Articles tagués : paysages

Joseph Kessel, La piste fauve

En couvrant comme journaliste pour France-Soir les obsèques du roi George VI à Londres, Joseph Kessel découvre le paradis sur terre : le Kenya. La princesse Elisabeth y séjournait lorsqu’elle a appris la mort de son père en février 1952. L’Afrique orientale britannique sous protectorat voit surgir une révolte anticoloniale, celle des Kikuyus, sous l’égide d’un mouvement mystérieux, les Mau-Mau. Des familles entières de blancs sont assassinées tandis que les noirs fidèles sont terrorisés par les serments forcés par la magie.

L’engagement extorqué lors de cérémonies sanglantes exige des Kikuyus de chasser les blancs du Kenya pour récupérer leurs terres. Des femmes et des enfants blancs sont massacrés par les Mau-Mau à coups redoublés de machette, ce qui laisse loin derrière la barbarie de nos Momos de banlieue. Envoyé enquêter en 1953 avec sa femme, Kessel rapporte la barbarie : « Les assassins allaient droit où il fallait, portés sans bruit par leurs pieds nus. Soudain la porte s’ouvrait, livrant passage à une bande grimaçante, hurlante, démoniaque. Tous ils avaient des pangas au poing [machette] et tous ils frappaient. Chaque fois on retrouva les corps des victimes hachés, lacérés, en pièces. Il en fut ainsi même pour le petit garçon des Ruck qui avait six ans à peine » I. Mau-Mau VII p.281 Pléiade. Kamau wa Ngengi dit Jomo Kenyatta est leur inspirateur, petit garçon kikuyu né dans le fétichisme qui s’est élevé jusqu’à enseigner à l’université de Londres. « Il avait passé plus de dix ans en Europe, partagé la vie des intellectuels libéraux de la capitale anglaise, épousé une femme blanche. Il avait connu Paris et ses cafés, Moscou et ses doctrines. Mais il restait fidèle à son pays, à ses montagnes sacrées, à ses forêts mystérieuses, aux rites de son peuple – même les plus barbares. Dans son livre, il défendait les docteurs sorciers, la circoncision affreuse des jeunes filles. (…) Il avait six femmes dans la réserve kikuyu. (…) Il proférait des oracles » I. Mau-Mau IV p.259. Il deviendra en 1964 le premier président de la République du Kenya et y restera à vie – c’est-à-dire durant 14 ans, jusqu’à ce que la mort l’attrape.

Malgré cette paranoïa et la répression coloniale qui s’ensuit (Kessel est sévère pour les colons qui agissent en milices impunies), le Kenya offre un paysage magnifique qui séduit le voyageur : « Chevauchée de collines, orgie de couleurs – et au fond, pareille à une mer, l’immense et profonde vallée du Rift. Et, dans le ciel, ces caravanes de nuages qui, au Kenya, possèdent une densité, une vie, un sens, un message qu’ils n’ont nulle part ailleurs » I. Mau-Mau VIII p.288. Le reportage d’actualité se transforme alors en récit de voyage sur la longue durée dans la région des Grands Lacs que Kessel rêvait d’explorer depuis sa rencontre avec le colonel Bourgoin des Bataillons du ciel.

Kessel décrit la lutte des Bahutus et des Watutzis comme une lutte des races, les premiers venus d’Egypte et en possédant la grâce corporelle qui en fait des aristocrates nés, les seconds négroïdes faits pour obéir. Le lecteur d’aujourd’hui reconnait facilement les Hutus et les Tutsis du génocide mémorable intervenu il y a quelques années au Rwanda des premiers sur les seconds. Même si les « races » selon les chercheurs sont reconstituées dans l’imaginaire de ces peuples, leur représentation symbolique est bien réelle et agit dans l’histoire. Les Tutsis éleveurs de vaches se sentent supérieurs (et plus riches) que les agriculteurs Hutus.

Mais l’Afrique est le paradis de tous les possibles. Lorsqu’ils ne s’entretuent pas, hommes et bêtes communient dans l’harmonie naturelle où la chasse est un pistage plus qu’un massacre et où les fauves sont affrontés à mains nues par les jeunes Masaïs. Kessel est séduit et fasciné par la jeunesse Masaï, notamment les moranes aux cheveux longs, de la première adolescence au mariage. Ces éphèbes vont en bandes et affrontent les lions entièrement nus, un bouclier de peau de vache et une lance à la main. « Il y avait chez les jeunes hommes une splendeur physique si parfaite et si intense qu’ils ne semblaient pas appartenir à la race des mortels, mais descendre de quelque noir Olympe. Nus comme ils l’étaient – la misérable étoffe jetée sur une épaule ne cachait rien – ils portaient cependant le vêtement le plus chaste et le plus magnifique : leur beauté. Elle leur venait d’un équilibre incomparable et comme divin entre la grâce et la force. On ne pouvait rien imaginer de plus flexible, de plus délié que les attaches et les courbes de ces jeunes corps farouches. La finesse et la douceur extrême du modelé dans les bras et les cuisses, la moelleuse rondeur des épaules, la tige lisse du cou, la minceur flexible du torse, tout avait une harmonie étrange et presque féminine. Mais, par une vertu qui tenait du sortilège, cette nonchalance était tout imprégnée, nourrie, pétrie, de virilité » III. Hommes étranges et bêtes sauvages, VI p.509.

C’est dans cette Afrique de rêve qu’il fera connaissance du major Taberer, administrateur du parc d’Amboseli, dont l’histoire de sa fille avec une lionne inspirera de près son futur roman Le Lion. Un roman vécu.

Joseph Kessel, La piste fauve, 1954, Folio Gallimard 2014, 496 pages, €8.50 e-Book Kindle €8.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

Catégories : Joseph Kessel, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les Vikings de Richard Fleischer

« Les » Vikings sont réduits à ceux qui opèrent des raids sur les côtes anglaises, les autres sont laissés de côté. Les années 1950 aux Etats-Unis restent très anglo-saxonnes et portée à juger tout ce qui est « germain » comme barbare. Or les Vikings, venus de Norvège, sont germains. La guerre a laissé des traces. Même si les Angles sont d’origine germanique eux aussi – mais la culture américaine se borne aux préjugés.

Le récit commence donc par un combat et un viol, le chef viking Regnar (Ernest Borgnine) tue le petit roi des Angles de Northumbrie (au sud-est de l’Ecosse) et viole sa femme à même le campement. La sexualité brutale n’est décrite que par ellipse, cris et seuls bras nus sous la tente. Un nouveau roi est désigné par les pairs du royaume, le fourbe Aella cousin du précédent (Frank Thring), faute d’héritier en ligne directe. Mais la reine violée est enceinte d’un petit viking et le chapelain du palais, frère Godwin (Alexander Knox) lui conseille de le confier à un monastère. La reine prend cependant soin d’accrocher au cou du bébé un lacet portant la pierre verte qui ornait le pommeau de l’épée royale, détaché durant la cérémonie d’intronisation du cousin – un mauvais présage.

Vingt ans après, comme aurait écrit Alexandre Dumas, le bébé est homme et se prénomme Erik (Tony Curtis). Il est pris sur le bateau qui le transporte en Italie et réduit en esclavage par les Vikings de Ragnar. C’est là qu’il apprend à vivre : à se vêtir peu (une tunique de cuir au ras des fesses fort échancrée sur la poitrine), à se battre, à chasser au faucon, à construire un bateau et naviguer. Les autres partent en raid et reviennent fêter ça en beuveries homériques dans des cornes à boire en invoquant Odin (dieu de la magie, du savoir et des victoires), mangeant des oies rôties à mains nues, lutinant les jolies filles qui servent et les culbutant sur la table du banquet. Au fond, la « barbarie » c’est cru, joyeux et réjouissant : ils savent vivre ! Mieux que les Anglais réduits à voire pérorer leur roi hypocrite et lâche dans une cour soumise à son bon vouloir.

Ragnar a un fils légitime, le beau blond Einar (Kirk Douglas oxygéné), qui ne se prend pas pour rien et ravit les femmes comme les ennemis avec la même fougue : il plante son épée dans leur intimité avec appétit. Une rivalité ne tarde pas à apparaître entre Einar et Erik (demi frères sans le savoir) lorsque ce dernier prouve devant témoin qu’il a mieux dressé son faucon que le fils du chef. Mais Erik est esclave et a lâché son oiseau sur Einar qui l’a frappé, ce qui lui a fait perdre un œil (tout comme le dieu Odin) et l’a défiguré. La vengeance serait la mort si la devineresse ne lisait dans les runes que quiconque tuerait Erik verrait sa mort prochaine. Regnar décide alors que la marée va s’en charger et Erik est ligoté à un pieu pour que l’eau le noie et que les crabes le dévorent.

Mais la devineresse invoque Odin et le vent du nord se lève, puissant dans le fjord, qui chasse la marée et empêche Erik d’être englouti. Frigorifié, il est délivré par le traître anglais Egbert (James Donald) qui guide les raids vikings contre le roi Aella qu’il n’aime pas. Comme l’esclave lui doit la vie, il en réclame la possession. Einar n’aurait pas cédé si son père ne l’avait convaincu par un projet guerrier : enlever la princesse de Galles Morgane (Janet Leigh) pour exiger une rançon. Elle doit naviguer vers le roi Aella et Egbert sait où et quand. Mais pour être payé, Einar ne doit pas la toucher. Ce n’est pas l’envie qui lui manque mais la fille résiste même à un simple baiser, n’hésitant pas à le mordre. Les Yankees croient que les Vikings étaient maso et n’aimaient rien tant que forcer les gens, à l’amour comme à la guerre. Pas de jouissance sans griffures et blessures, pas de plaisir sans combat. Evidemment, l’amour « chrétien » prôné par la morale en vigueur exige plutôt platonisme et longs préliminaires avant la promesse de mariage et enfin la couche, mais conjugale !

Ragnar montre avec ostentation son mépris de l’argent (comme tous les prédateurs qui pillent ce qu’ils veulent quand ils veulent) et autorise son fils à violer la future reine puisque tel est son plaisir. Ce pourquoi Erik s’empresse d’aller la sauver, déjà amoureux sans le savoir (elle lui rappelle peut-être sa mère ?). Avec son fidèle second, un Noir qui possède une pierre magnétique pointant toujours vers le nord, ils fuient dans la brume et les snekkars de Ragnar et Einar, lancés à leur poursuite, transgressent toute prudence. Le bateau de Regnar se fracasse sur un rocher et le chef coule ; il est récupéré à la gaffe par Erik et fait prisonnier.

Tout ce beau monde gagne l’Angleterre à la voile et à la rame (ce n’est pas si loin) et le roi Aella est ravi, même si Erik lui demande comme récompense la main de Morgane. Il jette Regnar aux loups dans une fosse, mœurs barbares venue des Romains qui n’a rien à envier aux mœurs prêtées par le film aux vikings si l’on y pense. Mais un guerrier suivant Odin doit mourir l’épée à la main s’il veut gagner le paradis, le Valhalla. Erik le sait et contrevient aux ordres du roi en tranchant les liens de Regnar et lui donnant son épée. Ce qui lui vaut d’avoir la main gauche coupée pour avoir désobéi, mais il a la vie sauve sur l’intervention de Morgane qui l’aime de plus en plus.

Pourquoi Erik rejoint-il la Norvège ? Pour défier Einar ? Non, pour se venger du roi des Angles. Le fils de Regnar veut opérer un raid pour reprendre la fille, qu’il veut violer, et Erik veut se venger de sa mutilation. Einar ne trouve presqu’aucun viking pour aller avec lui jusqu’à ce qu’Erik apprenne aux guerriers qui veulent le lyncher après beuverie que Regnar est mort en Angleterre mais en viking, arme à la main grâce à lui. Le raid est donc décidé sur le château du roi anglais, tourné au Fort La Latte en Bretagne, aisément reconnaissable.

Les scènes d’action sont alors grandioses, du bélier qui est un chêne entier à l’escalade du pont-levis par les haches lancées plantées dans le bois, jusqu’à l’éventration du vitrail chrétien pour violer la chapelle où s’est réfugiée Morgane avec le chapelain. La princesse crache à Einar qu’elle n’aime qu’Erik et cela finit par un duel sur les toits. Elle a appris à Einar que l’autre est son demi-frère issu d’un viol de reine et celui-ci, qui a réussi à briser l’épée d’Erik et à le terrasser, a une seconde d’hésitation – une de trop. Erik lui plante son tronçon d’épée dans le bas-ventre – puis lui rend son épée tombée à terre afin qu’il meure devant témoins en vrai viking. Il est porté mort sur son bateau dont les amarres sont larguées, et des flèches enflammées très médiévales en font un bûcher romantique qui s’éloigne sur la mer au soleil rougeoyant.

Amour, rivalité fraternelle, bagarres, paysages bien tournés – rien ne manque à ce film hollywoodien pour plaire au spectateur. Ni même les scènes du village de Norvège où les gamins courent torse nu, comme le fils du réalisateur qui avait 11 ans et que l’on voit courir partout en veste de fourrure ouverte à même la peau. Les snekkars (le terme « drakkar » est une invention des clercs médiévaux) ont été reconstitués d’après le navire de Gokstad conservé au musée d’Oslo. Seul Tony Curtis fait un peu tapette parmi ces vikings virils, court vêtu et cils charbonneux, visage rondelet malgré la barbe et les cheveux trop noirs.

DVD Les Vikings (The Vikings), Richard Fleischer, 1958, avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Ernest Borgnine, Janet Leigh, James Donald, 1h51, Rimini éditions 2019, standard €14.46 blu-ray €15.00

Pour en savoir plus sur les vrais Vikings, vient de paraître une somme du professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen Pierre Bauduin : Histoire des Vikings – des invasions à la diaspora, Tallandier 2019, 672 pages, €27.90 e-book Kindle €19.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Wilfred Thesiger, Dans les montagnes d Asie

Etonnant voyageur ! Disparu en 2003 à 95 ans, Wilfred Thesiger avait trois éminentes qualités : il était anglais, explorateur et parlait arabe. Ce qui lui valut une existence bien remplie durant tout ce 20ème siècle de bouleversements. Avec l’idée de publier un livre de photos commentées, il finit par retranscrire ses carnets de voyage dans cette région frontière du Grand Jeu entre Occident et Orient, Musulmans et Bouddhistes.

Il a aimé ce chaudron d’ethnies et de croyances, dans des paysages grandioses. « Au cours de mes voyages dans les montagnes du Kurdistan, du Pakistan et de l’Afghanistan, j’ai traversé des régions parmi les plus belles du monde, j’ai côtoyé des gens de nombreuses races et origines : Mongols, Nouristanis, Pachtounes… Leurs coutumes sont très variées, de même que leurs vêtements et la vie qu’ils mènent ; mais tous sont musulmans, ce qui me donne un élément important de compréhension de leur comportement » p.215.

Les randonnées à pied racontées ici, avec interprète et porteurs locaux ont eu lieu entre 1950 et 1965. Passant un demi-siècle plus tard sur certaines de ces traces, je n’y ai pas reconnu le paysage humain. La montagne n’a pas changé, mais les villages et les mœurs, si. Des pistes ont été tracées, l’électricité installée, la télévision et la radio introduites, les échanges de marchandises se sont multipliés, les hommes et les garçons sont partis à la ville. En deux générations, tout s’est bouleversé. De quoi comprendre un peu mieux la crispation intégriste, analogue à celle de certains écologistes de nos contrées, qui réclament dans ces régions sinon le retour du ‘bon vieux temps’, du moins une existence plus conforme aux traditions…

Thesiger aime les gens, mais aussi les paysages naturels qu’il décrit avec la simplicité directe de l’observateur sans état d’âme préconçu. Ainsi au Nouristan. « Cet endroit, du nom de Chaman, est délicieux : l’eau claire s’écoule paresseusement, les branches basses des saules pleureurs traînent dans le courant ; des vaches noires, gardées par des pâtres jouant du chalumeau, paissent sur les berges dans de grasses prairies parsemées de primevères violettes, de roses sauvages, d’orchidées pourpres, d’asphodèles et de parnassies des marais » p.187. A Chitral, dans le nord Pakistan, « les femmes portaient des calottes » et « les petits bergers couraient tout nus au soleil » – en 1952 (p.24). Dans cette région, le spectacle de la nature élève l’âme, tandis que celui des humains remue le cœur. « En descendant la vallée du Rich Gul, l’élégant sommet du Tirish Mir semble dominer tous les environs, même les montagnes de 7300 mètres. Plus près, une autre chaîne de pics déchiquetés parsemés de neige ferme l’horizon vers le sud. Des prairies ondulent vers l’est tandis que, vers le sud-ouest, je vis les tache brun doré d’un marécage et le miroitement de l’eau. C’est sans doute le plus beau paysage que j’ai vu de ma vie » p.37. Les Kafir du Nouristan : « Les jeunes hommes et les garçonnets se maquillent les yeux avec un jus rouge, et se passent de l’antimoine sur les paupières, ce qui leur donne un air bizarre, passablement débauché. Les femmes nouristanis ne portent pas le voile mais se montrent excessivement farouches ; à mon approche, elles se détournaient ou se cachaient. Elles aiment beaucoup porter du rouge, surtout comme sous-vêtement » p.158.

Le voyageur ne part pas sans un solide sens de l’humour. Il le distille, l’air de rien, dans de courtes phrases impassibles comme celle-ci : « Nous bivouaquâmes à côté d’une maison à Iskajar et, par l’intermédiaire de Baz Muhammad, je demandais à notre hôte de nous préparer ce qu’il restait de notre mouton et de me l’apporter à notre tente. Il le fit, mais son fils mangea ma part en chemin, et il ne me resta que quelques abricots » p.196. Délicieux, n’est-ce pas ? Ou encore : « Par rapport à la région ouest du Nouristan, les mollahs sont beaucoup moins nombreux. A Kamdesh et Waigul, les femmes sont beaucoup plus libres ; elles ne détalent pas dans les buissons du plus loin qu’elles nous voient… » p.205. Les relations humaines sont souvent cocasses : « Nous égorgeâmes la chèvre au clair de lune et la débitâmes à la lueur de torches en pin. Nous nous partageâmes la viande avec les porteurs, et l’homme qui nous l’avait vendue nous aida à la manger » p.20.

Ces contrées sont désormais compartimentées en états militaires – Afghanistan, Pakistan, Kurdistan – et crispées de fanatisme musulman comme de culture du pavot aux mains de mafias claniques. Il n’y fait plus bon voyager. Wilfred Thesiger nous permet d’en rêver, sans fioritures, avec le dépouillement de celui qui préfère voir avant d’interpréter. Ce qui est précieux.

Wilfred Thesiger, Dans les montagnes d’Asie, 1998, éd. Française Hoëbeke 2004, 223 pages, €19.00

Catégories : Livres, Pakistan, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les chemins de la liberté de Peter Weir

Dix ans après la chute de l’empire soviétique, ce film profondément humain rappelle ce que fut le formatage social stalinien de « l’Homme nouveau », via cet instrument que copieront les nazis : le goulag. Un jeune soldat polonais, Janusz (Jim Sturgess à la bouille de gamin), est accusé en 1940 d’espionnage et de sabotage, ces termes fourre-tout du soupçon. Sa femme, torturée, le trahit, même s’il refuse de signer ces accusations. Il est envoyé en Sibérie où, par moins 40° centigrades, les hommes sont forcés à trimer dans la forêt enneigée ou dans la mine. Plus que les gardiens, les chiens et les miradors, c’est l’immensité sibérienne (13 millions de km²) et son climat extrême qui constituent la prison pour 15 millions de zeks.

Avant d’être trop affaibli et démobilisé, Janusz songe à s’évader. Un autre détenu, intello prof d’égyptologie à Léningrad, l’encourage et le fait rêver ; mais lui n’a aucune intention de prendre le risque, il se contente d’alimenter son fantasme. C’est avec « Monsieur » Smith (Ed Harris), Américain d’origine finlandaise venu travailler à Moscou avec son fils, que Janusz va concrétiser son projet. Ils s’adjoignent Voss le Letton (Gustaf Skarsgård), et le russe Khabarov (Mark Strong).

Le goulag est composé pour la plupart de non-Russes : « Staline n’aime pas les étrangers », dit l’un d’eux. Son socialisme est national, même s’il est plus centré sur la classe sociale que sur la race. Encore que… Forger un « Homme nouveau » n’est-ce pas l’une des formes du racisme ? Eradiquer la culture de l’autre à la racine en tuant tous ses intellectuels, ses cadres et ses officiers (comme les Polonais massacrés par l’Armée rouge à Katyn) n’est-ce pas l’une des formes du génocide ? C’est ainsi que, pour les staliniens, les criminels de droit commun, les voleurs, les meurtriers, sont « du peuple » car de la sous-bourgeoisie, alors que les « ennemis du peuple » sont irréductiblement non-socialistes, donc décrétés non-humains. Ce pourquoi Valka (Colin Farrell), criminel tatoué qui a tué, au Staline sur la poitrine, menace Janusz de son couteau gravé d’un loup pour partir avec eux – mais restera du bon côté de la frontière : il est Russe et veut rester en Russie.

Sa violence et sa débrouille le font accepter car il s’agira de survivre durant des semaines dans les étendues glacées. Un soir de tempête hivernale, alors qu’un complice débranche le groupe électrogène, ils sont sept à franchir la barrière et à courir vers la forêt. La neige les aveugle, le manque de vitamines inhibe la vision nocturne pour ceux qui sont restés trop longtemps prisonniers, le froid est mordant. Janusz, qui a vécu dans les montagnes, coupe de l’écorce de bouleau pour en confectionner des masques et pouvoir avancer sans être gelé. Il devient le patron, reconnu par Valka. Leur fuite réussit, ils ne sont pas longtemps poursuivis (on se demande pourquoi) ; les gardiens comptent-ils sur la rigueur du climat et sur les populations locales à qui l’on promet une prime pour toute tête d’évadé ?

Mais le groupe est volontaire et déterminé. Janusz sait comment trouver le sud, à l’aide du soleil et d’un bâton. Le sud est le pôle de la liberté, la seule direction qui permette d’échapper à l’URSS et à son enfer socialiste. Il « suffira » d’atteindre par la forêt dense le lac Baïkal en disputant aux loups les proies abattues, de le longer en se nourrissant de poissons, puis de piquer vers la Mongolie en traversant la ligne gardée du Transsibérien et le désert de Gobi – enfin, puisqu’ils s’aperçoivent que la Mongolie est elle aussi communiste, de traverser l’Himalaya pour atteindre le Tibet puis l’Inde contrôlée par les Anglais. Soit au moins 6500 km à pied.

Une fille s’adjoint à eux, Irina (Saoirse Ronan), apeurée et menteuse, Polonaise évadée d’une ferme de redressement pour jeunes après la mort de son petit frère, mais finalement acceptée. Elle les fera parler individuellement, et cet aspect humanise le film. Car le groupe formé de bric et de broc va se transformer : le chacun pour soi du camp (voulu par le socialisme pour déshumaniser) devient peu à peu solidarité (par la reconquête de la liberté). Valka tue des animaux avec son couteau, Smith pêche à l’aide d’un hameçon fait d’un fragment de barbelé, le Letton fait la cuisine – chacun a son rôle, ce pourquoi il est respecté par les autres. Le gel, la faim, les moustiques, la crasse, la fatigue, puis le soleil et la soif, l’altitude, sont autant de maux qu’ils devront surmonter. Les faibles disparaissent car telle est la loi de la jungle sibérienne : le jeune dévitaminé qui ne voit pas le feu en rapportant du bois et meurt gelé, un autre de faiblesse, la fille d’insolation. « Monsieur » Smith lui-même, épuisé, ne devra qu’au jeune Janusz trop « gentil » de survivre ; il lui rappelle pourquoi il doit s’en sortir : pour pardonner. Lui veut revenir pour pardonner à sa femme qui l’a trahie par faiblesse ; Smith doit s’en sortir pour témoigner qu’on ne brise pas les hommes en tuant leur fils sous leurs yeux. Car David, 17 ans, est mort d’une balle dans la tête devant son père qui devait avouer être un saboteur. Smith – un faux nom, donné pour suivre la paranoïa stalinienne qui exigeait qu’on en dise le moins possible pour ne pas être soupçonné – est un père meurtri qui se reproche d’avoir entraîné son rejeton en URSS par idéalisme, ce pays où chaque lettre du nom est un mensonge : quelle union ? quelle république ? quel socialisme ? quels soviets ?

Le film s’inspire assez librement du récit À marche forcée du britannique d’origine polonaise Sławomir Rawicz, soldat envoyé au goulag pour « être » Polonais. L’auteur n’a pas réalisé cette marche lui-même mais raconte l’histoire vraie de prisonniers qui l’ont réussie. Le titre anglais, The Way Back, joue sur le double sens : le chemin du retour ou le retour en arrière. Le titre français fait ironiquement référence à la trilogie romanesque de Jean-Paul Sartre, Les Chemins de la liberté, où les personnages sont torturés par leurs choix, leurs principes et exigences. Ils se croient libres mais ne sont qu’en quête de liberté ; soit ils la refusent, soit ils en font un principe de vie, soit ils revendiquent un « droit » bafoué. Mais quel est ce « droit » abstrait si l’on ne sait pas le conquérir et le défendre ? Sartre était un compagnon de route convaincu du communisme, avec cet art des intellos parisiens de regarder le monde avec un strabisme divergent : dénoncer la réalité jamais idéale, en même temps que vanter un idéal jamais réalisé que par contrainte et force – donc contre ce même idéal. Encenser Staline, puis Castro, avant d’aviser Mao, quel naufrage pour « la pensée » politique française ! Ce film a le mérite de rappeler la réalité toute crue : l’URSS était un quadruple mensonge et le goulag était son idéal réalisé.

Malgré de beaux paysages et des acteurs convaincants, le message naïvement humaniste manque un peu de sel et l’impitoyable rigueur de l’épopée est traitée un peu légèrement : les populations locales qui devraient traquer les évadés sont inexistantes et l’Himalaya est franchi en quelques plans malgré l’énormité de l’altitude ou du climat et l’absence complète de provisions. Les plans lointains sur les libérés marchant en file sont trop nombreux et les gros plans de tension insuffisants pour adhérer complètement, même si la musique un brin planante aide. Il n’y a pas de scènes vraiment dures, or la réalité a dû en connaître. C’est un beau film, mais peut-être pas assez fouillé sur les tares du socialisme réel et sur les épreuves à surmonter pour être libre.

DVD Les chemins de la liberté (The Way Back) de Peter Weir, 2010, avec Jim Sturgess, Ed Harris, Colin Farrell, Saoirse Ronan, Mark Strong, Gustaf Skarsgård, Metropolitan Video 2011, 2h08, standard €8.85 blu-ray €17.37

Catégories : Cinéma, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Gérard Guerrier, L’opéra alpin

En juillet 2013, l’auteur et son épouse Eva partent de Neuschwanstein au sud de la Bavière pour rallier à pied Bergame dans le nord de l’Italie, via les Alpes autrichiennes et suisses, où ils parviendront en août. Ils prennent le plus souvent les itinéraires hors-pistes, se fiant à la carte, à l’altimètre et à la boussole. Ce trek au long cours est de moyenne montagne, même si les éléments font parfois friser l’alpinisme.

Un exploit ? Non, une obstination. Il ne s’agit pas d’héroïsme ni de sport, mais de volonté. « 400 kilomètres et 32 000 mètres de dénivelée positive à parcourir en 23 jours. Cela fait une honnête moyenne de 18 kilomètres et 1400 mètres de montée par jour, soit 8 heures de marche en terrain facile et jusqu’à 11 heures en terrain montagneux. Rien d’héroïque, vraiment ! » p.140.

L’auteur, féru de montagne et d’itinéraire sauvages, cite volontiers Nietzsche qu’il aima à l’adolescence pour « la qualité de son écriture, son impertinence, son originalité ». Il ajoute, malicieux, « et puis louer le sulfureux philosophe, c’était envoyer promener ces bouffons de trotskistes, fumeurs de shit à la barbe naissante » p.150. Il ne cite pourtant pas l’aphorisme célèbre de Nietzsche, si bien adapté à son périple à pied : « là où il y a une volonté, il y a un chemin ». La solitude et le courage, ces vertus du philosophe au marteau, sont les vertus que l’auteur cultive volontiers.

Sauf que l’on n’est jamais seul en montagne. Outre sa compagne, parfois plus lente et précautionneuse, mais qui marche comme un montagnard, le paysage riant, grandiose ou menaçant suivant le temps, les vaches paisibles, les plantes et les arbres selon l’altitude et le versant, les chèvres coquines, les bouquetins fantasques ou les marmottes vigilantes, les bergers ou les paysans, les randonneurs ou les promeneurs en famille – composent un milieu où la solitude n’est que toute relative. Car l’être humain n’est pas en-dehors de la nature, il en est une partie.

Ne croyez pas non plus que le présent seul compte, un pas devant l’autre et le regard capturé par le bord du chemin. La grande histoire du choc des peuples dans ce carrefour des Alpes entre Allemagne, Autriche, Suisse et Italie se rappelle souvent au souvenir, jusqu’au dernier carré de miliciens de Darnan, capturé dans les Alpes italiennes.

L’histoire personnelle vous suit, avec les enfants au loin. Même devenus adultes et construisant leur expérience personnelle de la vie, ils vous sont liés. Ainsi Misha, le fils cadet de 25 ans, devenu guide de montagne sur les traces de son père, qui baroude avec un groupe de trekkeurs avertis dans les étendues sauvages de Yakoutie. Il ne donne pas de nouvelles, le téléphone satellite russe ayant quelques éclipses. La météo là-bas est mauvaise, les inondations coupent l’itinéraire, l’autonomie en vivres est réduite. Qu’advient-il de Misha ? Un cauchemar d’une nuit le montre désespéré, agitant la main dans les eaux noires avec un appel d’enfant à son papa ; est-il prémonitoire ?

Son aventure au loin court au fil des pages de l’aventure ici, comme si l’amour obéissait aux lois quantiques qui font que deux particules intriquées n’ont pas d’état indépendant, quelle que soit la distance qui les sépare. L’émotion du père pour son fils pilote le périple, rendant l’itinéraire de la Bavière à Bergame anodin, une promenade de vieux dans un paysage civilisé où le premier secours est à portée de téléphone. Ce qui offre une profondeur humaine à la randonnée, élevant la réflexion au-delà des belles images du chemin.

S’il donne envie de partir, ce livre peut se lire aussi dans un fauteuil, l’imagination suppléant au réel. Verlaine et Hölderlin poétisent les étapes, Willy et Misha, les deux fils, donnent un avenir à l’aventure. Car le futur est passé, ce qui se passe maintenant la résultante de ce qui n’est plus. Gérard Guerrier se souvient de ce conte qu’il improvisait pour ses garçons petits, alors que sa femme jouait au violoncelle sur un disque de Dvorak. Les enfants se perdaient dans la forêt et le père mobilisait tous les animaux, avec chacun leur sens, pour les retrouver « il les aime tant ! » p.181. C’était un moment émouvant et familial, qui s’achevait par tout le monde blotti l’un contre l’autre sur le canapé, faisant nid contre l’hostilité du monde.

Si le bonheur est à portée de pieds, puisqu’il suffit de cheminer dans la nature qui vous invite et vous aime, le tragique est que ce monde-ci n’est pas le paradis ; il est mêlé de bon et de mauvais, de réel et d’imaginaire. Si l’amour du couple est contenté, l’amour filial est tourmenté. Le vertige ne vous saisit pas seulement sur les crêtes, mais aussi au fond de vous. L’un comme l’autre sont illusions – mais ils font croire qu’ils sont vrais.

Gérard Guerrier, L’opéra alpin – A pied de la Bavière à Bergame, 2015, éditions Transboréal, 251 pages, €9.90

Catégories : Italie, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Samsara de Ron Fricke

samsara-de-ron-fricke

Ce n’est pas un film d’action mais un documentaire de contemplation. Retour au muet, mais en couleurs. Sur une musique planante, des vues de paysages somptueux, de monuments célèbres et de gens pittoresques se succèdent sur une heure et demi. C’est beau et décevant.

Les montagnes, les vallées, les déserts, survolés à la Yann Arthus-Bertrand séduisent toujours ; les hauts-lieux se reconnaissent, induisant une connivence ; les enfants colorés, les femmes allaitantes, les hommes impassibles et les vieillards ridés sont l’humanité. Mais quel message passe de tout cela ? Que la planète est une dans sa diversité ? En ce cas manquent cruellement les petits blonds de Russie, d’Europe et d’Amérique du nord. Les Boys Choirs d’Oxford ou les rats de l’Opéra parisien sont-ils moins humains que les Ladyboys de Thaïlande ou les karatékas en kata de Corée du sud ? Les pays nordiques et le grand nord n’ont pas non plus séduits le réalisateur ; la seule neige présente est celle du Tibet, puis aux alentours du Mont-Blanc.

samsara-mandala

Tourné dans 25 pays durant 5 ans, ce film semble un digest accéléré de cent trente ans de National Geographic à l’usage des Nuls, sans que jamais le lieu ne soit nommé, ni que les populations ouvrent la bouche. Nous sommes dans le grand mélange multiculturel aseptisé, vu de Sirius, comme si la pellicule devait servir à informer quelques extraterrestres sur ce qui se passe sur la planète bleue. Il me rappelle ces PowerPoint animés que s’échangent les plus de cinquante ans sur les merveilles de la nature, les lieux connus les plus célèbres et les amours des bêtes.

Images léchées en 70 mm panavision, couleurs saturées, mise en scène ludique, il s’agit de pure performance. Comme si la technique était l’alpha et l’oméga de la culture américaine d’aujourd’hui. Le monde apparaît plus beau que nature. Même les machos à kalach des pays musulmans, hiératiques face caméra, sont nimbés d’une certaine noblesse par l’objectif. L’Europe n’est illustrée que par deux jeunes filles au ventre nu qui déambulent sous la galerie Vittorio Emanuele de Milan, et par deux jeunes hommes assis torse nu, la gorge barrée d’une chaîne de métal. Aucun enfant, alors qu’ils sont pléthore sur l’Asie et l’Afrique.

samsara-ladyboy

Il n’y a guère que les Yankees adipeux, saisis en accéléré en train de bâfrer des burgers, de s’empiffrer de frites picorées en accéléré, de s’ingurgiter des bocks de coca sans respirer, qui aient l’air de ce qu’ils sont : laids et vulgaires, incultes. Les seuls adultes blancs « normaux » américains (ceux que l’on peut rencontrer dans la rue) sont un trio familial de nracistes, nationaux Riffle associés, fusils en main, crosse rose pour la fille…

Certains appellent ce documentaire filmique un « poème » ; il est pour les incultes. Certes, les images en accéléré des paysages sous les étoiles ou au lever du soleil sont édifiantes, montrant le temps qui passe et l’ossature de la terre qui reste. Certes, les gestes mécaniques des chaînes de production ou d’abattage des volailles ou des porcs (de quoi dégoûter le quart de l’humanité musulman) apportent un certain humour. Certes, les défilés militaires rythmés et les saluts matinaux au président des usines asiatiques prouvent la robotisation des êtres. Mais pour quoi dire ? Ron Fricke est photographe et monteur, pas auteur. Il n’est pas à la hauteur. Plus qu’hypnotique, il est un brin soporifique.

samsara-kaaba

Le New Age n’est pas spirituel, il n’est qu’une consolation vite faite pour gens pressés. Toutes les cérémonies religieuses juxtaposées dans le film en restent au pittoresque, tournées en clichés, même si la pierre noire de La Mecque, vue de haut, est rarement filmée. Le sublime recherché dans les travellings aériens effrénés aplatissent les paysages. Le misérabilisme des putes thaïs se trémoussant en bikini et hauts talons, ou des gestes à la chaîne des soudeuses coréennes en usine, ou encore des gamins philippins en marcel lâche trifouillant les champs d’ordures, ne veut rien dire. La roue de la vie exige des causes aux conséquences, une vie antérieure pour préparer les vies futures.

Le monde dans lequel nous vivons – le samsara – est mêlé de bon et de mauvais, de sublime et d’ordure. Mais juxtaposer sans ordre les scènes par leur ressemblance ne signifie rien, alors que le terme samsâra dans l’hindouisme exprime l’ensemble de ce qui circule. Pauvre multiculture globish, qui mêle sans comprendre… jusqu’à l’inculture, la seule technique tenant lieu de lien humain.

Vous pouvez sans état d’âme offrir ce film en cadeau, tout le monde « aimera » – comme on « like » sur Facebook. Mais n’y cherchez pas une œuvre, ce n’est qu’un documentaire ripoliné passe-partout.

DVD Samsara de Ron Fricke, 2011, ARP sélection 2013, blu-ray €18.79

Le Samsâra de Pan Nalin est bien meilleur, enraciné dans une culture, contant une histoire, ouvrant sur l’avenir.

Catégories : Cinéma, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Stendhal, Voyage en France

stendhal voyages en france
Cet écrivain sur le tard, aventurier à 17 ans, passionné cérébral, aimait le ” voyage “. Il suivait ainsi Montaigne, qu’il décrit comme ” cet homme rare qui sut réfléchir l’habitude, chose si rare en France ” (Bordeaux, 9 avril 1838 p. 653). Les éditions de la Pléiade ont réuni sous le titre choisi par l’auteur lui-même, Voyages en France, trois œuvres dont une partie est restée inédite de son vivant. Mémoires d’un touriste, publié en 1838, est suivi de papiers posthumes du Voyage en France, enfin du Voyage dans le midi de la France. En ces temps de vacances et d’errance, relire Stendhal est un enchantement.

Oh, non pas pour le descriptif des villes et paysages, qui ont bien changés et pour lesquels Stendhal n’hésite pas à plagier ses amis lorsqu’il n’a pas eu l’occasion d’y passer – mais pour sa façon de voyager, de réfléchir l’habitude. ” Je me suis promené par la ville, jouissant du délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu, “ écrit-il avec humour p.564.

Chacun d’entre nous a un métier, c’était plus rare des voyageurs de l’époque, où les oisifs vivaient de rentes. Stendhal prend le masque de marchand de fer, ce qui le rend moderne, pour allier des préoccupations économiques aux remarques humanistes. Le voyageur d’aujourd’hui est bien plus proche de ce personnage que du rentier d’alors. Il peut, comme l’auteur, examiner avec précision ce qu’il connaît, parler du reste avec les natifs et se faire une idée de tout avec son tempérament. La philosophie à la Montaigne, celle ” qui aide à vivre “, est bien plus proche du quotidien que les grandes envolées des théoriciens romantiques. Nietzsche en loue Stendhal dans Par-delà le bien et le mal (1.39) : « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est ».

Stendhal voyage en quête de sensations et de savoirs nouveaux. ” J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations folles ; ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable “ (Langres, 5 mai 1837, p.50). Il y a un art de voyager qui ressort de l’expérience de soi parmi les autres. La rupture de ses habitudes permet de prendre conscience de ce qu’on est, de ce qu’on sait, de ce qu’on croit. Bienfaits de l’ouverture. ” Le provincial ne sait pas que tout en ce monde est une comédie “ (Langres, 5 mai 1837, p.54).

Stendhal était rare : le manque de curiosité des Français pour autre chose que leur quartier ou leur village était largement dénoncé au 19ème siècle. Cette inertie se perpétue aujourd’hui où seulement 12% des Français vont à l’étranger chaque année – dont la moitié sont des écoliers forcés d’aller apprendre une langue. Si les Français visitent enfin leur propre pays, ils répugnent manifestement à en sortir – tout comme les Américains. Sont-ils aussi imbus d’eux-mêmes que les Yankees ? Ont-ils la même crainte qu’eux du reste du monde ? Une semblable indifférence pour ce qui est autrement ?

stendhal plaque de sejour 1838

Le voyage à la Stendhal est décousu, pas très organisé, désinvolte. C’est ce qui fait pour nous son charme, intact après six générations. Il donne en exemple une provinciale qu’il rencontre : ” Mme de Nintrey ose faire à chaque moment de la vie ce qui lui plaît le plus dans ce moment-là. Ainsi tous les sots l’exècrent, eux qui n’ont pour tout esprit que leur science sociale “ (De la Bretagne, 3 juillet 1837, p. 269). La science sociale signifie le code de la société du temps. Quant à faire ce qui lui plaît, c’est le principe de base du Beylisme.

stendhal voyage dans le midi de la france

Il aime le naturel – mais est-ce celui tant vanté du ” gamin de Paris ” ? Non car, en bon réaliste, Stendhal se méfie des outrances du romantisme, dans lesquelles va se vautrer Hugo une vingtaine d’années plus tard en créant son Gavroche. Stendhal est un observateur aigu, pas un naïf idéaliste. ” Ce n’est pas que le caractère du gamin de Paris me plaise : cet être, quoique si jeune, a déjà perdu la gentillesse et surtout la naïveté de l’enfance ; il calcule jusqu’à quel point il peut profiter du privilège de sa jeunesse pour se permettre des impertinences. C’est déjà le Parisien de 25 ans. Il tire parti de sa position avec adresse et sang-froid pour se donner la supériorité sur la personne avec laquelle il traite, et son assurance décroît pour peu qu’il trouve de résistance. Ce n’est point ma vanité froissée qui abhorre le gamin de Paris, c’est l’amour que j’ai pour les grâces de l’enfance qui souffre en la voyant dégradée. Hazlitt, homme d’esprit, Anglais et misanthrope, prétendait qu’à Paris le naturel n’existe plus même chez l’enfant de huit ans. A Lyon, on voit encore le gamin ; à Marseille, nous sommes en plein ‘naturel’, l’enfant y est déjà grossier, emporté, et bien comme son père, et de plus il a toutes les grâces de l’enfance. Le Dauphiné en entier est le pays du naturel chez les enfants “ (Lyon, 7 juin 1837, p.131).

Stendhal excelle dans la marqueterie littéraire. Il fond avec virtuosité et bonheur ses propres impressions, ses notes éparses, et les études des guides auxquels il se réfère. Il réussit son récit en égotiste, il passe en quelques pages du journal aux descriptions, assaisonnées d’anecdotes, rendues vivantes par l’irruption de personnages. Et toujours avec goût, le sien : ” Je me méfie beaucoup de ce genre de renseignements, surtout donnés par un Français. On appelle ‘beau’, parmi nous, ce qui est vanté dans le journal, ou ce qui est fertile et produit beaucoup d’argent “ (Sur le bateau à vapeur, 15 mai 1837, p.71).

Ne pas croire, vérifier – tel est le credo de ce Polytechnicien du siècle Nouveau Régime. Comme auteur, il sait rompre le rythme comme au théâtre, on ne s’ennuie pas à le suivre. ” Autant je suis réservé et plat à un comptoir et dans mes réunions avec mes collègues, les hommes à argent, autant je prétends être naturel et simple en écrivant ce journal le soir. Si je mentais le moins du monde, le plaisir s’envolerait et je n’écrirais plus. Quel dommage ! », écrivait-il de lui-même (Fontainebleau 10 avril 1837 p.5).

Stendhal, Voyages en France, Gallimard Pléiade 1992, 1664 pages, €70.00
Stendhal, Mémoires d’un touriste, Folio 2014, 848 pages, €10.40
e-book format Kindle, €9.99
Stendhal, Voyage dans le midi de la France, éditions François Bourin 2010, 242 pages, €6.00
e-book format Kindle, €0.99

Catégories : France, Livres, Stendhal, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Claude Simon, Triptyque

claude simon triptyque
Je ne vous dirai rien de La Bataille de Pharsale, publié en 1969, qui est à mes yeux illisible. Triptyque l’est un peu plus, mêlant trois histoires afin de « déconstruire » le concept même d’histoire, de récit cohérent avec un début et une fin. Cette affectation de rébellion, tellement à la mode chez les auteurs du « nouveau » roman des années 1960, est une impasse littéraire. J’aimerais être contredit, mais qui lit aujourd’hui Robbe-Grillet ou Claude Simon ? Chez ce dernier, certains lecteurs peuvent être envoûtés par certains textes. Pour ma part, Triptyque fait partie de ceux-là.

Car le lien entre ces histoires disparates est l’érotisme. Que resterait-il du roman sans cette fièvre érotique qui mène quasiment tous les personnages ? La scène commence par une gravure, qui deviendra puzzle à la fin, où deux garçons observent sur un pont les truites nageant dans le courant, dont le mouvement ondulant est analogue au membre viril dans la vulve de femme. Alentour, un paysage champêtre où un gamin aux cheveux filasse ramène ses vaches, une vieille paysanne qui écorche un lapin, dont l’agonie produit les mêmes soubresauts qu’un orgasme de femme.

Les deux garçons, qu’on imagine avoir 13 et 14 ans puisque l’un est « plus jeune », prennent prétexte de la pêche pour se baigner et aller nus observer une fille qui se déshabille. Ils frissonnent du bain récent autant que d’excitation, lorsqu’ils manquent d’être surpris par un gros en marcel et sa moitié de retour de pêche en un meilleur endroit. Fuite dans les maïs, pieds nus croulant les mottes, traversée de la rivière, de l’eau au ras des mamelons, rhabillage rapide sans slip, trop mouillé, enfin, l’air de rien, pêche là où rien ne vient. La nature dans ce roman engloutit l’humain dans un découpage cinématographique volontaire.

Passe une jeune domestique tenant à la main une fillette. Ils ont surpris auparavant son regard vers un beau motard viril, chasseur dont la chemise ouverte laisse entrevoir la poitrine velue. Lorsqu’elle leur demande de garder l’enfant pendant qu’elle s’éloigne un peu, ils comprennent : les deux vont baiser dans la grange. Ils laissent la gamine à trois petites filles qui passent le long des berges (laissée une fois de plus, il est à peine évoqué que la gamine va se noyer). Eux vont mater le couple effréné aux coïts multiples par un trou de la grange. Ils ne ratent rien de la vulve touffue comme un buisson ni du pénis dur comme un marteau. La chair même, chez Simon, est nature.

Une affiche sur la grange évoque un film, prétexte au second paysage, intercalé sans mise à la ligne ; les deux garçons sortent en effet de la poche poitrine de leur chemise des bouts de pellicule, images sur lesquelles ils se caressent sous la culotte : dans un palace méditerranéen, une mère s’efforce d’aider son fils impliqué dans un trafic de drogue, elle est femme nue sur un lit, un homme mûr assis qui regarde, un adolescent bouclé en blue-jean qui claque la porte, convulsé de fureur. Un troisième paysage s’intercale encore, prétexte à fantasmes : dans une banlieue industrielle où l’on boit le genièvre, une noce tourne mal et le beau jeune marié saute la serveuse à hauts talons dans une ruelle en face de l’estaminet. Des scènes de clown s’associent à tout cela en version grotesque. L’ensemble repose sur les descriptions maniaques des décors, des personnages et des choses – l’histoire n’est plaquée qu’ensuite, pour tenter de lier le tout bout à bout.

Peut-on en inférer, selon la sociologie de Marx, que Simon produit une littérature qui émane tout droit de la société bureaucratique des années 50 et 60 ? Littérature descriptive, moralement neutre, quasi comptable. Heureusement que le sperme sert de liant à ce procédé qui autrement serait chiant ! Les peintres Paul Delvaux, Jean Dubuffet et Francis Bacon ont servi de support pictural au montage cinéma des différents paysages.

Il n’y a que matière et mouvement, aucun jugement édifiant, c’est ce qui fait la modernité de l’œuvre – et sa lisibilité malgré les obstacles. Pas de bons sentiments, ni de leçon de morale, les faits bruts, décrits minutieusement comme un peintre, montés en kaléidoscope comme un cinéaste. Ce n’est pas réaliste mais est en même temps hyperréaliste : aucun enchaînement logique ou psychologique, mais des états successifs de fantasmes et de sensualité bien réels, supports libres à l’imaginaire de chacun.

Plus de phrases interminables ni d’incidentes entre parenthèses, le texte se lit facilement, même s’il saute du coq à l’âne sans arrêt. Un peu difficile à lire pour qui a perdu l’habitude des livres, mais un fabuleux efficace.

Claude Simon, Triptyque, 1973, éditions de Minuit 1973, 225 pages, €19.25
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
Les œuvres de Claude Simon chroniquées sur ce blog

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Victor Segalen, Essai sur l’exotisme

victor segalen essai sur l exotisme
Victor Segalen, mort en 1919 à 41 ans, était médecin de marine et a beaucoup voyagé. Mais ce qui l’intéressait dans « l’exotisme », n’étaient ni les impressions ni les images colorées, « cocotiers et ciels torrides ». Le lointain est comme le passé, une expérience du Divers. Il s’agit donc de sortir de soi. Cet Essai n’a été publié que bien après la mort de l’auteur, trop prématurée. Il est resté à l’état de notes, avec un plan clairement formulé. Mais le lecteur tirera profit de cet inachèvement, lisant mieux le squelette sans sa chair.

Nous sommes loin des récits de voyageurs où les choses vues sont un moyen de juger d’après sa propre culture et d’exprimer les sensations sur soi du paysage et des gens. Eux sont les touristes, « les proxénètes de la sensation du Divers » 46.

Être « exote », c’est avoir le sens de la nature « ex-humaine », la connaissance de ces forces indifférentes à l’humain, des lois immuables et sans dessein humanisé. « L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perspective aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle ».

L’exotisme se ressent dans les paysages, mais pas seulement. Dans les êtres également. « La jeune fille est distante de nous à l’extrême, donc précieuse incomparablement à tous les fervents du divers » 62. Surtout la fille de Tahiti, belle, libre et puissante telle que Gauguin l’a peinte et aimée. Un exotisme non pas d’égalité mais de complément, une impossible fusion du même – qui fait tout l’attrait de la découverte, de l’exploration et de l’amour de l’autre.

Comme l’a montré Tocqueville, le régime démocratique pousse la société à vouloir de plus en plus d’égalité entre tous les membres de la société. Égalité qui va jusqu’à prendre des formes absurdes, comme le déni des sexes donnés par la nature (« on ne nait pas femme, on le devient » pousse à revendiquer le clitoris comme pénis), le déni des différences de degré dans la culture (le tag grafouillé vaut autant que la peinture de Léonard ou de Matisse), le déni de l’effort personnel et du travail (plus vous œuvrez, plus on vous impose pour donner à ceux qui ne font rien, victimes, forcément victimes).

Segalen était à l’opposé de cette tendance, dans laquelle il voyait le principe physique d’entropie envahir la société humaine. « L’Entropie : c’est la somme de toutes les forces internes, non différenciées, toutes les forces statiques, toutes les forces basses de l’énergie » 65. Autrement dit le magma informe où tout le monde est pareil, tout le monde rabaissé au plus petit commun dénominateur, tout le monde normalisé, « l’Entropie comme un plus terrible monstre que le néant » 65.

« Si je place l’Exotisme au centre de ma vision du monde, (… c’est) comme la Loi fondamentale de l’Intensité et de la Sensation, de l’exaltation du Sentir ; donc de vivre » 77. C’est par la différence que s’exalte l’existence, on se façonne en sortant de soi, de ses paresses, de ses habitudes. Le goût – personnel – est une création qui devient au contact du divers.

vahine seins nus offerte

Être femme aussi est un devenir – mais avec le sexe biologique pour base, ce que les féministes extrémistes, aussi agressives qu’incultes n’ont pas compris. Il est vrai que les États-Unis, où ce féminisme-là est né, sont ce pays où 54% croient que c’est Dieu qui a créé l’homme, où un tiers croit que la Bible a raison plus que la science sur l’évolution, où un quart croit encore que la terre tourne autour du soleil – pays où le diplôme universitaire tient plus aux performances sportives qu’aux réalisations intellectuelles.

« Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre… » 79. Comme Gauguin contre l’évêque Martin aux Marquises, contre le vêtement victorien inadapté au climat, contre l’enseignement catéchiste contraire aux légendes et à la culture polynésienne, contre les interdits moraux qui visaient plus à la domination coloniale qu’au bien-être spirituel des populations.

L’universel catholique ou républicain, les missionnaires religieux ou laïcs, les clercs ou les fonctionnaires qui savent mieux que vous ce qu’il vous faut – sont une expression de l’impérialisme occidental qui fait de sa puissance technique une preuve d’élection divine. Il y a un siècle, au temps du machinisme triomphant et de l’expansion maximale de l’esprit colonial, Victor Segalen retrouvait l’autre voie de la culture d’Occident, celle de Thucydide et de Montaigne, où le Divers n’est pas à dominer mais à accueillir. Non pas pour s’y convertir mais pour s’enrichir des différences – surtout pas les nier !

Victor Segalen, Essai sur l’exotisme – suivi de textes sur Gauguin et l’Océanie, 1904-1919, Livre de poche biblio 1999, 165 pages, €5.10

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ann Radcliffe, L’Italien

ann radcliffe l italien
Écrit dans la fièvre par une femme de lettres anglaise de la classe moyenne qui n’en était pas à son coup d’essai, ce roman gothique inspiré du Moine de Lewis est plus touffu, tout aussi noir, mais « au comble de l’exaltation ». Tout est excès dans ces pages : la longueur du roman publié en trois volumes à la parution (455 pages aujourd’hui format Pléiade), les passions et tourments des personnages qui les aveuglent et les précipitent dans les pièges, l’exaltation des paysages depuis la baie de Naples aux dizaines de bateaux voguant sous le Vésuve enflammé jusqu’aux forêts sauvages des Abruzzes et les montagnes dominant l’Adriatique où le ressac vient se jeter avec violence, la monstruosité de l’Autorité – celle des parents préoccupés avant tout de mariage sans déroger, celle de l’Église catholique romaine qui est une véritable puissance totalitaire…

Nous sommes dans le gothique flamboyant, où la paisible Raison des Lumières est dominée par les violentes passions et les bas instincts – évidents chez les figures ambigües des dominateurs et dominatrices de tempérament qui n’ont pas la position sociale pour s’imposer sans partage. La Marquesa di Vivaldi, le père Schedoni (ex-comte) et l’abbesse de San Stefano ont des vertus « mâles » tempérées de faiblesses « femelles ». Chez la marquise, « quand l’orgueil et la revanche parlent dans sa poitrine, elle défie les obstacles et se rit des crimes ! Mais prenez-vous-en à ses sens, laissez la musique, par exemple, étreindre quelque fibre sensible de son cœur, et voilà que toutes ses intentions changent du tout au tout ! » p.774 Pléiade. Eux n’ont que la ruse pour affirmer leur orgueil : leur origine, leur histoire familiale ou leurs crimes les ont poussés dans les ordres. Hypocrisie, vanité, ambition, cruauté, sont leur vengeance sur la société et sur le siècle.

moine et fille

On ne peut qu’être frappé par le fait que l’Église catholique représentait à la fin du XVIIIe siècle une force aussi fermée et implacable que le parti communiste sous Staline (ex-séminariste, comme chacun sait). Idéologie, organisation, autorité, réseau, police de l’Inquisition, constituent un système redoutable devant lequel l’individu, même bien « né », restait impuissant sans de très forts appuis politiques. L’Église, comme le parti, font servir les contraires : « Malgré un tempérament résolument opposé à celui, sévère et violent, de l’abbesse, [l’abbé supérieur] était tout aussi égoïste, et presque aussi coupable, dans la mesure où, comme il fermait les yeux sur des agissements malintentionnés, sa conduite s’avérait presque aussi nuisible que celle des instigateurs des mêmes agissements » p.710. Pouvoir totalitaire, ni la nature, ni la raison, ni le droit n’ont de prise sur l’Église : « Comment l’homme, qui se prétend doué de raison, et immensément supérieur à toutes les autres créatures, peut-il se rendre coupable d’un tel excès de folie meurtrière dont la cruauté invétérée n’approcha jamais la férocité des brutes les plus irrationnelles ? » se dit le jeune Vivaldi, poussé dans les cachots de l’Inquisition à Rome (p.795).

La jeunesse est en outre écrasée par le poids tout-puissant des parents, la majorité arrivant fort tard dans l’existence, de quoi souhaiter la mort prématurée des géniteurs intransigeants. Ellena, 18 ans, et l’adolescent Vivaldi, autour de 20 ans, s’aiment mais ne peuvent s’unir car trop socialement inégaux en apparence.

salvator rosa montagnes

Le père Schedoni haïssant la jeunesse, l’amour et la légèreté de Vicentio di Vivaldi (qui lui rappelle sa propre jeunesse dissipée), s’allie à la mère du jeune homme, la Marquesa di Vivaldi, pour faire échouer l’union obstinément projetée : présages délivrés par un moine inquiétant comme une apparition de l’au-delà, enlèvement pour les rigueurs du couvent, tortures psychologiques, tentatives d’assassinat, dénonciation à l’Inquisition, sont les quelques péripéties qui ponctuent l’aventure. Passions sublimes, nature pittoresque, voix émouvantes (mais aucun érotisme, contrairement au Moine de Lewis), concourent à remuer le lecteur (la lectrice) et à captiver par autant de transports et d’excès. Jusqu’au fidèle serviteur Paulo, en bouffon napolitain tout dévoué à son maître, possédé d’une passion quasi fusionnelle et presque étrange pour sa présence physique et son amour social. Les paysages italiens, reconstitués par l’imagination de l’auteur qui n’y est jamais allée, ont la beauté des peintures animées, bien construites dans leur description, colorées du couchant et animées des activités des hommes. Ils participent au tumulte émotionnel des personnages, les montagnes ne pouvant s’élever que redoutables, la mer jaillir avec violence et la forêt se révéler impénétrable et mystérieuse, l’ensemble distillant une peur vague de s’y perdre.

ann radcliffe the italian

Jamais un protagoniste ne peut raconter une histoire sans être interrompu, le fil de la raison devant céder à chaque fois devant la fébrilité des passions ou la brusquerie des instincts. Jamais le héros Vivaldi ne peut agir avec modération, se précipitant toujours tête la première sans réfléchir dans toutes les chausse-trappes qui lui sont pourtant annoncées. Jamais l’héroïne Ellena ne peut décider simplement, tout empêtrée d’émotions, de torrent de larmes, de défaillances, ne pouvant se presser sur vingt mètres sans tomber en quasi pâmoison alors que sa liberté et sa vie en dépendent. Mais aucun des personnages n’est tout blanc ou tout noir, les faiblesses se rachètent par de grandes qualités de cœur, l’impétuosité par une fidélité sans faille, la méchanceté par le remord, la pulsion de tuer par la pitié.

La fin verra un feu d’artifices de coups de théâtre, nul n’étant en fait ce qu’il paraît, dans une apothéose de grand guignol qui fait la somptuosité de ce roman daté.

Ann Radcliffe, L’Italien ou le confessionnal des Pénitents noirs, 1797, Jacques Flament éditions 2011, 326 pages, €19.90
Format Kindle, 2012, Amazon 822 kb, €1.49
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Thorgal 33, Le bateau-sabre

Thorgal 33 couv
Album de remplissage, pas très bon, ni dans le dessin ni dans l’histoire. La série s’essouffle, le nouveau scénariste – très touche-à-tout – n’a pas assimilé le personnage de Thorgal, sinon ses tics ressassés dans les albums précédents (ne pas tuer, être inventif, sauver les autres, y compris les chiens).

Quant à Jolan, on ne voit pas trop ce qu’il fait là si l’on n’a pas lu les albums précédents.

Le gamin, fils de son père, n’apparaît que sur quelques pages, gauche et sans destin malgré les « promesses » de la magie rouge. Le nouveau dieu des chrétiens va-t-il le convertir ? On en tremble un peu : la série Thorgal serait-elle la même si tous ces Vikings se convertissaient au religieusement correct de la belgitude moyenne ?

Même le dessin montre l’adolescent en transition, au physique ingrat, au visage lourd, malgré sa tunique bleue fendue au col qui fait la transition (et qui s’allonge à mesure qu’il prend de la taille et des épaules ?).

Thorgal 33 jolan

L’aventure de Thorgal, en quête de son dernier fils Aniel enlevé par la magie rouge, se passe en hiver dans le paysage sombre de la Russie des fleuves. Neige, tempête, eau glacée ne sont pas joyeux ; la cruauté des marchands et des pillards est inévitable ; seuls les chiens de traineau, la fille Lehla retrouvée (sœur de Darek), et le capitaine d’arme du bateau viking retiennent l’attention. Pour le reste, nous sommes dans la plus sommaire psychologie. Célibataire et papa virtuel, Thorgal est bien terne.

Malgré les beaux paysages (Rosinski sait dessiner), l’usage du pinceau ne convient pas aux visages, trop balafrés de rouge ou trop verdâtres selon l’encrage.

Thorgal 33 barque viking

Et comme l’action se traîne ! Cinq pages de blabla pour ne rien dire au début et resituer Jolan (à la fin de l’album on a déjà oublié), sept pages d’action enfin contre les pillards du fleuve, quelques vues de transition sur les esclaves, cinq pages presque sans paroles sur la neige avec les tigres (!) avant pas moins de quatorze pages sur la récupération d’un coffre coulé avec une orque (!) qui dévore les nageurs. Le tigre de Sibérie existe, mais son aire est côté Pacifique, proche des fleuves Amour et Oussouri, pas des fleuves russes de la Baltique à la mer Noire. L’orque épaulard (du moins c’est la bête que suggère le dessin) est aussi positionné côté Pacifique de la Russie, vers le Kamchatka, et n’est pas faite pour l’eau douce des fleuves.

Beaucoup d’invraisemblances donc dans ce mauvais album, dont la magie fantastique qui pouvait faire le charme de certains précédents est totalement absente, presque scolaire ici. Ce qui s’ajoute à un scénario indigent pour une histoire qui n’a rien à dire et dont les dessins s’étirent pour atteindre péniblement les 48 pages exigées… Vraiment pas le meilleur de la série !

Thorgal 33 thorgal

Pourquoi vouloir à tout prix suivre le filon ? Histoire de fric ? Vanité de faire « comme » Van Hamme ? La « saison 2 » de Thorgal avec Sente n’est pas à la hauteur de la saison 1 avec Van Hamme, son créateur. A vouloir trop en faire, à récupérer tout ce qui brille pour se faire mousser, le néo-scénariste montre ses limites. Thorgal, comme Jolan, sont des caractères. On ne joue pas impunément avec ces personnages, au risque du ridicule.

Rosinski & Sente, Thorgal 33, Le bateau-sabre, 2011, éditions Le Lombard, 48 pages, €12.00

Tous les Thorgal chroniqués sur ce blog

Catégories : Bande dessinée, Mer et marins, Thorgal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Palais d’été

Aujourd’hui, nous nous prenons en main, seule façon à mon sens de pénétrer un peu le pays. Nous allons seuls au Palais d’été en taxi. Il existe trois catégories de taxis en 1993 : les jaunes avec un forfait de dix yuans et un supplément de un yuan par kilomètre au-delà du troisième ; les « luxe » avec un forfait de douze yuan et un yuan soixante par kilomètre au-delà du troisième ; enfin les minibus, où l’on négocie la course. Nous optons pour le minibus à l’aller ; nous prendrons des taxis pour le retour.

palais d ete pekin

Nous avons déjeuné « là où l’on écoute les loriots » en prenant le menu impérial à cent yuans. Une liste impressionnante, composée en entrée de poisson en gelée, de lamelles de porc, de haricots blanc et poulet, de chou aigre-doux ; en plats chauds de poisson coupé en épis sauce gingembre, de bœuf épicé, de pétoncles. Il y avait surtout les plats typiquement chinois, originaux à la vue comme au palais : la cigale de mer, caoutchouteuse, en sauce brune, les algues blanches qui craquent sous la dent, les œufs en saumure très forts en goût et plus encore à l’odeur, un coquillage qui ressemblait à une tête ovale de champignons et… les scorpions ! Un silence s’est fait lorsque le plat a été apporté sur la table. Les uns se demandaient à quoi correspondaient ces filaments ornés de choses noires, les autres restaient incrédules en reconnaissant les bêtes. Une douzaine de scorpions frits, friandise d’empereur, nous ont été servis sur un nid de cheveux d’ange en pâte de riz. J’en ai goûté un par curiosité, devant les cris d’horreur des femmes. Il suffit cependant d’enlever la tête, les pattes et la queue, comme une crevette, pour décortiquer la carapace. Au goût, c’est fade et un peu farineux, comme de la purée de marron. Les scorpions m’ont rappelé les termites frits. Une amie a la malice d’emporter dans un kleenex deux scorpions pour ses neveux de 12 et 9 ans restés en France.

pavillon qui annonce le printemps

Au Palais d’été, nous avons le double plaisir du soleil brillant et du lac gelé. Des Chinois vont s’y promener, insoucieux de l’épaisseur de la glace. Ils y font des photos de famille ou entre copains. Je prends moi aussi quelques photos de chinois anonymes. Je revois un père et son fils remarqué à la Cité Interdite, un tout jeune adolescent au teint pâle, frêle, presque dansant, au visage de fragile porcelaine.

palais d ete galerie couverte 730m

Nous nous promenons ensuite dans la très longue galerie couverte (elle mesure 730 mètres) qui longe le lac. Elle relie la salle de la Longévité et du Bonheur à un embarcadère près du Bateau de Marbre. Elle s’étend devant nous à l’infini : comme entre deux miroirs qui se font face, les portiques se succèdent à l’identique, de plus en plus petit au regard. La galerie a été entièrement restaurée, mais sur les dessins d’origine. Sur les montants et les poutres faîtières sont peintes des scènes naïves, champêtres et bien composées. On y voit des oiseaux, des fleurs, des paysages. Nous passons du temps à les observer et à en photographier quelques-unes. La tradition chinoise voulait que, devant une telle beauté, des amoureux ne savaient en ressortir sans s’y être fiancés. Nous ne sommes pas chinois.

palais d ete loriots

Nous montons ensuite au Palais de la Doctrine bouddhique, tout en haut de la colline de la Longévité. La pierre ajourée s’ouvre sur le paysage, les bois et le lac en contrebas. Le Pont aux 17 arches se dessine au loin, délicate courbe sombre sur l’horizon blanc du lac gelé. Nous nous dirigeons vers lui.

palais d ete pont aux 17 arches

Passe une jeune fille en fleur ; elle peut avoir entre treize et dix-huit ans, il est difficile aux Occidentaux de donner un âge aux jeunes asiatiques. Sa bouche est pincée, ses yeux sont deux traits d’encre noire, son nez et ses joues doux comme un ivoire. Elle a le visage ovale qui fait sa beauté, encadré de cheveux noirs tenus par un bandeau rose. Elle porte une veste rouge et une écharpe au cou. Ce pourrait être une amie d’enfance, cet exotisme rêvé des livres de Pierre Loti. Elle passe sans me voir, toute à ses pensées, mais moi je la remarque. Une étincelle aurait suffit.

palais d ete jeune fille en fleur

Nous passons devant le pavillon qui Annonce le Printemps, pour nous diriger vers l’île du Lac Sud, voir le temple du Dragon. Une autre fille me jette un regard malicieux. Elle porte un col en dentelle blanche et un chat qui sourit, brodé au-dessus du cœur. Devant les eaux gelées du lac, borné par une balustrade de pierre froide, la vie naît d’un sourire. C’est une enfant au blouson rouge bordé de fourrure blanche, au chapeau rouge, au foulard rouge et blanc, qui sourit au photographe. La prise est pour son père mais j’en vole une aussi à cet instant. La petite a les lèvres rouges qui brillent dans son visage pâle. Toutes ces filles sont belles ; elles ont l’insouciance de l’enfance encore et la puissance de la Chine en elles. Je les admire, j’aime à observer leur fragilité apparente, sous laquelle, comme la branche de saule, se cache une volonté farouche.

sanctuaire des sutras

De retour à l’hôtel, nous prenons un thé dans la chambre. Le dîner a lieu à notre heure favorite au rez-de-chaussée dans notre restaurant favori, avec nos plats favoris. Et défilent à nouveau les crevettes setchuanaises, le bœuf émincé aux oignons, le riz frit aux œufs, le chou aigre-doux, les nems frits, le tout arrosé de bière chinoise Tsin Tao. Nous poursuivons au bar par des glaces (pas terribles) en discutant, pendant que certaines vont négocier férocement une théière, une soupière, deux aubergines-boites en bois, une nappe, et j’en passe. La fièvre acheteuse est une épidémie contagieuse.

Toutes les notes de lecture et de voyage en Chine sur ce blog.

Catégories : Chine, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

Catégories : Economie, Jean-Jacques Rousseau, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Thorgal 17, La gardienne des clés

Nous avons laissé dans le tome précédent Thorgal et sa petite famille au bord de l’hiver, dans le village viking natal d’Aaricia. Père et fils chassent tandis que la mère allaite sa fille à la maison. Louve vient de naître et Jolan a six ans. Il voudrait bien utiliser l’arc de son père mais il n’est guère assez fort. Encore que… C’est une flèche qu’il tire maladroitement dans les buissons qui va déclencher toute l’histoire.

L’album renoue avec la veine fantastique, puisqu’Aaricia est clouée au bébé. Difficile de vivre des aventures itinérantes dans ces conditions. Ce sont donc Thorgal et Jolan qui s’y collent, sans parler des dieux.

Parce qu’une femme serpent fait revenir de l’autre monde (l’un des innombrables mondes qui existent dans la mythologie) un affreux pour la servir. Elle veut obtenir pour elle la ceinture qui permet l’invulnérabilité et le passage des mondes. Simple, non ?

Sauf que son affreux n’est pas honnête (qui l’eût cru ?) et veut garder l’objet pour lui. Il profite d’être déguisé en Thorgal pour tenter de forcer ce dernier à aller récupérer ladite ceinture auprès de la Gardienne des clés. Jadis en effet, Thorgal a eu une aventure intime avec elle.

L’errance du héros renoue donc avec Les trois vieillards du pays d’Aran, ce qui est prétexte à laisser épouse et gamins pour courir le monde sensuel. Il y a de la nature, de la chasse, de la bagarre et de la femme dans l’aventure.

Jolan est trop petit pour y participer vraiment mais, comme les jeunes lecteurs ont tendance à s’identifier à lui comme à un petit frère rêvé (une sorte de fils de David Beckham aujourd’hui), il sert de déclencheur et d’appât, d’otage et de mascotte. Lui aussi découvre le deuxième monde…

Mais sa hantise, comme celle de tous les gamins, est d’être abandonné par son père. C’est que l’aventure est bien plus tentante que la chaumière et qu’un adulte sait bien mieux s’amuser tout seul que traîner un mouflet.

Nous avons donc tous les ingrédients nécessaires à une belle histoire. Il y a de l’action rude et de beaux paysages, de la morale et de l’éducation. Les rapports hommes-dieux se font sous contrat et des rapports homme-femme sont égalitaires – pas identiques, chacun son rôle et ses désirs, mais aussi utiles, au même niveau. Il y a de la bagarre et du sentiment, de la rudesse et de la tendresse.

Le dessin somptueux sert le texte riche. La nature nordique est dessinée minutieusement et le village viking est rempli de détails. Les personnages ont du corps, comme on le dit d’un vin, et de la personnalité, comme le montrent les expressions du visage de Jolan. La couleur n’est pas plaquée, elle ajoute au visuel.

A noter aussi l’image contrastée du père brun et du fils blond, de la mère blonde et de la fille brune. Thorgal, fils d’Aegir (c’est-à-dire le vent) est viking adopté, irréductiblement étranger (il vient des étoiles). Il n’est donc pas le grand blond imberbe et musculeux de la mythologie mais un noiraud velu charpenté sans gonflette, les traits rudes.

Il est adulte et pas adolescent, homme mûr qui pense aux autres, notamment à ceux qu’il aime mais aussi aux nains et aux animaux, pas Narcisse heureux de se voir si beau dans son miroir. Les aventures ne sont pas pour lui une occasion de se faire admirer, mais la nécessité du destin auquel l’ont condamné les dieux pour n’être pas vraiment de « ce » monde.

L’ensemble est riche et cet album 17 montre un dessin maîtrisé et un beau renouvellement de l’histoire. On aime à voir grandir les enfants dans un monde impitoyable mais d’une beauté prenante, et la justice triompher parce qu’on le veut.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 17, La gardienne des clés, 1991, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 3, Les trois vieillards du pays d’Aran, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

Tous les Thorgal chroniqués sur ce blog

Catégories : Bande dessinée, Thorgal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jacques Martin, auteur classique

Mort il y a deux ans le 21 janvier, le père d’Alix peut être fier de sa progéniture. Ses albums se lisent plus que jamais. Dernier hommage d’une série à retrouver dans la catégorie Bande dessinée de ce blog.

Jacques Martin

La page dernière de couverture des albums d’Alix est un symbole du destin. La colonne de calcaire qui s’élève en son milieu est l’arbre du monde, comme Alix est de solide souche gauloise figurée par le calcaire blond, et de culture gréco-romaine par sa taille élancée et ses cannelures en échos à la musculature élégante du jeune homme. C’est la civilisation qui donne à Alix ce port fier et souple, solide et hardi, à distance de l’excès des gladiateurs et de la banalité sèche des travailleurs. Autour de la colonne grimpe un rosier sauvage comme plus tard sur les tombes d’Héloïse et d’Abélard, rouge et frais comme l’amour. Il symbolise Enak, le petit ami, sa fidélité naïve malgré sa faiblesse, son amour pudique et jaloux, sa ténacité. Autour s’étend la mer, Mare nostrum, lac civilisé, cœur du monde romain et centre du monde connu. Dès qu’on s’en éloigne, la barbarie surgit : le désert, les sauvages, les cruels, les tyrans. Le navire est là, à voiles et à rames, symbole de l’ingéniosité des hommes et de leur industrie. Même lorsque les éléments sont défavorables, l’esquif avance, mû par la force des hommes.

Tous les pères successifs d’Alix meurent : Astorix de chagrin, Toraya au combat, Graccus du cœur… Comme Jacques Martin, Alix est orphelin. Délaissé par un père lieutenant, brillant aviateur de l’escadrille des Cigognes durant la Première guerre mondiale mais tué en autogyre quand son fils avait 11 ans, le gamin Jacques fut mis en pension à l’âge des premiers émois. L’esclavage parthe d’Alix est l’analogue de la pension Sainte-Euverte, près d’Orléans, où l’adolescent Martin Jacques a été placé. Il y a été « éduqué », quêtant sans cesse un modèle paternel.

Alix adoptera comme père spirituel César, le consul républicain qui incarne la vertu romaine, souvenir de ses versions latines. Il n’aura de cesse de se vouloir figure paternelle à son tour, cherchant sans cesse à défendre d’autres orphelins plus jeunes. Enak, Héraklion, Kora, Sabina, Herkios, Zozinos, Marah, sont tous des chiens perdus sans collier, solitaires, abandonnés, avides de reconnaissance et d’amour, dont Alix couvre les épaules de son bras protecteur. Toraya, sauveur d’Alix dès le premier album, vend la mèche : « comment ne pas éprouver une grande pitié pour un enfant perdu ? » (‘Alix l’intrépide’ p.17).

Alix est le prénom Alice au masculin, d’origine germanique. Le garçon pourrait être alsacien, comme son créateur Jacques, né à Strasbourg. Il ne vient pas de Gaule centrale puisque Vercingétorix, empli de démesure, n’est pas son modèle (‘Vercingétorix’). Le tempérament national gaulois divise : anarchique, archaïque, paysan. Il a produit, selon Jacques Martin, la honteuse défaite française de 1940 qui va l’emmener au STO et l’obliger à dessiner pour Messerschmitt. Si l’éducation d’Alix enfant s’est faite en Gaule comme fils de chef, pareil au petit Jacques, il ne devient adulte qu’à Rome, pays urbain, civilisé, discipliné. Alix n’évoque ni ne recherche son vrai père, peut-être parce que les chefs sont trop pris pour élever leurs enfants ? Le propre père de Jacques Martin l’a abandonné à la pension, à ces ‘romains’ qui enseignaient le latin.

Au sortir de la guerre de 1939-45, la civilisation est américaine. Roosevelt en est le héros. La menace raciale a été vaincue (l’Allemagne nazie) mais pas la menace totalitaire du despotisme asiatique (l’URSS). C’est pourquoi Jacques-Alix combattra sans relâche les tyrans : les cléricaux adeptes de la pureté du sang dans ‘Le prince du Nil’, l’empire absolutiste dans ‘L’empereur de Chine’, les dictateurs et autres conducators dans ‘Iorix le grand’, ‘Vercingétorix’ ou Le démon du Pharos, les religieux sectaires dans ‘Le tombeau étrusque ‘, ‘La tiare d’Oribal’ ou ‘La proie du volcan’.

Jacques Martin dessine avec détails et minutie les corps et les paysages, mais surtout les villes. Il reflète un ordre du monde voulu par les dieux : de riches plaines ensoleillées, des cités organisées, rationnellement aménagées. Apollon le véridique, dieu d’Alix, règne sur la raison lucide et la morale généreuse ; il cantonne Artémis la chasseresse à l’arc, déesse d’Enak, aux domaines vierges, extérieurs à la civilisation urbaine. César le républicain, aidé d’Athéna, déesse de la loi raisonnable et de la cité, pacifie l’univers barbare et réprime les passions romaines débridées.

Discipline et justice civilisent, tel est le message de ces années pré-68 aux adolescents lecteurs du ‘Journal de Tintin’. Vanik le dit, cousin d’Alix à qui César a attribué un gouvernement en Gaule : « Des maisons confortables ont remplacé nos pauvres huttes et la prospérité succède à la misère. Non, je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule. » On a reproché à Jacques Martin ce dessin trop académique, qui comporte des erreurs ou des inventions archéologiques – mais peu importe, ce qui compte est le symbole.

La beauté morale se révèle dans les corps maîtrisés : Alix, Enak, Héraklion, Herkion, Zozinos ont l’architecture harmonieuse et la vigueur de l’ossature. La laideur morale s’illustre par l’excès : Iorix, Qââ, Vercingétorix, Maia, Archeloüs, et Sulcius – le double d’Alix plus narcissique, plus musclé et plus cruel dans ‘Roma, Roma’.

Souvent le rajout, le baroque du dessin, sont une façon d’illustrer la démesure, qu’elle soit de la nature, des États ou des hommes.

Les excès de parures de la forêt vierge, des forteresses cachées ou des villes nouvelles, des costumes ou de la musculature, sont une preuve physique, visible, de l’exubérance non maîtrisée qui peut déboucher sur des cataclysmes (invasion de serpents, tremblements de terre, foudre), industriels (rupture de barrage, effet de pile dans ‘Le dieu sauvage’, explosion de ‘L’île maudite’ et du ‘Spectre de Carthage’) ou moraux (Arbacès, Iorix, Vercingétorix, Sulcius…). A l’inverse, les héros sont sereins, équilibrés, harmonieux. Leurs corps sains incarnent des esprits sains et des cœurs forts où l’amitié, la générosité et la sociabilité se révèlent.

Leur quête le montre, selon l’analyse structurale de Greimas : le Destinateur (Apollon, Athéna, César) pousse le Sujet (Alix flanqué de son petit prince Enak) dans l’Épreuve (les aventures) contre l’Opposant (Arbacès, Pompée, tyrans, marchands, méchants) pour conquérir l’Objet (liberté, raison, civilisation, ordre dans la cité, vertus de l’âme). Le courage va nu, comme l’âme droite et la raison qui tranche. Les torses nus des garçons sont là pour rappeler que l’énergie vient de l’intérieur et pas des carapaces qu’on se met pour faire accroire. Ainsi, point besoin de déguisements de ménade et satyre comme dans Roma Roma pour que l’amour existe entre Alix et Enak – l’amour mais pas le désir sexuel brut singé sur scène, plutôt le désir sublimé par l’affection. Les marchands n’ont aucun scrupule, les barbares sont atteints de démesure, les tyrans sont cruels – seul l’homme républicain (grec ou romain), esprit sain dans un corps sain, va presque nu parce qu’il n’a rien à cacher.

Atteint de macula, Jacques Martin n’a pas pu dessiner Alix et Enak jusqu’au bout. Ses collaborateurs ont été inégaux : Rafael Morales est maladroit avec les corps, le tandem Ferry/Weber meilleur mais Christophe Simon surtout garde la pureté du trait et la grâce des jeunes corps mieux que les autres.

Jacques Martin s’est éteint à 88 ans le 21 janvier 2010. Marié, deux enfants, il laisse plusieurs petits-enfants mais ses vrais fils sont Alix, son double, et Enak, son fils adopté.

Albums que Jacques Martin a écrit et dessiné seul chez Castermann :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or
3 L’île maudite
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate
8 Le tombeau étrusque
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil
12 Le fils de Spartacus
13 Le spectre de Carthage
14 Les proies du volcan
15 L’enfant grec
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25

Deux vidéos de Jacques Martin interviewé sur Youtube en 1 et en 2

Tous les Alix chroniqués sur ce blog

Catégories : Alix, Bande dessinée | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les îles flottantes des Ouros

Parmi les îles, 80 sont habitées par les indigènes. Ce sont des amoncellements de totoras (joncs) qui constituent ses îles. Ils servent accessoirement à construire des barques ou de fourrage pour les bêtes ; ils sont également coupe-faim pour les hommes. Le cœur de la tige de totora, très riche en iode et sert d’aliment aux adultes et aux jeunes.

L’île de Taquile fait 5,5 km de long, 1,5 km de large, elle est à 3 heures de bateau de Puno. Gare aux coups de soleil ! Il faut monter 525 marches pour accéder à l’unique village sis au sommet de l’île, à 3950 m. Ile de rêve, pas d’auto, pas de vélo, pas de chien.

Des paysages magnifiques. Les villageois tricotent gilets et bonnets. Les femmes tissent une grosse toile. L’homme célibataire porte un bonnet à pointe blanche. L’élégance masculine, c’est ici : une large ceinture, un petit baise-en-ville, un pantalon bleu marine droit, une chemise blanche à manches bouffantes et des savates. Les habitants de Taquilé vivent en communauté.

Si vous tracez une ligne droite entre Potosi (Bolivie) et le Machu Pichu, vous lirez la « ligne spirituelle » : Ollantaytambo, Cuzco, Pucara, Taquilé, Tiwanaku, Ouro.

Direction Cuzco. Le haut-plateau andin avec l’Isillustanichu, de rares touffes d’herbes drues, des lamas et alpagas, et si vous avez de la chance des vigognes.

Un arrêt à Sillustani pour visiter les chullpas, tombeaux pré-incas situés au bord d’un lac volcanique aux eaux émeraude, le lac Umayo. Le site de Sillustani sur une presqu’île du lac Umayo est réputé par le grand nombre de ses chullpas, étranges tours funéraires que l’on peut rencontrer en différents endroits des Andes. Ces tours coniques, dont l’une s’élève à 12 m, datent vraisemblablement du milieu du 13e siècle. Elles se composent de gros blocs de pierre, polis et travaillés selon la technique du bossage. Elles contiennent les momies des nobles Colla.

C’était un peuple héritier de la civilisation de Tiahunaco dont l’architecture est considérée par certains spécialistes comme plus accomplie que celle des Incas. Ce site à 4000 m offre de splendides panoramas sur le lac Umayo.

Hiata de Tahiti

Catégories : Pérou-Bolivie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Randonner Retrouvance

Les Français aiment la randonnée. Sport pas cher et en plein air, il permet d’exercer une activité physique pas trop stressante, à son rythme, et en groupe. La famille s’y retrouve dans les pas et le gite partagés. Les groupes s’y soudent entre bonne bouffe et amitié. Cela dans des paysages naturel – s’il en reste !

Ce pourquoi l’Office national des forêts a quitté son confort bureaucrate, cette pente naturelle de toute administration, pour se bouger nature. La nouvelle génération tient à valoriser ses compétences pour les offrir autrement que dans la passive « conservation ». Les années 2000 sont écolos, au sens moins politique que natif. Il s’agit d’interaction entre l’humain et le milieu naturel – son milieu. La Bible, accentuée par la mathématisation des Lumières puis par le positivisme scientiste, avait laissé croire que l’Homme (à majuscule et masculin) était d’une autre essence que matérielle. Il devait donc dominer, exploiter, jouir de ce milieu qui lui était extérieur et « donné ». C’est bien fini. L’homme (sans majuscule) retrouve sa place humaine (des deux sexes) sur la planète et dans le naturel. Car l’humain fait partie intégrante de la nature.

Retrouvance (nom déposé) est une façon de marcher qui redonne du naturel à l’humain. Tout est compris dans le prix, tout est organisé par l’ONF : l’accompagnement, le gîte, la restauration, le transport des bagages. Vous allez d’un point à l’autre dans des paysages préservés, et sans souci d’organisation !

L’Office valorise ainsi son savoir-faire tout en présentant son œuvre de conservation et entretien des paysages. Voilà qui est intelligent et je vous recommande chaudement ce « concept ». Les maisons forestières ne servaient plus à rien, elles retrouvent un usage. Les bâtiments désaffectés des villages désertés de la ruralité se délitaient, ils retrouvent vie. Vous pourrez loger dans d’anciennes écoles sans élèves ou des cures séculaires sans curé.

Un autre avantage est que vous quittez les grands flux touristiques, les endroits où tout le monde va et se presse, dans le bruit, la frite et les parkings. Vous allez explorer des territoires méconnus comme le plateau de Millevaches (vous pourrez les compter pour dormir), la vallée de la Roanne en Drôme (vous saviez qu’elle existait ?), le haut Verdon hors des hordes dans les Alpes du sud, escarpé et grandiose, le mont Valier en Ariège, les monts oubliés d’Ardèche…

Beaucoup de forêts avec l’ONF, bien sûr. Il est agréable de marcher sous les arbres ou autour. Ils ne sont jamais loin, protecteurs, verdoyants, frissonnant aux brises. Ils parlent, ils murmurent, ils chantent. De vieilles légendes renaissent, qui vous seront contées à la veillée. Des histoires secrètes de forêt. Lorsque la pente se fait plus forte, comme dans le Valier qui culmine à 2838 m, vous pourrez voir planer les rapaces en silence, l’aigle, le gypaète barbu, et même le vautour ! Lorsque l’altitude est moindre, les rivières et les étangs se peuplent d’un petit monde de loutres et autres bestioles aquatiques. Les fleurs surgissent et les plantes sont bonnes à découvrir ou à manger.

Ces randonnées en général d’une semaine, sont à voir sur le site de Retrouvance. Elles sont accessibles via les agences de trek spécialisées comme Terres d’aventure, Chemins du sud ou La Balaguère, ou encore par les offices de tourisme. Ils vous trouvent un accompagnateur car certaines randonnées ne sont pas réalisables sans, par exemple dans le Limousin de Millevaches. D’autres sont en liberté, la logistique est assurée mais vous marchez seuls avec carte. Dans les randonnées accompagnées, dîners et pique-niques sont composés de produits locaux, le vin à table est compris !

Tous les circuits sont accessibles sans difficulté aux randonneurs moyens, mais un classement en carrés vous permet de voir quels sont les efforts. Deux carrés disent 3 à 5 heures de marche par jour sans dénivelé excessif. Trois carrés 5 à 6 heures de marche avec un dénivelé moyen de 400 à 1000 m en cumulé. Quatre carrés prévoient 5 à 8 heures de marche avec un dénivelé plus important, de l’ordre de 600 à 1200 m dans la journée.

L’ONF labellise les gîtes et ils sont exclusivement réservés à votre groupe. Vous pouvez lire leur description sur le site ONF. Ils ont tout le confort avec chambres à 2 ou 4 lits et sanitaires. Respect de l’environnement et isolement obligent, certains sont équipés en énergie renouvelable tels que panneau solaires ou micro-turbines. De quoi découvrir aussi la façon dont l’ingéniosité humaine permet de s’adapter au milieu sans l’épuiser.

Quelques conseils pour randonner à l’aise :

  1. Achetez de bonnes chaussures, plutôt légères mais hautes, qui tiennent bien le coup de pied.
  2. Prenez un sac à dos léger, sans armatures inutiles, vous ne serez pas dans l’Himalaya !
  3. Ne portez pas plus que nécessaire :
  • la gourde (1 litre au moins, donc 1 kilo),
  • lunettes et crème solaire
  • un pull polaire et un coupe-vent, une couverture de survie et un couteau,
  • une trousse de premier secours qui doit comprendre un désinfectant, des pansements, un bandage et de la ‘seconde peau’ contre les ampoules, pas plus pour la journée
  • votre appareil photo et carnet de notes
  • un téléphone mobile bien chargé au cas où.

Tout le reste est à mesurer avec votre capacité à porter sans effort (jumelles, compléments alimentaires, etc.), votre sac ne doit guère dépasser 3 ou 4 kg par adulte.

N’oubliez pas que vous devrez porter le matin votre pique-nique du jour !

L’UNESCO a décrété 2011 « Année internationale de la forêt », autant la découvrir avec des spécialistes !

Catégories : France, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,