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George Orwell, Hommage à la Catalogne

Le 17 juillet 1936, des généraux de l’armée espagnole venus du Maroc colonial fomentent un putsch contre le résultat des élections qui a mené au pouvoir le Frente popular en février. Une guerre civile commence qui durera jusqu’en 1939 entre féodaux et démocrates. Les premiers rallient les monarchistes, les fascistes et l’Eglise catholique, les seconds allant des libéraux aux communistes en passant par les anarchistes et les nationalistes basques et catalans. La propagande a trop facilement résumé ce conflit par le combat entre fascisme et démocratie : c’est moins simple et George Orwell, qui l’a vécu quelques mois au début, le montre.

En fait, Franco est un conservateur catholique, pas un fasciste révolutionnaire comme Mussolini (venu du socialisme) ni Hitler (parti de rien et devenu agitateur tribun). Franco est plus proche idéologiquement de Pétain. Quant aux démocrates, ils sont autant de sectes dont la mieux organisée – la communiste stalinienne – l’emporte rapidement. Orwell, venu par le parti travailliste anglais (scission ILP – Independant Labour Party) choisit le POUM. Malgré son nom explosif, le Parti socialiste unifié de Catalogne est un parti communiste, scission trotskyste du Komintern. La différence avec les staliniens est que le POUM récuse le pouvoir centralisé au profit des soviets ouvriers. Il s’appuie sur les syndicats tandis que le parti stalinien s’appuie sur l’armée de Catalogne et la police. Or qui a les armes et l’argent possède le pouvoir. Ce pourquoi les combats « contre le fascisme », après la réussite ouvrière à Madrid, prend à Barcelone un aspect anarchiste, le front étant composé de milices de très jeunes hommes – dès 15 ans ! – armés de vieux fusils avec peu de cartouches, les meilleures armes étant réservées à la police qui tient le pouvoir…

C’est que, explique Orwell, l’URSS ne tient absolument pas à ce qu’une révolution survienne en Occident, préoccupée tout au contraire de « bâtir le socialisme dans un seul pays » en profitant de la complaisance avide des libéraux européens à lui fournir des machines et du blé. Pas question donc que des troubles révolutionnaires se répandent tant que Moscou ne l’a pas ordonné. Ce sera la même chose avec les communistes français en 1940 lors de l’invasion nazie. Or L’Espagne des années 1930, tout comme la Russie de 1917 ou la France de 1789, avait un potentiel révolutionnaire, la modernité faisant craquer d’un coup la chape de féodalisme hérité des siècles. Les ouvriers, devenus nombreux dans les villes industrielles, prenaient le pouvoir par les urnes avant que la réaction des militaires leur fasse prendre par les armes, notamment dans la région autonome de Catalogne.

Orwell arrive en Espagne en 1936 et la Confédération nationale du travail avec ses milices ouvrières est le centre de la résistance à Franco. Staline mandate ses agents en Espagne début 1937 pour liquider par tous moyens le POUM, et Orwell assiste en direct à cette liquidation, ne manquant de peu d’être arrêté malgré son passeport anglais. Il est parti comme journaliste indépendant avec l’intention de décrire les événements et des idées simples sur un mouvement compliqué. Il a tendance à suivre d’abord les communistes, plus sensés et mieux organisés, avant de prendre conscience de la propagande inventée de ceux-ci contre le POUM et de la haine moscoutaire contre « les trotskystes » venue de l’idéologie plus que des valeurs sur le terrain. Il se souviendra du pire des méthodes staliniennes de coercition, de mensonge et de réécriture de l’histoire lorsqu’il écrira 1984.

De façon très vivante, Orwell s’inspire de son journal de guerre pour décrire la fraternité humaine, une atmosphère de pagaille et de solidarité, des situations politiques ambiguës et des moments d’intrigue policière retorses. Lorsqu’il part au front d’Aragon avec des gamins de 15 et 16 ans (il est nommé chef de groupe), il ne se passe quasiment rien. Mais il connait la joie de la camaraderie et « ce sens inné de la dignité humaine » chap. I p.669 Pléiade, que possèdent selon lui les Espagnols de cette époque. George Orwell se forge sa conviction du socialisme non dans l’abstrait d’un manuel marxiste mais en côtoyant tout simplement les gens qui le vivent sans le savoir : « Un grand nombre des incitations normales de la vie civilisée – le snobisme, la cupidité, la peur du patron, etc. – avaient tout simplement cessé d’exister. La traditionnelle division en classes de la société avait disparu dans des proportions pour ainsi dire impensables dans une atmosphère anglaise empoisonnée par l’argent (…). On avait vécu dans une communauté où c’était l’espoir qui était normal, et non l’apathie ou le cynisme, où le mot ‘camarade’ signifiait la camaraderie et non, comme dans la plupart des pays, n’importe quelle faribole. On avait respiré l’air de l’égalité » chap. VII p.733.

Revenu en permission à Barcelone, il ne reconnait plus la ville qui s’est réembourgeoisée tandis que la police tenue par les communistes staliniens combat le POUM trotskyste et ses alliés anarchistes qui ont érigé des barricades dans les rues. De retour au front, il est blessé à la gorge et est évacué dans divers hôpitaux avant de retrouver Barcelone et sa femme, secrétaire de l’ILP anglais. Les distinctions de classes sont revenues et la police traque les anarchistes et les trotskystes bien plus que « les fascistes ». La révolution étant morte à cause du diktat de Staline, George Orwell n’a plus rien à faire en Espagne. Il rentre en Angleterre où il rédige son témoignage aussitôt. Bien loin de « l’engagement » idéologique à la française (que Sartre poussera à l’absurde en vantant l’URSS stalinienne et Cuba sous la dictature), l’engagement d’Orwell est celui d’un homme sur une pulsion de justice et qui pense par lui-même. Sa sincérité est sa vérité, tirée de ses convictions intimes et non pas d’un schéma a priori. « Il était inutile de s’accrocher à l’idée anglaise qu’on est en sécurité tant qu’on respecte la loi », observe-t-il finement. « Dans les faits, la loi c’était ce que la police décidait qu’elle était » chap. XII p.804.

Son livre est mal reçu parce qu’il tranche avec la pensée dominante de la presse anglaise qui reprend sans distance (et à grande distance du front) la propagande stalinienne (bien organisée). Il réussit à publier dans la presse de gauche hors parti et expose le mensonge et la terreur – ingrédients que Poutine a conservé de Staline, faisant comme lui censurer les journaux, tuer les journalistes trop entreprenants, emprisonner et torturer les opposants de gauche… « Le communisme est aujourd’hui une force contre-révolutionnaire », écrit Orwell dans le New English Weekly du 29 juillet 1937. On le constate un siècle après en Russie et en Chine comme à Cuba. Hommage à la Catalogne est édité par Warburg au Royaume-Uni mais ne se vend que très peu ; il ne sera édité aux Etats-Unis qu’en 1952, durant la guerre froide ; et en France qu’en 1955 seulement sous le titre La Catalogne libre. Car la vérité, au fond, tout le monde s’en fout : seule importe la belle histoire que l’on se raconte à soi. C’est cela qui fait la force des fascismes, jusqu’à Trump – et l’indigence des intellos.

Hugh Thomas, le spécialiste anglo-saxon de la guerre d’Espagne, juge que le récit d’Orwell est le meilleur témoignage sur le sujet parmi les centaines qu’il a recensé, même s’il idéalise la stratégie du POUM qui était vouée à l’échec. Car Eric Blair dit George Orwell est un pragmatique, pas un mystique de Front populaire comme les petits-intellos français.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), 1938, 10-18 1999, 293 pages, €7.50

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

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L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

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William Faulkner, Parabole

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Seul roman qui se situe hors du Mississippi natal et qu’il a mis 11 ans à écrire, A Fable (titre américain) est une allégorie évangéliste avec quelques enflures rhétoriques. Il a du souffle mais des longueurs. Le trou noir central, maelström qui entraîne l’humanité malgré elle, aurait du être la guerre mais Faulkner choisit comme point central un avatar creux du Sauveur, idée mal incarnée qui semble flotter ici ou là. Parabole apparaît comme une grande ambition – mais épuisée.

Nous sommes en mai 1918 sur le front français ; la victoire hésite et les Allemands sont encore vigoureux. C’est alors que la lassitude des poilus, après 4 ans de tranchées, se manifeste par la mutinerie silencieuse de tout un régiment : 3000 hommes qui refusent tout simplement de sortir des trous aux ordres, après le barrage d’artillerie. Tout le système conventionnel de l’armée s’écroule d’un coup et le général qui les commande se voit contraint de demander qu’on les fusille. Tous. Ce qui ne se fera pas ; on ne fusillera que le bouc émissaire et on « suicidera » le général en prison pour qu’il ait l’air d’avoir été tué à l’ennemi. Il sera enterré avec les honneurs et muni d’une décoration supplémentaire : le système est sauf.

Mais pourquoi ce refus collectif ? Parce qu’un groupe de 13 hommes mené par un caporal va de popote en popote pour porter la bonne nouvelle. Que la paix vaut mieux que la guerre, que ceux qui décident ne sont pas ceux qui se font tuer – on n’en sait guère plus, Faulkner semble bien embarrassé d’expliquer comment les gens peuvent être convaincus d’être plus pacifistes universalistes que patriotes. Il préfère le symbole, la lourde allégorie biblique, qu’il illustre avec une croix chrétienne en tête de tout chapitre – comme dans un missel.

Le lecteur n’échappera pas à Judas (Polchev) ni au triple reniement de Pierre (Bouc) avant la Tentation sur la montagne (par le généralissime français qui est son père ignoré) et la Passion qui le fait crucifier au poteau pour être fusillé (avec deux larrons), couronné de barbelés lorsqu’il chute. Il est recueilli par trois femmes dont deux sont prénommées Marya et Marthe (évidemment), et enterré sous un hêtre dont les racines forment grotte. Il « disparaît » le troisième jour lors d’un duel d’artillerie… Cette enflure qui démarque lourdement les Évangiles est un peu pénible à suivre, hors des États-Unis dévots et avec un demi-siècle de recul.

Cette « allégorie de la conscience morale » – comme Faulkner le défendait – a quelques traits d’humour qui sauvent le propos : le cadavre du caporal Stefan (dont ne connait le prénom qu’à la toute fin, Étienne, premier martyr chrétien) deviendra celui du « soldat inconnu » sous la flamme de l’Arc de Triomphe à Paris, tandis que passe le cortège du généralissime mort. Le Sauveur et le Boucher, chacun dans sa bulle, étendus là pour l’édification des foules…

Plus que le christianisme, c’est au fond le vieux stoïcisme aristocratique du Sud que met en scène l’auteur, une maçonnerie pas très franche, mais de façon contournée et pesante, allant jusqu’à inclure un chapitre américain de passion pour un cheval. Il faut accepter l’homme tel qu’il est, bon et mauvais, mais porter tout son poids sur les institutions. La caste militaire, bras exécutif du complexe militaro-industriel, fonctionne comme une Église pour la domination du monde : « toute notre petite espèce répudiée et sans patrie sur cette terre, qui non seulement n’appartient plus à l’humanité mais plus même à la terre, puisque nous avons été obligés de recourir à ce dernier coup de dés abject et désespéré [le tir de barrage en plein sur les soldats qui fraternisent de part et d’autre des barbelés] pour y conserver notre dernière position précaire et désespérée » p.994. Ce clergé militaire actionne l’idéalisme pour faire rêver d’aventures et de gloire les jeunes, comme ce pitoyable et infantile Levine, sous-lieutenant d’aviation incorporé les derniers mois de la guerre (comme l’auteur), qui se suicide dans les chiottes du terrain d’aviation parce que la guerre s’arrête.

Au spectacle de la guerre civile européenne 14-18 est opposée la grande liberté américaine, dans un chapitre incongru transporté au Mississippi : « L’affirmation d’un credo, d’une croyance, la déclaration d’une foi immortelle, la revendication d’un irréductible mode de vie ; la haute et puissante voix de l’Amérique elle-même, issue du grondement en marche vers l’ouest de ce continent gigantesque et meurtri mais indomptablement vierge, où rien, sauf le ciel immense ignorant de la morale, ne limitait ce qu’un homme pouvait essayer de faire et où le ciel même n’opposait point de limite à sa réussite et à l’adulation de son semblable » p.826. A cette liberté « élue » s’oppose, selon les badernes bardées de décorations, le choix de fraterniser qui est de la subversion. Choisir la paix est une guerre contre ses chefs, préférer la vie est une insulte au drapeau.

Publié en 1954, cette contestation littéraire du prix Nobel 1949 de littérature anticipe la contestation à la guerre du Vietnam des années 1960. Il démontre aussi, une fois de plus, l’absurdité des « commémorations » de la guerre de 14-18 et leur récupération par des politiciens trop avides de popularité – faute de savoir agir dans le présent.

William Faulkner, Parabole (A Fable), 1954, Folio 1997, 640 pages, €10.60
William Faulkner, Œuvres romanesques IV, Gallimard Pléiade 2007, 1429 pages, €78.50

Tous les romans de Faulkner chroniqués sur ce blog

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Blaise Cendrars, La main coupée

blaise cendrars la main coupee

Nous sommes en 14 et, il y a un siècle, Français et Boches recommençaient à s’étriper, comme régulièrement depuis 1813. Blaise Cendrars, Suisse allemand émigré en France, s’est engagé comme volontaire dans le 1er Régiment étranger le 3 août 1914 après avoir lancé un appel avec d’autres écrivains et artistes en faveur de « la civilisation ». Nommé caporal le 12 juin 1915, il a été blessé en Champagne et amputé du bras droit en octobre. Médaille militaire et croix de guerre avec palme, la nationalité française lui est accordée par décret le 16 février 1916 et il est démobilisé.

Ayant « perdu la main », il attend trente ans avant de passer la plume à gauche et de parler des morts comme des survivants de la grande guerre. Il l’a vécue au ras des tranchées, le plus souvent dans la boue et les marais de la Somme. Parlant plusieurs langues, français, allemand, anglais, russe au moins, il s’est très vite imposé parmi ses camarades venus d’horizons très divers, tous étrangers à peine assimilés. Il y a là des Juifs russes du Sentier, un faux prince polonais, des Tchèques, des Albanais ou Bulgares, des Suisses allemands, un Gitan (qu’il écrit ‘Gitane’ selon l’ancienne orthographe en usage chez Gide et Cocteau), des Belges, des Américains… et même un très jeune Coquoz de 16 ans, ayant menti sur son âge, chasseur de grand hôtel parisien où avec les autres « ils se livraient certaines nuits à des courses à quatre pattes dans les corridors désert, une bougie allumée dans le derrière et sous l’œil impavide des maîtres d’hôtel et des garçons d’étage » (chapitre 8). Parlant plusieurs langues, il s’est très vite imposé aussi comme intermédiaire entre les hommes et les officiers, appelé à traduire les propos des prisonniers, au grand dam des sergents, dotés d’un petit pouvoir et jaloux, qui lui ont mené la vie dure.

Les officiers, en bons bourgeois Français imbus d’eux-mêmes, savent tout mieux que les autres et lors de la montée au front, le colonel a fait marcher tout le régiment à pied de Paris à Rosières, dans la Somme « pour nous entraîner », alors que le train qui devait les mener roulait à vide, encombrant la voie pour rien. « Ce colonel ! C’était un vieux décrépit qui nous venait du service géographique de l’armée, un homme de cabinet avec un lorgnon et des idées d’un autre âge » (chapitre 9). D’un lieutenant vaniteux fonctionnaire : « Comme son surnom l’indique, Plein-de-Soupe était bouffi, mais les circonvolutions de son cerveau devaient être en pur boudin. (…) Il était plein de suffisance. Il se croyait encore dans son bourg et jouer un rôle de par ses fonctions et son titre d’officier ministériel. Il était sûr de soi, satisfait, gras, et puis, officier français, petit-bourgeois à la tête d’une compagnie de la Légion étrangère, il se croyait d’une essence supérieure » chapitre 13). Tous ne sont pas comme cela, mais il y en a bien trop ! (Et il en reste…)

1914 officier pantalon garance et soldat

Cendrars, caporal Frédéric Sauser de son vrai nom, est au front incognito ; personne ne sait qu’il est écrivain sauf un fonctionnaire du Deuxième bureau qui vient le voir, admiratif, et classe une sombre affaire de photos prise d’un calvaire alors que toute photo est interdite. L’auteur, un brin anarchiste et en tout cas libre de pensée, ne manque pas de critiquer la bureaucratie française et la mentalité jugulaire d’une armée mal organisée, mal équipée, rigidement commandée – et qui n’a pu « tenir » face au matériel et à la discipline allemande que parce le front était paradoxalement une zone de liberté où seuls les camarades de son petit groupe comptaient, et pas « les ordres » abstraits venus des bureaux à l’arrière. « La pagaïe ? Mais c’est quand les événements débordent les règlements édictés dans un État bien policé qui n’a rien laissé à l’imprévu » (chapitre 13). Juin 40 montrera combien la bureaucratie française n’a rien compris, les politiciens rien changé, les ganaches rien appris. Tout le Mal français est là, symbolisé par cette défaite, déjà perceptible dans la fausse gloire héroïque de 14-18.

Blaise Cendrars n’a pas voulu être un écrivain ancien combattant comme tant d’autres ; la mentalité française du statut acquis lui est restée étrangère. Libre il était et a voulu le rester. S’il s’est engagé alors que l’on ne lui demandait rien, c’est qu’il l’a voulu. Mais il n’a jamais rien eu de cette exaltation patriotarde et xénophobe qui a lancé la guerre « fraîche et joyeuse » Nach Berlin. L’instinct de survie l’a conduit à tuer au nom de la nation, mais de cette exception il a honte. La mort n’est jamais belle, ni souhaitable – il est stupide de la glorifier. Cette obsession personnelle en faveur de la vie le conduit à publier ces récits de guerre, œuvre de mémoire pour les camarades de tranchée dont il se souvient. La mort est le premier personnage du livre, mais la vie sourd partout dans ces portraits humains et gouailleurs. Il prend le ton de chacun, alterne descriptions et dialogues, voire dérives poétiques sur la brume des marais, la nuit. Les contes édifiants suivent les récits de coups de main, les prouesses des hommes celles des animaux, un petit chien messager, un hérisson détecteur de mines.

En ce livre qui n’est pas un roman mais une reconstruction proustienne de la mémoire, Blaise Cendrars bâtit un véritable monument aux morts et à ceux qui en ont échappé, retournés à l’anonymat civil. Le livre s’ouvre avec Hélas ! qui pleure la mort par accident aux commandes de son avion de l’un de ses deux fils, Rémy, en 1948. La Seconde guerre boucle la Première, montrant combien l’héroïsme falsifié de 1914 a conduit à la honteuse défaite de 1940. Pour Cendrars, il ne faut jamais se payer de mots, jamais se laisser saouler par les concepts comme gloire, honneur et patrie – qui ne sont qu’idéologie pour faire mouvoir la chair à canon. Ce que chaque homme accomplit sur le terrain appartient à lui-même ; il n’est pas « un héros » mais un combattant qui fait son boulot parmi les autres, ses copains. « Vous vous croyez au théâtre, monsieur ? (…) La guerre est une ignominie. (…) La vie dangereuse peut convenir à un individu, certes, mais sur le plan social cela mène directement à la tyrannie, surtout dans une république menée par un sénat de vieillards, une chambre de bavards, une académie de m’as-tu-vu, une école de généraux… » (chapitre 17). La France n’a guère changé…

Ces 25 chapitres donnent une vision plus juste et plus longue que le reste de la littérature de guerre, trop souvent enflée, selon cette vanité arriviste française issue des envieux de la révolution, que Cendrars a toujours méprisée – même dans le civil : « les profs, ce concours de vanité » (chapitre 17). Plutôt que lire des profs sur la guerre de 14, lisez ces récits d’un combattant qui y était – lui.

Blaise Cendrars, La main coupée, 1946, Folio 1975, 447 pages, €7.79

Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes tome 1, Gallimard Pléiade sous la direction de Claude Leroy, 2013, 974 pages, €57.00

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Le Printemps français dans la constellation politique française

Où se situe le Printemps français dans la nébuleuse politique d’aujourd’hui ? Je me suis amusé à regrouper les trois droites de René Rémond et les quatre gauches de Jacques Julliard. J’ai ensuite comblé les vides en fonction de deux axes :

  • L’axe vertical historique qui va d’avant 1789 à l’après 2000
  • L’axe horizontal classique qui va du plus d’État au moins d’État

L’axe historique permet de replacer les idéologies politiques dans l’âge d’or de chacun des mouvements. L’axe étatiste situe le désir de centralisation ou de décentralisation, de faire nation commune ou de revivifier les régions contrastées (le terroir), de garder des valeurs collectives ou de préférer les valeurs individualistes.

constelletion politique francaise argoul 2013

Les conservateurs les plus extrêmes, intégristes catholiques et monarchistes, voudraient annuler la Révolution et revenir aux institutions et valeurs d’avant 1789. On a appelé ce mouvement la Contre-révolution, représenté par Edmund Burke, Louis de Bonald et Joseph de Maistre. Il est à noter que la Révolution nationale du maréchal Pétain était de ce type : la France parlementaire et radicale avait failli en 1940, donc retour aux traditions prérévolutionnaires. Rien de fasciste en Pétain, pas plus qu’en Franco – aucun des deux n’a été agitateur révolutionnaire comme Mussolini ou Hitler, aucun des deux ne désirait un homme « nouveau » mais simplement revenir à l’homme de toujours, créé par Dieu une fois pour toutes « à son image ». Les écolos ruraux (chasse, nature, pêche et traditions) et les anars de droite (pour qui l’humain est par essence bête et méchant), sont dans cette conception, mais avec le moins d’État possible, le moins d’emmerdeurs fonctionnaires, le moins d’interventionnisme politique.

Les libertariens, à ce titre, poussent encore plus loin, revenant à Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme, seul l’État empêche l’épanouissement personnel et l’entreprise prédatrice. Ce courant n’existe pas en tant qu’expression politique organisée en France, mais il existe fortement aux États-Unis. Une variante féodale se constitue dans les pays de clans et de mafias où l’individualisme clanique exacerbé fait allégeance à un individu représentatif d’un clan plus fort que les autres, qui leur offre protection en échange du service (Sicile, Calabre, Russie, certains pays d’Afrique).

Dès que 1789 survient, naissent la gauche jacobine puis la droite bonapartiste en faveur de l’État centralisé et du despotisme éclairé d’une élite technocrate. Les communistes se couleront aisément dans ce moule en 1921, lors de la scission d’avec les socialistes au Congrès de Tour. Une grande part des socialistes et radicaux capituleront devant Pétain en 1940, votant les pleins pouvoirs. Mais 1789 reste une date-mémoire, avec sa variante 1793 de la nation en armes pour certains courants de gauche jacobine (Mélenchon). La droite bonapartiste englobe 1789 et le sacre de Reims dans une vision de la France plus longue, mais les acquis de la Révolution, consolidés par Bonaparte, sont parmi ses ressorts via le culte de la nation et du citoyen – revivifié en 1848 avec le printemps des peuples.

1917 voit l’avènement de la révolution communiste en Russie, donc l’espoir d’un « autre monde » possible. Mais le mouvement est éclaté entre les marxistes révolutionnaires qui veulent jusqu’à l’État sans classe, et les marxistes centralisateurs du coup d’État partisan qui veulent tenir la société par le parti et le parti par la terreur. Les staliniens sont pour l’État jacobin, les trotskistes pour l’anarchie relative. La gauche syndicaliste est oubliée, Proudhon traité de social-traître, et la social-démocratie variante Bismarck ou variante Beveridge ne prend pas en France. Les syndicats sont sommés de choisir sans troisième voie.

1945 est une autre date-clé marquée par le Programme de la Résistance et l’instauration de l’État-providence en France. Le gaullisme apparaît comme un bonapartisme fédérateur de la droite républicaine et de la gauche jusqu’aux communistes (avant que Moscou ne reprenne la main). Les socialistes redeviennent jacobins, soutenant les guerres coloniales et favorisant la bombe atomique. La Deuxième gauche avec Mendès-France perce déjà mais n’a pas d’échos dans la société politique avant 1968.

Mai 1968 est l’autre date-clé de la politique française. Nombre de partis se positionnent pour ou contre les acquis du mouvement. Si le gaullisme bonapartiste fait avec, il rassemble cependant des diversités peu compatibles : les centristes qui suivent le mouvement long de la société, les libéraux qui voient s’ouvrir de nouvelles libertés pour le capitalisme, mais aussi les conservateurs républicains qui gardent des réticences et seront constamment dans les combats d’arrière-garde (sur l’avortement, le PACS, l’euthanasie, la PMA, etc.)

Le socialisme jacobin traditionnel, rassemblé par François Mitterrand, voit naître une aile libérale appelée Deuxième gauche avec Michel Rocard et le syndicalisme CFDT, tandis que le mendésisme est revivifiée par Jacques Delors, et qu’une part de l’aile jacobine se radicalise contre l’Europe avec Jean-Pierre Chevènement et Laurent Fabius. Droite comme gauche, les partis « attrape-tout » se fissurent à la moindre crise et il faut des personnalités fortes pour les faire tenir ensemble. Jacques Chirac n’y a réussi qu’in extremis grâce à la cohabitation (après avoir flingué Giscard, Balladur, Pasqua et Juppé) ; Nicolas Sarkozy a réussi assez bien jusqu’à la campagne présidentielle 2012 où le courant Buisson a éloigné le courant Fillon-Juppé. A gauche, Lionel Jospin a cru un temps prendre la suite de Mitterrand, mais Dominique Strauss-Kahn était plus charismatique avant de s’effondrer pour mœurs ultralibertaires. Ségolène Royal était trop clivante et c’est François Hollande qui a remporté la synthèse (anti-Sarkozy plus que pro-gauche).

2000 est une autre année-clé de la politique où tous les partis se repositionnent à cause de la crise. La dérégulation des années 1980 et les liquidités abondantes des Banques centrales ont amené le krach des technologiques 2000, le krach des normes de régulation 2002, le krach de la finance 2007, le krach des endettements d’État 2010 qui a failli emporter l’euro. Le libéralisme est jeté avec l’eau du bain version texane « ultra », tandis que les jacobins, bonapartistes et autres souverainistes relèvent la tête. « Contre » la finance, contre l’Europe, contre la mondialisation ultralibérale – ils veulent revenir « avant » 2000.

A gauche, comme François Hollande gouverne peu, les dissensions s’affichent au grand jour dans son camp. Sa tactique politique est de frapper un coup libéral et un coup libertaire, faisant passer par exemple la pilule flexisécurité négociée avec le patronat avec le verre d’eau mariage gai. Le courant jacobin a trouvé un tribun qui tente de rassembler les groupuscules de gauche communistes ou dissidents autour d’un Front, mais ses promesses comme ses solutions laissent sceptique le grand nombre. Certains se réfugient dans l’écologie bobo, internationaliste, ouverte à l’immigration et aux technologies d’avenir, très urbaine, bavarde, jouant Marie-Antoinette dans sa bergerie. D’autres se réfugient dans les mœurs de l’ultra-individualisme et réclament toujours plus de « droits ». D’autres encore s’organisent en communautés ou en coopératives, vivant leur petite vie tranquille loin de la capitale, de la nation et des idéologies du monde. Les altermondialistes n’ont plus grand-chose à dire.

Le centre s’est effondré avec la pauvreté stratégique de François Bayrou (qui se croit appelé du Ciel pour régner et n’entreprend aucune alliance politique pour y parvenir). Les autres centristes, plutôt libéraux et européens, ne sont plus en phase avec la période de crise.

A droite Sarkozy n’est plus dans la course et ses successeurs se déchirent pour de sombres magouilles dans le parti. Le courant bonapartiste souverainiste a été capté par Marine Le Pen et recueille les votes protestataires des déclassés et inquiets qui récusent non seulement les années 2000 mais remontent à la pensée-68 et à ses dérives en matière de mœurs comme d’immigration.

Si l’on résume :

  1. Ceux qui récusent 1789 sont les intégristes religieux, les libertariens, les monarchistes et les pétainistes. Ils voient le monde créé en 7 jours et l’homme immuable, sans histoire, figé dans ses déterminations divines. Il faut obéir à la loi de Dieu ou de la Nature sans tenter de la changer.
  2. Ceux qui récusent 1917 poursuivent le courant jacobin ou girondin républicain ; ce sont les socialistes et radicaux, les orléanistes aujourd’hui centristes, auxquels viennent se greffer les pro-européens de la Deuxième gauche.
  3. Les ultralibéraux récusent 1945, tout comme la gauche libertaire. Ceux qui se refondent sur 1945 sont les bonapartistes et les socialistes souverainistes, y compris du Front de gauche, qui y voient un âge d’or national et socialiste.
  4. La droite bleu marine récuse 1968, comme les conservateurs intégristes qui refusent déjà 1789, pour en revenir à un bonapartisme souverainiste. La gauche libertaire, les écolos bobos et les régionalistes voient au contraire en mai-68 leur fondation.
  5. Sauf les libéraux (de droite, du centre et de gauche), tout le monde récuse 2000, ses crises financières et économiques en chaîne et les liens forcés de l’Union européenne et de la mondialisation.

Le Printemps français se situerait donc plutôt dans la mouvance anti-68, voire anti-1789. Il rassemble les exclus des partis de gouvernement, les intégristes religieux comme les anarchistes de droite. L’UMP aurait bien voulu récupérer la dynamique du mouvement, mais a reculé devant les dérives violentes – pourtant inhérentes aux mouvements anarchistes.

On dira que je me répète – mais pas besoin d’être grand clerc pour pronostiquer qu’un refus des partis de gouvernement en échec, plus le refus de la remise en cause des mœurs et traditions, ne vont pas profiter au Front de Mélenchon ni au parti de Coppé – mais bel et bien à la protestation aujourd’hui « attrape-tout » : la droite bleu marine. Encore une fois ce n’est pas un souhait, c’est un constat.

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Pavlik et Natacha Schagall, A la nuit succède le jour

pavlik et natacha schagall a la nuit succede le jour

Mémoires croisées de deux Russes Blancs nés en 1897, rencontrés au front et mariés dans la foulée, avant de s’exiler en France via la Bulgarie en 1925. Ce livre de souvenirs, pieusement recueillis, traduits en français et en allemand et édités par leurs filles Irène et Tatiana, est destiné à l’édification des petits-enfants et arrière petits-enfants, Français depuis deux générations. Les éditions Atlantica en avaient édité une première version française en 2007, il s’agit ici d’une seconde édition.

Pavlik est né dans une bonne famille de Saint-Pétersbourg avec trois enfants. Son grand-père avait été serf avant de s’enfuir à la ville, où est devenu entrepreneur en construction. Natacha est née la même année dans la même ville, dans une famille de huit enfants originaire de vieille noblesse et au père officier. Tous deux ne se connaissent pas mais vivent une enfance heureuse, se souvenant des Noël glacials russes tout illuminés de bougies, de nourriture et de cadeaux, du printemps explosif qui donne envie de vivre, dans le nord russe, et des vacances d’été à la datcha de campagne où explorer la forêt, nager, et faire les foins avec les paysans.

Tout ce monde d’avant, immobile depuis des siècles, s’est écroulé de l’intérieur. Le tsar incapable et ses ministres comploteurs, le voyant Raspoutine et la guerre contre l’Allemagne, les soldats abandonnés faute de munitions et le peuple qui gronde de l’écart entre une élite corrompue vautrée dans les ors et la misère à la base. Lénine en profite pour faire son coup de main avant son coup d’État. Les grands mots de l’idéal se résolvent vite en grands maux pour la société. La racaille avinée se sert, à titre de revanche, et plus personne ne produit plus. Tout ce qui tenait la société s’écroule. Sauf le Parti, qui saura tout noyauter, voyant dans tout tiède un opposant comploteur.

Pris dans cette tourmente, sans idées politiques, Pavlik devenu capitaine au front, est chargé de l’instruction du premier bataillon féminin de volontaires, créé de femmes venues de toute la Russie et de tous âges entre 17 et 50 ans pour faire honte aux soldats déserteurs et à l’anarchie de fin de règne. C’est là que, dans l’honneur et le devoir, Pavlik rencontre Natacha. Ils fuiront ensemble, maladroitement et sans but, avant de s’exiler de façon définitive. Leur Russie a disparu à jamais.

C’est une belle histoire d’amour, récit croisés de souvenirs intimes écrits à deux mains, unies pour le meilleur comme pour le pire. Je me demande cependant ce qu’est devenu le petit Nikolaï, frère cadet de Pavlik de 13 ans plus jeune, abandonné à 11 ans à Sébastopol. A-t-il vécu jusqu’à l’âge adulte avec sa sœur Maroussia, mariée de fraîche date et qui disparaîtra dans les camps staliniens des années plus tard ?

C’est une vérité édifiante sur les soubresauts de l’histoire, comment un grand pays s’est brutalement effondré sur lui-même en quelques mois. Tsar faible, noblesse obnubilée par un mage fou, conduite de la guerre laissée sans organisation.

C’est une leçon sociale, combien le ressentiment attisé par les politicards idéologues pour accaparer le pouvoir à leur seul profit rejette de larges pans de la population, pas hostiles à l’origine. Craignez les Che Guevara, Chavez, Grillo et autres Mélenchon ! Leur baratin manipulateur engendre la haine, la jalousie, la violence, et tous ces sentiments bas du tréfonds.

C’est un exemple réussi de résilience, comment un officier valeureux et respecté se mue en entrepreneur du bâtiment en Bulgarie, avant de refaire une nouvelle fois sa vie en France avec sa femme, sous-officier du tsar puis institutrice de maternelle après des études d’agronomie.

Pavlik et Natacha Schagall, A la nuit succède le jour, 2012, éditions Baudelaire, 250 pages, €18.53

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Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi

En six nouvelles, Drieu décrit sa guerre de 14 avec le recul des années. Il avait 21 ans en 1914 et était encore capable d’exaltation guerrière, cette « puberté de la vertu » à la suite des légendes de Napoléon et de Marathon qui avaient enfiévré son enfance. Lorsqu’il publie La comédie, en 1934, il a vingt ans de plus et l’amertume de constater que la guerre n’a décidément rien appris aux démocraties parlementaires, toujours aussi affairistes, démagogues et bureaucrates. C’est cette même année 1934 qu’il publie l’essai Socialisme fasciste, tirant progressivement vers les nazis. Il n’entrera au PPF de Doriot qu’en 1936, mais sur son expérience de guerre, des vrais « chefs » qu’il décrit dans La comédie de Charleroi.

Pierre Drieu La Rochelle La comédie de Charleroi

Ce livre est peut-être son meilleur, mais je n’ai pas encore lu le reste. Il est en tout cas bien composé, style entraînant et réflexions utiles. Drieu parlant de lui est véridique, même si « le narrateur » n’est pas toujours son double, n’ayant pas combattu exactement comme lui. Il s’agit bien d’une expérience romancée, Drieu a passé un peu plus de 5 mois au front, le reste du temps blessé ou malade ou un temps pistonné par une femme. Cela n’enlève rien à la fraîcheur et à la violence de ses expériences vécues : Charleroi, Verdun, les Dardanelles.

« Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire. Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent dire grâce et miracle. Il y a quelque chose d’humain dans ces mots. Ils veulent dire exubérance, exultation, épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance, ivresse. (…) C’était donc moi ce fort, ce libre, ce héros. (…) Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. (…) l’homme qui donne et qui prend dans la même éjaculation » (I.IV). Au cri d’exubérance exaltée du jeune homme de 21 ans en 14 – « l’explosion suprême de l’enfance » (IV) – répond le cri de peur sorti des entrailles sous l’obus à Thiaumont en 17. Entre les deux, le passage de la charge à l’attente, du guerrier au bombardement industriel. « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre c’était des hommes debout » (I.II). De la chevalerie à la masse, du combat d’homme à homme à l’écrasement de fer anonyme. En cause : la démocratie et la technique.

La démocratie, cela fait « ces paysans alcooliques, dégénérés, maladifs », « des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés », des officiers « ronds-de-cuir qui attendaient leur retraite », « cette armée si peu militaire, parquée dans les casernes » qui ne connaît « que l’exercice imbécile dans la cour et la théorie ». Sur le terrain, contrairement aux Allemands en feldgrau, « seuls nos pantalons rouges animaient le paysage. Stupide vanité, consternante idiotie de nos généraux et de nos députés ». En bref « l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour moi le plus grand supplice de la guerre, cette médiocrité qui avait trop peur pour fuir et trop peur aussi pour vaincre et qui resta là pendant quatre ans, entre les deux solutions » (I.II). « Depuis que j’étais né dans ce pays (…) on n’entendait parler que de défaites. Enfant, on ne me parlait que de Sedan et de Fachoda quand ce n’était pas de Waterloo et de Rossbach » (I.VII). La guerre va-t-elle retremper les âmes ? « Cet espoir, c’était que l’événement allait faire justice de la vieille hiérarchie imbécile, formée dans la quiétude des jours » (I.IV). Mais nous sommes en 1934 et les parlementaires sont toujours aussi médiocres. Le 6 février n’est pas loin ! « Je suis contre les vieux » (I.VIII). Car la Grande guerre a vaincu les hommes, elle ne les a pas régénérés.

cadavre allemand tranchee 14-18

En cause, la technique. « Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre d’industrie et de commerce. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. Cette guerre de ministres, de chefs syndicalistes, d’empereurs, de socialistes et de démocrates, de royalistes, d’industriels et de banquiers, de vieillards et de femmes et de garçonnets. Cette guerre de fer et de gaz. Cette guerre faite par tout le monde, sauf par ceux qui la faisaient. Cette guerre de civilisation avancée » (I.IV). Avancée comme le camembert lorsqu’il est fait… Il n’y a pas que les démocrates français, les impériaux allemands sont pris aussi dans cette absurdité industrielle : « J’ai vu ça en 1918, cette chère vieille infanterie allemande crever décidément sous le flot de l’industrie américaine. Ah ce tonnerre énorme, omnipotent, si bien installé, si sûr de lui. Dieu était avec eux » (I.IV). Quant aux fascistes, nés après guerre, ils seront pris aussi : « La guerre moderne est une révolte maléfique de la matière asservie par l’homme » (I.IV). Heidegger le pense au même moment. « Trop de ferraille (…) un supplice inventé par des ingénieurs sadiques pour des bureaucrates tristes. Mais ça n’est pas une guerre pour guerriers » (IV).

Drieu est contre la démocratie, contre la ville, contre la technique – « Je haïssais le monde moderne » (IV). La modernité, c’est aussi le nationalisme, dévoiement politicien du patriotisme pour les masses. Drieu est pour l’Europe, contre les nations. « Le nationalisme, c’est l’aspect le plus ignoble de l’esprit moderne ». Il est fabriqué par la mémoire reconstruite, « on définit le passé (…) Et ce sont les politiques qui font ces définitions ». Or « une culture aujourd’hui, c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme, et interdite par les douanes du pays voisin (…) Je ne veux pas me battre pour une chose frelatée (…) Car plus on défend une culture, plus elle devient sèche, moins elle est digne d’amour » (V). Aujourd’hui lui donne raison, qu’aurait-il dit des lois mémorielles et de l’identité nationale ? Mais sa contradiction est d’avoir rejoint le fascisme qui était plus totalitaire encore dans l’exaltation de l’identité raciale.

Car l’Europe pour Drieu est le berceau d’une race, et il considère le mélange comme une dégénérescence biologique : « C’était plein de nègres, de Chinois, d’Hindous, et d’un tas de gens qui ne savaient pas d’où ils étaient – ils étaient nés dans le grand tunnel où, entre les deux tropiques, la misère et le lucre se battent et copulent » (III.IV). Le problème du Juif est qu’il a délaissé sa race pour les patries : « Ils s’en sont donné du mal pour les Patries dans cette guerre-là, les Juifs », tandis que les chrétiens n’osent pas croire en leurs propres dieux européens mais en cette religion « qui humilie la chair comme le vice » (IV). « Qu’est-ce qu’un chrétien ? Un homme qui croit dans les Juifs. Il avait un dieu qu’il croyait juif et, à cause de cela, il entourait les Juifs d’une haine admirative » (I.IV). Son ami Claude Praguen est juif, qui sera tué en août 14 ; le Jacob qu’il évoque devant son capitaine est aussi juif français. Drieu n’a pas de haine pour « les Juifs » dans ce livre ; il considère que les patries ne sont pas leur place et que l’Europe doit se bâtir sans eux, sans leur mentalité d’affaires « un peu servile », « un peu relâchée » (I.II), selon les stéréotypes d’époque. Il aurait probablement bien accueilli Israël.

jeunesse allemande

Reste qu’au-delà de ces considérations politiques, pas simples en 1934 lorsque l’on n’a le choix qu’entre Staline, Hitler et les ploutocrates de la démocratie parlementaire – Drieu reste Drieu. Il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il parle de lui, lorsque son narrateur coïncide avec sa personne intime. Ni officier, ni homme du rang, Drieu sera caporal, puis sergent, jamais vraiment à sa place, toujours entre deux. « Je ne suis pas un intellectuel parce que je ne reconnais que l’expérience et la pratique. (…) Je ne suis pas un bourgeois, car j’ai toujours mis mes besoins au-dessus de mes intérêts. Je ne suis pas un prolétaire, car je profite d’une éducation. Peut-être suis-je un noble ? Mais non, je ne suis pas assez égoïste et mégalomane. Peut-être suis-je un homme ? Mais vous allez me parler d’humanisme. Je suis moi et qui m’aime me serre la main » (V). Certes, ce n’est pas Drieu directement qui parle, ni son masque le narrateur, mais un déserteur. Mais lorsque tout fout le camp, ne faut-il pas déserter ? Cette grande tentation, Drieu l’a éprouvée tout au long de la guerre et tout au long de sa vie. Son suicide final sera dix ans plus tard une désertion, aussi le déserteur parle en son nom.

Reste une alternance de témoignages et de satires, de récits et de comédie, de personnages positifs et négatifs. Car si la mère Praguen est négative, son fils Claude est positif ; si le lieutenant est couard, le colonel est fier ; si tant de galonnés sont planqués, le général est en première ligne. Il y a donc des capitaines courageux, comme avait dit Kipling – c’est bien la première fois dans un roman de Drieu La Rochelle. Une bonne réflexion sur la guerre industrielle donc toujours d’actualité, malgré quelques mots égarés sur les Juifs.

Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi, 1934, Gallimard l’Imaginaire 1996, 238 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

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Sortez les sortants !

Article repris par Medium4You.

Les électeurs sont allés massivement s’exprimer à plus de 80% malgré les vacances « colère », l’abstention n’a pas gagné. Les partis qui résonnent dans l’opinion sont les fronts : Front national et Front de gauche. Aussi butés et têtus que des taureaux machos. Aussi en panne d’idées concrètes utilisables, hors des slogans. On note donc dans ce premier tour l’envol du populisme, la lassitude pour les partis de gouvernement et l’effondrement du centre.

Envol du populisme

Surenchère de droite : le vote Le Pen, à près de 20%, est un message clair pour ‘sortir les sortants’, cette élite bobo-cosmopolite qui ne répond rien à la crise. La jeunesse peu éduquée (grâce au syndicat socialiste de l’Éducation nationale qui bloque toujours toute réforme), les sans-diplômes sans-relations sans-mérite, se disent que les sans-papiers, sans argent et sans-logis, chéris de la gauche bobo, comme les nantis de tout, chéris de la droite bobo, ne valent pas qu’on les soutienne. Les ouvriers votent Le Pen.

Surenchère de gauche : le vote Mélenchon est une tentative de donner un sens. Sauf que le ton hystérique et les mensonges (selon Marianne, Vigie 2012, le Véritomètre, Sud-Ouest ou les vidéos traquantes) rendent peu crédible le personnage. Il est tombé autour de 12%, bien en-deçà des fausses promesses des sondages… Le gueulisme radical est dans la ligne des amuseurs médiatiques qui se moquent de tout en restant soigneusement à l’intérieur du système : « tout contre ». Les ouvriers ne votent pas Mélenchon, mais les profs déclassés oui. Mais certains ont trouvé plus utiles de voter Hollande. Mélenchon apparaît d’autant plus braillard et fusionnel qu’impuissant, proclamant tout et son contraire. Les facétieux lui mettent souvent une petite moustache sur les affiches de campagne.

Ces deux partis de tribuns agitent « le peuple », mais il y a malentendu sur la le « pouvoir du peuple » : la démocratie. Le pouvoir libéral est individualiste et universel, préservant la liberté et l’ouverture au monde ; le pouvoir collectiviste est fusionnel, exigeant l’égalité citoyenne par la mobilisation permanente. Qu’elles soient « nationales » ou « populaires », ces démocraties ne sont en rien proches de la nôtre. Leur légitimité ne réside en effet plus dans « le peuple » mais dans « la révolution ». Le premier est godillot et masse de manœuvre, la seconde est mouvement permanent, initié et guidé par des « grands » leaders. Ce fut le cas du Comité de Salut public sous Robespierre, de la Commune de 1871, du parti bolchevique qui dissout l’Assemblée régulièrement élue en 1917, des partis fasciste et nazi, des Mao et Castro, enfin des Conseils de la révolution des printemps arabes. L’avant-garde est composée de ceux qui braillent le plus fort et en imposent aux indécis. Ce pouvoir de chef de bande s’arroge tous les droits : la révolution avant tout, éventuellement (et trop souvent) contre le peuple.

Lassitude pour les partis de gouvernement

L’exaspération, la passion, l’aspiration au changement, font que la raison citoyenne des Lumières se trouve fort déplumée. Les deux candidats de gouvernement ne rassemblent qu’autour de 54% des exprimés. Le réalisme, la modération, l’art du compromis sont contestés par ceux qui se veulent « en résistance ». Le cap est difficile, eux sont à même de mieux le passer que les populistes, mais on sent la lassitude. L’avenir ne sera pas rose pour qui gagnera le second tour.

La crise aurait pu permettre à Nicolas Sarkozy de parler des enjeux du monde et de définir la place de la France. Il aurait pu défendre un projet de compétitivité par contraste avec François Hollande et le tropisme dépensier du projet socialiste. Le travail nécessaire était un thème porteur. Son bilan n’était pas mauvais, malgré certaines erreurs, mais son style personnel a suscité de la haine. Il n’a pas utilisé la crise, préférant le transgressif droitier pour tenter de récupérer l’électorat populaire de Marine Le Pen. Il a donc perdu les centristes. Il n’a pas mis en avant les atouts de son bilan, mais encore et toujours sa personne, comme s’il voulait qu’on l’aime malgré ses trop gros défauts. Ce masochisme suicidaire ne l’a pas servi. Il est deux points en dessous de son rival de gauche, vers 26%.

Inspiré jusqu’à la caricature par François le Grand (Mitterrand), on se demande si François le Petit (Hollande) parviendra à exister. S’il a eu raison d’éviter la confrontation avec Le grand Méchant Luc (Mélenchon), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Georges Marchais. S’il a lancé le défi au petit Nicolas (Sarkozy), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Valéry Giscard d’Estaing. Monsieur ‘Normal’ a du mal à apparaître autrement qu’assez fade. Ses 28% lui permettent de faire bonne figure, mais plutôt contre Sarkozy que pour son équipe socialiste.

Effondrement du centre

La posture du solitaire orgueilleux de François Bayrou ne l’a pas servi. Être « au-dessus » des partis est une force lorsqu’on a une légitimité historique : où est la sienne ? quel est son bilan ? Avec moins de 9% des voix, Bayrou fait mentir les sondages. Comme en 2007 et comme Mélenchon aujourd’hui, il a suscité un effet de mode, retombé au dernier moment.

Outre le caractère indécis du personnage, le centrisme se heurte au grand écart des populations confrontées à la crise. Repli sur soi, identité, souveraineté, que dit Bayrou sur le sujet ? Le problème identitaire n’est pas seulement un mot de Sarkozy : il atteint toute l’Europe (Breivic) et l’Amérique d’Obama. Le déni de gauche bobo ne rendent pas moins réels le gauchissement du parti démocrate (avec le mouvement Occupy Wall Street) comme la droitisation du parti républicain (avec les Tea parties). Les démocrates tendent vers l’anarchisme et les républicains libéraux vers les libertariens… La modération devient à notre époque un fatal handicap.

Le premier tour est tombé le jour de saint Alexandre… mais le second tombera le jour de sainte Prudence. Faut-il y voir un signe ? Le rapport droite/gauche se situe à 47 contre 49%, en faveur du changement. Comment cet éclatement extrémiste des votes se traduira-t-il durant les Législatives de juin ?

(Estimation Ipsos/Logica Business Consulting/France Télévisions/Radio France à 20h52, susceptibles de modifications à la marge)

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