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Jean-Luc Déjean, Le premier chien

Le chien, issu du loup, aurait été domestiqué vers 25 000 ans, au Paléolithique. L’histoire que conte Jean-Luc Déjean est un peu ancienne, il le fait descendre du chacal, ce qui était l’idée de Darwin avant que l’ADN ne permette une analyse plus précise des origines génétiques du chien. L’auteur, prof de français devenu journaliste puis écrivain des Cévennes, écrit pour les enfants dès 8 ans, mais ce livre se lit comme un roman aussi par les adultes.

Il s’agit de l’aventure d’Asak, garçon de 12 ans précipité par ses rivaux Aban et Abak, fils d’Abal, du haut d’une falaise dans les eaux tourbillonnantes d’un grand fleuve, probablement dans le Caucase ou l’Altaï. Le climat y est continental, chaud l’été et très froid l’hiver, le paysage est varié entre montagne et steppe. Asak vient de subir l’initiation du passage à l’âge adulte, il a troqué son nom d’enfant de Sak en A-Sak, et est prêt à se débrouiller tout seul comme un grand. Il en aura besoin car la terre au-delà du fleuve est déserte d’hommes et remplie d’animaux pas toujours amicaux.

Le jeune garçon émerge tout nu de l’onde, le flot ayant emporté le vague pagne qu’il portait en été. Il a, dès lors, pour unique préoccupation de s’assurer des quatre éléments vitaux de sa survie : un abri, du feu, de l’eau et de la nourriture. Il commence par dormir sous un rocher en surplomb qui le protège de la pluie – mais pas des fourmis venimeuses, avant de se trouver une cabane plus tard, avec son père Akari retrouvé, ayant échappé comme lui aux flèches du rival Abal qui voulait devenir chef à la place du chef. Il fera du feu à l’aide de deux bâton frottés, l’un dur et l’autre mou bien sec, avant d’utiliser les pierres à feu, le silex sur la pyrite de fer. Il utilisera des galets qu’il frappera pour obtenir des pointes comme arme, avant de tailler des poignards, grattoirs et pointes en éclats de silex lorsqu’il aura trouvé le gisement, des arcs et flèches en bois et même un harpon en bois de cerf. Il se nourrira d’escargots, de baies, de poissons pêchés à la main sous les pierres, avant de chasser aux pièges à liane ou à pierre, puis à l’arc. L’hiver venant, il se confectionnera des vêtements et une couverture à l’aide des peaux de ses proies, lapin, renard, plus tard loup.

Car, isolé comme sur une île déserte et sans espoir prochain de rejoindre les siens au-delà de l’Eau Folle, il lui faut se débrouiller pour survivre. Son père l’aidera un temps, sorti de l’onde comme lui après avoir échappé aux flèches des traîtres, mais périra bientôt sous la patte d’un ours. Il s’était imprudemment aventuré à l’orée d’une caverne pour voir si elle était habitable – or elle était habitée. Le Sorcier défendait pourtant à tout humain de pénétrer les grottes, endroits tabous car la mort y rôdait. Asak enterre son géniteur et se prend tout seul en main, non sans quelques imprudences lui aussi, comme sortir dans la forêt pour ramasser du bois sans arc ni poignard en silex. Il apprend ainsi les habitudes du chasseur, que l’on apprenait jadis au service militaire sous l’acronyme FOMEC B : faire attention à la forme pour se cacher, aux ombres que l’on porte, aux mouvements que l’on fait et qui se détectent (ce pourquoi les chats sont au ralenti lorsqu’ils veulent ne pas déclencher le réflexe de poursuite), aux éclats (métalliques ou de jumelles – cela ne concernait pas le garçon préhistorique), les couleurs qui ne doivent pas jurer avec l’environnement, enfin le bruit – « sans oublier les odeurs », comme disait Chirac : se placer face au vent pour ne pas que le gibier vous sente. Asak devient plus avisé, se développe physiquement et mentalement.

Comme il est seul, il recherche la compagnie ; comme il est chasseur et cueilleur, il observe et écoute la nature, le climat, les plantes et les animaux. Il s’amuse d’une petite bande de chacals qui ne sont jamais très loin, se nourrissant de ses restes. Pour mieux les voir, il leur offre des truites ou des lapins frais tués. Solitaire et isolé, il s’attache à eux, les observant de loin. Son père dédaignait cette idée mais le laissait faire – après tout n’était-il pas un homme ? Une fois Akari disparu, le jeune garçon subit plus encore la solitude et apprivoise peu à peu les chacals ; il les nourrit, les défend contre les rusés renards, les loge même en consolidant leur nid puis en offrant aux derniers d’entre eux une réserve de sa cabane sous auvent aménagée. Ce ne sera pas sans mal car les bêtes sont méfiantes, mais le plus jeune chacal deviendra amical au point de lui lécher la main, puis la figure, et d’obéir aux ordres brefs qu’il lui lance. Son père le vieux Trois-Pattes reste à distance mais apprécie.

Mieux, les chacals guident le garçon perdu dans la tempête de neige, l’avertissent aussi du danger, lorsque des loups s’approchent par derrière de cette proie tendre, puis lorsque les traîtres tenteront de l’occire d’une flèche. Car Asak l’avisé ne reste ni passif ni déprimé : il s’active et pense par lui-même. L’auteur dit très bien le confort et la facilité de laisser le conseil discuter de tout et décider sans que chacun prenne une quelconque responsabilité individuelle – mais lorsqu’on est tout seul et tout nu, il faut tout penser et tout faire – tout seul. Ce pourquoi Asak parviendra à piloter un tronc déraciné en guise de radeau pour repasser le fleuve avec ses nouveaux chiens, se fera reconnaître avec prudence des siens, puis deviendra chef, ajoutant le i à la fin de son nom pour devenir Asaki, lorsqu’il aura l’âge – vers 16 ou 18 ans – comme il a ajouté le a lorsqu’il a quitté l’enfance.

C’est une belle histoire de survie, d’énergie, d’amitié. Une vie dans la nature, de plain pied avec les éléments et les autres êtres vivants, une évocation plausible de la vie préhistorique avant l’élevage, l’agriculture et les villes. Qui veut pénétrer la préhistoire sur le vif préférera ce roman écrit simplement aux savants traités scientifiques qui ne viennent qu’en justification. Moi, un temps préhistorien et ayant longtemps fouillé et étudié les sites, j’ai apprécié sa lecture. On peut même la faire aux enfants.

Dessins Yves Baujard, Livre de poche édition 1988

Jean-Luc Déjean, Le premier chien, 1984, Livre de poche jeunesse 2008, 256 pages, occasion €1,67 e-book Kindle €4,49

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Les Magdaléniens ont campé à Etiolles

Les fouilles réalisées depuis 1972 (50 ans !) dans un champ des bords de Seine proche d’Évry, à Etiolles, face à l’ancien couvent des Dominicains devenu un temps École normale de l’Éducation nationale, ont mis au jour de multiples habitations de campement nomade autour de l’époque de Lascaux, 13 000 ans avant notre ère (datation C14 effectué sur des ossements découverts). Le climat était plus froid, des troupeaux de rennes passaient à gué la Seine à cet endroit, une petite île les y aidait. Les tribus du Magdalénien les suivaient au rythme des saisons et profitaient du gué pour en prélever leur part. Ils chassaient aussi le bison, dont on a retrouvé des restes.

Les deux habitations dénommées U5 et P15, étudiées en détail par Nicole Pigeot (1987) et Monique Olive (1988), donnent des renseignements inédits et précieux sur l’organisation des activités et les relations sociales entre les deux habitations. Du silex à l’expertise technique, de la répartition des vestiges à l’espace familiale, des habitations à la hiérarchie sociale – voilà tout ce que peuvent révéler un sol archéologique en place et mis au jour dans les règles de l’art !

Le sol archéologique d’Etiolles est exceptionnel car l’enfouissement des restes d’habitation et de taille des silex a été homogène, effectuée par le limon de la Seine, et la qualité de l’enregistrement archéologique exemplaire, selon la méthode Leroi-Gourhan. J’y ai participé. Le remontage des éclats de silex dispersés sur le sol afin de reconstituer le nucleus (le caillou originel), montre la circulation intensive des objets, donc le déplacement des gens.

Le niveau appelé U5-P15 groupe des vestiges organisés autour de six foyers de pierres brûlées, montrant des unités d’occupation séparées par des espaces vides de témoins sur le sol. Des pierres cerclent l’habitation à foyer central comme des calages de peaux pour une tente conique. Le foyer de pierres brûlées dans lequel on retrouve de la cendre est entouré de vestiges denses. Plusieurs amas de silex (vidanges de débitage ou dépôts) sont étalés à l’extérieur de l’habitation. On distingue par l’analyse une habitation principale, U5 et une habitation secondaire, P15. Les pierres dessinent deux issues, vers le sud et le ruisseau, l’autre vers l’ouest et la Seine.

En U5, les habitants ont débité 59 nucleus plus 17 laissés encore bruts. Des outils (burins surtout, grattoirs, quelques becs-troncatures, supports aux bords retouchés) et l’épandage d’ocre témoignent indirectement de la diversité des travaux réalisés dans l’habitation, surtout autour du foyer. Des fragments de pierres chauffées dans et autour de l’aire de combustion ainsi que les vidanges rendent compte d’un entretien régulier du feu. Quelques éléments de parure en coquillage (une vingtaine de dentales) autour du foyer pourraient montrer la fabrication d’objets de parure ou l’ornementation de vêtements.

Les tailleurs s’installent d’un côté du foyer tandis que le côté opposé est plutôt réservé aux tâches domestiques. « Autour du foyer, un espace collectif et polyvalent, lieux des débitages « élaborés » et des tâches liées aux armes de chasse ; près de la paroi de la tente, un endroit réservé au repos, probablement plus personnel. La division de l’espace intérieur est soumise à des contraintes sociales rigoureuses en relation avec la compétence des tailleurs et l’utilité de leur production laminaire pour le groupe. Au centre, les meilleurs tailleurs débitent les meilleurs nucléus, produisant en série les meilleurs supports, les plus longs, et œuvrant pour la communauté ; en périphérie, les jeunes apprentis s’initient à la taille ; entre les deux, dans la zone intermédiaire, on retrouve des débitages « simplifiés », c’est-à-dire plus ordinaires et occasionnels. » Ainsi parlent les archéologues après les fouilles (référence citée en lien plus haut). Car l’analyse des vestiges est aussi importante que leur trouvaille et que leur relevé soigneux. A l’extérieur de l’abri, les amas sont interprétés soit comme des ateliers de taille, soit comme des aires de rejet. En bref, « la diversité des activités, domestiques et techniques, réalisées autour du foyer et la mise en évidence de débitages maladroits évoquent la résidence d’un groupe familial, comprenant des adultes et des enfants. »

Quatre unités avec foyer apparaissent comme des zones d’activités annexes autour des habitations. « Le secteur consacré au débitage est surtout dévolu à l’apprentissage puisqu’un ou deux jeunes tailleurs inexpérimentés s’y sont installés. D’autres tâches y ont laissé des témoignages discrets comme l’indique la présence de quelques supports laminaires isolés et d’une concentration de chutes de burin révélant à travers cette opération de réaffûtage un travail des matières osseuses. » Les noyaux de silex bruts (nucleus) sont mis en forme à l’extérieur puis débités en lames supports d’outils divers dans un autre, montrant la spécialisation des tâches.

Les apprentis tailleurs pouvaient s’exercer dans les unités de résidence comme près des foyers extérieurs. Si à l’intérieur de l’habitation U5, ils étaient cantonnés en retrait du foyer, proches de l’espace de repos, il ne semble pas que dans le reste du campement, y compris dans l’habitation P15, leur emplacement ait été soumis à des règles strictes. En outre, la proximité de ces débitages maladroits à côté d’autres plus productifs suggère que ces jeunes tailleurs s’initiaient en compagnie d’adultes compétents. Trois moments clefs sont clairement établis par les remontages (activité consistant à relier chaque éclat de silex découvert et dûment répertorié à son nucleus originel, comme dans un puzzle en 3D). Le premier se situe entre la préparation et la phase de débitage laminaire ; le second en cours de débitage laminaire quand le nucléus est repris pour une opération moins ambitieuse ; le troisième en fin d’exploitation quand le nucléus, devenu moins productif, est repris par un tailleur peu qualifié. Ces remontages suggèrent des mouvements assez libres des jeunes entre les deux tentes, et des échanges de nucléus pour ces apprentissages et non pour les débitages productifs. La règle semble être que les emplacements où s’exercent les apprentis sont en général distincts de ceux où s’installent les tailleurs compétents.

Le travail de la peau semble s’effectuer uniquement dans l’espace des habitations comme en témoignent les outils spécialisés, les peaux elles-mêmes n’ayant pas résisté au temps. Les restes de faune ont été mal conservés et parfois brûlés comme combustible dans les foyers. Dans ce qui subsiste, on constate une surreprésentation des jeunes rennes âgés de 1 et 3 ans et d’une sous-représentation des faons de moins d’1 an et des adultes de 6 à 10 ans.

La différence entre les habitations U5 et P15 suggère à la fois deux familles étroitement apparentées, peut-être une jeune et une plus mûre, un séjour sur plusieurs saisons dans l’année, l’hiver, le printemps ou l’été, et l’abandon de l’habitation P15 dans une phase ultérieure alors que l’habitation U5 continuait de fonctionner.

Les enfants ne sont pas confinés dans un lieu particulier et semblent, au contraire, libres d’occuper tout l’espace. On peut supposer qu’ils s’installent parfois à proximité d’adultes lorsqu’ils apprennent à tailler, « La diversité des activités, de fabrication et de consommation, et l’existence de débitages maladroits près des foyers domestiques attestent la présence d’adultes, homme et femme, et d’enfants dans chaque tente, donc des familles plus ou moins élargies. La maîtrise absolue reconnue lors de la conduite des débitages élaborés en U5 montre le haut degré d’expertise du tailleur responsable de ces opérations, sorte de spécialiste de la taille. Il en a probablement retiré du prestige auprès de la communauté dans son ensemble. C’est aussi en U5 que le chasseur le plus efficace (le très bon tailleur ou une autre personne ?) monte et répare les armes pour la chasse dont les produits alimenteront tout le groupe ».

Cette répartition des vestiges suggère une hiérarchie entre les familles, les plus compétents, plus vieux, mieux nantis, étant valorisés pour leur emplacement (U5 est surélevé et à l’abri des crues). Dans le même temps, des interactions constantes entre les deux habitations suggèrent une coopération et des échanges nourris.

La science peut tirer beaucoup de connaissances d’un vulgaire tas de cailloux !

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Cairn de Barnenez

Face à Carantec à l’est, de l’autre côté de la rade de Morlaix, sur un promontoire faisant le pendant de la Pointe de Penn al Lann, se dresse le cairn de Barnenez. Un cairn est un tumulus, mais collectif et fait de pierres sèches, pas de terre. En bref, c’est un monticule comme ceux que dressent les alpinistes aux sommets et voyageurs en haut des cols, mais avec des tombes dessous.

Il y a plus de 6000 ans, les hommes d’alors, qui étaient tout comme nous et depuis longtemps des Sapiens Sapiens, taillaient la pierre et avaient appris à la polir. Rien à voir avec les Celtes, qui ne sont venus que vers –1500 du centre-Europe. Les Néolithiques de Barnenez étaient sédentaires, cultivant la terre et observant les saisons. Ce sont eux qui ont dressé les alignements de menhirs, probablement pour lire dans les étoiles les dates des semailles et des moissons – et peut-être l’avenir ; ce sont eux qui enterraient leurs morts sous des tables de pierre – les dolmens ; ce sont eux enfin qui, augmentation de la population aidant (hypothèse) ou pertes de batailles à honorer en monument collectif (autre hypothèse) ont réuni les dolmens sous amas de pierres : des cairns. Le cairn de Barnenez a été établi en deux fois : à l’origine 5 chambres, plusieurs siècles plus tard six autres.

L’endroit était connu depuis les origines de l’archéologie tant sa masse ne pouvait échapper aux regards ; on le croyait alors tumulus. Le terrain une fois racheté par un entrepreneur de travaux publics lors de la grande Reconstruction d’après guerre, le cairn sert de carrière ; les pierres y sont toutes détaillées, il suffit de se servir, il y en a dans les 12 000 tonnes. Un autre cairn plus petit, un peu plus au nord, aurait d’ailleurs été détruit avant le classement du site. Les scientifiques se réveillent et finissent par avoir gain de cause ; les crédits traînent et les fouilles durent plus de dix ans, de 1955 à 1968. La mise en valeur culturelle s’effectue depuis, le site se visite, il est payant mais très intéressant.

Le cairn, sur 72 m de longueur et 8 m de hauteur, recouvre onze « chambres » funéraires de 5 à 14 m de long, érigées en dolmen, dans lesquelles ont été découvert des objets allant du néolithique ancien (-4500) au début de l’âge du cuivre (-3900). Des haches en dolérite dure et verte, des pointes de flèche en silex et une en cuivre à aileron et barbelures, des poteries de type chasséen. Des symboles gravés sur les blocs ont une signification que nous ne pouvons pénétrer. Ils ont soit géométriques (triangles, signes en U, croix, friselis), soit réalistes (un arc, une hache emmanchée), soit fantastiques (‘corniformes’, ‘idole à chevelure rayonnante’).

Nous pouvons seulement observer que le monument funéraire surplombe la mer de 40 m, comme une avancée de la terre sur les eaux – peut-être un symbole de ‘grand voyage’ ? Que les chambres s’ouvrent toutes au sud ou sud-est et l’on sait que le soleil les éclaire de son lever à son coucher – peut-être un symbole de vie éternelle comme plus tard en Egypte où le soleil passait dans la nuit avant de revenir cycliquement le jour suivant ? On sait par des trouvailles de haches votives que les peuples du temps vénéraient les fontaines et la mer ; par les gravures qu’ils étaient sensibles au soleil et à la lune ; par les alignements de menhirs qu’ils avaient un regard sur les astres. Nul ne peut en dire plus, sinon que la structure mentale humaine reste la même.

Pour des agriculteurs-éleveurs sédentaires, la vie collective était l’évidence même. L’époque a livré des restes de villages agricoles plutôt populeux et assez égalitaires. On élevait la vache et le porc, quelques moutons et chèvres ; on cultivait le blé et l’orge mais pas l’avoine (à l’âge du fer seulement) ; on connaissait la pomme, la prune et la poire, le chou, la carotte, la fève et le pois, les glands, noisettes, noix, airelles et framboises ; on disposait d’outils et d’armes en pierre, en os et en bois ; on tissait, tressait, taillait, tournait.

Ces tombes-monuments sont une sorte de cimetière qui a duré 1000 ans. La mise en terre ne se fait pas de façon individuelle mais dans le collectif. Comme la construction nécessite plusieurs centaines d’hommes durant plusieurs mois (3 mois de travail à 300 hommes pour le cœur du cairn n°1, évalue-t-on), la société était organisée. Sous quelle forme ? On ne sait pas – mais l’absence de sépultures à part de « chefs », comme il en existera plus tard, milite pour une sorte de « démocratie » organique. Attention aux anachronismes ! Il n’y avait peut-être pas d’assemblées comme l’agora grecque ou le parlement viking, mais peut-être un Conseil des Anciens ou des hommes de prestige, chefs de famille ou de clan.

Toujours est-il que la société du temps était organisée car, sans cela :

• Comment faire venir les pierres, notamment le granit de Stérec, une île proche ?

• Comment bâtir et utiliser un monument sur des centaines d’années, en ajoutant à chaque fois une chambre nouvelle ?

• Comment gérer un tel ensemble funéraire où il faut organiser les inhumations, ranger les squelettes, réduire les ossements, tout comme dans nos catacombes médiévales ?

Le cairn est-il le ‘mausolée’ d’un groupe ethnique ou d’un clan célèbre à l’époque ? L’endroit où l’on enterre les morts, et la façon de le faire, symbolisent souvent une identité, une façon de célébrer le groupe et de montrer aux autres l’union et l’honneur de ses membres. Des cérémonies communautaires et religieuses, une sorte de ‘culte des ancêtres’ ou approchant était probable, car on ne dépense pas tant d’énergie pour rien.

En tout cas, pour qui va le visiter, ce monument impressionne. Surtout lorsque le site est quasi désert, pour cause de pluie battante par exemple. Ce fut notre cas lors de la visite, le guide étant reparti à l’entrée, son exposé effectué. C’est alors que, sous l’eau du ciel bas, face à la terre qui s’émiette en rochers dans le grand océan, avec le soupir du vent et le battement des gouttes sur l’herbe jaune qui se couche, passe un souffle antique. Comme un souvenir des hommes, au moins des émotions de leur temps, qui sont semblables aux nôtres.

Barnenez site des Monuments Nationaux

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J’étais archéologue à Tautavel

Tautavel est un petit village des Corbières à une trentaine de kilomètres de Perpignan. Une rivière, le Verdouble, sort de la falaise de marbre et a creusé la plaine où poussent des champs de vignes à muscat et des vergers d’abricots. L’eau du ciel a, durant les millénaires, creusé d’en haut le calcaire, s’infiltrant avec obstination dans les fissures. La chimie a fait le reste, l’acide carbonique de la pluie dissolvant le carbonate de chaux pour ouvrir des cavités internes. Et puis un jour, par écroulement, une grotte bée vers l’extérieur. C’est ce qui est arrivé à Tautavel.

La grotte en question est appelée ici la « Caune de l’Arago ». Elle s’élève d’une centaine de mètres au-dessus des gorges des Gouleyrous où s’étrangle l’eau rapide et froide du Verdouble.

C’est à l’intérieur, dans la brèche, que les archéologues sous la direction du professeur Henry de Lumley ont découvert, le 22 juillet 1971, le crâne écrasé d’un homme d’une vingtaine d’années. Non, la police n’a pas été prévenue car le sol archéologique le datait d’il y a environ 450 000 ans : les coupables avaient depuis longtemps disparu. Et oui, je suis venu à la préhistoire comme Henry de Lumley en lisant La guerre du feu de Rosny aîné, vers dix ans.

Ce premier Français sans le savoir n’était pas très grand, 1 m 65, mais debout, un front plat et fuyant, des pommettes saillantes, un grand bourrelet au-dessus des yeux qu’on appelle en mots savants « torus sus orbitaire » – rien de cela n’est bon signe : l’Homme de Tautavel n’est vraiment « pas comme nous ».

Surtout que l’on n’a retrouvé nulle trace de feu alentour, mais de grossiers cailloux taillés (appelés « bifaces ») et quelques éclats de silex. Ce barbare était chasseur et bouffait ses proies toute crues. De fait, petit cerveau et robustes épaules, il s’appelait Erectus et pas encore Néandertal. On soupçonne même que ce jeune homme fut mangé…

La grotte lui servait de camp provisoire, avec vue dégagée sur la plaine, où il pouvait tranquillement dépecer cerfs, rhinocéros, éléphants, chevaux et mouflons d’époque. Voyait-il au loin la steppe à graminées ou des forêts de chênes verts ? Nous étions en pleine glaciation de Mindel car – n’en déplaise aux écolos mystiques – le climat n’a eu de cesse de changer tout seul depuis que la planète existe.

Je n’étais pas présent à la découverte de 1971, je suis venu fouiller la grotte à l’été 1977. C’était dans le cadre d’un stage pratique obligatoire que suivent les étudiants en archéologie, tout comme les stages en entreprise des écoles de commerce. Nous étions jeunes, de 14 à 30 ans ; certains étaient venus en couple avec leurs petits enfants. David, 7 ans, Géraldine, 5 ans, jouaient avec les enfants Lumley : Édouard, 10 ans, Isabelle, 7 ans et William, 5 ans. Lionel, l’aîné, aidait déjà quelques heures les fouilleurs, du haut de ses 12 ans. J’étais venu avec des amis et nous campions sur le pré au bas de la grotte.

Aux heures chaudes après la fouille, nous nous baignions dans les eaux froides de la rivière tandis que les équipes de cuisine, par roulement, préparaient le dîner pour une trentaine. Le vin de l’année, produit dans le pays, était étonnamment fruité et nous donnait de la gaieté. Le soir nous voyait aller au village pour prendre un dernier muscat local (Rivesaltes n’est pas loin), tout en dérobant quelques abricots trop mûrs au passage. Ou bien un grand feu collectif nous attirait autour de sa lumière pour brochettes et patates sous la cendre, « à la préhistorique ». Cela pour la grande joie des enfants. Nous étions jeunes, nous goûtions la vie par tous nos sens. Il y avait de l’ambiance – celle toute d’époque, à 9 ans de 1968 – feu de camp, torses nus et guitare… Ce qui avait lieu ensuite ne concernait pas les enfants.

La fouille était un travail agréable, car à l’ombre constante de la grotte. Monter la centaine de mètres vers son entrée nous mettait en nage, mais un quart d’heure plus tard, nous étions régulés. J’avais pour mission de fouiller un carré dans le fond de la grotte, sur les hauteurs, tout en surveillant deux novices des carrés d’à côté. J’étais en effet déjà un « spécialiste » de fouilles, ayant pratiqué 4 ou 5 chantiers différents, y compris en Bulgarie et en Suisse.

Dans la terre, nous creusons habituellement à la truelle ; mais dans la brèche qui compose un sol de grotte, qui est du calcaire solidifié, nous sommes obligés d’y aller au burin et au marteau. Dégager les objets archéologiques (cailloux taillés, éclats de silex, os fossilisés, dents) n’est pas une sinécure. Il faut être attentif, détourer les objets, ne pas aller trop vite. Il faut dessiner, numéroter et fixer en altitude tout objet avant de le bouger. Recoller les morceaux ou le consolider au polycarbonate s’il s’effrite trop, comme l’os fossile.

Mais quelle émotion de découvrir, brusquement, une dent humaine ! Ce fut mon cas à plusieurs reprises avec, à chaque fois, le même souffle coupé. 450 000 ans plus tôt, des êtres humains avaient vécu là, y étaient morts, et le temps écoulé, les phénomènes naturels, n’ont pu éradiquer cette trace ultime…

Clignant des yeux au sortir de la semi-obscurité, retrouvant le monde d’aujourd’hui, nous regardions alors les petits avec d’autres yeux : comme des chaînons d’une lignée, comme des transmetteurs d’humanité, même si ces enfants n’étaient pas les nôtres.

Il y avait la fouille, il y avait la position et le dessin des objets, leur description dans le carnet de carré (d’un mètre sur un mètre), mais ce qui se passait sur le terrain n’était qu’une partie du travail. La suite consistait à tamiser les déblais, à nettoyer les objets, à les numéroter à l’encre de Chine vernie, avant de travailler – par roulement – à la reconstitution des plans généraux et des coupes de la grotte. Cette activité se passait au musée, à peine bâti à l’époque. Le mélange de vie quotidienne et de labeur scientifique, de mains dans la terre et de crayons sur le papier, d’observations neutres et d’imagination – rend le travail d’archéologue d’une richesse inouïe. Nous n’étions point payés, seulement nourris, mais quel bonheur !

Je garde de cette époque, du pays de Tautavel, de ce travail de fouilles, de l’ambiance d’été du chantier, un souvenir ému. Certes, nous étions jeunes, mais régnait dans tout le pays, malgré la première crise du pétrole quatre ans auparavant, un optimisme général qui a bien disparu ! Comme un air d’insouciance que les millénaires sous nos pieds justifiaient de tout leur poids. « Vivez ici et maintenant », disaient ces dents humaines et ce crâne écrasé, « vivez pleinement votre vie d’homme » – car votre temps n’a qu’un temps. Nous l’avons croqué à belles dents – et c’est heureux.

Patrick Grainville, agrégé de lettres et professeur de français au lycée de Sartrouville, lauréat du prix Goncourt 1976 pour « Les flamboyants », n’est plus guère lu aujourd’hui, tant sa sensualité, son érotisme et sa fougue sont peu en phase avec notre époque frileuse, craintive et austère. Il évoque pourtant la grotte de Tautavel dans un roman échevelé, érotique et luxueux que traversent motards, terroristes, amoureux et jeune camerounaise, sous le regard profond de la caverne…

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Étiolles au musée de préhistoire de Nemours

Article repris par Ideoz.

J’ai déjà évoqué Étiolles pour sa découverte, à laquelle j’ai participé à la fin de mes seize ans. Étiolles reste un chantier école pour les étudiants archéologues de l’université de Paris 1 Sorbonne, mais est aussi au musée. La petite ville de Nemours, assoupie au bord du Loin en Seine-et-Marne, a ouvert en 1981 le musée de préhistoire de l’Île-de-France. L’époque était à la mode rétro, élever des chèvres, restaurer les vieilles pierres, marcher en sabots (suédois). Le musée de l’architecte Roland Simounet s’est donc installé à l’écart du centre ville, dans les bois, en même temps que le collège. Les neuves frimousses côtoient les plus anciens silex. Le béton brut du musée s’ouvre par des puits de lumière et de grandes baies sur les arbres alentour, illusion d’être ramené aux âges farouches…

La création d’un musée offre de la place pour tout ce qui est trouvé au même moment. Les visiteurs peuvent ainsi voir un moulage de l’habitation n°1 de Pincevent, dans une pièce assombrie pour créer une « atmosphère ». Cette ambiance ne plaît pas à tous les petits, j’ai vu l’un d’eux hurler de terreur en imaginant des monstres assoupis, restes de télé mal digérés parce que les parents laissent regarder n’importe quoi à n’importe quel âge. Le moulage du foyer W5 d’Étiolles est en bonne place, mais lumineux. Autant le visiteur est incité à rêver dans l’obscurité sur Pincevent, autant Étiolles est présenté comme chantier école à la lumière. C’est un théâtre scientifique avec truelles et grattoirs, mètre pliant et carroyage, sur planches à plots destinées à préserver le sol archéologique.

Une pièce entière est consacrée au Magdalénien, cette période séparée de nous en gros de 10 à 15000 ans. Le climat était plus froid, les humains vivaient de chasse, pêche, nature et traditions, suivant les bonnes habitudes. Ils poursuivaient troupeaux de rennes dans leur migration saisonnière à la recherche d’herbe grasse. Cela permettait aux hommes d’exploiter le silex affleurant en certains endroits, de pêcher sur la Seine et ses affluents, et de ramasser les baies, herbes et champignons comestibles sur les pentes. Des coquillages inconnus dans la région et des variétés de silex que l’on n’y trouve pas montrent que des contacts étaient entretenus avec d’autres communautés humaines vivant ailleurs.

Les activités étaient principalement pour se nourrir, s’abriter, se vêtir et s’outiller. Le soir à la veillée, ou lors de cérémonies magiques, les traditions s’exaltaient pour dire l’origine et le destin, chanter la gloire du clan et des grands personnages. Chamane ou chamasesse, ancien ou ancienne, guérisseur ou guérisseuse, donnaient un sens à l’existence.

Les enfants apprenaient tout petit sur l’exemple de leurs parents ce qu’il faut faire et ne pas faire, non pas d’une quelconque morale « révélée », mais simplement pour survivre. Si les activités les plus physiques étaient probablement masculines (vigueur musculaire oblige), rien ne permet de penser que les femmes ne taillaient pas le silex ou ne chassaient pas avec les hommes et les adolescents. Tous les pionniers le savent, la survie en milieu hostile exige de chaque individu la plus grande autonomie et réduit la spécialisation sexuelle ou sociale.

Les grandes lames de silex, qui font la réputation du site magdalénien d’Étiolles chez les archéologues, étaient tirées par percussion indirecte, un os ou un bois faisant levier pour détacher la pièce. En reconstituant le nucleus (noyau originel de silex brut), les préhistoriens permettent de donner du mouvement aux objets. Chacun étant relevé précisément sur le sol archéologique, un schéma se trace aisément entre les morceaux qui se remontent sur le nucleus commun. On peut ainsi formuler des hypothèses sur l’endroit (de taille, de retouches, d’usage ou de déchet), sur la succession des mouvements (éclats corticaux, éclats de préparation, outils, finition) et sur la répartition sociale des tailleurs (confirmé, apprenti, gamin imitant).

C’est ce qu’il y a de plus émouvant : faire lever les gestes humains des millénaires. L’outil de silex une fois taillé, il pouvait servir à chasser, gratter les peaux, couper les viandes, écharner les os, tailler le bois et mille autres usages dont un canif donne une assez belle idée à la campagne.

Les os travaillés en harpons, en alènes et  en aiguilles à chas permettent d’imaginer un artisanat du vêtement et de la tente, issu de pauvres bêtes (comme écrit le Cancre des dictées).

Outre le moulage du sol, le musée de Nemours recèle le trésor d’Étiolles : le galet gravé. Sur la face et sur l’avers, à chaque fois un cheval, dessiné de stries dans la pierre. On distingue parfois l’ébauche d’un autre animal, mais surtout une figuration humaine derrière le grand cheval.

Sur deux pattes, cuisses musclées, sexe tendu, bras levés, tête couverte d’un masque chevalin, naseaux et œil dardant des rayons, la « créature » fait penser aux déguisements des rituels chamaniques. Mais ce n’est qu’hypothèse. Certains (certaines, pour cause de féminisme ?) voient dans « le sexe » un « sein flasque » puisque placé au-dessus de l’entre-jambe. Mais la musculature impressionnante des cuisses me laisse dubitatif sur l’aspect féminin de la créature. D’autant que le cheval est indubitablement un mâle, le sexe clairement dessiné.

L’animal, en tout cas, est bien dessiné, d’un trait sûr comme à Lascaux, grotte peinte à peu près à la même époque. Faut-il y voir une exaltation religieuse de l’animal fétiche chassé pour sa viande, ses tendons, ses os ? Deux traits sur le flanc peuvent montrer qu’il est en train de mourir, haletant selon les traits qui échappent des naseaux. Est-ce un hommage à sa beauté charnelle arrêtée dans son mouvement, une excuse pour avoir ravi sa vie, la reconnaissance de sa vigueur musculaire masculine ? C’est le cas encore de nos jours chez les peuples animistes, mais nous ne pouvons qu’inférer de notre humanité d’aujourd’hui les croyances éventuelles de l’humanité d’hier, sachant que les Magdaléniens étaient des Homos sapiens sapiens comme nous.

Vous trouverez bien autre chose dans ce musée, des silex issus des fouilles de Daniel Mordant un peu partout ou Béatrice Schmider à Saint-Sulpice de Favières, entre autres, une barque fossile du néolithique à Noyelles-sur-Seine, des épées et de haches de l’âge du bronze, un casque gaulois, des verres gallo-romains… Philippe Andrieux a reconstitué l’expérience des métalliers du bronze, dans des fours de fortune faits de terre et d’un soufflet de peau.

Chaque jour que l’été fait, une animation est effectuée sur un sujet : la chasse, l’alimentation, les outils, le feu, la protohistoire… Une partie est destinée aux enfants, avec toucher des armes et broyage du grain à la meule. Toucher, mimer, ils adorent ça. Leur imagination travaille bien plus que par les mots du prof !

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Chantier archéologique d’Étiolles 1972

« Le gisement que vous fouillerez se trouve dans un champ qui descend en pente douce vers la Seine, proche des deux villages d’Étiolles et de Soisy-sur-Seine, mais dans un site champêtre. » C’est ainsi que la circulaire administrative décrivait le chantier dans lequel nous, jeunes de l’Essonne, allions fouiller durant le mois de juillet 1972. Cela fait 40 ans déjà que le ramassage de surface de l’automne 1971, effectué par le club de la SNECMA à Corbeil (Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Avions) a mis en évidence lors des labours la présence massive de silex taillés.

Le champ descend toujours en pente douce vers la Seine, mais le blé vert qui nous avait accueilli est désormais éradiqué, l’endroit clôturé, et un bois a poussé tout seul. La nature reprend ses droits très vite… Le Ministère des Affaires culturelles – ainsi nommé à l’époque – a décidé d’entreprendre une campagne de fouilles, financées par le Conseil général du département. Le chantier dure encore… Il est l’un des plus riches du bassin parisien sur les restes du Magdalénien final, vers 13 000 avant notre ère.

Premier jour, début juillet 1972, un carré du champ est fauché, une tente installée, aux pans relevés pour avoir la lumière. Il pleut… Mais très vite revient le soleil de juillet. Nous creusons à la pioche et emportons la terre à la brouette, torse nu car il fait chaud et la jeunesse irrigue nos corps. Très vite sont dégagées les dalles de pierre calcaire et quelques éclats de silex manifestement taillés. Ce sont le plus souvent les poubelles de l’histoire car les éclats utiles ont été façonnés en outils puis emportés. Je ne tarde pas à découvrir un éclat allongé dont je me souviens encore : il est en silex brun bordeaux sombre. Le spécialiste de préhistoire (à un peu plus de 16 ans, je n’y connais rien), s’exclame alors : « un burin dièdre sur troncature concave ! » Bien que ce soit de l’hébreu pour moi, j’ai le sentiment d’avoir contribué à l’avancée de la science.

Nous sommes une quinzaine de jeunes du département flanqués d’étudiants en archéologie de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Nous encadrent Yvette Taborin, professeur de préhistoire à Paris 1, Nicole Pigeot qui entreprend un DEA (master 2) et Monique Olive, en maîtrise de préhistoire (master 1). Philippe Soulier, en cours de thèse, reste une bonne semaine en renfort, mais il ne tarde pas à partir sur un autre chantier.

Les trois adultes qui nous mènent, nous les appelons gentiment « le matriarcat ». On dit en effet qu’avant la sédentarisation, les groupes humains adoraient volontiers une déesse de la fécondité (exemple Lespugue) et étaient menés par les femmes. Cette conception du XIXe siècle reste anthropologiquement peu probable, aucune société humaine historique connue n’ayant fonctionné sous ce régime. La transmission des biens ou du nom peut se faire par les femmes, le pouvoir jamais. Il n’en reste pas moins que la thèse reste à la mode chez les féministes, notamment américaines, et que Jean M. Auel, auteur femme de romans préhistoriques, s’en fait l’ardente propagandiste dans ses œuvres.

Mais elle n’a encore rien écrit en 1972. L’époque est plutôt à Rahan, une bande dessinée qui vient alors de sortir. Elle met en scène un beau jeune homme des temps préhistoriques, blond et musclé pour titiller les femmes et se faire admirer les ados. Une sorte de Tarzan solitaire à qui il arrive plein d’aventures avec des lions des cavernes ou des tigres aux dents de sabre, des groupes humains hostiles, des inventions lumineuses. A Étiolles, sur le site, nous rêvons le soir venu aux « mammouths galopant dans la plaine » qu’auraient pu voir les hommes préhistoriques 13 000 ans avant nous. De fait, nous trouverons dans le sol, plutôt bien conservée, une omoplate d’un mammouth sur le sol archéologique, à un mètre environ sous nos pas.

Une fois le sol remué chaque année par la charrue dégagé (une trentaine de cm de profondeur) commence la fouille fine. Nous abandonnons pioche et pelle pour la truelle et la pelle à poussière. Une fois un objet découvert (silex taillé, os ou pierre rougie au feu), pas question de le bouger. Il nous faut le dégager au grattoir de dentiste (une spatule d’acier) et nettoyer au pinceau. Les objets laissé ainsi en place nous permettront, une fois le sol archéologique entièrement dégagé, d’avoir une vue sur les restes du campement.

Après une suite de dalles calcaires plus une moins plates, appelées un temps « le chemin gaulois » faute de silex découverts, nous ne tardons pas à atteindre un sol tapissé de silex. Ce sont des déchets de taille, le noyau de silex brut étant importé de carrières situées à une dizaine de km, avant d’être dégrossies, puis débitées suivant un ordre précis. Il s’agit, pour le tailleur, de dégager un plan de frappe plat, duquel il va dégager, par effet de levier et frappe indirecte, des lames de silex d’une longueur suffisante pour façonner des outils. Chaque lame brute sera ainsi retaillée d’encoches, de dentelures ou de retouches pour en faire un burin, un perçoir ou un grattoir. Ces termes modernes servent à donner l’usage présumé des outils ainsi finis : une pointe, une extrémité renforcée ou un large côté préparé, le tout étant emmanché sur une perche par une colle végétale.

Une fois le sol dégagé, les photos prises, commence le démontage des trouvailles. Chaque objet (silex, pierre et os) est enlevé, marqué et mis en sachet, une fois porté sur un plan à l’échelle (ou une photo verticale). Un numéro lui est donné et sur une fiche de démontage sont portés divers éléments de son identité : altitude par rapport à un point zéro proche de la surface actuelle, coordonnées métriques, orientation du bulbe (l’endroit où il a été frappé pour être façonné), face plane supérieure ou inférieure, pente, etc. Ces détails, qui paraissent maniaques, ont pour but de bien situer l’objet dans l’ensemble et de permettre des reconstitutions ultérieures, via l’informatique ou l’œil avisé. Reconstituer ainsi un bloc de silex brut à parti de chaque fragment s’apparente à un puzzle, mais permet de montrer quelle trajectoire ont accomplis les éclats entre le moment de leur taille et le moment de leur trouvaille. De quoi en déduire que certains lieux étaient plus propices au dégrossissage, d’autres à la fabrication d’outils, d’autres enfin aux apprentis, probablement de jeunes garçons.

Très vite, l’imagination travaille. Vivant 24 h sur 24 sur le chantier sans week-end faute de moyens de transport, et en communauté assez homogène sous la houlette d’adultes légitimés par leur savoir, nous sommes heureux. Nous dormons sous la tente, faisons notre toilette au robinet du gymnase à une centaine de mètres, prenons nos repas sous une tente mess où chacun fait à tour de rôle cuisine et vaisselle. Notre groupe reconstitue un peu ce qui fut l’existence à l’époque, du vieux sage aux petits enfants, la majeure partie étant composée de jeunes encore non accouplés. Un lieu, un groupe, un projet : il n’en faut pas plus pour être humainement à l’aise. Comme si nous étions façonnés par les millénaires à vivre en bande de chasseurs-cueilleurs…

L’habitat mis au jour, et qui ne cesse de révéler d’autres étapes depuis, était probablement le campement provisoire de chasseurs de rennes. Ces animaux migrent chaque année en fonction de la saison, vers le sud quand il fait plus froid, vers le nord quand les chaleurs arrivent. Les hommes qui en vivent suivent les hordes. A cet endroit la Seine est moins difficile à passer à gué, une île s’érigeant en son milieu.

Au centre de l’habitation est le foyer, recouvert de pierres calcaires du bassin parisien qui gardent toute une nuit la chaleur (nous l’avons testé). Autour, probablement une tente de peaux, montée en cône sur des piquets de bois. Ni la peau ni le bois n’ont résisté au temps, mais subsistent sur la terre des « témoins négatifs », ces endroits sans rien, qui suggèrent que quelque chose est resté là avant de se décomposer, ce qui a empêché tout autre objet solide de s’y mettre. Des pierres brûlées, des os de cheval, de renne, un bois de renne, plus d’une tonne de silex… La récolte est fructueuse. De quoi passer les longs mois d’hiver et de printemps aux études ! Je reviendrai chaque année durant six ans sur ce chantier de ma jeunesse.

Chantier archéologique d’Étiolles, Route Nationale 448, face à l’IUFM (ex-couvent dominicain du Saulchoir).

Exposition PDF sur les fouilleurs d’Etiolles

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