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Droits ou libertés

La droite au Sénat a récemment émis un vote en faveur de « la liberté » de l’avortement au lieu d’un « droit à » l’avortement prôné par la gauche. Signe que les libertés, qui étaient jadis à gauche, sont passées à droite tandis que les contraintes sont devenues de gauche. En effet, la société n’évolue jamais selon les épures abstraites des philosophes utopistes et les politiciens « progressistes » se disent qu’il faut « forcer » la société à s’adapter par des contraintes. Ce n’est pas faux mais peut devenir excessif – les soixante-dix ans de soviétisme ont bien montré que la dictature « du prolétariat » se réduisait en fait à celle d’une nomenklatura étroite et cooptée de privilégies au pouvoir dont les oligarques inféodés au nouveau tsar Poutine sont les descendants directs. La contrainte chinoise est plus subtile et plus consensuelle, mais tout aussi redoutable : dans ce pays, pas de « libertés » mais seulement des « droits ».

C’est qu’il y a une différence entre les deux mots.

Le droit vient du latin directus qui signifie direct et sans courbure. Directus est lui-même dérivé de deligere, qui vient de régénérer, du mot roi qui a donné régir. Le droit est ce qui est juste, honnête, ce qui ne s’écarte ni de la raison, ni du bon sens. Cela signifie une voie dont la direction est constante, directe. Ainsi parle-t-on pour les objets de jupes droites, de piano droit et pour le caractère d’un esprit droit. Le sens moral de droiture signifie loyal, c’est-à-dire permis et reconnu mais aussi constant et fidèle : on sait à quoi s’en tenir.

« Le » droit qui est application de la loi a le sens général de justice, c’est-à-dire de règles d’équité dans la société. Ce qui est droit est considéré comme moral et juste, et les textes du droit composent l’ensemble des lois et coutumes comme le droit pénal ou le droit public. Il signifie ce qui est permis ou exigible selon la loi (droit de faire et de ne pas faire, mais aussi droit de timbre, droits de pêche, etc.).

Le sens dérivé individualiste et, disons-le, égoïste, transforme le droit en « avoir droit », être « dans son droit ». Mais entre ce qu’il est permis de faire et « avoir droit à » se situe tout un fossé que la gauche (souvent démagogique quand elle n’est pas au pouvoir) franchit sans réfléchir. À droite, il s’agit plutôt de passe-droits opposés aux ayants-droits, de privilèges de quelques-uns dans l’entre-soi opposés à ceux de la masse anonyme.

On voit bien ici qu’entre ce qui est permis et ce qui est exigé, il y a toute la différence entre la droite et la gauche : la première permet alors que la seconde exige (ainsi le « droit au logement » – mais qui construit et finance les logements ?). Les droits théoriques ne sont pas les droits réels, la différence réside dans la possibilité matérielle de les exercer. « Avoir droit » ne signifie pas être en mesure de l’exercer, la contrainte économique jouant plus pour les pauvres que pour les riches. Ainsi les « ayants-droits » peuvent se soigner presque gratuitement dans les hôpitaux publics (encore que nombre d’actes et de médications ne soient pas pris en charge…), tandis que ceux qui ont « les moyens » auront accès à des cliniques privées ou à des dépassements d’honoraires pour des soins.

Les libertés viennent du mot libre qui signifie ne dépendre que de soi, soumis à aucune autorité et n’appartenant à aucun maître, fut-il abstrait (ni Dieu, ni maître, chantaient les anarchistes). Dès le XVIe siècle, le français étend son usage au sans-gêne, notamment dans les locutions comme « libre de… » La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même et, comme disait Nietzsche, de fonder sa morale en soi. Cela signifie n’être soumis ni à des dogmes divins, ni à des pouvoirs ici-bas que l’on récuse (roi, patron, mâle violeur ou femelle cougar), ni à des règles sociales qui ne nous conviennent pas (ainsi la lutte pour l’avortement, après celle pour la pilule).

Mais entre être libre d’être et libre de faire, il y a toute la distance entre l’individu et la société. Ce pourquoi Rousseau disait que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres, seul moyen de vivre en société en l’acceptant des compromis nécessaires. Le refuser signifie considérer que l’homme est un loup pour l’homme et que le droit du plus fort s’applique, comme dans la mythique nature. Toute la législation s’élève contre les lois de nature. Ce pourquoi un nouveau Contrat social a été théoriquement conclu dans la société avec les Révolutions. Contre les usages d’Ancien régime qui appliquaient la loi féodale du plus fort, où toute une hiérarchie de puissance s’étageait entre l’empereur et le serf, en passant par le roi, les nobles, les bourgeois, les hommes libres, les femmes et les enfants. Aujourd’hui, chacun est libre d’être soi, ce qui signifie libre de penser, de s’exprimer (y compris par le vote et la manif), d’aller et venir, d’entreprendre. Cela, évidemment, en fonction des règles globales de la société qui permette de vivre ensemble comme le disait Rousseau.

La dérive de cette liberté est la licence, ce qui signifie un excès. Les croyants qualifient de « libres penseurs » ceux qui prennent des libertés avec les dogmes religieux, les religions qualifient de « libertins » ceux qui n’obéissent pas à leurs contraintes de mœurs et de « blasphémateurs » ceux qui parlent de la divinité autrement que selon les usages, de même que la société parle de « prendre des libertés » lorsque l’on n’agit pas selon les usages moyens. Ainsi l’enseignement « libre » signifie-t-il l’enseignement différent de celui de la République tandis que les « radios libres », jadis, émettaient sans autorisation depuis les frontières.

Mais les Lumières ont fait de la liberté leurs torches éclairant l’avenir (la statue de la liberté de Bartholdi offerte par la France à New York), ce pourquoi « les » libertés sont des conquêtes humanistes que tous et chacun devraient pouvoir exercer. D’où le terme de « droits de l’Homme » avec une majuscule à homme pour bien signifier l’humanité tout entière et non pas seulement le mâle blanc, riche, hétérosexuel, etc. comme le croient les ignorants qui se sentent offensés que chacun ne leur ressemble pas et puisse ne pas « être d’accord » en pensant différemment. Or la liberté signifie principalement le libre-arbitre, autrement dit le pouvoir de décider ce que l’on veut – dans les limites imposées par les lois et règles la société dans laquelle on vit (ainsi, pas de voile dans l’espace public, ni se promener tout nu, voire seulement torse nu dans certaines villes prudes, en général de droite radicale). En termes politiques, cela signifie le libéralisme ; en termes économiques, cela signifie le libre-échange et la régulation minimum. Le libertaire applique les libertés dans les mœurs, ce qui a pu conduire à des dérives pédocriminelles après 1968 où il était « interdit d’interdire ». Le libertarien est la version individualiste américaine du pionnier mythique qui affirme son pouvoir de faire absolument ce qu’il veut dans le wild, autrement dit la nature sauvage sans loi.

Il y a donc un écart entre le droit et la liberté, le premier inscrivant dans le marbre ce que l’on peut faire ou ne pas faire tandis que la seconde est plus ouverte, permettant généralement de faire – sauf à ne pas déroger aux lois en vigueur au sens de Rousseau cité plus haut. Ainsi chacun est-il libre de conduire ou de chasser, à condition de passer le permis. Cet examen n’est pas une servitude perpétuelle mais la preuve que l’on a bien appris ce qui est nécessaire pour sa propre sécurité et pour la sécurité des autres en usant de cette liberté.

Le mot « licence » (qui vient de liberté) a-t-il dès le XIVe siècle été un examen qui permettait d’enseigner à l’université. Il sanctionnait un savoir, reconnu par des pairs et donnait le gage aux étudiants de la qualité de l’enseignement fourni. Les mœurs étudiantes et les franchises universitaires ont fait dériver ce terme de licence vers une certaine insolence et insubordination, que l’on constate toujours parmi la jeunesse aujourd’hui, enfin un certain dérèglement des mœurs, propre à l’âge pubertaire où les hormones bouillonnent trop volontiers tandis que l’esprit est encore ignorant et le caractère sans expérience sociale. Le licencieux est considéré comme déréglé et sans retenue.

Alors « liberté » ou « droit » d’avorter ? La liberté est théorique, plus vaste et moins précisément définie, ce qui ouvre à des « droits » nouveaux ultérieurement, alors que le simple droit est trop étroit et contraignant car il balance entre des intérêts contradictoires – tout aussi légitimes (la justice est représentée avec une balance). La liberté permet alors que le droit exige. Ainsi, les médecins qui réprouvent l’avortement (ils en ont le droit), gardent la liberté de ne pas, tandis que s’il existait un droit formel, ce serait un déni de droit. La nuance est subtile, mais de grand sens alors qu’il s’agit de « faire » société.

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Pour le pire et pour le meilleur de James Brooks

Huis-clos entre trois personnages, chacun enfermé dans sa paranoïa, et tous enfermés dans la grosse pomme, la New York polluée de la foule solitaire. Nous sommes à la fin des années 1990 et les Yankees réfléchissent avant de sombrer dans le chaos mental de l’après 11-Septembre. La solitude de chacun est construite, pas une destinée manifeste. En sortir est possible, sans l’aide des psys et autres monnayeurs de soins personnels. Pour en sortir, il faut agir par soi-même, procéder par petits pas, arriver à « l’aussi bon que possible » (as good as it gets) – qui est le titre américain du film.

Melvin Udall (Jack Nicholson) est un auteur sentimental à succès qui vit seul, affligé de névrose obsessionnelle compulsive. Elevé par un père sévère qui lui tapait sur les doigts lorsqu’il fautait au piano, il est devenu maniaque. Tout doit être dans le même ordre, rangé, chacun à l’heure, se défiant de la saleté. Il ferme sa porte à double tour, répétant trois fois la fermeture ; il n’utilise qu’un savon neuf à chaque fois qu’il se lave les mains, puis le jette aussitôt ; il évite soigneusement de marcher sur tous les joints des dalles au sol et un carrelage en damier trop petit le met en transes ; il porte des gants pour toucher toutes choses et apporte ses propres couverts en plastique au restaurant pour manger… Lorsqu’on l’interroge pour savoir comment il comprend si bien les femmes, il a cette réplique culte : « j’écris au masculin, puis j’enlève toute logique et toute responsabilité ». Il ne supporte pas que le chien d’en face vienne pisser le long du mur au lieu de prendre l’ascenseur. Il le fourre donc dans le vide-ordure.

Lorsque Simon Bishop (Greg Kinnear), le pédé d’en face, cherche son petit amour frisé de griffon bruxellois nommé Verdell, Melvin le rembarre : il n’en a rien à foutre du pisseux, rien à foutre de la pédale dépoitraillée qui s’offre à son regard, rien à foutre des autres. Il travaille et ne veut pas être dérangé. C’est le concierge qui rapporte le chienchien à son maîmaître en pleine partouse artistique entre mâles avec whisky, champagne et petits fours. Car Simon est peintre ; il a fait ses premiers essais durant sa prime adolescence, lorsque sa mère posait nue pour lui en toute innocence (c’était après 68…). Son père qui l’a découvert s’est mis en fureur et l’a interdit, finissant par frapper son fils pour que cela marque sa psychologie. Déjà tendancieux, Simon a viré pédale, incorporant l’interdit des femmes. A l’âge de l’université, papa l’a mis dehors et il vit de ses toiles pour lesquelles il demande des modèles dans la rue à son agent Franck Sachs (Cuba Gooding Jr).

Un jour, le jeune modèle dans la dèche Vincent (Skeet Ulrich), qui croyait devoir coucher et s’est mis aussitôt à poil, encourage ses copains à voler le pédé pendant qu’il se pavane devant lui pour qu’il le dessine. Un coup classique de la drague homo. Simon lui révèle la beauté qu’il voit dans chacun lorsqu’il le regarde assez longtemps pour percevoir ce qui est sous la surface sociale : une vieille dame, un enfant, n’importe qui dans la rue ou au café. Vincent est touché mais ses copains font du ramdam et le chien aboie. Simon va voir alors qu’il n’aurait pas dû. Il est tabassé sévèrement malgré Vincent qui s’interpose. Il finit à l’hôpital où sa beauté est ravagée pour plusieurs semaines, ce qui le met en dépression. C’est pire lorsqu’il sort : il est ruiné par les frais indécents de la médecine privée américaine, 61 000 $ pour les trois semaines.

Pendant ce temps, Melvin a gardé le chien. A contre cœur au début, forcé par l’agent de Simon qui lui fait les gros yeux et en rajoute sur l’attitude autoritaire pour lui renvoyer la sienne en miroir. Verdell le clebs se fait tout humble devant la grosse voix puis s’apprivoise. Il ne mange plus ni croquettes ni pâtée pour chien mais du bon : du rôti, de bacon. Il est pris par le ventre et n’a plus trop envie de retrouver son vrai maître, qui accuse un peu plus le coup lorsqu’il s’en rend compte. Personne ne l’aime, personne ne le comprend, l’art est une occasion de le flouer, et ainsi de suite. Franck l’agent va solder ses comptes, relouer son appartement en meublé, prêter sa voiture, une Saab décapotable bleu ciel pour que Simon aille demander personnellement de l’aide à ses parents… et c’est Melvin l’asocial qui va le conduire ! Il faut toujours forcer la main à ceux qui n’osent pas sortir de leur cocon mental.

Melvin va déjeuner chaque jour dans le même restaurant de son quartier de Manhattan ; il prend la même table et exige la même serveuse, Carol (Helen Hunt). Celle-ci l’a trouvé séduisant la première fois, puis insupportable par la suite, et elle le rembarre lorsqu’il va trop loin. Mais l’accoutumance est trop forte et elle est comme une drogue pour Melvin : elle le rend meilleur, plus efficace que le psy qu’il voit et qui ne jure que par les pilules à vendre. Mais Carol a un talon d’Achille, son fils Spencer (Jesse James à 8 ans) coiffé en blond cocker et asthmatique au dernier degré. L’hôpital public ne fait que des analyses superficielles et le gamin est obligé d’être conduit aux urgences six fois le mois. Un jour donc, elle s’est fait remplacer au restaurant, au grand dam de Melvin qui ne le supporte pas et est chassé par le patron sous les applaudissements des clients réguliers, outrés du malotru qui a traité la nouvelle de grosse vache. Carol se cache derrière son petit malade pour éviter de vivre, malgré les encouragements de sa mère Beverly (Shirley Knight). Pour son confort, Melvin engage à ses frais le mari docteur de son éditrice à succès pour soigner Spencer et que Carol revienne. Cette générosité égoïste n’en reste pas moins une générosité, tout comme la garde du chien et la conduite à Baltimore.

Car Melvin convainc Carol de se joindre à Simon et lui pour les deux jours d’aller et retour chez les parents de Simon. Son idée est de draguer Carol tout en faisant une bonne action pour Simon, sur la demande de Franck. Les relations sont compliquées mais chacun doit y trouver son intérêt. Les présentations sont vite faites, à la brute, version Nicholson de la grossièreté habituelle aux Américains : « je vous présente : la serveuse, la pédale ». Chacun est étiqueté et fait avec. Le voyage voit se concilier Simon et Carol tandis que Melvin est relégué à l’arrière de la voiture. Simon raconte son histoire, ce qui touche Carol. Melvin tente de se rattraper au restaurant de tourteaux où il emmène Carol seule, Simon préférant rester au lit. Il lui raconte son âme à lui mais la blesse par des propos trop directs, comme ce « tablier » qui lui sert de robe. Carol le quitte et rentre ; Simon, couché mais pas endormi, la voit se couler un bain dénudée et est pris d’une envie folle de la dessiner, tout comme il dessinait maman jadis. Il reprend goût à la vie et décide de seulement téléphoner à sa mère, sans rien demander aux parents ni les voir s’ils ne le souhaitent pas.

Ils rentrent donc tous ensemble à New York, ce qui ne fait pas les affaires de Melvin. Franck a installé le lit de Simon chez Melvin « provisoirement », en attendant de trouver un logement plus raisonnable à son poulain désargenté. Melvin accepte Simon après le chien mais pas question de coucher ensemble, il en pince pour Carol. Pourquoi ne pas aller le lui dire directement et dès maintenant, dit Simon requinqué ? Qu’à cela ne tienne, aussitôt dit, aussitôt fait et Melvin se rend chez Carol à deux heures du matin. Ils sortent se balader et s’embrassent, enfin conciliés.

Melvin, Simon, Carol, Spencer, Verdell, tout est aussi bon que possible. Les relations ne seront peut-être pas idéales ni sans orages à l’avenir, mais chacun a rentré ses piquants pour faire de la place aux autres sans se blesser mutuellement. Les compromis dans la vie permettent de faire société. Melvin en perd ses manies et en devient humain, Simon se reprend à dessiner, Carol à espérer autre chose que sa vie de serveuse et de garde-malade. Le petit Spencer vient de marquer un but au foot, pouvant enfin courir sans cracher ses poumons, enfant enfin normal vis-à-vis de ses copains.

La suite de ce couple à trois semble cependant incertaine ; ils vont rester amis et unis, mais sans peut-être aller plus loin. Les relations de Simon et de Spencer, soigneusement évitées dans le film, ne sauraient être que scabreuses au vu des mœurs affichées de Simon. Quant à un mariage entre Melvin et Carol, il reste très improbable. « Aussi bon que possible », mais il ne faut pas trop demander.

Jack Nicholson et Helen Hunt ont reçu l’Oscar du meilleur acteur.

DVD Pour le pire et pour le meilleur (As Good as It Gets), James L. Brooks, 1997, avec Jack Nicholson, Helen Hunt, Greg Kinnear, Cuba Gooding Jr, Shirley Knight, Skeet Ulrich, Jesse James, Sony Pictures 1998, 2h13, €10.00 blu-ray €12.67

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Écrire avec Tolstoï

Dans ses Journaux et carnets écrits de 19 à 61 ans pour ce premier recueil, Lev Nicolaïevitch Tolstoï évoque parfois sa méthode pour écrire. Mal portant, dispersé, il a beaucoup de mal à se concentrer et n’est jamais content du premier jet. La lecture de ses Journaux le montre, il est parfois filandreux et se perd volontiers dans l’abstraction.

Le 26 juin 1855, à 27 ans, il note pourtant : « On écrit mieux quand on va vite » p.309. Tout auteur le sait, ce qui se conçoit bien s’exprime clairement. Tout prof aussi, et Tolstoï se piquait d’être pédagogue. Ecrire, ce n’est pas labourer mais concevoir. Lorsque l’on sait quoi dire, l’expression coule de source. Et c’est ainsi qu’on fait un « plan », méthode si chère à nos enseignants… qui ne l’apprennent quasi jamais aux élèves.

Le 29 juin de la même année, Tolstoï précise, dans une forme un peu alambiquée qui montre combien il est peu sûr de lui : « Je prends pour règle pour écrire de dresser un programme, d’écrire au brouillon et de recopier au net sans chercher à mettre définitivement au point chaque période. On se juge soi-même inexactement, désavantageusement, à se relire souvent, le charme de l’intérêt de la nouveauté, de l’inattendu disparaît et souvent on efface ce qui est bon et qui semble mauvais par fréquente répétition. Et surtout, avec cette méthode, on est entraîné par le travail » p.309. Combien scolaire est cette « méthode » encore ! Tolstoï ne s’aime pas, il veut se discipliner et il appelle une règle extérieure comme un carcan pour se dresser. Mais le tronc reste mou, le fond incertain.

Il opère déjà mieux l’année suivante, cherchant à « imaginer » ses personnages avant de les faire agir sur le papier. 1er août 1856 : « J’étais réveillé tôt et dans mon réveil j’essayais d’imaginer mes personnages [du livre Jeunesse]. Représentation terriblement vive. Réussi à me représenter le père – excellemment » p.356. Partir des siens aide à imaginer les autres ; ce rappel du vrai libère pour inventer ensuite des personnages imaginaires.

Le 10 avril 1857 : « Mon ancienne méthode d’écriture, quand j’écrivais Enfance, est la meilleure, il faut épuiser chaque sentiment poétique, que ce soit dans du lyrisme, ou dans une scène, ou dans la description d’un personnage, d’un caractère ou de la nature. Le plan est chose secondaire, je veux dire les détails du plan. La parole de l’Evangile : ne juge pas est profondément vraie en art : raconte, dépeins, mais ne juge pas » p.462. Tolstoï a compris qu’écrire un roman ne s’effectuait pas comme on écrit un essai. Le « plan » ne dit rien de la chair – et elle seule compte : l’humain, la passion, l’émotion face à la nature ou « dans une scène ». Il faut laisser être les personnages et le décor, il faut laisser courir la plume sans jugement a priori – ni moral, ni formel. La vie va, il sera temps ensuite de la toiletter, de la civiliser et de la mettre en forme.

Parfois, le désir d’écrire est plus fort que le sujet sur lequel on écrit. C’est l’expérience que fit l’auteur le 25 janvier 1853, à 35 ans – âge de sa maturité d’adulte (sa jeunesse fut très indisciplinée…) : « C’est vrai ce que m’a dit je ne sais qui, que j’ai tort de laisser passer le temps d’écrire. Il y a longtemps que ne me rappelle pas avoir senti en moi un aussi fort désir, un désir tranquillement assuré d’écrire. Pas de sujets, je veux dire qu’aucun ne me sollicite particulièrement, mais, illusion ou non, il me semble que je saurais traiter n’importe lequel » p.546.

D’autant qu’un premier fils lui est né, Serge, le 28 juin 1863. Il écrit, le 9 août suivant : « J’écris maintenant non pour moi seul, comme autrefois, non pour nous deux, comme naguère, mais pour lui » p.551. Il écrira ensuite pour le public, puis pour l’humanité, enfin pour Dieu. Ecrire pour être lu, pour transmettre, enseigner « la » (sa ?) vérité. Dès lors que l’on est convaincu, il faut parler « vrai », c’est-à-dire, dit Tolstoï, direct. Il note le 3 février 1870 (à 42 ans) : « Pour dire de façon compréhensible ce que tu as à dire, parle sincèrement, et pour parler sincèrement, parle comme la pensée t’est venue » p.593.

Ce qui le conduit à cette surprenante façon, de 1881, d’écrire « chrétien » : « Mon journal sera précisément un journal, presque un rapport quotidien des événements qui se déroulent dans ma vie campagnarde isolée. J’écrirai seulement ce qui a été, sans ajouter ni inventer, j’écrirai comme si je m’attendais que tout ce que j’écris sera vérifié et étudié. Le temps, le lieu, le nom, les personnes – tout sera vrai. Je ne choisirai pas les faits et les jours, j’écrirai dans l’ordre tout ce qui arrive, dans la mesure où je trouverai le temps de le noter » p.716. A la fois soucieux de vérité en Dieu (qui sait seul pourquoi les choses arrivent) et de vérité romanesque (le miroir promené au long d’un chemin), Tolstoï intervient moins, « juge » moins. Qui est-il en effet, infime vermisseau, pour « juger » de ce qui arrive – et qui est « voulu » par le Dieu omniscient, tout-puissant et infini auquel il croit ?

Par la suite, il ne reviendra pas sur sa façon d’écrire : il a compris à 53 ans. Mais son cheminement, qui lui est personnel, est intéressant à suivre. Il montre qu’il n’y a pas de méthode unique mais un travail d’apprentissage de soi pour manier son outil qu’est la plume. Il s’agit de bien savoir quoi dire avant de le dire, puis de beaucoup écouter et lire pour avoir de l’expression, tout en restant simple parce que sincère. Dieu vient par surcroît, pense-t-il.

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Voir aussi sur l’écriture :

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Les médias font-ils une élection ?

Réponse : non, mais ils y contribuent.

Jeudi 5 avril en soirée avait lieu à l’amphithéâtre François Furet de l’EHESS, boulevard Raspail à Paris, un ‘Rendez-vous de crise’. Le monde médiatique est-il en connivence avec le monde politique ? Trois chercheurs ont ouvert le dialogue avec un journaliste. Brigitte Le Grignou professeur de science politique à l’université Paris Dauphine, Bernard Manin et Cyril Lemieux tous deux directeurs d’études à l’EHESS ont donné la théorie. Thomas Legrand, éditorialiste politique à France-Inter, jouait « le machiniste » (dixit), l’homme de pratique, rendant le discours concret et plus vivant. Le « débat » était modéré par Michel Abescat, journaliste à Télérama.

Débat y avait-il ? c’est un bien grand mot, si l’on utilise le vocabulaire précis de la science politique. Les gens de l’estrade se parlaient entre eux et l’assistance a été frustrée de ne pouvoir poser que trois questions, un quart d’heure en tout sur les deux heures. Nous avions, étagés dans l’amphithéâtre, un public d’intellos piliers du quartier et amateurs de SS, plus quelques étudiants en science politique et en école de journalisme. Ces derniers étaient reconnaissables à leur vêture mode, décalée, déstructurée et décolletée, qui apportait un air de printemps à ces doctes débats. Mais printemps n’est pas démocratie, la bonne parole était délivrée d’en haut, le savoir imposé à des « apprenants ». Selon une formule de Bernard Manin, la meilleure forme de contrepouvoir politique consiste pourtant dans le débat.

Les médias participent du débat démocratique, comme hier l’agora d’Athènes, mais le monde a changé, les techniques ont évolué. Bien que durant ces deux heures de colloque aucun plan clair ne soit apparu, la gentille animation des débateurs a révélé deux points importants : l’importance des communicants et la révolution numérique.

L’importance des communicants

Depuis trois décennies, nulle politique sans spécialistes de la com qui disent ce qu’il faut dire, comment le dire et à quel bon moment. Les meetings sont ainsi organisés et orchestrés selon un plan de com, allant jusqu’à produire les images du direct pour les télés. Il est vrai, remarquait Thomas Legrand, que si les centaines de caméras envoyaient toutes au même moment leur signal au même satellite, il n’est pas certain qu’il n’y aurait pas saturation… Le rôle des médias devrait alors de « réaliser » le reportage en choisissant leurs images dans le flot, en privilégiant une caméra sur une autre selon le fil du discours et en découpant les séquences eux-mêmes. Faute de temps, avides de scoop immédiat, et par facilité, les médias du direct le font de moins en moins. Rassurons-nous (?) : c’est le même professionnel vidéo qui officie pour les meetings Sarkozy ou Hollande.

Mais la communication isole le politicien des électeurs. Le filtre du spécialiste inhibe le discours et réduit le projet à un catalogue d’économiste. Il y a donc, note Bernard Manin, divorce entre les promesses et la réalité. Sauf qu’il y a malentendu : les promesses, pour un politicien, sont réalisées par des lois ; pour l’électeur, c’est le résultat qui compte. Drame de la com : pour mobiliser, il faut avoir une idée choc par semaine ; pour réaliser, il faut cependant passer par la fabrication du droit. Cela prend bien plus de temps que de le dire, passe par plusieurs filtres de débats au Conseil d’État, à l’Assemblée, au Sénat, parfois au Conseil constitutionnel. Le temps qu’une décision soit traduite en loi, il se passe des mois, parfois des années. Le communicant est-il donc compatible avec le politicien ?

Il faut probablement voir dans le chiffrage des programmes, dit Thomas Legrand, un effet de ce grand écart qui a marqué le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Lui candidat de 2007, comme Ségolène Royal, avaient su mobiliser l’électorat populaire, obtenant un niveau d’abstention au minimum depuis 1974, rappelle Cyril Lemieux. Mais on voit le résultat : promesses non tenues en termes de résultat réel, électorat populaire déçu, largement tenté par l’abstention, tout en déclarant voter extrémiste (Le Pen ou Mélenchon) dans les sondages.

La révolution numérique

Les sondages, justement. La technologie avec le mobile, l’iPhone et l’Internet a permis de les multiplier en baissant leur coût. Bernard Manin s’étonne de les voir aussi importants en France, ce qui n’est absolument pas le cas dans les autres pays. Sont-ils instantanés d’opinion ou prophéties ? La montée de Mélenchon participe probablement plus du second aspect que du premier selon Cyril Lemieux. Ladite « opinion » en effet se résume à un millier de personnes seulement, à qui l’on pose des questions pas toujours neutres, et pour lesquelles certains « ne savent pas ». Les médias mettent en scène trop souvent des informations qui n’en sont pas, du style « les Français déclarent… » alors qu’une lecture fine du sondage montre que seulement 52% des gens interrogés qui se sont exprimés, soit quelques centaines de personnes, « penchent plutôt vers… »

Second effet de la révolution numérique : les archives. Il y a 15 ans, dit Thomas Legrand, lorsqu’un homme politique faisait une déclaration choc, il fallait que le journaliste décide de garder le ‘bobino’ de l’enregistrement. C’étaient ses archives personnelles dans des armoires, l’index dans sa tête. S’il changeait de rubrique, cette mémoire était perdue, ou bien l’archiviste mettait des heures à retrouver le son. Terminé aujourd’hui. Mémoire et indexation sont facilités par le numérique, d’où le surgissement des comparaisons. Le politicien se trouve confronté à ce qu’il a déclaré auparavant, souvent en contradiction. Même le net s’y met, c’est le grand jeu du YouTube relayé sur Facebook. Ce qui décrédibilise le discours politique et fait des médias, parce c’est facile et fait scoop, de purs critiques qui ne cherchent pas à approfondir. Les grands enjeux du pays ne sont donc pas débattus entre candidats ; ils préfèrent leur débat interne, ou la césure droite ou gauche est moins pertinente aujourd’hui que la césure souverainisme ou ouverture.

Y a-t-il donc révolution dans l’approche des médias par le public ? Pas vraiment, note Brigitte Le Grignou. Seule la télévision reste un média de masse, qui touche les campagnes et surtout les catégories populaires, grosses consommatrices (40 mn de plus par jour que les CSP+). La presse quotidienne continue de n’être lue que par les surinformés (seulement 4% des électeurs) ; elle reste « élitiste » – même ‘Le Parisien’, déclare Cyril Lemieux, en nuançant. Quant à Internet, il reste marginal en France. Il a une influence réelle, mais limitée au cercle restreint du réseau (Twitter, Facebook, blogs). La radio n’a guère été évoquée.

Alors, quelle influence des médias ?

A la marge. La plupart des gens sont déjà ‘convaincus’ du fait de leur appartenance aux groupes primaires : famille, clan, cercle d’amis, réseaux du net (pour les jeunes). C’est donc « la conversation » qui est le lieu privilégié de la cristallisation de l’opinion, comme le dit Cyril Lemieux en citant Gabriel Tarde. Conversation qui peut se prolonger sur Internet dans les commentaires, chats et échanges fessebookiens. Les gens votent comme leur groupe, sauf aux moments d’émotion où un événement ou un personnage les emporte au-delà de leur sensibilité de base. Ce fut le cas en 2002 avec le thème de l’insécurité et le passage en boucle par les télévisions du vieux monsieur agressé. Mais cette influence émotionnelle est très courte, quelques jours à quelques semaines. Cela ne change pas l’opinion de fond.

Le rôle ultime des médias, outre d’informer et de faire se confronter les opinions divergentes, reste donc surtout de mobiliser. Faire venir l’électeur aux urnes par dramatisation des enjeux est probablement l’influence la plus forte qu’ils ont. Rien de plus, mais ce n’est déjà pas mal.

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Harlan Coben Une chance de trop

Votre couple bat de l’aile, vous avez perdu de vue bêtement l’amour de votre vie, vous vous êtes créé une vie de changements et de voyages qui vous empêche de penser à tout ça. Mais, par hasard, votre femme a mis au monde votre fille. Vous vous êtes attaché à ce petit bout braillard aux cheveux si fins et au sourire… ma foi si craquant.

Et puis un matin, vous croquez à peine une barre de céréales. Boum ! Deux balles dans la peau. Le trou noir. Douze jours de coma. Lorsque vous émergez, les questions sont directes mais les silences gênés. Que vous est-il donc arrivé ? Eh bien le pire, ou presque : plus de femme – tuée – plus de petite fille – enlevée ou… ? Evidement, les flics ont leur théorie préconçue, évidemment – nous sommes en 2003, après le 11-Septembre. Le FBI est une vaste bureaucratie où la routine compte plus que la dimension humaine des victimes. Alors qu’allez-vous faire ? Renoncer ? Vous faire une autre vie ?

C’est bien la tentation américaine, de faire constamment table rase de tout pour tout recommencer ailleurs. Les gens ne restent plus, ils se contentent d’échanger entre eux avant de passer à autre chose. « Aujourd’hui, les Etats-Unis tendent à se transformer en un vaste centre commercial à ciel ouvert. Partout ce sont les mêmes enseignes. C’est facile de critiquer – et je ne m’en prive pas, du reste – de proclamer qu’on aime le changement, mais en fin de compte, surtout en ces temps troublés, on ne recherche peut-être que ce qui est familier. » p.444

Mais l’auteur – pardon, le personnage de Marc, docteur en chirurgie réparatrice – est trop adulte pour ne pas vouloir se prendre en main. Il va donc se débrouiller tout seul, avec l’aide de quelques amis sûrs seulement. Les demandes de rançon sont étranges : n’avait-il pas été laissé pour mort ? Est-ce le kidnapping, l’objectif des agresseurs ? N’y aurait-il ; pas autre chose, de plus affreux ? C’est tout l’art du thriller de nous amener à nous poser des questions successives, sans y répondre autrement que par l’action, avant que l’écheveau ne se démêle dans les derniers chapitres.

Harlan Coben écrit court, direct, avec cette ironie populaire qui plaît bien. Sans grandes phrases, il brosse touche après touche un portrait des Américains et de l’Amérique, bien meilleur que celui des préjugés qui encombrent les média français. La place de l’Enfant, l’aspiration à la Justice, la horde des Intérêts, l’infantilisme habituel, les comportements Administratifs – tout cela vient heurter la vérité des gens, enfoncer leur petit cocon confortable. C’est alors – mais seulement alors, qu’ils se révèlent : ils valent bien mieux que cela mais il faut que les circonstances les secouent.

Harlan Coben, Une chance de trop (No second chance), 2003, Pocket 470 pages, €7.03

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Plage

La plage est une zone frontière entre la terre et l’eau, entre la civilité urbaine et la vie sauvage. Que faut-il pour faire une plage ? L’horizon sans limites de la mer, la surface égale du sable et le soleil par-dessus qui permet de se mettre nu. Le lieu est éphémère, changeant, sans cesse remis en mouvement par l’énergie des houles et l’ampleur des marées. Il est à l’image de l’homme d’aujourd’hui, juvénile, dynamique, zappeur ; c’est pour cela qu’il fascine.

L’eau accueille et pénètre, délicieusement fraîche, vigoureuse gifle, ondulée et salée, mettant en appétit. L’eau est faite pour caresser la peau, se couler autour du corps, résister à la nage.

Le sable n’est qu’élément temporaire apporté par la mer et emporté par elle ; il est remué, lavé et lissé chaque matin le long des océans à marées. Le sable est une eau terrestre, fluide mais chaude, qui moule en creux les corps, s’accroche aux peaux salées de vagues ou graissées d’huiles. Le sable est fait pour s’allonger, être creusé, s’enfouir.

Le soleil aveugle le regard et bronze l’épiderme ; il chauffe la plage et enfièvre les corps. L’alternance de l’eau froide et du soleil brûlant raffermit et excite.

Il suffit alors de quitter la ville, où la promenade du bord de mer fait frontière, pour entrer dans cet univers à part. Pas tout à fait sauvage : il faut aller sur les flots – mais plus civilisé : les comportements n’y sont plus les mêmes. Chaque famille recompose sur le sable vierge son territoire, tel Robinson. Le vêtement se réduit au pagne du sauvage, voire à rien du tout pour les petits Vendredi. La quasi nudité rend fragile, exposé, direct. Les relations sont plus franches, plus brutes, plus belles. Les éléments invitent à l’assaut : les vagues à affronter, le sable à se rouler, les autres à se montrer.

Il a été observé, dans la quasi-totalité des espèces étudiées, que les jeunes mammifères mâles jouent plus longtemps et plus rudement que les femelles. Le jeu permettrait d’intégrer les règles de la société et d’apprendre à lutter, à échapper, être ensemble (revue scientifique ‘La Recherche’, n°420, juin 2008, p.79). Ce pourquoi les petits garçons des plages sont plus vifs, crient plus fort et se démènent en groupe bien plus que les petites filles. Les seules exceptions observées sont celles des filles qui intègrent les groupes de garçons, mais avant la sexualisation des rôles vers dix ans.

Ce qui compte à la plage est la prestance physique : elle est accessible tout de suite au regard, sans aucune des afféteries sociales dues aux vêtements. Chacun est différent, mais réduit à soi, donc sur un pied d’égalité. Il y a peu de façon de se distinguer avec un simple slip. Même s’il peut être bermuda pour les garçons ou une-pièce pour les filles (rallongement prude du retour des religions) au lieu du string pour tous un moment à la mode (après 1968). Plus grandes et mieux formées, les filles et les femmes retrouveront matière à exhiber la mode avec les bikinis à fanfreluches ou les deux-pièces sexy – mais il s’agit surtout de cacher certaines parties pour suggérer le reste, et de mettre le corps nu en valeur !

N’est-ce pas ce qui nous distingue, nous Européens, des autres civilisations du Livre ? Juifs orthodoxes comme musulmans intégristes se baignent de nos jours tout habillés, comme les cathos décrits par Flaubert ou Proust à Houlgate ou Deauville à la fin 19ème (voir ci-dessous). Il suffit de voir la photo d’une plage de Gaza… N’était-ce pas déjà la nudité aux Jeux Olympiques qui distinguait les Grecs civilisés des ‘barbares’ jadis ?

L’été, sur la plage, quand vous n’avez rien à faire d’autre que de laisser errer votre pensée, observer et réfléchissez. Vous y verrez les humains tels qu’ils sont, libérés des vêtements qui les cachent et les déguisent, libérés de nombre de contraintes sociales, faisant famille, jouant à l’exilé ou au sportif de saison. Cela vous passera le temps.

Toute l’humanité est offerte aux regards, toute sa fragilité, sa fraternité – et sa beauté.

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Flaubert voyage en Orient

Article repris par Medium4You.

La correspondance de Flaubert est la partie la plus vivante de son œuvre. Il y est tout entier, primesaut et direct, sans souci des convenances puisqu’il écrit aux proches et aux amis. Il a toujours aimé aller voir l’ailleurs, ce pourquoi il est moderne. Critique de son temps et curiosité des autres vont souvent de pair.

Pour faire rêver aux temps enfuis, alors que le monde où l’on peut voyager sans crainte se rétrécit, voici quelques « cartes postales » envoyées par Flaubert des lieux magiques, il y a un siècle et demi :

Égypte : « Hier nous avons passé devant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement. Les montagnes (c’était au coucher du soleil) étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion » (à sa mère, 8 mars 1850). Notons que casse-péter signifie dans l’argot flaubertien à peu près s’éclater au sens des jeunes 2011, être étourdi d’un coup brutal qui fait exploser avec bruit.

1854 Gizeh sphinx John B. Greene

Jérusalem : « est d’une tristesse immense. Ca a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines » (à sa mère, 9 août 1850).

1852 Jérusalem St Sépulcre extérieur

Byzance-Constantinople-Istanbul : « est éblouissant. Figure-toi une ville grande comme Paris, où il y a un port plus large que la Seine à Caudebec, avec plus de vaisseaux que dans Le Havre et Marseille réunis ; dans la ville, des forêts qui sont des cimetières ; certains quartiers rappellent les vieilles rues de Rouen, dans d’autres broutent les moutons ; le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, et pleins de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon et trois mers qui baignent la ville » (à sa mère, 14 novembre 1850)

1859 Athènes Acropole

Athènes : « Sans blague aucune, j’ai été ému plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire. – Ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. (…) Voilà l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : ‘C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses » (à Louis Bouilhet, 19 décembre 1850).

1857 Naples enfant pêcheur de Carpeaux

Naples : « La quantité de maquereaux qu’il y a ici est chose plaisante. On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé » (à Camille Rogier, 11 mars 1851).

1850 Rome forum

Rome : « Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste » (à Louis Bouilhet, 9 avril 1851).

Mais comme il le disait lui-même, ne voyons pas le monde en noir et blanc, « la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. (…) Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon. » (à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850).

Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79 

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Alix le héros occidental

« Alix est né en une nuit, inspiré par la statuaire grecque et par la ‘Salammbô’ de Flaubert », dit Jacques Martin qui lui donna le jour en 1948. Alix surgit brusquement dans l’histoire vers l’âge de 15 ans, en simple pagne bleu de travail, les pieds nus. Il est esclave dans les confins barbares, une ville assyrienne où il a été vendu par les Phéniciens. Il doit sa liberté au chaos voulu par les dieux sous la forme d’un tremblement de terre et à la fin d’un empire asiatique sous les coups de boutoir de l’armée romaine. Double libération des forces obscures. Adoubé par le général Parthe Suréna qui lui met la main sur l’épaule, lui donne une épée et le dit « courageux », il se voue à Apollon et à César.

Dès le premier album, Alix se lave de son esclavage initiatique en renaissant par trois fois : par la mère, par le père et par l’esprit.

  • Capturé par des villageois superstitieux qui veulent le massacrer, il est poussé dans le vide et plonge dans l’eau amère. Il en émerge, renaissant, la main sur le sein, tel Vénus sortant de l’onde.
  • Puis, grondement mâle, Vulcain se fâche et fait trembler la terre qui s’ouvre pour avaler le garçon. Alix est sauvé d’un geste de pietà par le bras puissant de Toraya, un barbare qu’il séduit parce qu’« il lui rappelle un fils qu’il a perdu jadis ».
  • Dernière renaissance : la civilisation. Butin de guerre de soldats romains, Alix est racheté par le grec Arbacès, séduit par sa juvénile intrépidité. Marchand cynique et fin politique, il tente de le l’utiliser à son profit en tentant d’abord de le séduire, puis en le cédant au gouverneur romain de Rhodes, Honorus Gallo Graccus. Ce dernier a commandé une légion de César lors de la conquête de la Gaule. Il a fait prisonnier par une traîtrise familiale le chef Astorix (créé avant Goscinny !), a vendu la mère aux Égyptiens et le gamin aux Phéniciens. Il reconnaît Alix qui ressemble à son père. Comme il a du remord de ce forfait, il adopte donc l’adolescent pour l’élever à la dignité de citoyen et à la culture de Rome.

Durant les vingt albums dessinés par Jacques Martin, Alix a entre 15 et 20 ans. Il a du être vendu par les Romains vers 10 ans pour devenir esclave, avec tout ce que cela peut suggérer de contrainte physique, de solitude affective et de souplesse morale. Mais, tels les jeunes héros de Dickens, cœur pur et âme droite ne sauraient être jamais corrompus. Alix a subi les épreuves et n’aura de cesse de libérer les autres de leurs aliénations physiques, affectives ou mentales. Enfant sans père, il offre son modèle paternel aux petits.

C’est pourquoi, comme Dionysos ou Athéna, Alix surgit tout grandi d’un rayon de soleil dans Khorsabad dévastée. Apollon est son dieu, son père qui est aux cieux. Il a comme lui les cheveux blonds et le visage grec. Astucieux, courageux, fougueux – rationnel – le garçon voit son visage s’illuminer dès le premier album, ébloui d’un sourire lorsqu’il aperçoit la statue d’Apollon à Rhodes. Dans le dessin, l’astre du jour perce souvent les nuées.

Alix aime la lumière, la clarté, la vérité – comme le Camus de ‘Noces’. Il recherche la chaleur mâle des rayons sur sa nuque, ce pourquoi il pose souvent la main sur l’épaule du gamin en quête de protection. Ce pourquoi il va si souvent torse dénudé, viril et droit au but : il rayonne. Son amour est simple et direct, son amitié indéfectible. Il ne peut croire à la trahison de ceux qu’il aime, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger et les sauver. Apollon est le dieu qui discipline le bouillonnement de la vie jeune, ces hormones qui irriguent l’être du ventre à la tête en passant par le cœur. L’élan vital fait traverser le monde et ses dangers poussé par une idée haute, une force qui va, sûre de son énergie au service de la bonne cause.

Alix adolescent ressemble à l’éphèbe verseur de bronze trouvé à Marathon. Il est une version idéalisée en blond de Jacques Martin jeune. L’autoportrait de 1945 de l’auteur (publié dans ‘Avec Alix’), montre les mêmes cheveux bouclés, le nez droit, les grands yeux, le visage allongé. Cet égotisme permet la mise en scène de son propre personnage, projeté dans une époque où tous les fantasmes pouvaient se réaliser sous couvert d’aventures et de classicisme historique.

Dès les premières pages du premier album, Alix « l’intrépide » est malmené sadiquement par les adultes. Empoigné, frappé, jeté à terre, cogné, lié à une colonne pour être brûlé vif, il n’oppose que sa chair nue, ses muscles naissants et son cœur vaillant au plaisir quasi-sexuel que les brutes ont à faire souffrir sa jeunesse. En 1948, l’époque sortait de la guerre et la brutalité était courante ; les adultes se croyaient mission de discipliner l’adolescence pour rebâtir un monde neuf. Le jeunisme et la sentimentalité pleureuse envers les enfants ne viendront qu’après 1968 et dans les années 1980.

Alix sera assommé, enchaîné torse nu dans des cachots sordides, offert aux gladiateurs, fouetté vif pour Enak avant d’être crucifié comme le Christ.

Les jeunes lecteurs aiment ça, qui défoule leurs pulsions. Ils l’ont plébiscité. Les albums des dix dernières années sont moins physiques, moins sadiques ; l’autoritarisme adulte a reculé au profit de passions moins corporelles. Les filles sont désormais lectrices d’Alix à égalité avec les garçons.

A partir des ‘Légions perdues’, Alix prend dans le dessin le visage de l’Apollon du Parthénon, sur sa frise ionique est. Dans ‘Le fils de Spartacus’, il s’inspire un peu plus du David de Michel-Ange (p.8).

« Rien de tel pour se réveiller que ce brave Phoebus », dira Alix dans ce même album (p.36). Apollon fut condamné à la servitude pour avoir tué python le serpent – tout comme Alix fut esclave. Apollon veille à l’accomplissement de la beauté et de la vigueur des jeunes gens – tout comme Alix élève Enak et Héraklion. En revanche, Apollon invente la musique et la poésie, arts peut-être trop féminins vers 1950. Alix y paraît tout à fait insensible, n’étant ni lyrique, ni philosophe, mais plutôt de tempérament ingénieur. Le propre d’Apollon est aussi la divination, or Alix reste hermétique aux présages et aux rêves (apanages d’Enak) qui se multiplient dans ses aventures.

L’hiver, il est dit qu’Apollon s’installe chez les Hyperboréens, loin dans le nord. Alix, de même, revient plusieurs fois à ses sources gauloises – le plus souvent dans un climat neigeux et glacé. La Gaule hiberne encore, elle ne s’éveillera que fécondée par la puissance romaine – la civilisation. Les filles qu’aime Apollon meurent le plus souvent : Daphné devient laurier, Castalie se jette dans un torrent, Coronis meurt sous les flèches. On ne compte plus les jeunes filles amoureuses d’Alix qui disparaissent.

Alix, solaire, rayonne. Le poète chinois, dans ‘L’empereur de Chine’, lui déclare : « tu es bon et courageux, fils du soleil (…) parce que ton cœur est généreux. » Par contraste, Enak est terrestre, mélancolique et nocturne. Alix le réchauffe à ses rayons, l’entraîne en aventures par son débordement d’énergie. Le gamin est comme une plante avide de lumière, terrorisé quand il est seul. Comme le dieu, la présence d’Alix suffit à chasser les idées noires et les démons, à déranger les plans des méchants, précipitant leur démesure et amenant le dénouement.

Alix est la raison romaine, évaluateur moral et bras armé de l’ordre civilisateur, impitoyable à la cruauté et à la tyrannie. Alix n’admet ni les despotes ni les marchands ; ils rompent l’équilibre humaniste. Vendu plusieurs fois, à des Phéniciens puis par Arbacès (‘Alix l’intrépide’), il combat les menées des riches égoïstes (‘L’île maudite’), des naufrageurs avides (‘Le dernier spartiate’), la lâcheté des marchands contre ceux qui font régner la terreur (‘Le tombeau étrusque’, ‘Les proies du volcan’), les exploiteurs de la révolution (‘Le fils de Spartacus’) ou des technologies d’asservissement (‘Le spectre de Carthage’, ‘L’enfant grec’). Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dans les derniers albums issus des scénarios préparés par l’auteur (décédé depuis), il contre l’enrichissement personnel maléfique (Le‘Démon de pharos’) et s’oppose aux nationalistes ethniques de la Gaule bretonne (‘La cité engloutie’).

Rappelons que le personnage d’Alix a su séduire François Mitterrand et Serge Gainsbourg, tous deux personnages de talent et non-conventionnels.

Les autres notes sur la BD Alix sont à découvrir dans la catégorie Bandes dessinées du blog.

Dessins de Jacques martin tirés des albums chez Casterman :

Tous les Alix chroniqués sur ce blog

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Droite, gauche et guerres de religion

Article repris par Medium4You.

A chaque élection présidentielle française, la nation se déchire avec haine. Il y a ceux qui veulent tout bouleverser, batteurs d’estrades, histrions de télé ou agitateurs des mouvements sociaux. Il y a ceux qui veulent tout centraliser, technocrates avides de surveiller, politiques soucieux de contrôler, petits chefs affamés de punir. En bref les révolutionnaires et les conservateurs.

En général les révolutionnaires sont émancipateurs des individus : ils désirent libérer les hommes de leurs déterminismes sexuel, de naissance, de milieu, d’éducation, de pays – au nom de l’universel et de l’humanité.

Un peu partout les conservateurs sont ceux qui figent les individus dans des catégories, des groupes sociaux, des provinces traditionnelles – au nom du sang et du sol, de la continuité organique des générations sur une terre.

C’est ainsi que cela se passe dans le monde, y compris en Europe. Mais la France est compliquée :

  • souvent les conservateurs libèrent des attaches par libéralisme, trop souvent les révolutionnaires figent les individus dans leurs origines sociales ;
  • souvent les conservateurs sont fédéralistes, décentralisateurs, provinciaux, trop souvent les révolutionnaires sont jacobins, normalisateurs, parisiens.

Les communistes se retrouvent aux côtés des catholiques pour un régime autoritaire centralisé, où la morale est assénée et surveillée par des clercs jusqu’à l’intérieur des familles. La confession comme l’autocritique traque les déviances des consciences jusque sous les draps.

Certains socialistes, proudhoniens ou trotskistes, se retrouvent aux côtés de certains écologistes nostalgiques du local et des petites patries, et des sociaux-démocrates centristes de l’ex-UDF.

C’est que droite et gauche sont des notions historiques, qui ne sont pas dues au seul hasard de la répartition en 1789 des députés de part et d’autre du président d’Assemblée. Le schisme entre droite et gauche en France vient de plus loin. De la naissance de la modernité au XVIe siècle, plus précisément. Emmanuel Leroy Ladurie, né catholique social en province avant de devenir communiste à Normale Sup, puis socialiste sous Mitterrand, date la distinction sociologique entre droite et gauche en France du protestantisme.

Calvin, Picard émigré à Genève, bouleverse radicalement le culte chrétien en faisant de chaque individu l’interlocuteur direct de Dieu. Plus d’évêque ni de messe, encore moins de Pape infaillible, plus d’interprétation cléricale de la Bible, mais sa lecture par chacun et un culte communautaire à égalité entre les participants. Voilà qui conteste le dogme catholique romain et l’unanimisme fusionnel entre une foi, un roi, une loi !

C’est d’ailleurs Louis XIV, chantre de l’étacémoi, qui révoque l’édit de Nantes qui accordait la tolérance au culte protestant. Louis XIV, c’est la droite conservatrice, c’est aussi le régime communiste : chaque communauté est surveillée et les déviances traquées par des commissaires politiques zélés ou des jésuites inquisiteurs, une armée de trois cent mille dragons occupe les pays d’hérésie pour extirper la déviance sociale au cœur. Interdit de penser autrement qu’on vous dit. Le roi Louis sait la Vérité comme le tsar Staline, il l’impose à tous sans contestation. Les « malades » – ceux qui ne croient pas à cette Pravda (vérité en russe…) – émigrent comme jadis les dissidents ; certains sont emprisonnés pour être rééduqués ; d’autres sont fusillés brûlés.

C’est contre cet absolutisme clérical et politique que se soulève la Révolution. Contre les bastilles, qu’elles soient de pierres ou d’idées. La gauche est héritière de ce mouvement d’émancipation :

  • Il est né de la Renaissance avec la connaissance des Grecs et de leur liberté,
  • né des Lumières qui préfèrent la raison aux dogmes bibliques et le parlement à l’absolutisme royal,
  • né de la Révolution qui accordera, après un siècle de tergiversations, le suffrage universel à tous les citoyens majeurs,
  • prolongé par la Résistance aux nazis, après la faillite des élites bourgeoises avec droit de vote aux femmes et couverture sociale en 1945.

Le centre est héritier aussi de ce libéralisme politique, de l’autonomie des provinces, du fédéralisme européen exalté par Victor Hugo.

Mais ni le communisme, ni le socialisme jacobin, ni le bonapartisme gaullien ne sont de cette gauche là. Ils sont centralisateurs, technocrates, parisiens. Ils sont la droite. Le Mélenchon tribun qui veut tout changer est-il de gauche ? En apparence, dans le discours, quand il en appelle à la démocratie. Sauf que, si l’on creuse, sa démocratie est loin d’être « participative », elle est plutôt jacobine, mobilisation générale par le référendum, les citoyens en armes, l’éradication des déviances : comme au Tibet sous la république « populaire », comme en Bretagne pour les écoles Diwan. C’est lui qui l’a dit.

Guizot, Couve de Murville, Rocard, Jospin sont protestants. Henri IV aussi jusqu’à ce qu’il accepte le royaume pour une messe. Montaigne comprenait le protestantisme, proche du stoïcisme romain. Pascal était janséniste, un protestantisme catholique, comme lui augustinien. Au fond, les Français aiment bien ces modérés : des gens qui libèrent par le savoir, par l’exemple et par les libertés. Bien loin des hommes providentiels, des gourous de rue d’Ulm ou des tribuns de télé qui imposent leurs vues sans contrepartie, leur force sans contrepouvoir, leur politique unique comme Castro ou Chavez.

De gauche les Français ? En majorité probablement, mais pas de la gauche qu’on croit…

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Haruki Murakami, Le passage de la nuit

Voici le roman étrange d’un Japonais décalé. Mal à l’aise dans la société vide et trop consensuelle du Japon, Haruki s’est exilé en Europe puis aux États-Unis. Il n’est rentré au Japon que lorsque son pays a été frappé durement par le tremblement de terre de Kobe qui fit plusieurs milliers de morts en 1995.  Ses romans restent dans le présent mais comme en surimpression. Ses personnages sont en général jeunes et banals, mais la réalité qu’ils perçoivent n’est pas matérialiste.

C’est ce qui arrive à Mari, une jeune fille, qui lit ce soir là tranquillement son livre dans un café ouvert toute la nuit. L’obscurité enveloppe les choses pour les rendre oniriques. Avec le jour, sont partis le politiquement correct des familles et le trop classique des salarymen. Ceux qui errent dans la nuit sont les étudiants, les putes, les malfrats et ceux qui vivent une autre réalité, comme cet informaticien si rationnel qu’il explose lorsque la fille du love hotel a ses règles.

Mari, qui a fait la connaissance d’un musicien bohême aussi jeune qu’elle, dont elle ne connaît même pas le nom mais qui l’a rencontré jadis, est appelée par le love hotel. La fille y baigne dans son sang, et elle parle chinois. Les Chinoises sont en effet courantes comme putes à Tokyo, sans papiers mais protégées par la mafia.

Et c’est ainsi, de fil en aiguille, par association de circonstances explorées une à une, que se tisse une histoire. Mari a une sœur que connaît le jeune musicien. Enfant, elle était très proche de sa sœur mais celle-ci, trop jolie, est devenue top-modèle pour magazines ados et les liens se sont distendus. Surtout, depuis quelque temps, cette sœur prénommée Eri dort de plus en plus. Ce n’est pas seulement le décalage adolescent du matin qui va jusqu’à midi, mais un sommeil profond, presque un coma, dont elle n’émerge que pour les besoins élémentaires. Comme si elle vivait ailleurs, dans une autre dimension. Un virtuel ? L’écran de télé de sa chambre n’a-t-il pas d’ailleurs quelques grésillements inattendus même éteint ?

Rien de plus que ce minimalisme, ce présent immédiat. Mais la bizarrerie de chacun épaissit le mystère. Le style direct, descriptif a minima, juste pour situer les décors et les êtres, apparaît comme un jeu vidéo. Le lecteur est pris par l’intrigue comme dans un jeu de rôle où les personnages ont cette asepsie des rôles prédéfinis. C’est peut-être cette affinité avec les habitudes ado qui rend Haruki Murakami si populaire au Japon. Tout se passe près de chez vous, les personnages sont aussi ternes et jeunes que vous et vos amis… mais un ordre des choses caché surgit peu à peu, quelque chose se passe que vous n’aviez jamais compris auparavant.

Qui ne connaît pas le Japon contemporain pourra trouver le vide caractéristique de la jeunesse tokyoïte dans ce roman sans prétention. Il est attachant, dit beaucoup sur le Japon contemporain, mais laisse entière la question de son futur…

Haruki Murakami, Le passage de la nuit, 2004, 10-18 2008, 230 pages, 7.03€

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