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Jean Anglade, La soupe à la fourchette

C’est un joli roman sur le monde avant le monde d’avant, que ceux nés après 1960 n’ont pu connaître. La France se repentait sous le maréchal ; elle avait péché par hédonisme et l’Allemagne plus jeune et plus énergique l’avait châtiée – tout comme l’échauffement climatique et la pandémie Covid châtient les hédonistes consommateurs aujourd’hui. La France alors se repliait sur la vie de famille paysanne, traditionnelle et moralement catholique ; tout était à sa place – immémoriale depuis les Gaulois.

La ferme autarcique fournissait tout ce qui était nécessaire pour se nourrir, se vêtir, se loger, se chauffer, s’éclairer, élever les gamins. Sauf l’école et la poste, belles inventions modernes – remplacées aujourd’hui par le téléenseignement et Internet. Un rêve d’écolos, une nostalgie d’âge d’or, une stabilité d’équilibre environnemental. J’ai toujours vu ce qu’il y avait de profondément conservateur, antimoderne et réactionnaire dans l’idéologie écologiste. On a beau venir du gauchisme et prôner « l’égalité » et « le social », il n’en reste pas moins que la vie autarcique en milieu local où tout le monde se connait et se frotte l’un à l’autre en se défiant des nomades, est une régression d’âge d’or. D’ailleurs les hippies, aux origines du gauchisme contestataire des années 1960, prônaient le retour à la nature, au naturel, et vivaient à poil sans se laver. Faudra-t-il chanter à nouveau « Maréchal, nous voilà ! » devant Marion pour le rêve d’aujourd’hui ?

Même si l’on ne suit pas cette pente, il est toujours permis de rêver. Jean Anglade, écrivain régionaliste né en 1915 et mort à 102 ans nous y invite. Il est chantre du terroir – mais instituteur républicain. Il a du charme, il sait nous prendre par les émotions, même si cette histoire se termine de façon amère – comme si justement elle n’était qu’un rêve, pas un projet de vie.

La soupe à la fourchette existe, ce n’est pas un concept paradoxal inventé par un néo-cuisinier en mal de notoriété. C’est une soupe banale de légumes du coin (n’importe quel coin) qui trempe le pain (rassis, forcément rassis après une semaine de cuite) et dans laquelle on ajoute du fromage (celui du lieu). Lequel fond, ce qui permet de brasser le tout à la fourchette et d’en faire une purée… qui se mange (donc) à la fourchette. C’est épais, consistant, roboratif, un vrai plat de paysan qui a trimé toute la journée à 1500 m d’altitude dans les pâtis pentus à mener brouter les vaches ou sur les champs resserrés qu’il s’agit de labourer aux bœufs à joug.

L’histoire commence en juin 1943 sous l’Occupation allemande. Dans un village d’Auvergne, les paysans sont incités par le maréchal Pétain – et par le curé qui le relaie – à prendre en pension un enfant des villes où le rationnement dû aux réquisitions allemandes engendre de la malnutrition. La ferme du Cayrol au village d’Albepierre près de Murat nourrit déjà sept bouches : le Vieux et sa Vieille (ainsi disent-ils d’eux-mêmes Léonce Rouffiat et sa Rouffiate), leurs deux filles Amélie, célibataire à 22 ans, et Augustine dont le mari est prisonnier en Allemagne, son fils Adrien de 11 ans, enfin l’ouvrier agricole Jeff, un Irlandais neutre donc ni prisonnier ni mobilisé au STO, berger poète qui écrit « des récitations ». Le Vieux décide d’aider un gamin de la ville et l’enfant Adrien s’en réjouit : enfin un copain pour jouer !

C’est compter sans le sort, qui fait bien les choses mais parfois de façon détournée : à la foire aux gamins, les garçons sont les plus demandés pour aider aux travaux des fermes et les plus grands d’abord parce que déjà costauds. Ne restent au Rouffiat, du fait de l’ordre alphabétique, qu’un lot de filles. Ils ne veulent pas choisir ; le préposé du Secours National leur attribue d’office Zénaïde, une Marseillaise de 9 ans. Elle est bien « un peu trasse » et ne sait pas boire « de la gaspe » mais elle fera l’affaire. Anglade adore ces mots patois qui ancrent dans le vécu et rappellent les « langues régionales » tellement valorisées dans les années post-68 par les sociologues socialistes du retour à la terre. Trasse veut dire un brin rachitique et la gaspe est le petit-lait. Adrien est déçu, bientôt jaloux des attentions que les femmes portent à Zena, puis il s’apprivoise. Il tombera amoureux, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on est tout le temps ensemble, au pâturage ou à l’école, et que les hormones se diffusent avec l’âge. Il a 13 ans et Zéna 11 lorsqu’ils se quittent, à la Libération.

Sauf qu’à demeurer trop proches se nouent des relations fraternelles plutôt que sexuelles. Même à 18 ans lorsque Zéna revient en visite à la ferme, même à 20 ans lorsqu’Adrien va la voir chez elle à Marseille, rien ne se passera entre le garçon et la fille. Remobilisé comme sergent dans l’armée de terre envoyée pacifier l’Algérie par le socialiste Guy Mollet, il reviendra (entier) de ses dix-huit mois de guerre qui ne dit pas son nom. Il n’approuve pas ces opérations de « pacification de l’Algérie » qui réclame son indépendance, lui qui a été occupé aussi par une puissance étrangère. Son rêve de marier Zéna ne s’accomplira pas ; on n’épouse pas sa quasi sœur ni, campagnard, une citadine. Adrien entrera tout seul dans la modernité fermière de la FNSEA et passera du Moyen-Âge au siècle industriel en une décennie.

Ce roman nostalgique se lit bien, même s’il ne faut guère y chercher un « message ». Il est écrit en mémoire d’une époque révolue, celle d’avant 1960 où la France rurale vivait encore en Ancien régime sous la houlette d’un président pater familias à l’ancienne, mélange de roi débonnaire et de croisé retiré sur sa terre, qui se voulait hors du monde et de l’histoire.    

Jean Anglade, La soupe à la fourchette, 1994, Pocket 1996, 337 pages, €6.50

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Interstellar de Christopher Nolan

Sorti avant l’ère Trump, ce film montre la schizophrénie américaine : d’un côté le repli archaïque sur sa ferme autarcique ; de l’autre la fascination pour la technologie et les étoiles.

Cooper (Matthew McConaughey), un ingénieur ex-pilote de navette de la NASA, s’est reconverti en planteur de maïs dans la ferme familiale mais n’a de cesse que de réparer les égreneuses et de suivre un drone de surveillance jusqu’à le faire se poser. Il a toujours son père mais sa femme est morte d’une tumeur au cerveau que la médecine n’a pas su détecter à temps. Car « la science » a été délaissée et même l’épopée lunaire des missions Apollo sont désormais caviardées dans les manuels scolaires. Le politiquement correct veut qu’elles n’aient été qu’une mise en scène destinée à pousser l’Union soviétique à se ruiner pour faire pareil. C’est exactement ce que prône une majorité de trumpiens, fermiers ignares haineux de tout ce qui dépasse leur niveau basique des trois B (bite, bière, baston) et qui voient un complot dans tout ce qui en sort.

Le climat s’assèche et des tempêtes de poussière empêchent régulièrement toute vie normale tandis qu’elles font crever le maïs. Je m’étonne d’ailleurs que cette référence au Dust Bowl des années 30 montre en même temps des champs de maïs très verts : chacun sait que le maïs demande beaucoup d’eau – et la sécheresse qui cause les tempêtes de poussière est incompatible avec ce genre de plante. Mais cela permet un beau décor et une action prenante en pick-up V8 sans rien voir, pilotée par Tom le gamin de 15 ans (Timothée Chalamet) tandis que le père est obnubilé par le drone qu’il tente de capturer.

Mais la poussière a du bon. Alors que le père ramène ses enfants des écoles où le directeur de Tom lui barre l’accès à l’université au prétexte que le pays a besoin de fermiers producteurs de nourriture et pas d’ingénieurs, et où l’institutrice de Murphy, sa fille de 10 ans (Mackenzie Foy), blâme son affirmation non politiquement correcte que les hommes sont bien allés sur la lune, la poussière dessine des raies dans la chambre où la fenêtre a été laissée ouverte. La fillette croit aux fantômes : ils poussent des livres dans la bibliothèque, formant des espaces comme des traits et des points en morse. Mais Cooper, au vu des lignes de poussière, en déduit qu’il s’agit plutôt d’un langage binaire. La gravitation permet une forme de communication avec une intelligence.

Traduites ainsi, les lignes donnent des coordonnées GPS. Lorsque le père s’y rend, avec sa fille qui s’impose dans la voiture, les deux découvrent une base secrète de la NASA, inconnue du grand public ignare et hostile. Une certaine écologie réactionnaire veut en effet revenir à la ferme des débuts et rester en « paradis » sans plus jamais bouger, espérant que le Seigneur les épargnera. Ce n’est pas le cas des meilleurs scientifiques rescapés du tournant bigot. Eux veulent sauver l’humanité, du moins son avenir, en cherchant une planète habitable dans l’espace. Il faudrait au moins mille ans de voyage, rétorque Cooper, mais non affirme John Brand (Michael Caine) qui fut autrefois son professeur : un trou de ver a surgi près de Saturne il y a quelques décennies et permet probablement de passer dans une autre partie de l’univers par un raccourci. Ce trou hypothétique de la physique relie deux feuillets distincts de l’espace-temps : trou noir qui absorbe d’un côté, trou blanc qui expulse de l’autre.

Brand mandate Cooper comme pilote pour une expédition destinée à trouver cette planète favorable à la vie humaine. Plusieurs expéditions sont déjà parties sonder mais aucune n’est revenue, envoyant seulement quelques données. La Terre va s’appauvrir et l’humanité est condamnée à échéance d’une génération. D’où deux plans : le plan A est le vaisseau spatial Endurance que va piloter Cooper pour trouver la bonne planète et l’ensemencer d’humains via les couveuses qui emportent des embryons au patrimoine génétique diversifié ; le plan B est l’envoi d’une véritable station spatiale qui permettrait d’emporter une grande part de l’humanité actuelle vers les planètes. Mais le B, s’il est plus humaniste, est aussi trop ambitieux : pour l’instant, l’équation pour faire passer un tel vaisseau via la gravitation n’est pas résolue.

Hanté par les étoiles et résolu à ne pas s’enterrer dans la vie de fermier, Cooper accepte la mission, malgré sa fille de 10 ans qui le supplie de rester, arguant même que « le fantôme » a tracé les lettres STAY (reste) au travers des livres sortis des rayons. Tom et Murphy sont confiés au beau-père (John Lithgow) et le pick-up V8 entre les mains du fils, ravi. Seule Murphy en veut à son père de l’abandonner. Elle n’aura de cesse, en grandissant, de chercher ses traces via la science tandis que son frère se contentera de la ferme où il produit des plantes qui meurent et des fils qui s’affaiblissent. Une inversion des rôles typique de l’époque féministe aux Etats-Unis : la fille dynamique et scientifique, le garçon conservateur et producteur.

La relativité change les âges relatifs dans l’espace ; Cooper reste jeune tandis que ses enfants vieillissent. La mission ne se passe pas sans incidents. L’équipage de quatre, plus le robot TARS, met deux ans à rejoindre Saturne et le trou de ver. Après, c’est l’inconnu. Amélia Brand (Anne Hathaway), fille du professeur, et les astronautes Romilly (David Gyasi) et Doyle (Wes Bentley) plongent dans le trou avec Cooper et assistent à une déformation d’espace-temps. Amelia aura même la sensation d’avoir serré la main d’un « être » en tendant le bras.

La première planète signalée comme pouvant abriter la vie est très proche du trou noir surnommé Gargantua et l’atterrissage est délicat, mettant en jeu tout le talent du pilote. Mais la planète est entièrement couverte d’eau, que des vagues gigantesques parcourent. La mission précédente s’est crashée et seuls des débris subsistent. Amelia manque de compromettre la suite en voulant absolument rapporter une boite noire alors que la vague arrive au galop. Elle n’a que le temps de regagner la navette avec le robot alors que Doyle, trop lent, y reste.

Il faut alors explorer une autre planète possible. Amélia, amoureuse d’Edmunds, développe une théorie sur l’amour transcendant le temps et l’espace pour qu’ils choisissent cette planète possible. Mais Cooper a envie de garder du carburant pour revenir sur terre, selon ce qu’il a promis à ses enfants et Romilly ne croit guère à la planète Edmunds. L’Endurance se dirige donc vers la planète Mann. Celui-ci (Matt Damon), ne gardant plus espoir de revoir un humain, s’est mis en hibernation dans son sarcophage et l’équipage le réveille. La planète est belle mais aride et glacée. Y aurait-il quelque part un sous-sol avec moins d’ammoniaque dans l’air ? Mann l’affirme (à l’aide de fausses données) et convie Cooper à explorer le coin. Il tente alors de le tuer pour ne pas qu’il revienne sur terre. Pour lui, « la mission » est de sauver l’humanité future et pas celle au présent ; il veut donc ensemencer sa planète avec les embryons pour ne plus être seul. Ce plan B est d’ailleurs le seul auquel le professeur Brand ait cru, il l’avoue à Murphy devenue adulte et chercheuse à ses côtés. Pour résoudre l’équation de la gravitation, il lui faudrait des données quantiques d’un trou noir, inaccessibles depuis la terre.

Sauvé in extremis pour l’action, Cooper décide de rentrer, malgré Mann qui tente de prendre le contrôle de la navette et qui a tué Romilly par robot piégé. Son arrimage échoue et il est expulsé dans l’espace tandis que le vaisseau est endommagé. Ce qui oblige les deux astronautes restants, Cooper et Amelia, à tenter de rallier la planète Edmunds avec très peu de carburant. Cooper parie alors de se faire attirer par le trou noir afin de profiter d’un effet catapulte. Pour alléger le vaisseau, il largue le robot TARS puis sa propre navette, se sacrifiant pour laisser Amelia seule dans le vaisseau accomplir la mission. Le spectateur un peu averti de physique notera les tuyères crachant le feu et les explosions dans l’espace – pourtant sans air…

Sa navette se disloque, conduisant à son éjection. Cooper se retrouve alors dans un cube à quatre dimensions, un tesseract, d’où il aperçoit la chambre de sa fille au travers des livres de la bibliothèque. C’est bien lui qui communique, par un paradoxe de l’espace-temps, ces mystérieux signes gravitationnels du « fantôme » via un infini de chambres à différentes époques. Il peut ainsi transmettre à Murphy adulte (Jessica Chastain) les données quantiques du robot TARS, rescapé de l’espace, afin de résoudre la fameuse équation. Il le fait grâce à la petite aiguille de la montre qu’il lui a laissée en partant, les battements de l’aiguille formant des lettres en morse.

La fin est happy à l’américaine, comme on peut s’y attendre : la science sauve l’humanité asservie par les superstitions écologiques. Cooper se trouve lâché du tesseract et, via le trou de ver, est recueilli par une station humaine Cooper, flottant près de Saturne avec le robot TARS, après avoir serré brièvement la main d’Amelia dans un passé récent. Il assiste à la mort de Murphy, devenue bien vieille, puis vole une navette pour rejoindre Amelia qui a trouvé la bonne planète.

Les « fantômes » n’existent pas, seulement des explications rationnelles qu’on ne peut encore élaborer. Ce n’est pas le repli sur la tradition qui sauve l’humanité mais bien la curiosité de la recherche. L’amour transcende le tout car il fait se mouvoir pour les autres. Le trou de ver n’est pas apparu par hasard, l’humanité future, partie vers les étoiles, l’a placé là dans un repli d’espace-temps.

Entre science-fiction très au fait des nouveautés astrophysiques et message politique et moral à l’humanité en train de sombrer dans le trumpisme régressif, Interstellar est un film optimiste où les relations père-fille sont explorées autant que les étoiles.

DVD Interstellar, Christopher Nolan, 2014, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain, Michael Caine, Casey Affleck et Matt Damon, Warner Bros 2015, 2h42, standard €6.00 blu-ray €7.52

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Monte Calamita

Pendant que nous petit-déjeunons de croissants parfumés à la fleur d’oranger, la vie du lundi matin à Portoferraio reprend peu à peu dans la ville. Une volée de cloches appelle à une messe, les éboueurs passent ramasser les poubelles, les pépés vont acheter journal et cigarettes ou prendre un café serré. Le soleil dore déjà les façades – la journée sera chaude.

Sur le port, des familles attendent le ferry pour rentrer sur le continent, dont de nombreux petits Allemands blonds aux cheveux longs. Nous prenons le bus pour Capoliveri, au sud-est, village dans la montagne. Une horde de Noirs l’emprunte aussi ; ils sont flanqués de ballots portant des babioles à vendre sur les marchés, écume de la vague des migrants arrivés depuis deux ans et convertis en vu compra (je voudrais vous vendre…). Le paysage est à la corse, de maquis et de bois. Les villages semblent cependant plus vivants, habités toute l’année par des actifs plus que par des retraités. Mais nombre de maisons sont à vendre (vendesi) en raison d’un impôt foncier rétabli récemment, croit savoir Denis.

Nous faisons un tour dans Capoliveri, ses rues piétonnes aux façades colorées. Nous achetons inévitablement de l’eau à la Coop, 24 centimes la bouteille d’un litre et demi. Des caisses de fruits viennent des Illuminati. Je ne pense pas qu’il s’agisse de la même secte qui sévit dans le Da Vinci Code (mais qui se souvient encore de cet événement éditorial ?). Les complotistes pourront spéculer à loisir.

Une maison affiche une plaque en poterie : « Attenti al gatto » – attention au chat ! Je verrai de même à Marciana une céramique portant les termes « Attenti a la nonna ». Passent des touristes dont deux enfants de 11 et 12 ans, garçon et fille en tongs avec de longues jambes bronzées, portant chacun au cou un téléphone mobile sous sachet plastique. Même en vacances, ils ne peuvent se passer de leur gadget social.

Nous quittons le village pour nous engager, chaussures de marche aux pieds et sac sur le dos sous le cagnard, sur une piste de VTT qui part vers le Monte Calamita (412 m). Denis en profite pour nous conter la vie sexuelle des figues. Il leur faut une abeille de 3 mm pour les féconder, ce pourquoi les figuiers ne poussent pas au-delà d’une certaine limite climatique (actuellement au nord de Lyon). Les fleurs se trouvent à l’intérieur de la bourse et ne deviennent fruits qu’à cette condition. Certaines races s’autofécondent en parthénogénèse. Les chênes-lièges poussent en arbustes au-dessus du maquis.

Nous croisons beaucoup de vététistes sur le chemin ; ce sport plaît beaucoup aux Allemands et contente plus les jeunes que la marche, trop fatigante et trop connotée retraité. Denis m’apprend curieusement que nombre de gens ne sont pas à l’aise en vélo. Même s’ils en ont fait petits, ils sont maladroits et ont peur de tomber – ce qui fait survenir inévitablement la chute. Nous rejoignons d’ailleurs un Italien dont le copain vient de chuter, probablement en freinant trop du frein avant. Mais rien de grave, seules ses lunettes de soleil ont éclaté.

Nous passons près de vignes en espalier, devant un ensemble de bacs de séchage des raisins noirs qui servira à faire un vin plus sucré (le Pisanti), devant la Tenuta delle Ripalte « Lo Zappatoio ».

C’est une ferme récemment réhabilitée en vignoble avec subvention du gouvernement pour assurer une gestion du paysage.

Avec sa haie de pins parasols, ses champs de vignes, son élevage de chevaux et sa terre entourée d’eau, le domaine me paraît un lieu digne des fermes autarciques romaines. Il sera l’un des points de fixation de la population si la Grande crise systémique que certains prévoient survient. Il sert en attendant de gîte aux vététistes et de centre équestre.

Depuis les hauteurs, Denis nous désigne la forteresse de Porto Azurro, village dans lequel nous allons coucher ce soir ; elle est devenue prison. Ce sont les feux des hauts-fourneaux des mines de fer de l’endroit que les marins grecs voyaient en longeant la côte vers Marseille. Le fer et le granit étaient les deux productions principales de l’île dans l’antiquité. Le granit a par exemple servi à bâtir le Panthéon de Rome. L’île vit aujourd’hui surtout du tourisme. Elle produit son vin, sa bière Birra Napoleon, son parfum Aqua dell’Elba.

Nous apercevons aussi l’île de Monte-Cristo, si chère à notre imagination d’enfant. Alexandre Dumas n’a jamais mis le pied dessus mais son aspect sauvage et son profil en Puy de Dôme l’a séduit.

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Georges Coulonges, La terre et le moulin

georges coulonges la terre et le moulin pocket

Qui se souvient de Georges Coulonges ? Né dans le Médoc, cet homme de radio et de télé a écrit pourtant le téléfilm Pause-café, et la chanson Potemkine chantée par Jean Ferrat. Romancier du temps, de ces années 1980 à la modernité nostalgique, à la paysannerie fantasmée en régionalisme, au socialisme du terroir, à la trilogie chèvre chaud en salade, sabots suédois, poutres apparentes…

Il conte ici l’histoire d’une terre, de l’atavisme où pousse l’authentique. Marie-Paule, descendante de fermière, ne veut pas lâcher son lopin de 30 hectares et hésite donc à épouser son Pierre. Si elle mariait Raymond, cela ajouterait 25 hectares mitoyens. Et ce pigeonnier symbole de seigneurie que son père déjà avait voulu bâtir. Entre bêtes à mener au pré, tracteur à labours, fêtes de village et messes où tout le monde se regarde, la vie aux champs est la vie traditionnelle, à peine bouleversée par la télévision. La prédation des écrevisses, des goujons et des fruits commence dès l’enfance, comme le sexe avec les copains du bourg d’une centaine d’habitants. C’est qu’il s’agit de prendre et de produire, de profiter et reproduire. « Ceux qui cultivent la terre : sans qu’ils le sache, la terre les cultive » p.330. La personne n’existe pas (sauf les fous, comme Aline), n’existent que la lignée, le devoir, le statut à maintenir sous le regard de la famille et des voisins. Une France de notaires, pas d’entrepreneurs.

Nous sommes dans ces années 1980 où la France commence à changer autant qu’en un siècle. Les ruraux sont depuis devenus citadins ou rurbains ; le « retour » à la terre a été fuite du béton ou obligation du chômage ; l’écologie est devenue cet autre nom du savoir paysan. La France garde dans sa culture cet atavisme méfiant, comptable, amasseur ; fermé, peu curieux, lent à agir ; attaché à la terre, aimant les héritiers plus que les enfants, proche de la bête plus que de la nature.

On aimerait bien que ce leg quitte enfin l’esprit. Le monde a changé et change encore, tandis que la France éternelle reste accrochée aux conservatismes et à l’esprit étroit du terroir au lieu de s’ouvrir sur le monde et d’oser entreprendre.

C’est cette France là que nous conte Coulonges dans un beau roman du Quercy écrit sec, au temps où la mode à peine en naissait. Le temps du Cheval d’orgueil et de Chemin faisant où la France paysanne ne s’essayait à la modernité que sous la houlette de l’État après celle du curé : on ne quitte la polyculture autarcique que sous appellation contrôlée pour le vin ou le pruneau, on ne pratique le tabac que sous la SEITA. Récit symbolique d’une France déjà archaïque, radicale, gaulliste de la dernière heure, socialiste des copains – et seulement de la génération d’avant.

Georges Coulonges, La terre et le moulin, 1984, Pocket 2003, 332 pages, €6.36

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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Moulins de Kerouat

La Bretagne, ce n’est pas seulement la mer, c’est aussi la campagne profonde, isolée, autarcique jusqu’au début du 20ème siècle. Près du gros village de Commana dans les monts d’Arrée, un territoire de 12 hectares a été conservé tel qu’il était dans les années 1850. Il s’agit d’un « écomusée ». Cet établissement conserve les rapports techniques de l’homme avec la nature.

Une rivière détournée, un étang de régulation, et voici un bassin utilisable pour le génie des hommes. Dès le 17ème siècle, une quinzaine de bâtiments sont érigés ici à usage de moulins à farine, de tannerie, de culture d’herbes fourragères, de lavoir, de potager et d’élevage associés à toute habitation humaine avant l’ère moderne. Le tout est restauré, entretenu et exposé avec des explications qui n’ont pas la lourdeur du « pédagogisme » qui sévit trop souvent à l’E.Na (l’éducation nationale quand elle se croit). Ici, tout est simple et direct, ce qui est bien le moins pour des visiteurs dont les arrière-grands-parents étaient, ainsi que 80% des Français, paysans.

J’ai ainsi personnellement connu mon arrière-grand-mère, décédée alors qu’elle abordait presque un siècle révolu. Elle vivait en son grand âge comme elle avait toujours vécu, sur terre battue, tirant l’eau au puits dans la cour, l’électricité n’étant enfin installée que pour les dernières années de sa vie (ah, les vertus de lenteur du Monopole). C’était en une autre région qu’ici, mais les granges de Kerouat sont restées comme dans mon souvenir d’ailleurs.

L’étable et l’écurie n’ont pas changé. La maison à avancée de 1831 (l’époque de Jacquou le Croquant en d’autres lieux) comprend lit clos breton et vaisseliers de bois sombre. L’avancée, qui fait « riche » comme l’étaient nécessairement les meuniers, était l’endroit réservé aux repas, en retrait des lieux de passage. Le sol est dallé car les bovins, contrairement à ce qui était le cas chez mon arrière-grand-mère, ne vivaient pas dans le même bâtiment pour y communiquer leur chaleur. Le saloir en granit, vaste auge chère à saint Nicolas, rappelle que le cochon était un animal déjà fort élevé en Bretagne.

Un judicieux panneau explicatif montre que l’on cultivait volontairement plusieurs essences de bois autour des fermes bretonnes. Chacun était destiné à un usage particulier :

  • le frêne faisait de solides manches d’outils ;
  • l’orme faisait des charpentes, le plancher des charrettes et ses feuilles étaient un régal pour les cochons ;
  • le châtaignier servait de patate à l’automne, d’alimentation porcine l’hiver et son bois était utilisé en menuiserie ;
  • l’épine annonçait le printemps quand elle fleurissait et servait à faire des fagots d’allumage pour le feu comme… à étendre le linge ;
  • le houx permettait de ramoner la cheminée avant de la décorer pour Noël ;
  • l’osier était utile pour faire des liens et tresser des paniers ou des casiers à écrevisses ;
  • de même que le saule, dont le bois chauffait en plus parfaitement la poêle à crêpe, donnant des galettes dorées à souhait et point brûlées ;
  • pommier, cerisier, poirier, laurier servaient aux alcools et à la cuisine ;
  • le camélia blanc fleurissait les mariages et les fêtes religieuses.

On le voit, le « respect » de la nature était surtout un usage intelligent de ce qui poussait « naturellement ». L’homme s’ébattait dans son entour comme un poisson dans l’eau, il l’aménageait imperceptiblement, mais avec l’acquis des millénaires depuis la révolution néolithique. Il « gérait » les alentours de son nid.

Un autre panneau décrit finement les « cercles d’activités » qui s’étendaient, de façon concentriques, autour des fermes.

Le premier cercle, privatif, est celui des bâtiments et dépendances auxquels on accède sans presque se mouiller. C’est le domaine privilégié des petits enfants et de l’activité des mois d’hiver.

Un second cercle est constitué par l’ensemble des parcelles qui délimitent le village avant les champs cultivés. C’est un enchevêtrement de clos, de vergers, de haies, de chemins, d’aires à battre, de puits, de fontaines, de four à pain, de calvaires. Cet espace est semi-privatif et fait l’objet de droits d’usage bien réglementés. Il protégeait aussi le village des vents dominants et permettait à chacun de faire ses besoins sans trop s’éloigner (eh oui, le tout à l’égout n’existait pas !). C’est aussi le domaine des fleurs « sauvages », qui trouvent dans cette protection un terrain propice (pervenches, primevères, pissenlits, pâquerettes…), et le domaine des oiseaux « familiers » qui trouvent toujours du grain à becqueter été comme hiver tout en protégeant du trop d’insectes et de vers (merles, pinsons, rouges-gorges, chardonneret, fauvette, mésanges, pigeons). Parfois étaient installées les ruches. Ce cercle est aussi celui des vieux qui n’aiment pas s’éloigner trop des habitations.

Le troisième cercle est celui des récoltes : champs cultivés, prés au bétail, bois de coupe, taillis, landes. C’était déjà le territoire semi-sauvage, celui où « la main de l’homme mettait à peine le pied », selon l’expression d’un Dupont d’Hergé. Le domaine des adultes et des enfants dès dix ans, laboureurs, bûcherons, bergers.

Voici donc une culture ancrée dans l’histoire et présentée de façon attrayante, double rareté digne d’être observée. Les moulins de Kerouat ne sont plus aujourd’hui habités ni utilisés, il s’agit donc d’un « spectacle » mais, à l’inverse de Disneyland et équivalents, ce lieu n’est pas une reconstitution en chambre ni la mythification d’un âge d’or. Il a la vérité de son passé, il est un beau musée de plein air pour expliquer la campagne aux ignorants des villes. De la culture qui enrichit l’âme – que l’on me pardonnera de préférer à celle, éphémère et m’as-tu-vu, des histrions.

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