Islande

Le modèle de l’Islande viking

La tendance au Xe siècle, en Scandinavie, était à l’autorité centralisée d’un roi et à la hiérarchie des barons – tout comme en pays franc. Seule l’Islande a échappé au mouvement social, préfigurant la démocratie des pionniers et l’utopie « anarchiste » du XIXe avant de devenir, aujourd’hui, écologique. Pierre Bauduin, dans sa récente Histoire des Vikings offre des éléments de réflexion sur ce modèle (chapitre 22, p.443).

Il tient en Islande tient à trois conditions particulières :

  1. L’isolement : une île est plus facile à défendre et moins sollicitée par les contaminations voisines. Chacun peut noter que toutes les îles ont des régimes particuliers, différents des pays du continent : l’Angleterre, le Japon, Taiwan, Jersey, les Cayman, la Corse…
  2. L’absence de périls extérieurs : trop au nord et conservant de bonnes relations avec son puissant voisin norvégien, l’Islande n’a pas eu besoin de développer une aristocratie militaire ni de se doter d’un Etat fort apte à la défense du pays.
  3. L’anthropologie : les Islandais sont issus de Scandinaves mâtinés de celtes. Peuple homogène, ils ont la culture du fermier, « sire de soi » sur ses terres comme on dit en Normandie. Leur société était fondée sur la famille nucléaire, parfois élargie ; mais chaque fils désirait son propre domaine. Les fermiers libres avaient donc tous voix au chapitre.

Les seules institutions étaient les assembles de justice pour arbitrer les différends : les thing (th anglais).

Une coutume s’est établie pour qu’une réunion de vingt fermiers s’associe en commune afin de coopérer et de s’entraider localement. Cette commune gérait les pâturages estivaux mais procurait surtout aux fermiers une assurance en cas d’incendie ou de perte de bétail par une dîme versée par chacun (lorsque l’impôt ecclésiastique sera établi, cette dîme restera aux communes et n’ira pas aux clercs).

La propriété et l’exploitation des ressources ont exigé la tenue d’un parlement de l’île : l’Althing, assemblée chargée d’approuver les nouvelles lois et d’arbitrer en cour suprême. Les chefs s’y assemblaient pour interpréter les lois ou en proposer de nouvelles, conseillés chacun par deux hommes.

Il est à noter qu’aucun pouvoir exécutif n’existait. L’application de la loi ou des arbitrages dépendait donc de chaque famille, le fermier et son réseau d’alliance. La partie qui avait gagné le procès devait assurer elle-même l’application du jugement.

La société en était-elle plus violente si chacun pouvait ainsi se faire justice soi-même ? Non, car le jugement était collectif, seule son exécution était laissée à l’appréciation du gagnant. Il fallait donc soupeser les rapports de force, ce qui encourageait la négociation et l’arbitrage au lieu de s’en remettre « à la justice », en s’en lavant les mains (« que fait le gouvernement ? »). Nous en connaissons de nos jours la dérive procédurière venue des Etats-Unis.

L’Islande n’était pas pour cela une « société d’égaux » comme l’utopie anarcho-gauchiste le prône. Les fermiers les plus aisés, mais surtout ceux qui possédaient le plus grand réseau d’alliances, formaient une élite de godar (36 sur 20 000 personnes, estime-t-on). Les fermiers plus modestes se plaçaient sous la protection d’un godi en échange de leur soutien au thing. Cette proto-féodalité non militaire accroissait la responsabilité de chacun : le godi devait savoir gérer les disputes, se poser en arbitre et être capable de gagner un procès ; il devait redistribuer richesses et biens de luxe à ses affidés. Son prestige social était à ce prix. La dépendance était donc mutuelle, assez loin de celle du seigneur et des paysans médiévaux au royaume franc.

Ce modèle anthropologique nordique est utile à notre futur. Il montre comment une société d’Occidentaux libres instaure ses propres institutions légères, en l’absence de contraintes extérieures et de peur vitale.

Mais il faut bien avoir en tête les conditions minimales d’un tel régime : tant qu’une menace existe, un Etat centralisé est nécessaire. Aux démocrates de le flanquer de contrepouvoirs de contrôles suffisants pour éviter de basculer dans la tyrannie, tout en assurant à l’Exécutif les moyens de réagir vite sans obstacles juridiques ou administratifs. Ce fut tout le débat entre la IVe et la Ve République en France, entre l’Etat nazi et le fédéralisme des länders en Allemagne.

La pandémie Covid-19 montre combien « les institutions » ne sont jamais bien adaptées aux crises brutales. La décentralisation des moyens est cruciale – tout comme la centralisation des décisions. Un équilibre nécessaire, mais dur à trouver.

Pierre Bauduin, Histoire des vikings, 2019, Tallandier, 666 pages, €27.90 e-book Kindle €19.99

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Pierre Bauduin, Histoire des Vikings

Enfin une synthèse contemporaine de spécialiste sur ce peuple nordique fascinant qui a essaimé depuis la Scandinavie jusqu’à Byzance et Terre-Neuve, en passant par le Groenland, l’Islande, l’Irlande, l’Angleterre, la Normandie et les fleuves russes. Pierre Bauduin est professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen. En cinq parties et vingt-six chapitres, il arpente les thèmes suivants : la construction du mythe, la façon de « faire l’histoire » des vikings, les sources, les sociétés, les croyances, les liens sociaux, les ressources et activités, les navires et les migrations, la violence et la paix, les transferts culturels et la christianisation.

Les vikings sont issus des peuples du nord. Prédateurs et guerriers, ils suscitent des chroniques horrifiées et une image négative auprès des clercs qui écrivent l’histoire. Mais ils sont aussi commerçants et n’hésitent pas à traiter pour des échanges mutuellement avantageux : fourrures contre objets en stéatite sur les fleuves russes, domaine contre défense du territoire pour la Normandie. Un viking est celui qui fréquente les baies (vik) et monte des navires racés en bois assemblé souplement afin de pouvoir chevaucher les vagues de haute mer. Il existe des navires de guerriers et des navires de transport, le monde viking est spécialiste de la mer, donc des migrations et des réseaux.

« La motivation principale des entreprises vikings demeure l’acquisition de richesses butin et captifs, vendus comme esclaves ou rançonnés » p.83. L’implantation durable ne se fait que sur les territoires déserts (Islande, Groenland) ou les îles à portée de navire (Hébrides, Orcades, Irlande, Ecosse, Angleterre de l’est) ; peu à peu, les intermariages et l’acculturation croisée mais surtout la christianisation (qui apporte du prestige) dilueront l’ethnique dans le social et « le viking » disparaîtra pour devenir roi anglais ou irlandais, duc normand, chef mercenaire varègue. Malgré les études sanguines, génétiques, toponymiques ou juridiques, il n’existe pas « un peuple » viking qui aurait essaimé pour former une diaspora homogène en gardant une culture originelle, mais une progressive intégration dans les royaumes abordés.

Le viking est donc devenu un mythe, entretenu par les nationalismes au XIXe siècle et vivifié par le romantisme. Pierre Bauduin se veut scientifique, donc se méfie du mythe. Mais chacun peut prendre un modèle humain idéal comme guide et faire de cette construction (artificielle) une image dynamique qui l’aide à vivre. L’historien agit en critique qui déconstruit les sources ; l’anthropologue constate la construction des images-forces qui ont été créés. Les deux ne sont pas contradictoires, même s’il s’agit d’une autre étude.

L’entreprise viking a duré en gros trois siècles, depuis un peu avant l’an 800 jusqu’un peu avant l’an 1100. Ce qui ne veut pas dire que « les vikings » ont fait irruption à partir de rien ni de nulle part. Ils sont le produit de l’évolution des sociétés danoise, suédoise et norvégienne de l’âge du fer. Leur essaimage, suscité en partie par l’expansion du monde franc vers le nord, a profité des désordres des royaumes féodaux germaniques, francs et celtes après la chute de l’empire romain. S’ils ont eu tant de succès dans le pillage, c’est certes grâce à leurs qualités guerrières et à leur ruse de commandos tout comme à la qualité de leurs navires à faible tirant d’eau aptes à remonter très loin les fleuves, mais surtout aux désunions des princes et rois locaux qui se faisaient la guerre sans jamais pouvoir offrir un front uni contre l’envahisseur. « La cible principale des vikings fut (…) l’Angleterre » p.93.

Toutes les sociétés sont en mouvement, les sociétés nordiques comme les autres. C’est de ce vaste brassage post-romain qu’est né l’expansion viking, sachant que « le » viking-type n’a jamais existé. Il n’était pas le même en 1066 qu’en 780 : ni de même origine, ni de mêmes mœurs, ni de mêmes croyances, ni avec les mêmes armes. Car les sociétés s’interpénètrent et les armes franques sont devenues fort appréciées des hommes du nord, tout comme l’ivoire de morse par les chrétiens. Le sentiment de violence viking, qui a tant saisi les moines et les clercs copistes, était dû principalement à l’incompréhension des coutumes non-chrétiennes de ces païens vus (vers l’an mille) comme une punition divine pour les péchés. Les Francs pouvaient tuer et piller tout autant, et avec autant de cruauté envers les femmes et les enfants, mais « le viking » n’entrait pas dans les cadres reconnus, ni ne respectait les principes admis. D’où la « terreur » qu’ils inspiraient. L’apaisement aura lieu avec les conversions, progressives, partielles, plus politiques que spirituelles le plus souvent, mais qui ont suffi à « intégrer » les barbares dans le monde « civilisé ».

La dernière partie intitulée « Contacts, transferts culturels et identités » permet à l’auteur de chroniquer le passage au christianisme grâce aux textes, aux pierres runiques et à l’archéologie des objets et des églises. Il conte la progressive formation chrétienne des monarchies nordiques, l’organisation des nouvelles sociétés de l’Atlantique nord (dont l’Islande, originale), l’entre-deux violent et commerçant des fleuves d’Europe centrale, et les implantations différentes en Irlande, en Angleterre, en Normandie. Il est édifiant de constater que le mot « russe » vient de la désignation des Suédois sur le fleuve : Rous signifiait « ramer ». Et que les mots courants en anglais que sont husband, fellow, knife ou window (mari, copain, couteau ou fenêtre) viennent du norrois.

Voulant tout embrasser en un volume, le texte est assez dense, truffé de références et de noms, avec des phrases souvent trop longues qui comprennent maint jargon d’initié, comme si l’auteur voulait se garder à droite et se garder à gauche. Dont l’insupportable et éminemment snob « et/ou », venu du codage informatique et qui n’a absolument aucun sens dans la langue*.

Néanmoins, chacun pourra trouver provende en cette synthèse bienvenue, du spécialiste à l’étudiant, du curieux au Normand. De multiples pages de notes, références, bibliographie et cartes complètent le manuel.

Pierre Bauduin, Histoire des vikings, 2019, Tallandier, 666 pages, €27.90 e-book Kindle €19.99 

* NOTE sur le « et/ou » :

Celui qui parle n’est pas un codeur et celui qui écoute pas un programme informatique. Le « et/ou » informatique se traduit très précisément par « ou » dans la langue. Prenons un exemple : « ils portent des vêtements bleu ou jaune ». L’ensemble « vêtements » est bien qualifié de bleu ET de jaune. Mais l’ensemble sujet des « ils » signifie que chacun porte des vêtements OU bleu OU jaune. Dire « ils portent des vêtements et/ou jaunes » est donc sans aucune signification car ils ne peuvent à la fois en porter des bleus et des jaunes en même temps. Cet insupportable snobisme de branché moderniste, qui date des premiers temps du numérique il y a une vingtaine d’années, produit parfois des incompréhensions cocasses : « envoyez-moi un CV et/ou votre carte de visite » m’avait dit une secrétaire qui se voulait « attachée de direction ». J’avais le choix du et ou celui du ou : que faire ? Interrogée, la pimbêche me dit que c’était « évidemment » ET. Mon cerveau n’avait pas dégénéré en programmation Basic et le bio était en mode bug…

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Arnaldur Indridason, Ce que savait la nuit

A l’approche de la soixantaine, l’auteur quitte l’action pour l’empathie. Exit l’inspecteur Erlendur, introduction de l’ex-policier Konrad. Veuf et tout juste à la retraite, Konrad est obsédé par une vieille affaire d’il y a trente ans, jamais résolue malgré son enquête, la disparition de Sigurvin, entrepreneur.

Deux événements précipitent le retour : la découverte du cadavre congelé de Sigurvin sur le glacier Landjökull et la sollicitation du principal suspect Hjaltalin (prononcez yaltaline) dans l’affaire Sigurvin de parler à Konrad avant sa mort imminente pour cause de cancer. Konrad, qui n’a rien à faire sauf amuser ses petits-fils jumeaux de 12 ans le dimanche, se reprend au jeu du flic et du voyou.

Il va interroger et requestionner un à un tous les protagonistes survivants de cette intrigue interminable et complexe, occasion d’entrer dans les intérieurs et d’aborder les vies à la manière de Simenon. Il va arpenter Reykjavik, capitale de l’Islande, et mesurer combien la modernité a défiguré et abîmé la ville depuis son enfance.

Né le jour avant l’indépendance de l’île, il s’amuse d’avoir été brièvement sujet du roi du Danemark. La crise financière de 2008, qui aboutit à la faillite des banques du pays et à l’effondrement de l’immobilier, est terminée mais a laissé des traces jusque dans les familles. Certains se sont reconvertis en guides à touristes (d’où la découverte par un groupe de vieux Allemands du cadavre sur la glace), d’autres en propriétaires de casse automobile (les pièces détachées sont dix fois moins chères que les neuves). Le réchauffement climatique fait reculer le glacier de manière accélérée et le cadavre est réapparu bien plus tôt que prévu par ceux qui l’ont abandonné dessus.

Ce sont toutes ces transformations qui redonnent du grain à moudre à l’enquête et permettent de brasser à nouveaux les témoignages. Et de leur rattacher un autre décès, celui de Villi, jeune homme bourré renversé par une jeep au sortir d’un bar un soir de tempête de neige, quelques années auparavant. Sa sœur veut savoir si c’est un accident ou un meurtre, le chauffard ayant pris la fuite. Konrad se trouve donc doublement lié : par Marta son ex-chef qui lui demande d’aller parler à Hjaltalin et la sœur de Villi qui lui demande se savoir pour son frère.

Les chapitres sont courts, apportent toujours un indice, autant de marches vers l’étape finale où tout se résout. J’aime à me ressouvenir des rues de Reykjavik, du paysage désolé des landes, du climat venteux qui passe brusquement du grand soleil à la pluie glacée, de l’alcool dans les bars et des maisons en tôles, sans volets ni rideaux.

Les failles du glacier sont celles de l’Islande et sa glace, qui roule et rejette inexorablement, le temps qui n’oublie jamais.

Arnaldur Indridason, Ce que savait la nuit, 2017, Points policier 2020, 341 pages, €7.80 e-book Kindle €14.99 livre audio CD €22.90

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Ragnar Jónasson, Sótt

Un roman policier islandais est toujours une aventure dans le froid et l’étrange. Mais Ragnar Jónasson n’est pas Arnaldur Indridason et son métier est moins abouti. Le lecteur qui aime l’atmosphère de l’Islande retrouve une description au ras des gens mais l’histoire est embrouillée par deux intrigues indépendantes, l’une contemporaine et l’autre des années 1950. Aucun lien entre les deux. Nous sommes un peu déçus.

Avec un titre sans aucun sens en français (il voudrait dire « récupéré » en islandais selon la Google traduction), lui-même différent du titre islandais (qui signifierait « rugueux »), une traduction faite à partir de l’anglais et non pas de la langue originale, et une couverture immonde qui laisse apercevoir un virus grossi alors que l’intrigue ne prend une « épidémie » que comme prétexte à rouvrir de très anciens dossiers, l’édition française fait plutôt penser à un coup commercial surfant sur la mode « Islande » que comme une opération de découverte d’un talent étranger.

En bref, un petit garçon de 18 mois au joli prénom de Kjartan (kiartane) se fait enlever, le fils ex-drogué d’un pressenti ministre se fait assassiner par une voiture, une fièvre hémorragique venue d’Afrique se déclare et la quarantaine est instaurée dans la petite ville de Siglufjördur dans les fjords du nord (ladite « l’épidémie » ne fera que deux victimes). C’est le prétexte à rouvrir le dossier d’un empoisonnement déclaré dans les années 1950 dans une ferme isolée d’un fjord s’ouvrant sur des montagnes. Le lieu est sauvage et beau mais sombre et menaçant ; une femme, dépressive, aurait confondu le sucre avec la mort aux rats contenue dans un pot semblable… Une photo d’époque montre un adolescent dans les 15 ans qui tient le bébé Hédinn de l’un des deux couples. Il est inconnu, nul ne se souvient de lui et il est vite parti de la ferme. Hédinn, devant cette vieille photo exhumée des archives, se demande qui il peut être et le policier Ari Thor (arisor) est intrigué.

Il enquête conjointement avec une journaliste et finissent chacun par trouver la clé de l’énigme. Entre temps le petit est retrouvé et le ministre pas mis en cause. Mais le « suicide » des années 50 s’avère un meurtre sur fond de sombres affaires de couple dans un huis clos fermier. Et la vie continue, lente et lourde, avec six mois de nuit avant six mois de printemps.

Ecrit sec en chapitres courts découpés en séquences alternées comme au cinéma, ce polar frigorifié peine à l’action, même s’il se lit bien. Ce sont les relations sociales entre les personnages qui forment le plus intéressant. Chacun a ses problèmes de couple, sa peur des responsabilités, ses ennuis du destin. Tout cela s’entremêle et aboutit parfois à des tragédies.

Ragnar Jónasson, Sótt (Rof), 2012, Points policier 2019, 546 pages, €7.70 e-book Kindle €14.99

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Arnaldur Indridason, Les fils de la poussière

Malgré le bandeau racoleur « nouveauté » collé sur le livre, cette enquête d’Erlendur date… de 1997. La traduction française de 2018 a vingt ans de retard sur l’actualité. L’auteur islandais introduit son personnage et ne maîtrise pas encore ses codes, ce qui donne une personnalité bourrue encore esquissée, tandis que celle du jeune et pétant adjoint musclé Sigurdur Oli, diplômé américain, apparaît un brin caricaturale.

Mais qu’importe. Car l’histoire contée ici est sociologique et édifiante. Une firme islandaise de pharmacie, montée dans un garage après la guerre, est devenue une multinationale puissante qui officie en Allemagne et commerce avec la Corée. Comment a-t-elle construit sa réputation ? Par la recherche – et des enfants des écoles ont servi de cobayes humains. Les écoliers connaissaient la distribution à l’école, chaque jour, de pilules d’huile de foie de morue pour leur santé. Et l’instituteur célibataire Halldor, qui a professé plus de trente années durant dans l’école des quartiers pauvres de Reykjavik, avait grand plaisir à introduire la pilule dans la bouche des écoliers mâles de 10 à 12 ans en leur caressant au passage les lèvres.

Sauf que… les pilules n’étaient pas vraiment ce qu’elles avaient l’air d’être. Les gamins en raffolaient au point de s’en bourrer mais ils sont tous morts jeunes, alcooliques, drogués ou certains – à 13 ans ! – d’une crise cardiaque. Ce qui est curieux est que la classe de niveau de 6ème 1 a connu un excellent score l’année de leurs 12 ans. Les garçons apprenaient vite et retenaient facilement, obtenant de bons résultats aux examens même s’ils étaient excités et insupportables. Mais la vie était dure et les bandes rivales s’écharpaient méchamment dans les entrepôts abandonnés, n’hésitant pas à se tirer dessus à coup de flèches bricolées. Kiddi Corbeau en a perdu un œil.

Ce qui attire l’attention des autorités trente ans après est l’incendie criminel d’une maison en bois où vivait le professeur en retraite Halldor. Un bidon d’essence est retrouvé à proximité tandis que l’homme était attaché sur une chaise. Erlendur enquête et le ministre s’inquiète que des gamins puissent être impliqués. Dans le même temps Daniel, l’un des enfants ayant atteint l’âge adulte mais interné en psychiatrie pour schizophrénie dangereuse, se jette du sixième étage sous les yeux de son petit frère Palmi. Il avait tenté de le brûler vif dans sa chambre lorsqu’il avait 4 ans, dansant à demi nu autour du lit.

Or Halldor est venu voir Daniel la veille de son suicide. Il a été l’instituteur du garçon et noué des relations étranges avec lui. Y aurait-il un lien ? Deux enquêtes parallèles se déroulent, celle officielle d’Erlendur et de la police (à laquelle les gens ont réticence à se confier) et celle du frère Palmi (qui cherche à comprendre). Les deux vont converger, non sans péripéties et retours en arrière.

Bien que moins approfondi que les romans suivants, et centré uniquement sur Reykjavik (malgré la photo racoleuse d’un paysage d’Islande en couverture), cet opus ancien du maître du crime islandais se lit avec bonheur. Il retrace les années 1960 dans l’île des Vikings avec une empathie touchante pour les gamins délaissés et la misère sociale, le trouble des âmes et l’indifférence des autorités. Les fils de la poussière ce sont eux, les enfants : ils ne sont rien et retournent au rien.

Arnaldur Indridason, Les fils de la poussière, 1997, Points policier 2019, 353 pages, €7.80 e-book Kindle €14.99

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Arnaldur Indridason, Passage des ombres

Le Passage des ombres est un quartier de Reykjavik proche du Théâtre national aux murs de basalte noir. Un soir de 1944 un couple de hasard y a retrouvé une jeune fille assassinée, Rosamunda. Celle qui s’appelait « bouche rose » en allemand rappelle Rosabud, « bouton de rose », le nom mystère que prononce le Citizen Kane d’Orson Wells à l’heure de sa mort. Ainsi le roman remonte le temps pour exhumer une vieille et sombre affaire qui a obsédé son enquêteur ; elle se passe durant l’occupation anglo-américaine de l’Islande en 1944, juste avant le Débarquement.

Les chapitres alternent entre le présent et le passé. Au présent Konrad, frais retraité de la police sous la houlette de la commissaire Marta, se demande qui a tué le vieux Thordarson, 90 ans passés, étouffé par son oreiller sur son lit. Au passé, le canadien-islandais Thorson, de la police militaire, se demande qui a tué la jeune Rosamunda retrouvée étranglée derrière le théâtre. « La situation » est, à l’époque, inouïe : tant de jeunes soldats exilés avides de baiser qui rencontrent tant de jeunes Islandaises émerveillées avides de baiser… Il suffit de mentir, de dire que l’on n’est pas marié et de proposer le mariage après la guerre, et hop ! Ingiborg le croit et son Frank l’embrasse passionnément… jusqu’à ce qu’ils butent derrière le théâtre sur un cadavre qui fait froid dans le dos.

Qui l’a fait ? Frank est confondu, mais ce n’est pas lui. Il a aperçu un homme qui fumait des Lucky Strike  à l’angle de la rue, observant la scène lors de la découverte du cadavre, ce pourrait bien être lui. Il est arrêté, confondu, mais n’avoue rien, au contraire. L’amie de la femme assassinée évoque « des elfes », ces lutins des contes islandais inventés par l’imagination des femmes durant les générations pour consoler leurs tourments et embellir leurs situations. Justement, une autre jeune fille dans le nord a été agressée, violée, et a mis en cause les elfes avant de disparaître ; on dit qu’elle s’est jetée dans la cascade de Dettifoss mais son corps n’a jamais été retrouvé. Ce qui est curieux est que deux jeunes filles violées aient évoqués les elfes avant de subir le même sort et disparaître.

Ce qui vaut une belle page sur les légendes et superstitions islandaises par l’auteur, en verve littéraire p.185. « Ces étranges récits étaient nés de la confrontation de l’homme à une nature hostile, de la difficulté à survivre dans ce pays désolé et des peurs qu’engendrait la longue nuit hivernale. A cela venait s’ajouter le plaisir de raconter des histoires et une imagination fertile qui avait donné naissance à des univers merveilleux, tout aussi réels que le réel lui-même pour un certain nombre de gens ».

Les elfes seront une excuse, mais aussi le détail qui fera basculer la vie d’un accusé. L’affaire a-t-elle été résolue ? Non, et elle hante Thorson revenu en Islande s’établir sous le nom de Thordarson, plus dans la coutume locale. Curieusement, il avait conservé les coupures de journaux qui relataient le meurtre de 1944 et, semble-t-il, enquêtait au présent à titre personnel pour résoudre l’énigme. Quelqu’un aurait-il voulu le faire taire après plus d’un demi-siècle ?

Le lecteur replonge dans l’Islande paysanne en développement accéléré après la Seconde guerre mondiale, les bouleversements des mœurs avec l’indépendance en 1944 et l’essor économique, la familiarité des gens entre eux mais aussi les lourds secrets de famille, enfouis sur trois générations. Malgré plusieurs répétitions, c’est bien écrit, bien mené, et le lecteur dans les brumes de l’hiver 1944, ramené au présent de chapitre en chapitre, ne s’ennuie pas. Il éprouve l’envie de retourner dans ce pays qui a inventé en plein vent le parlement…

Arnaldur Indridason, Passage des ombres, 2013, Points policier 2019, 365 pages, €8.00 e-book Kindle €4.99

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Arnaldur Indridason, L’homme du lac

Un homme est retrouvé sur le fond d’un lac qui s’assèche, grâce au réchauffement climatique et au volcanisme – façon de dire que tout bouge sans cesse. Nous sommes dans une région d’Islande où tout le monde se connaît et où les crimes non passionnels sont rarissimes. Qui est le cadavre du lac ? D’autant que le squelette date d’une soixantaine d’années et qu’il a été lesté d’un émetteur soviétique hors d’usage… Le commissaire Erlendur, au fils hippie et à la fille droguée, mène l’enquête tandis que sa collaboratrice devient célèbre en publiant un livre de cuisine. C’est dire que les à-côté sociologiques et l’humour ne sont pas absents de ce livre.

Parallèlement à l’enquête qui remonte le temps patiemment via les protagonistes, nous lions connaissance avec un ex-socialiste islandais, enthousiaste du communisme soviétique dans sa jeunesse. Il a eu le bonheur – pour son malheur – d’obtenir une bourse pour étudier en Allemagne de l’est et d’y tomber amoureux d’une hongroise. C’était juste avant les événements de Budapest qui ont fait tant de mal au socialisme. Ce n’était ni la première, ni la dernière fois que l’utopie généreuse se heurtait aux tristes réalités du pouvoir et des hommes. Le parti se voulait l’avant-garde, détenteur de la Vérité, et ses militants se croyaient tous pouvoirs sur les autres, cette plèbe ignare à mater pour le bonheur des enfants futurs.

La nostalgie pour le socialisme de l’est a été jusqu’à récemment à la mode. On veut bien se souvenir du mince travail demandé collectivement en regard de la haute protection contre les aléas de la vie – l’inverse de notre époque. L’existence était étriquée, l’expression muselée au profit des célébrations obligatoires d’un avenir radieux – sans cesse repoussé à l’avenir – mais l’on n’était ni chômeur, ni responsable. Le bonheur ? C’était bien pire, rappelle l’auteur, qui replonge dans ces années rouges et noires. « Qu’est-ce qu’ils sont donc ? Quel genre de gens c’est ? Pourquoi est-ce qu’ils se battent ? Ils croient qu’ils vont créer un monde meilleur en s’espionnant les uns les autres ? Ils croient pouvoir gouverner combien de temps par la peur et la haine ? » p.327. Ils, ce sont les responsables communistes qui ont arrêté sa petite amie enceinte de lui pour délit d’opinion : avoir dit que la liberté d’expression était une valeur qui méritait qu’on la défende. La Stasi, la police politique, occupait 6 millions de personnes sur les 18 du pays.

Croire, c’était bien mais c’était bien naïf. Voir, c’était mieux mais dangereux. Le héros s’appelle Tomas, comme l’apôtre de Jean : « Tomas avait vu la marque des clous, il avait passé son doigt sur la surface des plaies mais, contrairement au Thomas de l’Evangile, c’était en touchant du doigt qu’il avait perdu la foi » p.405. Il s’agit du socialisme, mais c’est valable pour toute croyance qui se veut totale.

Le roman déploie ses méandres dans cette réalité, du présent où les gens veulent oublier un passé qui décidément ne passe pas. Le lecteur n’est pas pris par l’action comme dans un thriller ; il se laisse doucement ballotter entre les personnages et les périodes, dans les paysages étranges de l’Islande où l’été dure six mois – mais où l’hiver est aussi long…

Arnaldur Indridason, L’homme du lac (traduit de l’islandais), 2004, Points policier 2009, 406 pages, Prix du polar européen du Point 2008, €7.80€ ou e-book Kindle €7.99

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Arnaldur Indridason, Le lagon noir

Comment se renouveler lorsqu’on a usé son héros jusqu’à la corde ? En remontant au temps de sa jeunesse. Erlendur n’est alors qu’inspecteur, nous sommes au début des années 1970. Il a quitté l’école à 16 ans, travaillé un peu dans la police à pied avant d’hésiter longtemps (trois ans !) à intégrer la brigade criminelle, sur les instances de sa directrice Marion Briem. Celle-là même qu’il verra mourir d’un cancer, des années plus tard, lors d’une de ses enquêtes. Marion a décelé chez ce policier taiseux et lourd une obstination de chasseur toute policière. Et cette qualité va lui servir.

En se baignant dans un lac artificiel créé par une centrale thermique, où la boue calme les démangeaisons de la peau, une femme découvre avec horreur que ce qu’elle prenait pour une vieille chaussure n’était que la partie émergée d’un homme mort portant des santiags. Sauf que l’autopsie va révéler qu’il ne s’est pas noyé mais est cassé de partout, comme s’il était tombé de haut. Et qu’un hématome sur la nuque montre qu’il ne s’est pas jeté tout seul.

Dès lors, qui l’a fait ? Pourquoi le tuer ? Et déplacer son cadavre si loin de tout ?

Ne serait-ce pas à cause de ce cancer islandais qu’est la base militaire américaine de Keflavik, ouverte en 1951 en pleine guerre froide ? Mise en sommeil en 2006, la base a été réveillée récemment face aux menées belliqueuses de Poutine. Or l’Islande qui n’a pas de forces de défenses et dont les policiers ne portent aucune arme, s’est mise sous le bouclier OTAN. Les Américains y basent des avions, laissent une garnison de 1900 hommes au plus fort de leur présence, et assurent la maintenance des appareils tout en convoyant de mystérieuses cargaisons par gros porteurs Hercules remisés dans de gigantesques hangars. Cet état de fait choque une minorité importante des habitants de l’île, alors que la majorité y voit surtout l’opportunité économique d’avoir du travail, de vivre de la sous-traitance, d’offrir des marchandises nouvelles et d’ouvrir au monde.

Erlendur serait plutôt du côté des premiers, d’origine paysanne du nord isolé de l’île et méfiant envers tous les changements. « Il avait quelque chose de vieillot et d’anachronique, ne parlait jamais de lui, n’appréciait pas vraiment la ville et ne s’intéressait pas au présent sauf pour exprimer son agacement face à l’époque actuelle », est-il décrit p.171.

L’homme mort découvert dans le lac ne travaillait-il pas à la base américaine ? De fil en aiguille, les enquêteurs vont découvrir la face cachée des relations entre Américains et Islandais, les trafics, les jalousies, les dissimulations. Et l’aboutissement ne surprendra personne, même s’il a été durement amené. Il faudra toute l’astuce des Islandais pour découvrir la vérité et la faire reconnaître, les Américains craignant l’espionnage et gardant un complexe de supériorité quasi raciste envers ces péquenots d’Islandais en ces années 70. Le lecteur ne ressentira aura aucun frisson mais se délectera lentement du pas à pas de l’enquête qui avance à son rythme, dans la lenteur nordique de ce peuple d’introvertis. Faire parler quelqu’un là-bas n’est pas simple !

L’inspecteur en sait quelque chose, lui dont la marotte est de lire les récits de disparitions. Ceux qui connaissent le personnage savent qu’il a perdu son petit frère lors d’une tempête de neige dans le nord lorsqu’il avait huit ans et qu’on ne l’a jamais retrouvé. Ce pourquoi toutes les disparitions sont pour lui une obsession. Il va par exemple doubler son enquête criminelle d’un hobby : retrouver la trace d’une jeune fille qui a disparu entièrement entre chez elle et son école, dans les années cinquante. Elle aurait connu un garçon du quartier pauvre et mal famé de Camp Knox (d’où le titre islandais), cet ensemble de baraquements construits par l’armée américaine durant la Seconde guerre mondiale et qui a servi de logements à la population islandaise durant les années de pénurie après-guerre. Les GIs de la base de Keflavik apportaient de chez eux les tous derniers disques à la mode et les jeunes Islandais en étaient très friands. Est-ce la cause de la disparition de Dagbjört ?

En reprenant l’enquête à sa cadence lente et besogneuse mais implacable, l’inspecteur Erlendur va résoudre aussi cette seconde affaire. Il le fera seul, en même temps que la première dont son chef assurera le dénouement.

Presque tout est noir dans ce roman : en premier lieu le temps, gris et venteux, en général glacial avec la nuit très longue en hiver ; en second lieu la vie qui n’est pas drôle, l’économie étant rudimentaire jusque dans les années 1980, fondée sur les métiers rudes de l’agriculture et de la pêche ; en troisième lieu le tempérament fermé et peu expansif des habitants, portés à ne pas s’occuper des affaires des autres et à résoudre leurs problèmes au brennivin (le brandy local). Il faut du temps et de la psychologie pour désarmer les défenses des uns et des autres, il est nécessaire de revenir à la charge sous plusieurs angles, de passer par-dessus ou par-dessous les barrières érigées. Ce n’est pas simple, mais c’est ce qui donne ce plaisir de lire le Simenon islandais.

D’autant que l’auteur, se sachant désormais publié à l’international, en rajoute un peu sur l’identité islandaise. Erlendur ne savoure-t-il pas p.126 « de la raie faisandée à la graisse de mouton fondue » ? Un plat typique d’un pays de pêcheurs longtemps sans moteur aux bateaux ni frigo à la maison, dont l’odeur est particulièrement repoussante à nos narines délicates… Mais c’est un trait indubitable d’humour nordique !

Arnaldur Indridason, Le lagon noir (Kamp Knox), 2014, Points policier 2016, 382 pages, €7.90, e-book format Kindle €7.99

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Arnaldur Indridason, Le livre du roi

arnaldur indridason le livre du roi

Il s’agit d’une quête et pas d’une enquête ; l’auteur a délaissé un moment son commissaire Erlendur pour le tendre étudiant Valdemar. Il passe, pour ce faire, du « il » au « je ». Valdemar raconte, au soir de sa vie, l’aventure qu’il a vécue avec son ancien professeur de langues nordiques à Copenhague. Islandais tous les deux, ils révèrent les vieux manuscrits de la culture scandinave, dont les très célèbres sagas. Mais plus vitale encore pour l’âme islandaise est l’Edda, poésie mythologique du nord ancien, rédigée au XIIIe siècle.

Or cette Edda existe sous forme de plusieurs manuscrits, dont le plus précieux est celui qu’acheta l’évêque Sveinsson et qu’il légua au roi du Danemark en 1662. Il s’agit du Livre du Roi dont parle le roman. Arnaldur Indridason, qui a étudié l’histoire en son jeune temps, se coule dans la peau du personnage affectif et impressionnable de Valdemar, en butte à l’obsession caractérielle de son professeur. Ce dernier, qui s’enivre souvent parce qu’un secret le ronge, est poursuivi par un couple de « wagnéristes » qui recherchent les vieux manuscrits de l’Edda pour leur culte nazi. On n’en saura pas plus sur cette quête, bien qu’on puisse l’imaginer si l’on a quelque culture. Mais l’auteur ne justifie en rien cette obsession aryenne face à l’obsession nationaliste islandaise : en est-il une plus légitime que l’autre ? L’Edda, comme la Joconde, n’appartiennent-elles pas à toute l’humanité ?

Ce qui intéresse Indridason, non sans quelque sadisme pour son damoiseau aventureux, est de plonger dans l’action effrénée un jeune rat de bibliothèque qui n’a même pas joué au foot dehors avec les autres gamins (p.27), préférant déchiffrer à 10 ans les langues anciennes… C’est vous dire le contraste ! On le soupçonne un temps, l’auteur tend des perches… et puis renonce : Valdemar n’est probablement pas le fils bâtard que le professeur aurait eu avec sa mère volage. Mais le doute subsiste jusqu’à la dernière page.

Casanier, introverti, monomaniaque, peu intéressé par les filles (quand le lecteur fait la connaissance de la mère du garçon, il comprend pourquoi), Valdemar a peut-être 22 ans ; comme Annie dans le Club des Cinq, il ne veut surtout pas d’aventure ni de danger. Son irascible prof cultivé ne cessera de le convaincre de le suivre pour violer une tombe, affronter des requins d’affaires, se colleter à d’anciens nazis ou à des renégats soviétiques… Il ouvrira un cercueil, fracturera une demeure, prendra clandestinement passage sur un bateau, se fera tabasser, dormira en prison, aura sa tête mise à prix, manquera d’être abattu au revolver et de passer à la mer… Tout ça pour un vieux bouquin.

Tout ça pour que des nazis sans scrupules ne le possèdent pas.

Tout ça pour que le Livre soit un jour rendu à l’Islande comme patrimoine national.

edda de snorri

Qu’y a-t-il de si précieux dans l’Edda ? L’auteur ne nous le dit pas – chaque Islandais est sans doute censé le savoir. Pourquoi les nazis et les fils de nazis veulent mettre la main dessus ? L’auteur ne le précise pas – chaque étudiant en histoire est sans doute censé le savoir. Vers la toute fin du roman, p.315, le professeur apprend au béjaune Valdemar que l’Edda est « un modèle de vie » mais cette affirmation, comme en passant, est un peu courte.

La mode est aux nationalismes et à l’exaltation patriotique des particularités culturelles – ce pourquoi, peut-être l’éditeur français a-t-il cru bon traduire (7 ans après sa parution !) ce roman pas vraiment policier. Mais l’héroïsme mythique vécu de nos jours a quelque chose d’un peu ridicule, la tragédie se muant volontiers avec le temps en comédie. Lorsque le héros Högni rit quand on lui arrache le cœur dans le Chant d’Atli, pour ne pas trahir son secret, le professeur cède au nazi quand il menace de tuer la fille de la résistance danoise, durant la guerre. Il donne le Livre mais la fille est quand même tuée : l’héroïsme, finalement, serait-il plus efficace que le sentimentalisme chrétien ? Le professeur ne cède donc pas une deuxième fois, lorsque le fils du nazi menace d’abattre Valdemar, en 1955. Il encourage à le tuer afin que le secret reste à jamais gardé – et le garçon n’est pas abattu car ce serait inefficace pour les bourreaux… On ne tue pas la poule aux œufs d’or.

C’est un peu tordu pour les esprits modernes, pas très compréhensible pour les non-initiés à l’Edda, ce pourquoi ce roman d’aventure a pour nous quelque chose de bâclé. Ce qui se passe est au fond assez obscur. Restent les personnages, bien campés dans leurs contrastes. Reste l’action, malgré une centaine de pages au début un peu lentes.

Si le lecteur finit par s’attacher quelque peu au pied tendre Valdemar et à son vieux ronchon de prof qui veut se racheter, leur quête nous passe un peu par-dessus la tête. Écrit en islandais pour les Islandais, ce roman se transpose mal dans une autre culture. Mais on le lira pour les péripéties – qui ne manquent pas. Et l’on aura envie de (re)lire les sagas…

Arnaldur Indridason, Le livre du roi, 2006, Points 2014, 426 pages, €7.95

e-Book format Kindle, €4.99

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Arnaldur Indridason, Les nuits de Reykjavik

arnaldur indridason les nuits de reykjavik

Depuis la fin des années 1990, l’ancien journaliste diplômé d’histoire Arnaud fils d’Indridi, distille ses romans policiers islandais au rythme d’un par an. Une dizaine d’années après avoir commencé, et muni de tout l’enrichissement psychologique que son personnage de fiction Erlendur a imposé malgré lui à son auteur, il se préoccupe de ses débuts dans la police – comme pour mieux le comprendre.

La première enquête d’Erlendur est donc livrée au lecteur d’un ton intimiste, tout enrobé de nostalgie. L’île va fêter ses 1100 ans d’existence, nous sommes donc en 1974. C’est la grande période hippie où le monde change, s’ouvre, et où le système du capitalisme débute la succession de crises qui va culminer en 2008. L’Islande est encore une île assez préservée, malgré la présence des troupes américaines dans le cadre de l’OTAN. La pêche constitue la majeure partie de l’activité, avec les services publics.

La vie de la capitale, Reykjavik, se déroule dans la tradition : alcool, bagarres, accidents, disputes conjugales. La drogue commence à faire des ravages, importée par cargos depuis les Etats-Unis, mais ne touche que les jeunes désœuvrés qui, le plus souvent, lâchent les études après 14 ans. Certains adultes, éprouvés psychologiquement par un événement de la vie, sombrent dans la dèche, s’enivrent et clochardisent. Mais le crime nest pas que dans les basses classes.

Erlendur, policier de proximité, aime les « nuits de Reykjavik, si étrangement limpides, si étrangement claires, si étrangement sombres et glaciales » p.77. Il suffit d’avoir comme lui arpenté les rues lors des nuits blanches de l’été pour ressentir cette étrangeté faite du silence dans la ville et de l’obscure clarté du ciel, comme si l’on était sur une autre planète. Les gamins, qui n’ont pas grand-chose à faire le jour, sinon jouer dehors, construisent des radeaux de planches récupérées pour glisser sur les tourbières.

C’est là qu’un trio de 12 ans découvre le cadavre demi-immergé d’un clochard, Hannibal. De saisissement ils tombent à l’eau, mais ont bien plus peur que froid. Erlendur connaissait vaguement le clochard ; par empathie, il pose des questions ici ou là. L’accident qui a bouleversé la vie d’Hannibal est un peu comme celui qui a bouleversé la sienne lorsqu’il était enfant, la disparition de son petit frère dans une tempête de neige où ils étaient pris tous les deux, dans la lande bordant les fjords de l’est. Lui seul a été sauvé. Tourmenté de remords depuis, est-ce pour cela qu’il veut savoir ?

De fil en aiguille, il va dérouler la pelote sans vraiment le vouloir, n’étant en rien chargé de l’enquête. Mais il va attirer l’attention de supérieurs à la Criminelle, ce qui va orienter son destin.

Grave et pudique, dans l’atmosphère tranquille un peu nostalgique de cette époque encore préservée, dans une Islande qui ne connait encore ni fast-food ni pizza, l’enquête va son petit bonhomme de chemin, au rythme des patrouilles. Erlendur y connait sa future femme, qui attend un enfant de lui ; ils vont emménager dans un appartement commun. Il est remarqué pour ses dons d’enquêteur ; il va être recruté par un nouveau service.

Le Maigret nordique rumine ses enquêtes par intérêt pour les gens. Il sait combien ils sont vulnérables et peuvent tomber ; il ne leur en veut pas, il les empêche cependant de faire trop de mal aux autres. Une belle parenthèse dans la violence égoïste des jours présents.

Arnaldur Indridason, Les nuits de Reykjavik – La première enquête d’Erlendur, 2012, Points policier 2016, 354 pages, €7.70

e-Book format Kindle, €7.49

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Arni Thorarinsson, L’ombre des chats

arni thorarinsson l ombre des chats
Notre journaliste islandais qui se prend pour auteur de polars a remis le couvert – mais cette fois il rate sa cible. Nous avions bien aimé ses titres précédents, nous aimons moins ce dernier. Il est trop islando-islandais, perdu dans la fumée des sempiternelles cigarettes allumées toutes les deux pages et dans ces noms gutturaux aussi variés qu’à répétition, assénés jusqu’au tournis dès le premier chapitre.

Certes, l’Islande est post-crise, le « capitalisme » (disons la finance internationale) a ruiné ses banques et nombre de citoyens – tous cousins. Mais les récriminations dix ans plus tard font un peu réchauffé : qui avait sonné l’alarme ? Qui avait dénoncé les pratiques spéculatives ? Qui s’était laissé séduire par le chant des sirènes argentées ? Probablement pas ce journaliste qui, aujourd’hui, se gargarise a posteriori jusqu’au poncif de sa morale conventionnelle .

Lors d’un mariage de deux gouines, au premier chapitre, l’un des cadeaux est un pénis tranché de grand Noir musclé, flottant dans un bocal. Dans le même temps, un beau parleur « aimé de tous » se fait amocher dans une queue à un bar (où tous les ivrognes islandais attendent parfois des heures d’avoir leur dose réglementée par moins 10°). Le rapport ? Le féminisme. Il semble que l’auteur s’en soit entiché.

Son personnage est rédacteur-adjoint d’un journal islandais « libre et indépendant » – ou du moins qui souhaite le rester. Il reçoit des scoops manipulateurs sur le financement électoral des candidats socialistes, et d’étranges SMS sexuels du probable prochain leader du parti – un homme. Durant ce temps son ex-femme, en fuite après une escroquerie, lui envoie des messages désespérés de l’étranger, passant par des boites mail éphémères. Tout est-il donc complot ?

Malgré une voisine d’origine vietnamienne qui nourrit trois chattes (une noire, une blanche et une noir et blanc… voyez le lourdingue symbole multiculturel), cela ne se passe pas l’année du chat, mais l’année des illusions. Tel pourrait être le « message » du roman, dont l’enquête policière brouillonne et poussive ne réussit pas à accrocher. Même si un curieux suicide à deux, assisté par ordinateur, intrigue.

C’est écrit fluide, malgré la multiplication des dialogues, mais découpé à la va-comme-je-te-pousse, sans même des étoiles de séparation entre les paragraphes. Ce « procédé » issu du cinéma n’aide ici en rien l’histoire, encore une illusion.

La fin voit émerger le coupable, mais le lecteur s’en moque, il n’est pas intéressant. Encore un mâle portant beau qui s’efforce de survivre dans cette société narcissique. Serait-ce un anti-modèle l’auteur ? Un acte manqué qui révèle son désir soigneusement caché ? Pourquoi tous les personnages positifs de ce livre sont-ils uniquement des femmes ?

Idéologie lourde, suspense lent, personnage enfumé – ce n’est pas le meilleur Thorarinsson ! Mais je vous laisse juge.

Arni Thorarinsson, L’ombre des chats, 2012, Points policier octobre 2015, 380 pages, €7.70
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Arnaldur Indridason, Étranges rivages

arnaldur indridason etranges rivages
Que fait un commissaire de police lorsqu’il est en vacances ? Il enquête… Il ne peut s’en empêcher. Il faut dire que le commissaire islandais Erlendur est d’un pays sauvage ou la nature est aussi belle que cruelle, incitant à la vérité nue. Sa quête est obsessionnelle parce qu’il se sent un brin coupable. Il veut savoir : lorsqu’il avait dix ans, son frère de huit ans sorti à cause de lui, l’aîné, a lâché sa main et a disparu dans une violente tempête de neige. Nul ne l’a jamais retrouvé.

Erlendur campe dans le salon de la vieille ferme familiale abandonnée. Le vent hurle alentour ou bien le froid s’insinue, créant des illusions. Ne voit-il pas l’ombre d’un personnage, rencontré enfant qui avait prédit que son frère Bergur, étant une « belle âme », ne serait peut-être pas conservé par ses parents ? Alors l’homme mûr creuse la réalité passée, il creuse son âme de gamin pour faire la lumière. Est-ce de sa « faute » ? Est-ce la jalousie que son frère (qu’il aimait) ait eu en cadeau une voiture miniature qu’il a violemment désirée ?

Il s’intéresse donc aux disparitions dans la neige et le froid, puisqu’il a appris que l’on peut survivre en se protégeant un minimum et que l’être humain est bien plus résistant qu’il n’apparaît. Des marins tombés à l’eau et déclarés morts, se sont mis à revivre des heures plus tard, dans un lieu plus chaud. Durant la guerre, une troupe de Britanniques a été ainsi partiellement sauvée d’une tempête semblable. Mais une femme, Matthildur, avait quand même disparu au même moment. Énigme : Erlendur interroge les derniers témoins, allant de l’un à l’autre pour mieux focaliser ses questions. « Par curiosité et à cause de son intérêt pour les disparitions, il avait fouillé bien plus profondément dans le passé de ces gens qu’il n’en avait eu l’intention au départ. Il n’avait absolument pas cherché à exhumer un crime. C’est le crime qui était venu à sa rencontre » p.255.

Islande nature sauvage

Car une étrange vérité se met progressivement au jour… Une histoire d’amour passionnée, la haine puissante qui va avec. Le cœur humain, dans la nature islandaise, ne peut que se mettre à l’unisson : été explosif et tempêtes hivernales déchaînées. Malgré les non-dits de ces taiseux du nord, dont le quant à soi est un tempérament, Erlendur va savoir. Il connaîtra pourquoi Matthildur a disparu, où son cadavre jamais retrouvé se trouve, pourquoi les faits se sont déroulés.

Il apprendra en même temps que les terriers de renards recèlent parfois des objets humains, conservés par le temps. Et que les bêtes ne dédaignent pas la viande morte, au point d’en rapporter les os les plus succulents à leurs petits, dans leur tanière. Il retrouvera, chez un chasseur devenu vieux, la petite voiture rouge qu’il avait convoitée, sur les pentes d’une montagne où son frère Bergur et lui étaient dans la tempête. Il saura enfin. Et ce deuil impossible des volumes précédents, ce chagrin obsessionnel, trouvera enfin son apaisement.

Ce roman noir, qu’on ose à peine qualifier de « policier » tant il se passe après toute prescription criminelle, est d’une beauté tragique, écrit sereinement, pas à pas. Il démarre comme un vieux diesel, lentement, puis trouve son rythme de croisière. Les chapitres se succèdent, courts, apportant chacun un élément nouveau. C’est très humain, empathique, le lecteur est ému. Un bel ouvrage.

Arnaldur Indridason, Étranges rivages, 2010, Points policier 2014, 356 pages, €7.60
Existe aussi en livre audio MP3, 675 Mo, €21.50

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Découvrir l’Islande sur les pas d’Argoul

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Arnaldur Indridason, La muraille de lave

arnaldur indridasson la muraille de lave

Le commissaire Erlendur est en vacances, sur les traces de son enfance dans les fjords de l’est. L’un de ses adjoints au curieux prénom composé, Sigurdur Oli (prononcez le ‘u’ comme un ‘ou’), se colle aux enquêtes. Il surveille le journal d’une vieille, amie de sa mère, volé chaque matin dans sa boite ; il surveille le clochard Andrès, ex-petit garçon violé systématiquement par son beau-père ; il surveille Lina, comptable échangiste envolée, un brin tentée par le chantage. C’est la routine.

C’est aussi le quotidien déprimé d’une Islande où le ciel est trop souvent bas, les gens trop souvent bornés, élevés trop souvent par des couples à la dérive. Les mères divorcent, se prostituent, picolent ; elles laissent faire les hommes violents, taiseux et ivrognes ; les rares qui ont fait quelques études s’empressent d’appliquer les méthodes de voyous apprises à l’école primaire dans la finance internationale. Il était étonnant qu’Indridason, auteur sociologique de l’Islande, n’ait pas encore abordé le sujet : voilà qui est fait !

La « muraille de lave » est à la fois la falaise que bat l’océan et qu’il ne faut arpenter qu’avec précaution, surtout lors de tempêtes imprévisibles, mais aussi la façade de la plus grande banque du pays, tout aussi dangereuse et soumise au climat imprévisible des capitaux, malgré son air de luxe policé. La spéculation sur les comptes en devises bat son plein ; de quoi s’en mettre plein les poches pour pas cher. Tout le monde vit à crédit, pourquoi pas vous ? Avant la crise, le délire. Depuis, bien sûr, tout a changé… mais il faudra attendre les romans suivants d’Indridason pour en avoir l’écho.

La psychologie est comme d’habitude creusée et polie, le lecteur voit vivre les gens, un peu isolés dans ce quasi désert très au nord de l’Europe. Le Brennivin (brandevin, alcool local fort), la baise, les épices de l’échangisme, de la pornographie et de la pédophilie, font passer le temps et compensent le soleil trop rare. Connaissant l’Islande, je suis étonné de l’obsession de l’auteur pour la pédophilie : le phénomène y serait-il particulièrement fort, plus qu’ailleurs ? Ou Indridason se défoule-t-il d’une expérience personnelle aux lourds souvenirs ?

Il fait de son pays une peinture un brin poétique, mais désabusée et noire. Familles déstructurées, morale qui se délite, laisser-aller social. Il n’y a pas que dans la finance que les requins attrapent toute proie à portée : les « encaisseurs » aussi pour récupérer l’argent de la drogue, les maîtres-chanteurs aussi pour monnayer des photos porno, les machos aussi pour violer et faire taire les petits garçons, les gens-comme-vous-et-moi aussi pour châtier les violents que la justice relâche trop facilement en leur trouvant des excuses. Indridason accuse l’époque de chacun pour soi, accuse le pays de compenser la déprime par la violence gratuite, ses compatriotes de ne penser qu’à eux et rarement aux autres. Lui les regarde et les peint, pour le meilleur et pour le pire.

arnaldur indridasson maitre du polar

Même le froid Sigurdur Oli, qui méprise les petits malfrats (trouillards quand ils ne sont pas en bande ou sous l’emprise de substances illicites), remet en question sa mère, son couple, ses amis et sa façon de voir. Le visage d’un gamin l’a touché. Un gamin des années 1990 sur un bout de pellicule de film, tout nu et suppliant. Alors quand les Vikings de la finance rencontrent les pornographes violeurs d’enfants, il ne fait pas de quartier. Et Dieu « fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu » (Genèse XVIII, 19). Dans un pays luthérien, rien d’étonnant à ce qu’un auteur de polar contemporain reprenne le symbolisme biblique.

Arnaldur Indridason, La muraille de lave, 2009, Points policier 2013, 402 pages, €7.51

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Arnaldur Indridason, Betty

Pas de commissaire Erlendur Sveinsson cette fois-ci. Dans ce premier roman de l’auteur, qui a mis 8 ans avant d’être traduit en français, le nom d’Erlendur apparaît une fois, mais il est sur une autre affaire. Nous sommes avec Betty dans un huis clos psychologique entre le mari, la femme, l’amant. Sauf qu’aucun ne remplit les rôles : le mari n’est pas marié, la femme n’est que sa maitresse, quant à l’amant, c’est un terme générique…

arnaldur indridason betty

La fameuse Betty est une fille sans aucun scrupule, élevée à la dure dans un quartier où règne alcoolisme et violence (très courants en Islande). Elle connait les garçons pour avoir été tripotée petite et avoir couché très tôt. Elle ne dédaigne pas les filles, qui la reposent des mâles et sont plus manipulables. Car le fin mot est bien « manipulation » : des corps, des âmes, des actes. Elle n’en est pas à son premier essai, toute jeune déjà, elle avait monté l’élimination d’une rivale au concours de beauté.

Nous sommes ici dans le crime parfait, où la disparition du conjoint est attribuée à un autre. Mais, astuce de l’auteur, sans aucun profit ! Ledit auteur ne réduit pas là son talent et ce roman policier qui commence de façon classique par l’entraînement psychologique d’un quidam à l’idée de tuer un salopard, bifurque brutalement à la moitié du livre !

Je ne vous en dis pas plus, mais la surprise est de taille. Comme dans Le meurtre de Roger Ackroyd, le lecteur est berné, sauf que ce n’est pas sur la fin mais en plein cœur de l’histoire. L’auteur a su créer des personnages de caricature plus vrais que nature, mais il joue avec le « je » qui, une fois de plus, est un autre.

Écrit familier, sans le style bien meilleur qui sera le sien par la suite, ce premier roman se lit d’une traite. Il renouvelle le scénario classique et frappe fort. Prenez plaisir, il y a du sexe, de l’alcool et du sang, mais aussi une réflexion sur l’emprise psychologique et la lâcheté qui consiste à choisir toujours la pente la plus facile.

Arnaldur Indridason, Betty, 2003, Points roman noir novembre 2012, 237 pages, €6.46

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Arnaldur Indridason, La femme en vert

Arnaldur Indridason La femme en vertUn squelette est découvert par un gamin dans les fondations d’une maison. Car Reykjavik, la capitale de l’Islande, s’étend de plus en plus. Les Islandais veulent devenir urbains, comme dans tous les pays développés. L’agriculture et la pêche sont trop dures et trop peu rémunératrices. Nous sommes en 2001, bien avant la crise qui allait emporter la finance et la richesse sans fondement. Arnaud, fils d’Indri (tel est la signification du patronyme de l’auteur – son père étant lui-même fils de Thorstein) en était à ses premiers romans policiers.

Ce roman-ci a tout du roman et très peu du policier. Car l’auteur l’avoue dans une interview : « les gens, y compris les écrivains, considéraient les histoires policières comme des mauvais romans ». D’autre part, dans ce pays très rude où tout le monde est cousin et où la nuit dure six mois, « beaucoup d’Islandais ont longtemps cru en une sorte d’innocence de leur société ». Si l’homme heureux n’a pas d’histoire, toute souffrance crée de fait la littérature. L’Islande en pleine mutation mondialiste et technologique secrète de la souffrance comme peu de pays européens, du fait de son isolement.

Le squelette découvert est-il le témoignage d’un meurtre récent ? Ou un reste des colonisateurs de l’île, plus de 1000 ans auparavant ? Le commissaire Erlendur, bourru et tourmenté, fait l’appel à des archéologues. Ceux-ci sont professionnels de la fouille, donc très minutieux, donc très lents. Cela laisse tout le temps au commissaire, flanqué de ses deux inspecteurs Sigurdur Oli et Elinborg (un homme et une femme), de chercher qui a habité le quartier, qui a disparu ces trente dernières années (durée de la prescription pour meurtre), qui pourrait être enterré là en catimini.

Ce qu’ils vont découvrir n’est pas beau… mais pas récent – manière de ne pas choquer la société islandaise du début des années 2000 qui se croit sortie du Moyen âge. L’histoire, peu à peu dévoilée, avec interrogatoires et retours en arrière, met au jour la triste réalité islandaise : le pouvoir du mâle. Comme partout ailleurs dans les pays qui croient aux religions du Livre, mais en pire à cause de la rudesse de l’existence et de la pauvreté du pays. Avant 1945, les enfants non désirés sont abandonnés et confiés à des fermes par l’orphelinat. Il se passe des choses abominables avec ces ‘esclaves’ mal considérés. Adultes, ils ne font que reproduire la violence et se venger sur les plus faibles qu’eux : leur épouse et les enfants.

La transmission se fait mal, et cela ne date pas d’aujourd’hui, tel est le message de l’auteur. Si la drogue, l’alcool, le laisser-aller se développent, c’est qu’ils ont de solides bases dans la tradition depuis au moins deux générations. Les enfants ont-ils été voulus ? Aimés ? Les convenances n’ont-elles pas pris le pas sur l’humanité, dans cette société luthérienne où le moralisme et la médisance font plus de ravages que le brennivin ? La mémoire se rappelle aux bons souvenirs dans ces années 2000 de la modernité où chacun croit vivre uniquement dans l’instant. Les parents ont été des enfants et, si leur existence a été dure, s’ils n’ont pas rencontré d’âme forte pour s’y accrocher et opérer leur résilience, l’histoire va se répéter – sans fin. Comment bâtir un projet d’avenir si l’on ne garde pas la mémoire ? C’est valable pour les individus et les familles comme pour toute la société.

Erlendur, commissaire de police par hasard, parce qu’il en avait marre d’être ouvrier, est père et a été enfant. Son histoire personnelle rencontre son enquête. Il a quitté sa femme, épouse exclusive farouchement jalouse de bâtir une forteresse familiale. Elle lui a interdit de revoir ses petits et lui, le lourdaud, a laissé faire. Son fils adulte ne veut plus le voir ; sa fille se drogue. Lui-même, lorsqu’il avait dix ans, a perdu dans une effroyable tempête de neige comme il n’en existe que si loin au nord, son frère de huit ans. Il ne s’en est jamais remis. Erlendur se cherche donc comme père et comme fils.

Et le roman mêle sa vie à celle des autres. Tous cousins ? Le roman policier islandais a tout de la tragédie grecque. Les Atrides vivent encore dans l’île du nord. La femme en vert va tout résoudre. Ou du moins tout expliquer. Pour l’avenir, on verra…

Arnaldur Indridason, La femme en vert, 2001, Points policier 2007, 348 pages, €6.65

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Arni Thorarinsson, Le septième fils

Nous sommes en Islande, dans les fjords de l’ouest, en haut à gauche de la carte, très découpée à cet endroit. Un endroit sauvage au climat arctique qui a longtemps vécu de la pêche et se pose des questions sur sa survie. L’Islande de la modernité, c’est l’excès, démontre l’auteur. Il écrit en 2008, au moment où la pire crise financière de l’histoire du pays commence à émerger. Mais c’était inéluctable : excès d’alcool puis de drogue, de sexe puis de cupidité – jusqu’à jouer la vie des gens pour « arriver ». Nous sommes en polar sociologique, ce qui peut déplaire aux primaires shootés aux séries américaines, là où l’action n’avance qu’à coups de lattes ou de pistolet-mitrailleur. Mais il faut s’intéresser à cette île nordique, isolée et froide, car elle témoigne plus que notre pays continental, entouré et ensoleillé des ravages d’une modernité non apprivoisée.

« Cette fois, le responsable c’était la cupidité, qui est en train de mettre ce pays sens dessus dessous. Tout ça pour imiter les autres. Les gens se pâment devant des richesses dénuées de toute valeur véritable et ne voient que ça partout autour d’eux : dans les journaux, à la télé, chez leurs voisins, et ils ont l’impression qu’ils doivent se prêter au même jeu. Et ce jeu-là n’épargne rien ni personne. (…) Quant aux enfants, ils s’appliquent à singer leurs parents. Et se prosternent à leur tour devant le dieu de l’argent » p.399.

Le septième fils est une légende biblique dans laquelle le chiffre sept signifie la surpuissance. Reprise par les groupes rock, elle sert aux satanistes à justifier leur élection. Mais si le septième était une fille ? L’intrigue s’emmêle à plaisir jusque vers les deux tiers du roman, avant de s’éclaircir brusquement comme le ciel en Islande. L’auteur a de l’humour et campe un portrait de journaliste local corrosif et anti-macho. Einar – l’Unique – est divorcé et a du mal à entretenir une relation normale avec les femmes parce qu’elles ne savent pas trop ce qu’elles veulent. Féministes, elles revendiquent haut et fort leur liberté et l’égalité ; lorsque l’homme se montre vulnérable elles le méprisent, le frappent de mots ou de gifles et se sentent abandonnées et misérables ou, pire, se vengent comme à la télé. Prises par leur profession « comme les hommes », elles délaissent leurs enfants qui tournent affairistes ou gothiques, noyant leur vague à l’âme dans le tabac, la drogue, l’alcool, le sexe ou « l’incivilité ». Un pays de 320 000 habitants nous en dit autant que les lourdes enquêtes socio-universitaires en pays de 65 millions.

Où nous rencontrons trois gamins de 12 ans qui viennent de fonder une entreprise au chef avec « rien d’autre sur le dos que son tee-shirt en dépit de la température extérieure qui avoisine zéro » (p.13), une maison historique transmise de génération en génération qui part en fumée, un pasteur pop qui s’interroge sur un étron, trois ados de 14 ans tout en noir et percés de toute part, en révolte, une divorcée camée aux médocs, une grosse qui veut se faire plus mince qu’une star rock et qui n’attend que « sa chance », une commissaire au gamin vendeur de journaux, un brigadier de police réactionnaire et cœur d’or, un député socialiste retrouvé mort, un footeux ex-célébrité et son copain à vie avide d’alcool, drogue, sexe, affaires… Et ainsi de suite tournent les gens dans le tourbillon de la modernité qui désoriente. Plus d’avenir, plus de morale, l’imitation des autres « vus à la télé ». Le « pourquoi pas moi ? » clamé à la face de tous – et gare à quiconque se met en travers du chemin.

Une belle intrigue loin de Rambo, qui dépasse le localisme pour s’ancrer dans l’humanité.

Arni Thorarinsson, Le septième fils, traduit de l’islandais par Éric Boury, 2008, Seuil Points policier, novembre 2011, 446 pages, €7.41

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Laxness, La cloche d’Islande

L’Islande est un pays pauvre où l’on vit de brebis et de morue dans des maisons de tourbe. Colonisée par les Vikings peu avant 900, peuplée d’esclaves irlandais et de proscrits de Norvège, l’île a périclité une fois le christianisme instauré. Il prônait la révérence aux puissances et a entraîné la soumission à la couronne danoise. Pays d’Europe continentale, le Danemark n’avait que faire de cette île pauvre sans cesse à quémander du grain et de la corde, tout ce qui ne poussait pas sur cet antre de l’enfer, terre volcanique où Satan crachait le feu périodiquement. Le roman du prix Nobel de Littérature 1955 Laxness a été écrit en 1943, sous une autre botte : l’allemande. Il chante l’Islande ‘éternelle’, celle qui survit par-delà les vicissitudes, dans le souvenir des sagas des scaldes. La culture est ce qui reste quand on a tout oublié : il n’est pas de meilleur exemple que l’Islande.

L’auteur situe l’histoire au XVIIIe siècle, lorsque le Danemark cherche du fer pour fondre des canons et faire la guerre aux Suédois qui lui ont piqué la Scanie. Mais les caisses de l’État sont vides, englouties dans les fêtes et les caprices. Il faut donc pressurer l’île esclave. Le premier chapitre montre donc le démontage de ‘la cloche’ d’Islande, sise au lieu du parlement traditionnel, l’Althing. Le roman met en scène quatre personnages principaux, chacun présentant une face de la culture islandaise, l’un des trois étages de l’homme : instincts, passions, intelligence.

  1. Le paysan Jon Hreggvidsson est robuste et noir de poil, il est la force de la nature qui survit à tout, aux intempéries, aux tourments, à l’alcool.
  2. La femme-elfe, maîtresse de grande ferme et fille du gouverneur Snaefrid Eydalin Björnsdottir, est la passion, vierge guerrière qui se donne à qui elle veut, conduite par l’honneur, ce sens inné de la réputation qui tient tous les Vikings.
  3. Le lettré Arni Arnaeus collecte les anciens parchemins et représente l’Islande au roi du Danemark ; il est féru de droit et d’anciennes coutumes, la mémoire de l’île.
  4. S’oppose à lui comme la nuit au jour le chrétien archiprêtre Séra Sigurd, ambitieux, obstiné, renfermé, qui enrobe de latin ses discours pour imposer sa loi sous prétexte de Dieu. Est-il l’âme contre la raison ? L’au-delà contre l’ici-bas ? L’auteur ne tranche pas tant il n’y a ni Bien ni Mal en Islande, seulement du bon et du mauvais.

Chaque personnage est alternativement lumineux et sombre, ni ange ni bête mais humain. Jon a-t-il tué l’envoyé du roi lorsqu’il était bourré ? Peut-être, nul ne le sait, même pas lui, toujours est-il que l’autre a été retrouvé mort au matin auprès de lui. Il sera donc jugé et condamné, mais sans défense digne de ce nom, et le jugement sera cassé à Copenhague, puis durera dans les chicanes comme adorent les descendants vikings. Jon a réellement existé, comme Arni, ce qui fait le sel de l’histoire. C’est Snaefrid, éprise d’Arni, qui va délivrer Jon ; Arni qui va faire casser son premier jugement ; Snaefrid qui va causer la perte d’Arni ; Sigurd qui va gagner en imposant la négation de soi à l’énergie de vie qui anime tous les autres personnages. Il finira évêque (luthérien) d’Islande et marié à la blonde Snaefrid.

La leçon du roman est amère, juste avant l’indépendance accordée à l’Islande en 1944, le 17 juin : tout ce qui est vivant a été étouffé depuis l’ère viking, par l’Église réformée, le Danemark, les querelles des grandes familles, le monopole des commerçants danois, les maladies, la famine… Seules résistent le paysan et le lettré, ces deux faces des Islandais, témoins du puissant vouloir-vivre.

Le lecteur pourra être rebuté par la typographie minuscule de l’édition de poche GF et par les 510 pages de ce roman en trois parties. Mais les chapitres sont courts et très souvent captivent sans qu’on s’en aperçoive ; cette faculté de décrire directement les choses, les paysages, les personnages sans jamais interpréter ce qu’ils font ni donner de morale est d’une grande force d’évocation. Elle laisse le lecteur libre d’en penser ce qu’il veut sans que personne ne dise « je » ou « il faut penser que ». Qui veut pénétrer un peu de cette âme islandaise au travers de sa culture rencontrera ce monument littéraire sur sa route ; une fois dans le pays, il comprendra mieux encore cet affrontement permanent de l’ordre et du désordre de la nature, des éléments et des humains dans cette île sauvage composée de glace et de feu entourée par la mer glaciale arctique, il comprendra mieux cette puissance de vie viking qui régénère le peuple à chaque génération.

Halldor Kiljan Laxness, La cloche d’Islande, 1943, traduction de Régis Boyer 1979, Garnier-Flammarion GF 2008, 510 pages, €9.31

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Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

L’Islande est une terre âpre où les saisons sont très contrastées. Les tempêtes venues de l’Arctique font rage en quelques heures mais le printemps explose dès que revient le soleil. Les romans de ses fils rendent compte de cette rudesse. Dans celui-ci, nous sommes au début du XXe siècle. La mer est le monde des hommes, la terre celui des femmes. L’initiation à la vie adulte s’effectue l’un par l’autre, très tôt.

Dès les premières pages, nous faisons connaissance d’un jeune homme taciturne et bien bâti, Bardur (se prononce Barvur, le d norrois ressemblant au th anglais de ‘the’). Il est flanqué d’un jeune dont on ne saura jamais le prénom : le gamin. Ledit gamin a perdu son père en mer à l’âge de six ans. Son frère et lui furent « placés » dans des familles différentes pour y être élevés en servant d’apprentis. Sa mère et sa sœur n’ont survécu que quelques années, parties de la grippe. Le gamin se trouve donc seul au monde. Il s’est attaché à Bardur comme un plant à un tuteur, admirant sa force, son calme et son professionnalisme. Tous deux ont découvert les livres et les aiment à la folie.

C’est l’une des caractéristiques de l’Islande d’aimer la littérature. Il y a très peu d’habitants, environ 60 000 à cette époque, mais aucun n’est illettré. La poésie scaldique et les sagas sont dans toutes les mémoires, comme ce fut le cas pour les Grecs de l’Odyssée d’Homère. Isolés, surtout durant les mois d’hiver, les relations humaines proches sont bien vite pesantes et il faut s’évader. Les livres de poésie et les étoiles y aident.

Mais les mots ne sont pas innocents. Comme certaines formules runiques, ils peuvent tuer. C’est ce qui arrive à Baldur, ensorcelé par ‘Le Paradis perdu’ de John Milton, qu’un vieux capitaine aveugle lui a prêté. « S’en vient le soir / Qui pose sa capuche / Emplie d’ombre… » Revenu à la cabane pour y lire une dernière fois ces vers et les graver dans sa mémoire pour les longues heures à ramer qui l’attendent, Baldur en oublie sa vareuse cirée. En mer, où le temps s’étire au rythme lent de la chaloupe, être mouillé c’est être mort, surtout lorsque souffle le vent glacé qui vient tout droit de la banquise. Le positionnement du bateau a réchauffé les hommes, les lignes à morues sont posées et elles donnent. Mais le vent se lève et il faut rentrer, vite avant que la houle menace de faire chavirer. Baldur s’efforce de se réchauffer mais la partie est perdue. Il se recroqueville de froid, puis s’éteint. C’est un cadavre gelé que ramènent, des heures plus tard, les marins avec la morue.

Le gamin, à vingt ans, se retrouve à nouveau orphelin. Il devient adulte par cette initiation brutale, jurant de quitter la mer qui lui a pris son père et son ami, et sur lequel il vomit quand elle bouge. Mais l’avenir lui apparaît aussi bouché que la neige dans la tempête. Il parvient à joindre le Village pour rendre le livre à son propriétaire. Il ne veut plus connaître ‘Le Paradis perdu’, lui qui vient de le perdre une fois de plus. C’est alors qu’il renaît grâce aux femmes. Sa timidité pataude, sa langue qui lui fait dire spontanément la profondeur de sa détresse, sa maigreur musclée mais fragile, séduisent les matrones du lieu qui en ont vu, des hommes. On lui ménage une place à la Buvette, ce haut-lieu de convivialité des hameaux islandais. Il fera la lecture au capitaine aveugle et servira la bière au capitaine qui doit réarmer. De quoi réparer son âme pour un hypothétique avenir.

Ce roman pudique est rempli de tendresse humaine, malgré la rudesse du lieu et des mœurs. La réalité n’est jamais niée ou idéalisée comme dans les pays plus alanguis, mais le tragique reconnu ne va jamais sans un certain humour, qui est réaction vitale. « Il est ici question de vie ou de mort, et la plupart préfèrent la première option à la seconde. La vie a cet avantage par rapport à la mort que, d’une certaine manière, tu sais à quoi t’attendre, la mort est en revanche une grande incertitude et il est peu de chose dont l’homme s’accommode aussi mal que l’incertitude, elle est le pire de tout » p.90.

Chacun trace son chemin de par son vouloir vivre, mais la faiblesse passagère trouve toujours une épaule contre laquelle se tenir pour passer le cap. Douleur, espoir, tendresse, c’est toute la palette des émotions que Stefánsson fait revivre au travers du gamin. Cela vous poigne, vous n’en sortez pas indemne. Ce qui est le signe d’une bonne littérature. Lisez ce roman venu de l’île du nord, il vous changera de tout cet insipide qui encombrent trop souvent les rayons libraires. Compte-tenu de son succès cette année, il vient de paraître en poche Folio.

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre (2007), Folio, 260 pages, €5.89

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Arnaldur Indridason, Hypothermie

Les commissaires islandais n’ont pas toujours grand-chose à faire… Ce pourquoi ils creusent obstinément une intuition qu’ils ont, parfois, sur une affaire évidente pour tout le monde et vite classée. Un suicide parfait par exemple. Maria était une femme heureuse en ménage mais aussi une ex-petite fille qui avait connu des malheurs. Un peu comme tout le monde en Islande. Erlendur Sveinsson, le commissaire, n’a-t-il pas perdu son petit frère dans une tempête lorsqu’il avait dix ans ?

Lui a été retrouvé par hasard, lorsque la battue a fouillé la neige accumulée par la tempête – pas son frère. Il était sur le ventre et en état d’hypothermie. On dit que, lorsque le cœur s’arrête de battre une ou deux minutes et qu’on est ensuite réchauffé pour revenir à la vie, on fait l’expérience de la mort. On passe au-delà. Certains décrivent alors le tunnel, les lumières, l’appel des disparus chéris… Erlendur enfant n’a rien senti qu’un trou noir, mais peut-être son cœur battait-il encore lentement ? Étrange cependant que l’époux de la suicidée qu’on vient de retrouver, Maria, ait tenté lorsqu’il était étudiant en médecine une expérience du même genre. Étrange aussi qu’il ait eu une liaison avec une actrice ayant joué le rôle de Magdalena, lorsqu’ils étaient tous deux en école de théâtre. Magdalena n’est-il pas justement le nom de la medium que Maria venait d’aller voir ?

L’auteur maîtrise absolument son livre, il le bâtit avec art, mêlant présent et passé, vieilles affaires et affaires neuves. Erlendur est un taiseux, mais là s’arrête le parallèle avec le commissaire de Vargas. Erlendur est islandais, donc les pieds sur terre, et déteste le théâtre. Erlendur est beaucoup plus vrai qu’Adamsberg. Il est divorcé d’une femme trop fusionnelle qui voulait compenser son enfance ratée. Il a deux enfants qu’il a laissé trop longtemps sans les voir mais qu’il aime à retrouver. Il a ce petit frère perdu dans la tempête avec lui et dont il ne s’est jamais remis de la disparition. Il tente de faire un semblant de clarté sur tout cela en cuisinant du mouton fumé, de la saucisse de foie en saumure et du macareux au gruau.

L’obsession du livre est le froid, celui qui engourdit et empêche de penser, celui qui rend indifférent à la vie réelle, celui qui permet à ceux qui croient aux fantômes et à l’au-delà de fantasmer. Erlendur est tout seul sur cette enquête qui n’en est pas une – car elle n’a rien d’officielle. Commissaire mais humain, il est désespéré de ne pas savoir ce qui s’est passé dans de vieilles affaires qui remontent à une génération. La perte de son petit frère, par exemple. Pour lui, il ne va pas trouver, enfin pas dans ce livre encore. Mais pour d’autres, peut-être… Comme ce jeune Daniel, encore lycéen et qui venait de trouver la première copine de sa vie quand il a disparu. Ou Durun, cette étudiante en biologie passionnée de lac et amoureuse d’une vieille Mini cabossée dont la portière passager était coincée, comme les vitres, disparue elle aussi. Sans laisser de traces… sauf dans la mémoire enfouie. Il suffit de rabouter les fragments d’une histoire pour en trouver la fin. Peut-être.

Un bien bon livre, qui va au-delà du roman policier, et dit beaucoup sur l’Islande et sur ses habitants pour qui les connaît. Il se lit avec bonheur avec ses chapitres courts, ses apartés, sa progression lente mais certaine, malgré les noms à rallonge des lacs et des villages. Ce livre est sélectionné pour le concours Meilleur polar des lecteurs de Points 2011.

Arnaldur Indridason, Hypothermie (Hardskafi), 2007, Points Seuil 2011, 351 pages, €6.65

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Jules Verne, Voyage au centre de la terre

Parmi l’un de ses premiers Voyages extraordinaires Jules Verne, écrivain pour la jeunesse féru de théâtre, part explorer les entrailles du globe. Il publie son roman comme un récit, exactement un an après l’aventure qu’il date de mai 1863. Le respectable professeur d’université Lidenbrock a acheté un manuscrit d’un alchimiste islandais du XVIe siècle, Arne Saknussemm. De retour dans sa maison ancienne à pignons de Hambourg (aujourd’hui détruite par les bombes incendiaires alliées), il convoque son neveu orphelin Axel, 18 ans, pour lui faire part de sa découverte. Un parchemin crypté de runes s’en détache. C’est le début, haletant, d’une aventure sans équivalent jusqu’alors.

Jules Verne est un poète de la science. Positiviste, comme son temps, il croit dur comme fer aux découvertes et explorations. Le savoir humain n’a d’autres limites que le temps et les préjugés. Chaque pas en avant contre l’obscurantisme est une aventure de l’esprit comme de la volonté. Lidenbrock enrôle l’adolescent Axel, pourtant amoureux de la pupille du professeur, Graüben, 17 ans, et monte aussi sec une expédition vers l’Islande. Il faut près d’un mois, en ce temps là, pour accéder à l’île isolée. Le train jusqu’au Danemark, l’embarquement sur un voilier de commerce, les chevaux jusqu’au volcan éteint Snaeffels au nord-ouest de Reykjavík, enfin l’escalade, puis l’attente. Car le soleil se montre rarement au sommet du volcan entouré de glaciers. Or c’est lui qui, selon le cryptogramme, indique la bonne cheminée du volcan qui mènera au centre de la terre.

Nous sommes dans l’aventure et elle est bien menée ; dans la spéculation scientifique où les doutes comme les hypothèses sont bien expliqués ; dans le théâtre avec les trois personnages aux caractères bien tracés. Lidenbrock est un savant, donc sûr de lui et dominateur mais aussi courageux, entreprenant et résistant, ce qui n’empêche pas une certaine tendresse pour son neveu. Axel est un gamin de 18 ans, donc exalté mais encore tendre, physiquement moins fort que les adultes mais observateur et plein de vie. Hans, l’Islandais chasseur d’eiders, est un flegmatique, fidèle à son patron et à son oie apprivoisée, mais fort comme un Viking. Ces trois caractères-là se complètent.

Descendus par un jeu de cordes dans la cheminée volcanique, fort loin du sommet, ils pénètrent dans des galeries sombres, à peine éclairées par les fameuses lampes de Ruhmkorff qui produisent chimiquement de l’électricité. Ils se perdent, crèvent de soif, Axel défaille. Révisant son hypothèse, Lidenbrock rebrousse chemin pour choisir une autre voie et le génie humain permet d’obtenir de l’eau. Une cascade, qui prend toujours la meilleure pente, les guide vers les profondeurs. Axel se perd, étourdi comme un gamin. Une fois encore le génie humain via la science des sons, va permettre de le retrouver. C’est alors une mer intérieure qui s’ouvre, où les trois compagnons vont s’embarquer sur un radeau fabriqué de bois fossile. Rencontre de monstres marins du jurassique, puis d’un cimetière de squelettes de l’ère secondaire et même de l’homme fossile de l’ère quaternaire, dont Boucher de Perthes vient de découvrir les restes dans la Somme !… Pour l’aventure, il fait chaud (et Axel se déshabille), l’atmosphère est saturée de vapeur électrique qui donne une lumière diffuse.

Mais il faut bien conclure. Après cette exploration inédite, et avoir retrouvé une dague gravée aux initiales d’Arne Saknussemm, la voie qu’il indique est bouchée par un séisme. Qu’à cela ne tienne ! Les compagnons n’ont pas emporté autant de bagages sans y trouver quelques ressources. Du fulmicoton fera l’affaire : faisons sauter l’obstacle. Mais là, retournement quasi écologique, la nature ne fait pas toujours ce qu’on veut d’elle. L’explosion libère une lave qui emporte les naufragés sur leur radeau dans de vraies montagnes russes, « à trente lieues à l’heure ». Les voilà échaudés par le magma qui les pousse cette fois vers le haut. Axel ne garde comme vêture qu’un pantalon déchiré avec ceinture, ce qui permet à Hans de le retenir au bord du précipice. Car, sans le voir, ils sont projetés par un volcan à la surface !

Les voilà sur une pente, dans un paysage d’oliviers, avec la mer bleue au pied. Où sont-ils donc ? Un gamin effrayé de les voir « à moitié nus » le leur apprend : depuis l’Islande, ils se retrouvent dans les îles Lipari ! De retour à Hambourg, ils sont fêtés comme des héros et les controverses scientifiques reprennent de plus belle. Axel n’en a cure : après cette épreuve initiatique, il est définitivement adulte. N’oublions pas que Jules Verne écrit pour les adolescents de son temps. Axel épouse sa Graüben et – l’histoire ne le dit pas – ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Peut-être pas autant que les dix-neuf de cette ferme d’Islande, qu’Axel a mignoté sur ses genoux à l’aller, mais quand même.

Un film a été tiré de cette aventure en 1959 et il est aussi beau que le livre. D’abord parce que les décors fantastiques ont été bien réalisés, le carton-pâte donnant l’illusion du vrai et les canyons américains faisant très ‘centre de la terre’. Ensuite parce que le réalisateur a ajouté une intrigue entre savants qui donne du piquant policier à l’aventure. La sensualité qui couve dans le roman avec les femmes, bien plus présentes que dans le livre, s’éclate avec Axel en jeune homme athlétique (rebaptisé ici Alec) que les frottements, la chaleur et les malheurs font sortir complètement nu du cratère à l’arrivée – et devant des bonnes sœurs ! Seconde guerre mondiale oblige, le professeur Lidenbrock est renommé Lindenbrock et appartient à l’université d’Édimbourg…Pas question de filmer un héros allemand, tout le monde en devient écossais ! Quatre personnages sont ajoutés à ceux du livre : le professeur Göteborg qui va tenter de piquer l’idée à Lindenbrock, sa femme Carla qui fera partie de l’expédition (impensable aux temps victoriens de Jules !), l’oie Gertrud qui sera l’occasion de scènes filmiques, enfin le descendant Saknussemm en genre nazi régnant sur un empire de mille ans.

Il existe aussi un film d’Eric Brevig, sorti en 2008 chez Metropolitan Export. Le professeur devient Anderson, Axel rapetisse à douze ans et devient Sean, tandis que le guide islandais est politiquement et correctement transformé en bonne femme pour plaire aux minorités activistes. Autant dire que ce divertissement commercial est pour môme  ou pour faire avaler burgers et coca aux masses lobotomisées. Juste pour faire du fric avec la marchandisation d’un mythe, rabaissé au bas niveau des foules banlieusardes américaines. Seule la 3D pallie la nullité du scénario réécrit.

Ce ‘Voyage au centre de la terre’, auquel on ne peut pas croire une seconde au XXIe siècle, reste actif dans l’imagination, offrant une vision positive de la science et de l’ingéniosité de l’homme. Il donne aux jeunes l’envie de bouger et de pousser leur vie, d’explorer pour la science. Ce n’est pas là son moindre mérite. Mais mieux vaut lire le livre ou voir le film de 1959 que la merde commerciale des années 2000 !

Jules Verne, Voyage au centre de la terre, 1864, Livre de poche jeunesse 2008, 5.22€

Film de Charles Brackett, 1959, Twentieth Century Fox, avec James Mason (Lindenbrock), Pat Boone (Alec), Arlene Dahl (Carla), en DVD, 10.47€

Film d’Eric Brevig (version 3D blu ray) 2009, Metropolitan Export

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Arnaldur Indridason, La voix

On a assassiné le père Noël ! Même en Islande, pays de la glace et du feu, cet incident ne passe pas inaperçu. Mais point de cellule d’aide psychologique pour les enfants déçus, on n’est pas dans la France du care aubryste. La compassion est plus subtile au pays des sagas et des poèmes skaldiques. Elle consiste en une enquête à la Maigret, avec tâtonnements et fausses pistes, toujours dans la psychologie.

C’est que l’aujourd’hui dépend d’hier et qu’hier n’a pas été toujours innocent. Qui était donc ce père Noël, dans le civil portier d’hôtel effacé vivotant au fond d’un cagibi depuis vint ans ? Pour quelle raison l’a-t-on tué ? Le sexe ? L’argent ? La réputation ? Ces trois motifs récurrents de tous les meurtres sont examinés tour à tour.

Le grand hôtel de Reykjavik s’emplit de touristes venus apprécier la bonne neige et la tempête hivernale, tout en se gavant de mouton fumé, de bière hors de prix (la plus chère du monde, dit l’auteur en 2002) et en se déguisant des fameux pulls islandais qui ne sont guère portables autrement, sinon dans l’Himalaya. Le criminel est-il un touriste de passage ? Un collègue de l’hôtel ? Une pute attirée par la foule des michetons ? Quelqu’un d’autre entré ici comme dans un moulin ?

Le commissaire Erlendur est un taiseux. Il cache en ses profondeurs un drame qu’il a peine à sortir. Divorcé depuis vingt ans, il a délaissé ses enfants (dans ce roman, on apprend pourquoi) et sa fille, qui vient le voir quand même, s’est droguée et a perdu un bébé. Pas simple de se dépatouiller des vies des autres lorsque la sienne n’est déjà pas claire… C’est tout le sel de cette enquête, menée en lieu clos et en six jours – comme dans la Bible. Le septième jour est Noël, où chacun se retire en famille, comme il se doit.

Flanqué de ses adjoints l’inspecteur Sigurdur Öli, qui n’a jamais pu avoir d’enfant jusqu’ici, et de l’inspectrice Elinborg, qui suit le procès d’un enfant battu, le commissaire Erlendur patauge mais avec méthode. La lumière se fait peu à peu, d’indices en indices. L’enfant est ici le thème du livre : enfant désaimé, enfant prétexte, enfant modèle, enfant repoussoir, enfant poupée… Certains pères exigent de leur enfant qu’ils deviennent le modèle qu’eux-mêmes ont dans la tête, la réalisation qu’ils n’ont pu accomplir. D’autres se servent de leur enfant comme d’un punching ball dans les moments de stress, ou de faire-valoir social quand ça les arrange. A moins que ce soit la mère, effacée en apparence, en retrait ou décédée, qui soit finalement responsable de tout ce qui arrive.

La voix du titre français est celle d’un soliste de douze ans. Elle ouvre et clôt le livre. Un bien beau livre où la psychologie atteint des profondeurs qu’on ne trouve plus guère en France.

Arnaldur Indridason, La voix, 2002, Points policier, Seuil 2008, 401 pages, €7.12

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Arnaldur Indridason, Hiver Arctique

Encore un roman islandais ? C’est que l’Islande est un pays perdu vers le nord, proche des glaces polaires, et qu’il y fait nuit six mois par an. Les gens aiment donc à se réfugier sous la couette, leur travail terminé, pour rêver, pour lire ou pour écrire. Le roman policier est le moyen de parler de la société contemporaine sans en faire une thèse ni se perdre dans les méandres des passions compliquées. Rien de tel qu’une intrigue policière pour mettre au jour les relations humaines toutes simples, sans envisager une œuvre littéraire ou un grand sentiment.

Nous sommes dans les années de plein boom de l’économie islandaise. Ce petit pays de 320 000 habitants est à peine sorti de la pêche et de l’élevage pour investir dans l’industrie consommatrice d’énergie (qui n’est pas chère grâce à la géothermie volcanique). On bâtit, on produit, on exporte. La main d’œuvre non qualifiée manque et le niveau de vie nord-européen séduit des populations immigrées qui viennent y trouver un travail et s’y marier, malgré le climat.

Cette déstabilisation brutale de la société, en une dizaine d’années, ne va pas sans heurts. Les mentalités sont bousculées dans leurs habitudes et traditions, la langue islandaise restée intacte depuis l’an 800 est menacée d’expressions anglaises toutes faites, la culture est sommée de devenir multi, dans un métissage où chacun perd ses repères. Rien d’étonnant à ce que l’école soit le lieu des conflits. Les élèves nés dans le pays n’en ont pas le faciès, ceux immigrés adolescents parlent mal et se font moquer. Cela engendre crispations identitaires et ressentiment. Quoi d’étonnant à ce qu’Elias, petit métis thaï-islandais de dix ans, soit retrouvé mort poignardé, un soir de gel arctique sur le parking de son immeuble ?

C’était un enfant doux et rêveur, gentil avec tout le monde. Sa beauté gracile a-t-elle séduit un pédophile ? Tout le monde se connaît en Islande et les vieilles histoires refont surface. Est-ce plutôt un crime raciste ? Des conversations vives entre professeurs et des menaces contre des adolescents asiatiques ont été proférées. S’agit-il d’un drame familial ? Le grand frère d’Elias, thaï cent pour cent, était-il jaloux de l’adaptation du petit ? Son père islandais, qui venait de divorcer, a-t-il voulu se venger ? Des ados trainent sans rien faire après l’école, rayant des voitures par ennui, volant dans les supermarchés, dealant de la drogue, agissant comme « de sales petits cons ». Juste parce que leurs parents ne s’occupent pas d’eux, pris par leurs affaires et leurs amours compliqués, dans un pays rude où le vent, l’hiver, hurle à la mort.

Elias, l’enfant islando-thaï, est le symptôme de cette Islande qui va mal, prise dans le tourbillon de la modernité et de la mondialisation. La société est sommée de s’adapter au politiquement correct. Les gens font le gros dos, comme en hiver, où ils se calfeutrent chez eux en attendant que la vague de froid ait pris fin. Mais est-ce la solution pour vivre ensemble ?

Nous sommes entre l’univers de Simenon (en plus froid) et celui de Freg Vargas (en moins surréaliste). Le travail de policier, dans les pays nordiques, c’est du sérieux. Le récit erre de piste en piste, mêlant les personnages. Le commissaire roule dans une Ford Falcon d’il y a trente ans, (image) l’équipe d’inspecteurs voit la personnalité de chacun mise en valeur, ombres et lumières. L’assassin sera retrouvé, à la toute fin, aussi improbable qu’il soit. En marin consommé, Arnaldur nous a bien mené en bateau. Pour notre plaisir de lecture, mais non sans compassion pour cette jeune âme de dix ans fauchée trop tôt, qui rêvait de rejoindre l’oiseau de son rêve.

Arnaldur Indridason, Hiver Arctique, 2005, Points policier mai 2010, 405 pages, Prix Clé de verre du roman noir scandinave, €7.12

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Arnaldur Indridason, La cité des jarres

Il y a dix ans paraissait le premier roman policier d’un journaliste islandais intitulé « Marécage » (Mýrin) et traduit autrement en français. Il introduisait les trois personnages typés que sont le commissaire Erlendur et ses inspecteurs Sigurdur Oli (homme) et Elinborg (femme). Ainsi que les personnages secondaires qui prennent toujours une place dans le récit que sont Marion Briem (ancienne patronne de la police de Reykjavik), Eva Lind (fille) et Sindri Snaer (garçon), les enfants adultes du commissaire. Erlendur est une sorte d’ours divorcé qui se nourrit de plats réchauffés au micro-ondes et qui dort souvent tout habillé. Il est loin d’un Maigret, plus proche d’Adamsberg, le lunaire de Vargas, inadapté et polarisé. Surtout dans ce premier tome, les suivants rectifieront ce côté zombi pour récupérer un peu d’humanité au personnage.

Car ce qui compte est de montrer à voir l’Islande, pays de l’auteur et où officie Erlendur, île de glace et de feu bouleversée par la modernité technologique consumériste. Les comportements de la génération adulte y apparaissent décalés, comme inhibés par tout ce qui se passe et qui arrive trop vite : l’informatique, l’immigration, la drogue, les modes américaines… Dernier gadget de la recherche scientifique, le Centre d’étude du génome s’est installé en Islande justement parce que le pays est une île, restée isolée longtemps des influences extérieures à cause de son climat. Il est facile de recenser les origines des quelques 320 000 habitants en remontant jusqu’à l’an 874, date de la colonisation depuis la Norvège avec des apports irlandais. Ce fichage génétique a fait l’objet de polémiques dans le pays à la fin des années 1990 et l’auteur en fait le sujet de son roman.

Faut-il explorer ces « marécages » d’où nous sommes sortis ? Le meilleur comme le pire peut émerger de la fange et chercher à tout expliquer peut conduire au crime. C’est bien ce qui se produit et le commissaire Erlendur devra débrouiller l’écheveau du présent et du passé. Différentes strates de passé se cumulent elles aussi pour emmêler l’affaire.

Nous voici donc plongés dans une belle intrigue où rien n’est simple, avec des personnages qui sont de leur temps avec leur humanité, portée au bonheur ou au malheur à des degrés divers. C’est bien écrit, sans chichi, allant directement au but. Le livre a reçu le prix Mystère de la critique en 2006 en France car il renouvelle le genre mieux que les dérives anarcho-gauchistes du personnage créé par Fred Vargas. Erlendur est un pragmatique, pas un idéologue ; un humaniste, pas un lunaire lunatique ; quelqu’un qui veut ramener un peu de propreté et de probité dans la société, pas un « pelleteux de nuages ». Nous avons là des enfants et des parents, des couples et des divorces, des amours et des viols. La vie telle qu’elle est, même en Islande.

Arnaldur Indridason, La cité des jarres, 2000, Points policier 2006, 328 pages, €6.65

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Arni Thorarinsson, Le dresseur d’insectes

L’Islande contemporaine n’aura plus de secrets pour vous après avoir lu Arni (les Islandais s’appellent toujours par leur prénom, les noms de famille n’existent pas ; Thorarinsson indique seulement qu’il est fils de son père). Le héros d’Arni est journaliste – comme lui – et travaille dans le bled. Localement, cela veut dire loin de la capitale Reykjavik, où réside plus de la moitié de l’Islande.

Dans ces terres du nord au bord de l’océan glacial arctique, il n’y a pas grand chose à faire. Tout le monde se connaît depuis l’enfance, tout le pays est vaguement cousin depuis le IXème siècle et le travail dans la décennie 1997-2007 consiste à s’enrichir. C’est toujours mieux que le poisson qu’il fallait arracher à l’océan glacial plusieurs mois par an dès l’âge de seize ans.

Dès qu’il y a une fête officielle quelque part, la foule afflue. Chacun sait comment cela va se dérouler : saoulerie, drogue, abus sexuels, bagarres… Il y aura des viols, des gens abimés, des ados défoncés qui baisent dans les jardins dès la puberté, des pavés dans les fenêtres des bons bourgeois – en bref, rien que du courant. La petite ville d’Akureyri au nord-est de l’île organise sa ‘tout-en-une’, sa fête annuelle ouverte à tous de 7 à 77 ans. Ses cinq policiers en tout et pour tout n’auront qu’à contrôler les statistiques de toutes les lois et jeunesses des deux sexes violées ici ou là.

Sauf qu’il y a meurtre. Une jeune fille est retrouvée nue dans la baignoire désaffectée d’une maison hantée, vide depuis longtemps. Le commissaire Olafur et le journaliste Einar enquêtent. Ils sont secondés par Agust, neveu du commissaire et lycéen venu faire un stage rémunéré au journal pendant les vacances, et Gunnsa, la fille d’Einar accompagnée de son petit copain noir Raggi, seize ans chacun. Tout ce petit monde s’amuse, ce qui veut dire picoler et baiser, voire tâter de la drogue, mais…

Justement, une équipe de la télévision américaine doit tourner une série love dans la ville et vient de louer la maison hantée. L’Islande est réputée pour ses mœurs libres et pour con goût de la romance télévisée. Ce qui fait bien les affaires des puritains américains et « spoliateurs capitalistes », comme le dit Agust. Il fréquente assidûment les sites qui évoquent Karl Marx et voit dans la frénésie de sexe et de fric le début de la chute en civilisation. Il n’a pas vraiment tort… et ce roman prémonitoire sur les déboires qui allaient bientôt s’abattre sur l’Islande en témoigne.

Comme à chaque fois (lire ‘Le temps de la sorcière’), Arni Thorarinsson nous livre une peinture sociologique humoristique de son île, avec un goût pour l’humain attachant. L’intrigue policière est le sel qui permet de mettre en valeur les mœurs et les personnalités. Si vous connaissez déjà l’Islande, vous verrez que c’est criant de vérité et vous découvrirez l’envers du décor ; si vous ne la connaissez pas, cela vous donnera envie d’y aller. Il n’y a pas que des péquenauds dans le nord.

En témoigne ce réalisme ironique de l’histoire locale :

« L’homme demanda à Dieu : pourquoi as-tu créé la femme aussi belle ?

Dieu lui répondit : afin que tu puisses l’aimer.

Mais, mon Dieu, pourquoi l’as-tu créée si bête ?

Afin qu’elle puisse t’aimer, répondit Dieu.

Margrét promène son regard sur nous avec un air de contredisez-moi si vous l’osez.

– C’est une histoire vraie, ajoute-t-elle. » (p.281)

Arni Thorarinsson, Le dresseur d’insectes, 2007, Points policier, Seuil 2009, 443 pages, €7.41

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Arni Thorarinsson, Le temps de la sorcière

Nous sommes en Islande durant l’ère de prospérité, quelques années avant la crise financière. Le petit pays de 320 000 habitants s’industrialise, les vieilles familles cèdent leurs entreprises à des conglomérats, les lycéens goûtent à la drogue de plus en plus jeune, les adultes s’alcoolisent par tradition le vendredi soir. Einar est journaliste. Envoyé dans le nord du pays comme à Limoges sous Napoléon III, il vit cet exil professionnel comme un moyen de mieux connaître les habitants.

C’est toute une faune locale pittoresque qu’il décrit par petites touches vivantes, dans le bled d’Akureyri, capitale du nord. Quiconque est allé dans ce pays rude reconnaît sans peine le décor sauvage et ses habitants attachants. L’auteur n’a pas son pareil pour croquer les politiciens à langue de bois, les néo-industriels à l’américaine, les policiers imbus de leur fonction, les tensions avec les immigrés venus de l’est ou du sud, les adolescentes potaches, les lycéens branchés qui intercalent de l’anglais tous les deux mots, les maisons de retraites aux vieilles scotchées devant la télé pour voir ‘Les feux de l’amour’.

Une femme tombe d’un raft dans une rivière glacée ; elle était sous médicaments et meurt, mais surtout d’un traumatisme crânien pour avoir rencontré un rocher. Un trio de skinheads, drogués et violents, sèment la terreur dans les bars à immigrés ; son chef est le fils d’une huile locale, ce qui n’arrange rien. Une troupe du lycée prépare la première d’une pièce de théâtre viking, ‘Loftur le Sorcier’ ; sa vedette est le beau Skarphedinn, musclé, cultivé et sûr de lui. De ces fils bigarrés, Arni fils de Thorarin, va faire un écheveau. Le lecteur ne sera éclairé que dans les derniers chapitres, baladé tout au long sur des pistes improbables. Car tout se tient…

Le lien, c’est le nouvel état d’esprit en Islande. La montée de l’individualisme, de l’égoïsme, du plaisir pris ici et maintenant en manipulant les autres si besoin est. Tout ce qui vient de l’Amérique libertarienne, où le ‘libéralisme’ n’a plus rien à voir avec celui de la vieille Europe. « Mes désirs sont puissants et dénués de limites. Au commencement était le désir. Les désirs constituent l’âme des hommes. » Ainsi parlait le Sorcier incarné par le jeune homme. Il ne jouera pas la pièce, retrouvé le crâne défoncé dans une décharge industrielle quelques jours avant la Première. Il avait pourtant cristallisé autour de lui un aréopage de jeunes filles et d’hommes mûrs, attiré par son soleil. Il était monté à 14 ans à Reykjavik pour jouer un téléfilm, ‘Le chevalier de la rue’, où il chevauchait en justicier chef de bande une mobylette.

Un roman policier qui est conte philosophique, voilà ce que nous offre l’auteur islandais. Ce n’est pas un hasard si l’intrigue se passe durant la semaine sainte de Pâques, la plus importante dans le calendrier de l’Église (luthérienne en Islande). « Les événements de la semaine sainte nous aident à comprendre le sens de la souffrance dans notre propre existence », dit le pasteur. A qui le dit-il ! Ses paroles sont prophétiques, le lecteur comprendra à la fin. L’effondrement de l’égoïsme dans la faillite bancaire, quelques années après ce roman, était d’autant mieux annoncé.

Arni Thorarinsson, Le temps de la sorcière, 2005, Points policier, Seuil, 426 pages

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Retour à Reykjavik

Article repris par Medium4You

Il fait 15° et la pluie s’arrête lorsque nous rentrons à Reykjavik. La conurbation commence loin du port, très tôt dans la campagne. La plupart des industries d’Islande sont là. Des lignes de bus orange desservent l’étendue où des bureaux de verre et d’acier et des entrepôts jouxtent de beaux immeubles d’habitation tout neuf à trois étages, dont les balcons loggias sont protégés de verre fumé.

Des filles blondes nous font des signes depuis le bus, en voyant passer le Mercedes rouge frappé de l’inscription « gens des montagnes ». Un adolescent Philippin glisse un sourire à nos faces barbues et bronzées de baroudeurs tandis que des gamins blonds se tournent vers le spectacle que nous sommes à l’arrêt au feu rouge.

Notre hôtel est situé près de l’aéroport. C’est le Gardur Guesthouse de la chaîne Fosshotel, sur Hringbraut. Cette fois nous sommes tous ensembles car nous prenons l’avion tôt demain. Il n’y a que deux WC et douches sur chaque palier, un garçon et l’autre fille. Leur eau sent le soufre et est très chaude, alimentée sans doute par les volcans sans besoin d’énergie !


Douche et rangement des affaires avant un tour en ville. Nous errons par les rues commerçantes sans rien acheter, puis sur le port où sont les petits restaurants de pêcheurs un peu trop typiques. Nombre d’opérateurs proposent des tours en bateau pour voir les baleines et les phoques. Le bateau chic du copain de Bill Gates n’est plus à quai, il a repris la mer. Des filles maquillées et nattées déambulent en copines, zieutant les étrangers. Des ados s’éclatent en skate sur la place de l’Office du tourisme, portant seulement des tee-shirts malgré la température qui descend vers les 12°.

Est réservé le « restaurant-pizzeria » Hornid sur Greisgötu. Je prends une morue grillée rizotto et une bière Gull de 33 cl pour 22€, prix moyen du partage entre tous.

La moitié du groupe veut se finir en musique et cherche un café concert. L’autre rentre à l’hôtel pour une courte nuit. Lever à 4 h et petit-déjeuner rapide pour prendre le bus qui vient nous chercher et nous mener à l’aéroport. Belle lumière crépusculaire avec jeu de nuages sur le lac, le soir.

Le tableau d’affichage des vols montrent la hiérarchie du tourisme cette année : 3 vols pour Paris le 15 août, 3 vols pour les pays nordiques, 1 pour l’Allemagne, 1 pour le Royaume-Uni, 1 pour la Hollande et 1 pour Boston, USA.

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Cascades de la côte sud d’Islande

Article repris par Medium4You

Ce matin, nous grimpons la falaise de palagonite. Nous avons vue sur la mer au large, sur la plage immense rayée d’une plantation d’oyats rectiligne, plus verte, pour fixer le sable. En face de nous, arrondi, le volcan Hekla puis, sur la droite, la blancheur du glacier Myrdalsjökull. La falaise recèle en ses creux des nids de fulmars. Les petits sont guettés par un grand labbe.

Nous nous arrêtons à Vik, joli village, pour des achats au N1, à al fois supermarché, station d’essence et boutique de souvenirs.

C’est là que les filles font provision de choses à rapporter (c’est marrant, pas les garçons…). Il y a des peaux de phoque, des pulls en laine, des statuettes de trolls, des figurines de dieux nordiques, des livres…

Nous allons à la cascade de Skogarfoss, très touristique et assez grandiose du haut de ses 62 m. La légende veut que le colon viking Thrasi y ait caché jadis son trésor. Un jeune garçon intrépide a voulu aller le repêcher et il a plongé nu sous la cascade, attaché à une corde. Mais l’eau tourbillonnante l’a tellement secoué dans tous les sens qu’il n’est parvenu qu’à agripper, à tâtons, qu’un anneau de coffre. L’endroit était trop dangereux pour que quiconque ait voulu recommencer. L’anneau est resté longtemps sur la porte de l’église, avant d’être depuis quelques années au musée de Skogar. Nous ne l’avons pas vu.

Toute une bande de 8-10 ans islandais accompagnés de quatre moniteurs grimpent le chemin escarpé qui conduit au balcon d’où l’on peut voir la chute aux deux tiers de sa hauteur. Un petit blond au col défait a des chaussures de montagnes un peu grandes pour lui et il a du mal à les lacer correctement car il reste le dernier, court derrière les autres, se fait mal au pied et doit être recueilli par un moniteur qui se penche sur son cas avant de suivre enfin. D’en bas, la cascade fait un bruit infernal et mouille autant que la pluie quand on s’approche trop près.

Autre chute d’eau de 65 m à Seljalandsfoss, sur la même route. Cette fois, la cascade est bifide et l’on peut même passer dessous. Nous n’y manquons bien sûr pas. Un sentier conduit dans les herbes grasses à une petite chute suivante, Gljufrabui. Nous sommes au bord du massif basaltique et toutes les eaux viennent du glacier Myrdal. Le sable, les alluvions, le recul marin, dégagent une courte bande de terre jusqu’à l’Atlantique à cet endroit, d’où la profusion de cascades. Devant la chute, un parking herbu qui sert aussi de camping sans commodités. Nous y pique-niquons pour la dernière fois. Il faut tout finir du jambon, du fromage en tranches, des harengs au vinaigre ou à la crème curry. Il n’y a que la soupe que nous pouvons laisser, en sachets elle se garde.

En face de nous, les îles Vestmann, à quelques milles de la côte, tirent leur nom des ‘hommes de l’ouest’, ses premiers habitants étant des Irlandais et des gens des Hébrides et des Orcades. Elles sont 18, dont la principale, Heimaey, est munie d’un petit aéroport. Elles servent de lieux de vacances et de week-end mais n’ont pas toujours été sûres : le 23 janvier 1973, la bourgade coquette de 5273 habitants a reçu sur la tête 10 millions de tonnes de tétra, des scories grosses comme des grains de suie. Le volcan Hellgafell, silencieux depuis 6000 ans, s’était réveillé. Il n’y eu qu’une seule victime – morte deux mois après. La coulée est épaisse de 40 m sur le tiers englouti du village, mais 4500 habitants vivent à nouveau sur l’île. La lave a été arrêtée par l’arrosage des hélicoptères américains de la base OTAN, formant une digue. Déjà en 1627, des pirates seldjoukides venus d’Algérie ont attaqué l’île, tué une quarantaine de personnes et emporté 242 autres, femmes, enfants et éphèbes, pour les vendre comme esclaves en Afrique du nord. L’esclavage d’Islam a été lui aussi une engeance. Au sud de cet archipel éminemment volcanique, pitons émergés d’une fissure sous-marine de 30 km, a surgie en 1963 l’île nouvelle de Surtsey. Elle a été conservée comme réserve naturelle où observer la colonisation végétale et animale.

Nous ne visitons rien de tout cela faute de temps. Mais le guide fait quitter au chauffeur la route principale en direction d’une bourgade de l’intérieur, Thorleifskot. Que veut-il donc nous faire faire ? Une dernière randonnée ? Le camion stoppe devant une petite église blanche, on nous invite à entrer dans l’enclos qui forme cimetière. « Retournez-vous, là, que voyez-vous ? » Nous voyons une pierre tombale où est inscrit Robert James Fischer. Cela ne nous dit pas grand chose, mais l’homme fut célèbre.

Bobby Fischer a été un grand joueur d’échecs du temps de la guerre froide. Poursuivi par la CIA pour avoir été illégalement jouer en 1972 contre Boris Spassky, dans l’URSS sous embargo, il a fini ses jours en Islande le 17 janvier 2008.

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René Hardy, La route des cygnes

Lorsque j’avais quinze ans, élevé avec Ulysse le rusé Grec et Roland neveu de Charlemagne, j’ai découvert Erik le Rouge et son fils Leif l’Heureux. Les sagas scandinaves des Vikings ont alors compté autant pour moi que l’Odyssée et les combats des preux. Cette période, autour de 1968, était de jeunesse et de redécouverte. Il fallait secouer les vieux classiques en histoire, la doxa marxiste à l’université et le gaullisme devenu lourd en politique. ‘La route des cygnes’ appartient à ce mouvement de renaissance. Il romance en douze veillées le conte de l’exploration vers l’ouest des marins nordiques vers l’an mil, tandis que l’Europe continentale se rencognait frileusement en ses terres, châteaux forts et monastères, dans l’attente de l’Apocalypse. Je me dis, en 2010, qu’il y a peut-être une leçon à tirer pour aujourd’hui.

J’ai dévoré ‘La route des cygnes’ durant les fêtes de Noël, en 1970. Les douze nuits les plus sombres de l’année sont propices à rêver d’ailleurs et d’avant, à écouter une geste qui galvanise pour l’année à renaître. En ce 21 décembre, jour de l’hiver, c’est l’occasion !

Tout commence par la mort du vieux Thorvald dans sa ferme, à vingt jours de mer du pays à l’est des vagues, ainsi qu’on appelle l’Islande. Banni de Norvège par le parlement des hommes libres, le jour de Thor, le vieux chef de clan était allé explorer l’île de glace et de feu vers l’ouest, où des ermites irlandais s’étaient déjà établis pour rêver à Dieu tout seul. Foin de bondieuseries ! Thorvald était païen et faisait deal avec les dieux avisés, commerçants et guerriers. Lui était plutôt fermier et il avait laissé l’en-haut choisir sa terre en jetant ses bois de lit gravés à la mer. Il s’était établi là où les courants et les vents (messagers des dieux) eurent touché la terre.

Le vieux Thorvald meurt, mais reste après lui son fils valeureux Erik. Il est dit le Rouge à cause de sa chevelure rousse flamboyante (tout comme Daniel Cohn-Bendit). Je note qu’Erik est né exactement mille ans avant moi, l’année 955. Il a dix-neuf ans lorsque meurt son père et qu’il devient majeur, chef de clan. Tout comme moi qui devint majeur sans le savoir, un beau jour de 1974, lorsque le nouveau président Giscard fit voter la majorité à dix-huit ans. J’aime à trouver ainsi des correspondances, elles donnent du présent à l’aventure passée.

Erik le fermier se marie l’année suivante et naît de suite un fils, Leif. Naîtront de lui encore deux fils, Thorvald et Thorstein, puis une fille avec une concubine, Freydis. Tous ses enfants sont différents, seule la fille dernière née lui ressemble, en moins sage. Leif sera le plus avisé. En 981, poussé par « la gauche au pouvoir » en Islande, ces jaloux dont le ressentiment provocant l’amènent à combattre bien malgré lui, Erik est banni pour meurtre de l’Islande. Qu’à cela ne tienne, il fait comme son père et part encore plus à l’ouest. Il découvre le Groenland, cette terre verte à laquelle il donne son nom. Le climat était plus chaud qu’aujourd’hui (eh oui) et entre les glaciers s’étendent des pâturages. Erik établit des fermes, revient en Islande et galvanise des colons qui le suivent.

Son fils Leif ira plus loin encore, découvrant le Canada, Terre-Neuve et ce qui deviendra la Nouvelle Angleterre. Il n’établit que des campements d’été pour ramener le bois, le raisin séché et les fourrures. Car la terre américaine est plus belle encore que l’Islande, plus chaude que la Norvège. Helluland (terre de glace), Markland (terre du bois) et Vinland (terre du vin) seront les trois établissements vikings au nord de l’Amérique. Les marins sur leurs ‘cygnes’ suivront les vents et les courants dominants pour joindre l’Islande au Groenland et au Canada, mais il fallait oser. Parfois la coque en bois est taraudée de vers lorsqu’elle a été remisée hors du flot trop longtemps. Et c’est le naufrage. Il faut choisir qui survivra sur le canot qui ne peut les contenir tous. Mais nulle anarchie : tous acceptent le sort qui les désigne.

C’est que le monde viking n’est pas encore chrétien, Erik le Rouge naît justement à la conjonction des croyances. Son fils Leif se convertira, mais pas lui, qui reste fidèle à Thor, le dieu guerrier au marteau à double tête. Les relations humaines des paysans-guerriers vikings horrifient les moines en robe qui se pâment de terreur devant la femme, la bataille et la boisson. Mais elles sont bien belles et bonnes, ces relations humaines : fidèles, chaleureuses, hardies. L’auteur prend un malin plaisir à provoquer les missionnaires chrétiens qui assistent à ses veillées, en l’an 1477, décrivant les combats d’honneur ou le désir pour Asa Longues cuisses ou la fière Feydis qui combat les indigènes Algonquins seins nus et longue épée franque à la main. La cabale des dévôts fera interdire par l’évêque de raconter ces payenneries !

D’où le juste retour à l’autonomie que sera le protestantisme pour tous les pays marginaux d’Europe, de l’Allemagne à la Scandinavie en passant par l’Angleterre. Le césarisme à prétentions totalitaires de l’Église de Rome restera insupportable à tous les peuples non latins. Cela dure encore avec la méfiance envers l’État et tout ce qui est supranational. La liberté ne se marchande pas, disent les libéraux !

1477 n’est pas choisie par hasard : c’est la date où Christophe Colomb fait escale en Islande pour consulter les vieux marins et les manuscrits des scaldes. Il veut trouver la voie vers la Chine par l’ouest et, pour lui, ces terres découvertes par les Vikings quatre siècles avant lui sont plutôt un obstacle !

Reste une geste en douze chapitres qui se lit aisément. Elle emporte l’imagination sur les faits réels d’il y a mille ans. Même si le livre n’est pas réédité et son auteur bien oublié, on le trouve encore d’occasion. Lisez donc cette passionnante Odyssée du nord, votre esprit s’ouvrira.

René Hardy, La route des cygnes, 1967, Robert Laffont, 437 pages, occasion 15€

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Phoques d’Islande

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Au débouché du lagon sur la mer, sous le pont de la route, des phoques jouent comme des gosses dans le courant. Des icebergs blancs et bleus sont déportés par la marée descendante vers le large et leurs aspérités au fond, qui résistent, créent de puissants courants d’eau qui font le bonheur des jeunes mâles. Ils se lancent dans le flot et nagent de tout leur corps, sautant comme des carpes, ondulant de la croupe en essayant de remonter la force. Puis ils se reposent comme des ados dans les zones de calme avant de recommencer. Sait-on que les phoques aiment la musique et qu’il faut chanter pour les attirer ? Tel est né le mythe de la sirène…

De petits icebergs libres se déposent sur la plage de sable noir et de galets. Le guide commente les roches éruptives et intrusives. Celles à cristaux invisibles se sont refroidies rapidement à la surface du globe, par exemple le basalte. Celles à cristaux visibles ont connu un refroidissement lent, dans les profondeurs, elles ne sont sorties qu’à la faveur d’une éruption ou par l’érosion de ce qui les recouvrait, par exemple le gabbro ou le granite. Le basalte est pauvre en silice, il en contient moins de 50%, mais il est riche en chaux. Il est très dur.

Ma vidéo des phoques jouant sur Dailymotion.

Nous pique-niquons face aux icebergs sous la bruine glacée. Puis nous allons boire un café au bar-restaurant-cartes postales du parking à touristes. Nous trouvons la cohue des mangeurs frigorifiés qui attendent que le ciel se découvre pour faire un tour en bateau. Une mère seule avec deux enfants, des Français. La fille à la blondeur et l’air languide des bords de Loire, un visage de roman de Balzac, elle peut avoir 14 ans. Son frère de 11 ans est dans le même ton, face ovale et traits fins, chevelure blond sable, je l’ai salué hier soir, de retour de randonnée. Ils étaient dans le même camp de Skaftafell. Un barbu bronzé, bonnet sur la tête, m’aborde. Je dois avoir l’air suffisamment baroudeur avec ma barbe de trois jours. C’est un Français lui aussi, dans la trentaine, qui me demande jusqu’à quelle heure partent les tours en bateau sur le lac ! Comme si je le savais, moi qui suis venu à pied par l’autre rive… Il trouve que le temps est trop brumeux pour partir tout de suite, mais n’aime pas attendre dans le bruit. Pourquoi donc voyage-t-il ? Ne sait-il pas s’adapter aux conditions qu’il trouve et faire son bonheur de la découverte de ce qui est ?

Nous reprenons le bus pour quatre heures de route vers le bourg le plus au sud de l’Islande, Vik i Myrdal. Il a quand même 300 habitants et sa plage est considérée comme l’une des plus belles du monde, protégée par le volcan Katla. Nous dormons tous à moitié, séchant de ce matin ou lisant vaguement les guides. Je m’aperçois que je ne me souviens même plus du premier jour de randonnée, d’où l’intérêt de prendre des photos et des notes ! La marche rythme le corps, apaise l’esprit. Sommeil, réveil, appétit se régulent selon l’effort et la fatigue. La machine physique va sans heurt et l’esprit est serein bien plus qu’en ville. Le contact permanent avec les éléments, la pluie, le vent, le soleil, maintiennent notre vigilance et font réagir le corps, régulant les fonctions organiques à notre satisfaction. Nous sommes faits pour cela, façonnés par des milliers d’années de nomadisme dans la nature.

Nous retrouvons le supermarché N1 de Kirkjubaejarklaustur pour un arrêt pipi. La boutique de spiritueux est cette fois ouverte, nous sommes dans les heures légales. Le rhum de Cuba est vendu 25€ la bouteille et le vin de Moselle à 15€. Il faut dire qu’il est présenté dans une jolie bouteille qui fait loupe sur une peinture régionale.

Il pleut toujours. Avant Vik, nous dressons un camp sauvage au pied de la falaise qui borde de loin la mer. Celle-ci est séparée de nous par le fameux estran de sable noir qui plaît tant aux plagistes. Les sardines de la tente mess, si dures à planter au pied du glacier, entrent dans ce sable comme dans du beurre.

Une Honda grise solitaire patiente au bout de la piste, juste avant le gué d’un petit ru. Ce sont trois Islandais qui reviennent d’avoir exploré le haut de la falaise pour contempler l’horizon. Ils ont eu besoin de solitude car la population de l’île triple en été et les Islandais se retrouvent noyés dans la masse des Germains, Latins et autres exogènes. L’Islande, pays des Vikings, apparaît comme une Norvège en plus vaste et plus libre, plus sauvage et plus dure aussi à vivre. Je comprends que l’endroit ait séduit leur individualisme et leur rude sensibilité. Le climat énergique tend la libido, la glace et le feu font contraste métaphysique, la variété des paysages et des couleurs incitent au pragmatisme. Ce milieu exigeant produit des enfants vigoureux, solitaires et un peu rêveurs. Manquent les relations humaines, pas simples avec les distances et la météo. D’où l’introspection, l’exploration poétique du monde intérieur.

Nous n’avons rencontré jusqu’ici que des commerçants dans les supermarchés, stations services, campings et chalets. Ici, ce sont trois vacanciers, une femme et deux adolescents. Ces derniers se tiennent par le cou, ils ont peut-être 14 ans, pas plus. Nous échangeons des saluts. Sont-ils de bons copains ou un garçon et une fille ? Les vêtements informes en raison de la température et de la pluie ne nous permettent guère de le distinguer. Ils ont l’air tendu, un peu perdu de ceux qui s’aiment, malgré leur curiosité pour notre présence incongrue. C’est beau l’amour, à 14 ans, sous le regard d’une mère. De dos, l’équivoque est levée : à la forme des fesses, ce sont un garçon et une fille.

La pluie s’arrête, mais le ciel reste encombré. Nous ne monterons pas sur la crête Hjörleifshofda ce soir. Un vent frais de sud-ouest souffle parfois. A l’abri, sur un panneau de bourg, il était annoncé cet après-midi 11°. Après une salade de tomates, de la morue frite et des pâtes, vient l’heure du chant. Le guide se lance dans une chanson islandaise qu’il a répétée à la guitare avec Robert cet après-midi. Robert lui a donné les paroles, mais pouffe de l’accent sur certains mots. Il se croit même obligé de quitter la tente pour rire à son aise, ne voulant pas vexer. Ainsi fonctionne la pudeur à l’islandaise. Au sortir de la tente, juste avant de se coucher, belle lumière sur la plaine, toutes les nuances de gris.

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Icebergs en Islande

Au matin il fait gris et, très vite, il pleut. Nous sommes vendredi 13 et notre chance a été le soleil d’hier. Imaginons la longue randonnée sous la pluie !

Le bus nous mène jusqu’à la lagune glaciaire de Jökulsarlon où nous allons marcher sans sac. C’est dans ce paysage Groenlandais que nous mesurons combien l’équipement doit être varié en Islande. Les pierres volcaniques râpent les chaussures plus qu’ailleurs, l’alternance de soleil, de vent, de pluie, rendent les vêtements humides et nécessitent plusieurs couches ! Il faut un coupe-vent, une veste polaire et des sous-vêtements synthétiques qui sèchent vite. Le coton est à proscrire mais la laine est possible pour avoir chaud.

Curieusement, la lumière peut être vive, surtout lorsqu’elle est diffuse sous les nuages bas et les lunettes de glacier comme la crème solaire pour les peaux sensibles sont indispensables, de même que le couvre-chef pour les hommes qui se dégarnissent. Nous sommes tous revenus très bronzés de nos deux semaines islandaises, plus qu’en deux semaines de soleil breton !

Contre le vent une écharpe, des gants ou un col qui monte bien sont utiles, de même qu’un surpantalon. Ne pas oublier la housse de sac, avec lacets serrant, pour ne pas mouiller tout l’intérieur. La pluie, si elle est rarement diluvienne, est persistante et s’immisce un peu partout. La cape tient trop chaud, claque au vent (et peut se déchirer), elle encombre tous les mouvements. Elle est à réserver pour les pluies fortes, pas les pluies d’été en Islande.

Nous marchons vers le lac glaciaire profond de 200 m où le glacier Breithamerjökull déverse ses icebergs. Ils se cassent de la moraine à marée haute lorsque l’eau salée de la mer vient réchauffer le lac. Ils flottent sur 20 km². La glace y est plusieurs fois millénaire, grise de cendres ou bleue. Des scies diesel rompent le silence, ce sont des véhicules amphibies qui font visiter le lac aux icebergs aux touristes venus en voiture sur le parking à l’opposé.

L’oiseau grand labbe est agressif. Si l’on s’approche trop près du nid, il pique sur vous et se rapproche à chaque boucle si vous ne vous éloignez pas. L’imprudent se voit flanquer un coup d’aile, voire un coup de bec. Toujours regarder derrière soi quand il y en a dans les airs. Ces gros oiseaux ont l’air pataud de canards lorsqu’ils sont assis sur leur aire, en général sur un rocher plat où l’on voit l’orbe de leur ventre qui a creusé l’herbe. Mais quelques ossements subsistent au fond, qui ne sont pas petits : aussi gros que des os de poulet !

Vivent ici aussi des pluviers, des sternes et des eiders. Mais je vois une sterne poursuivre un grand labbe, qui ne demande pas son reste. Les sternes seraient-ils plus agressifs et plus rapides que les grands labbes ? Un eider a pêché un poisson qu’il a du mal à tenir dans son, bec. Il le livre aux petits qui tournent autour de lui et qui le déchiquettent.

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