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Jean-Luc Déjean, Le premier chien

Le chien, issu du loup, aurait été domestiqué vers 25 000 ans, au Paléolithique. L’histoire que conte Jean-Luc Déjean est un peu ancienne, il le fait descendre du chacal, ce qui était l’idée de Darwin avant que l’ADN ne permette une analyse plus précise des origines génétiques du chien. L’auteur, prof de français devenu journaliste puis écrivain des Cévennes, écrit pour les enfants dès 8 ans, mais ce livre se lit comme un roman aussi par les adultes.

Il s’agit de l’aventure d’Asak, garçon de 12 ans précipité par ses rivaux Aban et Abak, fils d’Abal, du haut d’une falaise dans les eaux tourbillonnantes d’un grand fleuve, probablement dans le Caucase ou l’Altaï. Le climat y est continental, chaud l’été et très froid l’hiver, le paysage est varié entre montagne et steppe. Asak vient de subir l’initiation du passage à l’âge adulte, il a troqué son nom d’enfant de Sak en A-Sak, et est prêt à se débrouiller tout seul comme un grand. Il en aura besoin car la terre au-delà du fleuve est déserte d’hommes et remplie d’animaux pas toujours amicaux.

Le jeune garçon émerge tout nu de l’onde, le flot ayant emporté le vague pagne qu’il portait en été. Il a, dès lors, pour unique préoccupation de s’assurer des quatre éléments vitaux de sa survie : un abri, du feu, de l’eau et de la nourriture. Il commence par dormir sous un rocher en surplomb qui le protège de la pluie – mais pas des fourmis venimeuses, avant de se trouver une cabane plus tard, avec son père Akari retrouvé, ayant échappé comme lui aux flèches du rival Abal qui voulait devenir chef à la place du chef. Il fera du feu à l’aide de deux bâton frottés, l’un dur et l’autre mou bien sec, avant d’utiliser les pierres à feu, le silex sur la pyrite de fer. Il utilisera des galets qu’il frappera pour obtenir des pointes comme arme, avant de tailler des poignards, grattoirs et pointes en éclats de silex lorsqu’il aura trouvé le gisement, des arcs et flèches en bois et même un harpon en bois de cerf. Il se nourrira d’escargots, de baies, de poissons pêchés à la main sous les pierres, avant de chasser aux pièges à liane ou à pierre, puis à l’arc. L’hiver venant, il se confectionnera des vêtements et une couverture à l’aide des peaux de ses proies, lapin, renard, plus tard loup.

Car, isolé comme sur une île déserte et sans espoir prochain de rejoindre les siens au-delà de l’Eau Folle, il lui faut se débrouiller pour survivre. Son père l’aidera un temps, sorti de l’onde comme lui après avoir échappé aux flèches des traîtres, mais périra bientôt sous la patte d’un ours. Il s’était imprudemment aventuré à l’orée d’une caverne pour voir si elle était habitable – or elle était habitée. Le Sorcier défendait pourtant à tout humain de pénétrer les grottes, endroits tabous car la mort y rôdait. Asak enterre son géniteur et se prend tout seul en main, non sans quelques imprudences lui aussi, comme sortir dans la forêt pour ramasser du bois sans arc ni poignard en silex. Il apprend ainsi les habitudes du chasseur, que l’on apprenait jadis au service militaire sous l’acronyme FOMEC B : faire attention à la forme pour se cacher, aux ombres que l’on porte, aux mouvements que l’on fait et qui se détectent (ce pourquoi les chats sont au ralenti lorsqu’ils veulent ne pas déclencher le réflexe de poursuite), aux éclats (métalliques ou de jumelles – cela ne concernait pas le garçon préhistorique), les couleurs qui ne doivent pas jurer avec l’environnement, enfin le bruit – « sans oublier les odeurs », comme disait Chirac : se placer face au vent pour ne pas que le gibier vous sente. Asak devient plus avisé, se développe physiquement et mentalement.

Comme il est seul, il recherche la compagnie ; comme il est chasseur et cueilleur, il observe et écoute la nature, le climat, les plantes et les animaux. Il s’amuse d’une petite bande de chacals qui ne sont jamais très loin, se nourrissant de ses restes. Pour mieux les voir, il leur offre des truites ou des lapins frais tués. Solitaire et isolé, il s’attache à eux, les observant de loin. Son père dédaignait cette idée mais le laissait faire – après tout n’était-il pas un homme ? Une fois Akari disparu, le jeune garçon subit plus encore la solitude et apprivoise peu à peu les chacals ; il les nourrit, les défend contre les rusés renards, les loge même en consolidant leur nid puis en offrant aux derniers d’entre eux une réserve de sa cabane sous auvent aménagée. Ce ne sera pas sans mal car les bêtes sont méfiantes, mais le plus jeune chacal deviendra amical au point de lui lécher la main, puis la figure, et d’obéir aux ordres brefs qu’il lui lance. Son père le vieux Trois-Pattes reste à distance mais apprécie.

Mieux, les chacals guident le garçon perdu dans la tempête de neige, l’avertissent aussi du danger, lorsque des loups s’approchent par derrière de cette proie tendre, puis lorsque les traîtres tenteront de l’occire d’une flèche. Car Asak l’avisé ne reste ni passif ni déprimé : il s’active et pense par lui-même. L’auteur dit très bien le confort et la facilité de laisser le conseil discuter de tout et décider sans que chacun prenne une quelconque responsabilité individuelle – mais lorsqu’on est tout seul et tout nu, il faut tout penser et tout faire – tout seul. Ce pourquoi Asak parviendra à piloter un tronc déraciné en guise de radeau pour repasser le fleuve avec ses nouveaux chiens, se fera reconnaître avec prudence des siens, puis deviendra chef, ajoutant le i à la fin de son nom pour devenir Asaki, lorsqu’il aura l’âge – vers 16 ou 18 ans – comme il a ajouté le a lorsqu’il a quitté l’enfance.

C’est une belle histoire de survie, d’énergie, d’amitié. Une vie dans la nature, de plain pied avec les éléments et les autres êtres vivants, une évocation plausible de la vie préhistorique avant l’élevage, l’agriculture et les villes. Qui veut pénétrer la préhistoire sur le vif préférera ce roman écrit simplement aux savants traités scientifiques qui ne viennent qu’en justification. Moi, un temps préhistorien et ayant longtemps fouillé et étudié les sites, j’ai apprécié sa lecture. On peut même la faire aux enfants.

Dessins Yves Baujard, Livre de poche édition 1988

Jean-Luc Déjean, Le premier chien, 1984, Livre de poche jeunesse 2008, 256 pages, occasion €1,67 e-book Kindle €4,49

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Amo le Peau-Rouge

A 8 ans, l’histoire décentrée d’un autre garçon à peine un peu plus grand que moi était édifiante. Elle traçait un chemin, elle affermait le cœur, elle donnait une morale. Amo est un Sioux de 10 ans vers 1840 aux Etats-Unis. Sa tribu vivait en nomade, chassant le bison comme nos ancêtres magdaléniens de la grotte de Lascaux chassaient le renne à la préhistoire. Les terrains de chasse étaient donc contestés et les ennemis étaient les Croux.

C’était l’aventure, en famille. Les tentes sont démontées et tirées par des chevaux sur de longues perches de trait. Elles seront replantées en n’importe quel terrain favorable près de l’eau. Les guerriers croux observent la migration des Sioux ; ils restent immobiles en silence tapis dans les hautes herbes puis repartent vers leur tribu en effaçant leurs traces de pas à l’aide de fourrures fixées à leurs talons. Ce détail commando me ravissait, tout comme se pencher sur le flanc de son cheval au galop pour ne pas être vu de ceux que l’on observe.

Les Sioux vivent de la nature, dans la nature ; ils en font partie. Ils s’arrêtent avec le soleil et cueillent du riz sauvage ; les bisons sont rares et ils ne prélèvent que ce qu’ils peuvent manger, ils se vêtent de la peau et en font des tentes. Les Sioux se déplacent à cheval et vont à la chasse ou en guerre poitrine nue, couverts de peinture rouge – d’où leur surnom européen de Peaux-Rouges. Lorsque je deviendrai louveteau chez les scouts, nous approcherons ce mode de vie indien. Il nous captive parce qu’il est au fond proche de celui, ancestral, qui nous habite depuis 200 000 ans.

La guerre, dans l’album pour enfants, est euphémisée. Sont évoqués les « braves », mais aussi qu’un guerrier n’attaque que les guerriers, pas les femmes ni les enfants. La chasse est le relai de la guerre et le père emmène son fils tuer son premier bison. « Amo a retiré sa veste pour ne pas être gêné dans ses mouvements. Il a pris son arc et ses meilleures flèches ». Il fait comme les hommes et devenir un homme face aux autres est une excitation. Flèches, lances, couteaux sont les seules armes et il faut du courage et de l’endurance pour abattre la grosse bête dont les cornes, la vitesse et le poids ne pardonnent pas la faute.

Amo ne poursuit qu’un petit bison et il s’éloigne des chasseurs. Il l’abat, le dépouille de son cuir, mais son cheval hennit de peur : la prairie est en flammes, les Croux ont mis le feu en représailles pour empêcher la chasse des Sioux. Amo s’enfuit dans les collines rocheuses où le feu, faute de combustible, se raréfie. Il a perdu son chemin. Il dispose alors des tas de pierres de loin en loin comme des signes de piste. A la nuit, il s’arrête, enroule son torse sans vêtement dans la peau de bison et s’endort.

Il ne sait pas qu’il est parvenu près du village croux. A l’aube, il est enlevé et conduit au chef. De haute taille, il représente l’Autorité, à la fois le grand mâle, le pater familias et le chef de tribu. Pour la morale hiérarchique de la société avant 1968, cela signifiait quelque chose. J’étais impressionné. Pas Amo, qui déclare fièrement, bien que fragile avec son torse nu, que les guerriers ne lui font pas peur. « Les Croux ne font pas la guerre aux enfants », répond le chef en souriant. Il le nourrit, le couche, le rhabille et ses guerriers reconduisent le lendemain le gamin à son père sioux.

Et c’est la belle histoire, la fin heureuse des contes, probablement jamais vécue dans la cruelle réalité. Mais il faut laisser de l’espoir aux petits. Une plume blanche est lancée pour appeler l’amitié, le calumet de la paix fumé, les deux tribus rapprochées. Les jeunes gens jouent entre eux et font la fête. Ils chasseront ensemble. Don, contre-don : le père d’Amo sauvé par les Croux offre à leur chef la peau de son premier bison, peinte de l’aventure.

Difficile de vivre en Indien dans la société industrielle ; seul le scoutisme en permettait l’approche dans les années 1960. C’était une éducation naturelle, proche de la nature avec sac à dos, montage des tentes, feu de camp, cuisine sur la braise, toilette torse nu et nage dans le lac ou la rivière. Et beaucoup d’exercices physiques, de jeux de piste et d’énigmes, d’apprentissage techniques (nœuds, brelages, reconnaître les arbres, les plantes, les oiseaux, soigner une plaie, trouver le nord, lire une carte, bâtir une hutte, transporter un blessé…). Une vie « écologique » sans le mot, toute pratique et positive, sans cette culpabilité du tri et de la sentimentalité bébête pour les animaux qui forme le principal de ce qu’on désigne aujourd’hui comme comportement « écologique ». La vie naturelle est-elle compatible avec l’idéologie des écolos ?

JM Guilcher, Amo le Peau-Rouge, 1951, illustrations André Pec, Albums du Père Castor, Flammarion, 32 pages, occasion €12.50

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Bruno Sibona, Brasil à hauteur d’ondes

Professeur de littérature française au Royaume-Uni depuis près de trente ans, l’auteur a publié quatre livres et plusieurs revues ; il s’intéresse au mouvement littéraire. Dans ce « journal » d’un voyage au Brésil, il s’intéresse à lui-même plus qu’au pays – ou plutôt le pays et ses mystères ne sont qu’un révélateur des profondeurs obscures qui dorment en lui. Ce livre aurait pu s’intituler Carnet d’un voyage égoïste.

Il projette en effet ses fantasmes sur un rêve, voyage tout intérieur que les péripéties – bien réelles – du voyage en terre inconnue renouvellent à chaque instant. Le Brésil est un bois avant d’être un territoire. De couleur rouge comme le sang et la colère. Le pays lui-même est un territoire de dangers, entre la jungle impénétrable et les animaux venimeux, les Indiens impassibles que l’on dit cruels et les cow-boys locaux affamés de sexe à cause de leurs longues solitudes. Fantasmes de viol, de piques, de suçons.

Mais aussi émerveillement envers le naturel, notamment celui du végétal et de l’animal, auquel les femmes sont parfois conviées. « Soudain, la pluie s’est arrêtée. Dans l’éclaircie, les grillons se sont mis à chanter. Tout en bas, crevant l’eau grise plombée de leurs dos bossus écrêtés, une quinzaine de dauphins en pêche sont apparus à quelques encablures du rivage, dans le silence, les grillons, les cris doux des sternes, le pépiement d’une envolée de minuscules passereaux à bec rouge, poitrine rousse, dos marron, front noir, et le murmure indicible des îles chevelues. Seule la nature est capable de nous fournir de telles épiphanies… » p.41. Sauf la redondance malvenue de l’eau « grise plombée », ce ton lyrique et ces phrases à incidentes rendent assez bien le style du livre.

Le petit Blanc qui vient voir est une curiosité ; on lui fait bon visage tant qu’il amuse, on ne manquera pas de férocité s’il commence à gêner. L’auteur, sa femme et son ami se mettent entre les pattes de Guv, sorte de paranoïaque halluciné (selon les croyances psy d’Occident) qui les emmène et les malmène toujours plus avant, se faisant mousser auprès des indigènes, jouant le passeur auprès des Blancs.

Sibona tire à l’arc et est fasciné par les grands spécimens difficiles à tendre des Indiens qui fléchaient les conquistadores espagnols, jadis. Il organise des concours de tir, mais seulement les enfants s’amusent, lui fait « la sécurité » comme en plein Londres…

« Etrange rythme brésilien où nous passons des heures à ne rien faire, à attendre que le temps ou quelque chose d’autre innommable trépasse, et soudain tout se débloque, et il faut agir vite, en souplesse, avec efficacité. C’est peut-être là le vrai rythme du combat, de la bataille toujours engagée contre la vie elle-même qui nous envoie sans répit sa houle érodante, tsunami roulant à la face de notre pleine conscience » p.59.

La suite est un Oratorio poétique qui tend à pénétrer les arcanes de l’âme amazonienne, si tant est qu’on le puisse avec notre rationalité trop ancrée. Non sans une certaine inspiration à la Saint-John Perse, le Récitant alterne avec Rosario plus révolté, le Chœur des Anciens, ou avec Xaxu, pour tenter de sonder la profondeur, d’explorer l’imaginaire, de baliser quelques pistes de ce continent physique et métaphysique pour nous si peu connu. Lévi-Strauss lui-même ne s’était pas éloigné des centres civilisés, car sa femme ne voulait pas aller en jungle.

Bruno Sibona, Brasil à hauteur d’ondes suivi de Oratorio guérison, 2017, PhB éditions, 135 pages, €9.90

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Invité en yourte mongole

En fin de matinée, nous sommes invités dans une yourte toute neuve, bâtie en raison d’un mariage récent. La jeune épousée, déjà enceinte, nous fait les honneurs de son logis. Habitation de la famille, la yourte est aussi le lieu des rencontres sociales et son périmètre est divisé en quartiers bien définis. La moitié ouest est réservée aux hommes et contient l’argent, les armes, les vêtements et les selles – tous attributs masculins ; la moitié est le lieu des femmes et recèle le lit conjugal et les provisions. Au nord est la place d’honneur réservée aux aînés ; au sud, près de la porte, la place des cadets et des serviteurs. Comme nous sommes nombreux et de surcroit étrangers, nous nous plaçons n’importe où l’on peut s’asseoir.

Je goûte « l’omelette » de peau de lait, une sorte de beurre mou que l’on présente dans une grande assiette à chaque visiteur en attendant que le thé soit prêt. Plutôt que du thé, connaissant les goûts de notre caporal-chef, Togo demande du lait de jument fermenté. Le qumis ou airag a le goût légèrement acidulé de la bière et la consistance du yaourt dilué. Il titre quand même jusqu’à 10°. Nous trempons aussi les lèvres dans l’alcool de vache, cher à Biture. L’arkhi est fort comme la vodka mais issu du sérum du lait. C’est pourquoi, peut-être, les femmes du groupe ne l’aiment pas car cela leur rappelle « les renvois de bébés ». On nous fera passer aussi les crottes de fromage séché au soleil, dures comme de la pierre, qui se trempent dans le thé, puis le caillé et des plaquettes de crème solidifiée. Tout cela paraît très nourrissant mais peu appétissant pour nos estomacs.

Les petits enfants fourmillent dans la yourte, venus des tentes voisines. Une petite fille a de grands yeux verts, un petit garçon les joues très rouges, comme passées au maquillage. Ce n’est que le vent de la steppe et le soleil de l’été qui produisent cette réaction de la peau.

Un bébé de sept mois observe de tous ses yeux. Mais le plus adorable est un garçon de 4 ans, à peine vêtu d’un pull largement ouvert sur la gorge. Il vient se frotter aux adultes, sollicite les caresses, tout en babillant. Les Mongols adultes mignotent beaucoup les petits, surtout les garçons car ce besoin d’affection dure moins longtemps que chez les filles. Ils traitent les bébés comme des agneaux, se laissant grimper dessus et solliciter de toutes les façons possibles. Les mères laissent les enfants tout nus longtemps, petits, pour les habituer au climat.

Lorsque nous sommes sortis de la yourte, le vent des steppes s’était mis à souffler ; nous avons enfilé le coupe-vent et attaché le foulard. Les enfants et les adolescents sont sortis en tee-shirts, se déshabillant même mutuellement à demi en s’exerçant à la lutte. Le petit de 4 ans en pull rouge a été placé sur un cheval pour nous montrer ce qu’il savait faire. Togo lui a relevé le vêtement pour nous montrer son dos tout bronzé d’être resté nu la saison écoulée. Malgré le vent, il n’avait pas froid. Il fallait le voir faire avancer son cheval d’un « tchou ! » sans appel et le faire aller à droite et à gauche en maniant les rênes comme s’il avait fait cela toute sa vie. Et c’est presque le cas, les petits Mongols se tiennent sur un cheval presqu’avant de savoir marcher.

Telle est l’existence nomade, réponse de survie dans un environnement aux ressources limitées. Le nomadisme, c’est l’essaimage, un élevage extensif structuré, mais la recherche de nouveaux pâturages ne se fait que dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Il concerne une famille élargie. Le nomade, pasteur éleveur, suit l’herbe et l’eau dont ont besoin le cheval et le mouton. Encore 40% des Mongols sont nomades de nos jours. Cette façon de vivre est resté intacte depuis les époques reculées. Temoudjin et ses frères avaient appris à reconnaître les meilleurs pâturages pour le bétail, les plantes comestibles aux abords des forêts, à surveiller le troupeau, à traire les juments et à baratter leur lait, à monter et dresser les chevaux, à lutter entre eux, tout comme Tserendorj aujourd’hui. Seul l’arc a laissé la place au fusil. Les spécialistes soviétiques, dans une revue des années 60, ont calculé que les besoins minima d’une famille pour se nourrir et pour la reproduction sont assurés avec 15 chevaux, 2 chameaux, 6 vaches et environ 50 moutons.

Ce mode de vie engendre des mœurs rudes, assaisonnées d’alcool et de violence, de colère et de sensiblerie, d’amitiés fortes et de superstitions. Le monde grouille d’esprits qu’il ne faut pas offenser ; le chamane est chargé de communiquer avec eux et de faire ce qu’il faut. Le loup est l’animal totem du nomade mongol car, comme lui, il est chasseur et prédateur redoutable tout comme le cavalier avec son arc. Les Mongols ont adopté les ruses du loup à la chasse : le harcèlement pour épuiser la victime, l’attaque surprise, les pièges et les feintes, comme celle de se retirer pour attirer en embuscade les poursuivants, maintes fois évoquées par les vaincus des cités. Le spécialiste de la stratégie militaire Gérard Chaliand écrit : « Nulle part hors de la steppe, la révolution que constitue l’usage de la cavalerie n’a été porté à une telle efficacité militaire. Mobilité, capacité de concentration, puissance de jet de l’arc à double courbure, technique de harcèlement et de feintes, font des nomades de la steppe, avant que la révolution du feu ne devienne décisive, les représentants majeurs d’une culture stratégique d’une singulière efficacité, où la guerre est une extension naturelle de la chasse. » Les empires nomades, p.61 L’arc est en bois de mélèze, solide et résistant à l’humidité. Il est court en ne faisant qu’un peu plus d’un mètre de haut. Sa corde est en tendons et sa flèche en saule, ornée de plumes de vautours pour qu’elle vrille dans l’air. Sans la possibilité de charger, l’armée médiévale occidentale restait impuissante, avec des arcs de portée inférieure, des cavaliers trop lents et des armures trop lourdes pour les combats singuliers.

Cela dit, s’il est robuste, frugal, trempé par des écarts de températures rares, poussé à la finesse et à la perspicacité par l’immensité désertique et la monotonie de la steppe, le jeune nomade n’est pas « libre » mais très conservateur. Il ne cherche pas un degré de savoir ou de sagesse supérieur mais se contente de piller ce qu’il peut et se survivre dans son aire de pacage. Son mode de vie est consacré par la tradition et tout le clan le surveille à chaque instant. L’éducation se fait par l’exemple de la communauté familiale et la reproduction des habitudes. Un rien qui dérange choque le Mongol, ainsi se baigner nu dans une rivière, passer le bol de lait fermenté à son voisin sans le rendre au préalable à la maîtresse de maison, garder les manches relevées ou son chapeau sous la yourte, donner de l’argent sans enveloppe, jeter quelque chose dans le feu, allonger les jambes… Nous sommes loin des sociétés « expérimentales » que sont les nôtres.

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Paul Doherty, L’assassin de Sherwood

Paul Doherty l assassin de sherwood

Tout le monde connaît Robin des Bois. Surtout d’après les films hollywoodiens et les feuilletons télé, et même les bandes dessinées à l’époque où la télé était encore en France au niveau du « 22 à Asnières » pour le téléphone. Paul Doherty, le fameux professeur d’histoire médiévale anglais, accessoirement auteur de romans policiers historiques sous un tas de pseudonymes (Paul Harding, Ann Dukthas, C.L. Grace), nous parle dans ce livre de Robin des Bois. Le Robin historique, le vrai, à peine romancé pour l’occasion. Dans une note finale, il cite ses sources, les registres et chroniques du temps. Mais bien sûr, le roman n’est qu’une histoire – plausible, mais une histoire quand même. Et celle-là nous emporte.

Nous sommes en 1302. L’Angleterre est gouvernée par Edouard 1er, que le roi de France Philippe IV le Bel tient à merci. Philippe le blond aux yeux froids veut envahir les Flandres – mais par où ? Les espions d’Angleterre sont chargés de le découvrir. Pendant ce temps, Hugh Corbett, clerc du roi anglais, est mandaté par le souverain pour élucider un crime commis à Nottingham, aux lisières des bois de Sherwood. Il s’agit d’une forêt de chênes dense où les malandrins y sont comme chez eux, armés du long arc qui fait leur réputation et perce les cottes de maille. Les cavaliers sont gênés par la futaie ; les convois transportant l’or des impôts y disparaissent, leur escorte dénudée et pendue.

A Nottingham, le sheriff vient de mourir – assassiné. Il a été empoisonné dans sa chambre fermée, alors que tous les aliments et boissons autour de lui étaient sains. Comment cela se peut-il ? Robin des Bois serait-il le diable ? On dit que d’étranges lutins peuplent les forêts et que le Démon a été vu les soirs d’orage, chevauchant à la tête d’une noire légion. Mais le moyen âge est rempli de ces fantasmes et autres superstitions. Quand on se marie à 12 ans pour une fille (et vers 15 ans pour les garçons), qu’à 16 ans on a déjà eu quatre gosses (dont un seul survivant), comment ne pas prendre la vie telle qu’elle vient, et croire tout ce qui se présente ?

Paul Doherty, en spécialiste du moyen âge, ne nous épargne aucune réalité du temps : les gamins dépenaillés, à moitiés nus, qui jouent dans la fange ou « chevauchent » une truie ; les catins dépoitraillées qui racolent les passants, clercs inclus ; les taverniers rusés qui trafiquent de tout et servent de liaisons ; les soudards obtus, brutaux et sans pitié ; les curés méritants, les moines gras et flemmards, les retirés du monde, les sorcières habiles en potions…

Le roman est mystérieux à souhait, fascinant pour les petites cellules grises. Il offre son coup de théâtre final et ses portraits humains. C’est là que Ranulf, l’adjoint souple et queutard de Hugh, gagne ses galons de « clerc » royal. C’est là que l’on découvre un code secret réel, celui du roi de France. Et l’on oublie les temps pour une heure ou deux d’évasion.

Paul Doherty, L’assassin de Sherwood (The Assassin in the Greenwood), 1993, 10/18 2006, 255 pages, €0.39

Un site anglais sur la vraie légende de Robin Hood

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Thorgal 34, Kah-Aniel

Thorgal 34 Kah Aniel couv
Un cru meilleur que le précédent, l’histoire s’accélère un peu (pas trop) et la magie renaît (plutôt conventionnelle).

Mais pourquoi ces couleurs verdâtres et marronnasses, même dans les instants les plus lumineux de l’amour, de la ville ou du désert ? La gueule du héros en couverture elle-même est alourdie du bas comme s’il devenait moins avisé et plus prognathe, affublé d’une barbe de notable socialiste.

Rosinski est-il en pleine déprime pour atténuer l’éclat de l’orient par ces ombres lourdingues ? Où est passé le dessinateur des albums de la maturité ?

Exit Jolan pour l’instant, Thorgal poursuit sa route et Aniel grandit. On apprend de qui il est le descendant, bien que Thorgal l’ait engendré.

Mais nous quittons le nord et les étoiles pour le politiquement correct arabisant. Le grand métissage des gènes et des cultures… Tout le monde il est beau et puissant, le jeune chamelier basané est amoureux de la nordique Lehla tandis que Thorgal abandonne sa passion d’Aaricia pour une voilée, fille de concubine à sultan !

Thorgal 34 thorgal et salouma voilee

Des pages entières ne contiennent que des cases sans un mot, signe que le scénariste n’a pas grand-chose à dire. Pas plus que le dessin, qui baisse, le scénario n’est à la hauteur. Il sombre lui aussi dans le verdâtre et le marronnasse du politiquement correct onusien.

Thorgal 34 amour verdatre

Le fils des étoiles passe de la fonction d’homme debout à celle d’homme de boue.

Thorgal 34 lehla nue au bain

Les complots de harem remplacent les bagarres viriles, les passes magiciennes l’intervention des dieux. Asgard est bien oublié au profit des coutumes islamiques où « si les jeunes filles se promènent en tenu affriolante, c’est qu’elles sont à prendre » (p.29) et où le poison et la ruse sont préférés à l’arc et l’épée.

Thorgal 34 moeurs arabes pour la femme

Le personnage de Thorgal en est trahi, l’amour serein méprisé, les valeurs vikings ignorées. Au profit d’un salmigondis à la mode, vendable à la multiculture. Le jeune lecteur, en pleine construction d’identité, a besoin d’autre chose que ce Machin où tout vaut tout, où l’on baise qui est là malgré les serments, où l’on somme la vierge de s’initier aux godemichés et où le fils aîné est oublié tandis que le cadet n’est plus un fils.

Thorgal 34 aniel nu

Aniel renaît, nu, en jeune homme voué à une destinée, prélude peut-être à une bifurcation de héros par Sente.

Thorgal 34 aniel jeune homme nu

Le néo-scénariste n’aime pas le monde viking qu’il connait mal (un gamin de 5 ans qui ne sait pas nager chez les Vikings est une stupidité). Il n’aime pas plus Thorgal ni Aaricia, ça se voit depuis ‘Moi, Jolan’ ; il n’a de cesse de bifurquer pour faire exister les personnages secondaires, bien à lui, mais affadis depuis Van Hamme. N’en étant pas le père, Sente adopte avec peine une famille de héros recomposée – pour le grand dam de la série !

Souhaitons que le cru 2014 de la série quitte un peu ces bas-fonds culturels et ces illustrations fadasses pour un peu de sain héroïsme et de magie positive !

Rosinsski & Sente, Thorgal 34, Kah-Aniel, 2013, 48 pages, €12.00

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Thorgal 17, La gardienne des clés

Nous avons laissé dans le tome précédent Thorgal et sa petite famille au bord de l’hiver, dans le village viking natal d’Aaricia. Père et fils chassent tandis que la mère allaite sa fille à la maison. Louve vient de naître et Jolan a six ans. Il voudrait bien utiliser l’arc de son père mais il n’est guère assez fort. Encore que… C’est une flèche qu’il tire maladroitement dans les buissons qui va déclencher toute l’histoire.

L’album renoue avec la veine fantastique, puisqu’Aaricia est clouée au bébé. Difficile de vivre des aventures itinérantes dans ces conditions. Ce sont donc Thorgal et Jolan qui s’y collent, sans parler des dieux.

Parce qu’une femme serpent fait revenir de l’autre monde (l’un des innombrables mondes qui existent dans la mythologie) un affreux pour la servir. Elle veut obtenir pour elle la ceinture qui permet l’invulnérabilité et le passage des mondes. Simple, non ?

Sauf que son affreux n’est pas honnête (qui l’eût cru ?) et veut garder l’objet pour lui. Il profite d’être déguisé en Thorgal pour tenter de forcer ce dernier à aller récupérer ladite ceinture auprès de la Gardienne des clés. Jadis en effet, Thorgal a eu une aventure intime avec elle.

L’errance du héros renoue donc avec Les trois vieillards du pays d’Aran, ce qui est prétexte à laisser épouse et gamins pour courir le monde sensuel. Il y a de la nature, de la chasse, de la bagarre et de la femme dans l’aventure.

Jolan est trop petit pour y participer vraiment mais, comme les jeunes lecteurs ont tendance à s’identifier à lui comme à un petit frère rêvé (une sorte de fils de David Beckham aujourd’hui), il sert de déclencheur et d’appât, d’otage et de mascotte. Lui aussi découvre le deuxième monde…

Mais sa hantise, comme celle de tous les gamins, est d’être abandonné par son père. C’est que l’aventure est bien plus tentante que la chaumière et qu’un adulte sait bien mieux s’amuser tout seul que traîner un mouflet.

Nous avons donc tous les ingrédients nécessaires à une belle histoire. Il y a de l’action rude et de beaux paysages, de la morale et de l’éducation. Les rapports hommes-dieux se font sous contrat et des rapports homme-femme sont égalitaires – pas identiques, chacun son rôle et ses désirs, mais aussi utiles, au même niveau. Il y a de la bagarre et du sentiment, de la rudesse et de la tendresse.

Le dessin somptueux sert le texte riche. La nature nordique est dessinée minutieusement et le village viking est rempli de détails. Les personnages ont du corps, comme on le dit d’un vin, et de la personnalité, comme le montrent les expressions du visage de Jolan. La couleur n’est pas plaquée, elle ajoute au visuel.

A noter aussi l’image contrastée du père brun et du fils blond, de la mère blonde et de la fille brune. Thorgal, fils d’Aegir (c’est-à-dire le vent) est viking adopté, irréductiblement étranger (il vient des étoiles). Il n’est donc pas le grand blond imberbe et musculeux de la mythologie mais un noiraud velu charpenté sans gonflette, les traits rudes.

Il est adulte et pas adolescent, homme mûr qui pense aux autres, notamment à ceux qu’il aime mais aussi aux nains et aux animaux, pas Narcisse heureux de se voir si beau dans son miroir. Les aventures ne sont pas pour lui une occasion de se faire admirer, mais la nécessité du destin auquel l’ont condamné les dieux pour n’être pas vraiment de « ce » monde.

L’ensemble est riche et cet album 17 montre un dessin maîtrisé et un beau renouvellement de l’histoire. On aime à voir grandir les enfants dans un monde impitoyable mais d’une beauté prenante, et la justice triompher parce qu’on le veut.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 17, La gardienne des clés, 1991, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 3, Les trois vieillards du pays d’Aran, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Jacques Martin, auteur classique

Mort il y a deux ans le 21 janvier, le père d’Alix peut être fier de sa progéniture. Ses albums se lisent plus que jamais. Dernier hommage d’une série à retrouver dans la catégorie Bande dessinée de ce blog.

Jacques Martin

La page dernière de couverture des albums d’Alix est un symbole du destin. La colonne de calcaire qui s’élève en son milieu est l’arbre du monde, comme Alix est de solide souche gauloise figurée par le calcaire blond, et de culture gréco-romaine par sa taille élancée et ses cannelures en échos à la musculature élégante du jeune homme. C’est la civilisation qui donne à Alix ce port fier et souple, solide et hardi, à distance de l’excès des gladiateurs et de la banalité sèche des travailleurs. Autour de la colonne grimpe un rosier sauvage comme plus tard sur les tombes d’Héloïse et d’Abélard, rouge et frais comme l’amour. Il symbolise Enak, le petit ami, sa fidélité naïve malgré sa faiblesse, son amour pudique et jaloux, sa ténacité. Autour s’étend la mer, Mare nostrum, lac civilisé, cœur du monde romain et centre du monde connu. Dès qu’on s’en éloigne, la barbarie surgit : le désert, les sauvages, les cruels, les tyrans. Le navire est là, à voiles et à rames, symbole de l’ingéniosité des hommes et de leur industrie. Même lorsque les éléments sont défavorables, l’esquif avance, mû par la force des hommes.

Tous les pères successifs d’Alix meurent : Astorix de chagrin, Toraya au combat, Graccus du cœur… Comme Jacques Martin, Alix est orphelin. Délaissé par un père lieutenant, brillant aviateur de l’escadrille des Cigognes durant la Première guerre mondiale mais tué en autogyre quand son fils avait 11 ans, le gamin Jacques fut mis en pension à l’âge des premiers émois. L’esclavage parthe d’Alix est l’analogue de la pension Sainte-Euverte, près d’Orléans, où l’adolescent Martin Jacques a été placé. Il y a été « éduqué », quêtant sans cesse un modèle paternel.

Alix adoptera comme père spirituel César, le consul républicain qui incarne la vertu romaine, souvenir de ses versions latines. Il n’aura de cesse de se vouloir figure paternelle à son tour, cherchant sans cesse à défendre d’autres orphelins plus jeunes. Enak, Héraklion, Kora, Sabina, Herkios, Zozinos, Marah, sont tous des chiens perdus sans collier, solitaires, abandonnés, avides de reconnaissance et d’amour, dont Alix couvre les épaules de son bras protecteur. Toraya, sauveur d’Alix dès le premier album, vend la mèche : « comment ne pas éprouver une grande pitié pour un enfant perdu ? » (‘Alix l’intrépide’ p.17).

Alix est le prénom Alice au masculin, d’origine germanique. Le garçon pourrait être alsacien, comme son créateur Jacques, né à Strasbourg. Il ne vient pas de Gaule centrale puisque Vercingétorix, empli de démesure, n’est pas son modèle (‘Vercingétorix’). Le tempérament national gaulois divise : anarchique, archaïque, paysan. Il a produit, selon Jacques Martin, la honteuse défaite française de 1940 qui va l’emmener au STO et l’obliger à dessiner pour Messerschmitt. Si l’éducation d’Alix enfant s’est faite en Gaule comme fils de chef, pareil au petit Jacques, il ne devient adulte qu’à Rome, pays urbain, civilisé, discipliné. Alix n’évoque ni ne recherche son vrai père, peut-être parce que les chefs sont trop pris pour élever leurs enfants ? Le propre père de Jacques Martin l’a abandonné à la pension, à ces ‘romains’ qui enseignaient le latin.

Au sortir de la guerre de 1939-45, la civilisation est américaine. Roosevelt en est le héros. La menace raciale a été vaincue (l’Allemagne nazie) mais pas la menace totalitaire du despotisme asiatique (l’URSS). C’est pourquoi Jacques-Alix combattra sans relâche les tyrans : les cléricaux adeptes de la pureté du sang dans ‘Le prince du Nil’, l’empire absolutiste dans ‘L’empereur de Chine’, les dictateurs et autres conducators dans ‘Iorix le grand’, ‘Vercingétorix’ ou Le démon du Pharos, les religieux sectaires dans ‘Le tombeau étrusque ‘, ‘La tiare d’Oribal’ ou ‘La proie du volcan’.

Jacques Martin dessine avec détails et minutie les corps et les paysages, mais surtout les villes. Il reflète un ordre du monde voulu par les dieux : de riches plaines ensoleillées, des cités organisées, rationnellement aménagées. Apollon le véridique, dieu d’Alix, règne sur la raison lucide et la morale généreuse ; il cantonne Artémis la chasseresse à l’arc, déesse d’Enak, aux domaines vierges, extérieurs à la civilisation urbaine. César le républicain, aidé d’Athéna, déesse de la loi raisonnable et de la cité, pacifie l’univers barbare et réprime les passions romaines débridées.

Discipline et justice civilisent, tel est le message de ces années pré-68 aux adolescents lecteurs du ‘Journal de Tintin’. Vanik le dit, cousin d’Alix à qui César a attribué un gouvernement en Gaule : « Des maisons confortables ont remplacé nos pauvres huttes et la prospérité succède à la misère. Non, je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule. » On a reproché à Jacques Martin ce dessin trop académique, qui comporte des erreurs ou des inventions archéologiques – mais peu importe, ce qui compte est le symbole.

La beauté morale se révèle dans les corps maîtrisés : Alix, Enak, Héraklion, Herkion, Zozinos ont l’architecture harmonieuse et la vigueur de l’ossature. La laideur morale s’illustre par l’excès : Iorix, Qââ, Vercingétorix, Maia, Archeloüs, et Sulcius – le double d’Alix plus narcissique, plus musclé et plus cruel dans ‘Roma, Roma’.

Souvent le rajout, le baroque du dessin, sont une façon d’illustrer la démesure, qu’elle soit de la nature, des États ou des hommes.

Les excès de parures de la forêt vierge, des forteresses cachées ou des villes nouvelles, des costumes ou de la musculature, sont une preuve physique, visible, de l’exubérance non maîtrisée qui peut déboucher sur des cataclysmes (invasion de serpents, tremblements de terre, foudre), industriels (rupture de barrage, effet de pile dans ‘Le dieu sauvage’, explosion de ‘L’île maudite’ et du ‘Spectre de Carthage’) ou moraux (Arbacès, Iorix, Vercingétorix, Sulcius…). A l’inverse, les héros sont sereins, équilibrés, harmonieux. Leurs corps sains incarnent des esprits sains et des cœurs forts où l’amitié, la générosité et la sociabilité se révèlent.

Leur quête le montre, selon l’analyse structurale de Greimas : le Destinateur (Apollon, Athéna, César) pousse le Sujet (Alix flanqué de son petit prince Enak) dans l’Épreuve (les aventures) contre l’Opposant (Arbacès, Pompée, tyrans, marchands, méchants) pour conquérir l’Objet (liberté, raison, civilisation, ordre dans la cité, vertus de l’âme). Le courage va nu, comme l’âme droite et la raison qui tranche. Les torses nus des garçons sont là pour rappeler que l’énergie vient de l’intérieur et pas des carapaces qu’on se met pour faire accroire. Ainsi, point besoin de déguisements de ménade et satyre comme dans Roma Roma pour que l’amour existe entre Alix et Enak – l’amour mais pas le désir sexuel brut singé sur scène, plutôt le désir sublimé par l’affection. Les marchands n’ont aucun scrupule, les barbares sont atteints de démesure, les tyrans sont cruels – seul l’homme républicain (grec ou romain), esprit sain dans un corps sain, va presque nu parce qu’il n’a rien à cacher.

Atteint de macula, Jacques Martin n’a pas pu dessiner Alix et Enak jusqu’au bout. Ses collaborateurs ont été inégaux : Rafael Morales est maladroit avec les corps, le tandem Ferry/Weber meilleur mais Christophe Simon surtout garde la pureté du trait et la grâce des jeunes corps mieux que les autres.

Jacques Martin s’est éteint à 88 ans le 21 janvier 2010. Marié, deux enfants, il laisse plusieurs petits-enfants mais ses vrais fils sont Alix, son double, et Enak, son fils adopté.

Albums que Jacques Martin a écrit et dessiné seul chez Castermann :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or
3 L’île maudite
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate
8 Le tombeau étrusque
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil
12 Le fils de Spartacus
13 Le spectre de Carthage
14 Les proies du volcan
15 L’enfant grec
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25

Deux vidéos de Jacques Martin interviewé sur Youtube en 1 et en 2

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