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Maurice Daccord, Le Secret des Mages du Trident Rouge

Léon Crevette, commandant de gendarmerie, et Eddy Baccardi, ex-assureur devenu conseiller conjugal à son compte, sont amis depuis longtemps ; ils ont pris l’habitude d’échanger leurs idées sur les affaires en cours, notamment lorsqu’il s’agit de crimes, surtout de crimes sur les enfants, encore plus lorsqu’on les retrouve démembrés et sans tête. Des petites filles dans les 10 ans disparaissent une à une et la ville est en émoi. Au point que le lecteur se demande pourquoi, dès le second crime, les parents autorisent encore leurs préadotes à sortir et rentrer seules dans les rues au soir tombé…

Depuis son premier polar, chroniqué sur ce blog, l’auteur s’est enrichi et affiné : l’intrigue est plus noire et l’action mieux menée, le suspense plus haletant jusqu’au bout. Seul le dernier chapitre où tout le monde s’embrasse, ou presque, fait un peu boy-scout. J’ai compris avant le lever de rideau final qui était le coupable mais j’aurais pu me tromper. Il faut dire que le tueur en série est particulièrement retors, ne laissant aucun indice, et qu’il faut chercher midi à quatorze heures pour tenter de trouver une logique aux forfaits qu’il commet.

Le scénario est toujours le même : un soir, une fillette seule qui vient de quitter sa bande de copains marche dans la rue à deux pas de chez elle, une voiture qui s’arrête, un homme qui palabre – et la fillette monte – personne ne remarque rien ; on ne la revoit jamais vivante. Pas de viol mais de la boucherie rituelle avec une signature : une carte satanique où Jésus et Satan sont dans le même carreau, Dieu étant Diable inversé. Boucherie, religion et latin semblent la marque de l’auteur.

Crevette est commandé par une nouvelle juge tout frais sortie de promotion et d’une capitaine adjointe tout frais sortie du stage de formation. Dans ce sud provençal hâbleur et macho, où les mâles ne commandent pas un pastis mais « un 51 » et les vrais « un 102 (un double 51) », être entouré de féminin est une gageure, sinon une galéjade. Encore que l’intuition joue un rôle et la confiance aussi – plus qu’entre hommes semble-t-il.

Ellipses, argot et jeux de mots égayent le propos, toujours enlevé. Crevette en assez au bout de six meurtres et se fait muter aux Renseignements. Son commissaire le voit d’un bon œil car de l’eau s’infiltrait dans le gaz entre eux. Mais le préfet décide de faire saisir aussi la DGSI pour ce qui ressemble à une activité de secte satanique. Les notables, déguisés en mages du Trident rouge comme à Carnaval, se font peur dans des cérémonies en sous-sol où ils invoquent le diable. Mais le sacrifice d’une vierge à chaque nouvelle lune n’est plus dans le rituel depuis des siècles. Quel sadique dérangé voudrait-il donc le reprendre ?

Maurice Daccord, Le Secret des Mages du Trident Rouge – Une enquête de Crevette et Baccardi, L’Harmattan 2022, 218 pages, €20.50

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Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit

Un des premiers, donc des meilleurs Mary Higgings Clark. Nous sommes au tout début des années 1980 où New York vibre d’activité et où les riches un peu snobs adorent les galeries de peinture. Surtout celles qui exposent des peintres américains, ils ne sont pas tant que cela, ni aussi célèbres que les peintres européens. Jenny, jeune femme méritante divorcée et mère de deux fillettes, a obtenu une licence d’art et s’occupe de mettre en scène avec talent et goût une galerie pour son patron. Elle jongle avec son emploi du temps, entre emmener les petites filles à la garderie puis les reprendre, arriver à temps pour accrocher les toiles, répondre aux collectionneurs par téléphone, accueillir les visiteurs intéressés, préparer la réception du nouveau peintre exposé…

Tout semble se passer à peu près bien dans l’hiver glacial enneigé de la Grosse pomme, Jenny s’en est sortie, son ex-mari, un bellâtre théâtreux sans le sou est venu la taper d’une centaine de dollars « pour payer le loyer » (ou ses petites amies). Elle a quitté un moment en pull la chaleur de la galerie pour regarder sa vitrine où elle a agencé la vue du meilleur tableau du peintre, une femme sur balancelle dans le soleil couchant alors que son petit garçon court vers elle. Elle a froid, elle titube sur la glace, des bras la retiennent. Dans son dos est un homme qui la soutient. Lorsqu’elle se retourne, elle est devant Erich Krueger, le peintre qu’elle expose et qui a surgi du Minnesota où il vit isolé dans une ferme depuis la mort de sa mère. Les deux ont un choc : elle parce qu’elle reconnaît l’artiste qui monte, lui parce qu’il reconnait en elle le portrait de sa mère !

Dès lors, tout va s’enchaîner très vite. Erich la veut, il ne peut se passer de celle qui lui rappelle sa perte ; il était très proche de sa mère et, lorsqu’elle est morte, il n’avait que 10 ans. Un accident, dit-on. Il s’est mis à peindre à l’âge de 15 ans comme elle le faisait dans sa jeunesse, avant que son mari, le père d’Erich, trouvant cette activité futile, ne l’oriente vers le patchwork et le tricot. La province paysanne du Minnesota n’est cultivée que de champs, pas de livres, de musique ni de peinture. Erich suit donc Jenny, l’invite à dîner, prend dans les bras ses petites filles, joue avec elles. Le meilleur moyen de se concilier la mère. Un mois plus tard, il l’épouse. Il a acheté l’ex-mari pour qu’il abandonne ses droits sur les enfants et il emmène toute la famille, « sa » famille désormais, dans sa ferme isolée. L’exploitation puis l’élevage de chevaux pur-sang, enfin les tableaux dont la cote monte, font qu’il est très riche et le seigneur du pays, succédant ainsi à son père et à son grand-père.

Jenny est heureuse, elle a trouvé le mari idéal, beau, riche, artiste, aimant.

Mais d’imperceptibles craquements fissurent ce bel idéal. La ferme est très isolée et Erich ne veut pas qu’elle soit trop familière avec le personnel, notamment le jeune palefrenier Joe, ni qu’elle lie amitié avec le voisinage, ni qu’elle participe aux activités du pasteur, ni qu’elle invite ses anciennes amies… Il la veut pour lui tout seul n’hésitant pas mentir et à accuser les autres. Les fillettes n’étant pas encore scolarisées car trop jeunes, le couple peut faire nid sans se préoccuper du monde. Mais il y a pire. Erich est maniaque, il ne veut surtout pas que Jenny redécore le salon ni qu’elle bouge les meubles. Erich se révèle fétichiste, il a conservé sa chambre d’enfant telle qu’elle était lorsqu’il avait 10 ans, juste avant que son père ne le mette en pension après la mort de sa mère. Erich est jaloux, il surveille courrier, téléphone et déplacements de Jenny comme un imam soupçonneux du pouvoir diabolique des femelles. Erich s’isole en son chalet exclusif, à vingt minutes dans les bois, où personne n’a le droit d’aller ni surtout d’y entrer.

Peu à peu, l’idylle se transforme en cauchemar. Jenny se trouve accusée par la rumeur locale d’avoir des amants, son ex-mari a voulu venir la voir et elle l’a rembarré, ne consentant pour s’en débarrasser qu’à le rencontrer dans une auberge à trente kilomètres de la ferme, mais elle a été remarquée lorsqu’il l’a embrassée de force et a « oublié » de le dire à Erich. Le Minnesota n’est pas New York et le puritanisme prend des proportions inouïes par rapport aux standards de la ville. De plus, cet ex disparaît et un soir le shérif apparaît. Jenny l’aurait appelé depuis la ferme et convié à venir lui rendre visite, un témoin l’a vu qui demandait son chemin ; puis Jenny aurait été aperçue en manteau marron monter dans la voiture blanche avec l’ex ; lequel a été retrouvé mort dans la belle auto neuve qu’il avait empruntée, un peu plus loin dans un coude de la rivière, enseveli sous la neige. Jenny est persuadé que tout cela est faux mais elle doute : ne serait-elle pas somnambule, sujette à des moments d’égarement ? Elle est enceinte et plus vraiment elle-même.

Erich applique le chaud et le froid, tendre et aimant pour la vie un moment, puis sec et défiant un autre. Jenny est seule, ne peut se confier à personne, les seuls proches comme Rooney la vieille folle qui a perdu sa fille partie à 17 ans et Mark le vétérinaire dont le père a aimé Caroline, la mère d’Erich, sont des rivaux pour le peintre. Jenny accouche d’un garçon mais le bébé a sa toison de naissance brun roux et non pas du blond d’Erich et celui-ci le rejette, convaincu que c’est le bébé de l’ex. Mais il est souffreteux comme tous les Kruger et ne tarde pas à être sujet à la mort subite. A moins que…

C’est à ce moment que tout bascule dans la folie. Erich n’est pas celui qu’on croit et Jenny n’est pas folle. Il veut la garder et prend en otage ses deux fillettes qu’il enlève sous prétexte d’un voyage en avion sans prévenir Jenny qu’elle n’est pas de la partie. Puis il exige d’elle qu’elle écrive une lettre manuscrite où elle s’accuse de tromperie et de crimes, qu’il gardera soigneusement en coffre au cas où elle voudrait le quitter… La jeune femme réagit enfin, elle se démène pour s’en sortir, aveuglée qu’elle était par le charme et la fortune mais s’étant laissée enfermer par abandon et lâchetés dans un filet d’interdictions inacceptables qu’elle avait par faiblesse laissé s’abattre.

Elle découvre le chalet, explore son contenu, observe les peintures… Et le dénouement s’approche.

Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit (A Cry in the Night), 1982, Livre de poche 1985, 311 pages, €8.20 e-book Kindle €7.49

Les romans policiers de Mary Higgings Clark déjà chroniqués sur ce blog

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Les enfants d’Alte Mira

La rosée, cette nuit, s’est déposée sur les sacs. L’air qui va par coulées intermittentes est chargé d’humidité et sa fraîcheur saisit au réveil, bien qu’il fasse largement au-dessus de zéro. Ce frais ne durera pas. Il nous suffit d’observer les enfants déjà pieds nus, en shorts courts. Quand le soleil se lèvera…

Lentement, le petit-déjeuner est bu et mâchonné, lentement les affaires sont remballées, les sacs refermés. Les uns et les autres commencent à s’agiter de plus en plus, de plus en plus vite, émergeant de la glu du sommeil. Ce n’est pas que nous soyons pressés, l’étape d’aujourd’hui est prévue courte. Mais l’effet de groupe joue à plein ; personne ne veut être le dernier à enfiler ses chaussures, boucler son sac, chercher à la fontaine de l’eau pour sa gourde. Sur les crêtes en face le soleil souligne les reliefs. Aiguilles et pics, blocs et mesas, ce chaos volcanique éructé des profondeurs et brutalement figé au froid de l’air s’est immobilisé pour des millénaires.

Sur le chemin, nous longeons un pressoir de cannes à sucre, un trapiche. Il n’est pas en fonctionnement, mais Xavier nous explique qu’un joug entraîne trois cylindres verticaux entre lesquels on enfile les cannes. Happées par la vis, celles-ci expriment leur jus frais, qui est récupéré en tonneau au-dessous. Il est laissé à fermenter cinq jours avant d’être distillé en alambics pour produire le grog, ce nom local du rhum brut venu du vocabulaire marin international.

Nous poursuivons le tour du village, étagé sur les flancs de la vallée. Un vieux nous invite à nous asseoir et à discuter un moment. Il a travaillé au Luxembourg jadis et parle français. Il a été ensuite marin, a visité plusieurs pays. Il est revenu chez lui finir ses jours, s’établir et faire dix enfants. Les aînés ont déjà émigré au Portugal, en Espagne, en Hollande, d’autres sont restés dans les îles mais se sont installés en ville. Ne restent que les plus jeunes qui sont là, de 3 à 17 ans. Les garçons portent les cheveux ras et la casquette à la mode américaine ou des dreadlocks rasta avec la nuque rasée. Les plus grands ont la boucle d’or des marins à l’oreille. Toute la panoplie pour paraître moderne, dans le vent et branché sur la planète. Eternelle question d’identité des adolescents. Ils sont timides et ne nous adressent pas la parole, mais nous dévorent des yeux pour apprendre comment « on doit » être. Plus loin, une vieille dame nous entreprend, à qui il ne reste qu’une seule canine à sa mâchoire. Elle nous dit qu’elle est pauvre, qu’elle a eu plusieurs enfants, mais que ses filles sont mortes. Restent deux petits garçons qui nous regardent, indifférents. Ce sont ensuite deux gamins portant une grosse balle de foin sur la tête qui nous lancent le rituel « comment tu t’appelles » dû à tous les touristes qui passent ici, la majorité français et randonneurs comme nous.

Nous descendons la piste pavée jusque dans le canyon vers la ribeira Alte Mira pour pique-niquer sous un grand arbre. Trois enfants sont assis et nous regardent faire. L’un d’eux, au teint plus clair, est robuste et lumineux. Son teint, ses yeux, son sourire, tout en lui irradie comme un dieu grec. Il est heureux et avide de vivre. Le voir apporte de la joie, sa santé est communicative. D’autres gamins ne tardent pas à les rejoindre et ce sont bientôt une vingtaine de personnes, enfants de tous âges et quelques adultes, garçons et filles, qui s’installent en face de nous et nous observent exister. Quelques « comment tu t’appelles » pour se faire remarquer, mais surtout le plaisir d’être là et de regarder.

Le vent, qui s’est levé à nouveau, fait chanter les feuilles de canne à sucre derrière nous, tandis que nous cherchons individuellement ou par couple un endroit plat pour la sieste. Une maman est fière de ses enfants, elle pousse sa petite fille à aller demander à chacune et chacun d’entre nous « comment il s’appelle ». Son prénom à elle est Saïda. Ses cheveux ne sont pas crépus, non plus que ceux du garçon, son frère, que la maman lisse amoureusement avant que cela ne finisse par agacer. Le petit a des reflets châtains dans sa chevelure et de grands yeux noirs, pas plus de chaussures que les autres. A voir le gavroche se rouler à plat ventre sur les cailloux, se frotter le dos au rocher, puis étreindre un copain, on le sent tout de plain-pied avec la nature, ses instincts et les êtres.

Deux fillettes invitent Chantal et Martine « voir chez elles » au village un peu plus haut. La moitié du groupe les suit, visite le village, regarde les photos, rencontre les grands-mères et les petits frères et sœurs. Lorsqu’elles sont de retour, les fillettes se sont fait belles ; elles ont ôté leurs oripeaux pour passer des robes colorées, ont pris leur poupée à la main, pour nous faire honneur et tenter une photo. Certains garçons, sur l’instigation de leurs mères, se sont changés aussi, un 12 ans qui revenait de l’école et le gavroche de tout à l’heure. Il porte maintenant un bermuda fait d’un vieux pantalon coupé et un maillot de foot aux bandes verticales bleu et jaune.

Nous nous enfonçons dans la gorge qui doit déboucher sur la mer… J’aime ce paysage des gorges, toujours un peu mystérieux, avec un ruisseau au centre qui roule sur les cailloux. Grâce aux pluies d’octobre dernier il n’est pas à sec. De temps à autre des aiguilles de basalte coupent la falaise, déchiquetant un peu plus le paysage. Il fait frais. Quelques filets d’eau coulent en cascade sur la paroi et rendent la roche luisante comme de l’étain poli. Pas un bruit. Nous allons trop loin, revenons sur nos pas, retournons, rebroussons à nouveau chemin. Xavier ne sait plus où il faut prendre le sentier pour remonter sur le plateau. Nous finissons par découvrir une sente de chèvres pour rejoindre la route plus haut, et le village. Celui-ci est bâti en bord de falaise, ses champs cultivés en terrasses alentour. Nous grimpons deux étages de la maison où nous allons coucher pour rejoindre le toit plat. Il est plus étroit et moins isolé du village qu’hier soir.

Le vent coulant s’est fait trop frais et nous dînons à l’intérieur. Le traditionnel ragoût, ce soir, est au thon. Même composition de légumes qu’hier, même temps de cuisson. Le poisson, n’étant pas une vieille poule, est trop cuit. Mais les parfums se mêlent avec la même étrangeté. A la nuit tombée, la seule télévision du village est sortie de l’école et installée dans la rue. Le spectacle est public et chacun s’agglutine en cercle devant le poste. Les vieux et les vieilles ont sorti leurs chaises et ne regardent l’écran que du coin de l’œil, en continuant à discuter. Les adolescents sont debout, en groupe. Les enfants sont assis en tailleur, serrés les uns contre les autres, béats et silencieux.

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Pablo Daniel Magee, Opération Condor

Ce livre est un « roman vrai » bien qu’il se présente comme vrai et n’écrive pas le mot roman sous le titre, et raconte l’histoire de Martin Almada, rencontré en mai 2010 lors d’une mission au Paraguay pour l’ONG Graines d’énergies par un journaliste français d’alors 25 ans formé à Londres. Martin jouait pieds nus à 6 ans dans la boue avec les petits indiens Chamacoco de Puerto Sastre. Il aimait l’école et apprendre, vendant les beignets de sa grand-mère aux lycéens avant d’écouter les cours sous leurs fenêtres puis de réussir des études. Il deviendra le premier docteur (en sciences de l’éducation) du Paraguay, formé à l’université nationale de La Plata en Argentine à 37 ans. Mais il reste du peuple, axé vers la pédagogie, seul moyen de sortir de l’esclavage moderne des patrons et des militaires.

Ce sera son chemin de croix. Contestataire marxiste version Fidel Castro, qu’il rencontrera tard dans sa vie, il éduque ses enfants et ses élèves à l’esprit critique dans le meilleur des Lumières. Il fonde une école, l’institut Juan Baustista Alberdi à San Lorenzo, dont la pédagogie conduit la plupart de ses élèves au bac. Il poursuit ses études de droit et devient avocat en 1968, à 31 ans. Mais il évite le dictateur Alfredo Stroessner, omniprésent président depuis 1954 de ce petit Etat enclavé du Paraguay, et le titre de sa thèse sur l’éducation dans son pays le fera soupçonner de « communisme ». Or on ne badine pas avec cette peste rouge depuis l’arrivée au pouvoir sans aide extérieure de Castro à Cuba. Les Etats-Unis mettent en place en 1975 un cordon sanitaire idéologique, financier et militaire pour contenir la gangrène. C’est l’opération Condor qui vise, sous l’égide de la CIA, à coordonner les renseignements de six Etats latino-américains dictatoriaux : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay.

A ce titre, le journaliste qui écrit son récit, en fait une sorte de grand complot maléfique pour conserver le réservoir de matières premières sud-américain au nord. C’est déformer et amplifier ce qui n’est, après tout, que de bonne guerre contre l’empire soviétique . C’est toujours de la faute des autres si l’on est esclave… Or Alfredo Stroessner a utilisé Condor à des fins de politique intérieure pour faire arrêter et torturer ses opposants – pas la CIA (p.204) et « le FBI l’ignorait » (p.214). Le dictateur a été élu et réélu sans qu’aucun citoyen ni aucun intellectuel ne s’en émeuve vraiment, sauf ceux de l’extérieur qui voulaient imiter Che Guevara. Seul ou presque, Martin Almada a fait front.

L’auteur pousse d’ailleurs la tendance de sa génération à soupçonner sans preuves tout ce qu’il ne comprend pas ou n’a pas le goût d’approfondir – sans citer ses sources selon l’éthique internationale des journalistes – comme p.295 l’attribution de l’attentat du Petit-Clamart contre de Gaulle à une information de Giscard aux comploteurs (un libéral contre des cathos intégristes, est-ce crédible ?) ou p.289 la mort d’Aldo Moro en Italie par les Brigades rouges commandité par la CIA (des gauchistes financés par le grand Satan capitaliste, est-ce crédible ?). Ces vérités « alternatives », dont on peut constater sur le même schéma paranoïaque (les ennemis sont aidés par nos amis), sont ce qu’on appelait jadis dans le jargon journalistique des raclures de chiottes et desservent le propos. Il est bien assez fourni sans en rajouter, comme l’accusation de violer un harem de fillettes de 8 à 12 ans pour Stroessner et son adjoint à la sécurité Pastor Coronel p.272, ou encore « les geôliers drogués ou alcoolisés du matin au soir » p.168 – évidemment illettrés. C’est le travers de la gauche bien-pensante de mépriser son ennemi, ce pourquoi Allende a été renversé et Jospin forcé de reconnaître sa défaite pour avoir minimisé le besoin de sécurité des électeurs.

Malgré ce travers agaçant pour quelqu’un comme moi, formé au métier d’historien avant de devenir analyste politique puis financier, ce récit journalistique qui tend plutôt vers le roman se lit très bien. Martin Almada sera arrêté, torturé un mois puis détenu trois ans dans les prisons et les camps de Stroessner avant d’être libéré en 1977 sur pression d’Amnesty International et alors que le monde change. Le Mur communiste va bientôt tomber en révélant la face sombre du communisme : une « vérité » révélée qui ne supporte pas qu’on la contre. Martin s’établira au Panama puis en France à Paname, où il travaillera pour l’UNESCO. Lorsqu’il pourra revenir au Paraguay, une fois le dictateur renversé, ce sera pour découvrir en 1992 cinq tonnes d’archives de la terreur, enterrées sous un bunker de la dictature, et les révéler au public. On ne comprend pas qu’une dictature établisse des rapports écrits de ses exactions…

Le concept de Condor a toujours obsédé Martin Almada et l’a poussé à en savoir plus, à recouper les informations de la revue de la police, à interroger des témoins ou à recueillir des confidences. Pour son combat pour les libertés, il reçoit en 2002 le prix Nobel altermondialiste, le Right Livelihood Award fondé en 1980 pour récompenser ceux qui trouvent des solutions concrètes aux défis écologiques, d’éducation et de justice dans notre monde.

Au total, une évocation captivante qui romance la geste peu connue de Martin Almada, humble demi indien du Paraguay, sur les années sombres de la lutte anticommuniste durant la guerre froide.

Pablo Daniel Magee, Opération Condor – Un homme face à la terreur en Amérique latine, 2020, préface de Costa Gavras, édition Saint-Simon, 377 pages, 22.00 €

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Andrée Chedid, Nefertiti

L’auteur est égyptienne d’origine libanaise de nationalité française, ce qui lui donne un regard à la fois cultivé et sensuel sur la vallée du Nil plus d’un millénaire avant notre ère. Sa reine de prédilection est Nefertiti, première femme traitée d’égal à égal par son pharaon Akhenaton (dont elle supprime le e dans le nom).

Nefertiti naît en 1388 avant, l’année qui précède la naissance d’Akhnaton, fils d’Aménophis III et de la puissante reine Tyi. Le garçon est malingre, les hanches plus larges que les épaules, le crâne allongé vers l’arrière. Il n’est pas le prototype du mâle guerrier qui tient en respect ses adversaires toujours prêts à fondre sur la riche vallée du Nil, mais plutôt porté à la paix, à la conciliation, aux éléments féminins du caractère.

Contre le pouvoir des prêtres qui règnent par la crainte des dieux et de l’au-delà, tout en accumulant grandes richesses et forte influence, le futur Aménophis IV choisit le dieu soleil Aton, au détriment d’Amon et de sa cohorte de dieux à têtes d’animaux. Cela le condamnera. Il mourra en 1354 avant, sur la barque qui remonte le Nil depuis sa nouvelle cité Horizon (Tell el Amarna) jusqu’à Thèbes, l’ancienne capitale. On ne sait pas de quoi il périt, peut-être de maladie, peut-être d’un empoisonnement commandité par les prêtres. Il avait 33 ans (tiens, comme le Christ !).

L’auteur évoque d’ailleurs Moïse, dont nul ne sait s’il a vraiment existé, comme fuyant l’Egypte (avec les Juifs) à la mort d’Akhnaton. Ce dernier, par le culte du seul dieu solaire, le même pour tous et égalitaire, aurait inspiré le Jéhovah unique au détriment du Veau d’or et autres divinités juives de l’époque. « Le mystère du soleil qui n’en finit pas de renaître, du sang qui nous maintient debout, de l’arbre qui s’élance… Voici le divin, voilà la vie ! » fait dire la reine Nefertiti à son mari pharaon Akhnaton : « Il en voit partout la marque : dans le bruissement des feuilles, dans un jeune veau qui gambade, le poussin qui heurte l’intérieur de sa coquille, la brise qui gonfle la voile (…) Si Dieu existe, il est mouvement, vigueur et turbulence de l’amour. Il est ce qui passe, il est ce qui demeure. Il est dans l’instant et dans l’ailleurs. Il se fait jour en nous » p.141. Ce n’est pas si mal dit, et autrement plus séduisant que le dieu tonnant du haut de sa montagne, secret, jaloux et autoritaire qu’aurait construit Moïse.

Sur le Nil, on vit nu jusqu’à 7 ans et vêtu d’un simple pagne au-delà. Le Pharaon s’affiche avec sa compagne presque nu en public, leurs quatre petites filles entièrement. Ils sont sensuels et affectueux, en phase avec le peuple qui les acclame. Ils se tiennent la main en plein soleil qui irradie, se caressent les reins et le torse, mignotent les corps nus gracieux et élastiques des fillettes qui grimpent sur eux. C’en est trop pour la morale cléricale qui préfère le sombre et le contraint, la discipline qui plie les âmes et le mystère qui donne le pouvoir par la crainte.

Lors de la publication du livre, en 1988, l’Occident était en pleine période de rébellion contre la Morale et la répression patriarcale-bourgeoise du sexe encouragée par les églises. L’insistance d’Andrée Chedid sur le corps et les sens, véritable re-ligion entre le terrestre charnel et le transcendant spirituel, ne serait plus de mise aujourd’hui où « la vertu » consiste à se voiler le corps, à se masquer la face, à maintenir les autres à distance et à n’autoriser « l’amitié » que virtuelle sur des réseaux loin de chez soi, à porter des gants prophylactiques et à se nettoyer névrotiquement les mains avec du gel pour alcoolique. Ces vingt ans de règne anticonformistes du printemps égyptien sont comme un rêve prémonitoire de 1968 et de ses suites – jusqu’au SIDA et à la réaction laborieuse et moraliste des années 90. Relire ce roman d’il y a plus de trente ans est une bouffée de chaleur solaire dans un monde où vient la nuit.

Nefertiti survivra dix ans à son roi, exilée dans un palais excentré de la cité d’Horizon. La ville sera rasée sur ordre du général Horemheb qui a pris le pouvoir après Nebkhéré, mort à 22 ans après sept ans de règne, appelé alors Toutankhaton (devenu Toutankhamon pour faire plaisir au clergé tradi).

L’auteur use de poésie pour un dialogue de Nefertiti avec son scribe inventé, le nain Boubastos, et les chapitres alternent entre les dits de la reine et la prose du scribe. Ce livre court se lit comme un enchantement, une imagination sur le réel. Le lecteur pourra sans dommage sauter la préface à prétention intello d’un doctorant littéraire qui accumule le naming pour accoucher d’une creuse paraphrase ampoulée : tel était le snobisme « de gauche » des années 80 lorsqu’on pondait une thèse sur la littérature et le social.

Andrée Chedid, Nefertiti et le rêve d’Akhnaton – Les mémoires d’un scribe, 1988, GF Garnier-Flammarion poche  1993, 224 pages, €1.68 e-book Kindle €5.49

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Prisoners de Denis Villeneuve

Malgré le nom français du réalisateur et le titre américain, le film est canadien. Les prisonniers sont deux fillettes de 6 ans, enlevées un soir de Thanksgiving dans le crépuscule grisâtre d’une banlieue de Boston. Ils sont aussi les mères murées dans leur douleur assommée à coup de pilules et les pères avides de vengeance et d’action aux limites de la loi. Prisonnier aussi est le spectateur à qui l’on assène des scènes de torture pour faire avouer un demeuré et que l’on égare dans des labyrinthes ésotériques qui ne mènent nulle part et ne servent pas à l’intrigue.

Reste que, durant deux heures vingt-trois, on ne s’ennuie pas. Le thriller est glaçant, accentué par l’absence de musique tonitruante à la Hollywood et par l’atmosphère d’éclipse du perpétuel crépuscule d’hiver. Les fausses pistes se multiplient et la fin survient brutalement.

La famille Dover (Hugh Jackman, Maria Bello) sont des pionniers en plein XXIe siècle. Le père se veut « prêt » en cas d’apocalypse de la civilisation et a entassé dans son sous-sol des provisions, des armes, de la soude caustique et du propane. Il entraîne son fils adolescent (robuste mais au rôle plutôt insignifiant) au tir dans la forêt. Pour lui, « le système » ne va pas vous protéger ; il faut le faire vous-même. Aussi, lorsqu’il retrouve ses voisins les Birch (Terrence Howard, Viola Davis) à la soirée de Thanksgiving où ils dégustent du cuisseau de chevreuil que le fils a tué, il laisse les fillettes des deux couples aller sans surveillance dans leur maison chercher un sifflet rouge perdu. Ils ne les revoient pas. Après avoir cherché partout, ils se rendent à l’évidence : soit elles ont fugué – mais elles n’avaient aucune raison de le faire – soit elles ont été enlevées.

Un camping-car inusité dans le quartier a stationné un moment près d’une maison à vendre tout près de là. Le fils aîné l’a vu et a empêché sa petite sœur de grimper par l’échelle sur son toit ; ils ont entendu de la musique à l’intérieur. Lorsqu’ils reviennent sur les lieux après la disparition des filles, l’engin est parti. Ce ne peut donc être que lui le coupable, « l’étranger » au quartier menant une existence non-conforme et nomade ! La police mobilisée par l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) ne tarde pas à retrouver la bête et sa coquille, un Alex attardé qui « a le QI d’un gamin de 10 ans » (Paul Dano). Le camping-car démonté et analysé par la police scientifique ne livre aucune trace des fillettes mais, s’il les a seulement transportées sans violence, « c’est normal » dit le chef. Alex a pourtant tenté de s’enfuir lorsqu’il s’est vu cerné par les policiers ; il a ensuite balbutié quelques mots sur les filles que seul le père a entendu (a cru entendre ?) lorsqu’il est venu le tabasser à sa sortie du commissariat faute de preuves ; en le pistant, le père voit Alex soulever le chien de sa tante par son collier jusqu’à le faire s’étouffer, ce qui scelle son destin de psychopathe capable de tout aux yeux du spectateur.

Dover mâle, prénommé Keller (quasi Killer), va donc entreprendre de faire justice lui-même. Il veut savoir où est sa fille (et accessoirement sa copine). Mué par la seule colère, à laquelle le spectateur n’adhère pas un instant tant elle vient du seul orgueil, il enlève Alex qui promène le chien et le séquestre dans le bâtiment abandonné où son propre père, gardien de prison, s’est suicidé. Il entraîne son voisin Franklin dans l’affaire, présentant les deux faces de « la justice » : la personnelle ou la citoyenne. Keller le Blanc pionnier agit tout seul pour faire avouer le présumé coupable ; Franklin le Noir citoyen respectueux répète que « ce n’est pas bien » et ne fait qu’assister pour l’empêcher d’aller trop loin. Là où le film est pervers est que l’on y croit presque : si la police est impuissante et guère réactive (le gros sergent fait plus de la politique que de l’enquête), les coups de poing de Dover apparaissent presque justifiés au regard de l’enjeu. Que valent en effet « les principes » face à un enlèvement d’enfant ? Jusqu’où serait-on prêt à aller à sa place ? La torture, comme la peine de mort, sont-elles parfois justifiées ? Keller s’aperçoit de ses propres contradictions lorsqu’il marmonne la prière chrétienne habituelle, butant soudain sur les mots… « pardonnez-nous comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Lui qui implore le soutien de son Dieu, obéit-il à Dieu lorsqu’il commande de pardonner ?

Pendant ce temps, Loki enquête, malgré son chef indigent, l’absence de surveillance du père incontrôlable et les pistes qui manquent cruellement. Son tic permanent des yeux laisse le spectateur dubitatif sur ses capacités, mais il reconnait son obstination. Toutes les pièces sont en place comme aux échecs, il suffit de déplacer les pions intelligemment. Un second suspect est traqué et appréhendé ; il a quelque chose à voir avec l’enlèvement, mais quoi ? Son goût des petites filles ? Ses achats de vêtements d’enfant en supermarché ? Son vol des effets des victimes dans leurs propres maisons ? Il n’avouera rien, se contentera de dessiner de fumeux labyrinthes en référence à un livre d’un ancien du FBI, tout entier dans le jeu et l’illusion.

Comme d’habitude en Amérique du nord, Dieu est omniprésent : non seulement dans l’épreuve et les dérisoires bougies communautaires (le pasteur ou le curé sont absents), mais aussi dans le Mal de ceux qui veulent faire « la guerre à Dieu » (rien que ça). Cet univers étrange et angoissant, que nous avons du mal à saisir en Europe, fait beaucoup pour la fascination qu’exerce le film.

DVD Prisoners, Denis Villeneuve, 2013, 2h27, avec Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Maria Bello, Terrence Howard, Viola Davis, Melissa Leo, Paul Dano, M6 vidéo 2014, standard €7.79 2.0 et 5.1, blu-ray €9.79

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Boukhara 2

Pohi Kalian, « le pied du Très Haut », date du 12ème siècle. Cette place centrale contient la deuxième plus grande mosquée d’Asie Centrale, Kalian, son minaret en brique cuite tenu à l’albâtre de 1127, et la medersa Miri Arab.

L’enseignement religieux avait lieu dans la medersa Miri Arab. Elle est du 17ème siècle et était l’une des plus grandes de l’époque. Cour carrée, galeries à un étage contenant les cellules, niches voûtées à portail (iwan) servant d’amphi par fortes chaleurs, mosquée au sud – l’ensemble ressemblait à un couvent pour pays chauds.

La grande mosquée du vendredi Kalian est l’un des monuments les plus anciens de Boukhara. Comprenant 7 entrées, pouvant contenir 12 000 fidèles, elle est ouverte d’une cour rectangulaire. Son haut portail est orné de motifs de fleurs en mosaïque qui illuminent les piliers de brique, incrustés selon la technique morraq.

La coupole intérieure est enveloppée d’une coupole extérieure qui s’élève au-dessus de tout dans la ville et se confond volontiers avec le ciel, lorsqu’il est bleu azur – ce qui lui arrive souvent.

Les autres montent au minaret payant pour voir la ville du haut de ses 46 m, après 105 marches. Ses fondations ont 10 m de profondeur. Je reste au sol, observant les enfants dont la fraîcheur de timbre est comme le son d’une cascade.

Les minarets ont trois fonctions : permettre l’appel du muezzin, servir de phare aux caravanes de la plaine, jeter les condamnés à mort d’en haut. Pour l’instant, ce sont des petits du centre aéré de la ville qui, en ce mercredi, jouent au ballon, au vélo ou à se poursuivre. Les petits garçons sont pour la plupart torse nu en raison de la chaleur (38°C). Lorsque, un peu plus tard, je les photographie, ils se pressent pour se voir sur l’écran numérique, garçonnets comme fillettes.

La forteresse Arkh date du 17ème siècle. Le mot arkh signifie « cœur de l’Etat ». La citadelle sur laquelle elle se dresse a 2000 ans, colline artificielle de près de 20 m de haut qui couvre plus de 4 hectares. Ses remparts ondulent en renflements bulbeux.

Deux tours colonnes défendent son entrée. La partie ouest abritait les appartements de l’émir. Un étroit couloir flanqué de minuscules cellules où l’on enfermait les ennemis mène vers la mosquée de Djami. L’islam s’est toujours réjoui de réduire à merci les ennemis, le Coran est rempli d’appels à la guerre et de recommandations de sans-pitié. En 1924, à l’approche des troupes bolcheviques, l’émir s’est enfui de là avec tout son trésor, réparti sur les flancs de quarante chameaux. La forteresse abrite aujourd’hui un musée.

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Route vers Samarcande

Nous quittons Tachkent et sa chaleur humide pour la climatisation du bus. C’est un Mercedes acheté d’occasion à une compagnie de bus française. Il a été bien révisé par les mécaniciens bricoleurs d’ici. 330 km de route nous attendent pour rallier Samarcande, deuxième ville d’Ouzbékistan, mais avec 400 000 habitants seulement, un tiers de la capitale. Samarcande signifie « la grosse ville », « la ville riche ». Elle était le centre de la Sogdiane, ce pays prospère préislamique, célèbre pour son art de la poterie. Le vent du nord ne rencontre aucun obstacle sur les plaines. Il fait donc froid l’hiver, -15° en moyenne, mais très chaud l’été, +45°. Il pleut au printemps.

L’été brûlant de la steppe incite les gamins à se baigner dans les rigoles boueuses le long des routes. Elles sont peu nombreuses ces rigoles, en général vouées à l’irrigation, et chacune d’entre elle attire inévitablement sa brochette de corps dorés qui en ressortent luisants comme des scarabées. Un adolescent en slip, assis sur le bord en ciment du canal qui amène l’eau précieuse aux champs de coton, surgit telle une statue de Tireur d’Epine. Il a le corps de bronze, le dessin nerveux des muscles et l’attitude apollinienne qui convient. Une grosse médaille d’or étoile sa gorge vernissée du bain. Les fillettes ne sont pas conviés par leurs frères à ces agapes du soleil et de l’eau. La plaine est composée de champs cultivés, parfois d’arbustes. Des vaches noir et blanc, quelques chevaux à la longe, broutent l’herbe rase. Le réseau routier est en piteux état en raison des variations climatiques et du manque d’entretien, mais il est peu encombré.

Depuis l’horizon, je vois se lever un voile dans le ciel. Il accourt d’autant plus vite que nous fonçons à 100 km/h droit vers lui. C’est une brutale pluie d’orage. Brève et violente, elle fait retomber la poussière, claque la peau nue des gosses et favorise la pousse du blé. Tel Gribouille, les gamins ne sortent pas de leurs rigoles pour s’abriter de la pluie : ils s’y plongent au contraire jusqu’aux yeux, avec délices, pour échapper aux traits piquants des gouttes agressives.

Nous voici en pleine « steppe de la faim ». Nous devons la traverser pour arriver à Samarcande. Son nom lui vient du manque d’eau qui l’a rendue longtemps non cultivable. Et ce jusqu’aux grands travaux khrouchtchéviens. Bien peu écologiques, ces travaux ! Louable était l’intention, il s’agissait de permettre la culture du blé et du coton et ce fut réussi. 12 000 km² de canaux furent creusés à force pour détourner l’Amou-Daria il y a 50 ans, dont le canal Karakoum qui amène 17 km3 d’eau douce par an sur 1300 km. Mais ce prométhéisme marxiste n’est pas resté sans conséquences : le Syr-Daria n’arrive plus à la mer d’Aral au nord de l’Ouzbékistan et celle-ci s’assèche. Sans parler du gaspillage de l’eau entre évaporation intense de tous ces canaux, déperdition des conduites, arrosages de lieux non cultivés, offre trop abondante pour les besoins réels… Seulement 55% de l’eau collectée servirait vraiment aux plantes ! On mesure les ravages de la bureaucratie d’Etat dans l’irresponsabilité et le je-m’en-foutisme, le monopole du Ministère de l’Eau aux temps soviétiques empêchant toute initiative locale et estampillant toute objection comme « politique » !

Certes, la production agricole a été multipliée par quatre entre 1950 et 1980, les légumes sont plus abondants de près de sept fois depuis 1960, la viande est produite deux fois plus, le lait trois fois, et ainsi de suite. Mais à quel prix ! L’idéologie productiviste fait peu de cas du support matériel, selon la mauvaise habitude marxiste, accentuée par l’activiste Lénine. C’est l’une des causes de la chute de l’URSS, avec Tchernobyl. La science à la soviétique était rendue tellement administrative, liée aux clans du pouvoir et à l’esprit boutique du Parti, qu’elle ne servait plus guère à « étudier la nature » mais à conforter l’ego des dirigeants.

La mer d’Aral s’étendait sur 68 000 km² en 1960, sur la moitié seulement en 2000. Au début 1990, le niveau avait perdu 14 m depuis 1960 et sa surface s’était réduite de 28 000 km², soit 40% de sa surface. La salinité de l’eau avait été multipliée par trois, tuant les poissons, et réduisant la pêche à rien dès 1979. Plus de caviar, dont la région produisait pourtant 10% de la production totale de l’URSS ! Les roseaux sont passés d’un territoire de 8000 km² à 200 km², 38 des 178 espèces animales subsistaient seulement – loutres, sangliers, cerfs, tigres et de nombreux oiseaux ont été éliminés… L’économie des hommes s’en est trouvée transformée. Des ports autrefois se retrouvent à 30 ou 80 km de l’eau, les pêcheurs ne pêchent plus (les Gaïa-intégristes diront « ne pèchent » plus !). Le climat est devenu plus sec avec hivers plus rigoureux et été plus arides. Les vents transportent les sels du fond marin asséché jusqu’à 500 km alentour, rendant les sols moins propres à la culture. La pollution par les engrais, véhiculée par les canaux d’irrigation qui reviennent dans le débit des fleuves, contamine les nappes phréatiques. Cette mauvaise qualité de l’eau à l’ère soviétique a entraîné une nette augmentation des affections intestinales et des cancers de l’œsophage.

La chute de l’URSS a permis d’entreprendre des travaux d’aménagement, notamment une digue pour retenir une partie des eaux du Syr-Daria, et il semble en 2007 que le niveau de la mer d’Aral soit remonté bien plus vite que les experts ès catastrophes ne l’anticipaient. Une région spéciale, la Sin Daria a été créée en 1973 pour gérer irrigation et cultures.

Justement, un poste frontière se dresse sur la route. Encore un héritage du soupçon et du contrôle politique soviétique. Une frontière est ainsi érigée entre chaque région, tout comme l’octroi chez nous sous l’Ancien Régime. C’est la « porte de Tamerlan », entre deux montagnes, qui nous ouvre le chemin de Samarcande. Par ce défilé à l’est, les caravaniers venus de Chine abordaient la ville. La rivière Sanzar (« endroit caillouteux ») coule à l’envers : vers l’est et pas vers l’ouest comme toutes les autres rivières d’Ouzbékistan. La légende veut qu’une mère ayant perdu son bébé dans la rivière ait prié Allah. Le Dieu a inversé le cours pour rendre son bébé à l’implorante. A la montagne Gourista commence le désert de sable rouge. La rivière Zarafshan (« l’eau qui porte l’or ») a livré du métal et irrigué les alentours de Samarcande avant que l’Amou-Daria n’ait baissé en raison des grands travaux du XXe siècle.

Samarcande est située au centre du pays, dans la vallée de la Zeravchan. Y sont produits du thé, du textile, des engrais et des pièces de moteur. Ancienne Maracanda, Samarcande fut la capitale de la province perse de Sogdiane, conquise par Alexandre le Grand en 329 avant, puis par les Arabes en 712. Elle fut presque entièrement détruite par Gengis Khan pour devenir en 1369 la capitale de l’empire de Tamerlan. Les Ouzbeks s’en emparèrent en 1500. La ville compte quelques 390 000 habitants.

Samarcande se divise aujourd’hui en trois : 1/ l’ancienne ville, inhabitée ; 2/ la vieille ville ; 3/ la ville moderne, administrative. Ce soir, nous logeons à l’hôtel Orient Star, dans la ville moderne. Le bâtiment est neuf, mais construit sur un thème traditionnel. L’ensemble a un air de mosquée et le restaurant est situé sous la coupole. Un jardin sur l’arrière offre sa détente, avec piscine, mais elle est en cours de récurage ce soir. Un thé de bienvenue nous est servi dans le hall, peut-être pour vérifier que les chambres sont bien prêtes. Abricots secs, raisins secs, cacahuètes, tous produits de la région proche, accompagnent le thé brun comme du temps des caravanes.

Nous dînons tôt, vers 19 h, pour tenter d’avoir un sommeil long et réparateur après notre nuit blanche d’avion. D’ailleurs, une coupure de courant intervient pile à 21 h, pour on ne sait quelle raison. Tout le quartier est concerné. Le lit est encore à faire, seul le drap de dessous est mis, celui de dessus reste plié. C’est à la lampe frontale que je m’en débrouille.

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Lee Jackson, Le cadavre du métropolitain

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Voici un nouvel auteur anglais qui a choisi la période du Londres victorien pour décor de ses intrigues policières. Le whodunit (qui l’a fait ?) tient le lecteur en haleine, tandis que l’auteur se complaît à décrire le monde bourgeois d’alors, exceptionnellement inégalitaire et travaillé de pulsions sexuelles aussi perverses que cachées. De Lee Jackson, l’éditeur ne sait rien, sinon qu’il est « fasciné par l’histoire sociale de l’Angleterre victorienne » et qu’il « vit à Londres ». On s’en serait douté…

L’auteur n’est ni Conan Doyle ni Anne Perry, mais son court roman se lit bien, aéré en chapitres de quelques pages. Je trouve cependant le personnage de l’inspecteur Webb un peu faible, malgré sa réflexion de lézard et son étrange vélocipède tout droit venu de Paris.

Le vrai héros n’est-il pas plutôt Henri Cotton, fils de famille qui veut connaître les bas-fonds, sinon s’encanailler, pour écrire des articles ? Chacun peut y reconnaître la tentation de gauche caviar d’aller au peuple comme la vache va au taureau, fascinée par la vitalité, l’absence de tout scrupule et la sexualité débridée de ces ‘barbares’ qui nous ressemblent fort (ô Mr Hyde !) – sans les convenances, ma chère (shocking my dear Dr Jekyll) !

Dans le roman, un bon docteur qui œuvre dans le ‘social’ est du même type. La vertueuse qui tient une ‘maison’ pour filles repenties joue au caporal, mais il faut de la discipline pour sauver son âme en préservant son corps que diable ! Quant aux fillettes, livrées à 7 ans à des délurés de 15 pour apprendre le vol à la tire – et plus si affinités – elles ne mangent que si elles se livrent et obéissent.

Mais c’est le tout nouveau métro en souterrain qui est le fort du livre. On y découvre un crime – le premier – et l’enquête doit tout imaginer : les horaires, les voies de garage, les façons des nouveaux passagers. Les wagons sont éclairés au gaz, dont une poche au-dessus de chaque wagon alimente les lampes. Tandis qu’ils sont tirés par une locomotive à vapeur dans la poussière de suie, la fumée, le bruit infernal et les étincelles. Le ‘principe de précaution’, si cher à nos fonctionnaires fatigués au pouvoir, n’existait pas alors : le Progrès faisait bon ménage avec la technique pour prendre les risques qu’il fallait.

Le crime sera élucidé, avec un autre en prime, mais tout ne finira pas si bien. Nous ne sommes pas non plus dans l’univers d’Oliver Twist.

Lee Jackson, Le cadavre du métropolitain (A metropolitan murder), 2004, 10-18 2007, 283 pages, occasion €0.27 

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Le carrefour de la mort

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Ce vieux film en noir et blanc de 1948 parle du bien et du mal, de l’envie sociale, de la rédemption, de la paternité et de ce qu’elle engage – en bref d’une époque de responsabilité virile bien loin de la nôtre…

Nick Bianco (Victor Mature), a été élevé dans la délinquance, son père tué en outre par la police. Il a déjà fait de la prison et ne peut trouver aucun travail. La société d’après-guerre est impitoyable à ceux qui ont un jour failli. Marié et père de deux petites filles, il veut fêter Noël et n’a aucun argent, depuis un an au chômage. Il se résout, sur commande, à braquer une bijouterie, située au 24ème étage d’un building. Mais lui et ses deux complices se contentent d’attacher les employés, sans vérifier qu’ils ne peuvent bouger pour appuyer sur l’alarme. Et c’est dans l’ascenseur qui descend interminablement, tant les clients sont nombreux pour Christmas, que la sirène se déclenche, faisant intervenir immédiatement les policiers du coin. Nick, pas très doué bien que costaud et dur, tente de s’enfuir ; il frappe un flic, qui tire et le blesse à la jambe.

Lui seul est pris. Il refuse par « honneur » du Milieu de donner les noms de ses complices, malgré l’insistance D’Angelo, substitut du procureur particulièrement humain  (Brian Donlevy) Il écope donc de 20 ans de tôle. Son avocat Earl Howser (Taylor Holmes) a une vraie tête d’affairiste cauteleux. Il « conseille » en effet le Milieu et n’hésite pas à désigner lui-même les braquages à faire et les receleurs à alimenter. Il promet à Nick que l’on va s’occuper de sa femme et de ses filles pendant sa détention. Evidemment, il n’en fait rien et Nick Brando apprend incidemment, par Nettie (Coleen Gray) la baby-sitter de ses filles, que son épouse a couché avec Rizzo, l’un de ses complices, pour avoir de l’argent, puis qu’elle s’est suicidée au gaz. Les deux fillettes sont placées dans un orphelinat de bonnes sœurs.

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C’en est trop. Puisque « l’honneur » affirmé n’existe pas plus dans la contre-société délinquante que dans la vraie, pourquoi s’en préoccuper ? Nick va donc prévenir le procureur qu’il est prêt à parler. Son jugement ne peut être remis en cause, mais il peut bénéficier d’une remise en liberté sous contrôle de la justice s’il consent à piéger la bande. Pour cela, le proc le met en cause dans une affaire ancienne, ce qui fait courir le bruit que Rizzo est un mouchard. Le Milieu, par la voix de l’avocat Howser, commandite le tueur Tommy Udo pour éliminer le mouchard présumé avant qu’il ne se mette à table.

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C’est Richard Widmark, alors 34 ans, qui incarne ce méchant sans scrupule avec un sourire désarmant et carnassier de gamin. Il est le diable incarné, blond fluet qui en rajoute dans la virilité auprès des femmes, qu’il traite comme des putes devant les grands bruns virils comme Nick. Il pousse mémère dans les escaliers (la mère de Rizzo, handicapée), n’hésitant pas à se venger sur la famille s’il n’accède pas directement à ses proies. Nick Bianco sera sa victime préférée, mais qui causera sa perte : la police le piège une arme à la main et son sort sera l’ombre pour des décennies.

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Si la société est inhumaine, globalement indifférente à la Faute, il existe des gens de bien. C’est le cas du substitut du procureur, lui-même père de quatre enfants, qui voit en Nick Brando une victime plutôt qu’un irrécupérable. Nous sommes en plein baby-boom et la société révère bien plus les enfants qu’aujourd’hui. L’affection qu’il a pour ses fillettes doit le sauver – belle parabole chrétienne de la rédemption par l’amour. Mais, comme nous sommes au pays des pionniers et de la lutte pour la vie, il lui faut se bouger. Nick devra faire acte positif pour se réhabiliter, changer de nom, se remarier avec Nettie pour les filles et trouver un emploi correspondant à ses capacités limitées (ouvrier dans une briqueterie). Mais il pourra alors recommencer à zéro et s’élever selon son initiative. D’où la complexité du personnage, servi par un acteur dont le rictus est la seule expression visible d’émotion, que ce soit pour aimer ou pour haïr.

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Film réaliste, dur, social et chrétien – un vrai film d’Amérique après-guerre. Noir pour la société, lumineux pour les bébés. Nous avons perdu cet avenir juvénile.

DVD Le carrefour de la mort (Kiss of Death), 1948, de Henry Hathaway avec Victor Mature, Brian Donlevy, Coleen Gray, Richard Widmark, Taylor Holmes, 20th Century Fox réédité par ESC Conseil 2016, blu-ray €19.00

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Jusqu’où faut-il accepter la différence ?

Le voile intégral, étendard islamique affirmé (à l’inverse du voile de mode islamique), est interdit par la loi dans l’espace public en France depuis 2011 : environ 1600 verbalisations ont eu lieu en 5 ans selon Metronews… mais 78% de moins en 2015, année pourtant où des attentats inouïs ont eu lieu ! Non seulement le terrorisme musulman frappe, mais la loi est ouvertement bafouée comme si la société se couchait devant la menace. Le militantisme religieux, dans un entourage agressif, décourage les policiers et inhibe la hiérarchie. Le Mouvement pour la jeunesse et le changement de l’Algérien Rachid Nekkaz se vante de faire payer les amendes par son parti : ce qui a été pénalisé pour Dieudonné serait-il permis à Nekkaz ? cette « ingérence intérieure dans les affaires d’un pays souverain » serait-elle autorisée à l’Algérie en France et pas à la France en Algérie ? La publication par Le Monde de la corruption Bouteflika a engendré une réaction unilatérale des autorités qui n’a pas sa réciproque avec l’activisme Nekkaz.

Pendant ce temps, l’islam de France se tait, ou parle à bas bruit. Les intellos grimpent au rideau de l’islamophobie ou évitent le sujet (comme les études) de peur de se faire mal voir du politiquement correct qui règne à l’université. « Beaucoup de Musulmans ont du mal à dire ‘je’ », à s’affirmer comme individu en-dehors de la communauté, explique Soufiane Zitouni, auteur des Confessions d’un fils de Marianne et de Mahomet sur Europe 1 (Club de la presse 7/4/2016). Pour lui, l’UOIF, émanation des Frères musulmans égyptiens, crée écoles et lycées où l’antisémitisme est enseigné par des barbus, où certains profs font la ségrégation des filles et des garçons dans leurs classes et où Averroès n’est même pas dans la bibliothèque du lycée qui en porte le nom. Même si le programme de l’Éducation nationale est « globalement » enseigné, les valeurs républicaines et les mœurs françaises sont bafouées ouvertement – sans que personne (notamment « à gauche » s’en émeuve).

coeur de chair

La « diversité » signifierait-elle qu’il existe de « plus égaux que les autres » au regard de la loi ? Ou que la loi est imbécile, élaborée par des ignorants qui ne savent pas ce qu’ils préparent ? Le multiculturalisme va bien quand il s’agit de la marge : on s’enrichit de la culture des autres. A condition que la nôtre n’en soit pas déboulonnée par une discrimination positive qui dévalorise tout ce qui est occidental pour survaloriser tout ce qui est musulman. Au nom de quoi ? de la repentance ? Faut-il ignorer l’esclavage islamique dans l’histoire pour ne parler que de la traite atlantique ? Faut-il ignorer les razzias d’enfants sur les rives nord de la Méditerranée pour fournir les harems des sultans, le corps des Janissaires et les esclaves des Barbaresques ?

L’islam a à voir avec la violence et le terrorisme, dans la mesure où cette religion exige la théocratie et qu’elle s’appuie sur un corpus de textes sacrés qui ne sont pas critiqués. Il suffit de lire le Coran pour voir appeler au meurtre de tous les mécréants, ce qui n’existe dans aucune autre grande religion. La férocité religieuse en terre d’islam n’est pas exceptionnelle, loin de là. Il est même fait obligation du djihad, et si certaines interprétations cantonnent ce combat au spirituel, elles sont loin d’être majoritaires. L’islam appliqué par des pays tels l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Pakistan, l’Iran montrent combien les femmes sont des choses, les mineurs présumés « gais » pendus en Iran, les fillettes mariées et consommées dès 9 ans, la main des voleurs coupée…

Résister à ces manifestations étrangères à nos mœurs, à notre culture et à notre histoire est une décence élémentaire. Va-t-on s’exhiber seins nus sur les plages d’Alger ? Boire de l’alcool en public à Djeddah ? S’embrasser dans la rue à Islamabad ? Pourquoi ce qui est légitimement interdit ailleurs pour ne pas choquer les mœurs et la culture locale serait-il permis ici par les gens qui se revendiquent d’ailleurs ? D’autant qu’ils le font par provocation, pour manifester leur rejet, leur haine de l’Occident des « perversions et des abominations », comme il est dit dans les messages des plus intégristes. Absolument pas par « universalisme », comme ce fut le cas lors de l’affaire Dreyfus. « Lutter contre le racisme, c’est défendre l’universalité de nos valeurs, l’unité du genre humain. A l’exact opposé de l’offensive antirépublicaine actuellement à l’œuvre », rappelle Alain Jakubowicz, Président de la Licra dans Libération.

La question de qui nous sommes et de qui nous acceptons, selon quelles conditions universalisables, est la prise de conscience – bien tardive – qu’une société n’est pas un contrat de pure forme mais une existence en commun.

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Quand le commun s’efface au profit de communautés qui se ferment, nous avons le droit de ne pas l’admettre et de l’exprimer haut et fort, y compris dans les urnes si les élites ne le comprennent pas. L’ouverture à l’autre dépend de l’autre – et de sa réciprocité : nulle ouverture ne dure bien longtemps si elle reste à sens unique ! Il faut vouloir vivre ensemble, y avoir un intérêt mutuel – ou être rejeté légitimement si l’on manifeste son refus. L’immigration massive, les ghettos des quartiers, les trafics qui font régner l’omerta, transforment les individus en blocs identitaires. Pourquoi persister à le nier ?

Les musulmans ne sont pas « par essence » différents et fermés, ceux qui se revendiquent salafistes (intégristes des textes d’origine) choisissent de le devenir, souvent à la deuxième ou troisième génération ; les convertis garçons et filles s’enferment dans la bande et la croyance, c’est leur choix. Toutes les cultures sont d’égale dignité. Mais nous vivons dans un pays où nous devons demeurer ensemble. Chacun doit donc y mettre du sien, même si l’économie va mal, le chômage touche plus les jeunes et encore plus les minorités visibles, que l’Éducation nationale a démissionné dans les « quartiers ». Bien sûr qu’il faut du social et de l’investissement. Mais si la croyance compense dans l’au-delà les frustrations par le martyre, elle ne saurait s’imposer à tous, ni par la provocation, ni par les armes. La loi est la règle commune, elle sépare les églises et l’État, et assure l’égale condition des hommes et des femmes, tout en protégeant l’enfant jusqu’à sa majorité. Pourquoi devrions-nous admettre la revendication théocratique, le rejet des lois non admises par la religion, la ségrégation des sexes et la consommation sexuelle dès 9 ans ?

L’idéologie libertaire où chaque désir doit être comblé et chaque caprice assouvi n’est plus acceptée (si d’ailleurs elle l’a jamais été) – surtout si elle va à l’encontre des désirs des autres. Les lois et les mœurs ne sont pas intangibles, elles évoluent, mais pas de force. L’exhibitionnisme identitaire n’est pas plus tolérable à l’extrême-droite qu’à l’extrême-islam. Ces jusqu’au-boutismes rejettent tous deux les Droits de l’homme et les Lumières. A trop tolérer les frasques salafistes, on risque de se retrouver avec une réaction fasciste – ce ne serait pas la première fois que les élites auraient failli.

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Yalta le palais Livadia

La babouchka qui nous héberge chez elle est perdue dans une banlieue « libre » sur les hauteurs des falaises qui dominent Yalta. Ce lotissement « sauvage » a été toléré lorsque les Tatars de Crimée, déportés par Staline après guerre, ont revendiqués de revenir dans la péninsule après la chute de l’URSS. La maison dans laquelle nous gitons est un bricolage de béton aux pièces mal fichues, la cuisine réduite à un couloir entre escalier et palier. Le jardin, en revanche, regorge de plantes. Le légumier ou fruitier utile (une treille, des tomates, des concombres, des figuiers) voisine avec des fleurs plantées pour leur beauté. Les odeurs et le calcaire gris des falaises me rappellent le paysage de Cassis en Provence. La babouchka tatare soigne un gros chat roux qui dort en rond sur son frigo. Comme toutes les grands-mères qui ont connu les restrictions, elle ne pense qu’à nous nourrir de gras et de roboratif. La table est déjà mise, remplie à ras bord de divers mets consistants.

yalta filles russes

Vers 11h, après avoir pris une douche dans les cabanes du jardin, nous allons à Yalta, à quelques 30 km de là.

yalta palais livadia

Nous visitons le palais Livadia qui fut le siège de la Conférence de Yalta, fameuse dans les manuels d’histoire. Le palais, construit en 1914 par le tsar Nicolas II, a servi de résidence de vacances à la famille impériale. L’architecte Krasnov (1834-1939) lui a donné un style Renaissance. Le tsar, passionné de photos, en a laissé bon nombre qui se retrouvent aujourd’hui encadrées dans les pièces de ce qui est devenu un musée. L’on y voit le tsarévitch Alexis, pauvre gamin hémophile fusillé à 13 ans, puis canonisé pour son anniversaire le 14 août 2000. Il est ici exposé à différents âges, en costume marin, au milieu de ses parents, priant à genoux. Des dessins de lui, à la gouache, sont exposés : un soldat de la garde, un autre en uniforme vert chamarré, un blason de ville maritime.

yalta tsarevitch alexis

La foule, disciplinée, fait la queue pour acheter un billet, puis une autre queue pour leur contrôle. Dans la mentalité soviétique, dont l’inertie subsiste avec la génération aujourd’hui adulte, tout fonctionne sur le mode binaire droit/pas droit. Si vous avez droit, vous y allez directement, fort de votre « bon droit » ; sinon, vous resquillez, mais au risque de vous voir opposer l’autorité de n’importe quel citoyen « sûr de son droit », à défaut de cerbère. Nous rentrons, dûment munis de billets. La visite est pour nous libre, mais des groupes à guides se succèdent selon un rythme soutenu.

yalta palais des conferences

Ce qui est pratique est que la foule, disciplinée, suit son conducator comme de petits toutous si bien qu’entre deux groupes, vous avez une salle vide pour quelques minutes. Et pour les photos, rien de tel ! Les gens sont avides de savoir, ils écoutent religieusement les guides, lisent les étiquettes, regardent où on leur dit de regarder. Pas d’initiative, ils sont comme à l’école. Rançon du socialisme…

yalta palais livadia table de la conference

La grande salle de la Conférence montre une table aux trois drapeaux, où fut préparé le texte du 4 au 11 février 1945.  On discuta avant tout des conditions de la campagne militaire contre l’Allemagne, de sa capitulation qui devait être sans condition et qui serait occupée par quatre puissances (dont la France, sur la partie américaine). L’URSS s’engagea à déclarer la guerre au Japon deux ou trois mois après la défaite de l’Allemagne, contre des compensations territoriales (sud de l’île Sakhaline, îles Kouriles).

yalta gamine russe

Staline ne prit que de vagues engagements sur la formation de gouvernements démocratiques en Pologne et en Yougoslavie, alors qu’est proclamé le droit, pour les peuples libérés, d’établir les institutions démocratiques de leur choix. Mais la question du démembrement de l’Allemagne et celle des réparations ont été confiés à des commissions spécialisées. Churchill a insisté pour que la France fût associée à l’occupation militaire de l’Allemagne. Il s’est par ailleurs opposé à la restitution de Hongkong à la Chine. C’est à Yalta que fut décidée la création de l’ONU, et Staline accepta la conception américaine de cette organisation, mais ce fut lui qui imposa la création d’un Conseil de sécurité avec droit de veto, dévolu aux seules puissances victorieuses de la guerre.

yalta churchill roosevelt staline

Rien ne fait mention d’un partage du monde, ni même de la répartition de zones d’influences après guerre. La Déclaration sur l’Europe libérée prévoyait même une représentation tripartie à l’administration de tous les États ennemis, réaffirmant « un des principes de la Charte de l’Atlantique que tous les peuples ont le droit de choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils entendent vivre et que les droits souverains et l’autonomie, dont ils ont été dépossédés de force par les pays agresseurs, doivent leur être restitués. »

yalta palais livadia couloir socialiste

Et pourtant, Yalta est restée, dans la mémoire des Français, synonyme de partage territorial, de découpage douloureux de l’Europe en zone d’influences. C’est dire si la doxa politicarde préfère le mythe au réel. L’histoire sert d’instrument idéologique aux jacobins parisiens, de droite ou de gauche. Les historiens ont pourtant montré depuis longtemps le contraire : le mythe de Yalta vient de l’interprétation tendancieuse du général de Gaulle, dépité que la France n’y ait pas été conviée et inquiet de l’influence future de la France en Europe. Depuis, n’importe quel « héritier » perroquette sans vergogne, comme si cette instrumentation polémique conjoncturelle était vérité d’histoire…

yalta palais livadia salle

Ces accords de Yalta furent signés dans un bureau plus petit, où trône aujourd’hui la photo noir et blanc archi-célèbre de Churchill, Roosevelt et Staline, assis et souriants. De Gaulle et Tchang Kai-chek n’avaient pas été invités. La division en deux blocs de l’Europe ne résulte PAS des accords de Yalta mais de la guerre froide initiée par Staline dans l’est de l’Europe, dès qu’il fit appliquer aux partis à sa botte la bien connue tactique du salami. Elle consistait à grignoter tranche après tranche les libertés, au profit de l’étatisation, de la réglementation et de l’intimidation des autres par le parti le plus puissant : le communiste. Les socialistes français, restés autoritaires, jacobins et se croyant investis d’une Mission de sauver le monde font-ils autrement, en plus hypocrite ?

yalta palais livadia tsar

Dans le jardin à la française autour du palais s’ébattent des vendeurs de souvenirs et de cartes postales, comme des loueurs d’habits de cour.

yalta palais livadia costumes tsaristes

Fille ou gamin, vous pouvez vous revêtir d’un costume de page ou de suivante de la tsarine, puis vous faire prendre en photo, assis devant la fontaine ou dans les bosquets. Les touristes slaves sont très bon public, l’habitude du socialisme rend très scolaire. D’ailleurs, les Russes de Crimée viennent de voter leur rattachement à la metropolia comme un seul homme : Poutine.

yalta fillette russe deguisee temps du tsar

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Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa

yasunari kawabata chronique d asakusa

Asakusa est le quartier de Tokyo où le touriste débarque en premier. Le temple bouddhiste Sensō-ji, pagode à cinq étages, impressionne d’autant qu’il abrite la déesse bodhisattva Kannon. Les commerces s’étalent le long de l’allée qui mène au temple, inoculant la fièvre acheteuse. Mais, il y a presqu’un siècle, avant la guerre et le grand incendie, Tokyo n’était pas le même, Asakusa était un quartier populaire où se réfugiaient les ados venus de la campagne en quête de petits boulots. Ces vagabonds, Kawabata les a observé dans les années 1920 pour le journal Asahi Shimbun, il en est tombé amoureux, il y a fait ses premiers pas d’écrivain.

Ce sont ces chroniques écrites pour le journal qui sont reprises en ébauche de roman. Le style n’est pas mûr, la construction hasardeuse, l’auteur intervient et revient en arrière… Mais la fraîcheur des premières impressions subsiste. Cette extrême jeunesse des filles et des garçons, apprenties geishas et petits commis ou malfrats, Yasunari en était encore proche à 25 ans, mais avec le recul d’une maturité tôt obtenue. Orphelin progressif, Kawabata n’a connu que le déchirement et la solitude : père mort quand il a 1 an, mère morte à ses 2 ans, grand-mère morte à ses 7 ans, sœur morte à ses 10 ans, grand-père mort à ses 15 ans, il cherche l’amitié et l’amour où il les trouve. Il ne peut qu’être remué, voire ému, des misères des jeunes, qui contrastent avec leur beauté androgyne. Il est passé par là.

Les années sont folles comme en Europe après la première Guerre mondiale, la croissance économique a explosé au Japon aussi et la crise de 1929 n’a pas commencée aux États-Unis. Cette mutation sociale bouleverse les mœurs et encourage l’avant-garde. « La Bande des ceintures rouges » est composée d’adolescents qui dansent et font du théâtre, livrent des paquets ou s’entremettent pour leurs copines de 15 ans tout en gardant une mystérieuse gaminerie. Le vagabondage a quelque chose à voir avec le rêve, la jeunesse et l’éphémère. Tout ce qui est profondément japonais et vigoureusement Kawabata.

Il aime la sensualité de la jeunesse, l’érotisme du corps entrevu ou du visage tendre. « Quand Yumiko [15 ans], par exemple, marche à côté du jeune acteur Utasaburô [13 ans], elle ressemble bien plus à un jeune garçon que cet adolescent aux lèvres d’une indicible beauté » p.101. Amoureux à 20 ans d’une serveuse de 15 ans qu’il ne touchera jamais, Kawabata retrouve cette première empreinte dans toutes les très jeunes filles qu’il croise, de Yumiko à Asakusa aux Belles endormies de l’auberge près de la mer et à la fille de Pays de neige.

L’une d’elle va empoisonner dans un baiser aux pilules d’arsenic son galant, une autre sera accusée d’être « de gauche » autrement dit mal famée, une troisième lance la mode des ceintures rouges de kimono en signe de ralliement aux hommes, d’autres dansent nues et s’affichent « Hit-girl, numéro fou de danse de nu des ballets Ero-Ero », des fillettes se parent comme des princesses, une vieille est devenue « la pocharde de la berge ». « Érotisme, absurdité, vitesse, humour de bande dessinée d’actualité, chansons de jazz et jambes de femmes… » p.42. L’auteur est dans son élément, pris dans le tourbillon.

« Asakusa l’universelle ! Il en sort toutes sortes d’objets vivants. On y voit, à nu, palpiter tous les désirs. C’est une immense marée où se trouvent mêlés divers types et classes d’hommes. A l’aube ou au crépuscule, c’est un flot insondable et ininterrompu. Asakusa vit… » p.41. Ce jaillissement vivace plaît infiniment à Kawabata, les corps palpitent, la nudité physique et morale s’expose, les cœurs s’ouvrent et se ferment, les âmes luisent comme des lucioles batifolant dans l’obscurité du monde.

Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa, 1930, traduit du japonais par Suzanne Rosset, Livre de poche biblio, 1992, 220 pages, €6.27

Les romans de Kawabata chroniqués sur ce blog

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 2

Haruki Murakami 1Q84 2b

Étrange charme que cette œuvre de la maturité. Le roman se poursuit, s’approfondit, les personnages sont creusés, plus présents encore. C’est qu’on arrive à l’acmé, au moment crucial qui explique et justifie l’aventure. Il y a eu un aiguillage qui a fait dévier du monde normal, quelque part dans le premier tome. Nous ne sommes plus en 1984 mais dans l’année 1Q84 où les Little People se révèlent. Ils ont toujours vécu en compagnie des hommes, mais très peu sont aptes à les percevoir. Il faut une disposition particulière, être perceveur, et être accompagné d’un autre être humain complémentaire : le receveur.

Nous sommes dans un vrai thriller avec menaces, meurtres et tueurs. Nous sommes en même temps dans le surréel de la bifurcation du monde. Et dans un roman des plus classiques qui fait référence à Dostoïevski et Orwell. L’amour, la mort – entre les deux le sexe fait le lien. Ni bien, ni mal, mais comme acte d’union entre les êtres imparfaits, entre les mondes complémentaires. Baiser, c’est à la fois chérir et vaincre, aimer et tuer.

La méticulosité est l’autre face de la violence japonaise, très proche du même tropisme allemand. Les personnages sont voués à toujours aller jusqu’au bout. Ce qui crée un caractère, mais aussi un destin. Les objets fabriqués en Allemagne sont très présents dans ce roman : depuis « la Benz » automobile jusqu’au revolver Heckler & Koch et même à la pendule Braun qui égrène le temps avec une précision rigoureuse. Haruki Murakami sait sentir l’universel de l’obsession, que ce soit dans en Europe ou dans son propre pays.

Cet état d’esprit porté à la maniaquerie secrète la secte comme la fleur le nectar. Se retirer du monde pour vivre selon une discipline draconienne – et choisie – est une façon de vivre son destin tout en s’en remettant à des puissances extérieures. De même lorsqu’on pratique à la perfection son métier : il s’agit toujours de se distinguer, d’avoir un « rôle ». C’est très japonais. Le viol de fillettes de dix ans est alors vu sous un autre angle : « une forme conceptuelle » pour « des échanges polysémiques ». Le leader baise l’ombre d’une âme, un être différent sorti du tissage des Little People. Comme quoi il ne faut jamais se fier aux apparences. Elles sont trompeuses, comme les démons Little People. Oh, me direz-vous, voilà une bien jargonnesque excuse pour assouvir ses instincts pervers ! J’en conviens tout à fait, mais l’auteur use justement du procédé pour condamner l’illusion des apparences, thème très bouddhique et à jamais actuel.

Qu’est-ce qui est « vrai » ? Rien ou tout, c’est selon. Affaire de point de vue : qui voit une seule lune ou deux lunes n’est pas dans le même monde, mais pourtant se côtoie. Qu’un orage brutal éclate sur un quartier particulier de Tokyo et l’on peut tout aussi « raisonnablement » incriminer un mauvais maillage des observations météo ou l’intervention rageuse des Little People. Comme Alice tombant dans le terrier du lièvre de mars, la réalité se déforme, même si elle reste la réalité.

lune et pin

Autre expression du fond japonais, l’équilibre des forces. Le monde n’est ni bien ni mal, comme dans les religions du Livre, il est en perpétuel équilibre – un peu comme chez les Grecs antiques. La démesure est condamnée par le Destin, la trop grande perfection comme la trop grande perversité. Tout ce qui dépasse les normes acceptables du monde (au sens métaphysique et non social), secrète son antidote pour que l’univers se rééquilibre. « Plus nous nous efforçons de devenir des êtres parfaits, magnifiques, méritants, plus l’ombre s’emploie précisément à rendre sa volonté sombre, mauvaise, destructrice » p.274. Ainsi Icare dégringolant pour avoir trop côtoyé le soleil, ainsi Alexandre devenu roi absolu après avoir conquis le monde connu, ainsi de la « race des seigneurs » dévoyée dans la perversité brutale. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait sagement Pascal.

Au-dessus des humains reste la musique, qui plane, éternelle, omniprésente. La Sinfonietta de Janacek, mais aussi Bach, Telemann et les jazzmen américains des années 30. Au-dessus des humains reste aussi la lune, symbole de solitude mais aussi de paix, monde froid mais aussi féminin, s’élevant dans la nuit pour éclairer le monde des ténèbres et pour rythmer physiologiquement le temps.

Le lecteur avancera dans l’âme des acteurs, observera l’histoire prendre toute son ampleur, lira enfin le roman de la jeune fille de 17 ans et – ce n’est pas le moindre – apprendra à tisser une chrysalide de l’air…

Un charme étrange qui se prolonge, mûrit comme un vin en fût, et séduit diablement ! Écrit simple et direct, toujours aussi captivant.

Haruki Murakami, 1Q84 tome tome 2 juillet-septembre,  2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 et pages, €9.12 et €9.12

Livre audio du tome 2 €23.18

Pour mémoire :

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 1

Dans ce gros roman en trois parties de près de 600 pages chacune, Murakami est à son meilleur. Ne vous effrayez pas de la longueur, sa prose est légère, son histoire captivante, le découpage maintient le suspense : on ne s’ennuie jamais. Hommage à la traductrice qui a su rendre en un français fluide tout le littéraire de l’auteur.

Murakami explique d’ailleurs dès la page 130 comment il faut écrire. Se lancer à la main, taper le texte, le relire. Puis l’imprimer – on a une autre vision. Opérer les ajouts nécessaires à la bonne compréhension, les descriptions de ce que le lecteur n’a jamais vu encore, les caractères des personnages. « L’opération suivante consistait à supprimer de la nouvelle version les ‘passages non indispensables’. » La réduction (comme en cuisine) peut aller jusqu’à 70% du nouveau texte ! L’équilibre est peu à peu atteint. « Les complaisances de son ego une fois élaguées, les qualificatifs superflus éliminés, la logique trop apparente se réfugiait à l’arrière-plan ».

L’histoire de ce tome premier commence par deux aventures parallèles, celle d’une tueuse et celle d’un écrivain. Ce sont leur vraie vie. Mais dans l’apparence sociale, l’une est monitrice de sport et l’autre prof de maths. Car le réel n’est qu’apparence, thème bouddhique favori de Murakami. Dès la page 23, un chauffeur de taxi prévient d’ailleurs l’héroïne comme le lecteur : « j’aimerais que vous vous souveniez d’un point, c’est que les choses et l’apparence, c’est différent. » Aomamé et Tengo en apparence vivent des existences parallèles – mais ils se sont déjà rejoints une fois, on ne l’apprend que page 308. L’un vit en 1984, premier semestre (1Q en anglo-saxon) ; l’autre passe dans une autre dimension du même monde, 1Q84, le rond du 9 ayant pris toute la place, comme en gestation, traînant une queue de Q. Et puis, dans le ciel nocturne, il y a deux lunes.

La fille comme le garçon ont un peu moins de trente ans, l’âge fétiche de Murakami. Ils sont en pleine possession de leurs moyens, jeunes mais indépendants. Difficile, l’indépendance, dans la société japonaise très hiérarchique, clanique, corsetée. L’auteur nous en offre les clés (valables aussi face aux bobos parisiens à l’ego toujours susceptible). Tengo, garçon grand et fort, adepte du judo et expert en beautés mathématiques, fuit les règles contraignantes et les obligations sociales. Sa méthode ? « Il s’efforçait d’atténuer sa personnalité, de ne pas exposer ses opinions, s’arrangeant pour ne pas se distinguer et rester en arrière-plan » p.450. De même, celle dont le prénom signifie « haricot de soja bleu-vert » est née de parents Témoins de Jéhovah, remplis de tabous, de devoirs et de mimétisme sectaire. Une fois émancipée, elle n’a qu’un désir : « qu’elle se métamorphose selon l’arrière-fond, qu’on la remarque le moins possible, qu’on s’en souvienne mal, voilà ce qu’Aomamé avait toujours recherché. Depuis qu’elle était enfant, c’est ainsi qu’elle avait réussi à se protéger » p.26.

jeunes japonais photo argoulRien d’étrange à ce qu’Aomamé éprouve « invariablement une profonde aversion à l’encontre des fondamentalistes, toutes religions confondues. » C’est là aussi l’un des thèmes fétiches de Murakami. « Songer à leur conception du monde étriquée, à leur condescendance, à leur arrogance et à leur insensibilité vis-à-vis d’autrui la submergeait d’une colère irrépressible » p.192. Colère qui va être l’un des ressorts de l’histoire… dont je vous laisse découvrir tout le sel. Il est question notamment de viols de fillettes par un gourou et d’étranges ‘Little People’.

Car 1984 est aussi un roman de George Orwell sur le totalitarisme. Big Brother serait-il devenu Little People ? On ne le sait pas encore dans ce tome 1, ce qui fait désirer la suite. Q est la lettre initiale du mot Question. Le totalitarisme aurait-il changé de sens ? Serait-il moins imposé par un tyran extérieur et plus désiré comme conviction intérieure ? Bonnes questions, non ?

D’autant que Tengo est appelé par son éditeur Komatsu à propos d’un texte soumis à un concours de premiers romans. La jeune Fukaéri, 17 ans, explose les scores. Sauf qu’elle a un style exécrable et qu’il faut réécrire (pourquoi la traductrice dit-elle sans cesse « récrire » ?). Tengo est le plus qualifié pour le faire, sensible, attentif, respectueux. Il découvre peu à peu l’existence en secte de la jeune fille…

Suite au prochain tome, j’ai hâte de le lire ! Vous aussi, probablement.

Haruki Murakami, 1Q84 tome 1 avril-juin, 2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 pages, €9.12

Livre audio du tome 1 €23.18

Pour mémoire :

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Flaubert voyage en Orient

Article repris par Medium4You.

La correspondance de Flaubert est la partie la plus vivante de son œuvre. Il y est tout entier, primesaut et direct, sans souci des convenances puisqu’il écrit aux proches et aux amis. Il a toujours aimé aller voir l’ailleurs, ce pourquoi il est moderne. Critique de son temps et curiosité des autres vont souvent de pair.

Pour faire rêver aux temps enfuis, alors que le monde où l’on peut voyager sans crainte se rétrécit, voici quelques « cartes postales » envoyées par Flaubert des lieux magiques, il y a un siècle et demi :

Égypte : « Hier nous avons passé devant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement. Les montagnes (c’était au coucher du soleil) étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion » (à sa mère, 8 mars 1850). Notons que casse-péter signifie dans l’argot flaubertien à peu près s’éclater au sens des jeunes 2011, être étourdi d’un coup brutal qui fait exploser avec bruit.

1854 Gizeh sphinx John B. Greene

Jérusalem : « est d’une tristesse immense. Ca a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines » (à sa mère, 9 août 1850).

1852 Jérusalem St Sépulcre extérieur

Byzance-Constantinople-Istanbul : « est éblouissant. Figure-toi une ville grande comme Paris, où il y a un port plus large que la Seine à Caudebec, avec plus de vaisseaux que dans Le Havre et Marseille réunis ; dans la ville, des forêts qui sont des cimetières ; certains quartiers rappellent les vieilles rues de Rouen, dans d’autres broutent les moutons ; le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, et pleins de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon et trois mers qui baignent la ville » (à sa mère, 14 novembre 1850)

1859 Athènes Acropole

Athènes : « Sans blague aucune, j’ai été ému plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire. – Ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. (…) Voilà l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : ‘C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses » (à Louis Bouilhet, 19 décembre 1850).

1857 Naples enfant pêcheur de Carpeaux

Naples : « La quantité de maquereaux qu’il y a ici est chose plaisante. On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé » (à Camille Rogier, 11 mars 1851).

1850 Rome forum

Rome : « Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste » (à Louis Bouilhet, 9 avril 1851).

Mais comme il le disait lui-même, ne voyons pas le monde en noir et blanc, « la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. (…) Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon. » (à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850).

Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79 

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