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John Knittel, Amédée

« L’un des plus grands romanciers de notre époque », disait Romain Rolland de l’écrivain suisse né en Inde John Knittel. Je ne trouve pas. Romain Rolland était trop conventionnel, trop inséré dans son époque, pour voir l’avenir. Knittel est passé de mode : tout, dans ses sujets, son style, sa description « naturelle » des mœurs, est renvoyé à son temps.

Amédée est un jeune homme devenu ingénieur par la force de sa volonté. Il est orphelin de père parce que sa mère a tué son mari après avoir été mise enceinte par son beau-fils amant (objet du roman précédent, Thérèse Etienne). Le fils unique doit vivre avec l’opprobre social, sa mère au bagne. Élevé par un oncle pasteur, il devient cependant un mathématicien pratique accompli, beau, bien fait, énergique… Un homme nietzschéen comme l’entre-deux guerres en produisait en Europe.

Mais il est seul, inapte à l’amour, ou du moins la vie sociale de couple. Pauline, sa voisine d’enfance à la campagne, en tombe amoureux, mais il rompt brutalement : il ne peut pas. Des années se passent, Pauline s’est mariée à 19 ans, par dépit, avec Gusti, le prototype du Suisse content de lui, amateur de charcutailles et de bonne bouffe, maniaque, fonctionnaire et conventionnel en diable, qui n’aime que faire des économies.

Pauline n’en peut plus lorsqu’elle revoit par hasard le bel Amédée. Il a obtenu l’ingénierie en chef d’un projet de barrage d’une haute vallée suisse, le Rossmer, destiné à fournir de l’énergie à tout le pays. Car l’énergie, tout est là : pas de prospérité sans énergie, pas d’économie ni de confort sans énergie. L’eau est la meilleure des énergies car naturelle et coulant tout en force, si elle est bien canalisée dans des turbines issues de la technique ingénieuse des hommes. Amédée sait que le pétrole s’épuise déjà. Il est à fond productiviste – mais aussi idéaliste.

Il reprend à son compte l’utopie d’un Herman Soergel, né allemand en 1885 et mort à 62 ans percuté à vélo dans une ligne droite par une voiture qui n’a jamais été retrouvée… Il faisait de l’ombre aux puissances. Car son projet était d’assécher en partie la Méditerranée par un barrage géant à Gibraltar pour récupérer des terres cultivable et alimenter en énergie hydroélectrique l’Europe et l’Afrique devenu continent reconstitué : Atlantropa. L’équivalent du continent américain et du continent asiatique en kilomètres carrés. Cette énergie abondante devrait apporter la paix, chaque ex-empire ayant intérêt à la prospérité. Je me demande ce qu’en a pensé Staline, ou Hitler… D’autant que l’utopiste a oublié carrément l’évolution de la démographie : en son temps, l’Europe était pleine et l’Afrique vide ; ce n’est plus le cas du tout, au contraire ! Atlantropa ou le métissage généralisé ?

Cet idéalisme du grand projet est l’un des thèmes du roman, qui veut promouvoir une idée. On comprend mieux la remarque de Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, lui aussi humaniste poussé à faire communier les hommes par la technique et l’économie, via des héros pacifistes. Il a malheureusement terminé comme « idiot utile » de l’URSS à la fin de sa vie… Il croyait à l’avenir radieux – que l’on attend encore sous Poutine.

Amédée croit cependant en l’Europe à construire, à unifier par l’énergie et les grandes voies de communication, ce qui était prémonitoire, mais ne se fera qu’après une sale guerre nazie. Il a fallu vaincre le nationalisme pour cela. Et cela recommence : la Russie de Poutine ne veut pas être assimilée à l’Europe, par orgueil de mafieux arrivé. Pas question d’unifier par l’énergie et les grandes voies de communication le continent de l’Atlantique à l’Oural.

Pauline quitte donc brusquement son mari Gusti pour aller loger sur le chantier d’altitude où travaille Amédée et l’équipe qu’il a su fédérer autour de lui. Son charisme et son attention aux autres suscite l’enthousiasme des jeunes hommes, qu’il incite à se muscler physiquement et mentalement, et Pauline aimerait bien qu’il lui porte autant d’attention. Mais Amédée ne vit que pour le projet qui le consume. Le barrage terminé, il est vidé, malade. Pauline le soigne et il lui garde toute son amitié, mais pas au-delà. D’ailleurs elle n’est pas divorcée, son Gusti ne veut pas pour la punir par des chaînes. Ce n’était pas la femme qui décidait, en Suisse, avant-guerre.

Le roman se termine abruptement, comme si son auteur s’apercevait qu’il avait écrit déjà trop de pages. Tels des cow-boys solitaires, Amédée et Pauline s’éloignent l’un derrière l’autre, sur le glacier des hautes cimes. Pour quel avenir ? Mystère. L’histoire entre ces deux caractères pâtit du moralisme pacifiste du Projet d’Atlantropa ; il n’est jamais bon de mêler un prêche à un roman. Mais cette description de la mentalité optimiste d’avant-guerre nous parle de nos jours car nous sommes peut-être aussi en avant guerre. Poutine n’’st pas Hitler, mais il pense et il agit comme lui : par la force, la séduction et le mensonge.

John Knittel, Amédée (Power for sale – Amadeus), 1939, Livre de poche 1967, 500 pages, occasion €6,99

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Tremblement de terre de Mark Robson

L’un des premiers films catastrophe, sorti en 1974 juste après le premier choc pétrolier qui allait remettre en cause tout le mode de vie (et la domination) de l’Occident. Dans les profondeurs de la psyché américaine, « Dieu » rappelait aux bâtisseurs de Babel qu’ils étaient dans sa main et que sa Création était, est et restera plus forte qu’eux. Los Angeles, la cité des anges, s’est construite sur une faille sismique mais sans en tenir compte, faisant comme si de rien n’était. Les immeubles sont aux normes minimales, voire moins, tant le coût de construction de l’anti-sismique est élevé. Orgueil, insouciance, appât du gain, voilà des péchés punissables !

Donc la terre s’ébroue et gronde. Oh, une petite secousse au départ pour dire que le dragon se réveille ; juste de quoi faire dévier les boules de billard et s’empoigner des rustauds qui en sont restés à mesurer la plus grosse. Querelle de bac à sable qui indiffère au pochetron coiffé d’un chapeau claque rouge cardinal qui écluse whisky sur whisky, tout à son vide intérieur. Qui laisse de marbre aussi le flic Lew (George Kennedy) – prononcez Lou – suspendu pour avoir empiété sur le comté voisin et endommagé une clôture de milliardaire, dans sa poursuite échevelée d’un « jeune » (évidemment con) qui a renversé sans s’arrêter une fillette bougnoule – pardon, « mexicaine », en 1974 aux Etats-Unis, c’est pareil.

Et puis c’est une secousse plus grave et plus longue qui agite toute la ville. Elle pousse la fille à papa gâtée dans la quarantaine Remy (Ava Gardner, insupportable) à se jeter dans les bras de son mâle Stewart (Charlton Heston), l’ingénieur en chef en bâtiment de l’entreprise de son riche père Sam (Lorne Green), qui devrait prendre sa suite. Lequel en a marre de cette infantile alcoolique et collante (tout à fait Ava Gardner) et passe voir sa protégée Denise (Genevieve Bujold) plus jeune et nantie d’un gamin fan de soccer (Tigger Williams), dont le mari est mort sur ses chantiers et dont il n’a pas encore fait sa maîtresse ainsi que les compte-rendus ignares l’affirment. Justement, tout le (mince) ressort du film est là, dans cette tension entre l’épouse légitime avec la position sociale, et l’amour bohème qui renaît dans les ruines. Qui sauver quand on est obligé de choisir ?

Car la ville s’écroule, les bâtiments s’effritent et se délitent déjà par pans entiers tandis que les orgueilleuses maisons sur pilotis construites dans la pente voient leurs poutrelles sombrer dans le sol qui se dérobe. Les maisons de carton-pâte et de plâtre se plient comme des châteaux de cartes et ne sont vite que débris dans lesquels des humains se trouvent empêtrés. Le commissariat du comté s’est effondré sur les flics et seul le suspendu est indemne parce que hors les murs. Lui est un flic à l’ancienne, qui croit que la loi est faite pour protéger les plus faibles et non pas les plus riches et puissants ; il organise le sauvetage en équipes – les hommes valides à la pioche pour relever les blessés, les femmes avec les gosses dans les maisons indemnes (nous sommes dans l’ère encore machiste des années 1970).

Un assistant au centre d’observation sismique de la ville (Kip Niven) croit à la théorie de son maître, parti sur le terrain installer des instruments de mesure, selon laquelle une grande secousse serait précédée de deux plus petites en intensité croissante. Selon ses calculs de probabilité, la première ayant été de 3,5 sur l’échelle de Richter, si une seconde plus forte se produit, la Big One de 7,5 à 8 se produira alors dans les 48 h. Le professeur parti sur le terrain meurt dans une faille et le directeur du centre (Barry Sullivan) doit décider de prévenir ou non les autorités. Si la théorie s’avère, il sauvera des centaines de milliers de gens ; si c’est une fausse alerte, il sera ridiculisé et le centre probablement fermé. « Mais à quoi sert un centre d’observation, si c’est pour ne pas prévenir lorsque l’on craint ce qu’on observe ? », dit alors à peu près le jeune assistant sans grade mais avec bon sens. La seconde secousse se produit et le directeur alerte le maire (John Randolph), lequel active le gouverneur (d’un parti opposé au sien, ce qui ajoute de la réticence), qui active à son tour la garde nationale.

Celle-ci est composée de citoyens réservistes qui, alertés par la radio, doivent quitter sur le champ leur travail pour revêtir l’uniforme et patrouiller armés dans les rues afin d’éviter les pillages. L’organisation des secours n’est pas de leur ressort, propriété d’abord, nantis en premiers. Le gérant d’une supérette est justement l’un d’eux (Marjoe Gortner), fana mili, grand admirateur de muscles et d’armes, et même sous-officier. Ses voisins racailles se moquent de lui et l’accusent d’être pédé – injure suprême du machisme prégnant en ces années 1970, et qui revient en force avec les trumpiens. Le film ne lui fait d’ailleurs pas de cadeau ; apparemment puceau et attiré par les grands mâles demi nus qui tapissent les murs de sa turne, Jody a flashé dans sa boutique sur une jeune fille sexy, Rosa (Victoria Principal), qu’il retrouve arrêtée par la garde nationale pour « pillage » – elle a volé un petit pain dans une boutique en ruines, tout en lorgnant sur la caisse mais sans avoir le temps d’y toucher (on ne saura pas si elle l’aurait fait). Il la prend sous son aile et la séquestre dans un coin pour la séduire avec l’intention de la violer et de se prouver ainsi qu’il est un homme. Il n’en aura pas le temps, la crise précipitant les choses. Le flic Lew, qui passait par là avec Stewart dans son 4×4 rempli de blessés qu’ils mènent au centre de soins le plus proche, entend les appels à l’aide de la jeune femme à qui il a été présenté par un cascadeur en moto vaguement copain (Richard Roundtree) le matin même au bar ; c’est la sœur de son associé Sam (Gabriel Dell) et elle arbore sur une paire de seins bien tendus le nouveau tee-shirt publicitaire de la cascade. Le flic ruse et intervient à temps pour descendre le proto-violeur devenu fou et dont les hommes se sont égaillés à la recherche d’un officier. Celui qui se croyait un héros n’est pas celui qui en prend l’apparence.

Stewart, dans son immeuble de bureaux qui croule, sauve sa femme et son patron qui est son beau-père dans une séquence haletante où un escalier qui donne sur le vide après l’effondrement d’une partie de la façade permet, avec le tuyau d’incendie en guise d’encordement, de se laisser descendre un à un douze mètres plus bas pour retrouver un escalier intact. Les imbéciles qui ont pris l’ascenseur dans la panique sont tous morts écrabouillés lorsque la cabine – inévitablement – s’est détachée. On vous le dit bien, pourtant, et on vous le répète, de NE JAMAIS PRENDRE L’ASCENSEUR en cas d’incendie ou de tremblement de terre. Si l’électricité est coupée, la cabine devient un cercueil ; si les câbles sont coupés, elle devient un shaker pour viande humaine. Une fois sa famille à l’abri, dans le centre de soins en sous-sol d’un immeuble qui a résisté, Stewart part à la recherche de Denise la jeune comédienne et de son fils Corry, lequel est parti se promener en vélo autour de la maison.

Lorsque j’ai vu ce film au cinéma à la sortie il y a cinquante ans, avec ces fameux infrasons du procédé sensurround qui vous mettaient illico dans l’ambiance tendue du stress sismique, j’ai retenu moins l’histoire générale (banale) que deux séquences : la première était cet homme poussé par la foule dans l’escalier béant sur le vide et qui se raccrochait à une poutrelle en acier qu’il ne pouvait tenir, chutant alors dans le vide avec un hurlement que l’attaque terroriste des Twin Towers a renouvelé à la mémoire; la seconde était ce gamin en vélo précipité en bas d’une passerelle en bois surplombant le canal de dérivation du barrage de Los Angeles, vide d’eau, et ces câbles à haute tension rompus par la secousse qui crépitaient et sautaient comme des serpents autour du jeune corps inerte. La maman a agi en tigresse en descendant le prendre contre elle, mais elle n’a pu remonter seule ; le cascadeur moto noir et son associé, qui ont vu leurs espoirs de spectacle s’écrouler avec le tremblement de terre, passant justement en camion pour l’aider.

Tous les protagonistes se retrouvent alors dans le centre de soins où le beau-père de Stewart décède d’une crise cardiaque, Remy sa fille erre dans le parking en sous-sol en attendant des nouvelles, Corry est soigné de son traumatisme crânien léger par le docteur Vance (Lloyd Nolan) et sa mère attend la suite. C’est là que la grande secousse survient, comme prédit par la théorie. Evacuer des millions d’habitants en 48 h aurait été la panique, aussi les autorités n’ont rien fait d’autre que préparer les soins et les refuges pour après. Avis à la population : démerdez-vous. Après tout, l’Amérique est le pays des pionniers, il ne faut pas compter sur la cavalerie pour vous sauver de votre bêtise si vous avez choisi d’habiter sur les pentes instables, sur les collines sous le barrage, ou dans des immeubles du centre-ville construits à l’économie.

Ce Big One fait s’effondrer en grande partie l’immeuble des premiers secours et les proches de Stewart, ainsi qu’une soixantaine d’autres personnes, sont enfermés par les gravats au troisième sous-sol. Le barrage se fissure et, bien que des eaux soient lâchées dans le canal, arrivant à flot pour le suspense juste au moment où le cascadeur sauve la mère et l’enfant, il s’effondre à son tour. Les eaux rugissantes s’engouffrent dans les égouts et les sous-sols, pour le suspense final juste au moment où Stewart et Lew sont parvenus à percer au marteau-piqueur le mur de béton du troisième parking et à sauver les gens pris au piège. Mère et fils sont ramenés à la surface, Remy monte à l’échelle mais le grimpeur précédent lui marche sur les mains, ce qui lui fait lâcher prise ; elle se retrouve dans le flot écumant. Stewart hésite : sauver sa femme qu’il veut quitter ou rejoindre sa future maîtresse ? L’acteur Charlton Heston a fait inscrire dans le scénario qu’il voulait que le héros meure à la fin, ne désirant pas tourner un Tremblement de terre 2. Il choisit donc la morale de son temps et la fidélité au couple plutôt que la transgression post-68 de l’amour d’abord.

Sans les infrasons, le film paraît bien-entendu plus fade. Il permet de mesurer le scénario de Mario Puzo (l’auteur du Parrain), pas simple à synthétiser en deux heures avec George Fox, et réduit à quelques protagonistes seulement dans la grande catastrophe de la ville. Seul le canevas autour de l’ingénieur en bâtiment Stewart est crédible, les autres ne sont que des comparses à peine esquissés : le flic, le cascadeur, la sœur de l’associé. L’époque ne montre que le minimum, sans hémoglobine ni râles d’agonie, le spectaculaire est réservé aux choses. Nous avons vu pire depuis, dans la réalité comme au cinéma, mais il est doux de se remémorer le temps où l’humanité au spectacle était plus douce.

DVD Tremblement de terre (Earthquake), Mark Robson, 1974, avec Charlton Heston, Ava Gardner, George Kennedy, Genevieve Bujold, Universal Pictures France 2002, 2h01, €12,38

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Robert Heinlein, Une porte sur l’été

Daniel B. Davis est ingénieur et invente le Robot maison avant le Robot universel. Mais voilà qu’une femme s’en mêle, une panthère prédatrice experte en escroquerie. Avec l’aide de son associé et meilleur ami Miles, elle va systématiquement dépouiller Davis de son œuvre en suçant ses actions de sa société d’automates dont il est le directeur technique, au prétexte de ses fiançailles avec lui.

Outré, blessé, Davis décide d’entrer en Long sommeil, une hibernation permise par la technique, pour ne se réveiller que dans trente ans, en l’an 2000. Ce qui, pour un ouvrage écrit en 1957, représente un saut dans le temps de deux générations. Mais le propos n’est pas pour déplaire à l’auteur. Il anticipe assez bien l’avenir dans ses grandes tendances : la panique de 1987 (nous avons connu un krach), l’essor autoritaire de la Grande civilisation asiatique (de fait depuis 1978), l’effondrement du communisme (acté dès 1989), l’automatisme de la dictée, du dessin industriel, des tâches ménagères et de la tonte de la pelouse.

Le Long sommeil est une façon de trouver une porte sur l’été, tout comme son chat en hiver, un vieux mâle couturé qui veut trouver une porte ouverte sur l’extérieur sans avoir les pattes mouillées par la neige en hiver. Robert Heinlein connaît très bien les chats, il les observe attentivement et décrypte aisément ce qu’ils expriment, comme tout maître de félin le reconnaît aussitôt.

Avant de plonger dans le Long sommeil, notre ingénieur va affronter une dernière fois ses adversaires. Il ne veut pas qu’ils profitent de leurs malversations. Cela ne tourne pas très bien pour lui, mais pas si mal car il apprend l’essentiel, ce qui peut lui servir. Car on peut refaire le passé, contrairement au dicton : l’homme technique sait comment.

Trente ans plus tard, lorsqu’il se réveille du sommeil dans un monde changé – mais pas tant que cela – il découvre que son Robot universel a été perfectionné, que la machine à dessiner pour architecte qu’il avait seulement imaginée a été créée avec succès – et selon ses propres idées. Alors il enquête, par curiosité, pour rencontrer l’ingénieur qui pense comme lui. Et il découvre qu’il est lui, paradoxe du voyage dans le temps. Lui qui est reparti en 1970 puis revenu en 2000 pour assurer la justice immanente qui plaît tant aux lecteurs. Il a trouvé la bonne porte pour l’été.

Il a retrouvé d’abord son amour véritable, Rickky, 11 ans à l’époque et belle-fille de Miles, une enfant qui voulait se marier avec lui. Trente ans plus tard, elle peut le faire légalement et moralement puisque lui est resté jeune (son âge en 1970) et qu’elle-même est devenue adulte (trente ans de plus en 2001).

Davis a retrouvé aussi son chat Petronius qui devait aller en Long sommeil avec lui mais que la mégère ex-fiancée avait chassé, non sans se faire lacérer à coups de griffes. Pete ne l’a jamais aimée, cette prénommée Belle comme un antonyme, pas plus que Rickky enfant, ce qui aurait dû alerter Davis. Mais l’amour est aveugle, surtout l’amour puceau de l’ingénieur qui ne vit que pour ses inventions.

Ce roman d’anticipation est original et passionnant, dans la veine inventée de la science-fiction américaine des années 1950.

Robert Heinlein, Une porte sur l’été (The Door into Summer), 1957, Livre de poche 2010, 288 pages, €8.30

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Xavier de Montépin, La porteuse de pain

Le XIXe siècle français a été le maître du feuilleton. Xavier de Montépin, né en 1823, a connu un très vif succès avec les rebondissements et le romantisme mélo de La porteuse de pain, adaptée au théâtre en 1889. Aujourd’hui, on parlerait de roman policier adapté en série télévisée mais c’est bien la même chose : seule l’intrigue compte.

De style, point : du sec, du nerveux, du rapide. De psychologie, peu : les personnages sont des types sociaux qui suivent aveuglément jusqu’au bout leur destin. Mais l’histoire est tout : les chapitres courent au galop, les coïncidences sont innombrables, les coups de théâtre permanents. Le feuilleton est un billard où roulent les boules par une simple impulsion de queue, jusqu’au trou qui va les gober et faire jouir l’intrigue.

La porteuse de pain ne porte au départ nul pain. Jeanne est veuve d’un ouvrier d’usine l’Alfortville, mort dans l’explosion d’une machine due à sa faute. Comme il était bon ouvrier, le patron prend sa veuve comme gardienne d’usine. Elle est flanquée d’un petit garçon de 3 ans, Georges et a confié en nourrice sa plus jeune fille, Lucie. Le contremaître Jacques lui fait du gringue mais elle résiste, inconsolable de son veuvage et guère attirée par l’ambitieux aux passions trop fortes.

Celui-ci croit que la fortune aura sur elle un effet décisif et, lorsque son ingénieur de patron lui soumet une invention de son cru pour guillocher des pièces en trois dimensions, ce qui ne s’était jamais fait, il entrevoit sa chance. Une guillochure (j’ignorais ce mot) est une gravure sur métal de traits entrecroisés. Alors que l’ingénieur part deux jours voir son petit garçon malade confié à sa sœur en province, le contremaître s’introduit dans l’usine pour voler les plans et l’argent déposé en caisse, la belle somme de 190 000 francs.

Mais le hasard veut que le patron revienne plus tôt que prévu car la maladie n’était qu’une fausse alerte. Il se trouve nez à nez, en pleine nuit, avec son contremaître et celui-ci le tue de son couteau. Pour camoufler son crime et son forfait, il met le feu à l’usine à l’aide du pétrole de Jeanne. Il sort bien tranquillement en emmenant la gardienne et son petit Georges. Mais celle-ci, effondrée, refuse de suivre le criminel et il la laisse en plein champ.

L’incendie, qui se voit de loin, a attiré les ouvriers et Jeanne entend le comptable, qui ne l’aime pas, l’accuser d’avoir contribué au feu avec son bidon de pétrole acheté pour ses lampes, alors que ce combustible est interdit dans l’usine et qu’elle s’est fait rabrouer par le patron qui voulait pour cela la virer. La vengeance est un mobile plausible et la rumeur s’en empare aussitôt, car le bouc émissaire évite à la masse de penser pour agir dans la passion, ce qu’elle adore par-dessus tout.

Jeanne alors s’enfuit à pied, au hasard, tandis que Jacques revient avec les autres et s’élance dans le feu aux yeux de tous, pour « sauver la caisse de l’usine ». Le bâtiment s’écroule juste après – mais Jacques, pas fou, s’est échappé par une fenêtre qu’il avait repéré et jouit ainsi d’une réputation de courageux, outre que tous le croient mort.

Il s’embarque au Havre pour Southampton et, de là, vers l’Amérique. Nul ne le retrouvera car il a pris l’identité d’un ami à lui, mort à Genève, dont il a gardé le livret d’ouvrier. Il se fait appeler Paul Harmant. Coïncidence, sur le bateau mais pas dans la même classe, Ovide, le cousin du vrai Paul, s’est embarqué aussi pour fuir la Sûreté qui le recherche pour vol et contrefaçon. Il ne tarde pas à subodorer l’imposture mais l’autre, habilement, le prend la main dans le sac d’un vieux qui transporte sa fortune. Il lui fait rendre gorge devant lui et tient donc le cousin à merci.

Celui-ci, engagé par un entrepreneur américain dans son usine de mécanique, présente Paul Harmant à son patron et celui-ci ne tarde pas à découvrir ses talents de technicien. Le faux Paul et vrai Jacques dessine quelques perfectionnements à la machine à coudre phare de l’Américain pour qu’elle devienne silencieuse, puis expose les plans de « sa » machine à guillocher. L’autre voit le parti qu’il peut en tirer et, en bon Yankee décideur, associe le Français et lui marie sa fille. La fortune est là et les années passent.

Pendant ce temps, Jeanne a été retrouvée, condamnée à perpétuité pour meurtre, vol et incendie, et ses enfants confiés. Le petit Georges, qui ne se séparait jamais de son cheval de bois et de carton (crucial pour le dénouement), est adopté par la sœur du curé chez lequel elle avait demandé asile, et sa fille en nourrice est confiée à l’Hospice.

Vingt ans après, comme chez les mousquetaires, tout ce petit monde se retrouve à Paris. Le faux Paul Harmant veuf a vendu son usine pour rien à son faux cousin devenu joueur invétéré et est rentré en France où sa fille, la phtisique Mary, désire s’amuser. Il monte alors une nouvelle usine à Courbevoie et engage un ingénieur pour la diriger : il s’agit, coïncidence, de Lucien, le fils de son ancien patron qu’il a assassiné et qui a fait les Arts et Métiers. La fille tombe amoureuse de lui tandis que lui-même est amoureux d’une autre, une cousette pauvre et méritante qui travaille à la perfection : Lucie. Coïncidence, elle est la Lucie de la Jeanne, bien qu’ayant été affublée du nom de sa famille d’accueil. Quant à Georges, il a fait son droit grâce à l’héritage de la sœur du curé, il porte son nom d’adopté et est devenu – coïncidence – l’avocat de Paul Harmant… Tandis que Jeanne réussit à s’évader pour retrouver ses enfants et devient porteuse de pain pour une boulangerie de Paris. Coïncidence, elle porte le pain à Lucie la couturière qui, malade, s’entend bien avec elle et lui propose d’habiter l’appartement d’à côté.

Tout est alors prêt pour que se noue le drame : les amours contrariés vont engendrer des recherches qui vont aboutir à des tentatives de meurtre via le cousin Ovide revenu sans un sou des Amériques, et aboutir à la révélation finale après moults péripéties. Du grand art.

Le lecteur survole les phrases tant il a d’avidité à connaître la suite. Heureusement, la langue est directe et les mots communs. Nous sommes dans l’univers des billets écrits (preuves révélatrices !), des fiacres à espionner et de petits trains poussifs qui mettent la proche banlieue à une heure de la capitale et la province à une demi-journée. Tout déplacement est donc un périple qui prend du temps et exige l’auberge (où la tenancière ne garde ni ses yeux ni ses oreilles dans sa poche), ce qui permet de sauter d’une scène à l’autre tandis que l’auteur intervient pour recentrer l’intrigue dans l’esprit du lecteur. Le feuilleton exige en effet un rappel des faits précédents.

Moins « littéraire » que le ViH des lettres françaises, Xavier de Montépin ne restera pas aussi longtemps dans les mémoires. El Totor badaboum tonnant la gauche de son exil, jeune romantique tonitruant avant de finir prudent sénateur bourgeois de la République, premier intello engagé des temps nouveaux dont l’œuvre complète comporte des dizaines de volumes de ses 10 ans à sa mort, vautré dans le mélo jusqu’à s’y noyer avec Cosette mais en tuant Gavroche, reste bien plus connu, sinon popu. Mais le Montépin se lit encore avec feu plus d’un siècle plus tard, sans les scories interminables sur les égouts de Paris dans Les Misérables. Lui va droit au but.

Il fait partie des mélos célèbres du siècle XIX et une série en a été tiré.

Xavier de Montépin, La porteuse de pain, 1884, Independant Publishing 2020, 402 pages, €18.24

ou Livre de poche 1992, occasion €3.94

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Le Choc des mondes de Rudolph Maté

Au tout début des années cinquante, la science-fiction au cinéma chante l’Apocalypse ; elle peut être nucléaire ou spatiale. La science est reine, tout comme le mâle blanc américain est roi. C’était un autre univers d’avant notre naissance, que les trumpistes adoreraient voir revenir. Mais, le cinéma le montre avec sa technique alors rudimentaire, l’histoire ne se refait pas. Reste une allégorie typiquement américaine de la Grande peur de la Fin du monde et le besoin immédiat d’action pour la contrer.

Inévitablement c’est The Holy Bible, en première image du film, qui donne le ton. Nous naviguons entre la colère de Dieu envers « la chair » (flesh en anglais, torturée comme celle de Sébastien) qui va conduire au déluge et aux quelques élus sauvés (avec les bêtes) autour de Noé, et la colère de Jean qui, depuis Patmos, veut faire peur aux gens comme un écolo d’époque prédisant l’Apocalypse. Cette fois, la Bête vient de l’espace, c’est la gigantesque planète Bellus, toute rouge comme le diable, qui fonce vers la Terre à des millions de kilomètres-secondes.

Un astronome du Cap, le professeur Bronson, calcule que Bellus entrera en collision avec Terre dans huit mois. Il paye l’aviateur mercenaire David Randall (Richard Derr) pour convoyer photos et calculs auprès du professeur Hendron (Larry Keating) de l’observatoire de New York afin qu’il les confirme. Celui-ci confie à sa fille et assistante Joyce (Barbara Rush) la mission de faire tourner la Vérification analytique. Et le spectateur peut voir le calculateur d’il y a soixante-dix ans sous la forme d’une mécanographie de bielles complétée par l’usage de la règle à calcul. Mais tout est confirmé : la Fin du monde approche.

Bien évidemment les nantis au pouvoir n’y croient pas, notamment l’ONU qui se gausse ouvertement de cette prédiction (et le représentant français en premier, tout content de lui). Seuls peuvent y croire les industriels milliardaires à l’américaine, adorant les défis et les start-ups, dont certains financent le projet d’arche pour échapper au désastre. Car le professeur Bronson a aussi repéré une planète dans l’orbite de Bellus qu’il nomme Zyra (un prénom féminin sans signification particulière) qui pourrait ressembler suffisamment à la terre pour que l’humanité puisse y vivre. Ce n’est que « théorique », c’est un pari pascalien, mais agir pour aider « Dieu » à vous élire correspond tellement à la mentalité américaine que la tentative est irrésistible.

Une arche est donc construite sur le modèle de l’époque, un avion-fusée stratosphérique (sorte d’U2 amélioré) pouvant contenir 44 personnes et des couples d’animaux utiles. Outre l’équipage chargé de piloter le vaisseau et des compétences techniques, un tirage au sort (la main de Dieu) désigne autant de jeunes hommes que de jeunes filles parmi les quelques six cents ouvriers, techniciens et ingénieurs du projet. Ce qui ne va pas sans quelques récriminations de dernière minute due à l’individualisme de survie. Mais tout a été prévu et la seule scène de révolte in extremis n’aboutit à rien. C’est peut-être dommage, la longueur du prologue aurait pu être réduite pour favoriser les obstacles de la fin, les égoïsmes et les générosité, l’individualisme et la discipline. Mais l’époque est optimiste et veut rejouer la geste des Pères pèlerins du Mayflower partis de Plymouth en 1620 pour le Nouveau monde, 102 immigrants dont 35 puritains anglais qui allaient fonder « l’Amérique ». Une réminiscence accentuée par la curieuse chasuble brun-moine que portent tous les nouveaux immigrants, avec cordon blanc et calotte noire.

Ce qui est cocasse en 2020 est d’observer que les hommes sont tous « ingénieurs » (y compris agronomes) tandis que les femmes (en dortoir séparé) sont toutes « techniciennes » – y compris Joyce, la fille du « professeur ». Que le seul enfant admis à être sauvé est « Michel » (VF), un gamin (blond) de 6 ans qui s’était réfugié sur le toit de sa maison, engloutie par les eaux du tsunami engendré par l’approche de la grosse planète, en passant par la cheminée à l’aide d’une corde en draps noués. Son initiative lui a permis d’être aperçu et sauvé par Randall et Drake, partis livrer des vivres et des médicaments en petit hélicoptère à une centaine de kilomètres du projet, sur appel de détresse radio. Qu’enfin tous les nouveaux pèlerins sont blancs : Dieu est avec nous, Dieu sauve l’Amérique, Dieu les a élus.

Pour donner un peu de consistance à cette histoire (Archi)-connue et pimenter la Peur apocalyptique d’un peu de sexe (convenable), Joyce qui devait se marier avec Drake tombe en amour pour Randall, moins « professeur » calculateur que casse-cou bricoleur. Drake va-t-il se battre avec Randall ? Va-t-il l’abandonner sur le toit de la maison du gamin ? Deux scènes marquent l’hésitation du jaloux mais la Bonté naturelle des élus ne peut se permettre de telles manifestations du Mal : Drake s’effacera au profit de Randall et adoptera le gamin au lieu de la fille. Happy end.

Car la fusée décolle, use tout son carburant pour se faire capter par la planète Zyra, et réussit à atterrir grâce à Randall sur la neige glacée entre deux montagnes, devant un paysage de grandes plaines verdoyantes où l’air est pur et les couleurs crues comme à Hollywood.

D’après un roman d’époque sous le même titre de Philip Wylie et Edwin Balmer, le film est devenu « culte » pour avoir été pionnier dans la fiction scientifique envers l’espace. Mais plus d’un demi-siècle nous séparent de 1951 et les effets spéciaux et décors, primés en 1952, font bien carton-pâte et peinture aujourd’hui. Reste un portrait psychologique de l’Amérique triomphante qui dominait le monde après la Seconde guerre mondiale. La candeur sûre d’elle-même est toujours revigorante.

DVD Le Choc des mondes (When Worlds Collide), Rudolph Maté, 1951, avec Richard Derr, Barbara Rush, Peter Hansen, John Hoyt, Larry Keating, Paramount Pictures 1995, 1h19, €10.98

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Tchernobyl minisérie

Le 24 avril 1986 à 1h 23mn et 44s du matin, le réacteur RBMK numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, aux confins des frontières ukrainienne et biélorusse, explosait dans une URSS minée de l’intérieur. Cet événement, de retentissement mondial, a probablement précipité la chute du régime communiste et la ruine de sa bureaucratie sclérosée. Le nationalisme actuel des Russes est une réaction à cette humiliante perte de sens, alors que les Soviétiques avaient été les premiers dans l’espace. Mais on ne refait pas l’histoire et ce qui s’est produit là-bas peut s’y reproduire demain car le je-m’en-foutisme, le fatalisme, l’irresponsabilité, la structure verticale de la société ne peuvent compenser le courage, l’abnégation ou le professionnalisme individuel. Chaque société a les catastrophes qu’elle mérite – et les Japonais en savent quelque chose avec Fukushima.

C’est par une suite d’erreurs et d’approximations dues au système soviétique que la catastrophe a eu lieu. Système que les dirigeants de la CGT admirent encore, soit dit en passant, ce qui est l’une des causes de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge. Il s’agit pour Tchernobyl d’une technologie instable, d’une construction bâclée pour faire vite et pas cher et « remplir le Plan », aucune enceinte de confinement comme à l’Ouest, des tests de sécurités inaboutis, des opérateurs mal formés, une équipe de nuit pas au courant du test prévu, des ordres politiques retardant la baisse de puissance et laissant s’accumuler le gaz xénon hautement explosif, l’arrogance du supérieur direct des ingénieurs qui ambitionnait la direction de la centrale, les « instructions » caviardées puis laissées de côté dans l’urgence, le bouton de mise à l’arrêt d’urgence (« AZ 5 » dans la série) qui était un leurre, un mensonge scientifique !

La suite n’est guère à l’honneur du système : devant l’incendie à ciel ouvert du cœur nucléaire, la direction… appelle les pompiers ! Ils n’ont évidemment aucun équipement adapté et l’eau ne fait que fournir de la vapeur pour exploser encore plus ; il n’est prévu aucune pilule d’iode pour contrer les effets de l’irradiation. Les dirigeants locaux du parti retardent volontairement l’évacuation de la population pour ne pas créer la panique. Ils ne préviennent personne des dangers qu’il y a à s’approcher du réacteur en feu ou même de le regarder à un kilomètre sur un pont (joli spectacle avec son onde bleue de l’effet Vavilov-Tcherenkov). La centrale ne possède que des dosimètres bas de gamme tout de suite saturés ; l’unique dosimètre professionnel est entreposé dans un coffre dont la clé se trouve dans un autre bâtiment – c’est dire la confiance du parti dans ses ouvriers socialistes ! La direction ment au Comité central sur l’importance de la catastrophe (Gorbatchev, chef de l’URSS, n’est au courant que trois jours plus tard !), puis aux Allemands sur le niveau de radioactivité lorsqu’ils proposent un robot pour évacuer les déchets, puis durant des mois à l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne, sur ordre de Moscou. Heureusement que le monde est bien fait et que les satellites américains et les détecteurs suédois ont très vite compris l’ampleur de la catastrophe qui allait contaminer une grande part de l’Europe et ruiner le peu de crédibilité qui restait à l’URSS et au « socialisme réalisé ».

300 000 déplacés, 600 000 ouvriers et soldats exposés pour déblayer et coffrer le réacteur selon Wikipedia, 93 000 morts par irradiation selon la série américaine, 18 milliards de dollars de coût induits selon Gorbatchev – tel est le bilan du socialisme réalisé dans son pays phare, « avant-garde » de l’Histoire. C’est bien ce qu’il faut retenir de la religion communiste, aveugle à tout ce qui n’est pas l’idéologie, indifférente aux hommes au profit du Plan, fonctionnant pour le seul pouvoir d’une étroite élite que le recrutement par obéissance et conformisme rend médiocre, enfin régie par les Services de sécurité obsédés de secret (dont le KGB). Une banderole dérisoire sur le réacteur éventré proclame encore que « le peuple soviétique est plus fort que l’atome » – les irradiés apprécieront.

Les héros de la série ne sont pas des politiciens mais des ingénieurs tel Valeri Legassov, directeur adjoint de l’Institut d’énergie atomique de Kourchatov (Jared Harris) ou « Ulana Khomyuk » (Emily Watson) personnage composite de scientifique nucléaire aidant l’ingénieur. Ils veulent « lavérité » car seule la vérité fait avancer la science. Seul Boris Chtcherbina (Stellan Skarsgård), vice-président du Conseil des ministres et chef du Bureau des combustibles et de l’énergie, chargé de diriger la commission gouvernementale sur Tchernobyl après la catastrophe, passe du statut d’arrogant cynique imbu de son pouvoir à celui de personne humaine catastrophée par les erreurs du Système. Sans lui, pas de moyens aussi massifs ni aussi rapides, pas de motivation des « camarades » aussi politiquement patriotes – mais le mal était fait.

Si les 5 épisodes de la série sont romancés et mettent en scène des personnes parfois caricaturées, se tordant à l’hôpital sous les effets de l’irradiation (d’où l’interdiction en France aux moins de 12 ans), le message global est clair : le mensonge tue, l’élite hors-sol est inacceptable, la population a le droit de savoir et d’être associée aux risques. Les explications didactiques de la catastrophe au procès final sont d’une grande clarté pour le profane en centrale ; elles permettent de mesurer comment l’humain peut chevaucher l’atome – à condition de prendre toutes les précautions nécessaires et de respecter les procédures une à une, tout en discutant des apports d’expérience.

Les assertions de la série (américaine…) sont à nuancer et compléter avec les incertitudes recensées dans l’article de Wikipédia sur Tchernobyl et dans le dossier de l’Institut de radioprotection nucléaire. Mais dénoncer un système mortifère qui s’enrobe sous le nom de « socialisme » est œuvre de santé publique et morale.

DVD Tchernobyl (Chernobyl), 2019, écrite par Craig Mazin et réalisée par Johan Renck, HBO minisérie, avec Jared Harris, Stellan Skarsgard, Emily Watson, 5 épisodes en 5h20 + bonus, standard €19.50 blu-ray €24.50

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Interstellar de Christopher Nolan

Sorti avant l’ère Trump, ce film montre la schizophrénie américaine : d’un côté le repli archaïque sur sa ferme autarcique ; de l’autre la fascination pour la technologie et les étoiles.

Cooper (Matthew McConaughey), un ingénieur ex-pilote de navette de la NASA, s’est reconverti en planteur de maïs dans la ferme familiale mais n’a de cesse que de réparer les égreneuses et de suivre un drone de surveillance jusqu’à le faire se poser. Il a toujours son père mais sa femme est morte d’une tumeur au cerveau que la médecine n’a pas su détecter à temps. Car « la science » a été délaissée et même l’épopée lunaire des missions Apollo sont désormais caviardées dans les manuels scolaires. Le politiquement correct veut qu’elles n’aient été qu’une mise en scène destinée à pousser l’Union soviétique à se ruiner pour faire pareil. C’est exactement ce que prône une majorité de trumpiens, fermiers ignares haineux de tout ce qui dépasse leur niveau basique des trois B (bite, bière, baston) et qui voient un complot dans tout ce qui en sort.

Le climat s’assèche et des tempêtes de poussière empêchent régulièrement toute vie normale tandis qu’elles font crever le maïs. Je m’étonne d’ailleurs que cette référence au Dust Bowl des années 30 montre en même temps des champs de maïs très verts : chacun sait que le maïs demande beaucoup d’eau – et la sécheresse qui cause les tempêtes de poussière est incompatible avec ce genre de plante. Mais cela permet un beau décor et une action prenante en pick-up V8 sans rien voir, pilotée par Tom le gamin de 15 ans (Timothée Chalamet) tandis que le père est obnubilé par le drone qu’il tente de capturer.

Mais la poussière a du bon. Alors que le père ramène ses enfants des écoles où le directeur de Tom lui barre l’accès à l’université au prétexte que le pays a besoin de fermiers producteurs de nourriture et pas d’ingénieurs, et où l’institutrice de Murphy, sa fille de 10 ans (Mackenzie Foy), blâme son affirmation non politiquement correcte que les hommes sont bien allés sur la lune, la poussière dessine des raies dans la chambre où la fenêtre a été laissée ouverte. La fillette croit aux fantômes : ils poussent des livres dans la bibliothèque, formant des espaces comme des traits et des points en morse. Mais Cooper, au vu des lignes de poussière, en déduit qu’il s’agit plutôt d’un langage binaire. La gravitation permet une forme de communication avec une intelligence.

Traduites ainsi, les lignes donnent des coordonnées GPS. Lorsque le père s’y rend, avec sa fille qui s’impose dans la voiture, les deux découvrent une base secrète de la NASA, inconnue du grand public ignare et hostile. Une certaine écologie réactionnaire veut en effet revenir à la ferme des débuts et rester en « paradis » sans plus jamais bouger, espérant que le Seigneur les épargnera. Ce n’est pas le cas des meilleurs scientifiques rescapés du tournant bigot. Eux veulent sauver l’humanité, du moins son avenir, en cherchant une planète habitable dans l’espace. Il faudrait au moins mille ans de voyage, rétorque Cooper, mais non affirme John Brand (Michael Caine) qui fut autrefois son professeur : un trou de ver a surgi près de Saturne il y a quelques décennies et permet probablement de passer dans une autre partie de l’univers par un raccourci. Ce trou hypothétique de la physique relie deux feuillets distincts de l’espace-temps : trou noir qui absorbe d’un côté, trou blanc qui expulse de l’autre.

Brand mandate Cooper comme pilote pour une expédition destinée à trouver cette planète favorable à la vie humaine. Plusieurs expéditions sont déjà parties sonder mais aucune n’est revenue, envoyant seulement quelques données. La Terre va s’appauvrir et l’humanité est condamnée à échéance d’une génération. D’où deux plans : le plan A est le vaisseau spatial Endurance que va piloter Cooper pour trouver la bonne planète et l’ensemencer d’humains via les couveuses qui emportent des embryons au patrimoine génétique diversifié ; le plan B est l’envoi d’une véritable station spatiale qui permettrait d’emporter une grande part de l’humanité actuelle vers les planètes. Mais le B, s’il est plus humaniste, est aussi trop ambitieux : pour l’instant, l’équation pour faire passer un tel vaisseau via la gravitation n’est pas résolue.

Hanté par les étoiles et résolu à ne pas s’enterrer dans la vie de fermier, Cooper accepte la mission, malgré sa fille de 10 ans qui le supplie de rester, arguant même que « le fantôme » a tracé les lettres STAY (reste) au travers des livres sortis des rayons. Tom et Murphy sont confiés au beau-père (John Lithgow) et le pick-up V8 entre les mains du fils, ravi. Seule Murphy en veut à son père de l’abandonner. Elle n’aura de cesse, en grandissant, de chercher ses traces via la science tandis que son frère se contentera de la ferme où il produit des plantes qui meurent et des fils qui s’affaiblissent. Une inversion des rôles typique de l’époque féministe aux Etats-Unis : la fille dynamique et scientifique, le garçon conservateur et producteur.

La relativité change les âges relatifs dans l’espace ; Cooper reste jeune tandis que ses enfants vieillissent. La mission ne se passe pas sans incidents. L’équipage de quatre, plus le robot TARS, met deux ans à rejoindre Saturne et le trou de ver. Après, c’est l’inconnu. Amélia Brand (Anne Hathaway), fille du professeur, et les astronautes Romilly (David Gyasi) et Doyle (Wes Bentley) plongent dans le trou avec Cooper et assistent à une déformation d’espace-temps. Amelia aura même la sensation d’avoir serré la main d’un « être » en tendant le bras.

La première planète signalée comme pouvant abriter la vie est très proche du trou noir surnommé Gargantua et l’atterrissage est délicat, mettant en jeu tout le talent du pilote. Mais la planète est entièrement couverte d’eau, que des vagues gigantesques parcourent. La mission précédente s’est crashée et seuls des débris subsistent. Amelia manque de compromettre la suite en voulant absolument rapporter une boite noire alors que la vague arrive au galop. Elle n’a que le temps de regagner la navette avec le robot alors que Doyle, trop lent, y reste.

Il faut alors explorer une autre planète possible. Amélia, amoureuse d’Edmunds, développe une théorie sur l’amour transcendant le temps et l’espace pour qu’ils choisissent cette planète possible. Mais Cooper a envie de garder du carburant pour revenir sur terre, selon ce qu’il a promis à ses enfants et Romilly ne croit guère à la planète Edmunds. L’Endurance se dirige donc vers la planète Mann. Celui-ci (Matt Damon), ne gardant plus espoir de revoir un humain, s’est mis en hibernation dans son sarcophage et l’équipage le réveille. La planète est belle mais aride et glacée. Y aurait-il quelque part un sous-sol avec moins d’ammoniaque dans l’air ? Mann l’affirme (à l’aide de fausses données) et convie Cooper à explorer le coin. Il tente alors de le tuer pour ne pas qu’il revienne sur terre. Pour lui, « la mission » est de sauver l’humanité future et pas celle au présent ; il veut donc ensemencer sa planète avec les embryons pour ne plus être seul. Ce plan B est d’ailleurs le seul auquel le professeur Brand ait cru, il l’avoue à Murphy devenue adulte et chercheuse à ses côtés. Pour résoudre l’équation de la gravitation, il lui faudrait des données quantiques d’un trou noir, inaccessibles depuis la terre.

Sauvé in extremis pour l’action, Cooper décide de rentrer, malgré Mann qui tente de prendre le contrôle de la navette et qui a tué Romilly par robot piégé. Son arrimage échoue et il est expulsé dans l’espace tandis que le vaisseau est endommagé. Ce qui oblige les deux astronautes restants, Cooper et Amelia, à tenter de rallier la planète Edmunds avec très peu de carburant. Cooper parie alors de se faire attirer par le trou noir afin de profiter d’un effet catapulte. Pour alléger le vaisseau, il largue le robot TARS puis sa propre navette, se sacrifiant pour laisser Amelia seule dans le vaisseau accomplir la mission. Le spectateur un peu averti de physique notera les tuyères crachant le feu et les explosions dans l’espace – pourtant sans air…

Sa navette se disloque, conduisant à son éjection. Cooper se retrouve alors dans un cube à quatre dimensions, un tesseract, d’où il aperçoit la chambre de sa fille au travers des livres de la bibliothèque. C’est bien lui qui communique, par un paradoxe de l’espace-temps, ces mystérieux signes gravitationnels du « fantôme » via un infini de chambres à différentes époques. Il peut ainsi transmettre à Murphy adulte (Jessica Chastain) les données quantiques du robot TARS, rescapé de l’espace, afin de résoudre la fameuse équation. Il le fait grâce à la petite aiguille de la montre qu’il lui a laissée en partant, les battements de l’aiguille formant des lettres en morse.

La fin est happy à l’américaine, comme on peut s’y attendre : la science sauve l’humanité asservie par les superstitions écologiques. Cooper se trouve lâché du tesseract et, via le trou de ver, est recueilli par une station humaine Cooper, flottant près de Saturne avec le robot TARS, après avoir serré brièvement la main d’Amelia dans un passé récent. Il assiste à la mort de Murphy, devenue bien vieille, puis vole une navette pour rejoindre Amelia qui a trouvé la bonne planète.

Les « fantômes » n’existent pas, seulement des explications rationnelles qu’on ne peut encore élaborer. Ce n’est pas le repli sur la tradition qui sauve l’humanité mais bien la curiosité de la recherche. L’amour transcende le tout car il fait se mouvoir pour les autres. Le trou de ver n’est pas apparu par hasard, l’humanité future, partie vers les étoiles, l’a placé là dans un repli d’espace-temps.

Entre science-fiction très au fait des nouveautés astrophysiques et message politique et moral à l’humanité en train de sombrer dans le trumpisme régressif, Interstellar est un film optimiste où les relations père-fille sont explorées autant que les étoiles.

DVD Interstellar, Christopher Nolan, 2014, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain, Michael Caine, Casey Affleck et Matt Damon, Warner Bros 2015, 2h42, standard €6.00 blu-ray €7.52

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Les figures de l’ombre de Theodore Melfi

Les mathématiques ne se trompent jamais ; elles permettent d’expliquer la structure de l’univers et restent un champ d’exploration sans limites pour l’esprit humain. Un esprit également attribué aux femmes et aux hommes, aux Noirs et aux Blancs, aux Russes et aux Américains. C’est le sens de ce film documentaire sur trois femmes noires de la NASA, mathématiciennes entrées dans le programme Mercury et Apollo au tout début des années 1960 par besoins pressants de compétences.

Comme quoi la démocratie invite à l’égalité des chances par l’efficacité des résultats. Dans l’histoire, le capitalisme aussi, jusqu’à une période récente où la spéculation avide a pris le pas sur la gestion économique.

Le documentaire est tiré directement d’un roman de Margot Lee Shetterly intitulé comme le film Hidden Figures et traduit en français sous le titre Les figures de l’ombre. Il évoque les calculatrices humaines afro-américaines Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson. Le terme anglais hidden a la même origine que le mot français hideux, mais ce vocabulaire un brin excessif et démagogique du titre n’est pas la réalité. Les calculatrice humaines, noires comme blanches, ont été reconnues par la NASA depuis de longues années et racontées depuis 1990. Le prurit féministe et raciste victimaire pourrit l’esprit américain et fait dévier la vérité vers le mythe que l’on veut croire.

Malgré cet aspect déplaisant, le film retrace avec brio et un certain humour le destin professionnel de ces trois amies qui partent au travail dans une invraisemblable vieille guimbarde bleu turquoise typiquement américaine, aussi lourde qu’une péniche.

Dans les années 1950, l’apartheid règne en maître aux Etats-Unis et les Noirs, qui plus est les femmes, se voient reléguées aux tâches subalternes et sous-payées. Le domaine scientifique est peut-être le seul qui, comme en URSS à la même époque, échappe à l’idéologie. Les calculs sont en effet imparables et ne sauraient être biaisés par les idées ou les préjugés.

Katherine devenue Johnson par second mariage (Taraji P. Henson) a été reconnue dès son lycée comme surdouée en maths. Entrée au Département de guidage et de navigation de la pré-NASA pour vérifier les calculs des ingénieurs à la main, elle est vite promue au Space Task Group après le lancement réussi de Spoutnik 1 pour préparer la course à l’espace. Les Soviétiques ont en effet de l’avance, ayant envoyé en orbite autour de la terre une chienne, Laïka, puis un homme, Youri Gagarine. Les Yankees ont peur que les Soviétiques ne mettent une bombe H en orbite ; il leur faut aller voir et surtout maîtriser les techniques.

Pour envoyer leur premier astronaute américain, John Glenn, il ne faut se priver d’aucun talent. Al Harrison, directeur du projet (Kevin Costner), ne voit que l’efficacité et intègre tous les génies qu’il peut malgré son ingénieur en chef Paul Stafford (Jim Parsons), imbu de sa science de bon élève et socialement blanc guindé. Ce qui donne quelques scènes cocasses où Katherine doit courir 800 m pour aller aux toilettes réservées aux gens de couleur et se voit attribuer une cafetière unique pour ne pas « souiller » celle des autres.

Le directeur Harrison joue le rôle que devrait jouer l’Etat en instance suprême et arbitre entre les talents : il abolit la ségrégation des toilettes (mais la maintient entre hommes et femmes, tout comme les féministes dont je ne crois pas qu’elles réclament leur abolition) et celle de la cafetière ; il introduit Katherine dans les briefings avec l’armée pour l’amerrissage des capsules afin qu’elle puisse calculer en temps réel les trajectoires. John Glenn (Glen Powell) demandera personnellement aux techniciens que ce soit Katherine Johnson qui vérifie elle-même les chiffres calculés par l’ordinateur IBM pour sa première mise en orbite : « Si elle dit qu’ils sont bons, alors je suis prêt à partir ».

Je suis effaré de me souvenir que tous les calculs se faisaient encore à la main et à la règle à calcul durant mon enfance et mon adolescence. L’informatique était balbutiante, très lourde et chère, centralisée et hiérarchiquement organisée, ce qui la réservait à quelques-uns, surtout les militaires. L’installation de l’IBM à la NASA dans le film est un morceau de folklore qu’il ne faut pas rater. Les installateurs de la machine pour les affaires à l’international (International Business Machine) ne savent pas trop comment la programmer pour l’espace et ont du mal avec les connexions. C’est Dorothy Vaughan (Octavia Spencer) qui apprend seule à l’aide d’un livre « emprunté » à la bibliothèque municipale pour Blancs le langage FORTRAN, créé par IBM en 1957, et bidouille l’ordinateur géant qui prend toute une salle, afin de lui faire cracher des données, 24 000 opérations par seconde. Elle pressent qu’avec le progrès technique, les jours des calculatrices humaines sont comptés et que toute son équipe doit se mettre au langage informatique pour s’élever au niveau et survivre. Comme quoi la technique promeut, le progrès matériel permet le progrès humain et social. Vaughan impose son sens de l’organisation et du management d’équipe.

Quant à Mary Jackson (Janelle Monáe), elle a été dans l’équipe de calculatrices Vaughan avant d’obtenir le droit de suivre un cours du soir en mathématiques et en physique pour devenir ingénieur. Elle a dû pour cela créer un précédent dans l’Etat ségrégationniste de Virginie en convainquant un juge de l’autoriser selon la loi fédérale. Elle a été aidée par l’ingénieur en soufflerie aéronautique polonais Kazimierz Czarnecki, qui travaillait avec elle. Lui est rescapé des camps nazis et ne voit pas comment on peut supposer a priori la supériorité d’une race sur une autre ou d’un homme sur une femme.

Au total, un hymne américain à la nation démocratique elle-même, consacrée par l’élection d’un Noir à la présidence. Jusqu’à l’élection du Clown vaniteux comme un paon, en réaction de petit-Blanc outré.

DVD Les figures de l’ombre (Hidden Figures), Theodore Melfi, 2016, avec Taraji P. Henson, Octavia Spencer, Janelle Monáe, Kevin Costner, Kirsten Dunst, Jim Parsons, Glen Powell, 2h01, 20th Century Fox 2017, €8.40 blu-ray €9.41

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Gérard Muller, L’âme de la fontaine étourdie

La retraite venue l’auteur, ancien ingénieur aérospatial, met ses connaissances scientifiques et techniques au service de son imagination débordante. Il écrit de courts romans au présent qui illustrent, par le biais d’une intrigue policière, un concept de la physique. Celui-ci se préoccupe de physique quantique.

Une archéologue, évidemment toulousaine, berceau bien-aimé de son auteur, va fouiller au pied des parois à pétroglyphes en Namibie. Elle appartient à une équipe internationale privée que des sponsors financent. Le directeur est américain, l’informaticienne anglaise, les deux autres fouilleurs sont espagnol et namibien, plus un ouvrier du village voisin. Même adolescent, le public visé semble-t-il par ce roman, le lecteur peut logiquement supposer que les échanges entre les protagonistes s’effectuent en anglais, sinon en globish. Pourquoi, alors, faire déclarer à l’Américain que « le tutoiement est de rigueur » (p.32) ? Parleraient-ils tous français en Namibie ? Le tutoiement en anglais n’existe que pour s’adresser à Dieu, sinon on s’appelle tout simplement par les prénoms. L’auteur abuse de l’usage du sud de désigner la personne par un impersonnel comme « la Toulousaine », « la Française », pour la même personne : Lisa. Pourquoi ne pas utiliser son prénom ou dire « elle » ?

Ce n’est pas le seul passage où l’on tique, même si l’on est bon public. Les prélèvements des charbons de bois antiques pour une datation au Carbone 14 ne se font pas comme on verse du sable dans un seau mais nécessitent de multiples précautions afin qu’ils ne soient pas contaminés. Aussi, lorsqu’une datation est donnée trop proche du présent, l’archéologue professionnel (moi) s’attend à ce que l’on évoque au moins cette hypothèse fort courante ; il n’en est rien.

C’est au contraire au profit d’une autre hypothèse, très audacieuse pour des scientifiques, qui permet d’imaginer une transmission de pensée des chamanes locaux d’il y a 50 siècles ! Et l’explication de cette possibilité réside naturellement dans les mystères de la physique quantique. D’où « l’âme » qui serait une empreinte émotionnelle forte au moment de la mort : elle aurait modifié le champ de force pour l’éternité. Il suffit d’être médium, de respirer lentement et profondément dix fois de suite, pour entrer en communication avec les esprits prédestinés. Le bushman d’il y a 5500 ans parle comme vous et moi, il évoque sans sourciller son empreinte quantique et ses qubits ! Ce qui avait commencé comme une belle aventure scientifique se termine dans le délire le plus complet.

Bon, me direz-vous, il suffit d’y croire. Il y a un meurtre, une fontaine qui s’arrête et repart, un léopard qui serait un chamane déguisé, des policiers locaux savoureux. Sans compter le récit détaillé de baises torrides par des couples divins sortis tout droit des studios hollywoodiens, sains, musclés, bronzés, aimants… Tout ce beau monde se vautre alors dans les poncifs les plus à la mode médiatique immédiate chez « les jeunes » : aider les migrants, militer pour le climat, combattre le machisme. C’est un peu trop pour mon goût et n’égale pas Bob Morane, bien mieux écrit et qui reste, malgré les incursions dans les mythes et la science-fiction, dans les clous du rationnel tout en ne cédant rien aux dernières lubies – ce pourquoi on le relit encore un demi-siècle plus tard. Pourquoi par exemple appeler les particules d’âme des soul particles ? La langue anglaise seule pourrait-elle produire ce concept aussi intraduisible en français que humour, privacy et week-end ? Par snobisme globish ? Pour faire encore plus scientifique ? Plus ésotérique ? A cause de la musique 2011 de Quantum Force ? Ou pour copier un roman américain ?

Désolé de paraître trop aimer le beau langage et les récits vraisemblables : si je donne à manger du bio à mes enfants, la nourriture intellectuelle bien écrite et que l’imagination peut croire n’en est pas moins vitale pour leur santé. Le roman précédemment chroniqué était à mon avis meilleur.

Gérard Muller, L’âme de la fontaine étourdie, 2019, éditions Lazare et Capucine, 230 pages, €15.00 e-book Kindle €7.99

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Orphelins de l’État

Le mal français, pour tout citoyen qui veut laisser un moment le rôle d’acteur pour celui d’observateur, est historiquement profond. Le centralisme jacobin, parisien, aime avoir les commandes bien en main. Comme les grenouilles qui voulaient élire un roi, les Français adorent l’élection présidentielle, spectacle quinquennal où renverser la table. Ils contestent le vainqueur aussitôt sa première année de règne écoulée. Car le citoyen français aime gueuler : dans la rue il braille, dans les cafés il râle, au guichet des administrations il se plaint. Mais pour lui, sans l’État, point de salut !

Incite-t-on à payer ou à envoyer des papiers en ligne ? Ce ne sont que récriminations amères. « On paye trop d’impôts ! – mais on veut toujours plus de services publics. Il y a trop de règlements et de paperasses – mais, pour n’importe quel problème, que fait le gouvernement ? Les flics sont des fachos violents valets des patrons – mais on n’est jamais protégé. Trop d’accidents et de morts sur les routes ? – mais c’est un scandale de limiter la vitesse à 80 km/h et de prôner le zéro alcool au volant. » Et ainsi de suite…

L’État n’a pourtant pas vocation à intervenir partout et en tout. L’exemple soviétique a montré que c’était non seulement inefficace mais corrupteur, secrétant par système une caste de privilégiés. Le français aime l’égalité mais n’aime pas voir autour de lui de plus égaux que les autres. Les Allemands ou les Suisses, qui ont moins d’État central et plus d’autonomie civile, sont bien plus heureux. Ils payent aussi moins d’impôts et ne sont pas socialement plus mal traités. Ils ont au contraire pris l’habitude des initiatives (par exemple pour proposer des référendums concrets en Suisse) et savent se prendre en main un peu plus (comme la cogestion syndicats-patronat en Allemagne). Quand on voit les contraintes du plan antiterroriste pour les écoles – et comment elles sont très peu et mal appliquées quelques mois plus tard – on se dit que « L’État peut tout » est un danger pour l’esprit : il vaudrait bien mieux que chacun des citoyens ose se prendre en mains !

C’est la même chose pour les monopoles : le privé s’en occupe mieux que l’État, puisque les « fonctionnaires » (comme le mot l’indique) sont des gens souvent très compétents mais qui « fonctionnent », c’est-à-dire qui attendent les ordres. Ces ordres doivent venir des décideurs qui, eux, sont les politiciens élus pour cela. Mais leur lâcheté clientéliste font qu’ils ont peur de décider et qu’ils préfèrent suivre l’opinion commune – ou plutôt médiatique (ce qui signifie, dans un pays aussi centralisé et parisien que la France, l’opinion des éditorialistes les plus en vue de la presse et de la télévision).

EDF et SNCF restent peut-être les deux monopoles d’État dont le Français est fier, montés avant la modernité sur le modèle napoléonien de l’armée. Il y avait la Poste, France Télécom, Air France, Charbonnages de France, voire Renault – tous monstres « sacrés » – mais qui se sont dilués dans la concurrence européenne et l’informatisation des organisations. Or produire de l’énergie ou faire rouler les trains n’est pas par nature une fonction d’État. Rien à voir avec l’armée ou la justice par exemple, ou même comme ces entreprises d’intérêt stratégique que sont les chantiers navals, l’aviation de chasse ou les logiciels cryptés.

En revanche, que l’on garde le capital et les infrastructures entre des mains nationales et que l’on établisse un cahier des charges contraignant (comme pour les autoroutes) est parfaitement légitime de la part de l’État. À condition que des contrôles soient effectués et effectivement suivis d’effet – encore une décision politique : donc aux mains des décideurs élus qui doivent assumer leurs responsabilités. Ce n’est pas vraiment le cas, à en croire les rapports successifs de la Cour des Comptes.

EDF comme SNCF sont devenus des monstres, fort endettés, trop hiérarchiques, gaspilleurs d’argent public pour de « grands » projets inefficaces (comme le réacteur EPR) ou peu adaptés aux réalités du terrain (le TGV qui s’arrête dans toutes les capitales régionales du trajet au lieu de foncer à sa vitesse de croisière).

La France est un pays d’ingénieurs et de militaires, où l’école Polytechnique (fondée par Napoléon 1er) est la véritable école de l’élite, bien plus que l’ENA. C’est là où le bât blesse : la diversité des approches est trop peu présente dans les grands corps de l’État et ce n’est pas se contentant de « supprimer » l’École nationale d’administration que cela changera.

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Écologie punitive

Taxer, interdire, limiter, exiger sont des comportements de commandement. Sous prétexte « d’urgence » (mais qu’ont-ils foutu durant quarante ans ?) les gouvernements français veulent dresser la société par des mesures « incitatives » (en fait coercitives), et notamment fiscales, contre l’émission de particules et de gaz à effet de serre et de tri des emballages. Mais l’énergie est principalement nucléaire en France et remplacer le pétrole par l’électricité dans les voitures, outre que cela a un coût (il faut louer les batteries à vie), ne fait que déplacer le problème. Et si toutes les autos étaient électriques, il faudrait construire plusieurs nouvelles centrales. De plus, les « aides à l’achat d’un véhicule propre » étant indifférenciées, le riche en bénéficie tout autant que le pauvre, gaspillant ainsi les deniers des contribuables.

Le constat immédiat est clair : seuls les bourgeois des villes ne ressentent pas les mesures comme coercitives car ils « ont les moyens ». L’essence plus chère ? Le diesel au même prix ? La voiture hybride ou tout-électrique ? L’isolation des bâtiments ? Le surcoût du « bio » ? Rien de cela ne leur importe car cela impacte peu leur pouvoir d’achat. Il n’en est pas de même pour le rural réduit au SMIC ou à la retraite de base en province, ni pour le banlieusard moyen, eux qui doivent se déplacer pour tout (et de plus en plus avec la désertification des services publics). L’écologie punitive accentue les inégalités, creuse le fossé entre « élites » nanties et le peuple et fait le lit de la droite extrémiste.

Malgré le discours « de gauche » affiché par les écologistes en France, la mentalité est fondamentalement conservatrice. Tout part des Lumières qui font de la Nature une Providence sans Jéhovah, une sorte de grand Horloger implacable dont les « lois » immuables s’appliquent avec indifférence. Ce qui donne la pensée technocratique pour qui tout est mathématisable, donc modélisable, conduisant les « ingénieurs » à administrer la société et les « ingénieurs des âmes » (terme forgé sous Staline) à reformater les mentalités. Thomas Malthus, bien connu des économistes, se réjouit que les pauvres connaissent la famine car cela régule les naissances trop nombreuses dans cette catégorie « dégénérée » de la société. Jean-Jacques Rousseau, l’asocial paranoïaque, fait de « la société » (urbaine, policée, de cour) le lieu des vices et de l’exploitation des hommes, aimant se réfugier en « thébaïde » à la campagne. Aujourd’hui encore, un Pierre Rabi fait du « progrès » un éloignement de la vie naturelle, donc une déchéance d’humanité.

Or le savoir scientifique est une curiosité légitime et le progrès des techniques un bienfait humain. Nous vivons plus vieux et en meilleure santé qu’à l’âge des cavernes, qu’au Moyen Âge et même qu’avant la guerre de 40. Ce n’est pas « le progrès scientifique » qui est néfaste, mais ce qu’on en fait. Il faut sortir de l’ornière de la pensée biblique qui fait de toute audace un « péché » et croquer le fruit de l’Arbre de la connaissance un prétexte à punition. Le Paradis d’ignorance béate est un mythe qui inhibe toute volonté de sortir de sa condition dominée. Il va de soi que la bombe atomique et les pesticides cancérigènes ne sont pas des applications fastes de la science. Mais nous ne sommes pas dans un monde de dieux : quand la guerre menace tous les moyens sont bons ; quand le profit allèche, aussi – mais là nous pouvons réguler. Depuis Rabelais, les Français savent (devraient savoir si l’éducation « nationale » faisait son boulot) que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Le problème des écologistes français n’est pas la cause à défendre mais les moyens qu’ils emploient. Imbibés de leur passé gauchiste, commencé intellectuellement sous Lénine et Mao avec l’exemple politique de Robespierre et de Castro (oyez Mélenchon !), ils méprisent la liberté au nom des Lois « scientifiques » de l’Histoire ou de la société. Ils sont les grands « sachants » et jouent au grand sachem ; comme en classe (nombreux sont les profs dans les partis écolos), ils veulent imposer leur savoir, même s’il est intimement mêlé de croyances non rationnelles parfois. Le politiquement correct et la pensée de horde remplacent chez eux le libre examen. La question de la limite entre les libertés individuelles et l’efficacité collective leur est étrangère. Puisqu’il « faut », alors « yaka » – sans débat ni nuances.

Ce pourquoi ils échouent depuis une génération à convaincre. On cause « protection du littoral », mise en valeur du « patrimoine », valorisation des petites exploitations « bio », observation « des oiseaux » et « bienfait des plantes » – mais rien ne change au fond car rien de concret n’est proposé qui soit socialement acceptable (sauf le tri sélectif, avec beaucoup de mal). On fait dans le symbolique (ah, l’énergie solaire !) avec une efficacité quasi nulle ; on veut donner des droits aux bêtes alors que les gens sont déjà mal jugés par la « justice ». On emploie alors la terreur de l’Apocalypse climatique (évidemment imminente), on soutient la théorie du Complot des multinationales, on attise les haines de classe entre ceux qui « profitent » du système et ceux qui le subissent. Sans analyser plus avant, sans convaincre pour autant.

Force est de constater que soit l’écologie n’est que le paravent d’ambitions politiciennes (former un parti-pivot à gauche pour obtenir des avantages électoraux et la manne du financement public qui va avec), soit elle n’est qu’incantation d’une pensée magique (ce que j’ai maintes fois constaté chez les sincères croyants naïfs de la cause).

Ce n’est pas comme cela que l’on va avancer !

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Le voyage fantastique de Henry Koster

Nous sommes en Angleterre après la guerre ; l’industrie aéronautique de la perfide Albion est florissante, ultra-moderne, et ses usines produisent des avions de ligne dernier cri. Le plus récent, le Reindeer, a un nom qui signifie le renne en référence à son double empennage de queue figurant les bois de l’animal.

C’est justement cette queue qui pose problème. Comme souvent en statistiques, la « queue de distribution » est négligée car réputée « négligeable » selon les calculs, mais lorsque l’événement se produit, il est catastrophique. C’est ce que tente de montrer un savant Cosinus (James Stewart), lunaire, maladroit et emporté dans le tout-calculable.

Il est sympathique et touchant, Theodore Honey (James Stewart, excellent en Monsieur Hulot matheux). Son nom signifie le miel ou le chéri… Il vit dans une banlieue banale et se trompe presque toujours de porte en rentrant chez lui car toutes se ressemblent dans ce grand ensemble ; il a perdu sa femme par un événement statistique rare, la tombée d’une fusée V2 juste sur elle, après avoir vu un film où joue l’actrice glamour Monica Teasdale (Marlene Dietrich) ; il a élevé sa fille comme un mathématicien, jouant avec elle à des jeux de calculs sur la grande pyramide. Il a surtout une obsession : prouver que la queue du Reindeer produit par son usine ne résistera pas aux vibrations passées 1440 heures de vol.

Comme l’avion est récent, il n’y a eu pour le moment qu’un seul accident, mal élucidé, dans la région peu accessible du Labrador. « Erreur de pilotage », dit-on pour se rassurer. Mais les pilotes de chasse, qui ont fait leurs classes durant la guerre, ne le croient pas. Honey teste les vibrations sur l’empennage dans un immense hangar, mais ne peut le faire que 8 h par jour à cause des plaintes contre le bruit des riverains. Il n’a donc pas de « preuve » que l’empennage peut casser.

Comme il est reconnu comme savant ingénieur et a sa place dans l’entreprise, la direction prend en compte son hypothèse (aujourd’hui, il serait viré). A lui de se rendre au Labrador pour retrouver et examiner la queue du Reindeer crashé. Mais voilà… pour se rendre de l’autre côté de l’Atlantique, il faut y aller en avion. Et la compagnie qui dessert le Canada est équipée d’avions Reindeers. C’est donc dans l’un de ces appareils que monte Honey, sans le savoir.

Lorsqu’il s’en aperçoit en vol, il prend peur. Moins pour lui-même que pour l’hôtesse charmante qui lui attache sa ceinture et lui offre du café (Glynis Johns), et surtout pour l’actrice Monica Teasdale qui a pris place dans la rangée d’à côté. Il ne veut pas que ces belles personnes disparaissent à cause d’une erreur technique. Il incite donc l’actrice à aller se réfugier près de la cloison des toilettes où le réchaud boulonné de la cuisine renforce la structure. En cas de crash, elle pourra sortir par une trappe toute proche.

Monica Teasdale est un moment émue de l’histoire que lui conte cet étrange Monsieur ; il lui dit combien sa femme était amoureuse de ses films et qu’elle se doit de continuer pour le bonheur de l’humanité ; il lui explique sa théorie sur la fission des atomes du métal au-delà d’un certain nombre de vibrations. Elle se demande s’il la drague et l’encourage à aller voir plutôt le capitaine, qui règne à bord comme sur un bateau, avec son équipage de copilote, de radio, de mécanicien et de navigateur (5 personnes pour une trentaine de passagers, aujourd’hui il n’y en a plus que 2 pour quatre cents personnes !).

Le capitaine pilote prend en compte son hypothèse et rend compte à la compagnie, à Londres (aujourd’hui, il le ferait interner). Mais le temps que les bureaucrates se réveillent et arrivent à trouver le dirigeant qui veuille bien prendre une décision (aujourd’hui pareil…), le point de non-retour est atteint, celui qui rend le point d’arrivée plus proche que le point de départ. Les protagonistes attendent donc anxieusement la rupture, imminente selon l’ingénieur, car l’avion comptait déjà 1422 heures de vol à son départ de Londres…

Après un atterrissage en urgence à Gander sur Terre-Neuve, rien ne s’est passé et le capitaine est furieux. Il a coupé deux des quatre moteurs de cet avion à hélices sur la suggestion de Honey afin de diminuer les vibrations, mais a pris déjà près de 2 h de retard. Les passagers sont énervés et ne comprennent pas. L’équipe chargée d’examiner à la loupe l’empennage au cas où ne trouve rien. Mais ils ne peuvent rien trouver, car la théorie est que le métal fissionne brusquement.

Comme l’avion doit poursuivre sa route vers Montréal, Honey, alors qu’il discute avec l’équipage dans le poste de pilotage, ne trouve rien de mieux que de pousser le levier du train d’atterrissage. L’avion ne peut pas repartir mais lui ne veut pas qu’il y ait des morts par ignorance. L’ingénieur est bien sûr maîtrisé, arrêté et renvoyé par avion militaire au Royaume-Uni, où il doit répondre de son acte devant la Compagnie.

Seul contre tous, il a refait trois fois ses calculs et est sûr d’avoir raison. C’était l’époque où l’on faisait confiance à la science, mais où l’on exigeait des preuves. La Compagnie, devant le scandale relayé par la presse, ne peut faire autrement que de poursuivre les tests sur la queue, mais cette fois 24 h sur 24. Si un autre accident se produisait, sa réputation et son modèle économique seraient perdus.

Theodore Honey a retrouvé son home et sa fille ; l’hôtesse de l’air est venue s’installer chez lui pour l’aider à surmonter cette épreuve ; l’actrice apporte des cadeaux, émue par la sincérité du bonhomme et flattée d’avoir été convaincue de servir le bien de l’humanité malgré la vanité du cinéma. Elle est un brin amoureuse de cet idéaliste qui a su trouver les mots qu’il faut pour redonner goût à son existence, mais se sait trop exigeante pour ne pas céder la place à l’hôtesse-infirmière, éprise de sens pratique, et qui materne Honey parce qu’il est incapable de vivre sur terre normalement. Le trio d’acteurs joue son rôle admirablement, Stewart en distrait un peu timbré, Dietrich en Dietrich plus vraie que nature, Johns en nurse entreprenante et amoureuse.

Le final est grandiose et hollywoodien, happy end, je ne vous en dis pas plus. C’est un beau film, humain et philosophique, qui remue beaucoup de choses. Même si son titre est mal choisi, laissant penser à de la science-fiction, alors qu’il s’agit de science et de fiction sans tiret (un autre film porte le même titre). Et même si certains effets spéciaux font un peu amateur (atterrissage et décollage par exemple).

Son message multiple est que:

  • la science doit être crue lorsqu’elle est sincère et non commandée par des intérêts particuliers ;
  • la technique est admirable mais doit être éprouvée sans cesse ;
  • les intérêts commerciaux doivent passer en second sur la vie des personnes ;
  • tous les métiers, du plus prestigieux (directeur de compagnie aérienne) au plus humble (hôtesse de l’air dans un avion), ont leur place et leur mérite – même celui du Cosinus qui déclare que, d’après ses calculs théoriques vérifiés auprès d’un moine tibétain et d’un pasteur de Louvain, les avions vont se crasher au bout de 1440 heures de vol…

DVD Le voyage fantastique (No Highway in the Sky) de Henry Koster, 1960, avec James Stewart, Marlene Dietrich, Glynis Johns, Jack Hawkins, Janette Scott, version anglaise sous-titrée en français, ESC distribution 2016, €24.99 

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Le capitalisme de Joseph Schumpeter

De nombreux intellectuels médiatiques versés en économie évoquent le processus de « destruction créatrice ». Le concept a été inventé par Joseph Aloïs Schumpeter.  Économiste autrichien né en 1883 et décédé en 1950, il est de cette génération pour qui l’économie ne va pas sans l’histoire ni sans la sociologie. Comme John Maynard Keynes, son contemporain, il sera littéraire, cosmopolite et praticien. Cela afin d’embrasser au mieux la pâte humaine dont sont faits les échanges, la production et la confiance.

Mais si Keynes est le représentant du capitalisme anglo-saxon, axé sur la monnaie et la régulation, Schumpeter représente le capitalisme rhénan, fondé sur l’entrepreneur et l’ingénieur, l’aventure et le travail bien fait. Né dans l’actuelle Tchéquie, Schumpeter étudie puis enseigne à Vienne, séjourne à Londres, devient professeur à Columbia (New York) avant Harvard à partir de 1932. Il sera aussi brièvement Ministre des finances et Président de banque. Il n’est donc pas théoricien de l’abstrait, contrairement à beaucoup (Marx entre autres), mais élabore sa théorie du capitalisme comme Keynes dans le concret des choses et des hommes.

joseph schumpeter

Son œuvre comporte des livres et des disciples.

Mais la postérité de Schumpeter sera surtout composée de disciples : James Tobin, Paul Samuelson, Vassili Leontief, John Kenneth Galbraith seront, parmi d’autres, ses élèves.

Schumpeter montre que le capitalisme est une technique de production motivée par une aventure. Ce mariage (bien loin des technocrates de son temps) fait de l’économie non pas une comptabilité chargée d’administrer les biens rares et de répartir la pénurie, mais bel et bien une dynamique à replacer dans l’histoire et dans les sociétés. La monnaie n’est que le voile qui masque la nature des échanges : cette nature est réelle. La valeur des produits ne se résume pas à leur coût de production plus la rente du profit. Cette vision statique du système marxiste fait l’objet d’une revendication ‘morale’ pour le partage du profit. Ce serait légitime si… l’économie était un système fermé, enclos dans un État aux frontières étanches. Tel est bien le vieux rêve caché des revendications d’aujourd’hui – mais telle n’est pas la réalité. L’économie est une aventure dans un système ouvert et dynamique, pas l’administration fermée d’un lieu clos.

C’est l’innovation qui fait évoluer l’économie. Une innovation n’est pas forcément une découverte scientifique : l’inventeur découvre, l’innovateur met en œuvre – et l’on peut innover avec l’ancien (les Japonais s’en sont fait les spécialistes dans les années 60). Des biens nouveaux peuvent être créés, mais aussi des méthodes de production neuves mises en œuvre, des débouchés inédits découverts, la source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, une organisation différente – voilà qui stimule la concurrence. Innover crée de nouveaux besoins, secoue les routines des producteurs, permet un monopole temporaire (donc un profit provisoire), rend plus mobiles travail et capital, les orientant vers le progrès, des activités anciennes vers les nouvelles.

L’innovation ne va donc pas sans « destruction créatrice » et il est vain de tenter de résister. Il n’y a plus d’allumeurs de réverbères ni de chaisières, on ne construit plus de locomotive à vapeur ni de moulin à vent, il y a aujourd’hui beaucoup moins de traders qu’en 2007. Autant accompagner les nouvelles technologies, les nouvelles façons de travailler plus efficacement et la création de nouvelles entreprises.

À l’origine de l’innovation est l’entrepreneur. Un chef d’entreprise qui n’innove pas n’est qu’un administrateur qui exploite le connu, un fonctionnaire de son conseil d’administration. Ce pourquoi les affaires familiales sont les plus dynamiques dans la durée. Néanmoins, il n’est pas besoin d’être propriétaire du capital pour être « entrepreneur », il suffit de convaincre ses ingénieurs, ses techniciens, ses commerciaux. Les actionnaires suivront s’il existe un projet dynamique, correctement financé. L’important est de prendre le risque de briser la routine et d’avoir le charisme d’entraîner son équipe à sa suite. Le capitaliste schumpétérien a ce côté allemand du chef de bande, bien loin du manageur démocrate à la Keynes.

À la suite de Max Weber, Schumpeter rend compte de la mentalité capitaliste. Elle cherche à rationaliser les conduites, à rendre la production plus efficace grâce aux techniques et à l’organisation, dans un monde de biens rares (matières premières, énergie, capital, compétences humaines). Cette technique d’efficacité est la seule qui permette le développement « durable » – puisqu’elle produit le plus avec le moins. Le capitalisme, dit Schumpeter, met le savoir scientifique au service de la société, ce qui n’était pas le cas auparavant (ni au moyen-âge, ni dans la Grèce antique par exemple).

Le profit ne sert que d’instrument de mesure de l’efficacité ; il a pour but de servir et non de se servir, de réinvestir et non d’accumuler. L’attitude mentale est celle du conquérant, pas du jouisseur. La joie est celle du succès technique, pas l’avarice de la rentabilité maximum. Car le profit est transitoire : sans innovation, le monopole fragile de l’avance acquise est vite rattrapé par la concurrence. C’est pourquoi Schumpeter ne considère pas les entrepreneurs comme formant une « classe sociale » : leur situation de fortune et de pouvoir n’est ni durable, ni héréditaire – mais sans cesse remise en jeu par la concurrence et par l’innovation.

L’innovation a pour contrepartie les cycles économiques, donc la gêne des profits puis des pertes, avant de rebondir. Ce qui ne plaît ni aux syndicats conservateurs, ni à la mentalité fonctionnaire. Mais qui est pourtant le propre de toute production : l’agriculture ne connait-elle pas de saisons ? Il existe quatre cycles économiques, dont seul le dernier est boursier, lié à la psychologie.

  1. Les inventions techniques majeures, qui surviennent par grappes, fondent de grands cycles de 40 à 60 ans que Kondratiev théorisera.
  2. Les cycles de l’investissement et de la dette, de 8 à 10 ans, seront mis au jour par Juglar.
  3. Le cycle des stocks des entreprises est plus court, correspondant à la saturation de la demande avant la réorientation de la production vers une nouvelle demande, Kitchin l’a théorisé.
  4. Le cycle le plus rapide, à l’année, est le cycle psychologique saisonnier lié à la parution des résultats annuels des entreprises (à fin décembre et à fin juin en majorité) et aux tendances des opérateurs (euphorie en janvier, précaution, dès octobre). Mais il ne faut pas confondre les mouvements boursiers avec les mouvements, plus longs et emboîtés, de l’économie.

Celle-ci avance par croissance, crise, récession et reprise. La croissance économique se répand quand le pouvoir d’achat passe des innovateurs aux producteurs et à leurs travailleurs, qui sont aussi consommateurs ; l’État prélève des taxes qui alimentent le pouvoir d’achat des fonctionnaires et les travaux et services publics. L’innovation se sert de la dette comme levier. La récession intervient quand il y a surproduction provisoire ; la baisse des prix qui en résulte rend le coût de l’investissement plus bas, permettant de nouvelles opportunités d’investissement dans d’autres innovations. Pour réduire l’intensité des crises, Schumpeter préconise une politique d’État de prévision, de recherche, d’aide à la formation, et des filets sociaux pour préserver le tissu de la croissance.

Mais Schumpeter croit à tort (c’était de son temps) que la très grande entreprise est le moteur de l’innovation. La dernière révolution des technologies de l’information et de la communication nous a prouvé que non : Apple et Microsoft ont supplanté IBM et les banques privées suisses réussissent mieux que la mondiale UBS. Schumpeter croyait aussi que le capitalisme pouvait s’autodétruire par bureaucratisation des tâches et spécialisation des métiers qui fait perdre la mentalité d’entrepreneur. Le garage de Steve Jobs comme le club de jeunes de Bill Gates montrent que ce n’est pas le cas. Reste qu’il faut lutter sans cesse contre le confort et le conformisme. Le confort est de rester dans la routine et de partager les acquis de monopole ; le conformisme de se contenter de gérer une exploitation plutôt que d’entreprendre, d’innover et d’exporter.

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Alix le héros occidental

« Alix est né en une nuit, inspiré par la statuaire grecque et par la ‘Salammbô’ de Flaubert », dit Jacques Martin qui lui donna le jour en 1948. Alix surgit brusquement dans l’histoire vers l’âge de 15 ans, en simple pagne bleu de travail, les pieds nus. Il est esclave dans les confins barbares, une ville assyrienne où il a été vendu par les Phéniciens. Il doit sa liberté au chaos voulu par les dieux sous la forme d’un tremblement de terre et à la fin d’un empire asiatique sous les coups de boutoir de l’armée romaine. Double libération des forces obscures. Adoubé par le général Parthe Suréna qui lui met la main sur l’épaule, lui donne une épée et le dit « courageux », il se voue à Apollon et à César.

Dès le premier album, Alix se lave de son esclavage initiatique en renaissant par trois fois : par la mère, par le père et par l’esprit.

  • Capturé par des villageois superstitieux qui veulent le massacrer, il est poussé dans le vide et plonge dans l’eau amère. Il en émerge, renaissant, la main sur le sein, tel Vénus sortant de l’onde.
  • Puis, grondement mâle, Vulcain se fâche et fait trembler la terre qui s’ouvre pour avaler le garçon. Alix est sauvé d’un geste de pietà par le bras puissant de Toraya, un barbare qu’il séduit parce qu’« il lui rappelle un fils qu’il a perdu jadis ».
  • Dernière renaissance : la civilisation. Butin de guerre de soldats romains, Alix est racheté par le grec Arbacès, séduit par sa juvénile intrépidité. Marchand cynique et fin politique, il tente de le l’utiliser à son profit en tentant d’abord de le séduire, puis en le cédant au gouverneur romain de Rhodes, Honorus Gallo Graccus. Ce dernier a commandé une légion de César lors de la conquête de la Gaule. Il a fait prisonnier par une traîtrise familiale le chef Astorix (créé avant Goscinny !), a vendu la mère aux Égyptiens et le gamin aux Phéniciens. Il reconnaît Alix qui ressemble à son père. Comme il a du remord de ce forfait, il adopte donc l’adolescent pour l’élever à la dignité de citoyen et à la culture de Rome.

Durant les vingt albums dessinés par Jacques Martin, Alix a entre 15 et 20 ans. Il a du être vendu par les Romains vers 10 ans pour devenir esclave, avec tout ce que cela peut suggérer de contrainte physique, de solitude affective et de souplesse morale. Mais, tels les jeunes héros de Dickens, cœur pur et âme droite ne sauraient être jamais corrompus. Alix a subi les épreuves et n’aura de cesse de libérer les autres de leurs aliénations physiques, affectives ou mentales. Enfant sans père, il offre son modèle paternel aux petits.

C’est pourquoi, comme Dionysos ou Athéna, Alix surgit tout grandi d’un rayon de soleil dans Khorsabad dévastée. Apollon est son dieu, son père qui est aux cieux. Il a comme lui les cheveux blonds et le visage grec. Astucieux, courageux, fougueux – rationnel – le garçon voit son visage s’illuminer dès le premier album, ébloui d’un sourire lorsqu’il aperçoit la statue d’Apollon à Rhodes. Dans le dessin, l’astre du jour perce souvent les nuées.

Alix aime la lumière, la clarté, la vérité – comme le Camus de ‘Noces’. Il recherche la chaleur mâle des rayons sur sa nuque, ce pourquoi il pose souvent la main sur l’épaule du gamin en quête de protection. Ce pourquoi il va si souvent torse dénudé, viril et droit au but : il rayonne. Son amour est simple et direct, son amitié indéfectible. Il ne peut croire à la trahison de ceux qu’il aime, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger et les sauver. Apollon est le dieu qui discipline le bouillonnement de la vie jeune, ces hormones qui irriguent l’être du ventre à la tête en passant par le cœur. L’élan vital fait traverser le monde et ses dangers poussé par une idée haute, une force qui va, sûre de son énergie au service de la bonne cause.

Alix adolescent ressemble à l’éphèbe verseur de bronze trouvé à Marathon. Il est une version idéalisée en blond de Jacques Martin jeune. L’autoportrait de 1945 de l’auteur (publié dans ‘Avec Alix’), montre les mêmes cheveux bouclés, le nez droit, les grands yeux, le visage allongé. Cet égotisme permet la mise en scène de son propre personnage, projeté dans une époque où tous les fantasmes pouvaient se réaliser sous couvert d’aventures et de classicisme historique.

Dès les premières pages du premier album, Alix « l’intrépide » est malmené sadiquement par les adultes. Empoigné, frappé, jeté à terre, cogné, lié à une colonne pour être brûlé vif, il n’oppose que sa chair nue, ses muscles naissants et son cœur vaillant au plaisir quasi-sexuel que les brutes ont à faire souffrir sa jeunesse. En 1948, l’époque sortait de la guerre et la brutalité était courante ; les adultes se croyaient mission de discipliner l’adolescence pour rebâtir un monde neuf. Le jeunisme et la sentimentalité pleureuse envers les enfants ne viendront qu’après 1968 et dans les années 1980.

Alix sera assommé, enchaîné torse nu dans des cachots sordides, offert aux gladiateurs, fouetté vif pour Enak avant d’être crucifié comme le Christ.

Les jeunes lecteurs aiment ça, qui défoule leurs pulsions. Ils l’ont plébiscité. Les albums des dix dernières années sont moins physiques, moins sadiques ; l’autoritarisme adulte a reculé au profit de passions moins corporelles. Les filles sont désormais lectrices d’Alix à égalité avec les garçons.

A partir des ‘Légions perdues’, Alix prend dans le dessin le visage de l’Apollon du Parthénon, sur sa frise ionique est. Dans ‘Le fils de Spartacus’, il s’inspire un peu plus du David de Michel-Ange (p.8).

« Rien de tel pour se réveiller que ce brave Phoebus », dira Alix dans ce même album (p.36). Apollon fut condamné à la servitude pour avoir tué python le serpent – tout comme Alix fut esclave. Apollon veille à l’accomplissement de la beauté et de la vigueur des jeunes gens – tout comme Alix élève Enak et Héraklion. En revanche, Apollon invente la musique et la poésie, arts peut-être trop féminins vers 1950. Alix y paraît tout à fait insensible, n’étant ni lyrique, ni philosophe, mais plutôt de tempérament ingénieur. Le propre d’Apollon est aussi la divination, or Alix reste hermétique aux présages et aux rêves (apanages d’Enak) qui se multiplient dans ses aventures.

L’hiver, il est dit qu’Apollon s’installe chez les Hyperboréens, loin dans le nord. Alix, de même, revient plusieurs fois à ses sources gauloises – le plus souvent dans un climat neigeux et glacé. La Gaule hiberne encore, elle ne s’éveillera que fécondée par la puissance romaine – la civilisation. Les filles qu’aime Apollon meurent le plus souvent : Daphné devient laurier, Castalie se jette dans un torrent, Coronis meurt sous les flèches. On ne compte plus les jeunes filles amoureuses d’Alix qui disparaissent.

Alix, solaire, rayonne. Le poète chinois, dans ‘L’empereur de Chine’, lui déclare : « tu es bon et courageux, fils du soleil (…) parce que ton cœur est généreux. » Par contraste, Enak est terrestre, mélancolique et nocturne. Alix le réchauffe à ses rayons, l’entraîne en aventures par son débordement d’énergie. Le gamin est comme une plante avide de lumière, terrorisé quand il est seul. Comme le dieu, la présence d’Alix suffit à chasser les idées noires et les démons, à déranger les plans des méchants, précipitant leur démesure et amenant le dénouement.

Alix est la raison romaine, évaluateur moral et bras armé de l’ordre civilisateur, impitoyable à la cruauté et à la tyrannie. Alix n’admet ni les despotes ni les marchands ; ils rompent l’équilibre humaniste. Vendu plusieurs fois, à des Phéniciens puis par Arbacès (‘Alix l’intrépide’), il combat les menées des riches égoïstes (‘L’île maudite’), des naufrageurs avides (‘Le dernier spartiate’), la lâcheté des marchands contre ceux qui font régner la terreur (‘Le tombeau étrusque’, ‘Les proies du volcan’), les exploiteurs de la révolution (‘Le fils de Spartacus’) ou des technologies d’asservissement (‘Le spectre de Carthage’, ‘L’enfant grec’). Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dans les derniers albums issus des scénarios préparés par l’auteur (décédé depuis), il contre l’enrichissement personnel maléfique (Le‘Démon de pharos’) et s’oppose aux nationalistes ethniques de la Gaule bretonne (‘La cité engloutie’).

Rappelons que le personnage d’Alix a su séduire François Mitterrand et Serge Gainsbourg, tous deux personnages de talent et non-conventionnels.

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Dessins de Jacques martin tirés des albums chez Casterman :

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Stevenson, L’île au trésor

Ce petit livre est à mes yeux un chef d’oeuvre de la littérature universelle, écrit par un Écossais formé en France, parti aux États-Unis et ayant terminé sa vie dans les îles du Pacifique. Plus fort que Le Clézio !

Parmi les romans qui ravissent les garçons entre 9 et 15 ans, celui de Robert-Louis Stevenson est probablement le plus fort. Winston Churchill lui-même avoue l’avoir lu, offert par son père, à sa sortie en volume (il avait 9 ans et demi) : « Je me souviens du délice avec lequel je dévorais ce roman ». Son image ressurgira spontanément à sa mémoire lorsque, jeune officier, il se fait envoyer comme observateur dans la guerre entre Espagnols et guérilleros à Cuba en 1895, à 21 ans. Si la quête des filles tourne autour de la perte du pucelage, la quête des garçons concerne la virilité. Elles est à découvrir, à maîtriser, à faire reconnaître. Quoi de meilleur alors que l’aventure ? Surtout entre mâles et si elle vise à déterminer ce qui est le bien et ce qui est le mal, le courage et la lâcheté, la vertu et le vice – tous les repères d’un très jeune homme.

Robert-Louis Stevenson commence ce roman pour adolescents en août, lors d’une saison des pluies en Écosse. Il n’est pas indifférent que ce soit son beau-fils Lloyd, 13 ans, qui l’ait inspiré. Ses coloriages l’amènent à dessiner une carte, puis à imaginer ce qu’il y a autour. Ce support du rêve, cette émulation entre une jeune âme et l’adulte écrivain, le soutien de la famille entière prise au jeu, vont faire de cette histoire un chef d’œuvre. « C’est bête et très amusant », écrit Stevenson à W.E. Henley le 25 août 1881. Il ajoute : « pas de femmes dans l’histoire, ordre de Lloyd ». Il s’agit en effet de devenir homme et les mères, sœurs et amies ne font que compliquer la mesure et décourager les épreuves.

Lloyd ayant 13 ans, est du même âge que Trelawney lorsqu’il s’engage dans la Navy. Ce modèle du « seigneur » Trelawney sera le père tutélaire de l’aventure et il est loisible de supposer que Jim Hawkins, le héros de ‘L’île au trésor‘ a cet âge. Son père biologique est mort de fièvre un peu avant le départ ; seuls lui restent le docteur, modèle de l’homme droit, adroit et direct, le seigneur riche mais au-dessus de tout cela – et Silver, marin à jambe de bois, ci-devant pirate. Autrement dit l’ingénieur, l’aristocrate et le bandit, les trois voies sociales du temps. Jim, roturier par naissance, même s’il est gentleman par action, aura à choisir entre les modèles de Silver et du docteur. Son âge malléable en fera un passeur de l’un à l’autre, intermédiaire et passe-muraille ; cette dialectique de relations le rendra homme.

Silver est cuisinier et pirate, pot-au-feu et théâtral, roublard et meneur d’hommes. Il reste mené par ses instincts malgré son intelligence et sa ruse. Il préfère l’action, l’or et une « négresse » – plutôt que rester établi aubergiste avec ce qu’il a déjà. Les pirates ses compères sont insouciants, gaspilleurs, vivant au jour le jour. Tout comme des enfants immatures malgré leur barbe. Jim voit bien où est la tentation ; il voit moins bien l’attirance qui sent un peu le soufre que Long John a peu à peu pour sa fraîche mine. Le docteur Livesey est scientifique, médecin et décidé. Il est le prototype de cet homme d’action généreux, moral et plein de ressources qui représente le modèle donné aux jeunes garçons anglais, et que Jules Verne donnera sous le type de l’ingénieur aux jeunes garçons français. Après avoir erré de l’un à l’autre, tenté par l’aventure au jour le jour et l’hédonisme avec Silver, rapproché du docteur par sa bonne éducation comme par son goût du travail bien fait, Jim trouvera par lui-même sa voie en trahissant l’un et l’autre.

Le trésor, c’est le rêve ; c’est aussi la virilité à prouver en le repêchant. L’île, c’est un mirage ; c’est aussi un bagne à vivre. Il y fait chaud comme sous les tropiques, les arbres et les sources y poussent d’abondance, tout comme les chèvres – mais l’île est loin de tout, bornée de marais à fièvres et de souvenirs hantés. Elle est comme la grotte pour le dragon, un écrin ambivalent – féminin – qu’il faut investir pour le vaincre et accéder à l’or caché en ses profondeurs. Elle n’est pas un but mais un réceptacle. L’initiation mènera le jeune Jim de l’innocence à l’expérience, des 12 ans enfantins aux 14 ans virils. Il éprouvera le mortifère de la jouissance, la dureté de la loi, la responsabilité qui va avec la liberté. Le capitaine Smolett verra en lui « un enfant gâté » (chapitre 33) ; Silver « un gamin qui a de la ressource » (ch. 28) ; Trelawney ne dira rien, peseur des âmes, référence sociale, juge des comportements.

La mer est le domaine des hommes – ceux qui savent manœuvrer une goélette. Elle exige savoir et discipline, mais elle permet la liberté et toutes les conquêtes. L’île est un domaine féminin – enveloppant, ensorcelant, enclos – elle permet l’insouciance par son abondance, promet son trésor, mais emprisonne à vie dans ses rets. Le bateau, l’île, le fort, sont des domaines fermés d’où Jim ne songe qu’à échapper, tout comme il s’est échappé de l’auberge familiale et du cocon maternel, et tout comme il s’échappera de la flatterie sexuelle un peu lourde de Silver. Le coracle, la jungle, les courants de marée, sont des domaines ouverts où il fait bon voyager, explorer, se tester, tout comme l’accomplissement du devoir prôné par le docteur. Ce qui vaut est le chemin, pas l’arrivée : la carte qui porte l’imaginaire importe plus que les doublons d’or à trouver. L’aventure vaut mieux que le trésor. Surmonter les épreuves est l’objectif, qu’importe au fond le résultat.

Jim, mi-homme mi-enfant, va impulser l’action et sauver le bien. Sa pulsion adolescente le rend « frais comme un gardon » ainsi que le complimente Silver (ch. 30) ; son énergie vitale séduit : « mon portrait craché, du temps où j’étais jeune et fringant » (Silver, ch. 26). L’histoire n’avance que grâce à sa jeunesse emplie de curiosité, de désirs, en quête de devenir : il découvre le complot, caché dans un tonneau de pommes ; trouve Ben Gunn lors de sa première fugue hors de la goélette ; se fait adopter par les pirates parce que Silver le désire; prend le bateau pour le cacher lors de sa seconde fugue hors du fort.

La première fois, c’est porté par les jeux offerts par l’île, que lui a fait miroiter Silver le tentateur : se baigner, courir après les chèvres, grimper au sommet pour voir tout l’horizon. Il découvre la jungle, les serpents, les marais, les oiseaux qui sonnent l’alarme. Il assiste à son premier meurtre de sang froid, par derrière, un coup de Silver, après avoir entendu le hurlement prémonitoire d’un autre marin fidèle assassiné. Il est libre, mais seul ; il court « comme en délire » dans l’air « surchauffé » de l’île, véritable étouffoir maternant. Il découvre Ben Gunn, son avenir possible : « j’étais un garçon poli… c’est allé de mal en pis » (ch.15).

La seconde fois, c’est après la bataille du fort. « Un accès de folie », cette fois personnel comme une bouffée d’hormones, le pousse à prendre la poudre d’escampette pour conquérir sa liberté. Notez les mentions de température : Jim a froid quand il est dans le fort au matin, engoncé dans sa vareuse, sous la protection des adultes ; dès la bataille annoncée, le soleil assez haut lui fait mettre « les manches de chemise retroussées jusqu’aux épaules » (ch.21). Il utilise sa mémoire pour trouver le coracle de Ben, ses muscles pour le manœuvrer jusqu’à la goélette, sa tête pour éviter que le câble trop tendu ne l’envoie balader. Cette seconde fois est l’heure d’une renaissance. Des commentateurs l’ont noté, le coracle en osier est comme le berceau de Moïse. Le gamin s’y endort, « bercé par une longue houle calme », ventre maternel fait de mains d’homme qui le prendra enfant pour le rejeter mâle.

Il est un autre à son réveil. Il se laisse ballotter, tant le coracle « ne supportait pas qu’on interférât dans sa manœuvre », tel une mère qui fait tout à son fils. Mais il veut rattraper la goélette devant lui et il apprend à maîtriser l’embarcation en surmontant sa peur et les embruns des vagues. « L’habitude venant », il va où il veut comme un homme – un professionnel, maître de lui et conscient de son devoir. La goélette le reconnaît par son bout-dehors phallique qui le sollicite brutalement. Il l’agrippe avec agilité au lieu de se laisser emboutir comme le coracle ; il est un peu plus viril déjà. Il va commander le navire, initié par un pirate blessé dont il n’est pas dupe malgré ses flatteries.

Poussé à bout, il tue son homme de deux pistolets chargés, engins phalliques ; il est cette fois pleinement viril. D’autant plus qu’il était resté impuissant quelques instants auparavant, pistolet à la main au pied du grand mât, la mer ayant castré son amorce. Cette fois, dans les hauteurs de la vigie, il a soigneusement changé les amorces, déchargé et rechargé chaque arme, maître de lui et organisé. Il a agi en adulte, il survit en homme. Il en garde même une glorieuse blessure de guerre qui fait couler son sang « dans son dos et sur sa poitrine » – comme une onction lustrale sur son torse nu

. La seconde, après l’estafilade aux doigts en prenant un coutelas juste avant la bataille du fort. Ce sont chaque fois des tatouages initiatiques ; il est marqué dans la chair et symboliquement. Le voilà déniaisé, définitivement plus un enfant.

C’est pourquoi il fera contre mauvaise fortune bon cœur lorsqu’il se retrouvera face aux pirates, dans le fort abandonné des autres. Dos au mur et cœur cognant dans sa poitrine, il tiendra un brave discours. Puis il tiendra sa parole de gentleman à Silver, qu’il voit pourtant sans cesse prêt à changer de camp, ambigu en politique comme en affection. Il refusera le tutorat du docteur qui encourage sa fuite derechef, malgré sa peur d’être torturé par les pirates inhumains. Il a vaincu sa solitude, ses émotions, sa terreur même ; il est resté sagace, prompt et moral. Il est digne d’être pleinement un homme désormais.

Nous en sommes heureux pour lui. Heureux enfant quand nous palpitions à ses aventures, écrites en courts chapitres haletants ; heureux adulte quand nous observons avec indulgence cette quête virile que chaque garçon, à son rythme et avec sa propre histoire, a vécu, vit et vivra.

Voilà un beau livre, qui en apprend beaucoup sur la condition humaine.

Robert-Louis Stevenson, L’île au Trésor , Livre de Poche.

La carte de l’île au Trésor a été dessinée par Stevenson et son beau-fils Lloyd.

L’Île au trésor (Treasure Island), téléfilm de Fraser Clarke Heston, 1990, avec Christian Bale dans le rôle de Jim (pas de DVD mais on trouve des scènes sur Youtube !).

Christian Bale dans Treasure Island

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Jules Verne, Deux ans de vacances

Lorsque j’étais enfant, j’aimais beaucoup Jules Verne. Parmi ses œuvres, « Deux ans de vacances », écrit en 1888, était l’une de mes préférées. Non que je n’aimasse point l’école, mais l’aventure me semblait une école plus réaliste de la vie. J’étais heureux de cette atmosphère de groupe, cette fraternité de bande qui régnait dans le roman. Jules Verne a bien rendu cet âge entre 8 et 15 ans.

Quinze préados et ados sont entraînés par la tempête durant leur sommeil hors du port d’Auckland où ils étaient amarrés, à 1800 lieues de là. Ils échouent sur une île déserte comme Robinson. Sauf qu’ils sont encore des enfants et qu’ils sont plusieurs. Sur ce thème, l’amoureux de jeunesse qu’est Jules Verne va déployer ses talents. Il a le sens de la mise en scène, le style enlevé qui ne craint pas les clins d’œil au lecteur, les caractères tranchés. S’ajoutent à ces ingrédients de base l’encyclopédisme « fin de siècle », l’hymne au savoir du positivisme d’époque et la morale patriotique de rigueur aux débuts de la IIIème République.

Le groupe d’enfants réunit ce que l’Occident produit de mieux à la fin du 19ème siècle : des Anglais, un Américain, deux Français. Plus un Noir de 12 ans, Moko, qui est mousse. L’aîné du groupe, Gordon, a 14 ans et est Américain. Ses deux seconds sont le français Briant et l’anglais Doniphan, 13 ans tous deux – donc en concurrence. Les autres gravitent autour de ces deux-là, les petits en faveur de Briant qui les aime et s’occupe d’eux, les autres en faveur de Doniphan dont ils admirent la prestance physique et l’aisance intellectuelle. Chacun des trois « grands » incarne à lui seul une vertu et manque des autres. Gordon est la prudence, Briant le dévouement, Doniphan l’intrépidité. Les caractères nationaux prennent des proportions métaphysiques. Le cœur, bien sûr, devant l’emporter à terme, « à la française ».

Gordon, l’Américain, est orphelin comme sa nation l’est de sa marâtre Angleterre. Self-made man, « esprit pratique, méthodique, organisateur », il a le goût « naturel » de fonder une colonie qui deviendra sa famille. Surnommé « le Révérend », élu premier chef démocratique de l’île, il est – à l’américaine – la religion et la loi. Il sera toujours le médiateur, en bon sens et raison.

Briant, le Français, est fils d’ingénieur, bourgeon idéalisé de l’auteur. Grand frère d’un petit Jacques trop expansif et turbulent, très protecteur avec les « petits », heureux de les voir rire, il est proche aussi du mousse qu’il respecte et protège « malgré » sa race (nous sommes fin 19ème). Peu laborieux mais intelligent, Briant assimile vite et retient fort. Il apparaît audacieux, entreprenant, adroit. Il est vif et serviable, vigoureux et plutôt rebelle. Toujours actif, bon garçon, débraillé, très inventif, il est l’idéal en herbe du Français positiviste qui croit en la Science.

Doniphan, c’est la morgue anglaise. Avec ses immenses qualités d’opiniâtreté, de stoïcisme et d’exemple ; et ses immenses défauts d’orgueil, d’excessive discipline et d’arrivisme. Fils de riche propriétaire de Nouvelle-Zélande, élégant, soigné, distingué, il se croit né pour commander. Intelligent et studieux, il tient à ne jamais déchoir. Son orgueil de caste le pousse à toujours être le meilleur, autant par désir de prouver que pour s’imposer. Impérieux avec ses camarades, il se croit – comme à l’époque – issu de la race élue pour guider les autres. Churchill s’en moquera un demi-siècle plus tard, ayant connu semblable enfance. Passionné de sport, très habile au fusil, il est intrépide par excellence, d’instinct chasseur et guerrier.

Comme à la scène, nous avons les trois nations incarnées dans un type : le prêcheur juriste (Gordon), l’entraîneur sportif (Doniphan), le politique sentimental et organisateur (Briant). De ces trois ordres, on voit le Français réduit au tiers-état par tradition révolutionnaire. La morgue aristocratique anglaise apparaît comme l’obstacle principal à la démocratie, vertu américaine et française. La bande est formée d’égaux sur l’île. Seuls l’âge et le savoir hiérarchisent les enfants – mais bien moins qu’à terre et que dans les pensions anglaises, puisque tous sont embarqués « sur le même bateau ». L’île (déserte) n’est qu’un bateau de terre ferme. La distinction de nature ou de classe cède le pas à la réalité des choses : les qualités humaines indispensables à la survie de groupe – dont Briant semble pourvu plus que les autres.

L’initiative enseignée dans les pensions anglaises, l’affectivité du tempérament français, le souci d’ordre de l’Américain orphelin, vont devenir les piliers de la colonie. « Que tous les enfants le sachent bien – avec de l’ordre, du zèle, du courage, il n’est pas de situations, si périlleuses soient-elles, dont on ne puisse se tirer. » Telle est la morale du livre, tirée dans les dernières pages, pour édifier les jeunes cervelles enfiévrées d’aventures. L’ordre Gordon, le zèle Briant, le courage Doniphan : tous complémentaires.

Briant, le « grand frère » de tous, est bel et bien « brillant ». Son nom n’est pas un hasard… L’histoire veut d’ailleurs que Jules Verne ait ainsi honoré le collégien Aristide Briand qu’il aimait bien et connaissait dans sa ville de Nantes (il deviendra 11 fois président du Conseil). Sa rivalité avec Doniphan, bourré lui aussi de qualités, suscite la passion du jeune lecteur. C’est dire si leur réconciliation est un moment fort du livre, au 22ème chapitre sur les 30.

Mais mon plaisir ultime, enfant, fut de découvrir sur un atlas que l’île Chairman où s’échouèrent les enfants existait bel et bien ! Elle porte le nom d’île Hanovre et est située dans un archipel au large des côtes sud du Chili, à 30 milles à peine du continent, au débouché ouest du détroit de Magellan.

Pourquoi les enfants d’aujourd’hui ne seraient –ils pas enthousiasmé comme je le fus, s’ils aiment encore lire ?

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