de 2010 et n’apparaît pas surévalué. Il tomberait comme les autres, mais sans catastrophe.

Le pire n’est jamais certain et les deux premières années Trump devraient être positives, mais il est toujours bon de chercher d’où pourrait venir le risque – pour le surveiller et réagir à temps.

Indice français CAC40 depuis 1999

Indice européen Euronext 100 depuis 1999

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Elisabeth George, Juste une mauvaise action

Le lecteur fan retrouve enfin ses héros préférés, Thomas Lynley, sir inspecteur, et Barbara Havers, prolo sergent. Mais il s’embarque pour une histoire invraisemblable, dans un pavé qui ne manque ni de tourisme ni de longueurs. Certes, la fin est une pirouette qui remet les choses à leur place et plutôt bien trouvée, mais enfin… Si l’on ne s’ennuie pas (toujours), les égarements se multiplient.

Hadiyyah, la fille de 9 ans du professeur en microbiologie pakistanais Azhar, a disparu. Elle a été enlevée par sa mère Angelina, ex-maitresse d’Azhar qui avait quitté sa famille en Angleterre pour elle, et qui était revenue quelques mois, juste le temps d’apprivoiser la méfiance. Le prof est désespéré, Barbara sa voisine aussi. Elle ne sait si elle est tombée amoureuse d’Azhar ou d’Hadiyyah, si elle compense ainsi sa solitude par l’image d’un couple père-enfant uni, mais elle est accro.

Elle va dès lors faire n’importe quoi, outrepasser toutes les règles, désobéir systématiquement à sa hiérarchie, dissimuler des preuves, falsifier des données… « Elle était rebelle à toute forme d’autorité. Elle avait un complexe de supériorité gros comme un char d’assaut, Elle était d’un laisser-aller épouvantable. Elle avait des comportements scandaleusement non-professionnels, et pas uniquement en matière vestimentaire », avoue elle-même l’auteur en consultant sa fiche de personnages p.747. Mais c’est tellement invraisemblable que l’on se demande dans quel roman policier l’on est fourré. L’amour, même fou, même aveugle, n’explique pas tout, même littérairement parlant. Encore moins le laisser-faire de Lynley, empêtré dans une nouvelle relation sentimentale toute d’hésitations comme d’habitude, ni celui de la commissaire Ardery, arriviste à poigne comme d’habitude (les fiches personnages de l’atelier d’écriture sont implacables). Dans n’importe quel groupe professionnel, Havers aurait été virée, au moins suspendue. Ici, rien de tel : les Anglais sont-ils si niais pour une auteur américaine qu’ils agissent en « libéraux » jusqu’à la bêtise ?

Car tel est bien le problème d’Elisabeth George, me semble-t-il. Elle a longuement écrit sur la police anglaise, la Met de Londres, et y a bien réussi. Elle s’en est lassée et a tenté des romans nettement moins bons, tout justes formatés pour des adolescents. Elle est donc revenue à son filon littéraire mais le cœur n’y est plus, les personnages y sont moins aimés et les idées manquent. Elle fait donc de l’industrie, comme elle l’apprend à ses élèves des « ateliers d’écriture » (ce qui n’est pas la meilleure façon d’apprendre à écrire, si j’en juge par quelques cas que je connais…)

Sa méthode est de préciser le portrait de chacun jusqu’à la caricature : Havers en bulldozer aussi conne que brute ; Lynley en dilettante y compris dans ses amours qui se répètent ; Azhar fourbe (parce que pakistanais ?) ; Haddiyah enfant, donc naïve comme on en fait peu, même à 9 ans… Il n’y a guère que l’inspecteur italien Lo Blanco qui soit réussi, dans la galerie de personnages sortis des catalogues.

Car Azhar, conseillé par Havers, prend un détective privé pour enquêter sur l’endroit où pourrait bien se trouver sa fille et la mère ; la piste mène en Italie, à Lucca en Toscane (pourquoi ne pas avoir traduit en français Lucques ?) ; où l’enlèvement premier par la mère se double d’un second en Italie même. Ce qui nous vaut un texte parsemé d’italianismes même pas traduits (pour faire « vrai », à l’américaine ?). Qui connait un peu d’italien apprécie cette « couleur locale », qui n’y connait rien est furieux de ces obstacles à la lecture comme à la compréhension. Est-ce pour mettre dans l’ambiance d’une Havers nulle en langue et fagotée comme l’as de pique ?

Je ne vous dévoilerai rien de plus de l’intrigue, assez tordue comme cela, où les bons et les méchants changent tour à tour de rôle. Le roman se lit, mais il est d’un niveau nettement inférieur à ceux d’il y a 15 ans. La vieillesse, même celle d’un auteur qui n’a pourtant que 68 ans, est un naufrage – surtout lorsqu’elle remplace le talent par le procédé, l’originalité par la recopie. On en a soupé des hésitations de Lynley à sauter ses bonnes femmes, des stupidités de Havers à tailler des gourdins pour se faire taper dessus. Où est l’observation sociologique qui était le propre d’Elisabeth George, dans ce roman ? Où se trouve sa subtilité psychologique qui faisait que l’on aimait ses personnages ?

Comme tant d’auteurs à succès américains, Patricia McDonald, Patricia Cornwell, la George tombe dans la réplique industrielle ; elle « fait du fric » sur son invention passée. Quel dommage !…

Elisabeth George, Juste une mauvaise action (Just One Evil Act), 2013, Pocket policier 2016, 910 pages, €10.00

e-book format Kindle, €13.99

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Flaubert contre l’embrigadement social

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Le trentenaire est un jeune adulte qui s’affirme. C’est l’époque où l’on choisit sa vie. Flaubert, trentenaire en 1852, compose Madame Bovary. Il écrit depuis Croisset à sa maîtresse Louise Colet, qui vit à Paris. Elle le presse de venir à la capitale ; elle aura même la drôle d’idée de vouloir l’enchaîner au mariage. Ses amis le pressent de publier quelque chose, de se faire connaître pour « arriver » en société, tel Maxime du Camp. Gustave, lui, ne peut travailler que loin du monde, recueilli. Il a besoin de constituer une atmosphère en se documentant sur tous les sujets sur lesquels il écrit ; il a besoin d’aiguiser son style en lisant chaque jour un classique ; il a besoin d’être seul à « gueuler » dans sa chambre pour faire venir les phrases sonores qui tiennent debout.

Le 8 février 1852 (p.43), il synthétise tout cela dans une missive à sa chère Colet, qu’il conclura d’« un bon baiser sous ton col ». Pas « sur » mais « sous » – au lecteur de deviner où. Gustave a de l’humour. Après avoir évoqué son travail en cours, il passe à ce qui lui est néfaste. Cela sous trois aspects : l’actualité, le milieu littéraire, sa maîtresse. En bref toutes les goules qui peuvent l’entreprendre et sucer son énergie, autant d’obstacles à sa création, à la continuité de son labeur, à la mise au jour de son talent.

« Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. – Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit. » Nul doute que Louise Colet a dû apprécier d’être reléguée au rang simple de « délassement »… Avis aux goules qui se croient des maîtresses alors qu’elles ne sont que le repos consenti du guerrier – même si la plume fatigue moins que l’épée. L’Hâmour, Flaubert s’en moquait ; le fusionnel idéaliste, il l’avait en horreur ; croire qu’on ne peut faire qu’un, quelle ineptie ! C’est une compagne qu’il faut à l’écrivain, pas une suceuse de sang, de moelle ou d’énergie. L’égalité des sexes, le réclame – donc pourquoi cette bêtise du rêve fusionnel ? Serait-ce par envie ? Par jalousie de n’être pas à la hauteur ?

« A ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux des discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n’en verrai rien. C’est du temps perdu. Autant bâiller [jeu de mot entre bâillement et bayer] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc. »

Ceux qui courent après les infos sont donc des moutons qui jamais ne feront le berger ; ils ont bien trop peur de louper le tout dernier brin d’herbe pour voir au loin le loup qui les guette. L’hygiène est de s’isoler, de prendre de la hauteur, de se désaccoutumer des servitudes et du « tout savoir, tout de suite » : Tweeter, Facebook, Google, CNN live et autres BFM TV – « C’est du temps perdu ». Faute de cette hygiène de la distance : pas de talent ! Ceux qui prétendent sont prévenus par Flaubert en personne. Ont-ils des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ? « C’est du temps perdu », de la badauderie, de la cochonnerie donnée aux confiseurs (qui est l’inverse de la confiture donnée aux cochons, comme chacun sait). « L’hygiène » du créateur exige qu’il se préserve de l’inutile, des « turpitudes » et des « imbéciles ». Mieux vaut relire les classiques, Goethe par exemple, qu’il cite dans sa lettre. « La nourriture importe donc. »

Mais tout part, dans cette lettre, du discours de réception à l’Académie française de Montalembert par Guizot. Dans la « bonne société » littéraire, « il faut » avoir lu cela faute d’y avoir assisté, et « il faut » applaudir à la chose. Flaubert s’en moque, toute cette comédie humaine n’est pour lui que du théâtre parisien. « Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie française ! Quels barbares nous faisons avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite. Et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. »

Car qu’est-ce que l’Académie française ? Une cour spécialisée créée par le monarque pour mettre au pas les penseurs. Une « institution pourrie et bête » à la solde du pouvoir, toujours « engagée » donc – ce qui ne fait jamais honneur au talent mais plutôt à la servilité. « L’Esprit n’a ni règle, ni loi, ni uniforme » signifie que tout ce qui réglemente, légifère et standardise n’appartient pas à l’Esprit – mais sans doute aux « imbéciles » : à ceux qui industrialisent, qui marchandisent, qui fonctionnent – tout le contraire de ceux qui innovent, qui entreprennent et qui créent. Des imbéciles heureux qui sont nés quelque part, précisera plus tard un poète. De ceux qui divisent, cartographient, mettent en casiers, se closent en corporations – comme le tropisme français décrit par Flaubert. Les abstracteurs de quinte essence, disait Rabelais (chéri de Flaubert), les scolastiques diront les anticléricaux, les rhétoriques diront les antisocialistes, le « ghetto français » affinera un sociologue contemporain, les intellos renchériront les populistes – « nous ! » ne crieront pas les bobos (car ils s’ignorent).

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« J’ai la haine de toute limite » est le cri de la liberté, furieusement pré-68. Ce pourquoi Flaubert a toujours été contre les idées reçues des épiciers bourgeois (Bouvard et Pécuchet), contre le conformisme social catholique-conservateur (qui tentera de condamner Madame Bovary et condamnera Les Fleurs du Mal), contre le pouvoir autoritaire et plébiscitaire (Napoléon III et ses épigones), contre le caporal-moralisme des socialistes de son temps. Il n’est pas pour cela anarchiste mais plutôt libéral : il traduit les Lumières pour son époque, dans la promotion du talent individuel contre tous les bons plaisirs à la suite de Voltaire.

C’est pour cela même qu’il reste fort actuel. De 1870 (avec la répression de Thiers après l’invasion prussienne qui engendra les dérives de la Commune) à 2003 (avec l’invasion de l’Irak par George W. Bush pour de menteuses raisons), nous avons vécu un long siècle d’embrigadement nationaliste, xénophobe, partisan (14-18, Mussolini, Staline, Hitler, Pétain, Franco, Mao, Castro, l’ordre moral des cons et des néo-cons américains… qui arrivent en France avec le politiquement correct de gauche bobo, puis la « réaction » souverainiste-catholique qui se profile).

Avec la néo-fragmentation du monde qui se produit depuis l’échec américain en Irak et l’émergence de grands pays fiers d’eux-mêmes comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Nigéria, le Brésil, etc., la liberté redevient pourtant une valeur qui devrait compter. Beaucoup plus que « la morale » (que l’on perçoit relative) ou que « la démocratie » (sans cesse à construire selon sa propre histoire comme Poutine, Trump ou Erdogan le prouvent). Être libre n’est pas donné à tout le monde sur la planète (même aux Etats-Unis sous Trump… et en France sous l’état d’urgence permanent).

Or, la liberté, c’est le potentiel laissé à l’individu de s’épanouir. Sans liberté, pas de création, ni d’innovation, ni d’avenir – mais l’éternelle stupide répétition de la tradition. Oh, certes ! L’individu ne devient pas libre seul, pas sans sa famille ni son entourage qui l’encouragent, pas sans la société où il vit qui lui offre des possibles, ni sans la culture dans laquelle il baigne qui le stimule ; pas sans des maîtres ni des exemples qu’il suit et dont il se détache. Mais enfin : les « sociétés de la connaissance » que nous prônons se doivent d’éviter le zapping médiatique, l’enfermement dans des règles académiques, et l’Hâmour qui serait tout, l’alpha et l’oméga d’une existence réussie si l’on en croit la doxa des séries télé et des magazines pour coiffeuses.

Rappelons plutôt, avec Flaubert, que l’Esprit « n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. » Et que c’est à chacun de le révéler en lui. Même si la société qui se referme un peu partout sur la planète est moins favorable qu’hier aux libertés – même à gauche (surtout ! à gauche).

Gustave Flaubert, Correspondance tome II, 1851-1858, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1980, 1568 pages, €61.00

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A bord du Darjeeling Limited

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Choc de civilisations entre l’Inde et l’Amérique, choc d’époque entre la postmodernité issue des hippies qui se cherchent et le bouddhisme millénaire établi, choc de psychologie entre l’amour compliqué occidental et l’amour plaisir ou famille des Indiens. Moi, il me plaît, ce film, revu récemment.

Je n’y cherche pas un « progrès de la filmique » ni un faux exotisme ; je suis un spectateur candide qui apprécie ce qu’on lui propose avant de plaquer des jugements a priori du haut de ma supposée Culture – et il se trouve que je suis allé en Inde plusieurs fois et que j’ai retrouvé dans le film (tourné au Rajasthan) des traits réels du pays et de ses façons de vivre.

Les relations entre parents et enfants, entre frères, entre homme et femme, ne sont pas de la même eau en Amérique et en Inde. La famille éclatée ici et la famille traditionnelle là-bas ne vivent pas le même rythme. Décentrer l’action est donc utile pour se considérer autrement. Les trois frères qui, sous la houlette un brin impérieuse de l’aîné Francis (Owen Wilson) se retrouvent pour « une surprise » en Inde, ont été délaissés par leur père et leur mère ; ils en souffrent. Le père était trop préoccupé à faire de l’argent et à bichonner sa Porsche 911 rutilante pour s’occuper de ses garçons ; la mère (Anjelica Huston), trop préoccupée de son confort moral pour faire famille avec les enfants qu’elle a subi. Le premier est mort et enterré (sans la mère) ; la seconde est partie « faire le bien » (comme l’autre « faisait de l’argent ») dans le nord de l’Inde, comme nonne chrétienne.

Chacun des garçons mène une vie compliquée. Francis, l’aîné, a repris les affaires de son père et s’est « volontairement » envoyé en l’air en moto, il arbore des pansements sur tout le visage, façon de se punir d’exister, d’être nul et de désirer les filles tout en ne rêvant qu’à maman dont il imite la direction autoritaire jusqu’à faire planifier par un employé, sous plastique, les activités prévues. Le second, Peter (Adrien Brody) va être père à son tour et fuit la date de l’accouchement du bébé qui sera un garçon ; il ne veut pas voir ça pour ne pas reproduire son propre père – mais il porte ses lunettes solaires, se rase avec son rasoir et a emporté comme fétiche les clés de sa Porsche. Le cadet Jack (Jason Schwartzman) est obsédé de sexe, voulant « posséder » les femmes comme papa du fric, il a des relations détachées avec sa compagne restée en rade en Italie ; il marche toujours pieds nus par rébellion et arbore une moustache de macho malgré des cheveux coiffés adolescent ; il écrit ses histoires au lieu de les vivre, comme s’il était un autre. Ce qui donne quelques scènes de « règles » où chacun promet de tout se dire, flanquées de moments où chacun va séparément téléphoner à sa femme respective.

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Le train indien n’attend pas et tous les Occidentaux doivent sans cesse courir après lui, du businessman de la première scène (qu’on ne reverra plus, peut-être comme allégorie initiale du père absent ?) aux trois frères flanqués chacun de deux valises et d’un sac (Vuitton – comme papa). Les Indiens regardent avec détachement et sans intervenir ces hommes pressés qui ne prennent pas le temps de vivre. Le Darjeeling Limited est un train fictif qui rejoint les abords de l’Himalaya depuis les grandes villes internationales de la côte. La vie à bord se déroule en Pullman, avec salon spacieux, couchettes et thé ou citronnade servis à la place. Mais les Américains ne veulent pas se couler dans l’existence indienne : « Allons prendre un verre et fumer une cigarette ! » dit à plusieurs reprises Francis pour entraîner ses frères – alors qu’il est interdit de fumer et que le thé est servi.

La jeune serveuse Rita (Amara Karan) – surnommée par les garçons Citronnette – a pour fiancé le chef de train (Waris Ahluwalia) qui arbore la longue chevelure et la barbe de Sikhs. Elle aime le plaisir et se laisse enfiler à la hussarde dans les toilettes du train par Jack – mais c’est bien elle qui consent, et pas le macho qui la possède : « Merci de m’avoir utilisé », lui dira Jack, enfin conscient, au moment où il quitte le train, « You’re welcome », répondra joliment Rita. L’amour est simple lorsqu’on ne confond pas comme chez les chrétiens yankees plaisir et métaphysique.

Si les trois sont jetés du train, c’est que Peter a acheté un serpent venimeux dans sa boite comme « souvenir ». Le serpent est réputé mort, mais il se réveille et s’échappe dans le compartiment. Le chef de train, pratique, le zigouille (ou du moins le dit, étant Sikh il respecte toutes choses vivantes), et éjecte les Américains empêtrés de mille règles qu’ils se donnent mais ne respectent aucune. En Inde, de mœurs anglaises, on obéit aux règles, un point c’est tout.

Les trois compères se retrouvent dans un paysage désertique. Longeant une rivière rapide, ils voient trois frères (eux-mêmes en plus petits), tenter de traverser la rivière sur un va-et-vient usuel en Inde, où une corde permet de tirer une nacelle d’un bord à l’autre. Las ! le second (l’analogue de Peter) va faire chavirer la nacelle, précipitant les gamins dans l’eau agitée. Peter et Jack vont se jeter à l’eau pour sauver les petits mais l’éternel gaffeur Peter, velléitaire en tout, ne réussira pas à sauver son garçon ; il se noie après que sa tête eut heurté une pierre. Il ramène le corps dans ses bras au village. Ce gosse, c’est lui enfant avec ses frères, et c’est aussi le fils qu’il bientôt avoir. Comme son propre père, il est maladroit et ne sait trop que faire. Tous vont trouver dans ce village pauvre – mais coloré – la simplicité qu’ils étaient plus ou moins venus chercher. La famille est unie, le gamin enterré selon les rites millénaires, la vie continue malgré la tristesse. Leur prétention à trouver la spiritualité dans l’éther et dans les procédés compliqués d’une plume soufflée au vent, se brise sur la simplicité des peuples et de l’existence traditionnels.

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Leur mère refusant de les voir, selon un échange par mail assez incongru dans l’Himalaya, les trois frères décident de regagner l’Amérique mais, au pied de la passerelle de l’avion, ils déchirent brusquement les billets et décident d’aller la voir quand même. Elle est ravie de les retrouver mais n’exprime pas plus d’attachement que cela. Le passé est le passé et seul le présent compte, leur fait-elle comprendre. Un tigre qui rôde présentement autour du monastère est plus important que ne pas avoir été aux funérailles de son mari il y a un an. Le lendemain, elle est partie, ayant laissé le petit-déjeuner selon les goûts de chacun. Au fond, ils n’ont plus besoin de maman et sont adultes, non ?

Au retour, chacun accepte donc son existence, rasséréné : Peter ne va pas divorcer de sa femme enceinte, Jack larguer sa compagne restée en Italie et accepter que ce qu’il écrit soit sa propre histoire. On ne sait pas ce que va faire Francis, sinon qu’il ne veut plus tenter de se suicider et compte cicatriser. Lorsqu’il veut rendre les passeports confisqués à ses frères, ceux-ci lui demandent de les garder. A trois, on est plus fort.

Ce film, désopilant et loufoque, est plus subtil qu’il n’y paraît. Il ne plaît pas à la génération bobo des cultureux de Télérama – qui n’y comprennent rien, n’ayant que des « réactions » contre un racisme supposé et un esthétisme qui n’est pas dans leur cadre. Pauvre déculture… Je suis effaré de l’absence totale de sensibilité de ces gens pour cette humanité qui se dégage des scènes. Ce conte léger mérite mieux que les jugements à l’emporte-pièce des bourgeois branchés trop à la poursuite de la mode. Se dépayser pour retrouver les véritables valeurs humaines, est-ce trop leur demander ?

DVD A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson, 2007, avec Owen Wilson, Adrien Brody, Jason Schwartzman, Amara Karan, Waris Ahluwalia, Anjelica Huston, 20th Century Fox 2014, blu-ray €11.99

DVD The Grand Budapest Hotel + A bord du Darjeeling Limited, Pathé 2015, €8.99

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Les vestiges du jour

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Honneur, devoir… des concepts complètement étrangers à l’époque présente. Mais ils imprègnent ce film tiré d’un roman de Kazuo Ishiguro, écrivain britannique (comme son nom ne l’indique pas) né en 1954 – bien après le temps d’avant-guerre qu’il met en scène.

Ces concepts permettent une vie emplie de bonne conscience, de satisfaction du travail bien fait, du bonheur d’avoir trouvé sa place dans le grand ordre du monde.

C’est ainsi que lord Darlington (James Fox) joue les entremetteurs diplomatiques, armé de bons sentiments pour assurer la paix après les horreurs qu’il a vécues entre 1914 et 1918.

C’est ainsi que son majordome James Stevens (Anthony Hopkins), place son devoir professionnel avant sa vie amoureuse et son amour filial, se contentant de romans sentimentaux pour ouvrir son esprit au rêve durant ses rares moments à lui (et sous le prétexte idéaliste bourgeois de cultiver son langage).

C’est ainsi que les démocraties de « la vieille Europe », toutes imbues de noblesse et de fair-play, ne comprennent rien à la realpolitik de la force et du fait accompli des régimes autoritaires nés dans l’après 1918 – dans le film les nazis, mais la naïveté sera la même dans les années 1980 contre les soviétiques, date d’écriture du roman – et dans les années récentes la victimisation des terroristes salafistes par les idiots utiles de l’islamo-gauchisme.

L’auteur réussit à englober à la fois la grande histoire, la structure sociale britannique et l’existence d’êtres particuliers dans la même tragédie. Car chacun joue son rôle – et l’ensemble va dans le mur.

Par honneur, le gentleman ne veut pas croire aux mauvaises intentions des autres ; par honneur, le diplomate fait confiance à la parole donnée et aux promesses, même quand elles sont non tenues. Le devoir commande d’agir selon l’honneur, même si les autres ne respectent pas le code. Le déni est l’attitude caractéristique de ce genre d’esprit, incapable de lucidité car incapable de se remettre en question.

Lord Darlington se fourvoiera dans la compromission avec le nazisme par morale, qui pave l’enfer de bonnes intentions, et par inaptitude complète aux affaires, qui sont une lutte sans merci, lui qui se contente de rentes dues à sa naissance. Le diplomate américain Jack Lewis (Christopher Reeve), le traitera « d’amateur » – et la suite lui donnera raison.

Le majordome James Stevens passera à côté de l’amour et du mariage par devoir, qui empêche les sentiments personnels de s’exprimer au nom d’une neutralité de fonction – une sorte de « laïcité » des affects qui ne prend jamais position. Il laissera mourir son père, victime d’une attaque, pour servir au même moment à la table où son maître reçoit les diplomates allemands ; il ne peut pas quitter son service, se jugeant indispensable pour que tout marche droit. Il laissera partir l’intendante efficace et amicale Miss Kenton (Emma Thompson), parce qu’il n’ose lui avouer ses sentiments et qu’il ne fait aucune remarque lorsqu’elle lui annonce son mariage prochain avec un autre majordome alors même qu’elle n’a encore pas dit oui. Il laissera toute autre forme de métier possible, tant il est imprégné de sa fonction, en a acquis les mœurs, le vocabulaire, l’attitude ; un médecin de village lui en fera la remarque après l’avoir écouté quelque temps : « Ne seriez-vous pas domestique ? ». Oui – tel est son destin.

Anthony Hopkins, Emma Thompson

Vingt ans après, lord Darlington est mort, regrettant sa bêtise et sa candeur avec les Allemands dont il aimait parler la langue, son filleul très aimé Reginald (Hugh Grant) étant mort sur le front lors de la Seconde guerre mondiale qu’il a contribué à générer. Jack Lewis vient s’installer à Darlington, le château ayant manqué d’être vendu pour démolition. Il demande à Stevens, qu’il a connu avant-guerre, de rester au poste qui était le sien et de reconstituer un personnel. Le majordome pense alors à Miss Kenton, l’ancienne intendante qu’il avait appréciée. Celle-ci est mariée, même si le couple ne va pas fort par incapacité de cet autre ex-majordome qu’est son mari à gérer une pension de famille. Lorsqu’on est habitué aux ordres et à la règle, prendre soi-même une décision d’affaires est un obstacle insurmontable… Miss Kenton serait bien revenue à Darlington Hall, mais sa fille va accoucher d’un bébé et elle veut voir grandir le petit. Si Mister Stevens lui avait proposé le mariage, tout aurait pu se concilier, mais c’est le tragique des protagonistes de n’être jamais en phase avec leur être profond.

Tous veulent bien faire, mais tous sont enserrés dans les filets de leur éducation, de leur position sociale, de leur sens moral du devoir et de l’honneur. C’est ainsi qu’a péri « la vieille Europe », disent les Américains (et ils le répètent aujourd’hui).

Le romancier, dont l’œuvre a fourni le scénario du film, voulait illustrer la colonisation au sens large : celle des pays faibles par les pays forts (comme le Japon après la guerre), celle des individus par leur position sociale, celle des personnes par intériorisation de la morale en vigueur. Tout colonisé garde la conviction que son maître lui est supérieur : l’Allemagne nazie revendiquant les Sudètes, après tout, pourquoi pas ? les invités de lord Darlington interrogeant le peuple en la personne du majordome, sur l’étalon or et l’économie internationale ne se trouvent-ils pas confortés dans leur sentiment que le peuple n’y comprend rien et que l’élite à laquelle ils appartiennent justifie leur position supérieure lorsque Mr Stevens leur répond « sur ce point, je crains de ne pouvoir vous aider, Monsieur » ? l’obsession de sa dignité et de sa conscience professionnelle n’inhibe-t-il pas Stevens lorsque Miss Kenton lui envoie des signaux clairs qu’elle pourrait l’aimer ? Même le pigeon est moins bête lorsque, fourvoyé dans une salle, il cherche la lumière et parvient à recouvrer la liberté par une fenêtre ! On se demande de l’homme ou de l’animal lequel est le plus « pigeon » dans l’histoire.

Jusqu’où va donc se nicher la servitude volontaire… Karl Marx parlait « d’aliénation »  et les sociologues « d’habitus ». Il fallait un regard étranger au Royaume-Uni (Kazuo Ishiguro est d’origine japonaise) pour saisir dans toutes ses nuances ce mélange de contrainte et de bonheur que représentait la vie anglaise des gentlemen et de leur entourage.

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Si le film incarne des caractères qui resteront longtemps dans l’esprit du spectateur, le roman, d’un bel anglais littéraire, laisse les personnages dans leur ambiguïté humaine ; il ne moralise pas, il décrit. Et le décor somptueux de la campagne anglaise, resté tel qu’il y a deux siècles, n’est pas pour rien dans le charme des traditions et des valeurs établies qui font un costume si confortable – même quand changent les saisons.

Lisez le livre, regardez le film, vous pourrez méditer sur les liens qui enserrent, malgré soi, et sur la saine vertu de penser par soi-même et de n’obéir qu’avec raison à toutes les « obligations » de naissance, de famille, d’entourage, de travail, de clan politique et de nation.

DVD Les vestiges du jour (The remains of the Day) de James Ivory, 1993, avec Anthony Hopkins, Emma Thompson, James Fox, Christopher Reeve, Hugh Grant, Sony Pictures 2008, €6.79

Kazuo Ishiguro, Les Vestiges du jour (The Remains of the Day), 1989 – lauréat du Booker Prize 1989 -, Folio 2010, 352 pages, €8.20 

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