Articles tagués : guerre d'espagne

Dans les archives inédites des services secrets

Amateurs de sensations fortes, ce livre n’est pas pour vous. Il ne s’agit pas de récits d’espionnage mais d’un livre d’historiens collés aux archives. Les documents déclassifiés sont cités, commentés, et ils illustrent souvent l’ouvrage. Cette histoire s’arrête il y a trente ans, délai incompressible pour protéger les sources.

Trois parties dans ce gros livre qui se lit bien : La Belle époque, de la défaite de 1870 à la fin de la guerre de 14 ; l’Age d’acier, de l’entre-deux guerres à la fin de la Seconde guerre mondiale ; et le Front invisible de la guerre froide jusqu’à l’an 1989 et l’affaire Farewell, taupe soviétique au service des Français sous Mitterrand.

La première époque est du renseignement humain, surtout des ragots et des rapports policiers, les « services » étant balbutiants, bien que devenus indispensables après l’humiliante défaite de Badinguet face aux Prussiens. La Païva, Alfred Nobel soupçonné en France d’espionnage économique sur une poudrière, l’affaire Dreyfus, le poste télégraphique de la tour Eiffel, les télégrammes chiffrés de 14, mais aussi les pigeons voyageurs très utiles, la propagande pour démoraliser l’ennemi, la propagande radio au front. Des découvertes, rien de bien croustillant ;

La seconde époque entre dans le sérieux grâce à la technologie et à la pression des régimes totalitaires soviétique, fasciste, nazi. Jacques Sadoul, capitaine français avec les Bolcheviks ne sait plus trop s’il reste patriote ou devient communiste, ses rapports s’en ressentent bien qu’il n’ait jamais semble-t-il vraiment « trahi ».

Un certain Adolf Hitler est sous-estimé ; fiché par les Français dès 1924, il est prénommé Adolphe, Jacob et serait un brin « juif » selon les rumeurs (infondées en réalité). « Ne serait que l’instrument de puissances supérieures : n’est pas un imbécile mais est un très adroit démagogue. (…) Organise des Sturmgruppen genre fasciste ». On voit que le style n’est pas celui de Normale Sup mais du niveau certificat d’études primaires. Les Archives en 1924 ne voient rien, ne détectent rien, ne cherchent rien. Staline et Trotski sont mieux servis, j’en ai parlé par ailleurs sur ce blog.

Dès avant la guerre, Fernand de Brinon, le collabo français fusillé en 1947, fait l’objet de rapports détaillés. Journaliste germanophile convaincu, il collabore dès qu’il peut et trahit sans vergogne. Dès 1932, il rencontre pourtant de vrais nazis, Ribbentrop, Himmler, Hitler, et constate de visu ce qu’ils font.

Le Japon fait l’objet d’attentions car c’est devenu « une nation atteinte de mégalomanie », la société militarisée, les nazis faisant des Japonais des « Aryens d’honneur ». Le rapport de l’État-major sur le Japon en 1936 est édifiant. Les procès staliniens de Moscou en 1936 montre la société de terreur à l’œuvre

Tandis qu’à Madrid, une note du lieutenant-colonel Morel au ministère de la Guerre de 1937 montre combien les expériences nazies et italiennes de combiner l’artillerie, l’aviation et l’infanterie peuvent donner des leçons pour la guerre future. Même chose en ce qui concerne le salon de l’Auto de Berlin en 39, qui montre la puissance mécanique de l’industrie allemand et sa production civile qui peut être employée sans grande transformation pour les armées. Tous renseignements vitaux dont les vieilles badernes françaises se foutent comme de leur premier slip, on le verra nettement en 40. Comme quoi il ne suffit pas du bon renseignement, encore faut-il qu’on le croie, qu’on en tire des leçons et qu’on les applique !

On assiste à la naissance des services secrets français gaullistes à Londres avec le BCRA qui deviendra le SDECE avant de changer à nouveau de nom sous Mitterrand pour devenir la DGSE. Formé par les Anglais, entraînés par les commandos, le 11e Choc deviendra le premier régiment parachutiste à fournir des hommes au service Action.

Quelques détails digne de romans : l’espionne nazie qui veut retourner au Portugal Mendès-France en fuite pour Londres alors qu’il est juif ; le rapport du gendarme Maurice Godignon, prisonnier de guerre français envoyé par erreur au camp de concentration de Mauthausen avant que la Gestapo ne reconnaisse son erreur et le relâche, qui témoigne dès 1941 des conditions du camp ; le pillage de la France vers l’Allemagne par la firme Otto ; Joséphine Baker contre les nazis ; Jeanne Bohec, la plastiqueuse à bicyclette pour le Débarquement.

La dernière époque est la nôtre. Est dévoilé un « dossier Mitterrand » qui montre combien l’ex-Cagoulard avant-guerre, faux prisonnier évadé, décoré par Pétain de la francisque mais déjà en pourparler avec des réseaux de résistance pour avoir deux fers au feu, est machiavélique et retors. Le certificat d’appartenance aux FFI est de complaisance, signé de façon politique en 1952 seulement. « Mitterrand a résisté, c’est certain, mais à sa manière, florentine et solitaire… » Documents à l’appui, déclassifiés seulement en 2010.

Les États-Unis et la CIA, durant la guerre d’Indochine, ont joué longtemps double jeu, livrant des armes aux maquis du nord-Vietnam avant de proposer l’aide de l’aviation à Dien Bien Phu (ce que les badernes ont refusé avant de se raviser, mais trop tard). L’Oncle Sam a toujours été tiraillé entre sa position traditionnelle anticoloniale, comme colonie émancipée de la couronne anglaise, et son anticommunisme, en raison de ses valeurs libertariennes de pionniers self-made man.

Est contée aussi la chasse aux navires de livraison d’armes au FLN en Méditerranée, l’attentat au bazooka contre le général Salan en Algérie en 1957 effectué par Kovacs au nom d’un groupe d’extrême-droite à propos duquel Valéry Giscard d’Estaing a été cité (sans preuve) ainsi que Michel Debré.

Mais toujours les Soviétiques : la banque soviétique pour l’Europe du Nord sous surveillance étroite, la taupe à l’Otan Georges Pâques, l’orgueilleux naïf qui a cru qu’ l’on pouvait s’entendre avec l’URSS sur la paix (la même naïveté que les partisans de Poutine aujourd’hui…), les gendarmes sur les traces de OVNI, les dessous de l’intervention sur Kolwezi, après 9 Européens tués et 7 disparus – et l’affaire Farewell.

Vladimir Vetrov est né en 1932 à Moscou et est en 1965 officier du KGB à Paris, où il cherche à acquérir de la technologie électronique pour l’URSS. Aigri d’avoir été rapatrié puis oublié, végétant au grade de lieutenant-colonel car fils de petit ouvrier n’appartenant pas à la Nomenklatura, il décide de trahir en grand. Il contacte la DST à Paris, qui lui fournit un Minox, appareil photo miniature avec lequel il passe des milliers de documents qui révèlent l’état d’arriération de l’URSS. Mitterrand en parle à Reagan qui décide de lancer la « guerre des étoiles », une course à l’armement que la Russie ne peut pas suivre, et qui aboutira à sa chute en 1991. Les expulsions massives de diplomates soviétiques en France et en Europe le font repérer et Vetrov est exécuté dans son pays en 1985.

Un bon tour d’horizon documenté du siècle précédent.

Bruno Fuligni dir., Dans les archives inédites des services secrets – Un siècle d’espionnage français (1870-1989), 2011, Folio 2014, 672 pages, €10,20 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Orwell, Hommage à la Catalogne

Le 17 juillet 1936, des généraux de l’armée espagnole venus du Maroc colonial fomentent un putsch contre le résultat des élections qui a mené au pouvoir le Frente popular en février. Une guerre civile commence qui durera jusqu’en 1939 entre féodaux et démocrates. Les premiers rallient les monarchistes, les fascistes et l’Eglise catholique, les seconds allant des libéraux aux communistes en passant par les anarchistes et les nationalistes basques et catalans. La propagande a trop facilement résumé ce conflit par le combat entre fascisme et démocratie : c’est moins simple et George Orwell, qui l’a vécu quelques mois au début, le montre.

En fait, Franco est un conservateur catholique, pas un fasciste révolutionnaire comme Mussolini (venu du socialisme) ni Hitler (parti de rien et devenu agitateur tribun). Franco est plus proche idéologiquement de Pétain. Quant aux démocrates, ils sont autant de sectes dont la mieux organisée – la communiste stalinienne – l’emporte rapidement. Orwell, venu par le parti travailliste anglais (scission ILP – Independant Labour Party) choisit le POUM. Malgré son nom explosif, le Parti socialiste unifié de Catalogne est un parti communiste, scission trotskyste du Komintern. La différence avec les staliniens est que le POUM récuse le pouvoir centralisé au profit des soviets ouvriers. Il s’appuie sur les syndicats tandis que le parti stalinien s’appuie sur l’armée de Catalogne et la police. Or qui a les armes et l’argent possède le pouvoir. Ce pourquoi les combats « contre le fascisme », après la réussite ouvrière à Madrid, prend à Barcelone un aspect anarchiste, le front étant composé de milices de très jeunes hommes – dès 15 ans ! – armés de vieux fusils avec peu de cartouches, les meilleures armes étant réservées à la police qui tient le pouvoir…

C’est que, explique Orwell, l’URSS ne tient absolument pas à ce qu’une révolution survienne en Occident, préoccupée tout au contraire de « bâtir le socialisme dans un seul pays » en profitant de la complaisance avide des libéraux européens à lui fournir des machines et du blé. Pas question donc que des troubles révolutionnaires se répandent tant que Moscou ne l’a pas ordonné. Ce sera la même chose avec les communistes français en 1940 lors de l’invasion nazie. Or L’Espagne des années 1930, tout comme la Russie de 1917 ou la France de 1789, avait un potentiel révolutionnaire, la modernité faisant craquer d’un coup la chape de féodalisme hérité des siècles. Les ouvriers, devenus nombreux dans les villes industrielles, prenaient le pouvoir par les urnes avant que la réaction des militaires leur fasse prendre par les armes, notamment dans la région autonome de Catalogne.

Orwell arrive en Espagne en 1936 et la Confédération nationale du travail avec ses milices ouvrières est le centre de la résistance à Franco. Staline mandate ses agents en Espagne début 1937 pour liquider par tous moyens le POUM, et Orwell assiste en direct à cette liquidation, ne manquant de peu d’être arrêté malgré son passeport anglais. Il est parti comme journaliste indépendant avec l’intention de décrire les événements et des idées simples sur un mouvement compliqué. Il a tendance à suivre d’abord les communistes, plus sensés et mieux organisés, avant de prendre conscience de la propagande inventée de ceux-ci contre le POUM et de la haine moscoutaire contre « les trotskystes » venue de l’idéologie plus que des valeurs sur le terrain. Il se souviendra du pire des méthodes staliniennes de coercition, de mensonge et de réécriture de l’histoire lorsqu’il écrira 1984.

De façon très vivante, Orwell s’inspire de son journal de guerre pour décrire la fraternité humaine, une atmosphère de pagaille et de solidarité, des situations politiques ambiguës et des moments d’intrigue policière retorses. Lorsqu’il part au front d’Aragon avec des gamins de 15 et 16 ans (il est nommé chef de groupe), il ne se passe quasiment rien. Mais il connait la joie de la camaraderie et « ce sens inné de la dignité humaine » chap. I p.669 Pléiade, que possèdent selon lui les Espagnols de cette époque. George Orwell se forge sa conviction du socialisme non dans l’abstrait d’un manuel marxiste mais en côtoyant tout simplement les gens qui le vivent sans le savoir : « Un grand nombre des incitations normales de la vie civilisée – le snobisme, la cupidité, la peur du patron, etc. – avaient tout simplement cessé d’exister. La traditionnelle division en classes de la société avait disparu dans des proportions pour ainsi dire impensables dans une atmosphère anglaise empoisonnée par l’argent (…). On avait vécu dans une communauté où c’était l’espoir qui était normal, et non l’apathie ou le cynisme, où le mot ‘camarade’ signifiait la camaraderie et non, comme dans la plupart des pays, n’importe quelle faribole. On avait respiré l’air de l’égalité » chap. VII p.733.

Revenu en permission à Barcelone, il ne reconnait plus la ville qui s’est réembourgeoisée tandis que la police tenue par les communistes staliniens combat le POUM trotskyste et ses alliés anarchistes qui ont érigé des barricades dans les rues. De retour au front, il est blessé à la gorge et est évacué dans divers hôpitaux avant de retrouver Barcelone et sa femme, secrétaire de l’ILP anglais. Les distinctions de classes sont revenues et la police traque les anarchistes et les trotskystes bien plus que « les fascistes ». La révolution étant morte à cause du diktat de Staline, George Orwell n’a plus rien à faire en Espagne. Il rentre en Angleterre où il rédige son témoignage aussitôt. Bien loin de « l’engagement » idéologique à la française (que Sartre poussera à l’absurde en vantant l’URSS stalinienne et Cuba sous la dictature), l’engagement d’Orwell est celui d’un homme sur une pulsion de justice et qui pense par lui-même. Sa sincérité est sa vérité, tirée de ses convictions intimes et non pas d’un schéma a priori. « Il était inutile de s’accrocher à l’idée anglaise qu’on est en sécurité tant qu’on respecte la loi », observe-t-il finement. « Dans les faits, la loi c’était ce que la police décidait qu’elle était » chap. XII p.804.

Son livre est mal reçu parce qu’il tranche avec la pensée dominante de la presse anglaise qui reprend sans distance (et à grande distance du front) la propagande stalinienne (bien organisée). Il réussit à publier dans la presse de gauche hors parti et expose le mensonge et la terreur – ingrédients que Poutine a conservé de Staline, faisant comme lui censurer les journaux, tuer les journalistes trop entreprenants, emprisonner et torturer les opposants de gauche… « Le communisme est aujourd’hui une force contre-révolutionnaire », écrit Orwell dans le New English Weekly du 29 juillet 1937. On le constate un siècle après en Russie et en Chine comme à Cuba. Hommage à la Catalogne est édité par Warburg au Royaume-Uni mais ne se vend que très peu ; il ne sera édité aux Etats-Unis qu’en 1952, durant la guerre froide ; et en France qu’en 1955 seulement sous le titre La Catalogne libre. Car la vérité, au fond, tout le monde s’en fout : seule importe la belle histoire que l’on se raconte à soi. C’est cela qui fait la force des fascismes, jusqu’à Trump – et l’indigence des intellos.

Hugh Thomas, le spécialiste anglo-saxon de la guerre d’Espagne, juge que le récit d’Orwell est le meilleur témoignage sur le sujet parmi les centaines qu’il a recensé, même s’il idéalise la stratégie du POUM qui était vouée à l’échec. Car Eric Blair dit George Orwell est un pragmatique, pas un mystique de Front populaire comme les petits-intellos français.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), 1938, 10-18 1999, 293 pages, €7.50

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,