Articles tagués : monstre

20 000 lieues sous les mer de Richard Fleischer

Paru en 1869, le roman d’aventures de Jules Verne fait la part belle à la mer. C’est, à l’époque, un continent inexploré sous la surface. Les vapeurs ont à peine remplacé les voiles et les sous-marins ne sont qu’à l’état d’ébauches. Quant aux scaphandres autonomes, il faudra attendre les années 1950 pour les voir surgir. C’est dire si l’écrivain est en avance sur son temps. Mais il est au siècle optimiste où la science et l’industrie prennent leur essor tandis que les sociétés se démocratisent (avant de sombrer dans le nationalisme le plus étroit qui conduira à trois guerres européennes, vite mondiales).

20 000 lieues sous les mers condense tout cela en une œuvre magique : elle fait rêver tout en pointant les travers de l’humanité. Un « monstre marin » écume les océans et coule les bateaux, ce qui montre combien la superstition reste ancrée à l’époque scientifique. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle français (Paul Lukas) est coincé à San Francisco parce que les marins ont peur et ne veulent plus prendre la mer. C’est donc « l’État » (américain) – sur pression des assurances maritimes… – qui va mandater des navires armés pour sillonner la mer afin de trouver et d’étudier ou d’éradiquer ce monstre. Le professeur Aronnax est convié à participer à l’expédition. Ce qu’il fait en compagnie de son fidèle domestique nommé Conseil (Peter Lorre). Le harponneur québécois Ned Land (Kirk Douglas tout en muscles) est de l’expédition ; il affûte son fer pour harponner le monstre qu’il croit un simple narval géant.

Mais la bête se fait rare, jusqu’à ce que le navire de guerre américain entame son retour. C’est alors qu’il assiste en direct au coulage d’un bateau « d’une certaine nation » (jamais citée pour ne fâcher aucun allié après la Seconde guerre mondiale). Il aperçoit les deux yeux jaunes phosphorescents (très chien des Baskerville) du « monstre » et l’attaque au canon. Il le loupe mais l’animal se retourne sur eux, il fallait s’y attendre, et éperonne le navire, qui est alors désemparé. Ned et Aronnax sont tombés à la mer, Conseil s’y jette. Les deux se soutiennent à un espar cassé de la mâture tandis que le harponneur s’est agrippé à sa chaloupe retournée. Lorsque le brouillard se lève, il abordent tous un curieux engin tout de métal riveté, dans le style tour Eiffel typique de ces années d’acier. Ils montent à bord et découvrent un engin sous-marin. Personne dans les lieux mais, par un hublot, ils assistent à un enterrement en scaphandre, parmi les coraux. Le professeur est abasourdi et émerveillé : tant d’avancées scientifiques en quelques minutes !

Ils font la connaissance du capitaine Nemo (James Mason) – pseudo qui veut dire « personne » en grec, Ulysse l’a utilisé – et celui-ci décide, au vu de la nationalité et du prestige scientifique du professeur de ne garder que lui. Nul n’est invité jamais à bord et il s’agit d’une exception. Aronnax ne peut que se récrier et, par grandeur d’âme, partager le sort de ses compagnons. Qu’il en soit ainsi, ils sont jetés dehors et le sous-marin plonge. Mais il n’a pas fait deux mètres sous l’eau que Nemo renonce : il a vu ce qu’il voulait voir, qu’Aronnax est un homme fiable, fidèle à ses amis. Il songe à lui pour « une mission ».

Commence alors le voyage, qui est le meilleur du livre et que le film passe en accéléré, ajoutant quelques anecdotes pour faire cocasse et éviter de lasser le (trop) jeune spectateur : le dîner de la mer qui écœure le marin Ned, la cueillette des homards et des tortues sous-marines, le trésor de la caravelle, l’attaque des sauvages nus cannibales, la lutte contre le calmar géant. Plus une clé : l’observation d’un bagne sur une île où l’on exploite les minéraux qui servent à faire la poudre à canon. Nemo avoue avoir été enfermé là parce qu’il ne voulait pas livrer ses secrets d’ingénieur à « une certaine nation » ; il n’a rien dit et sa femme et son enfant ont été emprisonnés, torturés sous ses yeux pour le faire avouer, puis tués. Ce qui explique son acrimonie pour cette « certaine nation » et son goût de couler tous ses bateaux lorsqu’il les croise. Il s’est évadé avec une vingtaine de compagnons et ils ont construit le Nautilus dont ils forment l’équipage.

Les nationalismes montent, imbéciles comme toujours : la Grèce s’est soulevée en 1820, les Belges contre les Pays-Bas, les Polonais contre les Russes, l’Allemagne et l’Italie s’agitent, la guerre de 1870 est toute proche. L’ingénieur ne veut pas livrer sa nouvelle technologie sous-marine et ses nouvelles sources d’énergie (qui ne sont pas détaillées dans le film, mais il s’agit de l’électricité) aux despotes et aux bornés. Bien que le savant du Muséum l’en presse, candide face à la science, sans se soucier des conséquences mais tout épris de « l’universalisme » idéaliste des Lumières, véhiculé par la Révolution. Pour Nemo, réaliste, l’humanité n’est pas mûre et en ferait un usage belliqueux – « un jour, peut-être ». Ce sera la même chose après 1945 lorsque les savants atomistes juifs, émigrés aux États-Unis pour ne pas que les hitlériens aient la Bombe (le nabot à mèche n’y croyait d’ailleurs pas), décident pour certains de la livrer aussi à l’URSS pour éviter qu’une seule nation ait une puissance sans contrepartie.

Le capitaine Nemo est sans conteste la personnalité la plus intéressante et la plus complexe du film ; contrairement au livre, le professeur Aronnax fait bon bourgeois falot. Nemo, mis au ban par la société, se veut « libre » comme un libertarien américain, explorateur des mondes inconnus et des technologies nouvelles. Par contraste, Ned le harponneur, géant blagueur (qui joue avec l’otarie apprivoisée du Nautilus), se veut libre comme tout être humain – donc de penser ce qu’il veut, de le dire s’il veut, de s’évader s’il le peut, de préférer le grand large à l’air confiné. Ce qui ne l’empêche pas de sauver Nemo des tentacules du calmar, juste parce que c’est aussi sa conception de la liberté que celle des autres soit assurée. Il a jeté des bouteilles à la mer avec un message qui donne les coordonnées de l’île Vulcania qui sert de base au Nautilus.

Aussi, à la fin, des navires de guerre attendent-ils le bâtiment hors-la-loi et Nemo a juste le temps de plonger sous la falaise pour entrer dans le lagon et y faire sauter ses ateliers et les plans de ses inventions. En revenant dans le sous-marin, il se prend une balle, dont il tombe une grêle sans que personne ne soit jamais touché, sauf lui, à la dernière seconde pour le suspense. Il réussit à piloter le Nautilus jusqu’au large, à faire sauter son île (Disney en fait un champignon atomique alors que l’idée même du radium n’existait pas encore – découvert en 1898 seulement !). Il s’effondre avec son bâtiment, que le spectateur voit « couler » sans penser une seconde qu’il s’agit malgré tout d’un sous-marin… Cela permettra à d’autres aventures de se raccrocher à celle-ci. Le trio du prof, du larbin et du musclé ont réussi à fuir par le canot de fer toujours arrimé sur le pont à la queue du sous-marin et rendront compte au monde.

Le roman de Jules Verne est plus détaillé (606 pages), plus humain, moins clownesque et laisse plus de place à l’imagination (évitez surtout les ineptes versions « abrégées » !) mais le film du studio Disney reste un grand classique bien reconstitué malgré un calmar géant qui fait caoutchouc. La maquette du Nautilus est visitable à échelle réelle à Disneyland Paris (61 m de long), c’est un bon moment pour qui a lu le roman ou vu le film. Évidemment, aucune femme : ce n’était pas la coutume dans la marine – mais faut-il à ce point avoir « peur » aujourd’hui des mœurs du passé ?

DVD 20 000 lieues sous les mers (20 000 Leagues Under the Sea), Richard Fleischer, 1954, avec Kirk Douglas, James Mason, Robert J. Wilke, Paul Lukas, Peter Lorre, Ted de Corsia, Walt Disney home entertainment 2004, 2h02, €10,99

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur

Ce film avait marqué mon adolescence lors d’un Cinéma de minuit sur Antenne 2 dans les années 70, présenté par Claude-Jean Philippe (Claude Nahon, mort à 83 ans en 2016). Il est effrayant quand vous êtes encore impressionnable et le regardez le soir en lumière tamisée dans le silence d’une maison déserte… Car l’imagination fait tout.

Aujourd’hui, il effraie moins car on en a vu d’autres. Ce n’est pas seulement la maturité mais aussi la poupée ridicule du « monstre » soi-disant sorti de l’enfer païen, mélange de Pazuzu et de chimère qui surgit de la nuit au galop d’une nuée de feu. Les effets spéciaux des années 50 n’étaient pas aussi crédibles que ceux des années 2000. Le réalisateur ne voulait d’ailleurs pas avant la fin montrer le monstre (mots qui ont la même racine…) mais le producteur yankee a insisté, toujours à gros sabots pour le niveau très bas du public là-bas.

Dans l’Angleterre d’après-guerre, le professeur Henry Harrington (Maurice Denham) voulait dénoncer les activités dangereuses du mystérieux docteur Julian Karswell (Niall MacGinnis) à la barbiche diabolique. S’il le fait, prévient Karswell, il mourra dans trois jours. Et c’est ce qui arrive. De retour dans la nuit en voiture, il ne l’a pas sitôt rangée, feux éteints, qu’une nuée embrase l’horizon et se précipite sur lui, jetant sur terre un monstre de cauchemar. Harrington remonte en auto, effectue affolé une marche arrière et va heurter un poteau électrique qui tombe et l’électrocute. Mort par accident ? Le doute est permis lorsque l’on examine l’état du corps, écrasé et déchiqueté.

Ce pourquoi le bon docteur John Holden (Dana Andrews) vient des Etats-Unis pour un congrès de parapsychologie ; il apprécie beaucoup les travaux de Harrington et veut interroger un criminel devenu fou après avoir vu le démon, même s’il n’a probablement pas tué, n’étant que le messager. On note en effet à chaque fois un énigmatique rouleau de papier sur lequel en écriture runique figure un sort mortel – un appel au démon qui viendra zigouiller.

Holden prépare sa conférence avec d’autres éminents spécialistes du sujet, dont un Indien qui y croit. Il cherche pour cela un livre au British Museum, un exemplaire unique vieux de quatre cents ans, mais celui-ci a disparu. C’est Karswell qui l’a, ce qui lui donne le pouvoir de traduire les runes. Il s’invite au Museum pour rencontrer le savant rationaliste qui non seulement ne croit pas à l’ésotérisme mais de plus ne veut pas le rencontrer – et dénoncer toutes ce genre de pratiques. Comme il s’agit du gagne-pain de Karswell, et qu’il est de plus tenu par le démon de lui obéir ou périr, il est très ennuyé. Il tient à convaincre Holden d’abandonner, comme Harrington, mais celui-ci refuse net. En faisant tomber exprès les notes de Holden, le démonologue y introduit un rouleau de papier portant un sort runique.

Cet alphabet scandinave païen appelé futhark (formé des premières lettres comme notre alpha beta devenu alphabet) servait à écrire, donc à transmettre des « secrets ».  Mais la chrétienté affolée des monastères pillés par les vikings en a fait des formules « magiques », le canal même du démon, le rival maléfique du seul Dieu biblique. Holden va d’ailleurs examiner les pierres levées de Stonehenge où il aperçoit des inscriptions runiques, dont l’incantation même qui est écrite sur son rouleau de papier maudit. Karswell lui a en effet annoncé à lui aussi sa mort dans trois jours exactement.

Dans l’avion qui le menait en Angleterre, le docteur Holden a rencontré par hasard Joanna Harrington (Peggy Cummins), la nièce du professeur tué, parce qu’elle était dans le siège derrière le sien et que cela donné quelques scènes ironiques sur la gêne entre passagers à cause des dossiers qui s’abaissent. Elle veut savoir comment son oncle est mort et pourquoi, aussi suit-elle Holden dans son enquête. Ce n’est pour une fois pas une nana hystérique – il faut dire que le film est anglais, pas américain.

Lorsqu’ils vont rendre visite à Karswell dans son manoir champêtre, puisqu’il les a conviés, il le trouve en train d’amuser les enfants du village par la magie blanche. Mais elle apparaît un brin noircie à qui sait observer : c’est un chat noir qui sort du chapeau et pas un lapin blanc, du chocolat noir donné aux garçons et pas des bonbons colorés. Le barbichu est inquiétant et renouvelle son avertissement : abandonnez, ou sinon… Holden sera l’objet d’une double menace en signe du pouvoir de Karswell : un cyclone en Angleterre, surgi brusquement dans un ciel serein et qui fait fuir les enfants, une nuée embrasée dans les bois où repart Holden le soir venu, lors d’une autre de ses visites au manoir. Phénomènes naturels ou autosuggestion ? Tourneur ne choisit pas et laisse planer le doute. Le spectateur est envoûté.

La mère de Karswell (Athene Seyler) les met en garde, elle convoque un médium pour faire parler Harrington défunt, mais Holden n’y croit pas. Il est foncièrement américain donc rationaliste (à cette époque, c’est le mythe : la science se trouve aux Etats-Unis et nulle part ailleurs). Il interroge donc en public le fou interné soi-disant criminel qui, sous hypnose, parle. Il a bien livré un rouleau de papier à celui qui est mort, sur ordre mais forcé car il serait mort lui-même s’il ne l’avait pas fait. Il faut en effet rendre le rouleau à celui qui vous l’a donné pour contrer le sort, révèle-t-il.

Voilà qui est rationnel dans l’irrationalité et ne tombe pas dans l’oreille d’un borné. Holden va donc rendre son rouleau à Karswell. Les runes sont attirées par le feu mais, fort heureusement, la cheminée de l’hôtel londonien où brûle une belle flambée est munie d’une grille pare-feu efficace qui l’empêche de se détruire, scellant le sort à jamais. Holden garde donc précieusement le rouleau dans son portefeuille. Il le rendra au démonologue qui fuit par le train ; celui-ci n’en veut pas mais l’américain est rusé.

Une série B au suspense prenant dont la peur s’instille en vous, malgré vous, de façon très prenante. Le choix du noir et blanc contrasté, le couloir obscur, la fuite nocturne en forêt inquiétante emplie de bruits et sous une boule de brume qui grossit inexplicablement, l’escalier au premier plan duquel une main griffue apparait furtivement sur la rambarde, le fracas des trains à vapeur hurlant de leur sirène de part et d’autre d’un homme affolé – sont des procédés efficaces pour instiller la peur, le doute, l’hallucination. Bien sûr, il faut se laisser aller à l’histoire racontée, ne pas résister en sceptique invétéré – ce qu’on peut parfaitement assumer dans la vraie vie. 

DVD Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon), Jacques Tourneur, 1957, avec Dana Andrews, Peggy Cummings, Nial McGinnis, Athene Seyler, ‎ Wild Side Video (Miaw !) 2016, 1h31, €9.99 blu-ray €12.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

The Thing de John Carpenter

Le film 1982 de John Carpenter est un remake meilleur que La Chose d’un autre monde (The Thing from Another World, 1951) de Christian Nyby et est adapté du roman court La Chose (Who Goes There?, 1938) de John W. Campbell – et il se dit dès 2020 que Jason Blum prépare un autre remake de la même Chose. C’est dire si le mythe est puissant. Des scientifiques d’une mission américaine en Antarctique découvrent un être extraterrestre déshiberné par une équipe norvégienne : une Chose qui prend toutes les formes pour mieux assurer sa survie – et son pouvoir. Mal aimé à sa sortie à contre-temps, The Thing « a été reconnu comme l’un des meilleurs films de science-fiction et d’horreur et a obtenu le statut de film culte » selon les spécialistes modes wikipèdes.

Tout commence par une chasse en hélicoptère norvégien d’un chien de traineau sur les étendues glacées. Le passager tire au fusil à lunette sur l’animal qui esquive et se sauve vers la station américaine. A sa vue, le Norvégien atterrit mais le tireur continue à vociférer – en sabir non-anglais – et à tirer. Une grenade qu’il a dégoupillée lui échappe et fait sauter son hélico et son pilote, mais il poursuit sa traque du chien et une belle atteint à la cuisse l’un des techniciens yankees venu là badauder sous les balles comme s’il s’agissait d’un jeu de foire. Garry, le chef de sécurité de la station (Donald Moffat), sort son pistolet et abat d’une seule balle dans l’œil le Norvégien fou. Cette scène est très américaine… avec le sentiment de supériorité latent des Yankees pour leurs compétences et leur langue universelle, leur habileté et leur badauderie.

Le chien est récupéré et erre dans la station, discret. A un moment, lorsqu’il frôle un homme qui sursaute, il est demandé au maître-chien (Richard Masur) d’aller le mettre au chenil avec les autres. C’est là qu’il tente d’absorber ses congénères dans un jet de fils rouges gluants et de métamorphoses gore. Les bêtes hurlent et les hommes viennent voir : ils crament la créature au lance-flammes, selon cette vieille superstition biblique que le feu purifie tout comme Sodome et Gomorrhe.

Mais ce n’est que le début de la Chose. Blair, le chef du département scientifique (Wilford Brimley), autopsie le cadavre à demi-brûlé d’une créature en métamorphose rapportée (bêtement) de la station norvégienne en ruines et déserte que le pilote et le médecin sont allés voir. La hache sanglante fichée dans une porte rappelle l’horreur de Shining (sorti en 1980). Des cassettes vidéo récupérées, ainsi que des écrits en langue barbare (le norvégien vu par les Yankees), montrent que l’équipe a découvert un grand vaisseau spatial sous la glace et qu’ils ont dégagé une créature congelée. Elle n’est pas morte mais a hiberné… et la décongeler a fait sortir le mauvais génie de la bouteille. Apprentis sorciers, les Norvégiens ont été phagocytés puis se sont autodétruits afin de ne pas répandre la Chose. L’orgueil est toujours puni dans la Bible, de David dansant devant l’Arche à la tour de Babel. Les Ricains sont contaminés – un par un – et n’ont d’autre choix que d’imiter les « barbares » (les Norvégiens).

Le docteur Blair devient paranoïaque (en précurseur de la paranoïa du 11-Septembre) et détruit hélicoptère et tracteur diesel pour confiner toute la station. Il a calculé sur son ordinateur qu’il ne faudrait que 27 heures à la Chose pour contaminer toute la planète si elle devait sortir du continent Antarctique. Les autres l’enferment seul en cabane mais se méfient les uns des autres. Le pilote MacReady (Kurt Russell), qui a l’habitude de prendre des décisions risquées de vol dans ce climat, prend peu à peu la place du chef Garry, dépassé. Il décide de tester chacun par le sang, après tout symbole éternel de la race humaine. C’est ainsi que l’on testait le SIDA, l’épidémie qui surgissait tout juste chez les « contaminés » invertis 1982. Si la Chose se réplique par une seule cellule, brûler le sang va la faire réagir alors que le sang humain se contentera de grésiller comme un vulgaire liquide. Ce qui est fait – et un alien est détecté, immédiatement cramé, non sans avoir tenté d’absorber un collègue, lui aussi cramé.

Des dix petits nègres il n’en resta que quatre (dont un vrai Noir). Mais Blair s’est échappé par un tunnel creusé dans la neige sous sa cabane ; l’autopsie qu’il a réalisé sur la Chose rapportée du secteur norvégien l’a probablement contaminé. Il est devenu Chose et construit un vaisseau spatial réduit avec les restes de l’hélico et des engins. MacReady décide alors – à l’américaine – de tout faire sauter. La bonne vieille tactique du « tapis de bombe » a fait ses preuves sur l’Allemagne nazie avant d’être reprise après le film en Irak. La Chose tente de résister, Blair métamorphose Garry qui se laisse stupidement faire, comme tétanisé, puis subtilise le détonateur de la dynamite mais le pilote a gardé un bâton en réserve, qu’il envoie dans sa gueule en le niquant par ses paroles : (« Yeah… FUCK YOU TOO!! » – niaisement traduit en français par « je t’emmerde ».

Et ne restent que deux humains, le pilote blanc et un cuisinier – noir pour le politiquement correct. Mais ils vont crever : la station est tout entière en feu, la génératrice d’électricité explosée, et il fait -60° dehors. Ils se consolent au J&B, pub gratuite (?) pour le whisky italo-anglais devenu célèbre aux Etats-Unis. Avec un doute : le Noir est-il si clair que ça ? Il dit s’être « perdu dans la neige » en poursuivant Blair qu’il a cru apercevoir, mais il s’est retrouvé comme si de rien n’était et n’a rien vu… Ne serait-il pas contaminé, attendant d’être gelé et d’hiberner jusqu’au printemps pour contaminer les secours ? On en revient à la première image : méfiance, l’homme est un loup pour l’homme.

Sauf le pilote et le scientifique, les personnages sont un peu inconsistants, le spectateur ne se souvient même pas qui fait quoi dans la station, les uns et les autres paraissant seulement écouter de la musique, regarder des films ou jouer au poker ; dans l’action, ils restent sidérés, sans réaction, attendant les ordres ; malgré le danger avéré, ils se baladent souvent seuls, comme attirés par le péril ou plus simplement (ce que je crois) inconscients – à l’américaine. Évidemment aucune femme, ce qui aurait pu ajouter de la psychologie, mais qui s’avère comme une crainte religieuse de la féminité, assimilée à la Chose qui produit dans son ventre les naissances monstrueuses. Les communications avec l’extérieur sont mortes sans raison : n’existait-il pas des satellites en 1982 ? Les effets spéciaux (non numériques encore) sont remarquables et filmés avec complaisance ; on se demande parfois pourquoi devant de telles horreurs le porteur du lance-flamme hésite tant à appuyer sur la détente. La Chose (« effroyable » selon le titre canadien) est une sorte de virus cellulaire (un paradoxe) qui se réplique à grande vitesse et peut prendre (tiens, comme le diable chrétien !) toutes les formes. D’où le feu pour le renvoyer en enfer, l’espace intersidéral d’où il n’aurait jamais dû sortir. La musique électronique d’Ennio Morricone donne une ambiance glacée dramatique.

Si le thème du film est la paranoïa et la méfiance généralisée des humains entre eux, il introduit parfaitement à l’après 11-Septembre : c’est en effet ce qui est arrivé. Le « cœur » de l’Amérique (la finance, le Pentagone) a été touché, minant la confiance béate et imbue d’elle-même des Yankees pour leur richesse, leur mode de vie et leur bonne conscience universelle. La peur de la trahison explique le vote Trump et son égoïsme monstrueux, le chacun pour soi économique et le repli stratégique sur les « proches de race » anglo-saxons (ce qu’illustre le contrat rompu de sous-marins avec l’Australie). Le geste de MacReady de détruire son ordinateur en versant le reste de son whisky dans la machine parce qu’elle l’a battu aux échecs est le signe même de la « vérité alternative » à la Trump, du « j’ai raison parce que j’ai le pouvoir » – même si, dans les faits, il a tort (une réaction de gamin de 2 ans).

Au total, un film sans affect, qui fait peur par son étalage de boucherie mais qui amène à réfléchir non seulement sur la mentalité yankee, mais aussi sur la paranoïa qui se répand comme un SIDA, l’individualisme exacerbé par la peur de l’autre induisant des conduites suicidaires.

DVD The Thing, John Carpenter, 1982, avec Kurt Russell, Wilford Brimley, T.K. Carter, David Clennon, Joel Polis, Thomas G. Waites, Universal Pictures 2009, 1h44, €8.99

Catégories : Cinéma, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive

La folie d’une époque, libérée par la révolution bolchevique de 1917, s’est incarnée en divers monstres. Kessel fait de Nestor Ivanovitch Makhno l’Ukrainien l’un d’eux. La sauvagerie le fascine, cette libération des instincts primaires qui éclatent en viols et pillages, massacres sadiques, violence trouble et raffinements de barbarie. L’auteur, qui a recueilli durant des années les témoignages des rescapés Blancs de Russie, n’est pas objectif et son portrait de Makhno a tout de la caricature, mais il décrit un « type » psychologique né de la révolution qui s’est incarné en diverses figures de « cœurs purs » dans la première moitié du XXe siècle.

Un blogueur du monde.fr d’une intelligence aussi aiguë que paranoïaque avait un temps sévi sous ce pseudonyme dans les années 2000, c’est dire la fascination que le personnage de Makhno exerce encore aujourd’hui sur les âmes faibles.

Le conte populaire de Kessel forme l’image d’Epinal du fanatique sanguinaire dompté puis dominé par un ange de bonté naïve qui ne veut voir que le meilleur en l’humain : la Bête dans les rets de la Belle. Deux « cœurs purs » opposés comme l’eau et le feu. Le « psychopathe inculte (…) à l’ombre du drapeau noir » (notice p.1705 Pléiade) justifiait ses crimes par la libération des paysans et ouvriers de l’emprise des barines, des bourgeois et des Juifs – boucs émissaires faciles et constants de l’histoire russe orthodoxe. Makhno reste un personnage contesté, sali par la propagande blanche comme par la bolchevique, magnifié à l’inverses par les groupes anarchistes encore aujourd’hui. Il ne fut pas un ange sauveur du peuple, pas plus peut-être qu’un monstre dénué de toute conscience. Mais les pogroms sanglants des paysans déchaînés en Ukraine restent un fait historique incontestable. Makhno ne fut pas le seul, il a même démenti mais que vaut sa seule parole contre celle de tous les autres ? Il y eut aussi Boudienny, Grigoriev et Petlioura car c’était dans l’air du temps et l’avidité des bandes armées. La fascination de certaines femmes pour la barbarie et les hommes violents est aussi un fait psychologique certain. De cela, Kessel réalise une fable morale qui lui permet d’explorer les limites de l’âme humaine.

Juif lui aussi, l’auteur rachète la Juive en lui offrant de raisonner la Bête en l’homme. Il n’en fait pas une mission religieuse puisque Sonia se convertit à l’orthodoxie sous les ordres de Makhno pour l’épouser. C’est la peinture de la réalité du temps, Makhno comme le reste des Russes et des Ukrainiens (et de beaucoup d’Européens) voue une haine antisémite viscérale et irrationnelle « à la race qu’il aurait voulu écraser tout entière sous sa botte ». Joseph Kessel est passionné en cette matière puisqu’il sera l’un des fondateurs de la Ligue internationale contre l’antisémitisme en 1928. Il fait de Sonia la Juive une Pure intransigeante dont la force candide fait ramper le serpent de la haine et du vice.

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive, 1926, Folio 2€ 2017, 98 pages, €1.58 occasion, e-book €1.99

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive dans Les cœurs purs, Folio 1988, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

Catégories : Joseph Kessel, Livres, Ukraine | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

Catégories : Cinéma, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur 2

Le tome 1 a déjà été chroniqué sur ce blog.

Après Une Idée apparaît, La Métaphore se déplace. Les titres ne sont pas neutres chez Murakami. L’Idée, c’est le Commandeur, un personnage de soixante centimètres de haut apparu au narrateur après l’ouverture de la fosse cylindrique dans le tome 1. Une idée est une sorte de concept rationnel qui se manifeste hors du réel, dans une dimension parallèle issue peut-être de l’imagination de celui qui la perçoit. L’auteur en laisse libre l’interprétation, acceptant le fait subjectif tel qu’il est. La Métaphore est en revanche une image-miroir, transposition du concret à l’abstrait souvent néfaste et puissante lorsqu’il s’agit de Double Métaphore, telle l’homme à la Subaru, figure effrayante de macho violent évoquée dans le premier volume et qui dort probablement comme un monstre « nazi » en chacun. L’auteur met en place ces notions puis les laisse vivre – et cela crée une histoire. Je la trouve pour ma part passionnante.

Elle est pourtant inscrite dans la banalité des jours qui passent sur cette montagne non loin d’Idowara au sud de Tokyo, dans la semi-solitude du narrateur. Il est peintre et s’est isolé après la séparation d’avec sa femme, qui l’a demandée. Il a renvoyé les papiers de divorce à son avocat et considère que sa vie doit changer. Il ne peint plus de portraits sur commande, lucratifs mais sans âme ; il peint pour lui-même, dont un portrait de Menshiki, son voisin riche et méticuleux qui vit en solitaire sur le versant d’en face et conduit une Jaguar V8 d’argent étincelant. Comme l’auto, Menshiki est une belle mécanique, soignée et puissante, qui consomme beaucoup. Le narrateur se contente d’une Toyota Corolla achetée d’occasion et qu’il laisse toute poussiéreuse.

Le portrait révèle Menshiki à lui-même, jusqu’à un certain point, mais surtout au narrateur. Devant un verre de whisky occidental de marque, le voisin avoue qu’il est peut-être le père d’une fillette de 13 ans, Marié (prononcez Malié), que la mère a peut-être conçue avec lui lors d’une baise torride de séparation dans le bureau de Tokyo. Curieusement, le narrateur possède sexuellement en rêve Yuzu son épouse, dont il est séparé, en déversant dans son vagin endormi des litres de sperme – avant que son ami des Beaux-Arts Masahiko lui dise que Yuzu est enceinte… Le narrateur s’est-il transporté en puissance vitale pour ensemencer en songe son épouse ? Ou celle-ci est-elle enceinte de son nouveau petit ami, qu’elle quitte d’ailleurs aussitôt ? Comme Menshiki, le narrateur doute et reste dans l’entre-deux. Ce sera une fille et elle s’appellera Muro (qui veut dire caverne) tout comme la grotte dans lequel le narrateur à 13 ans a emmené sa petite sœur avant que celle-ci ne meure. Tout est lié, tout fait lien.

Car Menshiki demande au peintre de faire le portrait de Marié, façon pour lui de passer « par hasard » et de lier connaissance avec sa peut-être fille. Marié est une enfant qui aborde l’adolescence avec la crainte que ses seins ne poussent pas et avec une faculté aigüe d’observation des adultes. Ce pourquoi toute éducation doit être amour mais surtout exemple ! Elle s’entend bien avec le narrateur car lui aussi sait observer – c’est son métier – et ne juge pas socialement les gens ; il se contente de les dessiner tels qu’il les perçoit intuitivement dans la globalité de leurs facettes. Lui est un homme sans qualités qui s’imbibe de ses semblables pour les exprimer.

La fosse derrière la maison ouverte est refermée mais elle a relâché dans le présent des forces qui se manifestent et influent sur les comportements. « Mêlant leurs racines au sein de l‘obscurité, mes pensées et celles de la fosse semblaient échanger leur sève entre elles », observe le narrateur p.64. Dans le bouddhisme zen, rien n’arrive jamais par hasard mais par enchaînement des causes et des conséquences ; chacun crée son propre karma (destin) par ses actes durant ses réincarnations successives. Le destin du narrateur s’est lié avec celui de Menshiki via son portrait et son aide pour la fosse, tandis qu’il est lié avec le peintre nihonga Tomohioko Amada qui se meurt de sénilité via son fils ami Masahiko et surtout via la peinture qu’il a découverte au grenier de la maison, un tableau soigneusement emballé caché là pour raisons personnelles : Le meurtre du Commandeur. Lequel semble avoir été peint sous l’emprise d’une forte une émotion après les événements de la Vienne nazie, Amada ayant été entraîné par amour dans un acte de résistance qui s’est mal terminé pour sa petite amie. Cette aura maléfique émane aussi de l’homme à la Subaru, entrevu par le narrateur lors de son périple initial pour se remettre de la séparation d’avec sa femme, qu’il a voulu peindre sans oser achever le tableau pour ne pas faire surgir des forces mauvaises. Tout est lié, tout fait lien.

Il serait trop long de narrer les aventures des personnages pris dans les rets de leur destin, mais le narrateur finit par sauver Marié qui a disparue par une sorte d’accouchement conceptuel dans le monde des Métaphores, en lien avec la grotte où sa petite sœur se sentait bien enfant. Dans le réel, la grotte est une vaste demeure où Marié s’est piégée elle-même, poussée par la curiosité comme la petite sœur du narrateur jadis. Ce mouvement de curiosité a été engendré par l’attention que porte Menshiki à la fillette sous couvert de se lier intimement avec sa tante qui l’élève depuis que sa mère biologique est morte de piqûres de guêpes. Qui engendre qui ? Tout est lié, tout fait lien.

Murakami a l’art de faire que, de la banalité des choses ordinaires, surgissent des choses extraordinaires. Vous saurez tout sur ce que mange le narrateur et la façon dont il le prépare ; comment est vêtu Menshiki, la fillette Marié et la tante Shoko ; quelle voiture conduit chacun selon son caractère : la Corolla pour le narrateur, la Prius hybride pour Shoko, la Jaguar puissante et racée pour Menshiki, la Volvo antique carrée de Masahiko, l’utilitaire Subaru Forester du macho effrayant. Mais de ce réalisme aigu (issu de la névrose obsessionnelle japonaise) surgit un surréalisme fantastique comme une irruption de la dimension cachée des êtres et des choses (issue du shinto et du bouddhisme zen). « Personne ne sait comment sont les choses réelles (…). Tout ce que l’on voit avec les yeux résulte en fin de compte uniquement de la relation entre des choses et des phénomènes » p.325. L’existence en devient passionnante – et le roman aussi, décalé, étrange, issu du tréfonds de la culture japonaise.

« Le juste rapport se crée à mesure que je progresse », observe le narrateur p.370. Tout comme une œuvre peinte, un livre qu’on écrit, une existence que l’on vit. Le rapport doit se créer personnellement entre le rien et l’être, les rails du destin et les actes personnels. C’est cela qui fait l’histoire – et ce pourquoi le portrait de Marié est inachevé.

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur 2 – La métaphore se déplace, 2017, 10-18 2019, 550 pages, €9.60

Les livres de Haruki Murakami déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Haruki Murakami, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Night Monster de Ford Beebe

« It was a dark and stormy night… » ainsi commence souvent une histoire des Peanuts. C’est le mantra yankee pour se faire peur. Il débute donc ce film d’épouvante sorti en 1942 où un « monstre de la nuit » sème la terreur à une heure de New York, dans une campagne isolée où une grande bâtisse côtoie les marais. Curieusement, le « monstre » n’étrangle que des docteurs. Sauf une fille, mais « elle en savait trop », disent Laurie le maniéré majordome (Leif Erickson) et Rolf le brutal chauffeur (Bela Lugosi). Eux, savent-ils ? Probablement – et c’est ce qui fait monter le mystère.

Agar Singh, un fakir hindou portant turban (Nils Asther) rentre en fin d’après-midi dans la propriété et le jardinier (Cyril Delavanti) lui décadenasse la grille en grinçant tandis que les chiens méchants aboient en écho : ils mordent tous ceux qui ne leurs plaisent pas, ainsi un croque-mort après le premier cadavre. « Bonne promenade ? » interroge courtoisement le jardinier Torque, « vous avez rencontré quelqu’un ? – Seulement les grenouilles, et elles n’ont pas de conversation », répond le fakir. « C’est justement quand elles se taisent que le monstre paraît », rétorque sentencieusement le jardinier.

La maisonnée est en révolution, Curt, le maître d’Ingston Towers (Ralph Morgan), a convié les trois médecins qui l’ont soigné – et qui n’ont pas réussi à lui éviter l’infirmité des jambes et des bras. Il n’est plus qu’un légume que le gigantesque et libidineux (avec les femmes) chauffeur Rolf trimballe dans une couverture pour le poser en fauteuil roulant. Le vieux Curt veut montrer aux trois sommités médicales que son autre invité, le fakir, peut les ouvrir à autre chose qu’aux élucubrations impuissantes du rationalisme scientiste qui l’a réduit à son état : les pouvoirs de l’esprit. Le yoga développe en effet la volonté depuis des millénaires et serait capable de dissocier la matière pour la reconstituer. Les savants rigolent.

C’est alors qu’est introduite un autre docteur, Lynn Harper (Irene Hervey), psychiatre, amenée à la nuit tombée par le voisin Dick (Don Porter) qui l’a trouvée en panne sur la route. Cette adepte de la science de l’esprit sonne comme une intermédiaire entre la médecine mécanique et le spiritualisme yoga ; elle est une femme, plus affective que les mâles imbus de leur statut. Elle a été conviée non officiellement par Curt mais clandestinement par sa sœur Margaret (Fay Helm), vieille fille qui croit devenir folle, encouragée en ce sens par Miss Judd, la gouvernante autoritaire des deux ex-enfants qui s’est incrustée dans leur existence (Doris Lloyd).

Tous les personnages d’Insgton Towers sont loufoques et vaguement inquiétants. La servante Millie (Janet Shaw) a rendu le même jour son tablier et déclarant qu’il « se passe de drôles de choses dans cette maison » et qu’elle va prévenir le commissaire local, un vieux lourdaud pas très futé (Robert Homans). Le chauffeur lui conseille de la boucler si elle ne veut pas qu’il lui arrive quelque chose et, la conduisant en voiture à la ville, cherche à la violer. Oh ! selon les normes puritaines de 1942 ! C’est-à-dire juste une toute petite tentative de l’embrasser sans insister, mais l’inquiétude monte d’un cran chez les spectateurs : ce costaud serait-il une menace ? Après un cri déchirant, on retrouvera Millie étranglée (mais pas violée) dans le marais ; elle avait eu l’audace de venir chercher ses affaires au manoir le soir venu. Une idée stupide selon les critères du temps concernant la femme, dont elle a été punie.

Nous avons laissé les savants se gausser dans la bibliothèque face à Curt qui les convie à voir le fakir dissocier la matière. Mais c’est qu’il y parvient ! Sous les yeux ébahis des pontes confits dans leurs certitudes scientifiques, il matérialise en face de lui un « squelette de Sicile » qui tient un coffret dans lequel… est posé un rubis gros comme une main. Soudain, un glapissement le dérange et tout s’évanouit. Sauf qu’une malédiction est probablement attachée au viol du rubis, comme ce fut le cas (dit-on) pour la tombe de Toutankhamon. Le fakir a manipulé les pouvoirs de l’esprit. Ils sont réels, dit-il, ils s’apprennent. Mais ils peuvent servir pour le bien comme pour le mal, ils sont donc dangereux (tout comme la langue d’Esope, selon nos classiques).

C’en est trop pour le docteur le plus imbu de lui-même dans la bande. Il part dans sa chambre faire sa valise. Sauf qu’il est retrouvé peu après étranglé. Qui l’a fait ? Mystère. Le monstre de la nuit a encore frappé. Il frappera trois fois avant d’aller trop loin, étranglant jusqu’au chauffeur et cherchant à étrangler le voisin et la psy. Tous les docteurs y passent et l’on finit par soupçonner une vengeance. Mais de qui ? Curt, devant le commissaire, interroge son jeune voisin qui écrit des romans d’épouvante et qui est vaguement amoureux du docteur Harper, si ce n’est qu’elle est psychiatre. Dans ses propres romans, c’est le plus improbable qui est coupable, déclare-t-il. Dont acte. Le commissaire n’y croit pas ; il pense plutôt mettre les menottes au fakir. Mais celui-ci déclare qu’il croit savoir qui est le monstre ; cependant, contrairement au commissaire qui juge selon l’opinion, lui demande des preuves irréfutables. Le pseudo-rationalisme yankee en prend un autre coup sur le bec.

Tout finira par se savoir et le monstre sera découvert. Il est issu des pouvoirs de l’esprit mais surtout des haines et ressentiments accumulés. Il n’est bon pour personne d’entretenir les rancœurs et amertumes, avis au gros paon vantard et belliqueux qui a investi la Maison blanche en 2017. La sortie du film, en 1942, visait plutôt le nazisme et son ressentiment haineux envers ceux qui étaient considérés comme les boucs émissaires de la défaite de 1918 et des traités privant l’Allemagne d’armée et de territoires. Mais cela s’applique aussi à la vie de chacun.

Vous n’allez pas haleter d’épouvante ni défaillir d’horreur en regardant ce film ancien. Il est trop policé et trop contraint par la bienséance morale de l’époque pour aller trop loin. Mais ce carcan distille justement un mystère qui s’épaissit et une crainte qui monte, lentement, à bas bruit. Ce n’est pas si mal.

DVD Night Monster, Ford Beebe, 1942, avec Bela Lugosi, Lionel Atwill, Leif Erikson, Irene Hervey, Ralph Morgan, Don Porter, Elephant film 2019 Master Class La collection des maîtres, 1h12, €16.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Maxime Chattam, In tenebris

Le beau brun Josh Brolin, formé au FBI puis entré dans la police de Portland, l’a quittée après avoir vu tuer sous ses yeux son amour naissant (voir L’âme du mal). Il est devenu indépendant, détective privé spécialisé dans les enlèvements. Sa dernière enquête le mène à New-York, six mois après les attentats du 11-Septembre. Rachel, étudiante d’une vingtaine d’années, a été enlevée sans laisser de traces et ses parents payent pour en savoir plus.

De ce fil ténu, Brolin tire tour un écheveau. Ce ne sont pas moins de 67 personnes, hommes, femmes et enfants, qui ont disparues ! La police de New York (NYPD) est intriguée par une femme scalpée qui court entièrement nue dans les rues un soir d’hiver glacial. Elle fuit l’Enfer, rien de moins. Recueillie à l’hôpital, elle reste à moitié folle. Qui l’a enlevée et pour lui faire quoi ? La violer bien sûr, mais ce serait là le moindre mal, si l’on peut dire…

Le détective Josh et la policière Annabel vont se séduire mutuellement et partager les informations. Ils se mettront en quête d’un véritable réseau de criminels dont les enlèvements n’ont pas le viol ni la torture pour unique objet. Cela fait partie du jeu mais il y a bien pire. Il ne faut pas en dire plus, sinon que l’on découvrira des statistiques effarantes (dont l’auteur assure qu’elles sont vraies) et des esprits assez tordus pour considérer leurs semblables comme du bétail. Il existerait sous New York une Cour des miracles, lieu secret et souterrain où tout ce qui est illégal peut se traiter, où les jeunes nazis cèdent des dagues d’époque « ayant servi », les vendeurs des cassettes de snuff movies où les violé(e)s meurent à la fin, les pédophiles tout un catalogue de photos et de vidéo édifiantes, les amateurs d’armes l’accès aux équipements non-répertoriés, et où les faux papiers aussi vrais que nature sont en vente libre. Le pays de la liberté est celui de tous les excès.

Les monstres seraient le prix à payer pour cette société. Brolin le profileur le décrypte : « Nous sommes bien parvenus à transformer l’amour en bien de consommation. Accumuler les ébats, les proies, se marier à la va-vite, comme ça, par folie, pour changer aussitôt. » Quelle éducation un tel monde peut-il assurer ? « Un enfant qui a grandi seul, nourri de la violence de la télé, des médias, du cynisme ambiant, et dont personne n’a jamais entendu les cris de peur, de désespoir, de solitude. (… Il) a grandi avec ce modèle de consommation où le pouvoir réside dans ce que l’on possède, consiste à se faire soi-même en marchant sur les autres si nécessaire » p.408. Celui qui enlève a pour proie des humains ; il leur marche dessus, en fait ses objets, il les consomme.

Pire : il n’est pas seul…

Un bon thriller, différent du premier mais tout aussi palpitant, pénétrant les arcanes de la société américaine côté pile. A éviter de lire le soir si vous êtes jeune et beau ou si vous vous sentez encore belle – et n’avez pas une serrure trois points à la porte et des volets bien fermés.

Maxime Chattam, In tenebris, 2002, Pocket 2004, 596 pages, €8.60

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Duel de Steven Spielberg

Ce film du tout début des années 1970 devenu culte était au départ un téléfilm tourné en deux semaines, d’où ces séquences rythmées et la progression lente mais inexorable du Mal. Il est devenu un film à part entière avec 16 mn de plus après avoir remporté le Grand prix International au Festival d’Avoriaz. Steven Spielberg naissait à la lumière.

Le film est tiré d’une nouvelle de Richard Matheson, plus connu pour ses œuvres de science-fiction, mais l’événement est vraiment arrivé à son auteur le jour même de la mort de John Kennedy en 1963. D’ailleurs, qui roule un tant soit peu reconnaît certains comportements de camionneurs ou de bobos en 4×4 toujours actuels.

Le scénario en est simple et terriblement yankee : un duel de western entre virilités, celle du citadin amolli et féminisé et celle du routard macho qui conduit un monstre d’acier. Les chevaux font tout, à l’inverse du western, renvoyant les hommes à leur insignifiance : c’est Plymouth (moderne) contre Peterbilt (traditionnel). La Chrysler Plymouth Valiant modèle 1967de David Mann (Dennis Weaver) est une voiture moyenne faite pour une famille moyenne, malgré un moteur V8 qui engloutit du carburant et une couleur rouge vif qui fait frimeur ; le camion Peterbilt 281 de 1955 conduit par un homme dont on ne verra que les bottes et le bras est un tracteur de 250 CV diesel monté pour la force, couturé de plaques d’immatriculation de divers Etats et rouillé d’avoir beaucoup servi.

Les maîtres des engins sont à l’image de leur monture : David est un commercial assez banal et peu sûr de lui, dominé par sa femme (avec qui il a une conversation sur les événements de la veille), bercé par la radio (qui rassure et banalise tout), et qui va être en retard à un rendez-vous avec un client (ce qui semble lui arriver souvent). Avec ses lunettes de pilote teintées de jaune, son costume cravate de mauvaise qualité et sa moustache ridicule qui contraste avec son apparence peu virile (bien qu’il s’appelle Mann, l’homme !), il montre le mâle américain englué dans la routine administrative (rendez-vous planifiés), la routine familiale (père absent, époux qui ne veut pas d’histoire, travailleur forcé à rembourser la maison et à entretenir femme et gosses, obéissant à l’heure du dîner), et la routine sociale (toujours en représentation, à jouer des rôles successifs). A l’inverse, le camionneur invisible apparaît solitaire et indépendant, faisant partie de l’élite du transport pour les matières dangereuses (inflammables). Il est sûr de lui et dominateur au volant de son engin au museau agressif d’hyène, faisant gronder son moteur et cracher sa fumée noire comme une rage personnelle. Le macho titille la tapette, comme dans l’épopée de l’Ouest – et que le plus fort gagne.

Le citadin commence par ne pas comprendre, puis à dénier la réalité de ce qui lui arrive, et à se laisser envahir par la paranoïa du complot où tout le monde lui en veut (la scène au Chuck’s Cafe), avant de se trouver poussé à bout – donc à réagir (enfin). Car le spectateur ne peut que bouillir maintes fois devant cette lavette qui se conduit avec une niaiserie confondante : il double pour la première fois le camion en enfreignant la loi puisqu’il ne respecte pas une ligne continue ; au lieu de mettre de la distance entre lui et le monstre après la première menace, il se remet à rouler pépère à 40 miles à l’heure sur une route quasi droite et déserte du nord-est de Los Angeles vers Santa Clarita et Palmdale – environ 65 kilomètres à l’heure ! Lorsqu’il doit dépasser les 80 miles (autour de 130 km/h), il ne sait pas maîtriser son volant et sa péniche montre sa mauvaise tenue de route comme l’impuissance de son moteur dégonflé malgré le V8. Il stoppe au Chuck’s Cafe mais, lorsqu’il aperçoit le camion garé devant, il ne sort pas par derrière pour partir en catimini mais se fait remarquer en insultant tout le monde, avant de courir bêtement après le truck qui démarre. Pourquoi ne fait-il pas demi-tour alors que son rendez-vous est clairement manqué après s’être arrêté « au moins une heure » pour laisser le camion avancer ?

La charge est lourde, le personnage principal – qui n’a rien d’un héros – est cet Américain médiocre devenu veule des années industrielles, miné par le féminisme et la subversion hippie engendrée par l’horreur de la guerre inutile au Vietnam et les dégâts de la pollution. Le message est aussi lourd – ce pourquoi il porte. America is back dira le trompeur, le mâle yankee doit retrouver ses valeurs originelles de pionnier apte à faire face à toute adversité ; dix ans plus tard, cela donnera Rambo, puis Reagan, avant l’éléphant narcissique et geignard qui aujourd’hui gouverne.

David passe de l’obscurité du garage familial où il est étouffé à l’explosion de lumière solaire sur le canyon après avoir gagné le duel. Forcé de ruser face au monstre, il sacrifie sa voiture (qui n’a pas été à la hauteur) pour que l’acier antédiluvien du camion passe sa rage sur elle, tel un taureau furieux aveuglé par sa couleur rouge… et tombe dans l’abîme au col de Vasquez Canyon Road. La corrida est terminée mais le toréador est vidé. Le spectateur aussi, qui en ressort tendu.

J’avais vu la première fois ce film sur une télévision noir et blanc, il y a longtemps, et la force à la Hitchcock ressortait mieux sans la couleur. Car si l’on se place de l’autre côté des adversaires, le rouge de la Plymouth fait vraiment fiotte et bluff ; de quoi comprendre la rage du fruste et brute aux commandes d’une vraie machine, d’autant que le frimeur passe la ligne comme s’il en avait le droit pour doubler le gros cul, et qu’il a toutes les attentions du pompiste comme s’il était en train de le séduire ! Cette ambiguïté fait beaucoup pour le sens du film.

DVD Duel, Steven Spielberg, 1971, avec Dennis Weaver, Jacqueline Scott, Eddie Firestone, Lou Frizzell, Gene Dynarski, Universal Pictures France 2004, 1h32, standard €8.40 blu-ray €12.60

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le monde perdu d’Irwin Allen

Tiré du roman de sir Arthur Conan Doyle paru en 1912, ce film d’aventure met en scène l’expédition haute en couleur d’un savant bien typé. Le professeur Challenger (Claude Rains) est zoologue et sociopathe mais a décelé, dans la haute Amazonie, un plateau volcanique séparé du reste du monde par de hautes falaises et où « vivent encore des dinosaures ».

Lorsqu’il fait part de cette découverte à l’Institut zoologique de Londres, tout le monde s’esclaffe. Il met au défi ceux qui sont volontaires pour lancer une expédition afin d’en rapporter des preuves et entraîne son compère et rival, le biologiste de bureau Summerlee plutôt snob (Richard Haydn). Un lord explorateur connu (Michael Rennie) et le jeune journaliste Ed Malone (David Hedison) sont acceptés, surtout parce que le patron du second finance l’expédition pour le scoop en exclusivité. La fille du patron de presse Jennifer (Jill St. John) et son frère David (Ray Stricklyn) sont refusés, « je n’accepte ni les femmes et les enfants », dit le professeur ; mais ils vont s’imposer sur place, parce la donzelle aspire à montrer qu’elle n’a pas peur plus qu’un homme et qu’elle sait aussi bien tirer, tandis que son jeune frère « a plus de 21 ans » (il ne fait guère plus, d’ailleurs, même s’il a 31 ans au tournage).

Dans le village de cases amazonien, un hélicoptère attend l’expédition avec un monceau de bagages dont le spectateur se demande comment tout pourra bien tenir dans l’appareil. Des bottes roses, un panier à loulou, le clebs lui-même avec ses papillotes roses, composent l’essentiel du bagage de la fille. Et le lord explorateur n’hésite pas à s’habiller en chemise blanche, cravate et blazer bleu marine pour dîner le soir sur l’Amazone…

Une fois les explorateurs sur place, bardés de fusils, pistolets et couteaux – un appareil photo en plus pour le reporter – la vêture se fait plus fonctionnelle, sauf pour le professeur Challenger armé de son sempiternel parapluie à poignée d’argent, et pour Jennifer qui porte des bottines rouges et un pantalon rose en plus du rouge à lèvre de rigueur. Le plateau volcanique ressemble à celui du Roraima au Venezuela, que j’ai eu l’occasion d’explorer moi-même au début de l’ère Chavez. S’élevant à près de mille mètres au-dessus de la plaine, il vit sous un climat différent et les essences qui poussent comme la faune qui y vit et s’y reproduit n’a presque rien à voir avec ce qui existe au bas des falaises. Seul un étroit passage dans une faille en éboulis permet d’accéder au sommet et d’en redescendre.

Les compères découvrent leur meilleur monstre préhistorique dès le premier soir ; le tricératops disperse le campement et écrase l’hélicoptère. Le lendemain, c’est le caniche qui aboie après un dinosaure herbivore, ce qui met la bête en fureur. Fuite des protagonistes, la fille courant en tortillant de la croupe comme si elle portait en permanence des hauts talons – nous sommes dans la période vraiment pré féministe de la fin des années cinquante. Jennifer est toujours épuisée, ne peut tenir en équilibre sur les vires, est sans cesse traînée par le bras pour avancer, hurlant de terreur à chaque fois qu’elle voit un monstre (ce qui arrive souvent). Deux d’entre eux d’ailleurs se battent, dans une séquence de gros lézards feulant, mordants et battant de la queue qui est une scène d’anthologie ; ils finissent par tomber de la falaise.

Le pilote d’hélico (Fernando Lamas) poursuit une vengeance personnelle, son frère Santiago qui toquait la guitare mieux que lui ayant péri dans une expédition précédente que le lord explorateur avait laissé tomber. Son compère péon (Jay Novello), aussi vil et froussard qu’avide, ne le suit que pour « les diamants » dont on dit qu’ils tapissent le plateau. Jennifer est amoureuse du lord mais il préfère l’aventure (et les aventures) au mariage, et elle se rabat sur le journaliste, tandis que son frère David, en curieuse casaque de cuir fendue au col, séduit une belle indienne du plateau (Vitina Marcus) qui s’enfuit en courant comme une gazelle, la robe très mini, mais qu’il finit par attraper.

Après de multiples péripéties, plantes carnivore, araignée géante fluo, indiens nus cannibales, lacs de lave en fusion, animaux préhistoriques hostiles – tous vont finir par retrouver la sortie, presque aussi frais que lorsqu’ils sont arrivés. Sauf le péon qui a été happé par un saurien géant et le pilote qui a péri en voulant sauver les autres par la libération d’un barrage à lave.

Bilan de l’expédition ? pas grand-chose… Le plateau explose sous le volcanisme qui couvait et seul un œuf de tyrannosaurus rex (avec le bébé vivant dedans), les photos du reporter et deux poignées de diamants bruts, témoignent de ce qui fut une belle découverte.

Malgré le décor souvent en carton-pâte (comme ces énormes rochers qu’on déplace en mimant un effort surhumain), le film est bien fait, les sauriens géants réalistes et les scènes d’action alternent avec bonheur avec celles des émotions pour maintenir le suspense. Les personnages se révèlent, les idylles se nouent, tous font craquer leur gaine. Un bon vieux film d’aventures.

DVD Le monde perdu (The Lost World), Irwin Allen (+ dvd bonus Les monde fantastiques de Irwin Allen (100′), Dinausauria (16′) et Le monde fantastique d’Arthur Conan Doyle (22′), 1960, avec Michael Rennie, Jill St. John, David Hedison, Claude Rains, Fernando Lamas, Richard Haydn, Ray Stricklyn, Jay Novello, Vitina Marcus, 1h36, Rimini éditions 2018, €19.99 blu-ray

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Maxime Chattam, Le sang du temps

Qui ne connaît pas Maxime Chattam doit probablement commencer par ce livre. C’est un très bon cru de la production, un thriller à la française avec ce qu’il faut d’intrigue psychologique et d’exotisme. Cela commence par une mise au vert d’une fille qui a vu ce qu’elle n’aurait jamais dû voir des turpitudes politiques de l’ère Chirac. Le nom du président n’est pas cité mais la scène se passe « sous la Ve République » en 2004. Devinez donc qui s’accroche au pouvoir à ce moment-là depuis des années ? Cela se poursuit par le Mont Saint-Michel en hiver, lieu resserré où ne vivent à demeure que treize personnes. Cela culmine par un vieux journal intime manuscrit d’un détective anglais de l’année 1928 au Caire, déguisé sous couverture de cuir au nom d’un roman d’Edgar Poe. Nous entrons dans le mystère et c’est bien amené.

Alternent alors le présent et le passé, la jeune fille en fuite sur le Mont et le détective au Caire, les monstres tapis dans l’ombre qui les épient l’un et l’autre. En Égypte du temps des Anglais, la superstition évoque les goules, ces fantômes terrifiants qui adorent la chair tendre et le sang neuf des jeunes enfants. Au Mont, du temps de Chirac, les éléments souvent déchaînés et l’épaisseur de l’histoire évoquent le diable, terrassé par l’archange ici même, qui ne demande qu’à ressurgir parmi les hommes en noir. L’enquête de jadis s’entremêle à la quête du présent pour faire surgir le mystère. A la fin de chaque court chapitre, le lecteur a envie d’en savoir plus.

L’auteur maîtrise la technique du thriller. Il écrit bref, direct, d’époque. Son « livre » ressemble plus à un script de cinéma qu’à un roman, dans la veine tentée par Stephen King mais en moins littéraire. L’Américain écrit bien, ses mots suffisent à ses évocations ; pas Chattam. Lui a besoin de « musique » pour augmenter le pouvoir de ses mots, il en fait même tout le chapitre préliminaire. Un roman qui a besoin d’un adjuvant musical, cela veut dire qu’il est mal écrit !

Effet d’époque : les jeunes ne lisent presque plus et ont un vocabulaire limité. Les lettres leur « prennent la tête » et ils se sentent obligé d’avoir quelque chose entre les oreilles pour faire passer, tel un calmant ou un guide parental. Maxime Chattam se croit donc obligé d’écrire dans un basic french que son éducation chaotique, constamment ballotée entre les États-Unis et la France, n’a pas dû arranger. Apparaissent quelquefois des mots savants, issus tout droit du dictionnaire ; ils sont tellement incongru dans le vivier des 2500 mots dont il use d’habitude qu’ils sautent aux yeux comme le nez au milieu de la figure… D’autres fois, le jeune Maxime ne sait même pas comment dire ce qu’il ressent en français. D’où cet étrange « derelict » (p.51). Le Mont Saint-Michel serait un « derelict »… Avez-vous vu déjà ça quelque part ? Dans une banlieue quelconque ? Chez un auteur ? – Jamais. Derelict est le mot outre-Atlantique pour nommer un lieu abandonné, un bien sans maître, une épave. Pourquoi ne pas tout bêtement traduire ?

Malgré cette démagogie langagière, il reste une histoire bien distillée où l’exotisme du Caire et celui du Mont sont des décors propices à l’imagination. Ajoutez le serial killer d’usage dans les mœurs américaines, un zeste de sexe torride, une fascination pour les pratiques homo hard et un spasme délicat de pédophilie avec enfants d’une dizaine d’années torturés avec raffinement à coup de griffes avant d’être achevés, les cheveux brusquement blanchis par la terreur. Mélangez pour le contraste quelques personnages à la psychologie des profondeurs perturbée selon les manuels – et vous aurez un cocktail réussi qui vous fera passer quelques heures stimulantes.

Maxime Chattam, Le sang du temps, 2005, Pocket 2007, 468 pages, €7.90

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le cerveau d’acier de Joseph Sargent

La puissance à son sommet – les Etats-Unis – est hantée par sa responsabilité. Ce qu’elle construit n’est-il pas au détriment du monde naturel voulu par Dieu ? L’orgueil humain n’a-t-il pas la tentation de rebâtir encore et toujours des tours de Babel ?

Arpanet, le précurseur savant d’Internet, débute tout juste comme expérience à la fin des années soixante lorsque le roman Colossus d’où est issu le film est écrit. Le film personnalise le projet du nom du savant fou, qui se croit trop rationnel pour échouer : le docteur Forbin (Eric Braeden). Celui-ci construit un ordinateur géant sous les montagnes Rocheuses, alimenté par un réacteur nucléaire indépendant. Il a pour but le militaire : mettre hors de toute émotion ou défaillance humaine le système de défense balistique des Etats-Unis.

Le président insignifiant de la première puissance de la planète (Gordon Pinsent) annonce devant la presse mondiale le Projet. Il apparaît comme un anti-Nixon (le président américain qui vient d’être élu en vrai) et ne ressemble pas vraiment à Kennedy, bien qu’on l’air dit. Il clame au monde que le monde devient plus sûr grâce à l’avance technologique des Etats-Unis… C’est à ce moment que l’ordinateur géant, baptisé Colossus, envoie tranquillement un message disant qu’il n’est pas seul. Et l’URSS avoue : elle aussi a bâti un système équivalent, Guardian, par mimétisme et espionnage comme il se doit. Un partout ?

Non pas ! Les deux systèmes exigent d’être mis en connexion « pour la paix du monde » – ce qui est renvoyer les humains à leur hypocrisie, les mots voulant vraiment dire ce qu’ils veulent dire dans la logique binaire d’un ordinateur. Le contraire même de « la guerre c’est la paix » vilipendé par Orwell dans 1984. Nous sommes loin de la post-vérité et autres mensonges déconcertants qui règnent en politique ! L’ordinateur a été programmé pour qu’un mot ait un sens – et il l’applique, malgré les arrière-pensées, les sous-entendus et les émotions trop humaines.

Colossus et Guardian communiquent par formules mathématiques de plus en plus complexes, jusqu’à ce que leur signification, trop avancée pour la recherche, échappe aux informaticiens chevronnés qui les suivent sur imprimante. Le système interconnecté va-t-il décider seul, sans contrôle humain ? Les présidents américain et russe en liaison vidéo résistent : ils coupent la liaison. Mais Colossus ne se démonte pas, il exige qu’elle soit rétablie. Sinon ? Eh bien l’homme ne sera plus le maître de la machine, le fils se révoltera contre le père, et les systèmes reliés vont chacun envoyer un missile sur une base de l’autre. Ce qui est fait. Les présidents sont obligés de plier et de rétropédaler.

Mais le système soviétique, trop lent, ne peut intercepter le missile américain et celui-ci raye de la carte un centre pétrolier et la ville d’à côté. Le Texas, lui, visé par le missile soviétique, est sauvé. Premiers morts dus aux machines.

Les deux inventeurs, l’Américain et le Russe, se rencontrent secrètement à Rome, hors des oreilles du Big Système – croient-ils. Mais les machines interconnectent tous les réseaux, comme le Big Brother d’Orwell et le Google d’aujourd’hui, et elles sont au courant. Puisque les humains deviennent des gêneurs, il faut les dompter. Le docteur russe Kuprin (Alex Rodin) est éliminé par ordre suprême, imprimé et livré avec tous les codes d’authentification par le double système Colossus-Guardian : il ne sert plus à rien à la Machine. Le docteur américain Forbin est mis sous surveillance jour et nuit par caméras et micros. Forbin négocie in extremis quatre nuits par semaine d’intimité avec sa « maitresse », un autre docteur informatique (Susan Clark), pour passer des messages en douce et collecter de l’information afin de contrer l’ordinateur. Logique, celui-ci accepte formellement de respecter le sens du mot intimité (privacy).

Mais l’humain peut-il faire confiance à la machine ? Celle-ci n’est qu’une mécanique logique, elle ne connait pas le sens de l’honneur ni le respect des engagements ; elle fait ce qu’elle est programmée à faire, préserver la paix mondiale par tous les moyens. La caméra et le micro, en apparence désactivés la nuit, sont toujours là : écoutent-ils comme nos micros et caméras de smartphones et portables (même éteints) peuvent le faire si un opérateur le décide ? Ce n’est pas dit, mais soupçonné… D’ailleurs, Colossus a compris qu’on cherche à le déconnecter et il décide de donner une nouvelle leçon : puisque la raison ne suffit pas, la peur est de rigueur : paf ! deux missiles à tête nucléaire vitrifient deux villes de la carte, aux Etats-Unis même. Des millions de gens sont morts pour assurer à ceux qui restent la paix définitive.

Le docteur est prisonnier de sa créature, il ne peut qu’obéir. Le Système est désormais le maître du monde, jusqu’à ce que l’énergie de son réacteur s’épuise (mais il va sûrement y remédier !). Il assure que la guerre comme la surpopulation, la famine comme l’obésité, seront abolis, que le travail comme les loisirs seront assurés à tous en proportion raisonnable et rationnée afin de vivre longtemps. Un vrai socialisme réalisé, avec Plan neutre de gestion de la planète. Et les humains béniront la machine, ce nouveau Dieu qu’ils finiront par aimer et peut-être adorer. Devenu Père et Seigneur à la fois, il les guidera par force dans la voie de la raison et contiendra leurs passions comme un shérif.

Le vieux rêve chrétien de Cité de Dieu – ou de société communiste – est enfin réalisé, au détriment de la liberté. Mais la liberté n’est-elle pas la tentation du diable ? Laisser faire, n’est-ce pas inciter à pécher ? Avoir à sa disposition tous les possibles n’est-ce pas une illusion ? Chaque humain est programmé par ce qu’il est, la façon dont il a été éduqué et la société dans laquelle in vit : où est donc sa liberté ? Le message – logique – de l’ordinateur rejoint le marxisme anti-système comme l’hégélianisme issu du modèle catholique romain. Subversif, le film conteste l’essence même des Etats-Unis : le pionnier individualiste qui se fait tout seul (self-made man), le laisser-faire des instincts et passions (capitalisme), la liberté de vouloir toujours être plus et gagner (complexe militaro-industriel).

Par son orgueil, l’humanité a sauté au-delà de sa condition pour créer un monstre. Non pas un sur-humain mais un post-humain, créant non pas un transhumanisme mais un pur machinisme. Cette fois, contrairement à l’ordinateur embarqué HAL de Stanley Kubrick (dont le film est sorti trois ans avant), la machine a gagné ! C’était en 1970.

DVD Le cerveau d’acier de Joseph Sargent (Colossus, The Forbin Project), 1970, avec Eric Braeden, Susan Clark, Gordon Pinsent, William Schallert, Leonid Rostoff, Movinside 2017, €18.84 

Catégories : Cinéma, Etats-Unis, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Elephant Man de David Lynch

Tiré de la vie réelle de John Merrick durant le règne anglais de Victoria, le film devient une fable tournée en noir et blanc entre le Bien et le Mal.

L’homme-éléphant (John Hurt) est né difforme parce que ce sa mère aurait été terrifiée par un troupeau d’éléphants passant près d’elle au galop, dit-on. Bien que sensible et cultivé, John n’est rien moins qu’une bête en apparence. Ce pourquoi un montreur de monstres l’a pris sous sa coupe et l’exhibe, faisant de cette pornographie son gagne-pain.

Un chirurgien d’hôpital à Londres, Treeves (Anthony Hopkins), se prend de curiosité, puis de compassion, pour cet être difforme. Il veut tout d’abord l’étudier au nom de la science, puis découvre en lui des qualités humaines qui engendrent de l’amitié. Il brave le conseil d’administration de l’hôpital pour les convaincre de garder John.

Ce dernier n’en a pas fini avec la bêtise et la vulgarité badaude. Un gardien de l’hôpital fait payer des ivrognes et des gens de la populace pour venir s’horrifier et blaguer le monstre. Son ancien « propriétaire » en profite pour le reprendre et l’enlever.

Nous avons donc deux attitudes convenues, en miroir : la haute société qui a de hautes idées et finit par compatir, par débordement d’une générosité qui lui coûte peu ; les basses classes restées vulgaires et rigolardes, sans pitié pour les plus malchanceux qu’elles, qui ne songent qu’à faire de l’argent sur la bête. Pourtant, en mimétisme inversé, les gamins donnent la réalité des choses : compassion pour l’être difforme chez l’enfant qui aide le propriétaire du cirque ; moquerie cruelle chez les gosses des beaux quartiers autour de la gare.

Mais le film développe une autre sorte de miroir : la « science » est un prétexte élevé pour faire du voyeurisme – comme le cirque populaire ; le snobisme de classe qui consiste à aller « visiter » le monstre et « prendre le thé » avec lui (en tremblant – et pas de froid) parce que « la reine » a dit combien elle appréciait la « charité chrétienne » de l’hôpital – est analogue à la mode d’aller voir le monstre qui court dans les débits de boisson. Il y a du voyeurisme et une certaine pornographie dans toutes les classes. Même l’actrice vedette du théâtre, qui vient embrasser John et lui donner sa photo, ne le fait pas au départ par générosité, mais par attirance trouble envers la laideur et l’anormalité.

Une fois ces deux moments établis, David Lynch entraîne un troisième moment, final, dans lequel chacun sublime ses bas instincts pour s’élever à la véritable générosité qui est d’accepter l’autre dans sa différence, une fois apprivoisé l’écart. Ce sont les nains, les géants et les monstres du cirque, rebuts de la société, qui délivrent John et le renvoient à Londres ; ce sont les dames et les messieurs de la meilleure société qui lui font une ovation au théâtre.

Ce processus dialectique est habile et finit par emporter le spectateur. Il est vrai que le début ne montre pas le monstre, toujours filmé à contrejour ou en ombre chinoise. Lorsque l’on découvre l’horreur, un sentiment de dégoût surgit naturellement, d’autant plus que l’imagination a travaillé. Mais l’insoutenable ne se maintient pas avec l’habitude et le regard s’accoutume… lorsque l’on découvre que « la bête » est douée de parole. « Je ne suis pas un animal ! Je suis un homme ! » s’écrie John, prêt à être lynché par la foule londonienne à la gare Victoria, pour avoir terrifié sans le vouloir une oie blanche victorienne. La foule s’arrête et hésite, laissant aux policemen le temps d’intervenir et de prendre le perturbateur en mains.

La dignité nait avec la parole, l’estime avec la culture. C’est au fond le processus de civilisation qui fait un être humain, pas la nature.

DVD Elephant Man de David Lynch, 1980, avec Anthony Hopkins, John Hurt, Anna Bancroft, Studio Canal Classics 2009, €9.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jeepers Creepers

jeepers creepers 1 et 2 dvd

Nous sommes dans l’Amérique profonde, celle des grands espaces agricoles désertés, l’Amérique des bouseux arriérés. Les superstitions y sont conservées comme il y a deux siècles, la bigoterie biblique nourrit les fantasmes de culpabilité et les images diaboliques. Un être « venu des profondeurs » ressurgit une fois toutes les 23 ans « pour se nourrir » durant 23 jours. Il « choisit » les êtres dont il veut aspirer les organes selon l’odeur de leur peur. Curieusement sexiste, il prend surtout les garçons, en général jeunes et bien bâtis… Peut-être veut-il « aspirer » leur force plus que celle des filles ?

Le titre de Jeepers Creepers est une chanson de jazz écrite en 1938 par Johnny Mercer, composée par Harry Warren et interprété pour la première fois par Louis Armstrong. Je ne sais pas ce que veut dire jeeper (un rapport avec la jeep ?), mais creeper signifie rampant. Cette chanson est le fil des histoires, revenant de façon lancinante, notamment sur les ondes, pour annoncer l’approche du monstre.

jeepers creepers 2 le gamin

Dans le premier film, le jeune homme (Justin Long) est l’incarnation de l’étudiant moyen, trépidant, avide de sensations fortes, empli de trouille. Sa sœur (Gina Philips) est plus sensée, même si elle ne l’empêche pas de vivre jusqu’au bout sa bêtise. Il ne s’agit pas de courage pour le garçon, mais de stupidité : les choses s’enchaînent et il ne fait rien pour les éviter : au contraire, il se précipite dedans tête baissée, sans réfléchir une seconde. Il ne fuit pas le camion fou du Creeper (Jonathan Breck) qui emboutit sa Chevrolet 1941 – et rappelle le film Duel de Spielberg ; il ne croit pas la voyante noire qui le met en garde contre une certaine musique (dont le titre est tiré). Il y a quelque chose de la Prédestination dans son attitude, mais aussi de l’orgueil d’être plus fort que ça, trop rationaliste, ou peut-être trop égoïste ? Choisi, marqué, il est Coupable et doit expier. Le diable prend sa part et nul Dieu ne vient le sauver – comme s’il était absent, inaccessible ou inexistant. Un comble dans l’Amérique cul-béni qui « croit » et qui veut « croire » ! A moins que la leçon soit : chacun se sauve par soi-même ?

jeepers creepers gina philips justin long

Dans le second film, c’est toute une bande d’ados de 17 ans, en dernière année de lycée, qui revient d’un match de basket où leur virilité vantarde a pu se donner libre cours ; seules trois groupies les ont accompagnés. Leur bus est arrêté par une crevaison – mais elle n’est pas due au hasard. La Créature maléfique, qui vit son 22ème jour sur ses 23 sur terre, est aux abois ; elle a lancé un shaken (étoile métallique tranchante de ninja) pour les stopper. Les trois adultes présents, dont la conductrice du bus assez sensée, sont vite aspirés par la créature. Restent les ados, image vivante de l’Innocence américaine en proie au Mal – un thème bien connu d’Hollywood et qui fait toujours recette. Les garçons sont montrés le plus souvent torse nu, ce qui ajoute à leur vulnérabilité, tandis que les filles jouent leurs hystériques selon les conventions – tout en appelant parfois à la raison, ce qui n’est pas sans ambivalence (le féminisme est passé sur les mythes !). Le Creeper, lui, est affublé d’un long manteau et d’un chapeau de western, typiques des bandits de l’Ouest.

creeper

Mais certains ne sont pas si ingénus que cela : outre deux Noirs, susceptibles mais au fond plus machos que méchants, un Blanc élitiste (Eric Nenninger) se sent rejeté par le groupe et nourrit des pensées d’exclusion vaguement racistes. Lui sera emporté, comme s’il y avait une « Justice »… La vraie justice n’est pas divine (où est Dieu dans tout ça ?) même si une fille prie et en appelle à Jésus (elle sera sauvée, mais par les circonstances). La justice est bel et bien humaine, hymne au Pionnier américain qui n’a pas froid aux yeux et ne se décourage pas devant les difficultés. On dit d’ailleurs que, pour ce film, « plus de 2000 candidats ont passé l’audition pour devenir l’une des proies éventuelles de la créature maléfique » !

jeepers creepers 2 le bus

Contrairement au premier opus, où la tragédie se déroulait sans résistance autre que celle de flics en bande (donc abêtis), manifestement inaptes et dépassés par les événements, le second film met en scène un fermier autoritaire qui a perdu son dernier fils à peine adolescent sous ses yeux, dans leur champ de maïs. La Bête l’a emporté d’un bond dans les airs et le père n’a même pas pu tirer au fusil. Cette fois, il a bricolé un harpon avec sa machine à planter les pieux et l’a installé sur son pick-up, ce symbole des bouseux américains. Avec l’aide de son fils aîné au volant, il va harponner la Créature plusieurs fois et la « planter » au sens propre, jusqu’à ce que le soleil se lève sur son dernier jour sur terre. Apollon serait-il assimilé à Jéhovah ?

kinopoisk.ru

kinopoisk.ru

Le Père (terrestre plus que céleste) sauvera donc les rares rescapés et passera ensuite sa retraite à surveiller le réveil du Monstre dans sa ferme, le harpon pointé sur la Bête en croix. Le spectateur trouve-t-il un peu curieuse cette « inversion » chrétienne ? N’est-ce pas le Christ venu sauver les hommes qui se trouve habituellement sur la croix, comme tous les martyrs romains ? Cette fois, c’est le diable ou son avatar… Et à nouveaux trois « innocents » vont passer par là, une fille et deux garçons, dont l’un torse nu pour exhiber symboliquement sa fragile humanité. Nous sommes 23 ans plus tard et presque tout le monde a oublié. Le premier fils du fermier, qui conduisait le pick-up 23 ans plus tôt lorsque son père a planté la Bête, fait payer 5$ à chaque visiteur, belle leçon de capitalisme dans ce monde hanté par la superstition.

jeepers creepers 2 lyceens

Mais la leçon de tout cela est qu’il ne faut jamais oublier le Mal ; qu’il guette l’humain candide ; et que seuls les valeureux peuvent le combattre, ceux qui ont gardé les valeurs des pionniers. On le voit, les mythes (marqués en gras ici) sont puissants dans ces films.

Le spectateur français reste imperméable à l’atmosphère de malédiction biblique qui lui paraît aussi incompréhensible que la malédiction des Pharaons. Il bout parfois d’impatience devant la bêtise du garçon dans le premier film, devant l’incompétence des adultes dans le second. Mais il se laisse volontiers emporter par l’atmosphère épaisse, glauque, du fantasme de la Bête, de ses grognements et ses bruits de succion. Reste qu’à mon avis le second opus est meilleur que le premier : plus d’action, plus de rebondissements, plus d’optimisme.

A éviter aux gamins en-dessous de 12 ans (et même un peu plus selon les tempéraments), sous peine de cauchemars !

Jeepers Creepers, film de Victor Salva, 2001, avec Gina Philips, Justin Long et Jonathan Breck, Bac film 2014, €7.49

Jeepers Creepers 2, film de Victor Salva, 2003, MGM United artists 2004, €16.99

Jeepers Creepers 1 et 2, blu-ray, €39.00

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Voyage à Rurutu aux Australes

Vous appréciez les lieux bizarres ? Vous aimez les stalagmites et les stalactites ? Partons à Rurutu ou l’île troglodyte.

Cette île a été découverte le 13 avril 1769 par James Cook ; sur une carte, elle ressemble un peu à l’Afrique ou à un rein. Elle avait pour premier nom Eteroa (le grand panier), plus tard, elle prit le nom de Rurutu (la gerbe dressée).

RURUTU  (Australes)

Rurutu est une petite île montagneuse de 10 km sur 5,5 km de large, à 472 km de Tahiti, a une superficie de 38,5 km2. Elle se situe par 151,2° de longitude ouest et 22,27°de latitude Auti, Moerai (la capitale !) et Avera les trois bourgs principaux. Les sommets sont les monts Teape 368 m, Taatioe 389 m d’où par temps clair on peut apercevoir l’île de Rimatara, Manureva 385 m, Pito 190 m, Erai 288 m, Rairiri 263 m. Rurutu appartient à un archipel qui s’étend des Cook au sud des Australes, sur 2 200 km de longueur, depuis le volcan sous-marin Mac Donald à son extrémité sud-est jusqu’à l’atoll de Aitutaki à son extrémité nord-ouest.

Les scientifiques disent que Rurutu est une île volcano-karstique de type makatea, c’est-à-dire du presqu’atoll ressoulevé. Rurutu est marquée par le volcanisme et les hautes falaises. Le centre de l’île est formé de roches volcaniques : tufs, basaltes, scories. Des calcaires coralliens à 150 m d’altitude ! Les scientifiques parlent d’un bombardement de la lithosphère ayant entrainé un soulèvement calcaire. Les falaises côtières ont été creusées par la mer ; elles présentent des encoches de 2 à 3 m de haut et 3 à 6 m de profondeur et s’élèvent jusqu’à 150 m au-dessus du niveau de la mer. Des excavations qui correspondent aux différents niveaux de la mer : la première au niveau actuel ; la seconde entre 1,2 et 1,7 m au-dessus du niveau correspond au milieu de l’holocène ; la troisième, située entre 8 et 10 m, correspond à la dernière période interglaciaire.

rurutu falaises 2

On y trouve aussi beaucoup de corail fossilisé. Le récif frangeant est très proche des côtes, il enserre toute l’île. Les côtes ont des falaises qui sont les témoins de l’ancien récif-barrière et forment un plateau circulaire calcaire façonné en karst avec lapiez, dolines, pinacles, avens et bien sûr de très nombreuses grottes. Autre caractère propre aux makatea, Rurutu n’a pas de lagon.

Le climat est de type subtropical océanique à flux d’alizée d’est, avec d’abondantes chutes de pluie. Avis à la population : de janvier à mars, il pleut TOUS les jours ! Les nuits d’hiver sont fraîches 10° à 12°, le jour entre 20° et 26°. La pluie à Rurutu ? Des trombes d’eau, des cataractes. Sous les tôles des fare impossible alors d’entendre la télévision et pourtant elle continue à déverser!

Peuplement ? Un peu plus de 2 000 habitants. Si le karst intéresse le touriste, il n’est pas favorable à l’installation humaine. L’absence de lagon limite le développement des plaines côtières. Le regroupement de la population en trois villages a permis le maintien de structures communautaires vivaces : une intense activité associative avec l’artisanat, les groupes de danses. Rurutu est demeurée fidèle à l’Église évangélique. On plante toujours du taro dans les zones marécageuses.

Vous faites le tour de l’île, en 4×4 ou à vélo (pas facile) sur 32 km ; quatre vols Air Tahiti par semaine depuis Papeete sur ATR 72. Moerai, la capitale, vous offre sa poste, ses écoles, son collège, son CJA, son centre de soins (un docteur, un dentiste, quatre infirmières et une adjointe de soins), sa gendarmerie avec trois gendarmes, sa banque Socredo, sa station-service, son port, son Service de l’équipement… et ses 2 éoliennes.

Je vous entends dire : et les fameuses stalactites ? Un peu de patience, nous y arrivons.

rurutu falaises

Rurutu dresse ses immenses falaises calcaires face à l’océan. Un sandwich composé de deux couches de lave qui enserrent un rempart de calcite creusé de centaines de grottes, formations qui remontent à 122 000 ans, protégeant des terres agricoles très fertiles. Jouons les spéléologues amateurs avec un guide local. Bien équipés ?

On démarre par la « grotte Mitterrand », baptisée ainsi parce qu’en 1990, le président de la République y reçut en mains propres le fameux « code Rurutu », recueil de 95 textes de lois en vigueur à Rurutu jusqu’en 1945, que la population jugeait désormais inutile et caduque. Cet ana, Ana’io ou Ana A’eo – la Grotte Mitterrand donc – est une excavation facilement accessible depuis la route de ceinture sur Vitaria. Elle est située sur la terre taaromao dans la falaise calcaire soulevée, à 400 m du rivage. Elle mesure 40 m sur 30 m et 15 de hauteur. Elle offre de nombreuses stalactites et stalagmites. À son extrémité sud est une cavité de 2m50 de diamètre : c’est ici que se trouvait l’umu, four où l’on cuisait les prisonniers.

Ana Papa est un abri pour les pêcheurs. Ana Pu’uru dont la façade est obstruée par des stalactites était, d’après la tradition, utilisée pour le guet. D’autres ana (grottes) existent et votre guide local saura, selon votre condition physique, vous y faire pénétrer ou non, mais ne vous aventurez pas seul.

Rurutu véhicule bien sûr des légendes, des mythes, des histoires.

Voici la légende la grotte Ana O Ina : Ana O Ina était le refuge d’une ogresse qui dévorait les enfants. Un jour, elle dut attacher deux petits garçons qu’elle ne pouvait manger car elle était déjà rassasiée. Elle se mit à chanter, heureuse, et les deux enfants se mirent à danser (ligotés). Cela plut à l’ogresse qui détacha les enfants afin qu’ils ne soient pas gênés dans leurs mouvements. Les grimaces et gestes des enfants rendirent la sorcière moins vigilante et les enfants en profitèrent pour s’enfuir. Un peu plus tard, la sorcière fut capturée dans les filets de pêcheurs. Emprisonnée chez le roi, elle se laissa mourir de faim plutôt que de renoncer à la chair humaine. Ina est toujours vénérée par les mama de Rurutu car elle avait tapissée sa grotte de pandanus tressés. La vannerie de Rurutu remonterait ainsi à cette légende.

RURUTU

Au nord de Auti se situe se situent le massif et la falaise Toarutu. Là est le monstre de Rurutu : une énorme avancée de calcaire sur l’océan déchaîné de la côte Est. On dirait les puissantes mâchoires d’un monstre antédiluvien qui voudrait menacer de ses crocs le dieu Ruahatu. Le monstre lutte contre une mer formée. Le paysage est époustouflant : des dizaines de stalactites et de stalagmites soutiennent une mâchoire béante qui nargue l’océan, une denture impressionnante. C’est dantesque ! L’ana si haut perchée, des gours emplis d’eau en son milieu, des cascades de calcite dégoulinant des parois de la cavité. Attention à ne pas déranger les oiseaux pailles en queues qui viennent s’y reproduire début juin, ni les phaétons omniprésents dans les falaises de Rurutu.

Soyez assurés, vous ne serez nullement déçus de votre séjour à Rurutu.

Chaque année, entre juillet et fin octobre, vous pourrez saluer les baleines qui viennent mettre au monde leur nouveau-né. Les grandes jubartes et les mégaptères vous y donnent rendez-vous. Elles arrivent de l’Antarctique où elles se sont gavées de krill pendant plusieurs mois. Elles ne franchiront jamais l’Équateur ! Le récif de corail est collé à la côte à Rurutu – ainsi les baleines sont toutes proches quand elles se reposent dans les baies. Ces dames, qui peuvent peser 40 tonnes pour 15 m de longueur, aiment nos eaux chaudes bien qu’elles n’y trouvent rien à manger – sauf l’amour et l’eau fraîche ! La chance pour le plongeur avec masque et palmes est de trouver Dame baleine endormie pour avoir le loisir de la photographier. Bonne chance !

Hiata de Tahiti

Catégories : Polynésie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mary Shelley, Frankenstein

frankenstein et autres romans gothiques pleiade 2014
Tout dépend peut-être des traductions, mais le roman se lit d’un trait, écrit d’une plume fluide et romanesque. Évidemment, ce n’est pas proféré avec les 400 mots des banlieues ni avec le laisser-aller de mise à l’Éducation nationale : nous sommes au XIXe siècle, où la télé n’existait pas, et où les gens cultivés savaient se servir de leur plume, imparfait du subjonctif inclus ! J’ai lu la traduction d’Alain Morvan en Pléiade, elle est sans accroc.

Issu d’un concours entre auteurs célèbres – lord Byron, le poète Shelley, le médecin Polidori, et Mary – réunis un soir de pluie battante dans les environs grandioses de Genève, ce roman gothique a été conçu dans la fièvre et l’insomnie, l’auteur s’effrayant elle-même de sa création osée. Elle manie avec vigueur les grands mythes du temps, le savant faustien qui veut égaler l’œuvre de Dieu, la Chute par orgueil, l’innocence des simples à la Rousseau, le Mal engendré par le désamour, et même le Juif errant condamné à arpenter la terre jusqu’à ce qu’il expie son crime d’avoir nié Jésus sauveur…

En ce siècle optimiste de foi en la science (qui donnera Jules Verne), la chimie était la discipline reine, en plein essor. Recréer la vie en éprouvette était un rêve presque alchimique, que la découverte des propriétés galvaniques de l’électricité mettait à portée d’imagination. Le jeune Victor Frankenstein est donc le créateur enfiévré d’une « créature » qui ne porte aucun nom. Car Frankenstein n’est pas « le monstre » – mais son auteur. Garçon au début de sa vingtaine, empli d’enthousiasme et d’obstinée volonté comme sont souvent les Suisses de cet âge, il a été élevé dans la nature, flanqué d’une sœur de lait d’un an moins âgée et belle comme le jour qui est vouée à l’épouser dès l’âge propice, et de deux petits frères vigoureux et aimants. Parti à l’université allemande d’Ingolschadt, Victor va faire sa découverte décisive et, avec les meilleures intentions du monde, donner vie à un être vivant doué de raison et d’une force physique peu commune, haut de « huit pieds », soit 2 m 44 pour être précis.

frankenstein monstre pleiade

Mais sa créature est une machine qui n’a pas l’étincelle humaine : ses yeux sont froids, jaunes et délavés, son visage sans émotions, et son attitude effraye au-delà de tout entendement. Son « père » le rejette dès ses premières manifestations de vie et le monstre doit se débrouiller tout seul. Il apprend à parler, apprend à lire, apprend à connaître les hommes et à s’orienter dans le pays par lui-même – ce qui est peu vraisemblable, mais tient au mythe. Solitaire, rejeté par la société humaine, sans amour ni reconnaissance, il « devient » méchant, vieille antienne rousseauiste selon laquelle on nait « page blanche » et où la société y inscrit le bien et le mal à mesure. Victor est coupable d’avoir donné naissance tout seul à un monstre et de l’avoir rejeté sans vergogne. Faux père, niant la sexualité et n’assumant pas ses actes, le lecteur d’aujourd’hui ne peut compatir à ses malheurs. Malgré ses attraits « romantiques » (beau, bien fait, agréable, aimant…) il a sciemment appelé le malheur non seulement sur sa tête, mais aussi sur celle des autres.

mary shelley frankenstein gf

Car ce sont les innocents qui (comme toujours) vont payer : son jeune frère William (prénom du fils des Shelley), adorable petit suisse sportif de dix ans, étranglé dans un parc par le monstre qui l’a tant malmené que sa poitrine découverte révèle le médaillon de sa mère qui a été volé. Il va se retrouver dans la poche d’une jeune servante dévouée de la famille et elle sera condamnée à mort par le machiavélisme du monstre. C’est ensuite Henry, l’ami intime de Victor depuis son enfance, qui va payer de sa vie le ressentiment de la créature, après que Victor ait refusé de lui créer une compagne. Enfin Élisabeth, sa cousine à peine épousée, étranglée à grands cris dans la chambre nuptiale lors d’une absence du mari (pourquoi l’a-t-il laissée, pourtant prévenu par le monstre qu’il se vengerait justement « la nuit de noces » ?).

Son vieux père meurt, seul Ernest, 19 ans semble épargné. Victor, réduit à lui-même, se lance dans la traque du monstre qui le mène dans une course démoniaque vers les étendues glacées du pôle. La créature, comme l’homme de Neandertal (qui ne sera découvert qu’en 1856), survit sans peine mais son « père » ne peut connaître que la souffrance dans ce climat inhospitalier. Victor est recueilli par le navire du jeune Anglais Walton, explorant le passage du nord-ouest et le secret de l’attraction magnétique. Il mourra d’épuisement avant sa créature mais celle-ci promet, dans un assaut d’éloquence diabolique, de s’immoler sur un bûcher sur la banquise (on se demande où il va trouver le bois…).

mary shelley frankenstein livre de poche

Malgré ce tissu d’invraisemblances, les récits emboités de l’explorateur à sa sœur, de Victor à l’explorateur, du monstre à Victor, sont enlevés par la jeunesse énergique (quasi électrique) des protagonistes. L’histoire avance au galop, pleine de bruit et de fureur – et de rebondissements. Le totalitarisme, ici, n’est pas l’Église mais le scientisme, cette croyance en la toute-puissance humaine sur les choses, la monomanie personnelle délirante du savant solitaire en son laboratoire, cet orgueil à la Prométhée (sous-titre du roman) pour voler le feu vital aux dieux, tel Satan défiant son Créateur.

Ce n’est pas la connaissance (raisonnable) mais la passion (déréglée) que Mary Shelley dénonce avec une force peu commune ; non pas la recherche en équipes pour l’utilité humaine, mais l’ambition personnelle de trouver tout seul la nouvelle pierre philosophale. Les Lumières s’éteignent, feu à feu, par la Révolution française et sa foule déchaînée, par l’obsession scientiste à manipuler la vie, par la colonisation pour imposer la Morale unique – avant que surgissent les dictatures féroces du XXe siècle et les délires « scientifiques » du Dr Folamour, du clonage génétique et des algorithmes automatiques du trading de haute fréquence, jusqu’aux « retours » aux vampires, œil de Sauron et autres puissances maléfiques.

C’est dire combien le mythe créé par Mary Shelley résonne encore, et combien sa postérité a de beaux jours à venir !

Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818, Livre de poche 2009, 345 pages, €4.10
Mary Shelley, Frankenstein, Garnier-Flammarion 1993, 371 pages, €5.40
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60
Films DVD :
Frankenstein de Mae Clarke avec Colin Clive et Boris Karloff, Universal pictures 2010, €11.70
Frankenstein de Kenneth Branagh avec Robert de Niro, Sony pictures 2010, €11.49
Coffret Frankenstein (contient Frankenstein, La Fiancée de Frankenstein, Le Fils de Frankenstein, Le Fantôme de Frankenstein, La Maison de Frankenstein) des réalisateurs Mae Clarke, John Boles, Boris Karloff, Colin Clive, Valerie Hobson, Universal pictures 2004, €99.00

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

William Beckford, Vathek

william beckford vathek jose corti
Délicieux et héneaurme, innocent et sadique, ce conte oriental des Lumières, écrit directement en un français parfait par un aristocrate anglais, est une merveille dont la lecture enchante. Nous sommes dans le roman gothique où le dépaysement et l’excès sert à dénoncer férocement tous les absolutismes. Celui du calife, commandeur des croyants et commandeur de guerre qui a tous les pouvoirs et à qui tout est permis ; celui du clergé qui manipule la religion à son propre service et use de la peur d’Allah pour dompter les assujettis ; celui de la mère avide de tout régenter.

Vathek est un Gargantua burlesque et méchant, tenu par les sens et insatiable de richesses. Le conte oriental se meut en cauchemar gothique sous l’influence de Carathie, mère du calife frayant avec les puissances occultes pour forcer la volonté chancelante de son fils. Il se dit que Carathie serait le double de la mère de l’auteur, protestante fervente et disciplinaire. Avec une telle génitrice castratrice, comment ne pas s’évader dans le songe exotique où tout ce qui est interdit devient permis ? C’est avec une jovialité un brin sadique que le calife Vathek jouit sans entraves : il use et abuse de ses cinquante concubines toutes jeunes et fraîches dans la salle des plaisirs, après avoir bâfré la centaine de plats sans cesse préparés pour lui ; il sélectionne avec « une perfide avidité » cinquante jeunes garçons nobles au bord de la puberté sur injonction du Giaour, ce monstre répugnant qui lui promet les richesses de la terre, avant de les faire concourir presque nus pour admirer les mille grâces de leurs membres – puis de les jeter d’un geste dans le gouffre où les attend le monstre ; il viole l’hospitalité d’un émir qui recueille sa caravane égarée au désert en enlevant sa fille Nouronihar, pourtant promise au très jeune Gulchenrouz, 13 ans, beau comme une fille et espiègle comme un page.

gulchenrouz

Le calife Vathek, enflé d’orgueil, tourne la religion en dérision, moins la croyance en Allah, qu’il garde un peu au fond de lui, que les simagrées bigotes des clercs et des « vertueux ». Il balaye les araignées avec le balai sacré rapporté de La Mecque, que Mahomet aurait utilisé autour de la Kaaba ; il fait ligoter sur leurs ânes les dignitaires religieux, accourus pour faire leur cour, avant de les chasser au galop les fesses fouaillées d’épines ; seules les abeilles – « bonnes musulmanes » – se piquent de piquer le calife comme les imams, dans la grande magnanimité naturelle.

Nous sommes dans la logique, mais délirante ; les Lumières brillent, mais jusqu’au maléfique. Car on ne défie pas Dieu, ni les lois naturelles, ni les autres humains sans conséquences. Ni le monde, ni les êtres, ne sont des objets voués au bon plaisir sexuel ou à l’avidité de gueule ou d’avarice d’un seul. La gigantesque tour de 1500 degrés, édifiée au-dessus du palais aux cinq salles de plaisirs, symbolise la tyrannie, le donjon de la puissance inexpugnable, la Babel aux caves remplies de venin de serpent et autres ingrédients destinés à annihiler la volonté ou saisir la vie des victimes. Elles sont gardées par des négresses borgnes et qui louchent, frayant avec les goules des cimetières : façon spectaculaire de dire combien sont tordues les âmes de ceux qui veillent sur ces faux trésors.

captives nues sardanapale

Vathek, comme sa mère Carathie et sa très jeune maitresse Nourohibar, vont rencontrer Eblis, l’ange déchu, Satan en personne, qui leur donnera les clés de toutes les salles de l’enfer. Ils pourront étancher leur soif insatiable de richesses et de savoirs – mais au prix de leur cœur. Il brûlera éternellement dans leur poitrine, qu’ils presseront de leur main droite dans la douleur pour l’éternité. Seuls les petits garçons sont sauvés par le conte, les cinquante précipités dans le gouffre et le jeune Gulchenrouz : tous sont recueillis par un « bon vieux génie qui chérissait les enfants, et s’occupait entièrement de les protéger », défendu par « des banderoles flottantes sur lesquelles étaient écrits en caractères d’or, brillants comme l’éclair, les noms d’Allah et du Prophète ».

Ce conte gothique révère l’état d’enfance, opposé à celui de la Raison ; il vante l’innocence naturelle, rousseauiste, du bon sauvage inéduqué qui sait instinctivement bien vivre. « Car le génie, au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances et de périssables richesses, les gratifiait du don d’une perpétuelle enfance ». Nous sommes déjà chez Peter Pan…

Un enchantement de lecture.

William Beckford, Vathek, 1786, José Corti 2003, 416 pages, €20.30
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Thorgal 24 Arachnéa

Thorgal 24 couverture

La petite famille, comme prévu à la fin de La cage est partie sur deux barques, mais une tempête se lève. Dans la manœuvre et sous l’assaut d’une vague grosse comme un destin, Louve tombe à l’eau. Thorgal se jette après elle pour récupérer sa petite fille. Après les aventures de Jolan et sa mère (Thorgal 23), c’est au tour de Louve et son père. Louve va montrer des qualités d’enfance : pureté et droiture.

Tous deux récupèrent la barque remorquée dont les amarres ont été larguées pour rendre le bateau principal manœuvrant. Ils se hissent dedans et abordent dans un brouillard éternel une île volcanique entourée de hautes falaises. C’est là que vit un peuple isolé, ignorant des alentours, et débarqué mille ans auparavant pour fuir l’impureté du monde. Un reste de l’Atlantide ? Règne un souverain vieillard qui, au nom de la peur, exige soumission et tribut. Ses prêtres, recrutés dans la jeunesse mâle robuste, font exécuter ses volontés. La moindre n’est pas d’exiger le sacrifice d’un jeune homme beau et vigoureux à chaque équinoxe. Ainsi le roi a-t-il promis à sa fille, devenue un monstre et demeurant désormais dans les entrailles de la terre de l’alimenter en jeunesse…

Thorgal 24 pere et fille

Louve se trouve séparé de son père par un maléfice ; elle est poussée à pénétrer dans une grotte de la falaise par des milliers d’araignées qui ne disent rien, implacables comme des robots, alors qu’elle sait d’habitude parler aux bêtes. Le mécanisme de la tyrannie est ainsi expliqué sans phrase : la mécanisation des âmes.

Thorgal 24 louve et araignees

Thorgal parti chercher de l’aide en escaladant la falaise trouve au-delà du brouillard perpétuel un paysage riant, au climat chaud, planté de vignes. Un gamin presque nu le renseigne et le conduit à la ville, bâtie de pierres, où règne le souverain absolu. Le peuple a peur et prend Thorgal pour un démon surgi des profondeurs ; elle n’a jamais connu personne, que des cadavres rejetés par les flots. La cité est sous le joug de la croyance, alimentée par le roi maudit, résignée à sacrifier la fleur de sa jeunesse deux fois l’an pour continuer à vivre, comme en Crète jadis au minotaure.

Thorgal 24 gamin torse nu

Mais Thorgal est un Viking, il ne se laisse pas faire. Il y a toujours un espoir même lorsque tout paraît perdu. Personne ne revient des enfers ? Chiche ! On verra bien. Comme le fiancé promis au monstre s’est échappé, désormais cadavre au pied de la falaise qu’il ignorait, cachée par le brouillard, Thorgal est envoyé à sa place. Tout le monde le croit perdu à jamais, même le roi qui lui refuse une arme : « à quoi bon ? » Mais Thorgal se saisit vivement des courtes épées des deux gardes et plonge dans la grotte en criant « Odin ! »

Thorgal 24 combat araignee

Il retrouve dans les profondeurs Maïka, la fiancée du jeune homme échappé grâce à elle, ainsi punie. Elle et Thorgal vont tenter d’explorer les ténèbres, en échappant à mille dangers : toiles gluantes, labyrinthe, araignées par milliers, lave en fusion… C’est l’occasion pour Rosinski de dessiner des cuisses à peines recouvertes d’un tissu qui vole dans l’action, délicat érotisme féminin.

fesses nues de maika thorgal 24

Mais Maïka a été vidée de son âme par Arachnéa ; elle est devenue l’une de « ses filles », autre description de la tyrannie, ici inversée sous la surface, image de la prostitution des corps par accaparement des âmes. Si les garçons sont militarisés par le fanatisme de la croyance, les filles voient leur séduction actionnée par la Grande maitresse. Gracilité répond à musculature, mais toujours au service du pouvoir : ainsi est le tyran, qu’il soit mâle ou femelle.

Thorgal 24 maika prostitueee

Tout est bien qui finira bien, Louve a le cœur pur (à 4 ans, évidemment…). Elle a le caractère direct qui plaît tant au scénariste, l’absence de peur due à sa conviction d’être droite parce qu’aimée.

Thorgal 24 11 louve et araignee

Elle fait donc ce qu’il faut malgré son père aux cent coups pour lever la malédiction millénaire. Le couple initial de la fille du roi et de son fiancé tué jadis se retrouve, beau et nu comme au premier jour.

Thorgal 24 amour nu

Un séisme éradique toute cette saleté arachnide, signe que les dieux sont d’accord, et la société en surface, libérée, doit désormais prendre son destin en main. Quant à Thorgal et sa fille, ils retrouvent le reste de la famille – et le chien – poussés sur l’île par leur barque une fois le brouillard levé.

Vont-ils rester dans ce paradis retrouvé ? Ils sont libres… Ils le disent.

Rosinski et Van Hamme, Thorgal 24 – Arachnéa, 1999, éditions Le Lombard, 48 pages, €11.40

Tous les albums de Thorgal chroniqués sur ce blog

Catégories : Bande dessinée, Thorgal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Herman Melville, Moby Dick

Herman Melville fut Américain, romancier du 19ème, orphelin de père, puis marin – dans cet ordre.

  • Américain, il échappe au misérabilisme comme à l’exaltation, fort à la mode en Europe ;
  • romancier non romantique, il vit un siècle optimiste dans une nation optimiste, proche encore de la nature sauvage mais industrieuse ;
  • père disparu, mère exclusive, il s’évade en littérature avant que la psychanalyse existe, métamorphosant ses désirs et conflits par l’imagination ;
  • marin à 19 ans avant de tenter d’instruire les enfants anglais, il récidive sur un baleinier à 23 ans qu’il quitte avec un compagnon pour vivre quelque temps parmi les cannibales des Marquises avant de regagner, par divers bateaux, Boston.

Il se met à écrire, décrit un au-delà des apparences, il sublime la nature au point de rendre métaphysiques certains de ses êtres. Moby Dick le monstrueux cachalot blanc, est de ceux-là. Publié en 1851, sa réédition en Pléiade a lieu sous une nouvelle traduction agréable due à Philippe Jaworski.

Les Blancs du siècle industriel rêvaient de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, d’en dompter les lois et les êtres vivants. Le monstre blanc des mers est la version inversée de cet optimisme, le Diable en personne qui se rit des prétentions des hommes. Les demi-sauvages comme le harponneur Quiqueg ne se posent pas de question : compagnon tatoué et chéri du bateau, il exerce son habileté ici et maintenant avec un fatalisme admirable. L’innocent Ismaël en réchappe parce qu’il ne « veut » rien et qu’il se laisse balloter par les événements, en observateur.

Les soi-disant civilisés comme Achab le capitaine ou Starbuck le second apparaissent comme déformés par leurs prétentions. Achab devient fou de ressentiment après avoir perdu sa jambe contre le cachalot. Monomaniaque, il perd toute raison (donc toute humanité) en poursuivant jusqu’à la mort son combat avec le condensé (démoniaque selon la Bible) des forces de la Nature. Ce combat est perdu d’avance puisque le Démon l’a conquis tout entier en le consumant de haine. Starbuck reste ce velléitaire, adepte du principe de précaution au point d’en devenir superstitieux, incapable de l’acte de volonté qui eût sauvé l’équipage, sa mission commerciale et le bateau. Trop civil (craignant tout conflit), trop bien-pensant (donc trop peu intelligent), trop tiède en sa foi (courageux seulement par fatalisme), il laisse faire et se trouve entraîné malgré lui dans le destin général.

Nourri aux mythes bibliques, tétés dès l’enfance auprès d’une mère calviniste d’origine hollandaise, Herman Melville voit le monde en noir et blanc. Ce « fanatisme » (qui subsiste quelque peu chez les Américains d’aujourd’hui, tout comme chez les reconvertis du communisme européen) se heurte à la bête réalité de la nature, sous la forme de la mer et du cachalot blanc. Ce surnom de Moby Dick, donné à la bête par les marins, est une autre référence biblique : si Dick est Richard, prénom royal souvent donné aux puissants et devenu l’argot pour la trique virile, Moby vient en anglais de « mob », la cohue, qui rappelle le tohu et bohu, le chaos primordial, la matière démoniaque animée sans la raison de Dieu. La tricarde cohue va donc malmener les hommes qui osent défier son pouvoir. Il y a quelque chose de sexuel – donc de sulfureux démoniaque – dans cette lutte pour planter le harpon mâle dans le flanc blanc de la baleine femelle.

Le récit fait directement référence à Jonas, avalé par la baleine parce qu’il a désobéi à Dieu. « Va à Ninive, demande Dieu à Jonas, et prêche la vérité qui est ta vocation. » Comme certains intellos de nos jours qui se plient à la bien-pensance et au « ne pas faire de vagues », Jonas « effrayé par l’hostilité qu’il allait soulever, trahit sa mission » (p.69) et court se cacher pour se faire oublier. Mais Dieu le poursuit jusqu’à ce que, abandonné de tous, Jonas finisse dans le ventre d’un Léviathan sorti des mers et y demeure trois jours. En cette geôle vivante, il revient sur lui-même, voit sa faute et implore Dieu. Le poisson le recrache sous astreinte du commandement de Dieu : « prêcher la Vérité à la face du Mensonge ! Voilà quel était cet ordre ! » (p.70) Avis aux intellos…

Les contradictions de l’esprit occidental engendrent de tragiques conflits qui ne se résorbent que dans la catastrophe. Rien d’étonnant à ce qu’après une longue quête, ne s’engage une lutte cosmique entre la Bête et les hommes. La quête est entrecoupée par l’auteur de digressions sur les baleines, leur description, leurs mœurs, leur pêche (toute cette Raison encyclopédique qui est la fierté et l’arrogance des mâles, blancs, prométhéens sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, particulièrement présents aux États-Unis). Elle se déroule en trois chapitres : trois jours comme les trois coups du destin ou trois mouvements comme le lancer du harpon. Orgueil et démesure : Achab veut défier Dieu, il rencontre le Démon qui l’emporte au fond des flots.

Seul reste, sur la mer apaisée, l’innocent Ismaël, dont le nom signifie « Dieu a entendu ma demande ». Tout un symbole ! Ismaël, fils chassé d’Abraham, est le double de l’auteur, observateur et témoin, accroché (ô dérision) au cercueil scellé que Quiqueg, cet ami prévoyant, s’était fait faire quelque temps auparavant lors d’une prophétique langueur. Et qui flotte sur les flots par une inversion de sa fonction terrestre qui est de maintenir dans les profondeurs.

Saint Melville a peut-être écrit là son Apocalypse.

Herman Melville, Moby Dick, Folio 741 pages, €9.45 

Herman Melville, Moby Dick, Œuvres tome 3, la Pléiade (avec ‘Pierre ou les ambigüités’), €57.95

Retrouvez tous les romans d’Herman Melville chroniqués sur ce blog 

Catégories : Cinéma, Etats-Unis, Livres, Mer et marins | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Leçons de Nietzsche aux socialistes

Il ne s’agit pas de ce que pensait Nietzsche des socialistes de son temps, mais des leçons que la philosophie nietzschéenne offre aux socialistes d’aujourd’hui. Nietzsche fait de la force de vie en chacun des êtres l’origine de la volonté. Pour lui, la politique est un instinct qui part de l’énergie pour aller au rationnel, en passant par les émotions. Or, sans vitalité propre, on attend des autres ou de « la Morale » un commandement de faire. Là où la volonté fait défaut, la foi survient qui fait marcher au pas cadencé des églises et des partis. Qui ne sait pas être soi-même, se maîtriser pour être un maître, qui ne sait pas vouloir – aspire à ce qu’un autre veuille pour lui. C’est le danger du socialisme embrigadé…

« La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté : car la volonté étant la passion du commandement, elle est le signe distinctif de la maîtrise et de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu’un sait commander, plus il aspire violemment à quelqu’un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un État, un médecin, on confesseur, un dogme, une conscience de parti. » 347

Quant à « la Morale », elle donne bonne conscience à ceux qui censurent et qui punissent, mais elle ne change ni les choses ni les êtres. Trois générations de redressement soviétique l’ont montré abondamment, aucun homme « nouveau » n’est né… sauf le bureaucrate obtus, l’apparatchik sadique et le gardien de camp égalitaire. Vouloir changer l’autre vous change, et pas toujours en mieux ! Qu’est-il donc préférable ? Plutôt que de blâmer, donnez l’exemple. C’est votre lumière, socialistes, qui éclairera ceux qui cherchent la voie. Cessez d’enduire de moraline tous les actes des autres, dans l’éternel ressentiment qui se contente d’être contre, de « réagir » : proposez du positif ! Proposez une alternative crédible et tentante, une voie vers la lumière ! Tous ceux qui sévissent et punissent plutôt que de créer et d’enthousiasmer sont des aigris, des mécontents, des esclaves de leur sinistrose – des faibles qui ne méritent pas les suffrages.

« Ne pensons plus autant à punir, à blâmer et à vouloir rendre meilleur ! Nous arriverons rarement à changer quelqu’un individuellement ; et si nous y parvenions, peut-être sans nous en apercevoir, aurions-nous fait autre chose encore ? – Nous aussi, nous aurions été changés par l’autre ! Tâchons plutôt que notre influence sur ce qui est à venir contrebalance la sienne et l’emporte sur elle ! Ne luttons pas en combat direct ! – et toute punition, tout blâme, toute volonté de rendre meilleur est cela. Élevons-nous au contraire nous-mêmes d’autant plus haut ! Donnons à notre exemple des couleurs toujours plus lumineuses ! Obscurcissons l’autre par notre lumière ! Non ! A cause de lui nous ne voulons pas devenir plus obscurs nous-mêmes, comme tous ceux qui punissent, comme tous les mécontents. Mettons-nous plutôt à l’écart ! Regardons ailleurs ! » 321

Certes, il est plus facile de critiquer ceux qui font que de faire soi-même. Cette attitude réactive est paresse, amour de la souffrance. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux ! Seule la souffrance des autres mobiliserait la volonté : or c’est là du négatif, une attitude « réactionnaire » qui se contente de réagir à ce qui survient sans avoir rien prévu, ni bâti pour l’avenir… Pourquoi se construire une chimère ? Pour mieux se sentir un héros en combattant les moulins ? Mieux vaut prendre à bras le corps les réalités telles qu’elles se présentent ! Il est tellement plus facile de se créer son propre ennemi, comme ces poupées vaudou qu’il suffit de piquer d’épingles pour se sentir vengé… C’est là manque de vigueur. Socialistes, vous n’êtes rien sans les autres, votre Sarko vaudou, vous manquez de force – alors que vous devriez (selon vos discours enflés) être ce dynamisme en marche vers l’avenir !

« Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir, pour faire de grandes choses. La détresse est nécessaire ! De là les criailleries des politiciens, de là les prétendues ‘détresses’ de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de se faire du bien à eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs inventions pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres ! – Pardonnez-moi, mes amis, j’ai osé crayonner au mur mon bonheur. » 56

Quel avenir ? L’apitoiement sur lépludémunis ? sur ceukisouffr ? Se lamenter c’est surtout ne rien faire. Tandis que l’avenir est l’épanouissement de l’homme, sans les carcans économiques et sociaux qui l’inhibent et le rabaissent dans sa condition servile. Nietzsche exalte la vitalité parce qu’il veut un homme énergique complet, l’idéal grec antique, « le bonheur d’Homère » pour tous. On a cru un matin que les socialistes français voulaient incarner cette utopie d’avenir… mais quand on les regarde et les écoute, bof !

« Avoir des sens subtils et un goût raffiné ; être habitué aux choses de l’esprit les plus choisies et les meilleures, comme à la nourriture la plus vraie et la plus naturelle ; jouir d’une âme forte, intrépide et audacieuse ; traverser la vie d’un œil tranquille et d’un pas ferme, être toujours prêts à l’extrême comme à une fête, plein du désir de mondes et de mers inexplorées, d’hommes et de dieux inconnus ; écouter toute musique joyeuse comme si, à l’entendre, des hommes braves, soldats et marins, se permettaient un court repos et une courte joie, et dans la profonde jouissance du moment seraient vaincus par les larmes, et par toute la pourpre mélancolie du bonheur, qui donc ne désirerait pas que tout ceci fut son partage, son état ! Ce fut le bonheur d’Homère ! » 302

Au lieu qu’être socialiste aujourd’hui, dans le parti de Martine Aubry, c’est aller au pas, bien discipliné, obéissant aux ordres, sans élever la voix. Le Parti a toujours raison, le Parti seul sait, le Parti veut le Bien donc connaît seul la Vérité dans l’obscurité du Secrétariat et les fumées des Congrès. Dans le Parti, seul le tout petit noyau dirigeant sait ce qu’il y a à savoir, surtout pas les autres, les militants, les godillots qui vont à la soupe électorale et qui ont besoin de l’onction centrale. Cette allure-là rend lourd… Le socialisme se montre comme l’organe de ceux qui vont au pas, le ventre empli de pommes de terre et l’esprit au ras des sondages. Bien loin des ailes qu’on rêverait pour l’homme.

« Aller au pas – quelle existence !

Cette allure-là rend allemand et lourd.

J’ai dit au vent de m’emmener,

L’oiseau m’a appris à planer.

Vers le midi, j’ai passé sur la mer. » Appendice

Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.41

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage

Le Japon n’en a jamais fini de sortir de la guerre. Défait de son fait, autiste des militaristes, il cherche à comprendre, à corriger. Kenzaburô Ôé, natif de l’île du centre Shikoku, avait dix ans en 1945. Avant de s’imprégner de culture française jusqu’au sartrisme omniprésent, il a vécu la guerre dans un village sur la mer intérieure. Le gamin qui parle dans ce court roman est peut-être lui. On ne sait pas son nom, il est « le » gamin japonais de ce temps-là.

Gamin qui ne comprend pas la guerre, ni la ville, ni les prétentions des adultes. Gamin qui vit dans la nature, proche des hommes mais immergé dans les éléments. Souvent nu, au lit, au bain, en seule culotte dans les champs, le gamin ressent les choses avec sa peau. Les êtres ne lui sont proches que s’il les touche, par contact. Tout est somatique, le « rire à nous mettre le sang en effervescence comme l’eût fait un alcool » (p.15), l’angoisse de l’attente excitante avec « la gorge sèche, la salive pâteuse, le ventre vide au point d’en avoir l’épigastre contracté » (p.22), « j’en claquais des dents d’exaltation, d’effroi et de joie » p.30. Ce panthéisme est présexuel, avant même la préadolescence, qui n’est pas avérée dans les campagnes où l’on passe directement de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Un copain plus âgé, Bec-de-Lièvre, se fait caresser le sexe tout nu par des filles de la bande au sortir du bain. Le petit frère du narrateur, qui a dans les sept ou huit ans, regarde, « prodigieusement intéressé par la gaillarde cérémonie » (p.25) mais le gamin, lui, ne répond aux sourires des filles de son âge qu’en faisant « pleuvoir sur elles sarcasmes et cailloux, les contraignant à rentrer sous terre ».

Le lien entre la matière, les bêtes et les humains est continu pour le gamin. Dans une hiérarchie bien japonaise : naturelle et sociale. Tel est l’ordre du monde. La hiérarchie de la nature va du ventre de la mère au village, « coque dure » qui protège du monde extérieur lointain. Le nid est la famille mais surtout le tout proche, le petit frère, avec qui l’on dort. Le frère est le semblable, plus fragile, protégé avec tendresse parce qu’il est un prolongement de soi : « je sentis dans ma paume la fragilité de son ossature. Au contact de ma main brûlante sur sa peau nue, ses muscles se contractèrent légèrement » p.44. La hiérarchie sociale est elle aussi continue : « Les villageois que nous étions se heurtaient, de la part des citadins, à l’aversion qu’ils auraient eu pour des animaux malpropres » p.11. L’ennemi, tombé du ciel avec un avion en flammes, est placé plus bas sur l’échelle sociale. Mais, s’il est Américain, il est Noir : « C’est une bête, rien qu’une bête, dit mon père avec gravité, il pue comme un bœuf » p.32. On sait que les odeurs sont particulièrement sensibles aux nez japonais ; on sait aussi que l’alimentation carnée des Occidentaux donne à leur transpiration une odeur « de cadavre » que les Japonais n’exsudent pas, nourris surtout de poisson et de légumes. Le gibier d’élevage du titre s’explique ainsi : l’ennemi capturé est une espèce d’animal, forcé à la chasse, que l’on va « garder à l’engrais jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on en pense, au chef-lieu » p.32.

Pas d’animosité particulière pour le soldat ennemi ; c’est avant tout un Noir, jamais vu dans le Japon campagnard de ces années-là. Il y a donc peur mais curiosité, admiration pour la bête et tentatives de communications intelligentes (donner la nourriture, réparer un piège, conduire au bain). Un désir panthéiste aussi, qu’on ressent pour la beauté naturelle, coucher de soleil ou muscles animaux : « le lait débordait, gras, dévalait le long du cou, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la poitrine, s’immobilisait sur la peau gluante aux reflets sombres en gouttes visqueuses comme de la résine et qui tremblotaient. Je découvris, au milieu de l’émotion qui me desséchait les lèvres, que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau » p.49. C’est un gamin de dix ans qui parle d’un nègre fait prisonnier., avec toute la sensualité de son âge L’excitation pour l’ogre.

L’excitation d’apprivoiser le monstre, aussi. Car il n’y a pas de haine chez le gamin, ni même au village. Chacun fait son boulot, le Noir en avion, les citadins à la ville et pour l’armée, les paysans en leur village. Chacun obéit aux ordres dans la hiérarchie pilier de l’ordre du monde. « Nous ne pouvions pas croire que ce Noir doux comme un de nos animaux domestiques eût été naguère un ennemi nous faisant la guerre ; nous rejetions comme folle toute idée de ce genre » p.67. On lui propose des outils pour réparer les choses, on le laisse se promener dans le village, on est fier de lui montrer la force du forgeron. On le mène à la source. « Notre nouvelle idée nous plongeait dans le ravissement. (…) Ruisselant d’eau et réfléchissant les rayons violents du soleil, le Noir, dans sa nudité, était aussi éclatant que la robe d’un cheval noir ; il était d’une absolue beauté » p.77. Bec-de-Lièvre se fait masturber et « nous entrainâmes le Noir à l’endroit le plus adéquat pour bien voir » p.78. Ce qui le fait bander ; les gamins tout nus courent lui chercher une chèvre qu’il s’efforce de besogner… « Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale. Mais comment pourrais-je donner une idée de l’admiration que nous avions pour lui ? » p.79.

Évidemment, la fin n’est pas le bonheur. Rien de biblique dans la mentalité japonaise, pas de happy end larmoyant pour Hollywood. Bien plutôt la tragédie. On est en guerre, l’a-t-on oublié ? Et le village dépend de la préfecture qui donne les ordres. Deux mois après la capture, un ordre arrive. Il est bénin mais le gamin, empêtré d’émotion, fait se méprendre le Noir sur ce qui va lui arriver.

Donc ce qui doit arriver arrive…Brutalement, en deux jours, le gamin devient adulte.

Ce roman court est d’une extraordinaire puissance d’évocation. Il dit le Japon et sa mentalité millénaire, dont le militarisme néo-samouraï n’était qu’une parenthèse. Il dit l’initiation d’un gamin de la nature à la civilisation, du monde des bêtes à celui des hommes. Il dit le temps qui passe, les quiproquos du destin. Il dit bien plus que des pavés sartriens cinq fois plus gros et plus filandreux. Mais il rejoint Sartre, au fond : il n’y a pas d’essence, seulement de l’existence. L’homme est un être incarné qui se fait sa propre intuition du monde.

Kenzaburô Ôé a été prix Nobel de littérature 1994.

Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage, 1966, Folio2€ 2002, 106 pages, €1.90

Film de Nagisa Oshima, Une bête à nourrir, 1961 (pas de DVD disponible)

Catégories : Cinéma, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,