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Oliver Twist de Roman Polanski

Reprendre en film le roman célèbre de Charles Dickens, le Victor Hugo anglais, est une gageure. On peut en effet tomber soit dans le réalisme le plus cynique pour cette époque bourgeoise moralisatrice assez minable (regard du XXIe siècle), soit dans le misérabilisme à la Cosette du romantisme en plein essor (regard tradi, très en vogue encore dans la foule sentimentale qui encombre les réseaux). Polanski a pris de la distance et sonne juste.

Il a certes écarté la profusion de personnages secondaires et des scènes de genre qu’affectionne Dickens, mais pour resserrer l’image autour du garçon, l’Orphelin empli de vertu mais en butte aux Mal. Il faut y voir une métaphore de son propre destin, Roman Polanski étant en effet né juif en France avant que ses parents, par une nostalgie mal placée, retournent en Pologne en 1937, deux ans avant l’invasion conjointe soviétique et nazie. A 10 ans comme Oliver, Roman sera mis par son père sur les routes à la liquidation du ghetto de Cracovie afin d’échapper aux bourreaux. Oliver Twist (Barney Clarke) n’est pas « mignon » mais « mélancolique », comme le dit le réalisateur. Son innocence est brutalement saisie par la misère et son corps malmené par les méchants tandis que son cœur et sa droiture demeurent, comme par hérédité. Il est en effet dans le roman non pas un « fils de pute » comme la société le considère mais issu d’un amour romantique malheureux.

Dickens fait de l’enfant trop sensible une icône passive analogue au Christ, un exemple de pureté idéale à la Platon. Il est le vecteur de sa dénonciation des institutions et des mœurs sociales de son pays et de son temps. Pour l’Angleterre impériale, très vite darwinienne (L’Origine des espèces paraît en 1859), la valeur d’une personne réside en sa « race », au sens à l’étranger de Blanc anglo-saxon, et à l’intérieur de bien né. Les pauvres n’ont que ce qu’ils méritent, ce que Dieu a voulu pour eux. La Loi sur les pauvres de 1834 oblige indigents et orphelins à résider dans un hospice qui les fait travailler. Nous y rencontrons Oliver, mené par le bedeau de la paroisse, un Mister Bumble (Jeremy Swift) à canne et bicorne tout gonflé de son importance.

Dès 10 ans, l’enfant est voué à besogner pour gagner sa vie. Certains le font dans les mines dès 8 ans, tout nu sous terre afin de pousser les wagonnets de charbon, d’autres démêlent de vieux cordages pour en faire de la filasse destinée à refaire d’autres cordages pour la marine de Sa Majesté (récupération qu’on appellerait de nos jours recyclage écologique). Oliver est chargé de cela avec des dizaines d’autres. Ironiquement, on affirme aux enfants qu’on va leur apprendre un métier « utile » qui « sert la Reine et son pays ». Dans les faits, ils sont méprisés, sévèrement encadrés et battus à la moindre incartade. Telle est l’hypocrisie sociale du puritanisme victorien naissant.

Comme dans les camps de concentration (que les Britanniques inaugureront lors de la guerre des Boers à la fin du siècle), sous-alimenter les gens les empêche de se révolter. Ainsi un gamin arpente le dortoir la nuit parce qu’il a trop faim, au point de fantasmer dévorer le garçon couché à côté de lui. La métaphore de la nourriture est souvent sexuelle, tel l’ogre qui avale les petits garçons ou le loup qui croque les petites filles ; Dickens n’est pas avare de ces allusions de gorge dénudée, chemise ouverte et autres envies de chair. Et c’est le scandale lorsque le jeune Oliver, tiré au sort pour le mois afin d’aller demander une part de gruau supplémentaire (« s’il-vous-plaît, Monsieur, j’en veux encore »). Le chef de salle outré fait irruption dans la salle à manger du conseil de paroisse qui bâfre et se goberge devant une table où s’amoncelle la nourriture ; il s‘étrangle presque de rapporter cette audace du gamin affamé. Inadmissible ! On lui fait la charité et il en veut encore : tendez-lui la main et il vous prendra le bras. Dehors !

La viande est réputée favoriser l’agressivité, depuis l’Antiquité où les guerriers en donnaient à leurs cavales de guerre. Lorsqu’Oliver se rebelle contre les propos sur sa mère (« une coureuse ») que lui envoie Noah Claypole (Chris Overton) l’adolescent chez le croque-mort où il a été « vendu » pour 5£, Mr Bumble explique que c’est la viande qui est responsable du mauvais comportement d’Oliver. Il se bat, il est battu, il s’effondre le soir et s’enfuit au matin. Il a failli être vendu à un ramoneur (Andy Linden) mais a réussi à apitoyer le magistrat qui s’apprêtait à signer son contrat comme tuteur public. C’est que le ramoneur décrit avec force détails comment il traite les enfants qui l’assistent : « les enfants sont paresseux », rien de tel, s’ils s’attardent à l’intérieur de la cheminée, que d’activer un petit feu par-dessous afin qu’ils grillent un peu et sortent plus vite ; bien-sûr, la fume les asphyxie et parfois ils meurent, mais ce ne sont que des enfants et des pauvres. Le faible et le mal né sont esclaves dans la société britannique impitoyable du XIXe siècle – un reste de cette mentalité subsiste encore aujourd’hui dans le chacun pour soi libertarien des pays anglo-saxons.

Oliver part donc à pied pour Londres, à 70 miles de là. Il défaille de faim et est rejeté par un fermier qui n’aime pas les pauvres tant il a peur d’en devenir un. Une vieille, en revanche, n’a pas grand-chose mais partage ce qu’elle a, parfaite incarnation de la charité chrétienne, tant vantée par la morale prude anglicane… qui ne la pratique que rarement.

Une fois à Londres, que faire ? Affalé le ventre vide et les pieds en sang sur le parvis d’une église, maison de Dieu qui ne protège pas car sa porte est fermée, il est repéré par Coquin, Dodger en anglais (Harry Eden), adolescent pas encore mué habillé en gentleman – et pickpocket émérite. Il prend sous son aile le « nouveau » et le présente à sa bande, dirigée par le vieux juif Fagin (Ben Kingsley). Malgré sa cupidité, Oliver lui plaît – comme il plaît au fond à tout le monde. « Il a un air de bonté en lui », dira du garçon son futur protecteur Mr Brownlow (Edward Hardwicke). Fagin, pris d’une étrange tendresse pour le tendron, prend son temps pour lui apprendre à voler. Les autres garçons ne sont pas jaloux de son statut de chouchou dans le film, ce qui peut étonner. En cause sa passivité, sa complaisance et sa candeur ? Chacun a envie de le protéger.

Dès qu’il suit Coquin et Charley piquer dans les poches, il les regarde éberlué de leur dextérité. Mais le libraire les a vus et alerte le voisinage. Mr Browlow, un client régulier, s’est fait chiper son mouchoir. C’est alors la course à l’enfant ; les deux compères s’enfuient habilement, en profitant d’un fiacre qui passe pour disparaître. Oliver, surpris, n’en a pas le temps et c’est sus à lui que court la foule, qui grossit à mesure sans savoir qui ni pourquoi. Comportement imbécile, comportement de réseau social où chacun imite tout le monde, l’esprit déconnecté. Oliver est arrêté net par un vieux miséreux qui lui flanque son poing sur la gueule et emmené au poste par un constable assez humain. Le magistrat qui officie est au contraire un sordide chenapan. Il n’a de cesse, envers quiconque, de l’attaquer pour l’accuser de choses les plus folles, retournant toujours les propos en sa faveur, vaniteux de son petit pouvoir (les sous-fifres sont toujours les pires). Oliver n’est pas saisi car aucune plainte n’est déposée contre lui ; le libraire témoigne que c’étaient d’autres garçons, Mr Browlow est touché par son air de bonté (encore lui) et du nom qu’il lâche à demi dans les vapes et qui est son vrai nom, pas celui de Twist que le gros bedeau imbu lui a donné comme à un chien (c’était l’année des T).

Il emmène chez lui le gamin évanoui, fiévreux, et le soigne, le nourrit et l’habille. Mais Fagin a peur qu’il dénonce la bande et son trafic, lui qui accumule dans un coffre de fer dans une cachette sous le plancher son trésor juif « pour ses vieux jours » : monnaie, bijoux, montres… Lui le receleur et son acolyte cambrioleur Sykes (Jamie Foreman) envoient une fille qui travaille pour eux, Nancy (Leanne Rowe), qui aime bien elle aussi Oliver, pour se renseigner au poste de police. Elle dit chercher son jeune frère et le policeman, obligeant, lui donne la carte qu’a laissé Mr Brownlow. Sykes et Nancy font le guet et profitent d’une course que doit faire Oliver à la librairie pour son nouveau protecteur. Ils l’enlèvent et le traînent chez Fagin où les godelureaux le dépouillent de tous ses vêtements de riche et du billet de 5£ qu’il devait remettre au libraire. Le voilà à nouveau vendu pour la même somme que l’hospice réclamait pour s’en débarrasser : une nouvelle ironie.

Emprisonné au grenier, vêtu seulement d’une chemise pauvre, les pieds nus, le voilà revenu à son point de départ. Mais Sykes a l’idée d’aller cambrioler la maison de Brownlow et profite de la petite taille d’Oliver et de sa connaissance des lieux pour l’emmener avec lui et Toby Crackit (Mark Strong), un dandy de la cambriole muni de tous les accessoires tels que pied de biche, lanterne sourde et autres. Sykes menace Oliver de le descendre au pistolet et le charge soigneusement sous ses yeux. Mais, une fois dans la place, Oliver cherche à s’échapper et Sykes tire, le blessant à l’épaule. Le fric-frac est éventé, les deux bandit s’enfuient, en n’oubliant pas d’emporter le garçon blessé et à nouveau évanoui. Fagin le soigne avec ses vieux remèdes juifs transmis de père en fils depuis des générations. Sykes voudrait achever Oliver, mais hors de la ville pour ne pas alerter, et Nancy, touchée, décide de prévenir Brownlow. Elle lui fixe rendez-vous à minuit sur le pont de Londres et lui donne le nom de Fagin en lui disant qu’il détient Oliver ; mais elle ne veut pas dénoncer Sykes, son amant qui la bat mais à qui elle est attachée. Fagin, qui l’a fait suivre par Coquin, le révèle à Sykes qui aussitôt la bat et l’abat.

Mais Browlow a alerté la police et celle-ci, accompagnée d’une foule toujours aussi imbécile que sur les réseaux sociaux, empressée à sauver le gamin qu’elle avait voulu lyncher (autre ironie du film), encercle la masure où niche Fagin et Sykes. Celui-ci prend le gamin en otage et sort sur les toits glissants. La police tire mais vise mal et Brownlow impose qu’on ait considération du garçon, ce qui n’était pas, semble-t-il dans les mœurs (pas plus que pour les Noirs aux États-Unis). Sykes est puni par là où il a péché, s’emmêlant dans une corde qui l’emmène d’une façade à l’autre il se retrouve pendu alors qu’Oliver est sauf. Fagin est emprisonné, les gamins pickpockets envolés.

Et l’on retrouve Oliver lavé, rhabillé en gentleman, chez Mr Brownlow. Il veut rendre visite à Fagin dans sa prison car le vieux juif a eu des bontés pour lui, une certaine tendresse peut-être. Le vieux délire, il sombre dans la folie ; s’il reconnaît Oliver et l’étreint, c’est pour lui parler aussitôt de son magot et de là où il l’a caché. Le garçon arraché à cette prison, pleure. On le voit coiffé d’un canotier de plaisance plutôt ridicule et le nez chaussé de lunettes en train de lire un livre au jardin, en oisif rentier. Il n’a plus à s’en faire pour son avenir, il a été reconnu par la « bonne » société. Scène qui ne figure pas dans le roman et où l’on devine que Polanski a mis encore une fois de l’ironie. Oliver fait coïncider son essence avec son existence, comme diraient les philosophes marxistes, sa vraie nature avec son apparence ; il semble peut-être trop parfait, trop conforme, pour qu’on ait envie de l’imiter.

DVD Oliver Twist, Roman Polanski, 2005, avec Barney Clark, Ben Kingsley, Jamie Foreman, Harry Eden, Leanne Rowe,Edward Hardwicke, Pathé 2006, 2h06, €7.00, Blu-ray €11,92

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Claude Rodhain, Le temps des orphelins

« Comment un enfant abandonné au lendemain de la guerre, qui craint de finir dans un caniveau comme un chat crevé et s’échine à gravir les échelons de l’échelle sociale dans le seul but de séduire celle qui l’a délaissée. C’est la suite de mon autobiographie, Le destin bousculé », déclare dans un entretien (référence en bas de la note) l’auteur de son nouveau roman 2022. Il s’agit donc d’un roman, d’une enfance, de l’abandon, des services sociaux, de la méritocratie – et d’un fort parfum d’autobiographie.

Claude Rodhain a calqué le roman du petit Charles sur sa propre existence de bébé abandonné à l’Assistance publique durant l’Occupation par un père ivrogne et violent et par une mère dépassée avec ses cinq enfants qu’elle ne parvient plus à nourrir. A 7 ans, le bébé se retrouve en institution, pensionnat disciplinaire où l’on fait payer aux petits délaissés leur rejet. Certaines surveillantes, sadiques, se font un plaisir malin à fouetter nus les jeunes corps attachés aux sommiers métalliques des lits ou a les assommer par une douche glacée. Au point de susciter la haine, et une réaction surprenante de maturité chez l’enfant, à 12 ans.

Il décrit l’univers carcéral et la cantine infecte, sa camaraderie de solidarité avec les autres, son évasion et ses trois mois passés dans la campagne à se nourrir de lait pris au pis des vaches consentantes, d’œufs volés aux poules et de légumes déterrés en plein champ ; ses pieds ornés d’ampoules, ses galoches en capilotade, ses vêtements en ruine. Il veut rallier Versailles pour savoir auprès de l’Assistance où est sa mère, celle qui l’a abandonnée mais qui ne peut pas l’avoir oublié, à moins qu’elle ne soit morte. C’est cette image de la Mère qui va faire tenir le garçon ; il voudra sans cesse s’en rendre digne, lui montrer. Pour cela réussir : auprès de ses copains, à l’école, en apprentissage, au CNAM, dans son premier emploi… Il rencontrera au fil de son histoire son frère aîné Robin, puis une sœur qu’il ne soupçonnait pas.

Encore puceau à 19 ans (ce qui était fréquent dans les années cinquante et au début des années soixante), Eva la pute le dépucellera avec tendresse une fois ; puis il se mettra avec Sophie, 16 ans, qui deviendra sa femme au retour de son service militaire comme sergent en Algérie, puis la mère de sa fille Charlotte. Pris par un conseiller juridique de multinationales qui veut sa capacité à travailler beaucoup et à bien parler, il s’épanouira en adulte – même si ce n’est pas le seul hasard qui l’a fait entrer dans la profession. Il saura trop tard pourquoi. Son mentor mort, il fonde son propre cabinet, qu’il mènera jusqu’à passé 75 ans. Il divorcera de Sophie sur la demande de son épouse, lasse de ses trop nombreuses absences, et se mettra avec Valérie, qui lui donnera un fils. Sa propre fille enfantera un jeune Guillaume. La partie adulte est plus au galop que la partie enfance ; elle résume trop le personnage devenu. Ce sont évidemment les jeunes années qui vont intéresser le plus le lecteur, par empathie.

City éditions n’est pas Robert Laffont et ne fait pas son plein métier d’éditeur. Des coquilles subsistent, comme haillon mis pour hayon de voiture, ou des incongruités chronologiques comme cette expression « cool » qui ne surgira que dans les années 1990 et n’avait vraiment pas cours dans les années cinquante ; pas plus que « zen », ni « Black » : on désignait les Noirs par le terme de Nègres jusqu’aux indépendances et à la fin de l’apartheid aux États-Unis, soit vers le milieu des années 1960 ; on n’ose même plus dire « Black » aujourd’hui mais on euphémise, et même « Coloured » devient mal vu, trop typé ; « Afro-American » a eu la vogue pour un temps, bien qu’il soit connoté un brin affreux ; on dit plutôt « African-American » (ce qu’on ne dit pas des Chinois, ni des Indiens…). Quant au département de l’Essonne, il n’a été créé qu’en 1968 ; dans les années 50 et 60, c’était encore la Seine-et-Oise.

Au soir de sa vie, après le Covid, Charles fait retour sur son existence mouvementée, qui n’était pas gagnée. L’enfant de personne, laissé pour compte comme un chat crevé dans le caniveau, a su montrer sa volonté. Celle de vivre et celle de s’ouvrir aux autres comme au monde. Il montre la résilience et sa puissance lorsqu’on rencontre enfin quelqu’un qui vous écoute et vous soutient. Ce fut pour lui le cas d’un homosexuel qui lui a donné des cours de rattrapage en primaire, l’a encouragé à prendre des cours au CNAM pour devenir ingénieur, et l’a mis en contact avec un employeur. Il montre aussi que la méritocratie existe, ouverte même aux plus défavorisés, à condition de vouloir et de s’accrocher. Le travail et l’effort : deux valeurs oubliées par notre époque d’assistanat et d’hédonisme.

L’auteur a été tout cela en son temps, bébé abandonné en 1942, orphelin à l’Assistance ballotté entre institutions, victime des sévices d’un aîné en famille d’accueil ; il est devenu ingénieur CNAM, avocat spécialisé en propriété industrielle, fondateur d’un cabinet qui porte son nom. Puis écrivain aux dix romans à ce jour.

Un bon livre populaire.

Claude Rodhain, Le temps des orphelins, 2022, City éditions, 301 pages, €19,00 e-book Kindle €13,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien de juin 2022 sur Boojum

Biographie de l’auteur

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L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

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Jacques Martin dix ans après

Il y a tout juste dix ans disparaissait Jacques Martin, le père et créateur d’Alix, Enak, Héraklion, Malua et autres adolescents et adolescentes. Il a eu d’autres enfants : Guy Lefranc et Jeanjean à la fin du XXe siècle, Arno sous Napoléon, Loïs marin sous Louis XIV, Jhen au moyen-âge, Orion à l’époque grecque de Périclès, Kheos en Egypte antique  – mais ses fils imaginaires les plus forts restent Alix et Enak.

Alix est un autre lui-même, idéalisé ; Enak est l’enfant adopté, jeune basané d’Egypte où les mystères de la tradition se mêlent à la grâce physique. Martin fera d’Enak son petit prince. Alix est l’avenir, Enak le passé. Tous deux participent de la culture, ce pourquoi ce sont peut-être des héros si forts.

La dernière page de couverture des albums d’Alix est un symbole du destin. La colonne de calcaire qui s’élève en son milieu est l’arbre du monde. Comme Alix, de solide souche gauloise figurée par le calcaire blond, de culture gréco-romaine figurée par sa taille élancée et ses cannelures qui répondent à la musculature élégante du jeune homme. C’est la civilisation qui donne à Alix ce port fier et souple, solide et hardi, sans l’excès des gladiateurs ni la banalité sèche des travailleurs. Autour de la colonne grimpe un rosier sauvage comme plus tard sur les tombes d’Héloïse et d’Abélard (ou le lierre des frères Van Gogh). Rouge et frais comme la jeunesse vivace et l’attachement, il symbolise Enak, le petit ami, sa fidélité naïve malgré sa faiblesse, son amour pudique et jaloux, sa ténacité. Autour s’étend la mer, Mare nostrum, lac civilisé, cœur du monde romain et centre du monde connu. Dès qu’on s’en éloigne, la barbarie surgit : le désert, les sauvages, les cruels, les tyrans. Le navire est là, à voiles et à rames, symbole de l’humanité industrieuse. Même lorsque les éléments sont défavorables, l’esquif avance, mû par l’ingéniosité des hommes.

Tous les pères successifs d’Alix meurent : Astorix de chagrin, Toraya au combat, Graccus du cœur – puis César qui sera bientôt assassiné… Comme Jacques Martin, Alix est orphelin. L’auteur a été délaissé par un père lieutenant, brillant aviateur de l’escadrille des Cigognes durant la Première guerre mondiale mais tué en autogyre quand le jeune Jacques avait 11 ans. L’enfant fut mis en pension. L’esclavage parthe d’Alix est analogue à la pension Sainte-Euverte, près d’Orléans, où Jacques a été placé. Il y a été « éduqué » sous la férule des pères en religion, quêtant sans cesse un modèle paternel.

Alix adoptera comme père spirituel César, le consul républicain qui incarne la valeur et la vertu romaine. Le jeune homme n’aura de cesse de se vouloir une figure paternelle lui aussi, cherchant sans cesse à défendre d’autres orphelins plus jeunes des deux sexes. Enak, Héraklion, Kora, Sabina, Herkios, Zozinos sont tous des chiens perdus sans collier, solitaires, abandonnés, avides de reconnaissance et d’amour. Il leur couvre les épaules de son bras protecteur. Toraya, sauveur d’Alix dès le premier album, vend la mèche : « comment ne pas éprouver une grande pitié pour un enfant perdu ? » (Alix l’intrépide p.17). Le dessin des enfants souffrants se fait romantique, tel Enak gisant assommé au pied de ses bourreaux, à 10 ans.

Alix est le prénom Alice au masculin, d’origine germanique. Le garçon pourrait être alsacien, comme son créateur Jacques, né à Strasbourg. Il ne vient pas de Gaule centrale puisque le Vercingétorix empli de démesure n’est pas son modèle (Vercingétorix), même s’il lui reconnaît de la bravoure (Alix l’intrépide). Le tempérament national gaulois divise ; il est anarchique, archaïque, paysan. Il a produit, selon Jacques Martin, la honteuse défaite française de 1940 qui va l’obliger aux chantiers de jeunesse puis l’emporter au STO, dessiner pour Messerschmitt.

Si l’éducation d’Alix enfant s’est faite en Gaule comme fils de chef, pareil au petit Jacques, il ne devient adulte qu’à Rome, pays urbain, civilisé, discipliné. Alix n’évoque ni ne recherche son vrai père, peut-être parce que les chefs sont trop pris pour élever leurs enfants ? Le propre père de Jacques Martin l’a abandonné pour ses avions avant de le laisser échouer en pension puis se construire lui-même.

La civilisation, au sortir de la guerre de 1939-45, est américaine. Roosevelt en est le héros. La menace raciale a été vaincue (l’Allemagne nazie) mais pas la menace totalitaire du despotisme asiatique (l’URSS de Staline). C’est pourquoi Jacques-Alix combattra sans relâche les tyrans : les cléricaux adeptes de la pureté du sang dans Le prince du Nil, l’empire absolutiste dans L’empereur de Chine, les dictateurs et autres conducators dans Les proies du volcan, Iorix le grand ou Vercingétorix, les religieux sectaires dans Le tombeau étrusque et La tiare d’Oribal. Il y a même une case prémonitoire contre la burqa dès 1956 dans Le sphinx d’or ! L’honnêteté de l’âme, la vertu morale et la liberté de chacun exigent un visage découvert. C’est cela la démocratie – tout ce qui est haï et rejeté par les théocrates de tous dieux.

Jacques Martin dessine avec détails et minutie les corps et les paysages, mais surtout les villes. Il reflète un ordre du monde voulu par les dieux : de riches plaines ensoleillées, des cités organisées, rationnellement aménagées. Apollon le véridique, dieu d’Alix, règne sur la raison lucide et la morale généreuse ; il cantonne Artémis la chasseresse à l’arc, déesse d’Enak, aux domaines vierges, extérieurs à la civilisation urbaine. César le républicain, aidé d’Athéna, déesse de la loi raisonnable et de la cité, pacifie l’univers barbare et réprime les passions débridées. Discipline et justice civilisent, tel est le message de ces années pré-68 aux adolescents lecteurs du Journal de Tintin.

Vanik le dit, cousin d’Alix à qui César a attribué un gouvernement en Gaule : « Des maisons confortables ont remplacé nos pauvres huttes et la prospérité succède à la misère. Non, je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule. » On a reproché à Jacques Martin ce dessin trop académique, qui comporte des erreurs ou des inventions archéologiques – mais peu importe, ce qui compte est le symbole.

La beauté morale se révèle dans les corps maîtrisés : Alix, Enak, Héraklion, Herkion, Zozinos ; la laideur morale s’illustre par l’excès : Iorix, Qââ, Vercingétorix, Maia, Archeloüs, Sulcius – le double d’Alix en plus narcissique, plus musclé et plus cruel dans Roma, Roma.

Souvent le rajout, le baroque du dessin, sont une façon d’illustrer la démesure, celle de la nature, des États ou des hommes. Comparez la vêture d’Héraklion à celle d’Herkios : le premier est simple et droit, le second paré et apprêté. Leur destin divergera…

Les excès de parures de la forêt vierge, des forteresses cachées ou des villes nouvelles, des costumes ou de la musculature, sont une preuve physique de l’exubérance non maîtrisée qui peut déboucher sur des cataclysmes (invasion de serpents, tremblements de terre, foudre), industriels (rupture de barrage, effet de pile dans Le dieu sauvage, explosion de L’île maudite et du Spectre de Carthage) ou moraux (Arbacès, Iorix, Vercingétorix, Sulcius…). A l’inverse, les héros sont sereins, équilibrés, harmonieux. Leurs corps sains témoignent d’esprits sains où la générosité, l’amitié et la sociabilité se révèlent.

Atteint de dégénérescence maculaire aux yeux, Jacques Martin n’a pas pu dessiner Alix et Enak jusqu’au bout. Ses collaborateurs nécessaires ont été inégaux : Rafael Morales est maladroit avec les corps, Ferry est meilleur mais Christophe Simon surtout garde la pureté du trait et la grâce des jeunes corps mieux que les autres.

Jacques Martin s’est éteint à 88 ans d’un œdème pulmonaire le 21 janvier 2010.

Marié, deux enfants, il laisse plusieurs petits-enfants mais ses vrais fils sont Alix, son double (qui deviendra sénateur de Rome sous le crayon de Thierry Démarez), et Enak, son fils d’adoption.

Prix et honneurs :

  • 1978 France Prix de la meilleure œuvre réaliste française au Festival d’Angoulême pour Le Spectre de Carthage
  • 1979 Prix Saint-Michel du meilleur scénario réaliste pour l’ensemble de son œuvre
  • 1989 France BD d’Or 1er salon européen de la BD de Grenoble pour Le Cheval de Troie
  • 2003 Grand Prix Saint-Michel, pour l’ensemble de son œuvre
  • 2005 Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres
  • 2008 Crayon d’or au 22ème festival de bande dessinée de Middelkerk

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Moi Ivan, toi Abraham de Yolande Zauberman

Ce film sensible et vivant met en scène deux enfants sur un fond historique tragique. Nous sommes en Pologne en 1933. Se côtoient juifs usuriers, paysans chrétiens et boyards ivrognes qui possèdent la terre et se ruinent en menant grande vie. Chez les humbles, règne superstition et archaïsme d’un autre siècle.

Dans cet univers, la jeunesse éternelle se révolte contre la fatalité. Un jeune juif communiste, Aaron (Vladimir Mashkov) s’évade de prison et s’enfuit avec sa bien-aimée Rachel (Mariya Lipkina). Elle est la grande sœur du petit juif Abraham (Roma Alexandrovitch), que son grand-père Nachman, patriarche biblique, rabbin de la communauté et chef absolu de la famille, veut dresser à la tradition. Lui ne veut pas être séparé de son ami Ivan (Sacha Iakovlev,) ni surtout reproduire la vie au Shtetl du grand-père ; il décide de  s’enfuir avec Ivan. Le garçon est un tout jeune adolescent qui a été placé chez lui, par de lointains parents goys pour y apprendre le métier de tailleur d’habit.

Les deux enfants s’aiment, de façon bourrue mais solide, par-delà les barrières ethniques et religieuses. Ivan a presque 14 ans, il porte une croix d’or orthodoxe au cou, il est dur et secret ; il s’éveille à l’adolescence et découvre les filles, l’aventure et le monde. Abraham, fils aimé et turbulent, n’a que 9 ans et adore les chevaux ; il découvre la méchanceté et la bêtise. S’il coupe ses papillotes pour ne plus passer pour juif, il a le teint basané et est pris pour un Tzigane. La stupidité crasse de ceux qu’il croise leur fait croire qu’un un simple regard de ses yeux noirs jette un sort.

Leur fuite commune est initiatique – mais salutaire puisqu’un pogrom détruit le village et massacre la famille d’Abraham durant leur absence. Au retour, ils découvrent le désastre et les ruines. Ils se retrouvent désormais tout seuls : Abraham est orphelin, Ivan a oublié depuis longtemps où étaient ses parents qui ne se souviennent pas de lui. Il ne plus reste aux deux enfants que leur amitié pour survivre.

C’est là le plus beau, peut-être, bien plus que « la peinture du judaïsme historique » auquel les bien-pensants voudraient réduire le film : cet instant où l’on assiste à la brusque maturation d’Ivan. Le frémissant, l’étincelant Sacha Iakovlev dans le film, protège son petit compagnon ; dans les dernières images, il le soutient et lui promet son aide pour toujours.

14 ans est l’âge où les serments ont un sens qu’ils n’auront jamais plus, où l’adolescent joue à l’homme avec sérieux, avec ferveur. Le visage du jeune Sacha, boudeur et déterminé, le corps tendre mais la tête solide de rigueur morale, a quelque chose de tragique. Cette initiation est aussi une passion.

Elle est d’autant plus vive que le jeune acteur russe a été sélectionné dans un orphelinat. Il est lumière dans ce film sans nuance, un diamant brut. Plus encore parce que le film a été tourné exprès en noir et blanc.

Prix de la jeunesse au festival de Cannes 1993

DVD Moi Ivan, toi Abraham, Yolande Zauberman, 1993, avec Roma Alexandrovitch, Sacha Iakovlev, Vladimir Mashkov, Mariya Lipkina, OF2B, 1h45, occasion (DVD très rare donc cher, VHS possible – à numériser éventuellement)

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Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins

La mémoire et l’exil sont le thème de ce roman, avec la filiation. Comment peut-on être Anglais ou Japonais en étant élevé aux antipodes ? Quels sont les devoirs des parents ? L’auteur se dédouble en deux personnages, Christopher l’Anglais et Akira le Japonais, qu’il situe une génération plus tôt. Tous deux sont nés à Shanghai, où leurs parents travaillent dans la Concession internationale et ils jouent ensembles au détective.

Jusqu’au jour où le père de Christopher disparaît ; la police ne le retrouve pas, même le fameux inspecteur Kung. Il faut dire que les bandes mafieuses des seigneurs de la guerre sévissent et que la contrebande d’opium est presque officielle de la part des compagnies anglaises. La mère de Christopher, qui ne cesse de faire campagne pour dénoncer le commerce de la drogue qui abêtit la population, disparaît à son tour. Christopher est opportunément absent cet après-midi-là, emmené par le mystérieux « oncle » Peter qui réussit à le perdre dans les ruelles chinoises. Le garçon se retrouve mais, désormais orphelin, est rapatrié en Angleterre où « l’héritage » pourvoira à ses études au collège puis à Cambridge.

Akira, envoyé au Japon pour s’y faire éduquer selon les normes du pays, ne peut s’adapter, trop peu conforme aux canons très stricts du comportement. D’autant que les années 1920 voient la montée du nationalisme nippon et la pression de l’autoritarisme sur la société. Les deux enfants se perdent de vue, suivant chacun leur voie nationale.

Adulte, Christopher n’a pas renoncé à son rêve d’enfant : combattre le crime en résolvant des affaires comme détective privé. Il réussit à se faire une réputation sur ce sujet. C’est au cours de cette existence post-universitaire que d’anciens condisciples le convient à des « dîners » où il ne cesse de rencontrer Sarah Hemmings, une ambitieuse excentrique de son âge. Ces deux-là se cherchent, se perdent, se rattrapent mais ne parviendront pas à conclure.

Christopher adopte, en tout bien tout honneur, Jennifer, une orpheline anglaise élevée au Canada qu’il met dans une pension comme lui l’a été. Les enfants sont-ils obligés de reproduire tout ce que leurs parents ont fait ? Est-ce pour cela qu’orphelins très tôt, ils le restent par tempérament ? Toujours est-il que la disparition de ses parents taraude Christopher et que, 18 ans plus tard, il retourne à Shanghai pour tenter de débrouiller l’énigme.

Jusqu’ici, tout a été raconté d’une plume fluide, les évocations captivantes survenant au fil de la mémoire. L’auteur semble écrire comme Balzac le faisait : un synopsis rapide d’une trentaine de pages qu’il développe ensuite par des incidentes remémorées ou des portraits aigus de ses concitoyens. Ainsi de Sarah : « Ce que mes yeux virent était une jeune femme de petite taille, aux cheveux foncés qui lui tombaient sur les épaules et dont l’allure faisait un peu songer à un elfe » p.25 (de l’édition originale).

Il reste que le lecteur ne sait trop quelle affaire d’importance mondiale le conduit alors à Shanghai, ni pourquoi la communauté britannique de la concession est soulagée d’apprendre sa venue ; il ne voit pas pourquoi les services s’intéressent au détective ni s’ils lui mettent des bâtons dans les roues pour son enquête filiale. Sarah, bien sûr, est de la partie, ayant épousé sir Cecil, un vieux diplomate retiré des affaires et connu, mais qu’elle pousse à se réinvestir pour sauver le monde (et l’empire). Mais le vieux beau se sent inutile, son univers est en train de se perdre et lui est impuissant ; il se laisse saisir par le démon du jeu et s’endette, Sarah le quitte. Elle convie Christopher à s’enfuir avec elle, les puissances étant au bord de la guerre.

C’est là, vers le chapitre 17, que tout semble déraper dans le roman avant un rattrapage in extremis dans les derniers chapitres. Christopher se rend au rendez-vous pour disparaître avec celle dont il s’aperçoit qu’elle est au fond la femme de sa vie mais, au dernier moment, est pris d’une impulsion subite : retrouver la maison en face de celle d’un acteur aveugle dont l’inspecteur Kung s’est souvenu, où les gens enlevés étaient détenus par les bandes; donc peut-être ses parents. Elle est « tout près » de l’endroit où il se trouve, mais malheureusement en plein dans la zone de combat entre Chinois de Tchang Kai-chek et les Japonais.

Il va donc être emmené en souterrain dans le bunker de « la police » qui est en fait un poste de l’armée chinoise, puis être conduit par un lieutenant au plus près de son objectif avant d’être laissé à ses propres moyens. En passant de trous de murs en ruelles défoncées par les bombes, Christopher croit retrouver Akira et le sauve d’une bande de gamins qui l’assaillait à coups de bâtons, mais ce n’est peut-être pas lui. Après 18 ans et dans l’obscurité, comment reconnaître son ami ? Le pseudo-Akira joue le jeu, peut-être traître à sa patrie car trouvé seul dans la zone chinoise, mais le vrai n’est-il pas lui aussi orphelin de son pays ?

Evidemment Christopher ne retrouve pas ses parents dans la maison où il croyait qu’ils étaient détenus : 18 ans après, comment pourrait-on le croire un seul instant ? Mais l’auteur laisse son personnage s’enferrer comme si de rien n’était, avec ce ton de logique mondaine si anglais. Rapatrié au consulat britannique par des Japonais corrects, Christopher finit par retrouver « oncle » Peter, qui s’avère être ce Serpent jaune qui trahit les communistes au profit du Kouo-Min-Tang, et les deux au profit des diplomates anglais qui le protègent. Peter, qui n’a rien d’un « oncle » mais était seulement un ami de la famille amoureux de sa mère, livre au jeune homme ce qu’il sait à propos de ses parents.

Désormais orphelin pleinement, Christopher retourne en Angleterre où il élève sa fille orpheline, et reste ainsi sans lendemain. Quant à Akira, si c’était lui, il a probablement été fusillé, laissant un petit garçon de 5 ans orphelin, à qui l’ami d’enfance de son père n’a rien à dire.

Ecroulement d’un monde dans la guerre, écroulement de son univers personnel par l’éclatement familial, ce roman de quête n’est pas sans une teinte amère, peut-être autobiographique. « Ce qui m’a tranquillement scandalisé, dès le jour où j’ai débarqué, a été le refus de toute la communauté occidentale de reconnaître sa désastreuse culpabilité. (…) Ici, au cœur du maelström qui menace d’engloutir la totalité du monde civilisé, je ne découvre qu’une pathétique conspiration du déni, un déni de responsabilité qui a tourné à l’aigre et se manifeste dans les attitudes pompeusement défensives que j’ai rencontrées si souvent » p.200.

Décentrer l’intrigue permet d’évoquer l’aujourd’hui. La perte de l’empire dans les années 1930 ne préfigure-t-elle pas celle de la civilisation occidentale des années 2000 ? Le monde des enfants et celui des parents est si différent que ne sommes-nous pas au fond toujours et tous orphelins ?

Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins (When we were orphans), 2000, traduction de François Rosso, Folio 2009, 528 pages, €8.80

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Tolstoï et ses enfants

Léon Tolstoï a eu 13 enfants, dont 5 sont mort en bas âge ; des 8 restants, 5 garçons et 3 filles.

Comme tous les pater-familias de l’ancien style autoritaire, Tolstoï a préféré ses filles, notamment Macha, décédée à 35 ans sans enfants. « Les fillettes m’aiment bien [Tatiana et Marie dite Macha]. – Macha est tenace », écrit-il le 17 juin 1884 à 56 ans. « Elle seule me fait joie » écrira-t-il encore le 21 septembre 1889, p.1034. Tatiana deviendra peintre et directrice du Musée Tolstoï après la mort de son père. Alexandra a fait deux ans de prison pour « activité contre-révolutionnaire », puis s’est exilée aux États-Unis en 1922, déclarée « ennemie du peuple » par les dirigeants de l’URSS, aussi sectaires et bornés en communisme que Tolstoï le fut en christianisme. Eux aussi étaient persuadés de détenir « la » vérité. L’Eglise avait préparé le socialisme d’Etat depuis des siècles par la culpabilisation et l’obéissance aveugle aux Commandements de la Morale immanente, par la prétention de détenir l’unique Vérité (Pravda en russe…).

Les journaux et carnets du volume 1 ne portent que jusqu’à l’âge de 61 ans. Marié tard avec Sonia (Sophie Behrs), Léon ne s’est senti adulte et responsable qu’à la naissance de son premier fils, Sérioja (Serge) en 1863 ; il a alors 35 ans. Il ne s’entendra pas avec lui une fois adulte, « l’esprit châtré de sa mère », dira-t-il. Serge sera musicien.

Il n’a aimé ses garçons que petits, encore animaux, mignons. « Seuls les petits enfants sont vivants », écrira-t-il le 17 mai 1884, à 56 ans. Et encore, le 29 juillet 1889, en plein été continental russe à la campagne de Yasnaïa Poliana : « Première impression – les petits tout nus [Andreï 12 ans et Mikhaïl 10 ans] faisaient je ne sais quelle polissonnerie. Ensuite leurs apprêts pour un pique-nique – bouffer dans un nouvel endroit » p.999. Lui va se baigner – pourquoi pas les enfants ? André est décédé jeune et Michel s’exilera en France pour être musicien. Le 22 mai 1878 : « Les enfants : Ilya [2ème fils, 12 ans] et Tania [1ère fille, 14 ans] se racontaient leurs secrets, leurs amours. Comme ils sont terribles, abominables et mignons » p.650.

Dès qu’ils ont grandis, la manie lui a pris de les dresser à la morale chrétienne, leur faisant la leçon de lancinante façon, sans jamais les écouter, puisque lui détenait « la » vérité révélée. 16 avril 1884 : « Je ne peux pas sympathiser avec eux. Toutes leurs joies, l’examen, les succès mondains, la musique, l’ameublement, les achats, tout cela je le regarde comme un malheur et un mal pour eux et je ne peux pas le leur dire. Je peux, et je leur dis, mais mes paroles n’accrochent personne. Ils ont l’air de savoir – non pas le sens de mes paroles, mais que j’ai la mauvaise habitude de dire cela. (…) Si j’accepte de participer à leur vie – je renonce à la vérité, et ils seront les premiers à me jeter à la figure cette renonciation. Si je regarde avec tristesse, comme maintenant, leur déraison – je suis un vieillard grognon, comme tous les vieillards » p.808.

16 mai 1884 : « Les aînés des enfants sont grossiers [18 et 20 ans], et cela me fait mal. Ilya passe encore. Il est gâté par le gymnase et par la vie, mais en lui l’étincelle de vie est intacte. En Serge il n’y a rien. Toute sa futilité et sa lourdeur d’esprit sont à jamais consolidées par une imperturbable satisfaction » p.822. Ilya est parti en Serbie après la révolution. Le 8 juin 1884 : « Les enfants, Ilya [18 ans] et Lelia [Léon, 15 ans], sont arrivés – pleins de vie et de tentations, contre lesquelles je ne peux presque rien » p.832. Se souvient-il des siennes, de tentations, durant sa jeunesse sans freins ni discipline ? Il juge, condamne et pardonne – et tout cela le fait souffrir (inutilement). Lev (Léon, dit Lélia) a fui en Suède pendant la révolution.

Pour le chrétien, et Lev Nicolaïevitch Tolstoï en était un de l’espèce mystique, il faut souffrir pour être éduqué et sauvé. Sans contraintes ni épreuves, pas de rédemption. Le « péché originel » a puni les humains pour avoir voulu connaître au lieu d’obéir ; dès lors les hommes devront travailler « à la sueur de leur front » et les femmes « enfanter dans la douleur ». Tel est le christianisme, et des enfants heureux ne font pas partie du programme. Surtout les garçons : c’est au père de les éduquer à son image (comme l’Autre) ; les filles seront formatées par leurs maris et leurs grossesses. « Si au moins ils comprenaient que leur vie oisive, entretenue par le labeur d’autrui, ne peut avoir qu’une justification : profiter de leurs loisirs pour réfléchir, pour penser. Non, eux emplissent soigneusement ce loisir de vaine agitation, si bien qu’ils ont encore moins le temps de réfléchir que ceux qui sont accablés de travail », déplore-t-il le 5 avril 1885 p.863. Mais les éduque-t-il ?

Non… « Hier encore avec ma femme j’ai failli engager une dispute sur le point de savoir pourquoi je n’enseigne pas mes enfants », avoue-t-il le 12 décembre 1888 (son aîné a déjà 25 ans !). Mais il ne répond pas à la question, il élude aussitôt avec des généralités chrétiennes, par déni, par offrande de sa souffrance ; il poursuit la phrase ci-dessus directement par : « Je ne me suis pas souvenu à ce moment-là qu’il est bon d’être humilié. Oui : il y a la conscience. Les hommes vivent soit plus haut que leur conscience soit plus bas. Le premier est une torture pour soi, le second est détestable » p.882. Quel est le rapport avec l’enseignement à ses enfants ? Le lecteur ne peut que donner raison à sa femme et à ce qu’elle lui déclare, le 20 janvier 1889 : « Elle a dit que j’ai des principes et pas de cœur. Le Christ non plus n’en a pas ? » p.898. Toujours la paranoïa d’être dans son bon droit et persécuté, la mégalomanie de se vouloir comme le Christ et donc de ne jamais écouter le bon sens des autres. Conduire « toute sa vie pour l’exécution de la volonté de Dieu » (14 avril 1889, p.945) dispense-t-il d’agir ici-bas pour les siens ?

Léon Tolstoï ne pouvait s’empêcher de baiser, il aura même un bâtard avec une paysanne en plus de ses enfants, mais la progéniture est sa croix. Pourquoi ne pas se contenir si s’occuper des enfants qu’il procrée lui pèse ? Il se donne en exemple, mais ses contradictions infinies ne dictent pas une conduite. Au lieu d’aimer pour comprendre et corriger, il appelle « amour » une surveillance de loin, avec jugement et douleur. Lui n’a pas été élevé, orphelin de mère à 18 mois, de père à 9 ans et de grand-mère à 10 ans. Il a été incapable aux études et s’est engagé comme militaire pour se discipliner – sans grand succès comme en témoignent ces pages de « règles » contraignantes qu’ils se donne entre 19 et 22 ans… sans guère les suivre.

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

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Paul Harding, Le donjon du bourreau

C’est l’hiver, la neige couvre d’un manteau glacé les ruelles de Londres. La Tamise glace et les gamins dépenaillés, les mendiants affamés et les ribaudes en perruque rousse se gèlent entre les tavernes d’où montent de grasses odeurs, attendant la charité des nantis. Nous sommes en décembre 1377 et la révolte des campagnes gronde contre les impôts injustes. La Tour de Londres dresse ses murs énormes au-dessus des maisons. C’est pourtant au cœur de ses remparts que son gouverneur est égorgé.

Dès lors, les meurtres se succèdent, jamais au hasard. Un cimetière est régulièrement profané. Nous sommes dans la seconde enquête de frère Athelstan, frère dominicain, et du falstaffique sir Cranston, coroner de Londres.

Nous côtoyons le petit peuple dans son humble vie quotidienne, sans cesse à la recherche d’un quignon de pain, d’un gobelet de mauvais vin et d’un toit pour la nuit.

L’espérance s’appelle Noël et les enfants répètent des pantomimes, tout en n’oubliant pas de rester de sales gamins capables du pire comme du meilleur : ils ne sont ni guidés, ni corrigés. Ne voilà-t-il pas qu’un galapiat jouant le rôle de Joseph dans une scène de la Nativité, « avait interrompu la répétition pour une brève bagarre avec un ange » ? C’est pourtant ce qui survient page 283.

De même dans le prologue, un très jeune orphelin admire un chevalier et caresse la pognée de son épée lorsque des galères sarrasines surgissent l’horizon pour arraisonner le navire marchand sur lequel ils sont tous les deux et passer tout le monde au fil du cimeterre. Le chevalier, bien campé sur ses jambes, le protège du combat. La suite sera édifiante comme un secret dessein de Dieu.

Oui, « Paul Harding » est un écrivain d’aventures pour adultes qui se lit avec passion. Professeur d’histoire médiévale en Angleterre, il écrit aussi sous le nom de « Paul Doherty », « d’Ann Dukthas » et de « C.L. Grace ». Paul Doherty, dans la liste, semble son vrai nom. Il est féru de détails minuscules qui font vrai et entraînent le lecteur dans l’exotisme du temps. Porter chausses et avaler du posset n’est pas donné à tout le monde. La tourte au cygne et la matelote d’anguilles faisaient l’ordinaire des auberges du temps.

Quant à l’enquête, elle accumule les faits inexplicables avant que la logique ne s’en mêle. La méthode nous est décrite page 252 : « si un problème existe, il existe aussi une solution. Le tout est de trouver la brèche. Parfois, c’est un infime point lumineux qui y conduit. » Miracle ? Non, simple entendement humain : il n’y a rien de diabolique dans ces meurtres, seulement une expression des passions humaines. Reste à trouver laquelle et qui. Le lecteur sera tourneboulé les yeux bandés jusque vers la fin, signe d’une intrigue bien menée qui tient en haleine dans un décor original.

Paul Harding, Le donjon du bourreau (The house of the red slayer), 1992, 10/18 2006, 286 pages, occasion €1.90

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Le sentiment de la nature chez Tolstoï

Le comte Lev Nicolaïevitch Tolstoï n’a jamais pu se faire à la vie à Moscou. Il préférait de loin la campagne, à Yasnaïa Poliana où il est né et où il a grandi jusqu’à l’âge de 8 ans. Il y était au calme pour écrire, aller se baigner dans un trou d’eau l’été et pouvait participer aux travaux des moujiks. Il faut dire que son adolescence anarchique et sa jeunesse dissipée l’on conduit à la repentance pour ses péchés. Profondément chrétien, même s’il doute au fond de l’existence de Dieu, il révère la morale du Christ, loi de nature révélée selon lui. Vivre à la campagne lui évitait les tentations de la ville, les futilités de la bonne société, et lui permettait de « faire le bien » nommément, aux gens qu’il connaissait et à qui il avait parfois fait la classe.

Le lyrisme sensuel, sublimation probable de son désir sexuel inassouvi, sourd dans les mots emphatiques et un brin maladroits, mais sincères, du 10 août 1851 (23 ans) : « L’avant-dernière nuit était merveilleuse, j’étais assis à la lucarne de ma cabane de Starogladkovskaïa, et de tous mes sens, à l’exception du toucher, je savourais la nature. – La lune n’était pas encore levée, mais au sud-est déjà commençaient à rougir les nuages nocturnes, un léger vent apportait une odeur de fraîcheur. – Les grenouilles et les grillons se mêlaient en un bruit nocturne indéfini, uniforme. Le ciel était pur et parsemé d’étoiles » p.98.

La civilisation ne convient pas à ses appétits, restés bruts, comme en friche, parce qu’orphelin trop tôt et enfant trop sensible. 25 juin 1856 (28 ans) : « J’ai souvent rêvé de la vie agricole, perpétuellement le travail, perpétuellement la nature, et je ne sais pourquoi une grossière sensualité s’est toujours mêlée à ces rêves : c’est toujours une forte femme aux mains calleuses et à la solide poitrine, et aussi aux jambes nues, qui travaille devant moi » p.384.

Il observe en sensitif les gens et les plantes. Tout le Carnet numéro 10 de 1879 (51 ans) est consacré aux changements de saisons. S’il chasse, il est peu amène aux animaux ; en revanche le spectacle de la nature qui bouillonne au printemps ravive en lui des pulsions vitales, qu’il enrobe dans un vague panthéisme à la gloire de Dieu. 23 avril 1858 (30 ans) : « Vent froid, les bourgeons enflent, avant-hier il y avait des perce-neige. Le rossignol chante depuis hier » p.493. 14 juin 1858 : « Nuit admirable. Un brouillard blanc de rosée. Sur lui les arbres. La lune derrière les bouleaux et le râle des genêts ; il n’y a plus de rossignols » p.495.

L’époque n’est pas non plus sans influence sur lui, même loin des préoccupations littéraires européennes. Lors d’un voyage à Iéna en Allemagne, le 16 avril 1861 (33 ans) : « Sur la montagne dans la forêt, je me suis enivré de nature simplement et béatement » p.524. Le romantisme le contamine aussi facilement que lui, le Russe un peu brut, n’a jamais vraiment quitté la vie dans la nature.

Léon Tolstoï ressent son animalité qui l’attache à la terre, les pulsions sourdes qui l’enchaînent aux instincts. Il lutte contre, par la raison mais plus encore par la « conscience », ce miroir chrétien des commandements qui interdisent comme « péchés » condamnables toute une série d’actes et même de pensées. Il se sent coupable, se répugne, se repent. Il en est insupportable aux autres une fois l’âge venu car, si ses désirs se sont apaisés, ceux des autres, plus jeunes, lui apparaissent comme incompréhensibles, à corriger.

Il ne cesse de juger et de pardonner à ses fils remplis d’appétit pour la vie, qu’il critique sans appel, leur faisant la leçon en permanence comme un « vieillard grognon ». Mais humilier, puis s’humilier, lui est une jouissance en Christ. Il ne sait pas être naturel, en phase avec les gens comme avec les éléments ; il faut sans cesse que se mêle « la morale », cette infection qui gangrène tout écart. Il n’est pas lui mais constamment cet autre mesuré à l’aune de la vertu chrétienne rigide. Seule « la nature » lui permet d’éprouver des émotions libres…

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

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Wolfskinder, les enfants-loups de Rick Ostermann

wolfskinder dvd

L’occupation de la Prusse-Orientale par l’Union soviétique vainqueur des nazis a été vengeresse. Viols, tortures, vols, meurtres – tout était permis à l’Armée rouge composée de rustres et de moujiks, avides de cochons à rôtir et de femelles à défoncer – souvent dès le plus jeune âge. Après le temps de la honte allemande d’adultes qui ont plus ou moins consenti au nazisme est venu le temps des petits-fils : eux veulent savoir, dire les faits. Or la barbarie soviétique n’a rien d’un mythe.

Les Wolfskinder sont les enfants sauvages, ceux que la guerre a rendu orphelins. Père mort au combat, mère violée puis tuée ou morte de maladie, grands-frères morts comme le père, grandes-sœurs violées et tuées comme la mère – ou mises au bordel militaire – rien ne leur fut épargné. Ils étaient entre 20 et 25 000, pour les Russes que de la vermine à exterminer, des « fils de nazis », louveteaux qui aiguisaient leurs dents. Il était interdit aux paysans lituaniens d’assister les enfants allemands.

wolfskinder hans et fritz

Deux frères de 14 et 11 ans, Hans et Fritz, voient leur mère mourir sous leurs yeux, de maladie, d’épuisement et de faim. Elle leur fait promettre de ne jamais oublier leurs noms et de rester ensemble ; elle leur donne un médaillon avec son portrait et celui de son mari, pour que les fils aillent demander asile chez un fermier lituanien de connaissance. Il leur faut pour cela marcher obstinément vers l’est (ce pourquoi le garçon regarde souvent les vols d’oies sauvages – qui indiquent le nord) puis traverser à la nage ou en barque le Niemen – qui marque la frontière entre la Prusse-Orientale et la Lituanie.

Rien ne se passe sans heurts, bien évidemment. Il faut aux gamins marcher dans les forêts et parmi les herbes hautes des champs pour échapper aux soldats soviétiques dont le sport favori est de poursuivre les gosses réprouvés en auto tout-terrain et de les tirer au fusil comme des canards. Hans perd Fritz dans une rivière où une irruption de soldats les oblige à plonger dans le courant ; Hans nage mais pas Fritz, qui se cramponne à une barcasse à demi coulée. Deux filles les accompagnent, qui ont failli subir un viol et se sont échappées in extremis ; la plus jeune est tuée d’une balle alors qu’elle est sur la barque et qu’elle rame des mains désespérément – Fritz, lui, disparaît. Hans (Levin Liam) se retrouve avec Christel (Helena Phil), une fille à peu près de son âge.

wolfskinder christel et les deux petits

Ils ne tardent pas à trouver deux autres petits, un garçon et une fille de 8 à 10 ans, qu’ils vont nourrir et protéger. Mais le plus jeune, Karl, se fait mordre méchamment à la jambe par un chien alors qu’il tentait de dérober une racine dans un jardin de ferme. Il est blessé, il boite ; Hans va le « vendre » à un fermier qui passe sur la route contre deux pommes : lui au moins sera adopté et sauvé. Nombre de fermiers lituaniens ont ainsi adopté des orphelins allemands ; ils les ont cachés, ont changé leur nom, appris leur langue. Mais la sœur du petit n’accepte pas ce marché, ni cette séparation, elle s’enfuit dans les marais. Hans va trouver à cette occasion un autre gamin blond dans les 8 ans, lui aussi fils d’Allemand, mais qui erre sans chaussures. Il va le porter, le protéger, lui donner à manger – substitut du petit frère qu’il a perdu de vue et dont il se demande s’il a lui aussi péri sous les balles soviétiques.

A un moment, les filles menacent de se faire violer par des partisans pourtant pro-allemands et Hans n’hésite pas à se saisir d’un fusil et à tirer pour défendre Christel dont il devient un peu amoureux. Les gosses parviennent à fuir à la faveur d’une attaque de soldats soviétiques que le bruit a attirés. Se joignent à eux un Alexis de 13 ans dont les Russes ont coupé la langue, affublé d’une mauvaise toux.

wolfskinder

Après de multiples péripéties les enfants sont séparés, d’un côté les filles, de l’autre les garçons. Christel ne veut pas s’attacher à Hans, et trouve qu’il devient trop le chef dans la petite bande. Lors de l’exploration d’une ferme où les habitants ont été massacrés, la femme et la petite fille violées comme en témoignent le sang entre leurs cuisses, les filles vont de leur côté. Alexis meurt étouffé parce qu’il tousse et que des soldats les traquent dans une roselière ; Hans n’hésite pas à lui serrer le cou pour les sauver.

Restés seuls, Hans et le petit garçon se réchauffent torse nu dans la cabane d’un pêcheur, mais ils sont au bout de la route. Pour en sauver au moins encore un, Hans donne le petit au pêcheur lituanien, qui a l’air bon, mais ne veut pas les suivre. Il doit accomplir sa mission.

Il retrouve Fritz par hasard, adopté sous le nom de Ionas par un couple de fermiers ; il a une chemise neuve et mange à sa faim. Il ne veut pas suivre son grand frère chez les agriculteurs recommandés par leur mère et Hans part seul, après avoir une nouvelle fois échappé à une incursion de soldats soviétiques…

wolfskinder hans et le petit

Le féroce réalisme des scènes rappelle le film Sa majesté des mouches ; leur vie d’enfant se réduit à manger, dormir et fuir ; ils sont maigres, sales et perpétuellement sur le qui-vive. Tout adulte est une menace en puissance, de vraies machines à tuer ou à réduire en esclavage. La seule chose qui leur reste est leur langue, mais surtout leur nom. Même le reflet de leur visage dans l’eau d’un ruisseau apparaît trouble, comme leur pays en déliquescence, et cette Prusse qui part à vau l’eau. Il s’agit pour eux de ne pas se dissoudre dans la sauvagerie, ni dans la soumission. Et le spectateur ne tarde pas à être séduit par cette vitalité en eux. Même les attachements ne peuvent être durables, chacun le sait et l’accepte, ce qui est pour nous poignant, mais très réaliste dans les conditions qu’ils connaissent. Les bases de la survie sont à ce prix.

Ce pourquoi Fritz est justifié : il a protection, nourriture et vêtements. Plus jeune que Hans, il sait le prix de ces éléments de base. Ce pourquoi Hans est un héros : il refuse d’abolir son identité pour du pain et des chiffons.

DVD Wolfskinder, les enfants-loups de Rick Ostermann, film allemand 2013 avec Levin Liam, Helena Phil, Port-au-Prince Pictures 2015, allemand sous-titré anglais, €19.87 (ne semble pas exister en VF)

Le site de l’histoire vraie des Wolfskinder, photographies de Claudia Heinermann (en anglais)

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Montesquieu ou Rousseau

L’Angleterre et la France ont fondé l’Etat parlementaire moderne. La féodalité y fut plus forte qu’ailleurs et la théorie de la souveraineté y a été élaborée par les juristes pour asseoir le pouvoir du roi. C’est contre cet absolutisme que sont nées les revendications libérales : liberté de penser, d’aller et venir, de s’exprimer, de posséder la terre, de commercer.

La tentative absolutiste de Charles 1er d’Angleterre, catholique, lève une opposition armée parlementaire qui exécute le roi (30 janvier 1649), dissout la monarchie (7 février), fonde le Commonwealth (république) en mai et élimine les Niveleurs (partisans du peuple souverain, adeptes baptistes de la cité de Dieu ici-bas). Un roi ne reviendra qu’en 1660 avec Charles II. John Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755) vont penser cette révolution pour accoucher de la réflexion politique moderne.

Locke est l’anti-Descartes : il ne s’isole pas pour rentrer en lui-même afin de découvrir la Vérité. Il se veut immergé dans son temps et utile aux hommes en société. Ainsi écrit-il des réflexions diverses sur la tolérance, la valeur de la monnaie et l’art de soigner. Montesquieu est de même un penseur de la complexité, écrivant sur le climat et sur les mœurs avant de théoriser les régimes politiques et d’établir l’esprit des lois.

montesquieu de l esprit des lois anthologie

La France est héritière de Montesquieu ; mais elle s’est laissé tenter par Rousseau le Genevois orphelin (1712-1778), sa mystique paranoïaque de la fraternité, son absolutisme populaire, son abstraction universelle. Elle oscille depuis entre Robespierre et Napoléon – héritiers dialectiques de Rousseau – et la IIIe République, acmé de l’équilibre des pouvoirs.

Notre République Ve n’est qu’un compromis bâtard entre Rousseau et Montesquieu. Il n’évite ni le caporalisme jacobin ou extrémiste, ni la tentation du centre. La France reste écartelée entre l’équilibre des pouvoirs (qui laisse la société vivre par elle-même) et l’interventionnisme étatique ou partisan (qui veut imposer une ligne « unanimiste »).

Montesquieu considère les mœurs plus efficaces que les lois. Quant aux institutions, « il faut que le pouvoir arrête le pouvoir ». La loi incarne la raison, mais c’est la vertu qui anime tout régime. Grandeur de la loi, infirmité du législateur : Montesquieu est sceptique sur l’humanité. Ce pourquoi la religion est utile : beau décor et frein social. L’égalité absolue est un rêve mais l’État « doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. » La séparation des pouvoirs assure l’harmonie de trois forces sociales : le roi, le peuple, l’aristocratie – en trois pouvoirs qui se balancent : l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire.

Montesquieu distingue trois régimes-type qu’il appelle par convention :

  1. République : elle peut être soit démocratique (le peuple en corps, animé d’une vertu civique à l’antique), soit aristocratique (comme à Venise où la vertu est la modération).
  2. Monarchie : le gouvernement d’un seul, sa vertu sociale est l’honneur (ou esprit de corps), mais les lois fondamentales sont indépendantes du monarque et exercées par des pouvoirs intermédiaires. Ce type a la faveur de Montesquieu.
  3. Despotisme’ : le gouvernement d’un seul mais lui seul fait les lois. Sa ‘vertu’ est la crainte.

Que reste-t-il aujourd’hui de Montesquieu ?

Incontestablement les institutions américaines, qui fonctionnent comme ‘république aristocratique’, de même que la fédération allemande créée en 1946. La Ve République tient nettement du type ‘monarchique’, tout comme le régime chinois « communiste » actuel. Le type despotique a donné lieu hélas à d’innombrables exemples : Napoléon 1er, Staline, Hitler, Fidel Castro, Hugo Chavez… Le régime russe sous Poutine balance entre type monarchique et type despotique. Le régime de type démocratique est probablement le mieux représenté par les institutions anglaises : élections simples et directes, la reine restant symbole du pays et de sa ‘vertu’ traditionnelle.

rousseau du contrat social

Rousseau considère la société (concrète) comme injuste et la nature (abstraite) comme bonne.

Cet affect lui vient de son enfance orpheline (abandonné par son père, mère morte en couches), autodidacte et campagnarde. Par ressentiment personnel et empreinte chrétienne profonde, il croit l’homme « naturellement » bon, aliéné seulement par la société. Pour lui, société naît de propriété, qui est sauvegarde égoïste des intérêts. De là viendrait le malheur. Il surgit de la quête d’intérêt personnel, d’amour de la propriété, d’avidité à accumuler de l’argent et de se croire plus que les autres en le dépensant.

Du Contrat social est inspiré par la passion de l’unité. Rousseau veut imposer la subordination des intérêts particuliers à la « volonté générale », souveraine et absolue comme sous les rois. « Chaque membre est partie indivisible du tout ». Cette abstraction fonde l’égalité théorique, donc la « liberté », puisque Rousseau définit ladite liberté comme l’obéissance aux lois de sa propre communauté…

La souveraineté, ainsi rêvée, se doit d’être :

  • inaliénable (pas de gouvernement représentatif),
  • indivisible (ni séparation des pouvoirs, ni corps intermédiaires, ni partis ou factions),
  • infaillible (la souveraineté est vérité d’elle-même),
  • absolue (mais pas « arbitraire » car la « volonté générale » ne serait plus souveraine).

Cette souveraineté unanimiste est le rêve de Mélenchon, tout comme celui – toutes proportions gardées – de Marine Le Pen et de Nicolas Dupont-Aignan. Mélenchon veut la révolution permanente, la fin de la politique comme métier, les citoyens mobilisés ; Le Pen rêve du peuple comme la vache rêve du taureau, le bon sens près de chez vous, la terre ne ment pas, le sens de la race infaillible; Dupont-Aignan reprend le gaullisme historique pour en faire un intégrisme souverainiste.

Pour Rousseau (et probablement pour la réalité), la démocratie « ne convient qu’à un peuple de dieux ». Les humains étant ce qu’ils sont, le régime aristocratique leur va mieux. Il est l’aptitude des meilleurs, éduqués pour servir et surveillés par les citoyens. Mais le gouvernement est secondaire selon Rousseau, car il a tendance à dégénérer et trahir. Ce qui compte est la souveraineté. D’où l’importance de former des citoyens qui soient conscients de leur pouvoir en corps. Rousseau prône l’éducation (« Émile »), la religion civile et (comme Tocqueville) la vertu à l’antique.

Que reste-t-il aujourd’hui de Rousseau ?

Le caporalisme de la ‘volonté générale’, la mobilisation spartiate des citoyens au nom de l’universel, le mythe du « naturel » qui va de l’écologie mystique à l’éducation libertaire, la haine de la société (assimilée à la Cour, la mode, le médiatique, l’industriel, l’argent, le capitalisme…), la méfiance de tous contre tous, le surveiller et punir, l’intolérance pour les factions et partis, la tentation technocrate, l’illusion fusionnelle.

Connaître les racines de nos inspirations politiques doit nous rendre conscients de ce qu’il est bon de garder – et de ce qui serait nécessaire de faire évoluer. Cela en-dehors des ego surdimensionnés et sans intérêt du personnel politique.

Montesquieu, De l’esprit des lois (anthologie), Garnier-Flammarion 2013, 395 pages, €5.90 

e-book format Kindle, €2.49

Montesquieu, Œuvres complètes tome 1, Gallimard Pléiade 1949, 1665 pages, €59.50

Montesquieu, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade 1951, 1800 pages, €60.00

Rousseau, Du contrat social, Garnier-Flammarion 2011, 255 pages, €3.90

e-book format Kindle, €2.99

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Robert-Louis Stevenson, La flèche noire

robert louis stevenson la fleche noire
Écrit en feuilleton pour Young Folks, puis abandonné après un premier élan, repris par la suite aux Etats-Unis après exil, la rédaction dura cinq ans. C’est dire combien le fil se perd un tantinet après la fougue du début. Stevenson n’aimait pas ce roman et sa femme n’a jamais voulu le lire, comme il le déclare avec humour dans sa préface. Mais le succès auprès des lecteurs fut immédiat et le jeune comme l’adulte d’aujourd’hui comprennent vite pourquoi.

Nous sommes à la fin du moyen-âge, en Angleterre, durant la guerre des Deux roses entre York et Lancastre, vers 1465. Richard « Dick » Shelton est un jeune homme de 18 ans orphelin, sous la coupe de son tuteur sir Daniel. Il est naïf et droit, loyal à ceux qui l’ont élevé lorsque son père fut tué. Mais des hommes sont abattus systématiquement à l’aide d’une flèche noire, et sir Daniel est sur la liste. Car il est impitoyable aux faibles, change d’allégeance selon le vent et ne suit que son bon plaisir. Il sait mener les hommes mais ne sait pas où il va, sinon se conserver.

Tel Robin-des-bois, Ellis Duckworth dont la ferme a été pillée et brûlée par sir Daniel, se cache dans la forêt de Tunstall avec ses compagnons hors-la-loi, et entreprend de se venger. Il sait qui a tué le père de Richard. Mais celui-ci exige des preuves, écartelé entre ses deux loyautés, celle de sa famille à venger et celle du seigneur qui l’a élevé. D’où cette première partie enlevée et captivante, emplie d’aventures et de bagarres. Le siècle n’est pas tendre et nombre de gais compagnons périssent sous les flèches ou les coups de poignard ou d’épée. Mais la menace constante fait aimer plus encore la vie et profiter de chaque instant.

Richard se prend de pitié pour un jeune garçon « qui paraît douze ans » enlevé par un coup de main par son tuteur sir Daniel. Quand le gamin réussit à s’enfuir, Dick devient son protecteur par esprit chevaleresque. Malgré la fatigue et les intrigues, les deux fuient dans les bois. Ils se querellent et se réconcilient, la faiblesse de l’un touchant la force musclée de l’autre. Dès lors, le portrait de Richard Shelton est établi et restera stable tout au long du récit : vigoureux mais sans cervelle avec un cœur de chapon. Il est un tempérament à la croisée du Moyen-Age et de la Renaissance, force brute qui refuse d’éliminer les émotions. Ce pourquoi il choisira à la fin le bonheur conjugal plutôt que la gloire militaire…

Mais Richard n’est pas fini. Il reste un enfant niais parce qu’il fonce sans observer. Il ne voit pas que John est une fille, Joana, alors que tous les adultes autour de lui le voient. Il la traite en garçon, troublé cependant de s’y attacher. Thème d’époque, la fin 19ème, l’homoérotisme frisait l’homosexualité, les filles étant reléguées au rang inférieur avec activités dédiées. C’était différent au Moyen-Age et l’auteur sait jouer du décalage des époques pour faire de cette ambiguïté une aventure. « Et moi, dit Richard, qui me souci des femmes comme d’une guigne, je me suis pris d’amitié pour toi, pensant que tu étais un garçon, sans même me demander pourquoi j’avais pitié de toi. Quand j’ai voulu te battre avec ma ceinture, le courage m’a manqué. Et puis tu as avoué que tu es une fille, Jack, car je veux encore t’appeler Jack ! Maintenant je sais que tu m’es destinée » p.354 Pléiade. Dans ce monde idéal de l’imaginaire lointain, le garçon dont on s’est pris d’affection adolescent peut naturellement devenir son épouse une fois mûr. Ce n’est pas rien dans le succès du livre auprès des jeunes lecteurs dans ces années 1880.

Avant de convoler, Richard devra faire ses preuves d’adulte. Après s’être cherché – vainement – des pères de substitution comme modèles, sir Daniel trop vil, sir Oliver le chapelain qui lui apprit les lettres trop faible, Bennet Hatch qui lui apprit les armes trop brute, Ellis Duckworth ami jadis de son père trop obnubilé par la vengeance, Lawless (qui veut dire Sans-loi) trop anarchiste et égoïste, Lord Foxham oncle de Joanna trop noble – Richard finira par se trouver tout seul. Il se fraiera un chemin de lui-même dans la jungle de la forêt, des flots, des renversements d’alliances, des loyautés et des coups de main.

Il échouera par trois fois à délivrer Joanna, reprise par sir Daniel, dans une réminiscence inconsciente des trois reniements du Christ par Pierre, ce robuste apôtre au cœur faible. Poussé par son audace irréfléchie, il bataillera aux côté d’un chevalier bossu solitaire pris à partie par sept reîtres dans la forêt, sans savoir qu’il s’agit du duc de Gloucester, futur Richard III – qui le fera chevalier après une autre bataille.

Trois quêtes se mêlent et se composent dans cette histoire : celle de la vengeance, immédiate mais trop basse ; celle de l’amour, ambigüe puisqu’il s’agit initialement d’un garçon qui se révèle une fille ; celle de soi enfin, la principale au fond, dans la lignée de l’Île au trésor, d‘Enlevé ! et de La chaussée des Merry Men. Roman d’apprentissage, la Flèche noire montre comment devenir adulte, quitter le monde guerrier qui ravit les douze ans pour explorer le monde adulte des vingt ans en passant simplement le monde amoureux des dix-huit ans.

Cela paraît élémentaire en le lisant ; pas sûr que cela soit aussi simple en le vivant… Ni à l’époque de l’histoire, ni à l’époque de la parution en feuilleton, ni encore aujourd’hui pour tous ceux qui s’efforcent à la maturité.

Car il faut opérer des choix personnels difficiles – ou alors se laisser faire par la destinée. Être un homme ? Ou un être passif qui se laisse faire ?

Robert-Louis Stevenson, La flèche noire (The Black Arrow), 1888, CreateSpace Independent Publishing Platform 2015, 218 pages, €12.12
Robert-Louis Stevenson, Œuvres II, Gallimard Pléiade 2005, 1389 pages, €59.80
Les œuvres de Robert-Louis Stevenson chroniquées sur ce blog

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Robert-Louis Stevenson, Enlevé !

robert louis stevenson enleve

Tous les ingrédients de l’aventure sont là pour ravir les âmes enfantines : la jeunesse confrontée au monde, la méchanceté des hommes, l’amitié précieuse en contrepartie, les paysages rudes, le combat contre l’injustice et l’occupation étrangère, la vie dans la nature, les multiples dangers… Après L’île au trésor écrit pour son beau-fils de 13 ans Lloyd, Robert-Louis Stevenson chante la jeunesse immortelle dans un adieu à l’Ecosse, patrie de son enfance, qu’il quitte pour des cieux plus cléments à sa santé chancelante.

David Balfour n’a pas 17 ans en 1751 lorsqu’il doit partir, orphelin, avec pour tout viatique la lettre qu’a laissé son père au pasteur Campbell. Elle recommande l’adolescent à son oncle, le vieil Ebenezer qui habite un château en ruines jamais terminé, à quelques miles d’Edimbourg. Ebenezer est le prénom de l’avare Scrooge chez Dickens, et Stevenson aimait beaucoup Dickens.

Après quelques jours de marche dans la campagne, David parvient au gros manoir qui se veut un château et rencontre le méfiant vieillard. Celui-ci reconnaît qu’il est bien le fils de son frère mais n’a qu’une hâte, s’en débarrasser. Aigri par la vie et en butte à l’hostilité de la contrée – par sa faute – il n’a aucunement la fibre familiale, encore moins paternelle. Il embobine le gamin jusqu’à lui faire visiter un brick à l’ancre, dont le capitaine est en affaires avec lui. Tout émerveillé, car ses 16 ans n’ont jamais encore vu la mer, David se laisse circonvenir, assommer, et se retrouve à fond de cale pour un voyage au long cours. Son oncle a topé avec le capitaine pour qu’il le vende aux plantations des Amériques…

Doublement abandonné par les siens, ses parents morts et son oncle renégat, le jeune homme doit s’en sortir tout seul. Il ne peut compter que sur sa bonne mine. Il apprivoise tout d’abord le mousse Ransome, prime adolescent bête et battu qui jure et n’admire que la force, « découvrant sa poitrine » pour montrer ses tatouages qui font viril, vraie graine de forban. Il sera tué d’un coup de poing par le second, seul marin qui sache naviguer sur ce rafiot. Le troisième officier n’approuve pas cette violence et permet à David de retrouver un semblant de liberté à bord, jusqu’à lui faire remplacer le mousse.

A ce poste, l’adolescent va rencontrer un mystérieux personnage, surgi brusquement lorsque sa barque a été éventrée par le brick dans le brouillard. Bien de sa personne et un brin vaniteux, portant « un nom de roi » (Stuart), il sert de messager entre les exilés écossais en France et ceux restés au pays occupé par les tuniques rouges du roi George, qui attendent de l’argent.

La ceinture emplie d’or d’Alan Breck Stewart attire les convoitises et l’équipage peu recommandable va tout faire pour s’en emparer. Comme dans L’île au trésor, le jeune homme et son valeureux mentor, ici David et Alan, vont résister à deux dans la dunette aux assauts des bandits. Après avoir effectué un tour complet des côtes de l’Ecosse, d’Edimbourg à Mull, le brick s’écrase contre les rochers par la faute de son capitaine incompétent, avide d’être payé.

C’est le début d’une longue odyssée pour le garçon naufragé, d’abord esseulé sur un ilot dont il ne voit pas qu’il se transforme en presqu’île à marée basse, puis suivant une sorte de jeu de piste par les messages laissés à tout hasard par Alan qui a réchappé lui aussi au naufrage.

Alors qu’il demande son chemin dans la forêt, David assiste au meurtre d’un Campbell, l’intendant du pays d’Appin, et doit fuir, poursuivi par les tuniques rouges, accusé par le notaire qui l’accuse d’avoir fait stopper l’équipage pour faciliter le tir. C’est alors qu’il retrouve Alan qui le fait s’échapper à couvert, puis brouiller les pistes, dans un vrai jeu d’indiens. L’aventure n’est pas prête à finir !

Les deux compères que presque tout oppose, David whig et Alan jacobite, le cœur pur répugnant à tuer et l’adulte calculant les opportunités, vont traverser les Highlands de part en part, d’ouest en est, l’un pour retrouver son oncle et lui faire rendre gorge, l’autre pour suivre sa mission et s’embarquer pour la France. La géographie très précise, aidée d’une carte publiée par l’auteur, ancre l’imaginaire dans le réel du terrain. La langue anglo-écossaise, qu’un anglais peut comprendre, ajoute au dépaysement.

ecosse highlands ardvreck castle loch assynt

Amitié et loyauté, admiration et réprobation, légalisme et fantaisie, l’injustice punie mais le dilemme moral de cautionner un meurtre, les héritiers rétablis dans leurs droits (David dans son laird) mais pas l’Ecosse dans son autonomie – sont autant d’appels enthousiasmants aux jeunes lecteurs. L’attachement du jeune pour l’adulte qui l’enlève et l’élève à la fois dans l’action n’est pas sans susciter l’adhésion pleine et entière des 11-15 ans. Le roman est écrit pour les journaux, en feuilleton, ce qui lui donne un ton haletant et une vivacité de langage sans pareils. Pas le temps : la fuite commande, comme les rebondissements. Dans ce chaos physique, affectif et moral, il faut se retrouver.

C’est à une véritable quête initiatique dans laquelle David se lance, tout comme Jim dans L’île au trésor, mais avec plus de maturité. Il avait encore 16 ans au début, il en aura 18 à la fin, vrai passage de l’enfance candide et protégée à la liberté responsable de l’âge d’homme. Cela dans la noirceur des secrets de famille. De quoi attirer l’attention de certains critiques sur le processus de distillation du whisky, issu de l’orge maltée des Basses terres (Lowlands) et de l’eau de source filtrée par le granit des Hautes terres (Highlands), longuement mûri en fûts, le 18 ans d’âge étant un summum de flaveurs et de richesse en bouche.

L’enlèvement concerne l’adolescent David, mais aussi le jeune lecteur, emporté qu’il est par l’imagination fertile de l’auteur, dans un paysage de légendes et par une aventure échevelée. La sortie de l’enfance est un âge où l’on fantasme d’être enlevé ; quitter sa famille est inscrit dans le programme génétique et la fascination du garçon ou de la fille pour qui leur donne l’exemple a quelque chose d’érotique. Dans ce roman d’aventures, nous sommes entre Walter Scott et Mark Twain, auteurs de la même époque, mais avec la patte Stevenson, à nulle autre pareille.

Il est curieux que Folio n’ait pas édité une traduction récente, car ce livre est une bonne lecture pour la jeunesse.

Robert-Louis Stevenson, Enlevé ! (Kidnapped), 1886, CreateSpace Independent Publishing Platform 2015, 270 pages, €15.50
Robert-Louis Stevenson, Œuvres II, Gallimard Pléiade 2005, 1389 pages, €59.80
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Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer

mark twain oeuvres pleiade
Une belle aventure de gamins dans la première moitié du XIXe siècle au bord du Mississippi. L’auteur, père fondateur de la littérature populaire américaine, né en 1833 sixième de sept enfants, a passé sa jeunesse de 4 à 18 ans dans le village d’Hannibal au bord du grand fleuve. Il en a fait St Petersburg pour Tom Sawyer. Le village, c’est la famille, même pour Huck Finn qui n’en a pas ; le fleuve, c’est l’aventure, le grand large, le rêve d’être pirate ou brigand. Ainsi l’enfance est-elle constamment tiraillée entre confort et audace, tendresse et courage, discipline imposée et démon de ne pas tenir en place.

Les jeunes personnages des garçons Tom et Huck, des filles Becky et Amy, sont vrais; ils sont tirés de la réalité et du talent de conteur. Si Tom saute la palissade plutôt que de sortir par la porte ouverte, les garçons d’aujourd’hui en font autant, j’en ai un sous les yeux, 11 ans, qui ne manque jamais d’escalader la grille plutôt que de tourner la poignée. Il a besoin d’exercer ses muscles, de dépenser son énergie prépubère, jouant volontiers en tee-shirt à col bayant par douze degrés dehors. Tom, dont la tante a cousu le col de chemise à sa veste pour qu’il ne se débraille pas, le découd en sortant de chez lui : comme tous les jeunes garçons en croissance constante, son corps supporte mal les contraintes vestimentaires.

tom sawyer fait boire le chat

Samuel Clemens s’est fait appeler Mark Twain à 20 ans avant de passer son brevet de pilote de bateaux à vapeur sur le Mississippi en 1859. La « marque deux » signifie qu’il reste deux brasses sous la quille, juste de quoi passer les hauts fonds qui ne cessent de bouger sur le fleuve. Tom et Huck tous les deux sont l’auteur, les deux faces qui le tiraillent depuis l’enfance – les deux faces du peuple américain depuis les origines : le conformisme moral et la vie sans entraves, la Bible et l’existence de pionnier.

Tom est orphelin, vaniteux, malicieux, qui aime qu’on s’intéresse à lui, mais il se montre aussi courageux et généreux ; Huck est fils d’ivrogne, en guenilles, discret et naïf, plus hédoniste que rebelle, heureux de sa complète liberté au jour le jour. Les gamins aiment aller sans contraintes, pieds nus dès le printemps, se frottant aux épines et aux pierres en escaladant les murets, s’éraflant la peau comme les habits et aimant ça, étouffant sous les vêtements qu’ils débraillent, déchirent et salissent sans souci, n’hésitant pas à s’en dépouiller pour se baigner dix fois par jour ou jouer nus aux Indiens, ornés de bandes de boue sur le torse. « Ces fichus habits qui m’étouffent », dit Huck à Tom, « on dirait qu’il n’y a pas d’air qui peut passer à travers ».

kuck finn et tom sawyer film Selznick 1938

Cette liberté fait vivre Huck le gavroche dans un tonneau, comme Diogène, se nourrissant de ce que les gens lui laissent par gentillesse ou en échange de services rendus. Tom, lui, est flanqué d’une tante sévère au cœur d’or, d’un petit demi-frère Sid, enfant modèle et cafteur, et d’une cousine adorable qui est un peu sa grande sœur. Il est amoureux d’Amy, puis de Becky (fille de juge), pour laquelle il se fera fouetter avant que le couple ne se perde lors d’une fête dans une grotte, trois jours durant. Le garçon révélera sa noblesse et sa vaillance en persévérant, protecteur, pour trouver la sortie malgré la fatigue et la faim. Mais il n’aura pas hésité, avant cet exploit, à fuguer près d’une semaine sur une île du fleuve avec ses deux compères Huck et Joe, vivant à l’aise comme des pirates, nus tout le jour et dormant à la belle, même sous un orage formidable qui les trempe comme une soupe.

tom sawyer statue

Ils seront aussi témoin d’un meurtre dans le cimetière à minuit, Tom témoignant in extremis pour sauver l’accusé innocent, Huck prévenant juste à temps les voisins d’un crime prêt de se commettre. Joe l’Indien (le coupable) représente tout ce que la sauvagerie peut avoir de fascinant et d’angoissant dans ce pays encore neuf. Ils trouveront un trésor, le magot amassé par l’Indien plus celui d’une bande trouvé dans une cachette. Mais si Tom finit par épouser la civilisation avec la fortune, la fille et son adoption par le juge, Huck reste ce pré-soixantuitard qui préfère l’ici et maintenant à l’accumulation pour l’avenir. Cigale plutôt que fourmi, libertarien plutôt que capitaliste, naturel (volontiers naturiste) plutôt que citadin. Il s’épanouira dans un second tome.

tom sawyer joue nu aux indiens

Les enfants pensent à la mort, se demandent si l’on tient à eux, sont soucieux du regard des autres – en bref, ils pensent à l’amour. Tom surtout cherche à se mettre en scène, à composer les scénarios des aventures qu’il fait jouer à la bande de garnements dont il est évidemment le chef, et à faire de beaux discours pour les raconter ensuite en enjolivant son rôle. Il est l’auteur du livre, il est le bon vendeur américain, il est le gamin éternel. Ce trait de personnalité n’est pas pour rien dans l’attachement que l’on a pour lui.

L’éditeur anglais a prédit que le livre plaira aux jeunes garçons mais aussi aux philosophes et aux poètes. Il est devenu un classique même si Aventures d’Huckleberry Finn, qui suivra, est mieux réussi, et si l’hypocrisie du politiquement correct censure impitoyablement le mot « nègre » qui apparaît plusieurs fois. Comme s’il suffisait de bannir un mot pour que la chose disparaisse… Les relations de la police américaine avec les Noirs de nos jours prouvent qu’il n’en est rien, même si on les appelle Afro-Américains, ils n’en restent pas moins affreux Américains dans la (bonne) conscience collective.

Nous sommes avec Tom dans le paradis de l’enfance, toujours à la lisière du dressage social et de la liberté sauvage du corps et des pulsions. Cette tension fait tout le sel de la vie rêvée des jeunes garçons. Mark Twain écrit pour les petits Américains ce que Robert-Louis Stevenson écrivit pour les petits Anglais : son île au trésor.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Œuvres, traduction nouvelle Philippe Jaworski, illustrations originales de True W. Williams, Gallimard Pléiade 2015, 1581 pages, €65.00
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Garnier-Flammarion 2014, 288 pages, €5.40
Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer suivi de Les Aventures de Huck Finn, format Kindle, Amazon media, 1655 Kb, €1.94

DVD Tom Sawyer, 1973, réalisation Don Taylor avec Jodie Foster et Johnny Whitaker
DVD The Adventures of Tom Sawyer, 2002, réalisation George Cukor, avec Tommy Kelly et Ann Gillis, Prism, €4.78

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Michael Cox, La nuit de l’infamie

michael cox la nuit de l infamie

Qu’est-ce qu’un « bon » roman ? Indubitablement un gros roman dans lequel se plonger durablement et à loisir, qui se déguste comme une fine, longuement. Un roman qui raconte une histoire, passionnante, compliquée, à rebondissements. Des personnages attachants, nuancés et qui sonnent vrais. Des lieux pittoresques qui répondent, par leur accord, à l’intrigue.

Avec cette livraison de Michael Cox, vous ne serez pas déçu. Son titre original ‘The meaning of night’ (La signification de la nuit) n’est guère plus explicite que le titre français (qui ne dit rien de l’histoire). Mais, avec ses plus de 600 pages en 5 parties et 47 chapitres, vous passerez de palpitantes soirées, adossé à votre oreiller, le chat sur les genoux, ou dans un fauteuil devant le feu, l’enfant jouant en sourdine à vos pieds, ou encore en solitaire dans un train, durant un long voyage. S’il pleut au-dehors et que le temps est triste et froid, ce sera encore mieux : vous pénétrerez plus avant dans l’atmosphère anglaise et victorienne du roman.

Il commence par un meurtre et finit par un autre. Entre deux, tout un récit de turpitudes et de fatalité, d’erreurs humaines et de vengeance, d’hypocrite paraître social et de malversations souterraines. Nous sommes au 19ème siècle, au centre de l’empire industriel qui domine alors l’économie-monde. Orgueil et préjugés, sexualité et pruderie, palais et bas-fonds – c’est tout le Londres d’époque que ressuscite ainsi un littéraire contemporain de Cambridge, né en 1948, éditeur érudit. Il s’agit de son premier roman ; il l’a porté trente ans. Et c’est une réussite.

Le château de Drayton House qui a inspiré Michael Cox.

drayton house

Comme dans l’Iliade, vous avez une tragédie humaine et ses trois ‘héros’ bien typés, le plus fort, le plus rusé et le plus doux. Tous sont admirables dans leur démesure, et les femmes pas moins que les hommes. L’auteur vous mène en bateau sur la Tamise, en érudition dans les bibliothèques, en droit chez les juristes. Car il s’agit de ce qui compte le plus en ce siècle bourgeois : l’héritage, le mariage, le fils. Le sexe est au service de la fortune ; la puissance sert de passeport en société ; le talent et le savoir sont au service des forts. Non pas des « biens nés », comme dans la France aristocratiquement indécrottable, mais de ceux qui ont su « réussir ».

Pour cela, tous les moyens sont bons : travailler, intimider, falsifier, flatter, décider. Parmi les brumes de Londres ou la pluie de campagne, dans les châteaux élisabéthains ou les appartements sombres, avalant des côtelettes au petit-déjeuner (ou des rognons grillés) et du laudanum après dîner (avec quelque cigare).

mains sur torse

La trame est celle d’une existence que poursuit la vengeance. Les actes des parents mènent la vie des enfants. Après tout, « qui » est vraiment maître de son destin ? Un garçon orphelin est admis à Eton sur protection avant d’en être chassé par un condisciple indélicat. Ce dernier est poussé par sa belle-mère à capter un héritage indu, tout en cultivant en société un faux talent de cuistre. L’exclu cherche à se venger et, dans sa quête, dévoile peu à peu la trame d’une intrigue tissée de faux-semblants par les parents de chacun. Plus on avance dans la lecture et plus cette destinée en abyme passionne.

Jusqu’à la fin – imprévue – peu victorienne, au fond, plutôt contemporaine. À n’en être point dépaysé.

Mais n’en disons pas plus. Soyez plutôt encouragés à le lire, ce roman ! Il est un peu Palliser, moins Dickens, passablement Anne Perry. Nul bas-fond sordide ni tendre enfant battu, mais l’intelligence redoutable d’une intrigue à la Sherlock Holmes, détricotée fil à fil par un jeune homme aussi rusé qu’Ulysse. En bref, tout ce qu’on aime.

Michael Cox, La nuit de l’infamie – une confession, 2006, traduction française Points thrillers 2008, 697 pages, €8.60

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Claude Delay, Roger la Grenouille

claude delay roger la grenouille
Claude Delay, épouse du chirurgien Tubiana, est écrivain de l’Académie française et psychanalyste ; elle a écrit diverses biographies sur Chanel, Giacometti et Marilyn, entre autres, dont j’ai rendu compte il y a quelque temps. Pour les 78 ans en 1978 du bistrotier parisien célèbre près de la Seine, Claude Delay a composé ce portrait intime, issu des souvenirs du Chef.

Roger la Grenouille est un restaurant, sis 28 rue des Grands Augustins dans le 6ème arrondissement de Paris ; Roger la Grenouille est un homme, l’âme du bistro, orphelin obsédé par la mangeaille et dont la gouaille a enchanté Paris, des sans-logis aux enfants pauvres.

Il a accueilli des artistes, des professeurs et étudiants en médecine (la fac est toute proche), des écrivains (Léon-Pol Fargue, Malraux) et peintres dans la dèche avant d’être célèbres (Derain, Picasso, Balthus), des actrices énamourées (Mistinguett, Rita Hayworth), des aviateurs pionniers (Mermoz, Saint-Ex), des officiels incognito (Bidault, Auriol, Spaak le belge, Ali Khan) et jusqu’au pape Jean XXIII (connu lorsqu’il n’était que nonce Roncalli)… « A table, il a mis ses rangs, de bourgeois du coin, de curés et de copains. Et nourris les exclus, les clochards, les enfants » p151.

paris roger la grenouille enseigne

Roger Spinhirny (au nom alsacien) et son jumeau Henri ont été abandonnés par leur fille-mère à l’âge de 4 ans. Il était mal vu, dans la France catholique en plein débat passionnel sur la loi de séparation de l’Église et de l’État 1905, de n’avoir pas de mari officiel. Le père ignorait ses enfants, soit il n’en savait rien, soit il était trop jeune pour s’en soucier. La « Grande » guerre (par le nombre morts, pas par la gloire…) l’a incité à les rechercher, mais bien tard ; il ne les a jamais vus, mort en 1917 par la bêtise crasse du général Nivelle. La mère, Rosalie, était chef de cuisine à l’hôtel des Réservoirs, à Versailles. Elle ne pouvait pas déroger, ce dragon femelle : hop ! en nourrice les gniards, avant l’orphelinat industriel et catholique d’Élancourt, immense bâtisse caserne où sévissaient les bonnes sœurs sous-off. Il fallait les dompter, ces fils de Satan de moins de 10 ans, les punir d’être nés hors des liens sacrés du mariage catholique, les remettre à leur place – inférieure – dans la société bien-pensante.

Roger dit Nini (son nom était imprononçable) ne s’en est jamais remis. Nini peau-de-chien (il pelait enfant à cause de la crasse), Nini patte-en-l’air, il a des surnoms de révolté. Dur à cuire, généreux avec les pauvres, obnubilé par le manger, il a eu 14 ans en 14 – trop tôt pour aller en guerre – et 40 ans en 40 – trop tard pour être mobilisé. Sa bataille aura été alimentaire, depuis trouver à manger comme commis boucher, serveur de grand hôtel, cuisinier parfois, jusqu’à donner à manger lorsqu’il crée en 1930 le restaurant Roger. Il ne l’appellera la Grenouille que lorsqu’il aura financièrement presque touché le fond, « mangé la grenouille » selon l’expression populaire.

roger la grenouille carte presentation

Le quartier si chic aujourd’hui, discret et volontiers snob, des rues entre boulevard Saint-Michel et rue Dauphine, était avant guerre le repère des putes de 13-14 ans et de leurs barbeaux. Ils se battaient au couteau parfois le soir, à l’angle de la rue Christine et de la rue de Savoie. Les vieux hôtels particuliers, enserrés dans des rues étroites débouchant sur la Seine, abritaient des bordels et des garnis pour rapins ou artistes dans la dèche. Picasso a peint Guernica au bout de la rue. Ce sont les professeurs de médecine de la fac juste au-delà du boulevard Saint-Germain (dans la rue où Marat fut tué), qui vont faire la réputation de Roger, comme Jean Rostand. « C’est alors que, un jour de 1933, le professeur Vilmain, avec sa belle barbe entra. – Vous avez des grenouilles ? – Oui, Monsieur, ment effrontément Roger qui se précipite chez le marchand de poisson rue de Buci… » p.66.

paris roger la grenouille restaurant

Roger la Grenouille a fait de l’authentique. Que des produits frais achetés aux marchands qu’il connaissait de père en fils, dans le quartier ou aux Halles de Baltard (avant déménagement à Rungis). Il donnait les restes aux gens dans la dèche ; par fidélité, il a invité chaque jeudi les enfants orphelins ; il a aidé les résistants, caché quelques Juifs dans sa propriété de campagne durant l’Occupation. « Ce mélange typiquement français d’anarchiste et de conservateur, ne lui ont pas enlevé son côté gueule d’amour » p.121.

paris roger la grenouille menu fevrier 2015

Depuis février 2006, Roger la Grenouille a été repris par Sébastien Layrac, gérant du restaurant Allard, cuisine traditionnelle, à 50 m rue de l’Éperon, en face du lycée Fénelon très connu pour les amours adolescentes de Gabriel Matzneff dans les années post-68. Il a gardé son décor et son authentique. Il a conservé sa carte traditionnelle française avec cuisses de grenouille, escargots, queue de bœuf et foie gras – et ses desserts normands, résidence campagnarde du vrai Roger.

roger la grenouille carte fevrier 2015

Une très bonne adresse, parisienne populaire.

Claude Delay, Roger la Grenouille, 1978, Pauvert, 156 pages, €11.59

La page Facebook de Roger la Grenouille-restaurant

Le restaurant Roger la Grenouille sur :

Tripadvisor
Figaroscope
Télérama
Parisinfo
Resto à Paris
Bienvenue à ma table, blog
Ideal gourmet, « offrez ce restaurant » en pochette-cadeau valable 1 an

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Ian McEwan, Sous les draps

ian mcewan sous les draps

Difficile de rendre compte d’un recueil de treize nouvelles, d’autant que celui-ci en incorpore deux en un. Disons que le thème général est l’amour, plus vaste que la sexualité mais qui le contient. Le sexe doit conduire à l’amour, pas l’inverse – tel est le mantra des années 1970, après l’explosion coïtale de mai 68 un peu partout dans le monde développé.

Désirs, pulsions, explorations, expériences, fantasmes, frustrations, masochisme, délire : tout ce fatras daté post-68 vient de la psychanalyse, fort à la mode en ces années de faillite du socialisme réalisé. Les bobos d’époque délaissent le marxisme des années 50 pour le retour du refoulé à la Wilhelm Reich et autres incitateurs du primal. Il s’agit de se satisfaire, toujours déçu du grand amour – le fusionnel à la Scarlett O’Hara.

Le premier jet de l’auteur est frais, tragique et humain. Géométrie dans l’espace voit un mari agacé de sa moitié la faire tout simplement disparaître grâce à une nouvelle dimension de la physique, redécouverte dans un manuscrit du grand-père. Économie familiale met en scène un ado – 14 ans – initié au sexe par son ami looser Raymond dès 12 ans, et qui veut expérimenter la baise ; il ne trouve rien de mieux que de jouer au papa avec sa petite sœur ravie de jouer maman. Le dernier jour de l’été est peut-être la plus belle des nouvelles du recueil, elle dit la solitude de l’orphelin, de la grosse fille délaissée, du bébé lâché par sa jeune mère coureuse, et du tragique qui en résulte. Bande à part est drôle, la nouvelle se moque, comme McEwan adore le faire, de ces bobos qui jouissent de mettre en scène le sexe avec des couples tout nus, les font mimer le coït en rythme, et qui s’aperçoivent – misère de l’art brut – que le duo le mieux rythmé, le plus agréable à regarder dans la bande, est en train… de vraiment baiser ; une fois la chose achevée, les deux sont virés, mais la « pièce » des théâtreux apparaît pour ce qu’elle est : un show de société du spectacle, rien de vivant ni de durable… en bref de « l’art contemporain » narcissique et égoïste.

fille sein nu entrevu

La suite des nouvelles est plus sombre. Papillons fait le récit d’un viol pédophile d’un solitaire tourmenté avec une fillette pakistanaise insistante. Conversation avec un homme-armoire dit l’enfermement dans le fantasme du ventre maternel. Premier amour derniers rites conte l’expérience d’un très jeune couple ouvrier (« 17 ou 18 ans ») qui baise comme on fait la vaisselle – jusqu’à découvrir le drame d’une rate pleine qui gratte le mur au point de devoir la tuer ; finalement, la vie est autre chose que la baise, non ? Masques dit la perversité d’une vieille actrice, tante qui prend en main le fils orphelin de sa sœur, 10 ans, et le fait se déguiser en soldat puis en fille, adorant le caresser ; jusqu’à ce qu’une invitation mette le quiproquo au centre avec l’irruption d’une copine du gamin qui lui ressemble beaucoup. Pornographie conte l’obsession égoïste de la baise par un jeune homme pas futé et atteint de chaude-pisse ; les deux infirmières qu’il baise tour à tour se vengent au scalpel. Réflexions d’un singe captif raconte une vraie vie de singe, l’indifférence de sa maîtresse, le désir qu’il en a. Morte jouissance est le fantasme d’un divorcé trois fois avec un nouveau mannequin qu’il choisit en vitrine, habille de fourrure, raconte sa journée, baise à satiété – et qui est toujours d’accord… jusqu’à ce que le chauffeur soit soupçonné de séduction ! Sous les draps montre un père divorcé revoir sa fille tout juste pubère et son amie naine ; de fil en aiguille, d’agaceries en peurs nocturnes, le trio finira sous les draps. Psychopolis s’exporte à Los Angeles, où un Anglais frustré a du mal a s’acclimater aux permutations de couples homo, hétéro, pédo, et aux jalousies et drames d’un milieu fermé sur lui-même.

Tout est donc sexe, mais l’acte est un prétexte à évoquer l’amour. Celui, au fond, qui hante tous les désirs ; le seul qui puisse épanouir l’acte sexuel et ses auteurs en même temps. Une leçon de philosophie pour la génération bobo qui croyait se « libérer » en s’enchaînant aux lits, en dominant les femmes ou les enfants, en mimant en public le coït, en vivant jusqu’au bout ses fantasmes égoïstes – sans aucun égard pour les autres, jamais.

Ian McEwan, Sous les draps et autres nouvelles (First Love Last Rites, In Between the Sheets), 1975-1991, Folio 1999, 403 pages, €7.79

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Charles Palliser Le Quinconce

charles palliser le quinconce

Du temps où la France parlait bas-latin, le quinconce était une pièce de monnaie qui valait bien entendu cinq onces. Le terme s’est étendu à tout ce qui va par cinq, présenté en carré avec un au milieu. Ce roman à clé d’un professeur américain de littérature anglaise ne fait pas exception à cette règle. Dit « roman-piège en cinq actes », il est publié en cinq volumes, contant cinq branches d’une même famille, chaque livre est divisé en cinq parties composées chacune de cinq chapitres… Autant dire que l’œuvre allie le récit à l’intrigue comme sait le faire si bien cette littérature non point « de sentiments » mais pensée, composée comme une œuvre musicale, ce que très rares sont les Français à savoir faire depuis Les liaisons dangereuses.

Le récit est sec, précis, tenant plus de Stendhal que de Dickens, bien que l’époque choisie soit celle de Dickens même. Ce récit sert de révélateur à une intrigue préalablement calculée qui se déroule, savamment distillée, au fil des chapitres, de quoi tenir en haleine. Le Quinconce a le même goût à la lecture que Le nom de la rose ou le Da Vinci code : un mystère enveloppé d’une énigme.

L’auteur a choisi pour décor cette époque victorienne anglaise où l’apparence austère et solide du temple social recelait des faiblesses cachées et tout un magma bouillonnant dans les profondeurs. Époque idéale où, sûre d’elle-même comme le Catholicisme inquisiteur d’Umberto Eco ou l’Église à mystères de Dan Brown, le poids de la société permet de mesurer chez un personnage la part d’initiative individuelle et celle du destin. Une société aussi totalisante ne peut en général que broyer qui s’oppose à elle ; où alors révéler la qualité du « héros » qui parvient à jouer entre ses colonnes.

Toute l’intrigue part d’une histoire d’héritage dont un ancêtre irascible a modifié plusieurs fois la destination, selon le droit coutumier anglais. La dévolution actuelle n’est qu’apparence ; elle peut se voir annulée par un codicille rajouté au testament officiel, voire par un autre testament, postérieur et resté caché. La société victorienne tourne autour du statut social, assuré par la richesse foncière, acquise par accumulation des générations et stratégies matrimoniales avisées. C’est dire l’importance d’un testament portant sur un vaste domaine. Cette construction sociale est un rets idéal pour enserrer un individu et le faire servir aux desseins arrivistes du « nom ». Tout le jeu de l’auteur est d’y précipiter son héros tout jeune, d’apparence innocente, et de l’observer s’y débattre comme un chaton jeté à l’eau par des gamins cruels. Nous suivrons John depuis l’âge de 8 ou 9 ans jusque vers l’âge de 16 ans, où il devient un homme et fait craquer les mailles du filet.

Son nom n’est pas son nom et le père qu’il se découvre n’est peut-être pas le sien. Sa mère est bien sa mère mais peut-être eût-il valu ne point en avoir tant elle est bête et au fond peu aimante. Les mœurs victoriennes limitaient l’éducation des femmes, surtout celles qui se piquaient d’être de « bonne famille », et ne pouvaient qu’étouffer leur intelligence. Les femmes les plus rusées sont sans conteste, dans ce roman, soit les mères de famille populaires obligées de travailler, soit les vieilles filles piégées par la société et dont tout le loisir est l’observation sociale de leurs semblables. Elles se révèleront de précieuses alliées pour John.

Le gamin a du courage – vertu première des Anglais. Il a du cœur aussi, comme les héros de Dickens à qui l’auteur voue une franche admiration au point de faire naître John le même jour que l’écrivain et de lui donner pour nom deux de ses prénoms. Le garçon acquiert une vivacité d’esprit du fait de ses malheurs. Il a surtout, comme le chat, l’âme chevillée au corps tant il a d’énergie à vivre – cette autre vertu prisée des Anglais. Comme tout jeune garçon du roman victorien, John est la Pureté jetée au Vice, la chair émouvante que les vêtements déchirés ne protègent plus du regard, du froid ni de la fange. Il doit s’en sortir tout seul pour être digne du nom de « héros » dans ce type romanesque.

oliver twist workhouse boys

Mais Palliser n’est pas victorien et se joue des conventions. Son John est aimable, il a de l’ardeur et tout lecteur en arrive à l’aimer comme un fils ou un frère. Le récit, fait par un John devenu adulte, a cependant cette sécheresse d’entomologiste qui le distingue de la passion chez Dickens. Car le but du Quinconce est peut-être l’inverse de celui d’Oliver Twist ou de David Copperfield : il est moins le récit d’un destin individuel qui se façonne que celui du filet jeté par une société tout entière sur le plus humble de ses petits et dont il faut s’extirper. Tous les personnages se retrouvent en effet liés au présent, ce qu’on découvre ou qu’on soupçonne du fait du passé donne à certains moments le vertige. Ce sont prétextes à rebondissements inattendus, cruelles trahisons ou surprises de taille.

Orphelin, affamé, en loques ; réduit à la mendicité, enlevé, enfermé, rudoyé ; John échappe à la faim, au froid, au bagne d’enfants, à l’asile, à la noyade, au couteau…Les auteurs Anglais sont volontiers sadiques avec les jeunes garçons. Leur frais minois et leur corps vulnérable incitent au dressage les membres d’une société rigide qui ne connaît pas encore Freud. Nourris d’Ancien Testament, les personnages doivent être « élus » (par la grâce ou l’énergie) afin de sortir vainqueur du combat avec l’hydre. La société malthusienne d’époque multiplie à plaisir les obstacles à celui qui « n’est » rien – ni nom, ni fortune. Le « struggle for life » est la règle et, avouons-le, au sortir des cinq volumes, l’adolescent a acquis fière allure.

La violence faite au garçon le touche assez peu dans ses profondeurs ; elle révèle plutôt en lui une résistance physique, des qualités de cœur et un doute intellectuel salutaire allié au désir d’analyse – qui en font peu à peu « un homme » à la Kipling. Notons, sans dévoiler l’intrigue, que les qualités de cœur n’étaient pas si évidentes chez ses ancêtres, ni même chez ses parents. L’auteur, parce qu’il ne s’investit pas plus dans ce personnage, au demeurant touchant, qu’envers un pion de son grand œuvre, fait de John une sorte de « trou noir » de l’intrigue, un point focal aveugle autour duquel tourne tous les autres. Cela lui permet de jeter un voile pudique sur les pires turpitudes du temps : ni fouet, ni viol, ni exploitation par les plus forts. Le garçon est comme armé d’une carapace qui le protège malgré lui de tout ce qui survient.

Charles Palliser a, dit-il, passé douze des années 1970 et 1980 à écrire Le Quinconce, au total 1451 pages de l’édition française de poche Phébus libretto. Il s’est lancé comme une araignée file sa toile, méthodiquement mais sans trop savoir quel personnage il capturera dans son labyrinthe. Ce « savoir » que cherche John le fera surnager à la misère économique et morale dans laquelle il est plongé encore enfant. Son périple initiatique est quasi religieux, biblique mais aussi grec tragique. L’enfant est précipité, en raison d’une faute originelle dans son hérédité, du vert paradis campagnard à l’enfer des pauvres londoniens. Il devra affronter toute sa parenté, non sans que quelques morts successives ne pimentent l’intrigue ici ou là.

La Rédemption sera au bout, peut-on croire, bien que, pirouette finale de l’auteur, pas si évidente ni comme on croit. La dernière phrase n’a-t-elle pas incitée un lecteur attentif à « relire toute l’œuvre » qu’il n’avait pas saisie sous cet angle ? Autant dire que chacun trouvera dans Le Quinconce rebondissements haletants, façons à se passionner et matière à réfléchir. Cette œuvre, comme aux échecs, n’est pas donnée d’avance et c’est ce qui distille son plus subtil plaisir de lecture.

Charles Palliser, Le Quinconce, coffret 5 tomes, Phébus Libretto 2003, 1451 pages, €37.00

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Yukio Mishima, L’ange en décomposition

yukio mishima l ange en decomposition folio

Nous arrivons au terme de la tétralogie wagnérienne de Mishima, un volume plus court, bâclé sur la fin, qui n’aboutit qu’au néant. Ayant fait revue de toute sa vie depuis les sens jusqu’à l’esprit, en passant par la passion, Mishima conclut à l’inanité des choses, au courant perpétuel du temps, à l’effacement de toute mémoire.

Nous sommes en 1970 et Honda, le seul lien et mémorialiste de la tétralogie, a 76 ans. La vieillesse est là, cruelle, que Mishima l’auteur veut à tout prix éviter pour lui-même, préférant mourir en beauté mais en pleine jeunesse, comme Achille, à décrépir peu à peu en ronchonnant sur l’époque. « Tout lui déplaisait, la laideur de cette chair impuissante, les bavardages inutiles qui masquaient l’impuissance, le radotage lassant, des cinq ou six fois, l’automatisme dont le radotage même faisait un tourment, la suffisance et la poltronnerie, la cupidité et l’égocentrisme, cette lâcheté d’une frayeur constante de la mort, cette licence totale, ces mains ridées, cette démarche de chenille arpenteuse, ce mélange d’insolence et d’obséquiosité sur le visage. Dire que le Japon fourmillait de vieilles gens » (chap.26). On comprend qu’il ait voulu échapper à cette déchéance, comme Montherlant, mais avec l’histrionisme en plus.

Honda, passant par hasard près d’un point de guet pour les bateaux entrant et sortant du port, fait la connaissance de Toru (prononcer Torou), adolescent de 16 ans dont le maillot de corps laisse entrevoir les trois grains de beauté qu’avaient Kiyoaki, Isao et Ying Chan réincarnés. Enquête faite, une incertitude subsiste tant sur la date de la mort de Yin que sur la naissance de Toru, mais Honda veut y croire ; il n’a plus le temps. Il adopte le garçon et l’éduque, certain qu’il trouvera la mort avant ses 21 ans, comme les autres, fauché en plein élan de beauté et d’énergie.

Malignité du destin qui se moque des humains, coquinerie du sort qui n’aime rien tant qu’à égarer la raison, Toru se laisse éduquer puis, la majorité atteinte, n’en fait plus qu’à sa tête. Il manigance un coup tordu pour rompre ses fiançailles avec la fille qu’il n’aime pas et organise la mise en tutelle de son père adoptif. Heiko, la vieille amie gouine de Honda, invite le garçon un Noël pour tout lui révéler, et combien lui, le seigneur sans passion, manipulateur intellectuel des autres (son QI est de 156), s’est fait berner. Le miroir de Narcisse du guetteur-voyeur Toru se brise, comme celui de Senkitchi dans L’école de la chair, l’entraînant dans un engrenage pareil à celui de l’adolescent Noburu dans Le marin rejeté par la mer, tandis que le vieux manipulateur Honda ressemble de plus en plus au Shunsuké des Amours interdites. L’imagination de Mishima tourne en rond, il commence à ressasser. Il abrège dès le chapitre 28 et bâcle le finale. De désespoir, le garçon s’empoisonne, ce qui le rend aveugle, et se laisse soigner par Kinué, la laide folle qui est raide folle de lui.

Honda a gagné une demi-victoire : ce n’est pas la mort, mais l’impuissance qui attend Toru, la vieillesse précoce où il se laisse aller. La réincarnation d’humain en ange entre en décomposition, Toru présente les cinq signes fatidiques recensés par le bouddhisme (chap.8). La conscience alaya (celle qui subsiste au-delà du Moi), se désagrège dans le grand Tout bouddhiste en bouclant Kiyoaki l’ami par Toru le fils : « Il y avait là, dans le moindre détail, et jusque dans l’absence d’un but quelconque, le double de Honda, mis à nu dans un néant limpide » (chap.10).

Honda, une dernière fois, à 81 ans, va rendre visite à Satoko, abbesse du monastère Gesshuji depuis ses vœux prononcés après sa rupture avec Kiyo, 60 ans auparavant. Celle-ci a conservé sa beauté, épurée par l’âge, mais elle a épuré aussi ses souvenirs, ne gardant que ceux qui valent durant cette vie. Et Kiyoaki, l’amant magnifique, n’en fait pas partie. Honda est déconcerté d’apprendre que l’oubli a emporté tout ce à quoi il a voué son existence. Lui fini, cette belle histoire de réincarnation sera néant, même le Journal de ses rêves de Kiyo que Toru a brûlé. Les êtres passent comme les saisons, mais le temps demeure. Un signe à son arrivée au monastère aurait dû l’avertir : « Il se rappelait l’image lumineuse des quatre saisons sur le paravent en ce temps-là. On l’avait remplacé par un paravent tout uni en roseaux tressés » (chap.30). Commencée en hiver, la tétralogie se termine en plein été. Si blanche, si neuve, si pure, c’est pourtant la destinée de la neige de printemps de fondre au soleil, alimentant l’éternelle cascade dont aucune molécule n’est jamais la même, et qui va se perdre dans la mer de la fertilité – avant que l’évaporation ne fasse à nouveau naître la neige… Illusion d’existence stable, de moi constant, la cascade s’oppose à la neige, le flux à l’immobilité, le passage incessant du temps à l’être.

ange de paille

Mishima garde une lecture nihiliste du bouddhisme. Comme de la vie moderne : « L’ordre était-il protégé, toutes choses se déroulant selon un code de lois, sans qu’on put déceler nulle part la moindre trace d’amour ? (…) Le ‘facteur humain’ avait-il été soigneusement balayé ? » (chap.26). L’écrivain, en sa toute dernière œuvre (rendue à l’éditeur le matin de son suicide), lance un cri affectif, il hurle ce qu’il n’a pas eu enfant : affection et attention, insertion dans une famille et dans un groupe. Comme lui, Toru est orphelin, donc glacé, incapable de relations humaines normales. La neige fraîche devenue glace figée, l’inverse du nirvâna bouddhiste, idéal de fusion dans le flux d’énergie de l’univers. La dernière phrase du livre, de la tétralogie comme de l’œuvre entière de l’écrivain Mishima, est celle-ci : « Le plein soleil d’été s’épandait sur la paix du jardin ».

Ce pourquoi Mishima ne croit qu’à l’énergie, un instant incarnée dans un être jeune, en pleine passion et beauté. L’éternité éphémère qu’il cherche est celle du souvenir, de ces deux ou trois générations de la mémoire, incarnées ici en Honda. Ce pourquoi lui, Kimitake Hiraoka né en hiver un 14 janvier, voudra mourir en Yukio Mishima à 45 ans en automne, un 25 novembre. Sinon en héros, du moins en symbole pour le Japon, s’éventrant au sabre court avant de se faire décapiter par un compagnon selon la tradition. Comme un guerrier samouraï, même si ce geste spectacle est dérisoire dans la société industrielle en plein essor de 1970.

La lecture de la tétralogie achevée, je la trouve un peu décevante, baroque, bariolée, ressassant les fantasmes mille fois écrits de l’auteur. Il avait probablement conscience de tourner en rond et de quitter son public, d’où ses éclats publicitaires des dernières années. Neige de printemps est le plus séduisant des quatre tomes, Le temple de l’aube le plus lourd. Mais il faut dire que la traduction depuis l’anglais n’arrange rien de la fluidité du texte comme de sa compréhension ! Les approximations, les faux synonymes, les anglicismes, les virgules mal placées abondent. Pourquoi qualifier une chaîne à médaille, au cou de Toru, de « collier » ? Pourquoi la procédure d’empêchement juridique de Honda vise-t-elle à le dire « inhabile », alors qu’inapte serait médicalement plus juste et surtout incapable est le seul mot juridiquement correct ? Pourquoi parler de « l’impossibilité » plutôt que de l’impossible ?

Il manque une vraie bonne traduction directement du japonais de l’œuvre de Yukio Mishima.

Yukio Mishima, L’ange en décomposition, 1970, Gallimard Folio 1992, 288 pages, €5.89

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Yukio Mishima, Le Pavillon d’or

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Construit en 1397, brûlé en 1950, refait entièrement en 1955 et rénové en 1987, le Kinkaku ji – temple d’or – est inscrit depuis 1974 au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Il est prétexte au roman de Mishima, publié en 1956. C’est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain, parce que culturelle, parce que mettant en scène Kyoto, l’ancienne capitale jumelée avec Paris, épargnée par les bombardements américains sur l’ordre exprès de Mac Arthur durant la Seconde guerre mondiale.

Ce n’est pourtant pas l’œuvre que je préfère, trop bavarde, un rien datée, parfois à la limite de la vraisemblance. A qui n’a jamais lu Mishima et voudrait aborder son œuvre, je conseille plutôt de commencer par Le tumulte des flots, bien plus sec, tragique et vraisemblable, d’une pureté très japonaise, le meilleur de Mishima.

Le Pavillon d’or est cependant un symbole : celui du Japon traditionnel, confronté à l’occupation yankee après la défaite des militaristes. Donc celui de Mishima, écrivain très japonais mais aussi largement influencé par les œuvres occidentales. N’écrit-il pas ici son Crime et châtiment sur le modèle de Dostoïevski ? Détruire le Pavillon d’or, n’est-ce pas, pour Mishima, tenter d’exister par lui-même comme on « tue » le père ? Il fait du Pavillon d’or et de son reflet dans l’étang une vision philosophique à la Platon, auteur du mythe de la caverne. La beauté « idéale » écrase ; elle empêche de vivre. Seule la sensualité, dans le présent, permet d’exister. Détruire la Beauté-en-soi, symbolisée par le Pavillon d’or, c’est enfin être individu, ici et maintenant, sans référence métaphysique. Ce pourquoi le personnage principal fume à la dernière page une cigarette, tandis que fume le Pavillon d’or qu’il vient d’incendier.

L’écrivain se met dans la peau du bègue, laid, pauvre et orphelin Mizoguchi, empli de solitude et de ressentiment (l’accumulation des tares, n’est-ce pas un peu trop ?). L’adolescent de 17 ans qui entre au temple fait une fixation obsessionnelle sur ce que révérait son père, le Pavillon d’or comme essence du religieux au Japon. Mishima lui-même, à 45 ans, détruira son propre temple, le corps siège de son âme, par suicide traditionnel seppuku. Pris sous l’aile du prieur du temple d’or, le jeune homme se lie d’amitié avec deux personnages contrastés – ses extrêmes possibles. Tsurukawa est empli de lumière, mais noire, parce que son optimisme apparent dissimule une sensibilité aux autres qui va le pousser au suicide. Kashiwagi, à l’inverse, est un cynique fini, qui exploite les sentiments des autres pour se pousser dans la société, par ressentiment contre son pied bot. Mishima, dans sa vie personnelle, est tiraillé entre les deux : sensible mais fluet, attiré par le cynisme mais incapable de l’accomplir, il devient écrivain pour évacuer ces contradictions. Il fait donc du novice incendiaire – qui a réellement existé – une sorte de double personnel, adolescent attardé qui se cherche, désirant exister sans trouver en lui-même les forces nécessaires. Si le Beau lui est barré, explorer le Mal serait-il la solution ?

Kyoto pavillon d or photo argoul

Photo Argoul 2004

Le Pavillon d’or, avec son triple style de l’art japonais, est l’essence même de la japonité. Une tradition qui s’impose, dont on doit se rendre digne, malgré la cuisante défaite de la guerre. Comment réinventer le Japon sans que le passé pèse ? Le novice incendiaire a 21 ans lorsqu’il commet son forfait ; Mishima en a 25 la même année. De style Heian au rez-de-chaussée, samouraï au premier étage, temple zen au second, c’est tout le Japon d’un coup qui se dresse, face à l’étang qui le renvoie en miroir – le Miroir d’eau. Il resplendit, tout d’or vêtu, il élève l’âme et la contraint par ses formes. Mais, tel est le message de Mishima : la libération réside au Japon même, dans l’application de la doctrine bouddhiste. « Oui, c’était la première ligne du passage fameux du chapitre de l’Éclairement populaire, dans le Rinzairoku (…) : ‘Si tu croise le Bouddha, tue le Bouddha ! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre ! (…) Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre’… » p.371.

A lire de retour de Kyoto, ou après avoir déjà abordé Mishima. Tout premier lecteur sans préparation risque d’être déçu car il faut connaître la tradition japonaise et la vie de Yukio Mishima avant de bien saisir ce qui fait le sel de ce roman, au fond moins japonais qu’occidental.

Yukio Mishima, Le Pavillon d’or (Kinkakuji), 1956, traduit du japonais par Marc Mécréant, Folio 1975, 375 pages, €7.32

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Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa

yasunari kawabata chronique d asakusa

Asakusa est le quartier de Tokyo où le touriste débarque en premier. Le temple bouddhiste Sensō-ji, pagode à cinq étages, impressionne d’autant qu’il abrite la déesse bodhisattva Kannon. Les commerces s’étalent le long de l’allée qui mène au temple, inoculant la fièvre acheteuse. Mais, il y a presqu’un siècle, avant la guerre et le grand incendie, Tokyo n’était pas le même, Asakusa était un quartier populaire où se réfugiaient les ados venus de la campagne en quête de petits boulots. Ces vagabonds, Kawabata les a observé dans les années 1920 pour le journal Asahi Shimbun, il en est tombé amoureux, il y a fait ses premiers pas d’écrivain.

Ce sont ces chroniques écrites pour le journal qui sont reprises en ébauche de roman. Le style n’est pas mûr, la construction hasardeuse, l’auteur intervient et revient en arrière… Mais la fraîcheur des premières impressions subsiste. Cette extrême jeunesse des filles et des garçons, apprenties geishas et petits commis ou malfrats, Yasunari en était encore proche à 25 ans, mais avec le recul d’une maturité tôt obtenue. Orphelin progressif, Kawabata n’a connu que le déchirement et la solitude : père mort quand il a 1 an, mère morte à ses 2 ans, grand-mère morte à ses 7 ans, sœur morte à ses 10 ans, grand-père mort à ses 15 ans, il cherche l’amitié et l’amour où il les trouve. Il ne peut qu’être remué, voire ému, des misères des jeunes, qui contrastent avec leur beauté androgyne. Il est passé par là.

Les années sont folles comme en Europe après la première Guerre mondiale, la croissance économique a explosé au Japon aussi et la crise de 1929 n’a pas commencée aux États-Unis. Cette mutation sociale bouleverse les mœurs et encourage l’avant-garde. « La Bande des ceintures rouges » est composée d’adolescents qui dansent et font du théâtre, livrent des paquets ou s’entremettent pour leurs copines de 15 ans tout en gardant une mystérieuse gaminerie. Le vagabondage a quelque chose à voir avec le rêve, la jeunesse et l’éphémère. Tout ce qui est profondément japonais et vigoureusement Kawabata.

Il aime la sensualité de la jeunesse, l’érotisme du corps entrevu ou du visage tendre. « Quand Yumiko [15 ans], par exemple, marche à côté du jeune acteur Utasaburô [13 ans], elle ressemble bien plus à un jeune garçon que cet adolescent aux lèvres d’une indicible beauté » p.101. Amoureux à 20 ans d’une serveuse de 15 ans qu’il ne touchera jamais, Kawabata retrouve cette première empreinte dans toutes les très jeunes filles qu’il croise, de Yumiko à Asakusa aux Belles endormies de l’auberge près de la mer et à la fille de Pays de neige.

L’une d’elle va empoisonner dans un baiser aux pilules d’arsenic son galant, une autre sera accusée d’être « de gauche » autrement dit mal famée, une troisième lance la mode des ceintures rouges de kimono en signe de ralliement aux hommes, d’autres dansent nues et s’affichent « Hit-girl, numéro fou de danse de nu des ballets Ero-Ero », des fillettes se parent comme des princesses, une vieille est devenue « la pocharde de la berge ». « Érotisme, absurdité, vitesse, humour de bande dessinée d’actualité, chansons de jazz et jambes de femmes… » p.42. L’auteur est dans son élément, pris dans le tourbillon.

« Asakusa l’universelle ! Il en sort toutes sortes d’objets vivants. On y voit, à nu, palpiter tous les désirs. C’est une immense marée où se trouvent mêlés divers types et classes d’hommes. A l’aube ou au crépuscule, c’est un flot insondable et ininterrompu. Asakusa vit… » p.41. Ce jaillissement vivace plaît infiniment à Kawabata, les corps palpitent, la nudité physique et morale s’expose, les cœurs s’ouvrent et se ferment, les âmes luisent comme des lucioles batifolant dans l’obscurité du monde.

Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa, 1930, traduit du japonais par Suzanne Rosset, Livre de poche biblio, 1992, 220 pages, €6.27

Les romans de Kawabata chroniqués sur ce blog

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Yasunari Kawabata, L’adolescent

Yasunari Kawabata L adolescent

Cet ouvrage est un grenier rassemblant divers écrits rédigés durant l’âge tendre. Il a ce côté poussiéreux et anarchique du grenier, pour cela même il est touchant. La prose de Yasunari à 15 ou 17 ans est naïve, sentimentale et fragmentaire. La famille et les souris ont mélangé et brouté nombre de pages, à moins que ce prétexte soit coquetterie d’auteur à 50 ans pour éliminer des écrits trop impudiques ou personnels. Il a lui-même jeté au feu les originaux une fois la sélection opérée.

Le livre débute par des Lettres à mes parents, publiées dans des revues de jeunes filles quand l’auteur avait 33 ans. Il y évoque son enfance, mais surtout sa douleur sourde d’être à jamais orphelin. Chacune des lettres aux défunts se termine par ce mantra : « Père et Mère, reposez en paix, vous qui êtes morts sans avoir laissé à votre unique fils aucun moyen de se souvenir de vous ».

Mais le cœur du recueil est L’adolescent, édité sous forme de ‘nouvelle’ mais qui reprend des passages entiers des journaux intimes écrits à 17 ans, une rédaction personnelle à 18 ans et des souvenirs rédigés à 23 ans à l’université. L’adolescent est lui-même qui se raconte et un autre, le beau Kiyono de deux ans plus jeune.

Suivent des fragments du Journal de ma seizième année, écrit à l’âge de 15 ans – car la coutume japonaise est de compter depuis la conception et non depuis la naissance, rajoutant une année de plus à chaque âge. Il y raconte les derniers moments de son grand-père, 75 ans, grabataire et constipé. Il va même jusqu’à noter les paroles du vieillard en continu, écrivant sur un tabouret flanqué d’une bougie, à côté du matelas.

Deux nouvelles évoquant l’enfance vague sont ajoutées au final, précédant deux postfaces pour préciser…

Refoulement ou nécessaire oubli, Kawabata se souvient très peu de son enfance ; la plupart de ses souvenirs personnels sont reconstitués à partir des récits familiaux. Il se souvient en revanche fort bien de son adolescence, dès son entrée à l’internat du collège, à 16 ans. Confronté pour la première fois aux autres, aux pairs, il les observe de toute sa sensibilité à vif, les aime ou les déteste, mais ne reste jamais indifférent. Part sombre, l’enfance ; part lumineuse, l’adolescence. Deux portraits : le grand-père, aimé mais en déchéance ; l’ami Kiyono, 15 ans, deux classes au-dessous, qu’il a protégé et étreint deux années durant au dortoir, sans aucun émoi sexuel réciproque. Kiyono était beau, Yasunari se trouvait laid ; Kiyono était confiant, Yasunari tourmenté ; Kiyono était aimé de ses parents et d’une fratrie de garçons délicats et fermes, Yasunari était désormais entièrement orphelin, souffreteux et malingre. Enfiévré de lectures, il a développé avec l’affable et candide Kiyono l’amitié éthérée de Platon, dormant le bras passé sur sa poitrine nue, caressant ses lèvres pour fusionner avec son âme. Le cadet était reconnaissant à l’aîné d’être tout pour lui et d’empêcher les grands d’abuser de son innocence, sans le savoir encore. C’est ce dont il se rend compte des années plus tard dans ses lettres. « Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée d’être un adulte. Comment faire pour perdre mon cœur d’enfant ? » écrit Kiyono à Yasunari à 18 ans (p.161).

jeunes japonais endormis

Kiyono mutera en danseuse d’Izu et autres très jeunes filles des romans ultérieurs, mais jamais l’adolescent ne quittera l’imaginaire de l’écrivain. Le côté féminin de l’éphèbe Kiyono à 15 ans est accentué encore chez son petit frère de 12 ans, pris souvent pour une fille. Comme Kawabata a des doutes, un camarade lui montre : « Alors, se redressant, il prit l’enfant à bras le corps à la manière des sumos, révélant brusquement ce qui pouvait être considéré comme la preuve la plus élémentaire » p.109. Nous sommes en juillet et les enfants ne portent à cette époque que le haut d’un kimono, à peine retenu par une ceinture. Mais cette complexion gracile n’empêchait pas Kiyono d’être ferme en art martial : « D’après ce qu’il dit, il était capitaine des quatrième année [16 ans] et a battu celui des cinquième année [17 ans], son adjoint et un de ses subordonnés, en tout trois personnes. A lui tout seul, il a permis aux quatrième année d’être victorieux. Kiyono n’était absolument pas un être faible et efféminé » p.163.

Cette amitié particulière redonnera goût à la vie à l’auteur solitaire après la mort de son grand-père, dernier lien familial ; elle sera la base lui permettant d’aller vers les autres, les jeunes filles et les femmes. Il gardera toujours une inclination pour la beauté des corps, pour la fraîcheur de la jeunesse, mais se mariera et aura des aventures avec des servantes d’auberge. Le sexe n’est jamais ‘péché’ au Japon, jamais faute métaphysique contre Dieu ou le Bien en soi, mais toujours ramené au bon ou mauvais pour le partenaire et la société. Est bon ce qui fait du bien, pas ce qui entre dans les règles de la Morale transcendante. Rafraîchissant écart avec la pudibonderie les religions du Livre et de ses traînes moralistes chez les laïcs aujourd’hui les mieux affirmés.

Le lecteur néophyte lira L’adolescent après les romans de Kawabata, tant ce pot-pourri d’écrits autobiographiques sélectionnés et fragmentés n’est intéressant que si l’on connait l’œuvre. Il l’éclaire avec gravité, tant la jeunesse est toujours le bourgeon déjà formé qui va éclore, révélant à l’âge mûr ce qu’elle contenait déjà.

Yasunari Kawabata, L’adolescent – écrit autobiographique, 1921-1947, traduit du japonais par Suzanne Rosset, Albin Michel, 1992, 238 pages, €13.97

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Yasunari Kawabata, Le lac

yasunari kawabata le lacUn jeune homme ne peut s’empêcher de suivre les jeunes filles dans la rue. Obsédé, attiré, ravi. Car il ne pense pas les violer, ni même leur faire du mal ; il est simplement attiré par leur beauté, comme les enfants par les lucioles.

Pourquoi ne pas les aborder, draguer comme tout le monde, séduire selon les normes ? Parce qu’il a des pieds simiesques dont il a honte, parce qu’il est orphelin et qu’il a fait la guerre, dépensant ses meilleures années à rien. Il est devenu prof dans un lycée de jeunes filles d’où il est renvoyé. Car il tombe amoureux d’une élève de 17 ans qui en parle à sa copine. Scandale ! Une mineure au Japon dans les années 1950 n’a aucun droit, sinon de se taire et d’obéir. Il lui fait un enfant sans le savoir, qu’il abandonnera sans le vouloir, comme lui l’a été.

Roman noir, bien différent de Pays de neige. L’auteur s’est suicidé peu après. Gimpei, le jeune homme dans la trentaine, s’est pris un soir un sac à main sur la gueule parce qu’il suivait de trop près une jeune femme décidée. Le sac contenant une grosse somme en liquide, il a pris peur et est parti s’exiler dans le nord. Il y réfléchit, revoit son enfance et sa vie récente. Un ratage.

Il était amoureux de sa cousine Yagoï, près du lac. Mais celle-ci, plus âgée que lui, se moquait. Il aurait voulu que la glace cède sous ses pas pour la regarder se noyer, comme lui aurait aimé se noyer dans les regards liquides des filles. Au Japon, les sentiments et la nature sont un. Ce n’est pas un romantisme intellectuellement reconstitué comme en Occident, mais une fusion intime due à la religion shinto. Ce pourquoi les rues la nuit, le sentier à l’automne, les bords du lac glacé ou le pont aux lucioles sous la pluie, sont les révélateurs des émotions et des sentiments sur le monde.

Incessante transformation des plantes, fragilité des êtres, éphémère des lucioles. L’amour qui fonde la stabilité d’un couple avec des enfants n’est pas pour lui, rejeté depuis tout petit. Lui le personnage Gimpei, lui l’auteur Yasunari. Car l’écrivain a été orphelin lui aussi, a vu sa sœur mourir, puis son grand-père, se retrouvant tout seul à 15 ans. Tout seul dans une société collective où la famille est la base.

Un beau roman doux amer que l’hiver alentour rend plus facile à comprendre. Mais ne l’entreprenez pas si vous êtes déprimé, seule la fin ouvre à la lumière : celle des lucioles, insectes phosphorescents qui séduisent tant les enfants et permettent la fête collective.

Yasunari Kawabata, Le lac, 1955, Livre de poche 2004, traduction Michel Bourgeot 1978, 126 pages, €3.89

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Patrick Deville, Peste & choléra

Une biographie romancée légère qui se lit rapidement. Pas une grande œuvre littéraire destinée à rester mais la mémoire rendue à un savant injustement méconnu.

Nous ne sommes pas chez Jean-Christophe Rufin, autre amateur de biographies romancées mieux réussies. Patrick Deville écrit comme il cause, avec des phrases parfois bancales comme celle-ci : « Mais enfin son Alexandre, le petit chanteur des psaumes à l’Église évangélique libre, et maintenant photographier des négresses à poil » p.81. On devine que c’est la reprise telle qu’elle d’une litanie de rombière, mais c’est assez mal tourné. D’autant que la façon n’est pas unique. J’ai découvert avec horreur cette stupidité : « La moitié de la population de l’Europe est décimée » p.20. Faut savoir ! La moitié, c’est un sur deux ; décimé, un sur dix. Ou alors les mots ne veulent plus rien dire. Et pourquoi pas « les cadavres criblé de balles de ces trois femmes kurdes tuées d’une balle en pleine tête », comme le disait allègrement un journaleux de France-info ? C’est non seulement du bafouillage d’informations, des mots émis pour faire mousser, mais aussi une singulière lâcheté envers la langue et d’irrespect envers l’auditeur. N’importe quoi pour occuper l’antenne, ou remplir la page.Patrick Deville Peste et cholera

Le roman de Patrick Deville est écrit comme un docu-réalité de télé, pourquoi prétendre en faire un « livre » ? 44 chapitres pour 220 pages, nous sommes dans le twit in folio ! Zappez pour ne pas lâcher cette attention qui se fait de plus en plus faible chez vous, lectorat pressé (dit-on), entre deux consultations de Smartphone et deux textos envoyés à la copine !

Reste ce Suisse protestant, orphelin très tôt, passionné d’observer, Alexandre Yersin, 1863-1943. Gamin, il veut suivre une existence à la Livingstone (le Mister de « I presume »). Ou peut-être de Rimbaud sans la gangrène. Il est rappelé judicieusement que l’Arthur aurait eu à deux ans près l’âge de Philippe Pétain… Mais Yersin va connaître « la bande à Pasteur » (Deville est adepte du vocabulaire banlieue). Il côtoiera le grand sauveur du petit Joseph Meister, Roux, Calmette (« le C de BCG »), Lyautey (« général et pédale » écrit Deville). Il sera ami avec Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine et futur président de la République, plus tard assassiné par un terroriste russe. Yersin deviendra français pour passer sa thèse en médecine, mais il parle allemand aussi bien et écrit ses lettres en Suisse, à sa mère.

Il travaille au tout jeune Institut Pasteur, il devient docteur cinq galons des Messageries maritimes, explore les hauts-plateaux de l’Indochine, acclimate l’hévéa (caoutchouc qu’il vend à Michelin) et l’arbre à quinine, devenant par là même assez aisé pour financer ses expériences d’agriculture au Vietnam qui fait vivre toute une population pour l’élevage et les plantations à Nha Trang. Il a parcouru le pays des Moïs et celui des Sedang, a inventé p.139 le Coca (saveur cannelle). Il découvre le bacille de la peste (Yersinia pestis) sur une commande d’Anglais effrayés des pesteux de Hongkong. Il est en rivalité avec un Japonais incapable car trop rigide, comme le sont volontiers les Japonais et les Allemands en ce temps-là. Il ne sauve un pestiféré chinois que page 125, comme en passant. « La peste est imprévisible et mortelle, contagieuse et irrationnelle » p.104. Accumuler des adjectifs au hasard fait partie du style Deville.

Yersin n’est pas missionnaire comme ceux de l’Institut qui « veulent pasteuriser le monde et le nettoyer de ses microbes », autre façon d’exporter les Lumières et de « libérer » de la maladie. Il sera néanmoins fait Grand Croix de l’Ordre du Dragon d’Annam par l’empereur Bao Daï, après avoir obtenu les Palmes académiques ; il aura – mais plus tard – la Légion d’honneur, en une époque où la République ne la bradait pas aux histrions et aux footeux.

Yersin est défini par une phrase de Pasteur : « Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés » p.167. Encyclopédiste, amateur universel, touche-à-tout égaré des Lumières. « Un génie et peut-être au fond un malade mental », juge Deville en psychiatre de salon. Qu’en sait-il, l’écrivain, de cette âme ? Il pourrait nous dispenser de ces évaluations de courrier du cœur. Sur la même page un peu plus loin il dit l’inverse, pas à une contradiction prêt, en errance au fil de la plume : « Il est un homme de raison qui jamais ne se laissa entraîner par la passion » p.202. C’est mieux, est-ce plus vrai ?

Vite lu, vite oublié, dommage pour ces dames du Femina qui en ont fait tout le prix.

Patrick Deville, Peste & choléra, 2012, Seuil, 225 pages, €17.10

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Herman Melville, Moby Dick

Herman Melville fut Américain, romancier du 19ème, orphelin de père, puis marin – dans cet ordre.

  • Américain, il échappe au misérabilisme comme à l’exaltation, fort à la mode en Europe ;
  • romancier non romantique, il vit un siècle optimiste dans une nation optimiste, proche encore de la nature sauvage mais industrieuse ;
  • père disparu, mère exclusive, il s’évade en littérature avant que la psychanalyse existe, métamorphosant ses désirs et conflits par l’imagination ;
  • marin à 19 ans avant de tenter d’instruire les enfants anglais, il récidive sur un baleinier à 23 ans qu’il quitte avec un compagnon pour vivre quelque temps parmi les cannibales des Marquises avant de regagner, par divers bateaux, Boston.

Il se met à écrire, décrit un au-delà des apparences, il sublime la nature au point de rendre métaphysiques certains de ses êtres. Moby Dick le monstrueux cachalot blanc, est de ceux-là. Publié en 1851, sa réédition en Pléiade a lieu sous une nouvelle traduction agréable due à Philippe Jaworski.

Les Blancs du siècle industriel rêvaient de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, d’en dompter les lois et les êtres vivants. Le monstre blanc des mers est la version inversée de cet optimisme, le Diable en personne qui se rit des prétentions des hommes. Les demi-sauvages comme le harponneur Quiqueg ne se posent pas de question : compagnon tatoué et chéri du bateau, il exerce son habileté ici et maintenant avec un fatalisme admirable. L’innocent Ismaël en réchappe parce qu’il ne « veut » rien et qu’il se laisse balloter par les événements, en observateur.

Les soi-disant civilisés comme Achab le capitaine ou Starbuck le second apparaissent comme déformés par leurs prétentions. Achab devient fou de ressentiment après avoir perdu sa jambe contre le cachalot. Monomaniaque, il perd toute raison (donc toute humanité) en poursuivant jusqu’à la mort son combat avec le condensé (démoniaque selon la Bible) des forces de la Nature. Ce combat est perdu d’avance puisque le Démon l’a conquis tout entier en le consumant de haine. Starbuck reste ce velléitaire, adepte du principe de précaution au point d’en devenir superstitieux, incapable de l’acte de volonté qui eût sauvé l’équipage, sa mission commerciale et le bateau. Trop civil (craignant tout conflit), trop bien-pensant (donc trop peu intelligent), trop tiède en sa foi (courageux seulement par fatalisme), il laisse faire et se trouve entraîné malgré lui dans le destin général.

Nourri aux mythes bibliques, tétés dès l’enfance auprès d’une mère calviniste d’origine hollandaise, Herman Melville voit le monde en noir et blanc. Ce « fanatisme » (qui subsiste quelque peu chez les Américains d’aujourd’hui, tout comme chez les reconvertis du communisme européen) se heurte à la bête réalité de la nature, sous la forme de la mer et du cachalot blanc. Ce surnom de Moby Dick, donné à la bête par les marins, est une autre référence biblique : si Dick est Richard, prénom royal souvent donné aux puissants et devenu l’argot pour la trique virile, Moby vient en anglais de « mob », la cohue, qui rappelle le tohu et bohu, le chaos primordial, la matière démoniaque animée sans la raison de Dieu. La tricarde cohue va donc malmener les hommes qui osent défier son pouvoir. Il y a quelque chose de sexuel – donc de sulfureux démoniaque – dans cette lutte pour planter le harpon mâle dans le flanc blanc de la baleine femelle.

Le récit fait directement référence à Jonas, avalé par la baleine parce qu’il a désobéi à Dieu. « Va à Ninive, demande Dieu à Jonas, et prêche la vérité qui est ta vocation. » Comme certains intellos de nos jours qui se plient à la bien-pensance et au « ne pas faire de vagues », Jonas « effrayé par l’hostilité qu’il allait soulever, trahit sa mission » (p.69) et court se cacher pour se faire oublier. Mais Dieu le poursuit jusqu’à ce que, abandonné de tous, Jonas finisse dans le ventre d’un Léviathan sorti des mers et y demeure trois jours. En cette geôle vivante, il revient sur lui-même, voit sa faute et implore Dieu. Le poisson le recrache sous astreinte du commandement de Dieu : « prêcher la Vérité à la face du Mensonge ! Voilà quel était cet ordre ! » (p.70) Avis aux intellos…

Les contradictions de l’esprit occidental engendrent de tragiques conflits qui ne se résorbent que dans la catastrophe. Rien d’étonnant à ce qu’après une longue quête, ne s’engage une lutte cosmique entre la Bête et les hommes. La quête est entrecoupée par l’auteur de digressions sur les baleines, leur description, leurs mœurs, leur pêche (toute cette Raison encyclopédique qui est la fierté et l’arrogance des mâles, blancs, prométhéens sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, particulièrement présents aux États-Unis). Elle se déroule en trois chapitres : trois jours comme les trois coups du destin ou trois mouvements comme le lancer du harpon. Orgueil et démesure : Achab veut défier Dieu, il rencontre le Démon qui l’emporte au fond des flots.

Seul reste, sur la mer apaisée, l’innocent Ismaël, dont le nom signifie « Dieu a entendu ma demande ». Tout un symbole ! Ismaël, fils chassé d’Abraham, est le double de l’auteur, observateur et témoin, accroché (ô dérision) au cercueil scellé que Quiqueg, cet ami prévoyant, s’était fait faire quelque temps auparavant lors d’une prophétique langueur. Et qui flotte sur les flots par une inversion de sa fonction terrestre qui est de maintenir dans les profondeurs.

Saint Melville a peut-être écrit là son Apocalypse.

Herman Melville, Moby Dick, Folio 741 pages, €9.45 

Herman Melville, Moby Dick, Œuvres tome 3, la Pléiade (avec ‘Pierre ou les ambigüités’), €57.95

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Gilbert Sinoué, L’enfant de Bruges

Un thriller Renaissance dédié à son fils qui a changé sa vie, « pour tout ce que je n’aurais pas su te dire ». Né en Égypte sur un bateau de touristes, élève des Jésuites puis de l’École de musique, parolier de chanteurs des années 80 (Claude François, Dalida, Jean Marais, Marie Laforêt), Gilbert Sinoué s’est mis à écrire. A composer des romans captivants comme des feuilletons.

En fin de siècle, Gilbert Sinoué invente un fils adoptif à Van Eyck, prénommé Jan comme lui, un gamin trouvé tout bébé dans un couffin à sa porte, 13 ans auparavant. L’auteur, très heureux d’avoir été un père tardif, est très attaché à son enfant. Ce pourquoi il parle avec tendresse et pudeur des sentiments de paternité et du besoin de père d’un adolescent.

Le garçon orphelin s’est attaché à ce peintre bourru, taiseux, qui a de nombreux secrets. Le premier étant l’art de la peinture à l’huile, le second ses missions pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon. On note en 1456 une carte du monde connu exécutée par Jan van Eyck pour lui, mentionnant une échelle pour calculer les distances. De cette existence mouvementée, et se sa mort mystérieuse en 1441 dans sa maison, l’auteur crée une intrigue.

Tout commence par un meurtre, celui d’un adolescent de 15 ans qui parlait au sculpteur Ghiberti dans Florence. Une dague vient se ficher entre ses omoplates. Autour de Van Eyck, ce sont ses disciples qui sont tour à tour assassinés. Lui sera-t-il le prochain ? Que va devenir sa famille, son épouse et ses deux petits enfants ? Et Jan, le garçon sans père, adopté et éperdu d’amour pour ce père par choix ? Lorsque le peintre disparaît, retrouvé mort un soir dans son atelier, Jan n’a qu’une pensée : fuir. Quitter sa marâtre qui ne l’aime pas, gagner Venise, cette ville d’art baignée de soleil dont il rêve sans cesse en regardant le mouvement des bateaux. Derrière sa miniature préférée d’un certain A.M, il découvre une bourse remplie d’or… Son « père » lui a léguée au cas où.

Mais de sombres mercenaires cherchent à le capturer : l’enfant est assommé, noyé, battu, ligoté. Pourquoi ? Quel secret détient-il sans en avoir conscience ? Avec l’aide d’un nouveau « père » qui s’attache à sa jeunesse hardie, il va surmonter les obstacles, découvrir sa mère pour la perdre, quitter la peinture non sans transmettre le secret de l’huile, devenir marin comme il rêve.

C’est une belle histoire écrite échevelée, à la Alexandre Dumas. Je regrette cependant que tout commence à cavaler après la mort de Van Eyck, alors que la première partie s’attardait sur la psychologie et les détails techniques de la peinture. Comme si l’auteur avait changé de style en cours de route. Tout va trop vite, de rebondissement en coups de théâtre, sans que jamais le garçon de 13 ans n’aie froid, ni ne s’habille, ni ne prenne encore le temps d’observer, comme avant. Il rentre à Bruges à cheval, trempé comme une soupe d’un bain forcé, sans que jamais il ne s’enrhume ou ne se sèche… Nous passons du réalisme au mythique, d’un garçon de chair échevelé et débraillé à un super-héros inoxydable. Cette rupture est dommage. L’auteur avait-il hâte de finir l’histoire ? De quitter ses personnages qu’il avait su rendre attachants ?

Cela se dévore facilement, mais il manque à mon avis une bonne centaine de pages à ce livre qui aurait pu garder son riche tempo des origines.

Gilbert Sinoué, L’enfant de Bruges, 1999, Gallimard Folio 2011, 438 pages, €8.17 

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Nick Wilgus, Meurtre et méditation

Thaïlande, de nos jours : la ville trépidante est polluée de touktouks et autres véhicules à deux, trois ou quatre roues. La foule se presse, commerçants, affairistes, fonctionnaires royaux. Des adolescents virevoltent en mobylettes ou motos ; ils ont trouvé le filon pour s’acheter fringues, chaînes d’or et téléphones mobiles : soit vendre leur corps dans les parcs ou les boites, soit vendre leur agilité pour livrer de la drogue. C’est Bangkok. Mais il reste des oasis de calme et de méditation : les temples bouddhistes. Des adultes s’y retirent du monde pour se faire moine. Soit pour quelques années, soit pour leur reste de vie.

Tel est le cas de frère Ananda, la cinquantaine, ancien policier entré en religion parce que sa femme et son fils de 13 ans ont été tués par balles après une grosse saisie de drogue. Vengeance, faut-il se venger à son tour ? La voie bouddhiste n’est pas pour répéter à l’infini le cercle de la souffrance. Il faut au contraire le rompre en le transcendant, par la bienveillance. Le lecteur apprendra la différence entre amour et compassion, combien le premier est vague et souvent égoïste, tandis que la seconde souffre avec tous les êtres et s’efforce de les aider à se libérer. Ananda a aimé très fort son fils ; lui mort, il ne peut plus aimer, mais seulement aider. A moins que…

C’est le mérite de cet étrange roman de nous dépayser, de nous faire passer de nos coutumes catholiques aux coutumes bouddhiques, bien différentes, bien mieux intégrées dans la société même des hommes. En bouddhisme, il n’y a pas de dieu, seulement Bouddha, humain exemplaire qui aide chacun à trouver la voie pour se libérer du cycle des souffrances. Les moines ne répètent pas à l’infini un Vrai révélé, mais se mettent en sympathie avec les êtres souffrants pour les aider de leur sagesse acquise. Ils n’aiment pas leur prochain sur injonction mais compatissent aux erreurs et aux désirs. Car la souffrance d’être vient des désirs non maîtrisés et des erreurs de l’enfance. En Thaïlande, beaucoup d’enfants sont mal aimés, rejetés, battus et exploités. Beaucoup de parents avides les délaissent s’ils sont trop nombreux, ou les rendent orphelins en mourant du sida. Certains les vendent s’ils sont accros à la drogue. D’où ces enfants des rues, vivant de petits trafics et de prostitution.

Frère Ananda, moine bouddhiste parmi les anciens du temple Mahanat, participe à la vie de la communauté en aidant les adolescents à méditer. De longues minutes à faire le silence en eux, à isoler leur ‘besoin’ de drogue ou de sexe, à contenir leur agitation, leur colère ou leur angoisse. Ils sont seuls comme dans la vie réelle, mais doivent apprendre à devenir adulte, sortis des pulsions infantiles, maîtres de leur conscience et de leur corps,. C’est ainsi qu’un maître bouddhiste guide sans contraindre, qu’il tente de redonner à ces ados déboussolés la maîtrise sur eux-mêmes. Il veut leur faire prendre conscience de leurs désirs, des causes de leurs souffrances, et leur offrir le choix de la volonté. Il faut pour cela des années d’entraînement, et être référent comme un père. Mais lui refuse d’oublier son vrai fils…

Un matin, le Supérieur effaré lui demande de venir voir la salle d’eau éloignée, peu utilisée par les moines. Un cadavre d’adolescent nu est à demi plongé dans la jarre aux ablutions, des brûlures de cigarette sur le torse, une grosse bougie enfoncée dans la gorge et les yeux arrachés. C’est Noï, l’un des jeunes recueillis par le temple. Orphelin, drogué, prostitué, il n’a jamais été aimé et cherche à oublier dans les fumées artificielles ou en offrant son corps à qui le veut du moment qu’on le prend dans ses bras. Qui a fait le coup ?

Aidé de Jak son garçon de chambre de 12 ans, frère Ananda (improprement appelé « père » par l’éditeur sur le modèle catholique), va s’efforcer de débrouiller les pistes ; il mettra au jour les relations incestueuses du monastère et du siècle. La corruption, très présente en Thaïlande, prend ici des tours inattendus. L’auteur, américain et ancien moine franciscain devenu journaliste au Bangkok Post depuis les années 1990, connaît bien le terrain. Il parsème ses têtes de chapitre de citations du Dhammapada, recueil des paroles du Bouddha. Nous sommes dans une autre société, un autre monde, une autre spiritualité. Wilgus est un bon passeur de culture, antichoc des civilisations. Le lecteur ne pourra qu’aimer frère Ananda, son humanité toute simple et son obstination au mépris du danger ; aimer Jak, l’éclopé orphelin plein de bonne volonté et éperdu d’amour ; aimer le monastère, ce fragment d’éternité et cette porte pour la libération en plein cœur d’une métropole engoncée dans la modernité.

Nick Wilgus, Meurtre et méditation (Mindfulness and Murder) – une enquête du père Ananda, 2003, Picquier poche 2007, 342 pages, €8.17

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Jacques Martin, auteur classique

Mort il y a deux ans le 21 janvier, le père d’Alix peut être fier de sa progéniture. Ses albums se lisent plus que jamais. Dernier hommage d’une série à retrouver dans la catégorie Bande dessinée de ce blog.

Jacques Martin

La page dernière de couverture des albums d’Alix est un symbole du destin. La colonne de calcaire qui s’élève en son milieu est l’arbre du monde, comme Alix est de solide souche gauloise figurée par le calcaire blond, et de culture gréco-romaine par sa taille élancée et ses cannelures en échos à la musculature élégante du jeune homme. C’est la civilisation qui donne à Alix ce port fier et souple, solide et hardi, à distance de l’excès des gladiateurs et de la banalité sèche des travailleurs. Autour de la colonne grimpe un rosier sauvage comme plus tard sur les tombes d’Héloïse et d’Abélard, rouge et frais comme l’amour. Il symbolise Enak, le petit ami, sa fidélité naïve malgré sa faiblesse, son amour pudique et jaloux, sa ténacité. Autour s’étend la mer, Mare nostrum, lac civilisé, cœur du monde romain et centre du monde connu. Dès qu’on s’en éloigne, la barbarie surgit : le désert, les sauvages, les cruels, les tyrans. Le navire est là, à voiles et à rames, symbole de l’ingéniosité des hommes et de leur industrie. Même lorsque les éléments sont défavorables, l’esquif avance, mû par la force des hommes.

Tous les pères successifs d’Alix meurent : Astorix de chagrin, Toraya au combat, Graccus du cœur… Comme Jacques Martin, Alix est orphelin. Délaissé par un père lieutenant, brillant aviateur de l’escadrille des Cigognes durant la Première guerre mondiale mais tué en autogyre quand son fils avait 11 ans, le gamin Jacques fut mis en pension à l’âge des premiers émois. L’esclavage parthe d’Alix est l’analogue de la pension Sainte-Euverte, près d’Orléans, où l’adolescent Martin Jacques a été placé. Il y a été « éduqué », quêtant sans cesse un modèle paternel.

Alix adoptera comme père spirituel César, le consul républicain qui incarne la vertu romaine, souvenir de ses versions latines. Il n’aura de cesse de se vouloir figure paternelle à son tour, cherchant sans cesse à défendre d’autres orphelins plus jeunes. Enak, Héraklion, Kora, Sabina, Herkios, Zozinos, Marah, sont tous des chiens perdus sans collier, solitaires, abandonnés, avides de reconnaissance et d’amour, dont Alix couvre les épaules de son bras protecteur. Toraya, sauveur d’Alix dès le premier album, vend la mèche : « comment ne pas éprouver une grande pitié pour un enfant perdu ? » (‘Alix l’intrépide’ p.17).

Alix est le prénom Alice au masculin, d’origine germanique. Le garçon pourrait être alsacien, comme son créateur Jacques, né à Strasbourg. Il ne vient pas de Gaule centrale puisque Vercingétorix, empli de démesure, n’est pas son modèle (‘Vercingétorix’). Le tempérament national gaulois divise : anarchique, archaïque, paysan. Il a produit, selon Jacques Martin, la honteuse défaite française de 1940 qui va l’emmener au STO et l’obliger à dessiner pour Messerschmitt. Si l’éducation d’Alix enfant s’est faite en Gaule comme fils de chef, pareil au petit Jacques, il ne devient adulte qu’à Rome, pays urbain, civilisé, discipliné. Alix n’évoque ni ne recherche son vrai père, peut-être parce que les chefs sont trop pris pour élever leurs enfants ? Le propre père de Jacques Martin l’a abandonné à la pension, à ces ‘romains’ qui enseignaient le latin.

Au sortir de la guerre de 1939-45, la civilisation est américaine. Roosevelt en est le héros. La menace raciale a été vaincue (l’Allemagne nazie) mais pas la menace totalitaire du despotisme asiatique (l’URSS). C’est pourquoi Jacques-Alix combattra sans relâche les tyrans : les cléricaux adeptes de la pureté du sang dans ‘Le prince du Nil’, l’empire absolutiste dans ‘L’empereur de Chine’, les dictateurs et autres conducators dans ‘Iorix le grand’, ‘Vercingétorix’ ou Le démon du Pharos, les religieux sectaires dans ‘Le tombeau étrusque ‘, ‘La tiare d’Oribal’ ou ‘La proie du volcan’.

Jacques Martin dessine avec détails et minutie les corps et les paysages, mais surtout les villes. Il reflète un ordre du monde voulu par les dieux : de riches plaines ensoleillées, des cités organisées, rationnellement aménagées. Apollon le véridique, dieu d’Alix, règne sur la raison lucide et la morale généreuse ; il cantonne Artémis la chasseresse à l’arc, déesse d’Enak, aux domaines vierges, extérieurs à la civilisation urbaine. César le républicain, aidé d’Athéna, déesse de la loi raisonnable et de la cité, pacifie l’univers barbare et réprime les passions romaines débridées.

Discipline et justice civilisent, tel est le message de ces années pré-68 aux adolescents lecteurs du ‘Journal de Tintin’. Vanik le dit, cousin d’Alix à qui César a attribué un gouvernement en Gaule : « Des maisons confortables ont remplacé nos pauvres huttes et la prospérité succède à la misère. Non, je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule. » On a reproché à Jacques Martin ce dessin trop académique, qui comporte des erreurs ou des inventions archéologiques – mais peu importe, ce qui compte est le symbole.

La beauté morale se révèle dans les corps maîtrisés : Alix, Enak, Héraklion, Herkion, Zozinos ont l’architecture harmonieuse et la vigueur de l’ossature. La laideur morale s’illustre par l’excès : Iorix, Qââ, Vercingétorix, Maia, Archeloüs, et Sulcius – le double d’Alix plus narcissique, plus musclé et plus cruel dans ‘Roma, Roma’.

Souvent le rajout, le baroque du dessin, sont une façon d’illustrer la démesure, qu’elle soit de la nature, des États ou des hommes.

Les excès de parures de la forêt vierge, des forteresses cachées ou des villes nouvelles, des costumes ou de la musculature, sont une preuve physique, visible, de l’exubérance non maîtrisée qui peut déboucher sur des cataclysmes (invasion de serpents, tremblements de terre, foudre), industriels (rupture de barrage, effet de pile dans ‘Le dieu sauvage’, explosion de ‘L’île maudite’ et du ‘Spectre de Carthage’) ou moraux (Arbacès, Iorix, Vercingétorix, Sulcius…). A l’inverse, les héros sont sereins, équilibrés, harmonieux. Leurs corps sains incarnent des esprits sains et des cœurs forts où l’amitié, la générosité et la sociabilité se révèlent.

Leur quête le montre, selon l’analyse structurale de Greimas : le Destinateur (Apollon, Athéna, César) pousse le Sujet (Alix flanqué de son petit prince Enak) dans l’Épreuve (les aventures) contre l’Opposant (Arbacès, Pompée, tyrans, marchands, méchants) pour conquérir l’Objet (liberté, raison, civilisation, ordre dans la cité, vertus de l’âme). Le courage va nu, comme l’âme droite et la raison qui tranche. Les torses nus des garçons sont là pour rappeler que l’énergie vient de l’intérieur et pas des carapaces qu’on se met pour faire accroire. Ainsi, point besoin de déguisements de ménade et satyre comme dans Roma Roma pour que l’amour existe entre Alix et Enak – l’amour mais pas le désir sexuel brut singé sur scène, plutôt le désir sublimé par l’affection. Les marchands n’ont aucun scrupule, les barbares sont atteints de démesure, les tyrans sont cruels – seul l’homme républicain (grec ou romain), esprit sain dans un corps sain, va presque nu parce qu’il n’a rien à cacher.

Atteint de macula, Jacques Martin n’a pas pu dessiner Alix et Enak jusqu’au bout. Ses collaborateurs ont été inégaux : Rafael Morales est maladroit avec les corps, le tandem Ferry/Weber meilleur mais Christophe Simon surtout garde la pureté du trait et la grâce des jeunes corps mieux que les autres.

Jacques Martin s’est éteint à 88 ans le 21 janvier 2010. Marié, deux enfants, il laisse plusieurs petits-enfants mais ses vrais fils sont Alix, son double, et Enak, son fils adopté.

Albums que Jacques Martin a écrit et dessiné seul chez Castermann :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or
3 L’île maudite
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate
8 Le tombeau étrusque
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil
12 Le fils de Spartacus
13 Le spectre de Carthage
14 Les proies du volcan
15 L’enfant grec
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25

Deux vidéos de Jacques Martin interviewé sur Youtube en 1 et en 2

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Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

L’Islande est une terre âpre où les saisons sont très contrastées. Les tempêtes venues de l’Arctique font rage en quelques heures mais le printemps explose dès que revient le soleil. Les romans de ses fils rendent compte de cette rudesse. Dans celui-ci, nous sommes au début du XXe siècle. La mer est le monde des hommes, la terre celui des femmes. L’initiation à la vie adulte s’effectue l’un par l’autre, très tôt.

Dès les premières pages, nous faisons connaissance d’un jeune homme taciturne et bien bâti, Bardur (se prononce Barvur, le d norrois ressemblant au th anglais de ‘the’). Il est flanqué d’un jeune dont on ne saura jamais le prénom : le gamin. Ledit gamin a perdu son père en mer à l’âge de six ans. Son frère et lui furent « placés » dans des familles différentes pour y être élevés en servant d’apprentis. Sa mère et sa sœur n’ont survécu que quelques années, parties de la grippe. Le gamin se trouve donc seul au monde. Il s’est attaché à Bardur comme un plant à un tuteur, admirant sa force, son calme et son professionnalisme. Tous deux ont découvert les livres et les aiment à la folie.

C’est l’une des caractéristiques de l’Islande d’aimer la littérature. Il y a très peu d’habitants, environ 60 000 à cette époque, mais aucun n’est illettré. La poésie scaldique et les sagas sont dans toutes les mémoires, comme ce fut le cas pour les Grecs de l’Odyssée d’Homère. Isolés, surtout durant les mois d’hiver, les relations humaines proches sont bien vite pesantes et il faut s’évader. Les livres de poésie et les étoiles y aident.

Mais les mots ne sont pas innocents. Comme certaines formules runiques, ils peuvent tuer. C’est ce qui arrive à Baldur, ensorcelé par ‘Le Paradis perdu’ de John Milton, qu’un vieux capitaine aveugle lui a prêté. « S’en vient le soir / Qui pose sa capuche / Emplie d’ombre… » Revenu à la cabane pour y lire une dernière fois ces vers et les graver dans sa mémoire pour les longues heures à ramer qui l’attendent, Baldur en oublie sa vareuse cirée. En mer, où le temps s’étire au rythme lent de la chaloupe, être mouillé c’est être mort, surtout lorsque souffle le vent glacé qui vient tout droit de la banquise. Le positionnement du bateau a réchauffé les hommes, les lignes à morues sont posées et elles donnent. Mais le vent se lève et il faut rentrer, vite avant que la houle menace de faire chavirer. Baldur s’efforce de se réchauffer mais la partie est perdue. Il se recroqueville de froid, puis s’éteint. C’est un cadavre gelé que ramènent, des heures plus tard, les marins avec la morue.

Le gamin, à vingt ans, se retrouve à nouveau orphelin. Il devient adulte par cette initiation brutale, jurant de quitter la mer qui lui a pris son père et son ami, et sur lequel il vomit quand elle bouge. Mais l’avenir lui apparaît aussi bouché que la neige dans la tempête. Il parvient à joindre le Village pour rendre le livre à son propriétaire. Il ne veut plus connaître ‘Le Paradis perdu’, lui qui vient de le perdre une fois de plus. C’est alors qu’il renaît grâce aux femmes. Sa timidité pataude, sa langue qui lui fait dire spontanément la profondeur de sa détresse, sa maigreur musclée mais fragile, séduisent les matrones du lieu qui en ont vu, des hommes. On lui ménage une place à la Buvette, ce haut-lieu de convivialité des hameaux islandais. Il fera la lecture au capitaine aveugle et servira la bière au capitaine qui doit réarmer. De quoi réparer son âme pour un hypothétique avenir.

Ce roman pudique est rempli de tendresse humaine, malgré la rudesse du lieu et des mœurs. La réalité n’est jamais niée ou idéalisée comme dans les pays plus alanguis, mais le tragique reconnu ne va jamais sans un certain humour, qui est réaction vitale. « Il est ici question de vie ou de mort, et la plupart préfèrent la première option à la seconde. La vie a cet avantage par rapport à la mort que, d’une certaine manière, tu sais à quoi t’attendre, la mort est en revanche une grande incertitude et il est peu de chose dont l’homme s’accommode aussi mal que l’incertitude, elle est le pire de tout » p.90.

Chacun trace son chemin de par son vouloir vivre, mais la faiblesse passagère trouve toujours une épaule contre laquelle se tenir pour passer le cap. Douleur, espoir, tendresse, c’est toute la palette des émotions que Stefánsson fait revivre au travers du gamin. Cela vous poigne, vous n’en sortez pas indemne. Ce qui est le signe d’une bonne littérature. Lisez ce roman venu de l’île du nord, il vous changera de tout cet insipide qui encombrent trop souvent les rayons libraires. Compte-tenu de son succès cette année, il vient de paraître en poche Folio.

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre (2007), Folio, 260 pages, €5.89

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Alix, Enak, amitié érotique

Alix, Enak, deux garçons, deux amis. Deux amants ? C’est plus complexe qu’il n’y paraît. L’aîné protège et éduque le petit, qui le lui rend en fidélité et en présence. C’est le résultat de toute une histoire personnelle pour chacun d’eux. Éros n’est pas philia car l’affectif compte plus que le sexe à l’adolescence. Les deux orphelins Alix et Enak se construisent l’un par l’autre.

Esclave, Alix ne porte qu’un pagne bleu de travail. Ce n’est que lorsqu’Arbacès le rachète qu’il enfile une tunique rouge de citoyen et se chausse de sandales. Quels que soient les vêtements du haut, ce sont les sandales qui, dans les albums, distinguent le civilisé du sauvage ou la liberté de l’esclavage. Les pieds nus touchent le sol, trop proches de la nature ; les sandales sont l’intermédiaire technique qui permet d’aller sans se blesser, conquête de civilisation. Cheveux courts, visage imberbe, le port d’Alix est proprement militaire pour l’antiquité. Dans les derniers albums, il prend l’habitude de porter l’exomide grecque, costume de soldat qui laisse à nu la moitié droite du torse.

Le rouge est la couleur d’Alix, rayonnante, ardente, solaire. Couleur de feu, de sang, de vie, elle projette son éclat alentour et incite à l’action, avec l’enthousiasme de la jeunesse. Les Chrétiens feront du rouge la couleur du diable, des maisons closes et de l’interdit. Arracher sa tunique rouge, comme le font les ennemis d’Alix à maintes reprises, c’est lui arracher sa puissance solaire de citoyen civilisé. Ainsi fera le gladiateur au trident, dans l’arène des ‘Légions perdues’, dans une parodie de viol. Peut-être faut-il y voir une clé de l’éros d’Alix.

Les bourgeois bien-pensants préfèrent de loin les amitiés particulières d’adolescents pensionnaires (qui préparent de solides réseaux sociaux) aux turpitudes avec les filles (qui risquent d’entamer le patrimoine, de dévaluer la marchandise et d’entacher la réputation). Avant 1968, les femmes étaient même interdites de dessin par contrat dans les bandes dessinées destinées à la jeunesse !

Mais il y a évolution au cours des albums. Alix crie « ne me touche pas ! » à la reine Adréa qui veut l’étreindre en 1967 (Le dernier Spartiate).

Mais en 1974, Alix est prêt à succomber avec Saïs (‘Le prince du Nil’), plus encore en 1977 avec Samthô (‘Le spectre de Carthage’).

Il est même prêt à ramener une femme chez lui à Rome en 1978 avec Malua (‘Les proies du volcan’). Enak dissuade Alix de partager son amour, mais 1968 est bien passé par là.

On voit une première fille les seins nus dans un album d’Alix p.42 des ‘Proies du volcan’ ! Alix sera manifestement dépucelé en 1996 par rien moins que Cléopâtre (‘Ô Alexandrie’) durant un bain à deux, tandis qu’Enak est envoyé à côté…

La tunique d’Enak est bleue… quand il en porte une. Son extrême jeunesse supporte mal le vêtement et il aime aller torse nu comme tous les prime adolescents. Son teint lui aurait permis de porter du rouge alors que le bleu va mieux aux blonds. Mais c’eût été au détriment de la symbolique. Le bleu est la plus profonde des couleurs. Le bleu de la nature n’est que vide accumulé : celui de l’air, celui de l’eau. Il symbolise la pureté mais aussi le vide de l’infini. Dans l’héraldique, l’azur est femelle, bleu marial. Enak est la part féminine du couple de garçons, avec ses valeurs définies : émotivité, faiblesse, tendresse, mélancolie, fidélité, bon sens terre à terre. Il a froid, il a faim, il se fatigue, tombe, tremble de fièvre, s’évanouit. Il retient Alix vers l’enfance, alors que le jeune homme mûrit. Cette tension parle aux jeunes lecteurs : ils sont dans le même cas.

Alix rencontre Enak dès le second album. C’est un Égyptien d’une dizaine d’années, aux longs cheveux noirs et à la peau caramel. Il apparaît en pagne bleu comme Alix jeune, assis pleurant sur les marches d’un escalier de la vieille ville (p.20 du ‘Sphinx d’or’). Son développement corporel évolue à mesure qu’il prend de la maturité ; il atteint environ 15 ans dans ‘Ô Alexandrie’. Gamin, il est naïf, joueur, affectueux et n’aime rien tant qu’une main aînée sur son épaule. Enak est orphelin, privé d’amour comme beaucoup de jeunes lecteurs ont l’impression d’être. Il suit Alix comme un chiot suit son maître, suscitant une identification des abonnés au ‘Journal de Tintin’.

Alix l’accepte puis, sur la demande des lecteurs touchés, se l’attache définitivement dans le troisième album lorsqu’Enak revient, fragile et torse nu, pour la seconde fois sans père. Il a un peu grandi, ses muscles se sont dessinés, c’est « un brave petit homme » (p.30 de ‘L’île maudite’) doté d’un beau visage tendre (p.33) et d’un corps ferme, gracieux quand il court (p.56-57).

L’auteur s’agace de ce métèque maladroit imposé par son public et le fait longtemps rabrouer par Alix (‘La tiare d’Oribal’ pp.17, 23, 29, ‘Le tombeau étrusque’ p.27). Le gamin ne fait pas attention, n’obéit pas, trébuche, tombe, s’assomme, obligeant ainsi Alix à l’attendre, à le porter, à le choyer, à venir le délivrer.

Dans ‘Le prince du Nil’, Alix vivra une Passion de Christ pour lui, jeune faux prince « retrouvé » pour piéger César. Gracieux animal sur fourrure (p.31), Enak apparaît malléable, de caractère influençable (p.27), flatté d’être adopté comme descendant royal (p.41). Il se reprendra un peu tard lors des retrouvailles, scène d’amour toute crue (p.45) qui précède l’apocalypse due à la colère des dieux.

N’ayant pu s’en défaire et ayant mis en lumière la part nocturne et faible du garçon, l’auteur fera désormais d’Enak le vrai partenaire d’Alix. Il faut observer le regard tout d’amour d’Enak pour Alix dans ‘Le dernier Spartiate‘ (image ci-dessus). Le jeune garçon secourt l’enfant mendiant Zozinos sans s’écrouler en larmes lorsque le petit expire dans ses bras (‘Le fils de Spartacus’) ; il descend sans peur une falaise abrupte en se tenant aux buissons et il cache Alix assommé dans ‘Le spectre de Carthage’.

Son apogée dure deux albums. C’est un très bel Enak adolescent de 14 ans, aimé de son dessinateur, qui apparaît dans ‘La tour de Babel’ puis dans ‘L’empereur de Chine’.

Il traverse cette dernière aventure torse nu du début à la fin, alors qu’Alix est vêtu d’une tunique grecque et que les Chinois sont habillés de pied en cap. Cela le fait rayonner, le rend plus attachant, poussé par une sensualité vague à laquelle les jeunes lecteurs peuvent s’identifier. Dans cette Chine traversée d’intrigues et de cruelles tortures, cette semi-nudité symbolique d’Enak traduit la conversion du barbare à la civilisation romaine. Celle qui n’a rien à cacher, pas plus le corps que l’âme. D’où la force symbolique du poison qui s’écoule sur sa poitrine nue, sans l’atteindre au cœur, à la fin de l’album.

L’homme nu – comme le dira Simenon – est structuré par une force intérieure qui lui vient de l’éducation. Le prince Lou Kien ne s’y trompe pas, qui tombe amoureux de cette grande santé que lui n’a pas, de cette jeunesse morale et vigoureuse, de cette liberté sereine presque divine.

L’empereur de Chine’ est le double inversé du ‘Prince du Nil’. Enak a grandi dans la lumière d’Alix, il est devenu romain, il a appris à relativiser les faveurs des puissants. Son amour pour Alix est désormais fidèle. Lorsque son ami est soupçonné de complot, dénudé, empoigné, ligoté, jeté dans une cage à demi-immergée (souvenir des prisonniers du Vietcong), Enak plaque le prince qui veut le garder auprès de lui pour courir le sauver. Il se rachète ainsi de sa lâcheté précédente aux yeux des lecteurs. L’auteur s’est pris à l’aimer, lui qui a déclaré qu’on ne dessinait bien que qui l’on aime. Le vocabulaire appliqué à Enak est le même que celui appliqué jadis à Alix : « et c’est l’âme et le cœur déchirés qu’il est reconduit dans le palais » (p.32). Enak doit être enterré vivant tel une bête favorite avec le prince mort de ce qu’il lui a brisé le cœur. Ce qui donne cette scène dessinée étonnante où Enak, a demi-drogué, n’avale pas le poison qui s’écoule sur son menton et sur son torse, sorte de lien post-mortem du prince qui l’aimait trop  et que sa bouche refuse. Alix le sauvera en le portant comme une Pietà.

Si Enak a encore peur dans le noir (‘La tour de Babel’), s’il s’endort parfois sur les genoux d’Alix (‘Le cheval de Troie’), il résout l’énigme égyptienne en faisant fonctionner ses petites cellules grises et donne des conseils à Alix dans ‘Ô Alexandrie’. Corps encore en devenir mais esprit qui s’affirme, le dessin de Jacques Martin exprime à la fois l’idéal grec et la vie qui grandit. La beauté physique est le reflet de la beauté morale : Enak n’était que joli animal dans ‘Le prince du Nil’, surtout ligoté torse nu dans un puits où l’attendent des rats ; il prend la beauté de l’éphèbe dans ‘L’empereur de Chine’. Les corps des garçons sont harmonieux, bien dans leur peau, naturels. Jacques Martin dessinera les filles de même lorsque la bien-pensance le lui permettra, tel Malua, Saïs ou Lidia.

Mais très vite Enak aura quinze ans, corps robuste et âme fidèle. Il sera présenté parfois tout nu ou couché tout à côté de son aîné. D’où l’introduction de plus en plus manifeste des filles, amoureuses souvent d’Alix mais parfois tentées par Enak, plus « mignon » selon le standard asiatique. Quinze ans, c’est l’âge légal des amours autorisés par la loi. Jacques Martin ne fait que suggérer, c’était dans les mœurs antiques, mais l’âme compte plus que la chair en catholicisme – à la suite des Grecs antiques. L’amitié des deux garçons peut fort bien rester « platonique », rien ne s’y oppose, ni l’antiquité, ni la loi, ni l’auteur. L’érotisme est souvent dans l’œil des lecteurs adultes, pas dans celui des adolescents. Cette ambiguïté fait le charme des albums.

Pour une synthèse des aventures d’Alix, voir ‘Alix Orphelin du 21 janvier‘ sur ce blog.

Dessins de Jacques martin tirés des albums chez Casterman :

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