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Le monde vu de Moscou

Jamais la Russie ne m’a paru si loin de l’Europe. Je croyais jadis qu’une certaine culture commune existait, faite de christianisme, de littérature, d’histoire conjointe voire d’affinités ethniques. Il s’avère qu’il n’en est rien, du moins sous Poutine. Mais comme il est élu (malgré les fraudes probables) avec un pourcentage si élevé et une popularité forte (en baisse dans les villes), il représente le point de vue russe sur le reste du monde. J’ai pu m’en rendre compte par moi-même en Ukraine, en Crimée, à Saint-Pétersbourg, lorsque je m’y suis rendu ces dernières années.

Aussi l’extrême-droite (et une bonne part de la droite traditionnelle) se trompent – comme d’habitude – sur la « Sainte » Russie conservatoire de la tradition. Comme tous les idéologues, ils prennent leurs désirs pour des réalités. Trump en est l’exemple outré, mais « croire » plutôt que de « voir » est le lot de quiconque est persuadé à l’avance d’avoir tout compris et d’avoir forcément raison. Alain Besançon, dans les années 1970, l’avait déjà dit contre la gauche béate en communisme : la Russie (hier l’URSS) a ses propres intérêts d’Etat et elle ne représente en rien une culture « originelle » qui permette de ressourcer une Europe affaiblie par la mondialisation et le métissage culturel.

Il faut relire Jules Verne, bien plus réaliste que maints commentateurs géopoliticiens (chroniqué sur ce blog) : la Russie est à cheval sur l’Asie et a été soumise longtemps aux cavaliers des steppes mongoles. Elle n’est donc qu’en partie européenne, une partie forcée par les élites emmenées par Pierre le Grand, mais qui ne touche guère en profondeur le peuple. Saint-Pétersbourg est la vitrine, pas le pays, tout comme Saint-Germain des Prés n’est que la facette intello bobo de la France. L’Eurasie est une conception du monde avant d’être une politique, celle trop vague de Vladimir Poutine pris entre l’étau de l’OTAN et celui d’une Chine en plein essor de puissance.

Jean-Sylvestre Mongrenier a le mérite de replacer tout récemment les choses en chercheur dans les 550 entrées de son Dictionnaire. Docteur en géopolitique, chercheur associé à l’Institut Thomas-More, il est professeur agrégé d’histoire et chercheur à l’Institut français de géopolitique.

La Russie n’a pas d’affinités électives : répétons-le, elle n’a que des intérêts d’Etat. L’ex-communiste colonel du KGB n’a rien d’un chrétien, même s’il affiche son soutien à l’église orthodoxe. Cet appareil est le pendant populaire du parti communiste pour les élites russes actuelles : on s’en sert pour canaliser le peuple. C’est mieux que l’opium aux Etats-Unis qui fait que la population se rêve héroïne. Pas de solidarité chrétienne avec l’Arménie chrétienne (où je me suis rendu aussi) – mais le cynique intérêt stratégique d’aider le Haut-Karabagh pour s’implanter militairement au Caucase, et l’intérêt stratégique de soutenir la Turquie en enfonçant un coin dans l’OTAN affaibli par un paon ignare à la tête des Etats-Unis. L’essentiel est que l’armée russe soit déployée dans chaque Etat du Caucase : en Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud), en Arménie (base de Gumri), en Azerbaïdjan (Haut-Karabakh). La Russie de Poutine, jamais en reste de placer ses pions, a obtenu un statut d’observateur au sein de l’Organisation de la Coopération Islamique… Car elle se veut une puissance globale, de même niveau que les Etats-Unis et la Chine, malgré sa démographie déclinante, son économie bananière et sa rigidité de gouvernement.

La fameuse Russie « de l’Atlantique à l’Oural », souvent citée car énoncée par de Gaulle, n’est pas une invention du grand homme, nous apprend Mongrenier. Elle a été émise au XVIIIe siècle par Tatitchev, le géographe de Pierre le Grand et visait à poser le souverain de toutes les Russies en égal des souverains européens à la tête d’empires outre-mer. Aucune solidarité d’origine, de culture ni de destin commun à toute l’Europe dans cette expression purement géopolitique.

Les Etats n’ont que des intérêts, pas « d’amitié ». Moscou a félicité Hitler en 1940 lorsque la France s’est effondrée : le pacte germano-soviétique, longtemps occulté par « nos » communistes qui ne voulaient plus le voir, était une réalité d’intérêts partagés. Mais le « traité d’amitié et de coopération du 28 septembre 1939 » avec l’Allemagne, qui faisait suite au « pacte » du 23 août, n’a pas empêché Hitler de se retourner contre son « ami » dès 1941. La politique spectacle à laquelle nous sommes habitués depuis Mitterrand – depuis que les radios sont « libres » et l’audiovisuel éclaté au profit d’intérêts purement commerciaux d’audience – ne peut plus comprendre ce qu’est une politique de puissance. Pourtant Trump et l’Amérique même sous Obama ou Clinton, nous montrent la réalité. Poutine est de la même eau, tout comme Xi Jinping et Erdogan. Blablater à la Macron sur « l’amitié » ou la solidarité européenne de la Russie, ou encore sur son appartenance chrétienne en contraste avec l’islam, n’a aucun sens. Cela ne pourrait en avoir – et encore, provisoirement – que si la Russie était envahie par des hordes islamiques ou des divisions chinoises, mais cela ne paraît pas pour demain.

Ce qui compte aujourd’hui pour Poutine et le pouvoir russe (même sans Poutine) est de renverser l’ordre international imposé en 1945 puis étendu à l’Europe centrale et orientale après la chute du Mur. Poutine se veut le nouveau rassembleur des « terres russes » et il profite de toute faiblesse occidentale pour rattacher des territoires par la force armée : en Géorgie, en Ukraine pour le moment. Les agitations pro-russes dans le Donbass en Ukraine, la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, constituent des points d’appui pour de futures entreprises militaires quand l’occasion fera le larron.

La Russie partage avec la Chine l’impression du Déclin de l’Occident, tout comme Oswald Spengler l’avait pointé en 1918. Je l’ai évoqué sur ce blog pour son livre L’homme et la technique paru en 1931 juste après la crise de 29. Les vantardises du clown à la Maison-Blanche, tout comme les mensonges vantards des conservateurs britanniques, les y encouragent nettement.

Jean-Sylvestre Mongrenier, Le monde vu de Moscou – Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique, 2020, PUF, 676 pages, €29.50 e-book Kindle €22.99  

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Taras Bulba de Jack Lee Thomson

Tarass Boulba en français (je ne comprends pas cette manie de se rallier à l’anglais comme si nous étions des colonisés) est un roman de Nicolas Gogol, écrivain russe, publié en 1843. Le film de Jack Lee Thomson s’en inspire mais édulcore la fin, beaucoup plus barbare dans le roman car tout le monde meurt à la fin.

Tarass Boulba (Yul Brynner) est un colonel cosaque de l’armée zaporogue composée de guerriers bordéliques mais sauvages, dont l’armure est la croix chrétienne portée haut contre les Tartares et les Turcs. Les Polonais comptent sur eux pour repousser l’avancée turque au nom d’une même foi orthodoxe mais, une fois la victoire obtenue, se retournent contre les Cosaques pour occuper leur steppe (qui deviendra russe deux siècles après). Tarass Boulba coupe alors la main du prince polonais qui lui désigne le massacre, puis retourne dans la steppe où il brûle son village pour nomadiser. Il ne sera pas dit que la Zaporoguie sera une colonie polonaise. En attendant, ruser sans se soumettre.

Il élève alors ses deux fils Andrei (Tony Curtis) et Ostap (Perry Lopez) en vrais cosaques avec exercices à cheval et à l’épée, mais les envoie à la fin de leur adolescence à l’université de Kiev, tout juste ouverte aux Cosaques, pour qu’ils apprennent à connaître leur ennemi. Les deux frères sont considérés comme des barbares sauvages et violents mais réussissent à intégrer avec intelligence les matières et à se faire une place parmi les étudiants.

Andrei tombe raide dingue de la fille du gouverneur, Natalia (Christine Kaufmann), qui habite en face de l’université. Mais le frère de cette dernière répugne à accueillir un sauvage dans la famille et mandate ses amis officiers pour lui donner une leçon : le fouetter et le châtrer. Ce qui donne une scène homoérotique de jeunes gens torse nu s’empoignant et encordant Tony Curtis qui semble en jouir. C’est le petit frère Ostap qui va résoudre la situation en tuant le capitaine avec son épée et les deux frères vont fuir, échappant aux patrouilles qui les cherchent.

Ils rejoignent la steppe de papa après deux ans où ils ont forci physiquement et mûri par l’éducation. Je reste cependant sceptique sur la « virilité cosaque » d’Andrei, à laquelle le film ne réussit pas à nous faire croire, au contraire de celle du père et du frère. Andrei garde le torse étroit, le col fermé, les muscles en berne, plus danseur que guerrier. Ce n’est pas la seule faiblesse de ce film de deux heures qui alterne beuveries, bagarres et chevauchées. Il n’y a guère que la partie à Kiev, le duel absurde pour l’honneur au-dessus du ravin et la tragédie finale qui soient un peu teintées de psychologie. Tout le reste est grand guignol. De même qu’entendre chanter les Zaporogue en anglais au lieu de leur langue plus rude, que les boulets de canon du XVIe siècle qui « explosent » en touchant la terre comme des obus qu’ils ne sauraient être, ou le champ de « maïs » que traverse la chevauchée cosaque au final alors que cette plante d’Amérique vient à peine d’être découverte. Le film a été tourné en Argentine, mais cela fait désordre.

Un cosaque vient solliciter Tarass Boulba d’emmener sa troupe rejoindre les Polonais à Doubno pour aller combattre les princes baltes. Mais Andrei objecte que c’est servir de masse de manœuvre pour qu’un autre tire les marrons du feu – comme la dernière fois. Son père l’approuve et, s’il rejoint les autres Zaporogues, c’est pour les retourner contre les Polonais et assiéger la ville. Le temps d’affamer ses habitants pour qu’ils se rendent, une bonne part des Zaporogues quittent le siège pour retourner dans la steppe car ce qu’ils veulent c’est une grosse bagarre, pas de la stratégie. Le spectateur ne peut que penser aux Yankees contre les Anglais, la force brute et la technologie massive contre l’intelligence et le doigté. Les Etats-Unis se sentent aussi pionniers que la Zaporoguie, l’énergie comptant plus que l’esprit. Cela n’a guère changé.

Andrei, toujours épris de sa polonaise, va sans le dire à personne s’introduire dans la ville pour la sauver. Mais il est capturé sur le vif alors qu’il baise sa belle et il est conduit au cachot tandis qu’elle sera brûlée sur le bûcher pour avoir trahis son sang noble. Le film, selon la niaiserie d’Hollywood, biaise le roman de Gogol pour démontrer que l’amour est plus fort que la mort et que jouir d’une aimée l’emporte sur les autres appartenances. L’individualisme yankee, au XVIe siècle en Ukraine, est un anachronisme.

La fille sera graciée par le prince sur requête de son amant qui jure de compenser en allant quérir des bœufs dans la plaine avec un peloton de soldats. Mais le fils qu’il est ne sera pas gracié par son père Tarass Boulba qui le tue d’une balle dans la cuirasse au niveau du cœur. Le garçon périt par où il a fauté : l’honneur d’un peuple vaut mieux que la chiennerie avec une femme.

Le paradoxe est que l’initiative du fils permet au père de s’emparer de la ville et de la rendre cosaque. Le prince polonais s’aperçoit en effet que les Zaporogues sont en ombre réduit et fait une sortie. Durant leur fuite, les Cosaques retrouvent le reste de l’armée qui n’est pas allée très loin et se retournent contre les Polonais pour les vaincre. Et Tarass Boulba de se montrer magnanime en déclarant vouloir libérer la ville de la peste et les Cosaques des Polonais, mais sans les maltraiter comme eux l’ont fait.

Un film culte mais qui ne me convainc pas. Le tout fait un peu péplum avec un Yul Brynner excellent dans son rôle de macho sauvage et les seconds rôles très bons de Perry Lopez et Christine Kaufmann. Seul Tony Curtis fait tache, il n’a pas le physique de son rôle tragique dans l’histoire, celle du Cosaque qui tourne casaque pour sauver sa Polonaise.

DVD Taras Bulba, Jack Lee Thomson, 1962, avec Tony Curtis, Yul Brynner, Perry Lopez, Christine Kaufmann, Richard Rust, Sam Wanamaker, Brad Dexter, Guy Rolfe, George Macready, Wild Side Videao 2009, 2h03, €28.11 blu-ray €24.64

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Joseph Kessel, Les cavaliers

C’est un gros et long roman, lu dans les années 1970, que je relis aujourd’hui. Certains ont dit que c’était son meilleur ; le plus construit assurément, le meilleur à mon avis non. Il est très bon, dans la lignée du roman-reportage issu de faits vrais mais ses personnages, malgré leur complexité psychologique, ne sont pas sympathiques ; je préfère de loin Le Lion.

L’histoire des cavaliers est celle du destin, une aventure dans la steppe avec l’exotisme afghan du bouzkachi, ce jeu brutal à cheval qui consiste à enlever par tous moyens une carcasse de bouc décapitée pour la placer dans le cercle. C’est un jeu d’hommes, de guerriers, de cavaliers. Il a fasciné Kessel, venu pour tourner un film. Il en a fait le prétexte de son histoire mais l’a transformée au fil des années en véritable odyssée afghane au travers des montagnes de l’Hindou Kouch par le vieux chemin des bouddhas de Bamiyan.

Une façon aux personnages de s’accomplir, d’exorciser les démons qu’ils ont en eux. Tout se passe l’année où le roi Zaher Shah, que Kessel a rencontré, décide pour unifier les ethnies diverses du pays, de faire jouer un grand bouzkachi à Kaboul, la capitale. Le vieux Toursène vainqueur de bouzkachis et éleveur de chevaux pour son maître, a la fonction insigne de gardien d’écurie. Il envoie à Kaboul comme tchopendoz son seul fils Ouroz, d’une quarantaine d’années déjà, avec un cheval sélectionné soigneusement sur des générations. Jehol est déclaré « cheval fou » par les spectateurs parce qu’il a sa personnalité et beaucoup de fougue. Il vaincra à Kaboul au bouzkachi royal… mais sans son cavalier ; un autre l’a monté pour la victoire finale. Ouroz s’est en effet cassé la jambe gauche en voulant réaliser l’acrobatie de ne s’accrocher que d’une cheville à l’étrier pour plonger sur le bouc à enlever. Il est resté sur le terrain.

Oh, certes, l’hôpital moderne de Kaboul plâtre sa jambe et le laisse au repos mais cet orgueilleux musulman peu lettré a été horrifié d’être touché nu par une femme, infirmière. Et il s’évade avec la complicité du cheval Jehol et de son saïs Mokkhi, un géant de 30 ans fidèle et servile. Il ne pourra pas guérir mais, dans sa bêtise, défie le destin. Il frôlera la mort mais deviendra insensible à la souffrance de la chair. Il accomplira une Odyssée avec pour but affiché le retour à la maison mais, pour chemin, celui qui mène à lui-même. Pas d’épouse fidèle ni de fils aimé dans sa maison : il ne possède rien. Il suivra le vieux chemin de Bamiyan plutôt que la route de Kaboul, passera par les lacs du Band-e Amir, rencontrera des nomades qui savent parler aux chiens, une djat tzigane qui sait parler aux chevaux, un gardien de mosquée qui sait parler aux hommes, un berger qui sait élever un fils, une caravane pachtoune où la femme chevauche en égale de l’homme, un éleveur de chèvres dont le bouc a une corne cassée et fait de ce handicap un avantage. Il veut retrouver sa province de Maïmana après avoir arpenté la diversité ethnique et culturelle du pays écartelé en 1950 entre traditions et modernité.

Son père Toursène est autoritaire selon l’islam, chef héréditaire et pater familias qui a répudié sa femme, devenue laide et encombrante. Le fils n’a jamais été aimé, son géniteur lui préférait les poulains. Il veut se faire reconnaître, ce pourquoi il pousse sa chance jusqu’au bout, insensé du quitte ou double, suicidaire par dépit. Il subit à Kaboul la défaite et l’humiliation et le lecteur sait qu’il ne peut y avoir happy end. Le dénouement de l’aventure est incertain. D’ailleurs, en pervers narcissique manipulateur, comme on le dit aujourd’hui, Ouroz va inviter une petite nomade esclave à les suivre, la jetant dans les bras de son serviteur naïf Mokkhi, sachant très bien qu’ils vont vite souhaiter sa mort par cupidité. Il a en effet donné devant témoins son cheval à Mokkhi, testament scellé par un papier dans sa ceinture, et garde cent mille afghanis gagnés dans un pari pour allécher Zéré. Mais c’est pour lui un jeu dans lequel il engage sa vie même, comme d’habitude. Son destin sera de survivre.

Le roman initie un cycle de vie avec Toursène immobile, rigidifié dans ses vieux os et Ouroz nomade, en pleine maturité, qui revient à son point de départ mais par une autre route. Le banquet de justice final montre Ouroz amputé qui achève sa course avec Jehol devant toute la tribu. Mais c’est avant tout un voyage intérieur pour chacun, un cheminement moral vers une certaine sagesse détachée des dogmes formels pour enfin être adulte, « juger dans son cœur et sa raison ». De quoi faire de son infirmité une nouvelle excellence : cela concerne le vieux Toursène, le mûr Ouroz, le serviteur Mokkhi, l’esclave Zéré.

Ouroz est détestable : il montre un orgueil insensé, il est cruel et égoïste comme un loup dont il a le rictus, pousse à la perversité Mokkhi son serviteur fidèle et viole Zéré la nomade qui s’est attachée à Mokkhi et lui a fait connaître le sexe. Il a besoin de souiller et meurtrir, rejeton d’un monde de violence mâle que Toursène finit par tempérer, dont Mokkhi a remords, mais pas Ouroz – jusqu’à ce que son cheval Jehol lui prouve qu’il peut être aimé. Mais il restera seul, ne voulant ni succéder à son père comme gardien des écuries, ni fonder une famille comme Mokkhi qui renonce au cheval, mais aller combattre en solitaire, défier quiconque encore et encore. Comme le dit l’Aïeul de tout le monde, l’ancêtre Guardi Guedj qui conte l’épopée des Afghans mythiques, chacun doit « accomplir au mieux le destin pour lequel un homme a été jeté sur la terre ».

Issu d’un film reportage La passe du diable, le roman fera l’objet d’un autre film de cinéma, The Horsemen de John Frankenheimer avec Omar Sharif en 1970 (VF Les Cavaliers).

Joseph Kessel, Les cavaliers, 1967, Folio Gallimard 1982, 590 pages, €10.90 e-book Kindle €9.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

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Yves Bréhèret, Les cosaques

Apparus vers l’an 800 sur les frontières sud de la Russie, les cosaques du Don et de la Volga sont devenus à la fois des révoltés perpétuels contre le pouvoir central, pionniers des confins et une cavalerie précieuse pour repousser les assauts des Mongols et les Turcs dans l’empire du tsar. Cavaliers émérites de la steppe, tout jeune homme s’entraîne au djiguite, la virtuosité à cheval qui permet non seulement de tenir en selle en tout temps, mais aussi d’éviter les lances ou les tirs, en restant toujours mobile.

« Ils ont surgi de rien, les vagabonds de la terre. Ils sont venus de la steppe balayée par les invasions » p.9. Le style est donné : lyrique. L’auteur conte une légende, moins historien que journaliste qui sait mettre en scène. Mais l’histoire populaire est un plaisir lorsqu’elle s’appuie sur des sources fiables ; l’étendue de la bibliographie en fin de volume rassure sur ce point.

Car les cosaques sont un peuple mythique. Petchenègues, Zaporogues, Ukrainiens, mêlés par les conquêtes et les viols d’indigènes, « ils ne forment pas une nation, ne sont pas issus d’une même race » p.10. Ce sont des pillards en liberté, mais chrétiens orthodoxes. De ces « bon sauvages », le grand Tolstoï en a fait un roman. Mais il se situe à son époque – romantique. Yves Bréhérèt se situe sur un autre plan ; il embrasse l’histoire pour chanter l’épopée des premières bandes qui s’établissent autour du Don et se terminent par la trahison anglaise en 1946, qui livre les derniers régiments cosaques « blancs » aux sbires de Staline.

Juste après 1968, qui méprisait l’armée et récusait toutes les formes d’autorité, l’éditeur Balland a composé une collection sur les « corps d’élite » des armées du monde. Dont, pour la Russie, les cosaques. Yves Bréhèret, grand reporter au Figaro est mort en 2016 ; il aimait l’armée et l’exaltation virile qu’elle procurait.

Les « oies sauvages » se trouvent des chefs successifs, les Atamans, Iermak Timotheievitch en marche vers l’est, Stienka Razine sur la Volga, Bogdan Khmelnitsky en Ukraine, Ivan Mazeppa dans la steppe, Emilian Pougatchev qui se dit tsar contre Catherine II, Matvei Ivanovitch Platov contre l’invasion de Napoléon, Iakov Pétrovitch Baklanov le diable du Caucase, Alexis Maximovitch Kalédine au sceptre brisé, Krasnov sous les Rouges, Boudionny pour la Révolution, Simon Petlioura pour l’indépendance de l’Ukraine contre Staline, enfin Helmut von Pannwitz le dernier Ataman des cosaques ralliés à Hitler.

La forme choisie, vivante, imagée, se lit avec bonheur. De nouveaux livres sont parus sur « les cosaques » depuis cette date, mais pas avec cette verve, ce plaisir de conter et d’embrasser la mentalité de ces guerriers qui commençaient à 15 ans, épris avant tout d’indépendance.

Yves Bréhèret, Les cosaques, Balland 1972, 366 pages et 68 photos noir et blanc, occasion €19.40

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Anton Tchekhov, La steppe

Ce court roman nous parle de l’enfance. Igor, 10 ans, traverse la steppe. Bottes et chemise rouge boutonnée à gauche, une ceinture qui serre la taille, c’est un vrai cosaque. Il découvre le monde comme le faisait le petit Anton lui-même durant les 60 verstes du chemin qu’il prenait chaque été pour aller chez son grand-père, à Kniajaia.

Le voyage est une initiation. Igor quitte la ville pour l’univers des hommes ; il est envoyé au lycée dans une autre ville où il logera chez une amie de sa mère. Adieu l’enfance, maman est un doux souvenir. Ne l’accompagnent en ce voyage que des mâles : son oncle, un pope et le cocher. En chemin, ils le laisseront à un groupe de rouliers qui mènent des chariots de laine – et ses derniers liens avec la famille seront tranchés pour la durée du voyage.

La ville, l’étude, la femme s’opposent à la steppe, au voyage, aux hommes. Le passé (la mère) et l’avenir (l’amie de sa mère) s’oppose au présent (des hommes inconnus) comme une parenthèse. Ces mondes sont séparés, comme l’envers l’un de l’autre. D’un côté le monde paysan, la nature, la force, l’ignorance, l’immensité ; de l’autre le monde bourgeois, les manières, la discipline du lycée, le savoir, la prison de la ville. Barbarie et civilisation, mâle et femelle, le petit Igor connait l’inversion de toutes ses valeurs.

La steppe fait toucher le fond de la Russie. Son immensité, l’infini, la monotonie, l’engourdissement, l’ennui – tous ces mots suggèrent le caractère russe. Nul ne peut rester terne dans la steppe, les rouliers le prouvent. Dymov est la force brute (et une certaine beauté), il attire le petit Igor qui le hait, par un retournement bien connu des psychologues. Mais le puissant et viril Dymov s’ennuie, ce qui le rend agressif. Emelian, le chantre, est désespéré d’avoir perdu sa voix à la suite d’un bain dans le Danube glacé. Vassia voit tout et loin ; il croque les poissons vivants, tel une bête. Constantin, rencontré un soir, est amoureux fou de sa femme, qu’il vient d’épouser. Quant au vieux Pantéléï, il a beaucoup vécu, et durement ; ses pieds gelés lui font mal, sauf quand il marche ; et il y a bien longtemps, sa femme et ses gosses ont péri dans l’incendie de leur maison. L’espace et la solitude rendent les hommes nostalgiques et vrais. Igor observe tout cela.

« On avait beau avancer, on n’arrivait pas à savoir où commençait l’horizon et où il finissait » p.31. Telle est la steppe ; tels sont les Russes qui y vivent. Chacun est comme un puits d’où l’on tire chaque jour une eau nouvelle. Ils sont méchants, résignés, humains, tour à tour ; ils ont mal, ils ont froid, ils ont peur. Mais ils savent se réconforter et s’amuser, en tirer des leçons de la vie.

Pour Igor, il s’agit d’un monde nouveau : les champs, les bêtes, l’orage, la nuit, le fleuve. Il engrange les sensations par tous ses pores. Il commence à saisir les mystères, en rêve : l’amour sous l’image de la comtesse Dranitski, la mort par les récits de brigands et le souvenir de sa grand-mère dans son cercueil.

Le roman est beau, la steppe omniprésente comme un écrin et un carcan où s’ébattent les rouliers et l’enfant. Le récit se fait nomenclature pour percer le secret des choses. L’écriture est sobre, ainsi atteint-elle la puissance. En témoigne cette scène délicieuse de la baignade. Igor se jette à l’eau : « il revint à la surface et soupira si profondément qu’il sentit se dilater et se rafraîchir non seulement sa poitrine, mais jusqu’à son ventre » p.90. Est-il plus subtile manière d’évoquer une sensualité qui s’éveille à peine ?

Anton Tchekhov, La steppe, 1888, Garnier-Flammarion 2017, 160 pages, €7.00

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Route vers Samarcande

Nous quittons Tachkent et sa chaleur humide pour la climatisation du bus. C’est un Mercedes acheté d’occasion à une compagnie de bus française. Il a été bien révisé par les mécaniciens bricoleurs d’ici. 330 km de route nous attendent pour rallier Samarcande, deuxième ville d’Ouzbékistan, mais avec 400 000 habitants seulement, un tiers de la capitale. Samarcande signifie « la grosse ville », « la ville riche ». Elle était le centre de la Sogdiane, ce pays prospère préislamique, célèbre pour son art de la poterie. Le vent du nord ne rencontre aucun obstacle sur les plaines. Il fait donc froid l’hiver, -15° en moyenne, mais très chaud l’été, +45°. Il pleut au printemps.

L’été brûlant de la steppe incite les gamins à se baigner dans les rigoles boueuses le long des routes. Elles sont peu nombreuses ces rigoles, en général vouées à l’irrigation, et chacune d’entre elle attire inévitablement sa brochette de corps dorés qui en ressortent luisants comme des scarabées. Un adolescent en slip, assis sur le bord en ciment du canal qui amène l’eau précieuse aux champs de coton, surgit telle une statue de Tireur d’Epine. Il a le corps de bronze, le dessin nerveux des muscles et l’attitude apollinienne qui convient. Une grosse médaille d’or étoile sa gorge vernissée du bain. Les fillettes ne sont pas conviés par leurs frères à ces agapes du soleil et de l’eau. La plaine est composée de champs cultivés, parfois d’arbustes. Des vaches noir et blanc, quelques chevaux à la longe, broutent l’herbe rase. Le réseau routier est en piteux état en raison des variations climatiques et du manque d’entretien, mais il est peu encombré.

Depuis l’horizon, je vois se lever un voile dans le ciel. Il accourt d’autant plus vite que nous fonçons à 100 km/h droit vers lui. C’est une brutale pluie d’orage. Brève et violente, elle fait retomber la poussière, claque la peau nue des gosses et favorise la pousse du blé. Tel Gribouille, les gamins ne sortent pas de leurs rigoles pour s’abriter de la pluie : ils s’y plongent au contraire jusqu’aux yeux, avec délices, pour échapper aux traits piquants des gouttes agressives.

Nous voici en pleine « steppe de la faim ». Nous devons la traverser pour arriver à Samarcande. Son nom lui vient du manque d’eau qui l’a rendue longtemps non cultivable. Et ce jusqu’aux grands travaux khrouchtchéviens. Bien peu écologiques, ces travaux ! Louable était l’intention, il s’agissait de permettre la culture du blé et du coton et ce fut réussi. 12 000 km² de canaux furent creusés à force pour détourner l’Amou-Daria il y a 50 ans, dont le canal Karakoum qui amène 17 km3 d’eau douce par an sur 1300 km. Mais ce prométhéisme marxiste n’est pas resté sans conséquences : le Syr-Daria n’arrive plus à la mer d’Aral au nord de l’Ouzbékistan et celle-ci s’assèche. Sans parler du gaspillage de l’eau entre évaporation intense de tous ces canaux, déperdition des conduites, arrosages de lieux non cultivés, offre trop abondante pour les besoins réels… Seulement 55% de l’eau collectée servirait vraiment aux plantes ! On mesure les ravages de la bureaucratie d’Etat dans l’irresponsabilité et le je-m’en-foutisme, le monopole du Ministère de l’Eau aux temps soviétiques empêchant toute initiative locale et estampillant toute objection comme « politique » !

Certes, la production agricole a été multipliée par quatre entre 1950 et 1980, les légumes sont plus abondants de près de sept fois depuis 1960, la viande est produite deux fois plus, le lait trois fois, et ainsi de suite. Mais à quel prix ! L’idéologie productiviste fait peu de cas du support matériel, selon la mauvaise habitude marxiste, accentuée par l’activiste Lénine. C’est l’une des causes de la chute de l’URSS, avec Tchernobyl. La science à la soviétique était rendue tellement administrative, liée aux clans du pouvoir et à l’esprit boutique du Parti, qu’elle ne servait plus guère à « étudier la nature » mais à conforter l’ego des dirigeants.

La mer d’Aral s’étendait sur 68 000 km² en 1960, sur la moitié seulement en 2000. Au début 1990, le niveau avait perdu 14 m depuis 1960 et sa surface s’était réduite de 28 000 km², soit 40% de sa surface. La salinité de l’eau avait été multipliée par trois, tuant les poissons, et réduisant la pêche à rien dès 1979. Plus de caviar, dont la région produisait pourtant 10% de la production totale de l’URSS ! Les roseaux sont passés d’un territoire de 8000 km² à 200 km², 38 des 178 espèces animales subsistaient seulement – loutres, sangliers, cerfs, tigres et de nombreux oiseaux ont été éliminés… L’économie des hommes s’en est trouvée transformée. Des ports autrefois se retrouvent à 30 ou 80 km de l’eau, les pêcheurs ne pêchent plus (les Gaïa-intégristes diront « ne pèchent » plus !). Le climat est devenu plus sec avec hivers plus rigoureux et été plus arides. Les vents transportent les sels du fond marin asséché jusqu’à 500 km alentour, rendant les sols moins propres à la culture. La pollution par les engrais, véhiculée par les canaux d’irrigation qui reviennent dans le débit des fleuves, contamine les nappes phréatiques. Cette mauvaise qualité de l’eau à l’ère soviétique a entraîné une nette augmentation des affections intestinales et des cancers de l’œsophage.

La chute de l’URSS a permis d’entreprendre des travaux d’aménagement, notamment une digue pour retenir une partie des eaux du Syr-Daria, et il semble en 2007 que le niveau de la mer d’Aral soit remonté bien plus vite que les experts ès catastrophes ne l’anticipaient. Une région spéciale, la Sin Daria a été créée en 1973 pour gérer irrigation et cultures.

Justement, un poste frontière se dresse sur la route. Encore un héritage du soupçon et du contrôle politique soviétique. Une frontière est ainsi érigée entre chaque région, tout comme l’octroi chez nous sous l’Ancien Régime. C’est la « porte de Tamerlan », entre deux montagnes, qui nous ouvre le chemin de Samarcande. Par ce défilé à l’est, les caravaniers venus de Chine abordaient la ville. La rivière Sanzar (« endroit caillouteux ») coule à l’envers : vers l’est et pas vers l’ouest comme toutes les autres rivières d’Ouzbékistan. La légende veut qu’une mère ayant perdu son bébé dans la rivière ait prié Allah. Le Dieu a inversé le cours pour rendre son bébé à l’implorante. A la montagne Gourista commence le désert de sable rouge. La rivière Zarafshan (« l’eau qui porte l’or ») a livré du métal et irrigué les alentours de Samarcande avant que l’Amou-Daria n’ait baissé en raison des grands travaux du XXe siècle.

Samarcande est située au centre du pays, dans la vallée de la Zeravchan. Y sont produits du thé, du textile, des engrais et des pièces de moteur. Ancienne Maracanda, Samarcande fut la capitale de la province perse de Sogdiane, conquise par Alexandre le Grand en 329 avant, puis par les Arabes en 712. Elle fut presque entièrement détruite par Gengis Khan pour devenir en 1369 la capitale de l’empire de Tamerlan. Les Ouzbeks s’en emparèrent en 1500. La ville compte quelques 390 000 habitants.

Samarcande se divise aujourd’hui en trois : 1/ l’ancienne ville, inhabitée ; 2/ la vieille ville ; 3/ la ville moderne, administrative. Ce soir, nous logeons à l’hôtel Orient Star, dans la ville moderne. Le bâtiment est neuf, mais construit sur un thème traditionnel. L’ensemble a un air de mosquée et le restaurant est situé sous la coupole. Un jardin sur l’arrière offre sa détente, avec piscine, mais elle est en cours de récurage ce soir. Un thé de bienvenue nous est servi dans le hall, peut-être pour vérifier que les chambres sont bien prêtes. Abricots secs, raisins secs, cacahuètes, tous produits de la région proche, accompagnent le thé brun comme du temps des caravanes.

Nous dînons tôt, vers 19 h, pour tenter d’avoir un sommeil long et réparateur après notre nuit blanche d’avion. D’ailleurs, une coupure de courant intervient pile à 21 h, pour on ne sait quelle raison. Tout le quartier est concerné. Le lit est encore à faire, seul le drap de dessous est mis, celui de dessus reste plié. C’est à la lampe frontale que je m’en débrouille.

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Retour à Oulan Bator

La chef nous l’a répété trois fois sans, à cette occasion, se demander au milieu de sa phrase ce qu’elle voulait dire : aujourd’hui est son anniversaire. Silence poli ; je ne crois pas qu’elle puisse s’attendre de notre part à un cadeau ; elle n’a été ni assez aimable, ni assez efficace pour cela. D’ailleurs, certains soupçonnent qu’elle fait le coup de la date d’anniversaire à chaque groupe pour grappiller quelques sous de plus.

Nous la quitterons sans regret, sauf Cruella et celui que l’une d’entre nous s’est mise à appeler depuis peu « Bijou ». Cette référence aux caniches du 16ème arrondissement est bien peu charitable à cette pauvre race de compagnie, pour désigner Francis. Pourtant, ce matin, l’horaire est respecté. Il faut dire que la bien-en-cour Cruella a son avion dans la soirée ! Les autres ont une folle envie de faire à nouveau des courses à Oulan Bator et nul branché ne traîne plus.

La conversation, dans la voiture, porte sur les Maldives, la plongée et – encore et toujours Francis. « Pourquoi avoir donné un prénom pareil à quelqu’un qui zozote ? », se demande ingénument l’une d’entre nous, effectivement, devoir dire « ve m’appelle Franfif, fé pas de fanfe ! ». Je ne participe pas vraiment à ces bribes de conversations car le bruit du moteur soviétique nous empêche de nous entendre d’une rangée de sièges à une autre et je n’ai pas le goût d’accabler un peu plus le bouc émissaire. Un autre me parle des militaires et de sa vocation. Il veut « servir sa patrie » même si cela a été peu à la mode ces dernières années. Depuis que le contingent n’est plus appelé, le métier s’est spécialisé et est devenu plus technique.

Nous pique-niquons de bentos mongols au sempiternel mouton et riz. Le paysage de la steppe s’étale autour de nous dans toute sa vastitude. Biture, dégrisée ce matin, récapitule pour ceux qui souhaitent le noter sur une carte en vente à la capitale (qu’elle se charge d’acheter car « vous ne la trouverez pas » – mais son prix sera le sien) les noms des lieux où nous sommes passés. Nous bataillons avec les voyelles phonétiques qu’il faut doubler ou écrire avec des trémas pour qu’elles se prononcent autrement qu’en français.

Poussière et vent nous dessèchent. L’arrivée à Oulan Bator est un retour au pire de la modernité inachevée : ordures, mauvaises odeurs, usines brutes, pollution, échappements, embouteillage, bruits. Le pire du socialisme industriel peu soucieux – malgré l’idéal affiché – de « réconcilier l’homme avec sa nature ». Sauf à considérer l’homme comme une brute prédatrice et obtuse, ce que nombre de communistes ayant réussi étaient sûrement.

Le nomade des steppes ne doit pas s’y retrouver : d’un mode de vie ancestral, il s’est trouvé plongé dans le soviétisme 19ème siècle et, en quelques années, dans la nouvelle modernité de la concurrence sauvage où, après copinages, privatisations et corruption, les scandaleusement riches côtoient les scandaleusement pauvres. L’acculturation n’en est que plus féroce. Les nomades sont attirés par les instruments du progrès : moto, auto, stéréo, télévision, mobiles. Biture le regrette comme si elle voulait les figer indéfiniment dans un mode de vie archaïque. Pourquoi l’empêcherait-on ? Chacun ne doit-il pas pouvoir choisir sa vie ? Mais je reconnais qu’il faudra bien une ou deux générations pour que cette modernité brutale soit digérée et adaptée à la sauce mongole. Nos grands-parents n’avaient-ils pas gardés des réflexes de paysans, bien que vivant et travaillant à la ville ?

Pas de cabines téléphoniques ici, peu de portables, mais des femmes-téléphones qui, dans la rue, portent dans les bras un gros appareil blanc et antédiluvien muni d’une antenne. Pour quelques tugriks on peut téléphoner dans la ville en mongol. Val note que les voitures vues dans la rue sont surtout coréennes, quelques-unes japonaises, d’autres, plus rares, allemandes. Anne-Sophie observe que la jeunesse se pare plus qu’en Occident. Les filles portent de jolies robes à froufrou ou ces shorts en jean ultra-courts des publicités pour les sites roses. Les garçons ont les cheveux peroxydés et arborent des débardeurs moulants qui font ressortir leur teint de bronze et leurs muscles imberbes.

La majorité du groupe est déposée devant « le » Grand magasin de la capitale, héritage de l’unique magazin de l’ère soviétique. Une boutique de laine cashmere s’élève tout près, trustée par les marchands chinois, la Poste centrale s’élève un peu plus loin.

Nous sommes quelques-uns à rallier directement l’hôtel Bayangol, certains pour ranger leurs affaires et prendre une douche avant de ressortir pour aller à pied dans les magasins, moi pour prendre un long bain, pour écrire et pour lire.

Le dîner est prévu vers 20h dans une yourte en pleine ville aux dimensions d’un cirque. Trois plats fort copieux alourdissent notre estomac, déshabitués de telles mangeailles. La salade variée est fraîche à nos dents, le canard accompagné de purée aurait pu clore le festin mais ne voilà-t-il pas qu’arrive encore le fameux mouton mongol cuit aux pierres chaudes ? La viande est absolument délicieuse, un tantinet plus sèche que celle des chauffeurs mais très goûteuse. Hélas, nous n’avons pas l’habitude de ces dîners pantagruéliques de paysans privés.

Durant le repas a lieu un concert à la vielle à tête de cheval, cithare à 14 cordes et yataga. Les mélopées de la steppe sont toujours aussi prenantes et le chant du Gobi aussi sautillant et nostalgique. La contorsionniste s’est entièrement vêtue d’une combinaison synthétique qui imite la peau d’un serpent et elle se tord en équilibre avec, parfois, un sourire inquiétant. Le prestataire et sa femme dînent avec nous.

Le camp est tôt levé. Biture en a marre de son septième groupe de la saison et elle aspire aux trois jours de battement qu’elle va pouvoir savourer avant le huitième groupe, la semaine prochaine. Comme un calligraphe en écriture mongole se propose d’écrire votre nom au pinceau pour une vingtaine de dollars, cela retarde le départ des voitures pour l’hôtel, tous les amateurs de « souvenirs » voulant au dernier moment faire comme les autres. Cette écriture est curieusement tournée de haut en bas, venue de l’ouïgour dérivé de l’araméen. C’est Gengis khan qui l’a imposée en 1210. Elle est délaissée au profit de l’alphabet cyrillique depuis 1941, plus pratique et plus politique pour contrer les Chinois trop proches qui réenvahissent insidieusement le pays.

F  I  N

du périple en Mongolie

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Reprise des 4×4 de steppe

Les rancœurs accumulées – mais inutiles désormais – se donnent libre court dans la voiture où nous avons repris les mêmes places qu’à l’aller. Les branchés ne sont pas dans la mienne et l’un de nous peut ironiser sur ce « lèche cul » de Francis, Val plaindre le pathétique de l’Alcoolique en chef, A. en rajouter sur l’absence de capacité de communication de cette zonarde qui rappelle sans cesse ses origines des beaux quartiers par contraste avec sa déchéance mongolienne. Pour l’une d’entre nous, elle serait coupée des réalités françaises depuis trop longtemps.

A quoi cela sert-il de discourir ? Devant elle, personne ne moufte, sous le prétexte que « l’on n’a que quinze jours à passer ensemble, alors autant faire comme si ». J’aurais bien aimé observer une troisième semaine celle, en général, où les sentiments s’extériorisent. Mais le séjour est bien organisé et nous reprenons l’avion dans deux jours. Val me fait rire en imitant Francis à la soirée : « f’est diffifile de danfer quand z’ai mes faps ! » Ses ‘chaps’ : mot mystérieux du vocabulaire cheval, si drôle lorsque lui le prononce…

La lumière est d’argent et le paysage varié pour le retour. Notre chauffeur, Gana, inonde son pot d’échappement lors d’un passage à gué et nous voilà forcés d’attendre dix minutes au soleil, face au ruban brillant de l’eau, dans un paysage caillouteux où ne pousse qu’à peine une herbe rase, avant que la mécanique ne sèche assez pour pouvoir repartir. Plus loin, c’est un couple de cygnes sauvages qui barbote en suivant le fil du courant puis s’envole pesamment, les pattes rivées à l’eau comme un Tupolev au décollage. Le cygne est oiseau sacré en Mongolie ; il est l’animal totem des Bouriates dont la tribu serait issue des amours d’un chasseur avec une jeune fille cygne, dans les temps mythiques.

Nous pausons dans un bel endroit du bord de l’eau, toujours le même pour les groupes. A force d’arpenter la steppe, Biture vit sur son passé ; elle a repéré tous les endroits et les dissémine en fonction des horaires fantaisistes que sa dipsomanie inflige à ceux qu’elle accompagne. Ici, de gros rochers de granit bordent la rivière miroitante au soleil. Tout un banc de cumulus étincèle dans l’étendue turquoise du ciel éternel. Rares sont désormais les lieux frais et variés comme celui-ci. Pour le reste, la steppe commence à dérouler ses étendues semi-arides. L’horizon, malgré les vitres étroites de l’engin russe, ravive pour Val et à sa copine leurs envies de voyage.

Nous voici déjà à Karakorum pour déjeuner au camp de yourtes où nous avons dormis à l’aller. Nous attendent une salade de chou et carotte, une soupe au gras et des boulettes de mouton au riz. Rien de changé dans le menu. Nous ne reprenons la piste que pour nous précipiter vers la boutique d’Erdeni Zuu, désertée par les touristes en cette fin d’après-midi du début septembre. J’entre avec eux pour parcourir les rayons. De leur part, c’est une orgie d’achats. Pour moi, je ne vois rien qui me séduise.

En les attendant, sur le banc près de la porte de l’enceinte, j’observe un petit garçon sur les genoux de son père pas rasé assis sur l’autre banc. Il marche à peine mais vient me regarder de tous ses yeux, le visage grave comme s’il ne m’avait jamais vu. Je crains bien, d’ailleurs, que ce soit le cas. Passe un plus vieux, dans les dix ans, sur un vélo trop grand pour lui où il se tient debout comme sur des étriers. Sa chemise à demi ouverte se gonfle dans la brise, laissant entrevoir sa peau bronzée et les muscles de ses épaules tendus par l’effort. Un nouveau moine passe avec l’air préoccupé d’un homme d’affaires courant à son rendez-vous. La religion est redevenue une affaire sérieuse depuis qu’elle a été à nouveau autorisée, il y a douze ans.

Sur la route asphaltée, le tout-terrain peut foncer. Dans la voiture de Gana, un bouton rouge reste allumé en permanence sur le tableau de bord. Est-ce l’eau ? L’huile ? Les freins ? Ces voitures se réparent à l’étape, par petits bouts. Souvent nous voyons l’un ou l’autre démonter une roue pour changer une garniture de frein ou plonger dans le moteur pour nettoyer on ne sait quoi, plusieurs pièces éparses gisant sur un chiffon.

Nous parvenons tard à Khögnö khan, le camp du déjeuner au départ. Une promenade parmi les rochers, dans la lumière de fin d’après-midi, détend les jambes. Il fait plutôt frais avec le vent qui souffle. Le paysage ressemble à celui du Hoggar avec ses gros rochers de granit érodé en boules, ses odeurs d’armoise et sa lumière rougeâtre du couchant. Passée la barrière de roches, nous apercevons au loin la tache bleu et blanc d’Övgön Khiid, « l’ermitage du vieillard ». La nuit tombe pendant la visite prévue – nous sommes bien évidemment en retard.

Ce sanctuaire est animé par une vieille nonne que nous ne verrons pas. Sa fille, dans la trentaine, nous ouvre les portes. Les tankas des murs sont récents ou parfois anciennes car les fidèles ont souvent caché durant 70 ans les objets du culte pour que la grande purge des années 1934-37 qui a vu des holocaustes de monastères (parfois avec leurs moines dedans) ne détruise pas tout. Un mandala sur vélin, tracé à l’encre brunie, a dû ainsi être ressorti depuis peu des grottes inaccessibles dont l’emplacement ne se transmettait qu’entre personnes sûres.

Il faut grimper sur un versant pour accéder au petit oratoire qui surplombe l’ancien monastère dont il ne reste que des ruines. Y trône un autel portatif orné d’une tête de cheval verte. Il s’agit de la monture de Manjusri, le Bouddha qui doit venir. Cet autel est sorti une fois l’an et promené en circumambulation autour des lieux de culte de l’endroit. Plusieurs photos du Dalaï Lama trônent devant les vitrines. Sa Sainteté est venue plusieurs fois en Mongolie depuis la renaissance religieuse. Sa Présence « éveille » les sanctuaires endormis comme la consécration d’un évêque.

Un « diplôme » américain est aussi exposé. « Ambassador for peace » désigne la secte Moon aux dons jamais désintéressés.

Durant la visite, nos trois chauffeurs ont amené les voitures jusqu’au pied du sanctuaire pour nous raccompagner au camp où le dîner attend déjà (et les serveurs aussi). En attendant, ils ont démonté une roue et réparent encore je ne sais quoi. Ils en égarent même une clé qu’il faut rechercher en passant le gravier entre les doigts en peigne pour la retrouver dans l’obscurité !

Il est presque 22 h quand le groupe s’attable. Je décide, pour ma part, de prendre au préalable une vraie douche. Val fait de même. Les autres auront à accepter notre « retard » comme ils acceptent ceux des Francis et autres Cruella. Surtout que nous ne risquons pas de faire attendre un départ en cette fin de soirée ! Personne ne tire sur le débit de l’eau et nul n’a utilisé toute l’eau chaude. Il est quand même plus agréable de se sentir propre et frais pour apprécier le dîner. Nous retrouvons le bœuf avec le riz, comme à l’aller, ce qui nous change du sempiternel mouton.

Nous dormons par quatre dans une yourte où les lits sont un peu courts mais les rêves imagés.

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Temps de steppe

Heureusement le beau temps se confirme, le soleil donne et les chevaux sont heureux. La lumière fait qu’il nous semble marcher ailleurs que là où nous avons mis nos sabots hier. La pause a lieu au soleil devant un panorama de collines herbues et arborées, les trois yourtes aux Français toutes petites sur l’étendue. Juste derrière nous se dresse le bois où nous avons déjeuné dans un froid de canard, proche du « lac de l’étrier ».

La grimpée d’hier dans la forêt se transforme aujourd’hui en grande descente à cheval, pénible aux genoux car les pieds sont tendus sur les étriers pour compenser la pente. Suit la longue vallée « de l’étalon blanc ». A son ouverture est établi le camp de yourtes d’avant-hier, où nous nous arrêtons pour camper à nouveau et rendre les yaks.

Le soleil est arrivé avant nous et les petits enfants ont quitté leurs lourds vêtements pour courir tout joyeux en tee-shirts légers. Ils jouent comme des fous avec le ballon de Tserendorj. La belle lumière au soleil descendant dore les visages et fait ressortir leur teint fleuri.

Le dîner est cette fois préparé par les chauffeurs. Les cuisinières ont quand même rajouté des sushis de riz aux feuilles d’algue. Ils ont eu tout le temps puisqu’ils n’ont pas conduit hier et aujourd’hui. Il s’agit du plat typique de la steppe, le ragoût mongol. Le mouton inévitable est cuit au bouillon avec quelques herbes sauvages et légumes. L’originalité consiste dans le mode de cuisson : on jette dans la marmite des pierres chauffées au rouge. Avec ce procédé, la viande est cuite à point en toutes parties du plat, sans brûler. Elle est tendre et grasse. L’usage veut que les convives se saisissent en premier lieu des pierres grasses et les fassent passer alternativement dans ses mains. Cela défatigue et masse les paumes tout en les graissant bien. On mange ensuite la viande avec les doigts. Les légumes sont très rares et ne servent que de bouquet garni.

Celui qui tombe sur l’une des deux omoplates se doit de la gratter soigneusement. Elle servira en effet à la divination. Débarrassée de toute parcelle de viande, celui qui interroge la présentera à la flamme nue d’un feu en pensant intensément au problème qu’il doit résoudre. Le scapulomancien interprétera alors les craquelures produites sur l’os par la chaleur du feu et répondra à la question. Nul ne s’y essaie… Veut-on vraiment savoir ce qui nous attend ?

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Steppe uniforme

Lever tard, ce matin – nous avons tout le temps de revenir du pays des songes. Il fait beau et le lac resplendit dans son écrin de montagnes sous la neige. Seul devant la tente, je pourrais être quelque part au Canada. Le petit-déjeuner attend ceux qui le veulent au soleil, sur un tapis. Café, biscuits, fromage Kiri venu de France et jus de szobi. C’est ce qui est écrit sur la briquette. En tout petit, on peut lire qu’il a été produit en Hongrie et que sa traduction signifie « orange » (freudiens s’abstenir !). L’un d’entre nous est le dernier levé et quelqu’un déclare : « il prendra le yak de 11 h ».

Tserendorj – 14  ans – est joyeux et déchaîné, ce matin. En pleine enfance encore, il lutte avec Gawa comme hier midi avec l’une des cuisinières de 18 ans. Celle-ci a bien failli le faire tomber et il n’a eu le dessus que tout juste, le tee-shirt à moitié défait dans la bataille. Aujourd’hui, il laisse voir ses reins brunis et son ventre à la musculature de sumo, épaisse et peu dessinée mais très dense. Il suffit de lui toucher l’épaule pour reconnaître qu’il n’y a rien de mou dans cette fin d’enfance nourrie de viande sauvage.

Les autres, levés plus tôt en communauté (ils ont tous mis leur tente au même endroit humide), sont partis gravir la pente sous la forêt. Grégaires comme une harde de chevaux, ils se sont tous levés et promenés en même temps. On compte les individualistes, dont je suis. A une vingtaine de minutes de là ils pourront voir le lac dans toute son étendue. Il est en croissant de lune et nous avons campé près de l’une de ses cornes, sur la rive dont le gravier est en pouzzolane rouge et noire. Je n’y suis pas allé car j’étais confortablement couché dans mon duvet, ne me levant que lorsqu’il y a fait trop chaud, le soleil commençant à arder fortement vers les 11 h.

Sans surprise, nous reprenons la vallée d’hier. Vu à l’envers, le paysage semble ne pas être le même, c’est toute la différence avec le ciel majoritairement bleu et non plus uniformément gris. Les chevaux broutent les herbes sur le chemin, pas plus pressés que nous le sommes. Ils le savent, ils sont déjà venus plusieurs fois cette saison. Le mien aime à brouter puis à trotter pour rattraper son retard, pilant net sur une nouvelle touffe qui lui plaît. La première fois c’est une surprise, mais l’habitude vient vite. Je lui apprends à se remettre au pas lorsqu’une touffe délicieuse surgit, pour lui laisser les rênes afin qu’il puisse la brouter. Nous nous comprenons. Parfois, il marche droit puis tourne la tête vers une herbe à quelque distance qui lui fait envie. Mais il n’ose pas y aller de lui-même, attendant ma réaction. Si je lui dis « tchou ! » d’un ton sans réplique, il oublie ; sinon, d’un infime mouvement des rênes, je le dirige vers la friandise qu’il va dès lors croquer avec délice.

Le ciel au-dessus de nos têtes est hanté de nuages qui font comme un autre paysage. De petits cumulus blancs et gris se pressent en bancs comme un troupeau moutonnier, allant calmement ou se précipitant suivant la distance à laquelle ils se trouvent du sol. Parfois, lorsque l’horizon terrestre est plat, on dirait que le ciel et le sol sont inversés. L’uniformité de la steppe attire le regard vers les formes dans le ciel. Il s’y passe plus de choses qu’en bas. Le fait d’être à cheval, à trois mètres de l’herbe, sans avoir besoin de regarder où nous mettons les pieds, change de la randonnée habituelle et libère le regard qui peut ainsi errer à sa guise. Dans les vallonnements où nous évoluons, le paysage est plus varié.

Les roches volcaniques d’un gris de pachyderme ou rouge éteint, les conifères et les saules d’un vert sombre, l’herbe jaunie, chantent dans le soleil, contrastant avec le ciel d’un turquoise limpide. Les lacs reflètent cette teinte d’azur liquide. Lorsque le soleil est libre de nuages, il fait chaud à se mettre en tee-shirt ; lorsque les nuages prennent le dessus et que souffle le vent des steppes, il fait froid à endosser l’anorak. Depuis hier, j’ai quand même ôté une couche, mon bonnet et les chaussettes qui me servaient de gants.

Nous pique-niquons au bord du « lac du nombril », plus proche du camp du matin que l’endroit où nous avons pique-niqué hier. Il y a huit lacs différents dans la région. Le soleil fait enlever les vestes mais se lever quelques mouches. Les yaks sont laissés bâtés mais libres, sauf les deux qui emportent le matériel de cuisine et qui sont attachés par les naseaux sensibles. Ils ne bougent pas. Les autres entreprennent un grand tour du lac sans que leurs maîtres, des rustres un tantinet flemmards, ne s’en inquiètent. Nous craignons que les poilus n’aient envie de se baigner avec toutes nos affaires sur le dos, mais cette idée ne semble pas les effleurer aujourd’hui. Les éleveurs iront remettre les bêtes sur le droit chemin bien après que nous ayons levé le camp, mais c’est leur affaire.

Val puis un autre d’entre nous s’essaient à la lutte mongole avec Gawa. La lutte révèle toutes les qualités du chasseur-cavalier : il faut découvrir les points faibles de l’adversaire, savoir attendre le moment propice, puis attaquer par surprise mais avec décision. Pas de coups en force, seulement une adresse musclée. Il faut être très stable sur ses jambes, le centre de gravité le plus bas possible, le poids comptant beaucoup dans la décision. Le déséquilibre s’enclenche mieux quand on pèse quelque peu – ce pourquoi les sumos sont gros. C’est ainsi que Bo, qui s’y essaie aussi, réussit à faire toucher terre à Gawa. Peut-être celui-ci a-t-il laissé gagner le touriste ? L’autre d’entre nous ruse et, en attrapant une jambe, parvient lui aussi à déséquilibrer Gawa. Cette fois, le doute n’est pas permis. L’épais Gawa n’est pas invincible.

L’atmosphère est au beau fixe. Le vin bulgare aide à apprécier le pâté au sanglier, le pâté végétarien et la Vache-qui-Rit qui font partie des réserves venues de France. Le saucisson et terminé depuis longtemps. Pourquoi faut-il donc que le côté maléfique de la Caractérielle en chef reprenne le dessus ? Elle nous entreprend agressivement sur les « cadeaux » que nous devons reconstituer pour les invitations dans les yourtes. Les briquets, stylos, ballons, shampoings et autres accessoires, déjà libéralement donnés ne suffisent pas, il « faut » aussi donner des vêtements, des gourdes et autre matériel. Outre le « pourboire » obligatoire, prélevé le second jour, la contribution volontaire à « l’apéritif » pour tous et les gadgets, n’y a-t-il jamais de fin à donner ? Pourquoi pas, si cela est expliqué et laissé à l’initiative de chacun. Mieux encore, pourquoi ne pas l’inscrire sur la fiche technique que nous recevons pour préparer le voyage, comme cela se fait couramment au Népal ? Mais ce caporalisme culpabilisateur de soûlarde aigrie est insupportable. Au vu de la tête que tirent les autres c’est à ce moment qu’elle se rend compte qu’elle est allée trop loin. Elle se calme, mais le mal est fait. L’ambiance en est gâchée pour le début d’après-midi.

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Redécouverte du cheval

Vous voulez changer de vie ? – Changez de cheval. Le mien s’est fait opérer ce matin par Donatella, vétérinaire près de Milan. C’est une grande femme aux cheveux bouclés qu’elle a blondis artificiellement pour ressembler un peu plus aux anges de son homonyme, sculpteur florentin du Quattrocento. Sa particularité est qu’elle n’affecte de parler qu’en anglais, même si l’on tente l’italien qui est pourtant sa langue maternelle. Elle a soigné les quatre bêtes qui en avaient besoin pendant que le petit-déjeuner durait pour désembrumer Biture. Le mien a une plaie sur le trapèze droit. Les Mongols lui entravent les pattes debout, puis le font basculer sur le flanc. Ils lui maintiennent le cou pendant que Donatella anesthésie l’endroit et incise. Il ne devra pas être fatigué aujourd’hui et j’hérite alors d’une autre monture, l’une des quatre de rechange.

Il s’agit d’un beau cheval isabelle à la crinière hirsute qui, cette fois, obéit à la voix et aux talons. Son pas est rapide et il ne préfère rien tant que d’être au milieu des autres. Il les rattrape donc dès qu’il se fait distancer. Quand il est très loin, il hennit de solitude. Son plus grand bonheur est de marcher les naseaux dans les longs crins des fesses de celui qui précède. Cela le protège de l’air froid et des mouches agaçantes et lui donne l’impression d’être au milieu du troupeau. Les retards des deux premiers jours n’étaient donc pas entièrement de mon fait, même si je ne sais pas cravacher une bête au dressage. L’une d’entre nous aurait incité Biture à traduire pour Togo la nécessité pour moi de changer de cheval. En me voyant arriver hier au déjeuner, avec une demi-heure de retard sur les autres déjà attablés, Val m’avait dit « tu es courageux ! » Je n’avais pourtant guère le choix. Mais de fait, aujourd’hui, le garçon est libéré de l’obligation de tirer mon cheval à la longe et il est nettement plus heureux à batifoler où il veut. Moi aussi d’avoir enfin sous moi une monture digne de ce nom.

Je découvre la sensation physique des mots et expressions du cheval et de la monte, souvent lues durant mon enfance dans les romans d’Alexandre Dumas ou les livres de la Bibliothèque Rose. Ainsi « piquer des deux », « freiner des quatre fers », « broncher », « se remettre en selle », « lâcher la bride ». Je me souviens d’une amitié farouche entre un adolescent et son cheval, quelque part dans le Far-West moderne. Le cheval s’appelait Sunny. Sans pour cela m’attacher aux chevaux, j’aimais bien cette histoire.

La journée commence dans le froid sous un vent vif. Il tombe même un peu de neige. Puis, vers l’heure du déjeuner, le soleil perce les nuages et il fait chaud un long moment, juste le temps du repas ! Le vent se lève alors à nouveau et ramène des nuages. Le site du pique-nique est une gorge de la rivière taillée dans la roche. Il a pour nom Züun Södti. Les méandres permettent que poussent des arbres sur les berges. Ils sont abreuvés par l’eau et protégés du vent incessant. Aux beaux jours du plein été, lorsqu’il fait chaud, les groupes ici se baignent. Nous n’en avons aujourd’hui nulle envie.

Tserendorj pêche un moment dans la rivière, sans rien attraper. Sa ligne est une perche munie d’une ficelle et d’un hameçon au bout. Les autres font la sieste, lisent ou discutent. Nous faisons de longues pauses, sans doute pour reposer plus les chevaux que les cavaliers. Biture a choisi des étapes courtes pour ne pas avoir à se lever trop tôt.

L’après-déjeuner (je n’ose plus écrire « l’après-midi ») voit une averse accompagnée de bourrasques de vent. Le temps change très vite sur la steppe. Le paysage commence à se modifier. Nous rencontrons moins de plaines herbues et plus de bois de conifères. Des cabanes en rondins poussent naturellement près des yourtes, les troupeaux d’ovins se mêlent de yaks. Nous sommes dans cette zone intermédiaire entre plaine et montagnes, steppe et taïga.

Le camp n’est pas si loin, planté à côté de trois yourtes, dans la vallée Khiatrunii. Nous avons passé la dernière pause au bord d’un bosquet à ramasser du bois pour le feu. Les troncs secs, les grosses branches comme le menu bois sont entassés sur le toit du tout-terrain et liés par des cordes. Je récompense mon cheval en lui permettant de brouter de temps à autre une touffe d’une fleur tendre qui pousse par ici.

Un indigène à barbe noire fournie sort de l’une des yourtes. Il n’a pas le faciès mongol. Peut-être est-il un descendant de ces Russes passé en Mongolie pour fuir les Bolcheviks ? Il nous dira le soir, après plusieurs godets de vodka et dans un russe peu aisé à comprendre malgré nos rudiments, qu’il vient d’Azerbaïdjan. Pour la première fois depuis trois jours, je me suis rasé avec l’eau de la rivière. A l’aide d’une bassine car, dans les pays d’élevage, on ne pollue pas l’eau. L’onde est comme sortie du frigo, à 5° peut-être.

Autour du foyer en plein air, un demi-bidon de pétrole récupéré duquel sort un tuyau et sur lequel chauffe une grande bassine, nos Mongols se sont installés pour festoyer. Ils rongent les os avec un plaisir manifeste et savourent la viande grasse du mouton dont nous aurons la soupe et les morceaux maigres ce soir. Le meilleur est la queue, ce morceau de gras tremblotant et grisâtre que l’on découpe en tranches. Togo se délecte d’un gigantesque morceau de gras, ses yeux brillent. Gawa suce à grand bruit la moelle d’un fémur. A terre autour du foyer, clappant de la langue et grognant de plaisir, ces hommes font très préhistoriques. Ils me rappellent mes fouilles d’adolescent, les hommes du Paléolithiques, nomades et chasseurs comme eux, vivaient sous une tente en peau et s’installaient autour du foyer pour avaler la soupe et ronger les os comme ici. A mode de vie différent, habitudes alimentaires différentes. Mes grands-pères auraient aimé ce gras et ces os ; il en reste d’ailleurs quelque chose dans les habitudes culinaires de ma mère, forçant sur le lard et le sel. Notre mode de vie désormais sédentaire et chauffé nous isole du climat et fait que nous préférons désormais le plus léger.

Les cuisinières, à l’abri du coffre du tout-terrain débarrassé de ses bagages, préparent des buuz, les raviolis mongols. Elles ont fait la pâte elles-mêmes, l’ont roulée en boudins desquels elles découpent des tranches comme des pièces de 2 euros. Aplaties à l’aide d’une bouteille vide, elles donnent des ronds de pâte où étaler la farce au mouton et aux herbes. La viande sent fort la bête mais le ravioli est bon pour qui aime les saveurs franches. La sauce soja ajoute ce goût salé qui fait saliver. Le dîner est rapide et a lieu tôt, tout le monde ayant un peu froid.

Pas de chansons, ce soir, mais au crépuscule est lancé le feu, près de la rivière. Il est allumé à la cosaque avec un verre d’essence et il s’élève rapidement vers le ciel. Il ne durera pas longtemps mais, en attendant, il éclaire les alentours et dégage une forte chaleur qui se dissipe très vite dans l’air ambiant. Rôtis devant, gelés derrière, nous devons nous tourner comme truites en grill pour bénéficier de la chaleur. La famille de Barbe Noire est attirée par les flammes. Sa femme est jeune et porte un petit garçon d’un an et demi qui marche à peine mais est très éveillé. Il a aussi une fille plus grande. Barbe Noire cherche désespérément quelqu’un qui parle pa-russki, mais ni R. ni moi, qui avons quelques notions de russe, ne parvenons à échanger plus de trois mots. L’homme a pas mal bu et devient sentimental avec Francis qui, toujours démago, l’entreprend et ne sait plus comment l’arrêter. Il commence à être inquiet car, avec ceux qui ont eu très froid les nuits précédentes, il va dormir dans sa demeure. « Pédaler dans la yourte » serait peut-être plus juste. Comme il ne sait pas avoir des échanges équilibrés avec les autres ni tenir ses distances, il n’a que ce qu’il mérite.

La lune se lève entre les nuages et nous voyons des myriades d’étoiles. Dans le ciel glacé, elles brillent comme des diamants.

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Randonnée mongole à cheval second jour

La nuit a été froide et les ignorants des voyages, citadins venus dans la steppe comme ils iraient à Tanger, se trouvent marris dans leur duvet de grande surface acheté au dernier moment. Au bureau, ils ont regardé la météo d’Oulan Bator sur internet car ils sont branchés. De 6 à 27° étaient indiqués dans la journée en moyenne pour le mois d’août– parfait ! Ils ont donc pris des vêtements d’été et le couchage ad hoc. Mais voici que nous sommes 1500 m plus haut… Francis se gèle, comme d’autres.

La seconde journée s’écoule sans grand relief. Nous ne partons déjà qu’à 11 h, le temps pour Biture de dessaouler et de se remaquiller ! « Vous pouvez me prendre en photo aujourd’hui, déclare-t-elle à la fin du petit-déjeuner qu’elle a pris la dernière. Je ne donne pas mon autorisation tous les jours alors, profitez-en ! » Je ne constate aucune ruée particulière sur les appareils. D’autant qu’au moment de monter sur les chevaux, sa bouteille « d’eau minérale » de 50 cl est déjà vide.

La randonnée a lieu en plaine, en suivant la vallée de l’Orkhon. Nous rencontrons nombre de yourtes blanches de place en place, comme de gros champignons rosés des prés posés ici ou là sur l’herbe bien verte. Deux arrêts nous permettent de démonter le matin, un l’après-midi. Mon cheval reste si placide que son pas est raccourci par rapport à celui des autres. Je dois le pousser au trot pour tenter de rattraper le groupe. J’ai la vague impression qu’il me comprend mieux mais je ne dois pas être assez directif des genoux et des talons pour le faire accélérer, à ce que les expertes en monte me disent.

Le matin, mon cheval suit à peu près mais, dès l’après-déjeuner (vers 17h…) il est fatigué et renâcle. Sa plaie à l’épaule doit l’élancer. De plus, son caractère moins sociable fait qu’il n’a guère envie de se fourrer dans les crins des autres et préfère rester en arrière. Il préfère le pas lent de promenade et freine parfois des quatre fers quand il en a marre du trot que lui impose parfois celui qui le tire à la longe. Son trot est particulièrement saccadé, allure pénible qui me tient presque debout sur les étriers en raidissant les muscles, ou assis mais avec les attributs qui remontent jusqu’à la gorge. Le pire est quand je ne peux plus maîtriser le rythme, lorsque Gawa ou Tsenrendorj prennent d’autorité la longe de mon cheval et le tirent, pour nous remettre en rythme avec les autres. Le trot est alors imposé et d’autant plus long que nous sommes loin du groupe. Le garçon est particulièrement serviable et attentif. Il me montre trois canards sauvages qui nagent sur un bras de rivière. Il pousse son cheval – et le mien qui lui est alors attaché – pour interroger deux petits garçons dépenaillés, pieds nus dans l’eau froide et col bayant. Ils ont pêché de minuscules poissons argentés de la taille d’un manche de cuiller. Cette provende n’a pas l’air d’agréer mon pré-adolescent. La maison qui fait face, peut-être la leur, construite en bois, est la demeure des Mongols qui ont tourné la publicité pour le fromage Tartare. Biture est très fière d’avoir servi d’intermédiaire à cette occasion.

Seul avec mon jeune guide une partie du temps, je ressens pleinement l’immensité et la solitude des steppes, la terre vêtue seulement d’herbe rase, les collines basses sous le ciel infini et ce vent tenace qui balaie les étendues. Les seuls êtres vivants visibles sont les troupeaux qui paissent, dispersés, les rapaces qui planent silencieusement sous les nuages et les rongeurs allant à leurs affaires entre les rochers. L’un d’entre nous a trouvé ce matin une plume d’aigle, impressionnante par sa taille, un demi-mètre de long. L’aigle est animal sacré pour les Mongols ; il est réputé avoir été le premier parmi les chamanes. Biture nous a déclaré que « s’ils ont faim, les aigles attaquent même les loups », mais la soirée était déjà bien avancée et la vodka avait largement coulé. Un autre a « vu un reportage » où les aigles enlevaient leur proie dans les airs avant de la laisser tomber pour la tuer, afin de la dévorer. Je garde pour ma part l’idée qu’ils attaquent en premier lieu la tête de la victime à coups de leur redoutable bec avant d’en faire ce qu’ils veulent.

Tserendorj a enfilé quatre couches successives de vêtements ce matin, au lieu de deux seulement hier : il va faire froid. C’est ainsi que nous prévoyons la météo. Et c’est assez fiable. Le vent est fort jusqu’après déjeuner et la pluie commence une demi-heure avant d’arriver au camp. J’arrive en dernier à la remorque du garçon, ma rosse refusant de se presser. Peut-être me trouve-t-il trop lourd à porter ? Le camp est installé près du fleuve et d’un bosquet d’arbres.

Nous montons la tente double sous la pluie. Il fait assez froid mais moins qu’hier soir car le vent est tombé. Après avoir rangé mes affaires, je sors de la tente frigorifié. Il est étonnant de constater combien la vodka, comme le whisky, a la propriété de vous faire courir le sang aux extrémités, vous réchauffant vite. Le dîner suit rapidement, salade de carottes, pâtes au mouton bouilli et un biscuit russe emballé pour finir. Le « mouton-nouilles » est très célèbre dans la cuisine itinérante mongole, Michel Jan en parle déjà dans son périple de 1990 ! Biture a beau tenter de se faire valoir en vantant ses cuisinières « exceptionnelles », le menu est loin d’être varié.

La table débarrassée, enlevée, les tapis installés, les cinq Mongols, le garçon et les deux femmes de cuisine s’installent parmi nous. Les Mongols sont à la place d’honneur, au fond de la tente, face à l’entrée. Vodka aidant, les chants mongols et français alternent. Les Mongols chantent le cheval, le pays et leur mère. Les Français le sexe, l’amour et la mer. L’un d’entre nous a retenu beaucoup de chansons de Brassens qu’il chante d’une belle voix grave. Nous sommes déjà demain quand nous allons nous coucher.

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Chevaux mongols

Le camp est établi près de la rivière, à Schaklaga, dans un chaos de rochers. Les chevaux s’y trouvent en longe, en large et en travers. Aussitôt, « caporal Biture » éructe les « règles de sécurité » dont elle veut se débarrasser au plus vite. A retenir : toujours monter par la gauche, ne jamais crier ni frapper sur la tête de la bête (shocking suprême pour un Mongol !), conserver des gestes mesurés mais faire clairement comprendre ce que l’on veut, parler au cheval et même le caresser pour l’apprivoiser (certains n’aiment pas les caresses). Pour le reste, pas de chapeau sans attache, pas de sac à dos ballotant, pas de cape qui flotte ni de coupe-vent crissant – tout cela pourrait faire peur aux chevaux et entraîner des emballements impromptus. « Allez » se dit « tchou ! » en mongol, « stop » se roule en « brrrr ! ». Il faut seulement prendre l’accent.

Nous montons les tentes igloo avant d’aller faire connaissance avec nos montures « pour qu’elles s’habituent à nous ». C’est réciproque, je n’ai pas l’habitude de ces grandes bêtes bizarres qui sont censées me porter et m’obéir. Leur robe est pour la plupart dans les tons de bruns ou de beige, deux ou trois brun foncé et un tacheté de blanc appelé par une précédente cavalière « Petit Tonnerre » en référence à la bande dessinée Yakari. Ce sont, par rapport aux nôtres, de petits chevaux. Ils sont proches des tarpans ou chevaux de Prjevalski directement issus de la race préhistorique peinte sur les parois de Lascaux. Ils pèsent 350 kg, font 1,30 à 1,40 m au garrot. Ils ont une paire de chromosomes de plus que leurs cousins actuels. Les chevaux que nous allons monter sont des croisements car le cheval de Prjevaslki ne se montait pas, trop sauvage pour cela.

Nikolaï Prjevalski était fils de cosaque zaporogue, ce qui aurait plu à Alexis. Officier et zoologue, explorateur, il a découvert des chevaux sauvages de Mongolie en 1879 et on leur a donné son nom. Selon Michel Jan, auteur du Réveil des Tartares, récit de son expédition collective en Mongolie lors de l’ouverture, en 1990 (publié chez Payot en 1998), ces chevaux mongols ont aussi peu de points communs avec les nôtres « qu’en ont un lévrier et un basset » (page 40). C’est dire ! Selon diverses sources, un cheval coûterait dans les 150 $, soit 6 mois de salaire moyen mongol, l’équivalent du prix d’une automobile chez nous.

Nous apprivoisons les chevaux une quarantaine de minutes à la longe, les promenant, les laissant brouter là où l’herbe les tente le plus. Le mien est un bai – robe brune, crinière noire – dont on voit les côtes et qui a une plaie mal cicatrisée à l’épaule droite. C’est Tserendorj qui m’a mis d’office sa longe dans les mains, me faisant comprendre qu’il me convenait tout à fait. Nous n’étions que deux à nous déclarer tout à fait novices en chevalerie. Les autres – et c’est bien français aussi – ne voulaient pas « avoir l’air », leur sens aigu de la hiérarchie faisant qu’avoir monté une heure un cheval il y a des années leur suffisait pour ne plus se sentir déclassés parmi les « débutants ». Francis m’avouera même, dans l’un de ses quarts d’heures vivables, que lui-même n’était monté qu’une fois une heure, à l’âge de 15 ans.

C’est ensuite l’heure de « l’apéritif », rituel en général agréable mais ici rendu « obligatoire » par la redoutable stalino-alcoolique qui réclame de suite 10 $ par personne pour financer la vodka, le vin bulgare, la bière ou – même ! – le jus d’orange, destiné à ceux qui « ne boivent pas ». Ils n’auront ainsi aucune excuse pour éviter de participer au financement des réserves d’alcool. La vodka est fabriquée en Mongolie et n’est pas mauvaise. Biture en boira tout un litre en cette première soirée collective, déguisée en une demi-bouteille « d’eau minérale » dérisoire. Je me suis mépris au début sur le contenu, empruntant la bouteille pour prendre une gorgée d’eau. Je suis tombé sur de l’eau de feu ! Le mystère était éventé.

Elle nous parle un peu de la langue mongole qui est riche en voyelles et pauvre en consonnes. L’harmonie vocalique et les déclinaisons donnent le sens de la phrase. Ce n’est pas aisé à apprendre pour nous, occidentaux, car elle fait partie de ces langues agglutinantes comme le turc. Elles ont des marques grammaticales et une base mais les principes qui président à la formation des mots et des séquences ne sont pas rigides. Les mots sont constitués en joignant à la racine un ou des suffixes appropriés auxquels est ajoutée une désinence. Le verbe termine la phrase et lui donne son sens. L’Encyclopaedia Universalis complète : « En fait, le mongol apparaît au XIVe siècle comme une langue beaucoup moins évoluée que le turc du VIIIe siècle ; son évolution a été beaucoup plus lente. D’autre part, il semble bien que le mongol et le turc ne sont pas issus, comme le voulait Vladimircov, d’un ancêtre commun ; ce sont deux langues qui ont évolué sur place à partir d’un fonds commun plus ou moins proche, mais qui remonte certainement très haut ; ces deux langues ont évolué en étroite connexion s’empruntant l’une à l’autre ce qui paraît être commun, et empruntant à l’indo-européen un nombre important d’éléments, qu’il s’agisse de suffixes ou de mots. C’est seulement à partir de l’époque des Türk que le turc a fait de nouveaux emprunts aux langues de civilisations qui l’entouraient, de la Chine jusqu’à l’Asie centrale. Le mongol, en dehors des emprunts anciens, s’enrichit considérablement grâce à l’ouïgour à l’époque mongole (XIIIe et XIVe siècles). »

Cruella et Biture font ce soir un duo en faveur de la Mongolie, au repas. Elles monopolisent la conversation. Vodka aidant, cela devient dithyrambique. Cruella est ici comme un parasite, s’étant entendue directement avec Biture sans passer par l’agence de voyage française, mais utilisant sans vergogne les suppléments et la logistique. Elle ressert en « eau » Biture à chaque fois que son verre est vide, l’encourageant dans son vice pour se faire bien voir. Le dîner est composé de salade de tomates, concombres et oignons (tant qu’il y a des légumes frais) et de mouton aux spaghettis. Ce ne sera pas une randonnée « gastronomique », c’était écrit sur le programme. Le dessert est une confiserie russe sous papier d’aluminium. Le ciel, en revanche, est rempli d’étoiles au point que plusieurs naïfs, trompés, par la douceur du soir et qui ne se sentent pas à 1600 m d’altitude, veulent coucher dehors pour les regarder. Ils rentreront dare dare à 4 h du matin, quand le froid mordant fustigera leur imprévoyance.

Le jour de gloire finit par arriver. Nous nous levons « à 8 heures », même si les horaires, avec la dipsomane qui nous sert de chaperon, sont plutôt élastiques. Nous nous en apercevrons. Biture a elle-même prévenue « ne vous inquiétez pas si vous ne me voyez pas au petit-déjeuner ». Nous nous ferons aux « lever 9 h », suivis d’un départ en général vers 11 h et d’un « déjeuner » vers 16 h, tous les jours que nous serons à cheval. Les lendemains de beuveries ne sauraient être riants. Le petit-déjeuner n’est pas mongol (soupe au gras et mouton bouilli) mais bien occidental : thé, café, jus d’orange, yaourts aux fruits, pain ou croissant artisanal, Vache-qui-Rit. Nous démontons nos tentes et rangeons nos affaires. Francis, en ce premier jour, a encore l’excuse d’être seul sous sa tente et de devoir la ranger sans aide. Mais son retard deviendra systématique, suivant en bon collabo le rythme du chef. Cela prendra des allures de je-m’en-foutisme et d’irrespect complet pour les autres. Qui est allé alors lui dire ? Val, je crois. Il est bien le seul. Les Français aiment à critiquer par derrière mais répugnent à dire en face quoi que ce soit, même en y mettant les formes. Ce n’est pas être « bien vu » et craindre, comme me le dira S., de « ne pas être suivi par les autres ».

Le jeu, chaque matin, est de reconnaître chacun son cheval. Contrairement aux autres groupes, à ce que nous dira Biture dans un de ses bons jours, nous n’avons pas de problèmes à cet égard. Le mien est un bai à double tache blanche sur le chanfrein et une marque en fleur à la cuisse. Il a une crinière en brosse et une selle russe en métal et cuir, plus confortable que les selles mongoles en bois aux bosselures métalliques, très relevées à l’avant et à l’arrière, permettant à l’origine de ne se tenir que sur une cuisse pour tirer à l’arc au galop. Togo règle les étriers une fois que chacun est monté. Les Mongols ont tendance à les régler haut, ce qui est dû à l’inconfort de leur selle qui les fait mettre debout très souvent ou en équilibre sur une cuisse. Nous sommes moins habitués à avoir les genoux remontés, ce qui engendre un certain inconfort.

Ma première impression est d’être assis sur un ver de terre qui se tortille sous mes fesses. Je m’y fais avec le temps. Le cheval obéit au moindre changement des rênes, du moment qu’ils sont tendus. Mais le mien a le pas lent et il est très difficile de le faire aller plus vite à la voix. Il faut le fouetter nettement et l’on sent que, de toute façon, ce n’est que partie remise ; après un temps de trot sec et court, il reprend son pas de sénateur. Peut-être ne suis-je pas assez directif ou assez convaincu ? Le caporalisme n’a jamais été mon fort, au contraire de la plupart des amateurs de chevaux qui aiment la sensation de puissance donnée par le commandement d’une demi-tonne de muscles sous les cuisses. Toujours est-il que mon cheval est manœuvrant mais pas rapide. Tserendorj ou Gawa, l’un des aides, passeront leur journée à fustiger la croupe de ma rosse ou à le tirer à la longe pour qu’il rejoigne le gros du troupeau. Au pas je tiens l’assiette, mais au petit trot, sautillement particulier de ces chevaux mongols selon Michel Jan, je suis assez mal, n’ayant aucune pratique. Or, la lenteur de ma bête, dont le pas est plus lent que le pas des autres, doit être rattrapée de temps à autre au grand dam de mes fesses ! J’aurais aimé quelques conseils sur la façon de me tenir ou de me faire obéir, mais le mot d’ordre est « démmerde-toi ! » A quoi sert d’avoir une « accompagnatrice française » et d’ouvrir cette randonnée aux « débutants » si c’est pour être laissé à soi-même ? Bo, l’autre débutant, s’en tire mieux mais son cheval doit le trouver trop lourd car, à deux reprises, il se couche carrément par terre, les deux pattes sous lui !

Nous partons sans sac sur le dos, ceux-ci suivent dans l’un des tout-terrains qui nous rejoint à chaque pause. Nous allons au pas de balade au travers des étendues. La steppe s’étend dans toute sa grandeur d’herbes et de collines rases. L’Orkhon est traversée à gué.

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Vallée de l’Orkhon

Lorsque la steppe cède la place aux montagnes, le paysage devient le prolongement de la taïga sibérienne. Dans cette zone de forêts voisinent les pins, les sapins, les mélèzes, les bouleaux, les trembles et les saules.

« Si ce pays informe possède un cœur, peut-être est-ce là qu’il se trouve, dans la vallée de l’Orkhon. La région est l’un des pivots de la Mongolie depuis l’Antiquité. Ogodei, Guyuk et Mongka, les trois successeurs de Gengis Khan, passaient tous plusieurs mois de l’année dans cette vallée, où ils tenaient leurs quriltaï, ou rassemblement des tribus. Quand les armées mongoles ont renoncé à mettre à sac la ville de Vienne, comme elles l’avaient prévu, c’est ici qu’elles sont revenues. La vallée est hantée par les sépultures nomades et l’on y trouve des vestiges de villages pré-mongols. »  C’est ainsi qu’écrit Stanley Stewart dans son récit de voyage publié en français sous le titre L’empire du vent, page 332.

Stewart est un Irlandais qui a été élevé au Canada et qui vit en Angleterre. Il a gardé de ces déracinements successifs un humour ravageur qui lui permet de raconter ses voyages de manière imagée et irrésistible. Sur 399 pages, son périple mongol ne commence qu’à la page 141 mais ses prémisses, à Istanbul, sur la mer Noire et en Russie, avec un jeune de 15 ans amateurs de trafics et de femmes, sont un véritable délice. J’aimerais écrire comme lui de façon aussi détachée et indulgente, prenant les étrangetés et autres contrariétés comme des occasions de m’émerveiller devant autant d’absurdités. Le livre tout entier est un enchantement et je ne peux qu’en conseiller à quiconque la lecture !

Le pique-nique a lieu à une heure de Karakorum, dans les collines qui surplombent l’Orkhon, fleuve qui coule sur 1100 km. Nous sommes parmi un chaos de blocs gréseux, lunaires. S’élèvent de nos pas une odeur puissante d’armoise. Des edelweiss charnus se dressent entre les touffes comme sur les hauts plateaux du Tibet. Des milans voraces planent très haut dans le ciel. Ils attendent qu’on leur jette un morceau ; certains s’en saisissent en vol, paraît-il. Mais L’un d’entre nous a beau faire le sémaphore durant un quart d’heure, risquant plusieurs fois de perdre l’équilibre sur sa pierre élevée, aucun oiseau ne daigne s’approcher d’assez près pour lui enlever le morceau de la main.

Environ une heure de voiture dans le paysage plus tard, nous arrivons aux tombes « scythes » ornées de stèles de pierre sculptées au lieu-dit Temeen Tchulun sur la carte. Une série de cerfs « aux bois volants » – comme le décrivent les archéologues – précède une caravane de chameaux. Tout cela daterait du 6ème siècle (avant !).

Le site est sauvage, donnant vue sur la vallée et grimpant doucement vers un col.

Ces stèles de l’âge du bronze sont toujours en ces endroits reculés, comme s’ils représentaient des lieux de « refuge » symboliques du territoire, des « donjons » sentimentaux pour ces peuplades nomades de l’époque.

Encore un peu d’auto sur pistes et hors-pistes. Nous rencontrons quelques yourtes éparses sur les prés qui bordent la rivière, des troupeaux libres d’ovins et de chevaux broutant l’herbe bien verte. Une source pure coule en bas d’une falaise et nos cuisinières empruntent le sentier très raide avec des bidons pour aller faire provision d’eau. Celle-ci aurait des « vertus ». Des mélèzes et des pins poussent dans le méandre comme une oasis dans l’uniformité de la steppe jusqu’ici rencontrée.

Nous ne sommes plus dans les paysages steppiques mais bien dans cette fin de taïga sibérienne. L’endroit s’appelle Uurdin Tokhoï. Djalamba la cuisinière parle français. Elle l’a appris à Oulan Bator mais ne parle jamais en premier. Il faut lui poser une question pour qu’elle y réponde. Sa beauté est celle de la steppe chantée par les Mongols, « le visage large et plat ».

Le premier camp du soir est l’endroit où nous attendent les hippopodes, ces hommes « aux jambes de chevaux » cités par les Anciens. Saïn baïno ! – « bonjour ! » L’éleveur s’appelle Togo, ses aides sont deux hommes et son fils de 14 ans prénommé Tserendorj, du nom d’un révolutionnaire mongol reçu par Lénine en 1921 et qui est devenu Premier Ministre.

Vaste ambition pour ce petit gars à qui l’on donnerait 12 ans. Il est encore pré-adolescent avant la mue. Selon Biture, qui le connaît depuis qu’il a 4 ans, il a toujours été vif, espiègle et très observateur. Avec les touristes, il reste très attentif et règle efficacement les sangles et les selles. Ce qui ne l’empêche nullement de faire des farces quand il les connaît mieux – par exemple supprimer un étrier, ou arracher au vol la casquette. Pour l’instant, il se contente de sourire, comme un quartier d’orange sur une face ronde. Il attend son heure.

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Karakorum

Au matin, nous allons visiter l’ancienne capitale, à une lieue de là. Les Mongols nomadisent et seuls les étrangers habitaient l’endroit. Selon Guillaume de Rubrouck, qui y est arrivé le 5 avril 1254 et qui ne l’a quittée que le 10 juillet, « sauf le palais du Khan, elle n’est pas aussi grande que le village de Saint-Denis. » Elle comprenait deux quartiers, le marché tartare et les artisans chinois, plus « une douzaine de temples d’idolâtres de diverses nations ». Guillaume a même rencontré un orfèvre parisien dont la famille habitait sur le Grand Pont. Les Mongols n’étaient pas très nombreux, environ 129 000 cavaliers selon les estimations des spécialistes, mais ils étaient entraînés par leur existence de nomades et tous les mâles de 15 à 60 ans représentaient une nation en armes comme en rêvent les Suisses. Ils régnaient surtout par la terreur qu’ils savaient inspirer, « massacrant tout le monde » quand ils prenaient une ville, se délecte à nous conter Biture, « sauf les artisans ». Respect pour le travail des mains que tout nomade obligé à se débrouiller seul sait reconnaître ? Ce n’était pas pour embellir leurs villes mais pour amuser le khan par leur virtuosité. Ce Guillaume Boucher, par exemple, construisait pour le petit-fils de Gengis une fontaine à qumis « surmontée d’un ange qui sonne de la trompette » quand les réservoirs étaient vides. Ce lait de jument fermenté titre 3 à 12° comme la bière. Le lait de la journée des juments allaitantes (les poulains ne sont autorisés à téter que la nuit) est conservé dans des outres de cuir, exposé à la chaleur et brassé pour activer la fermentation. Entourée d’une enceinte sur l’ordre d’Ogodeï en 1235, la ville a été incendiée par les Chinois en 1382. Ce que nous voyons est une reconstruction bien postérieure. L’actuelle ville basse est divisée prolétairement en carrés égalitaires et géométriques entourés de palissades en bois. Dedans s’élève une cabane ou une yourte, parfois les deux.

Le temple Erdeni Zuu a été érigé en 1586 après la conversion du khan Altan au lamaïsme en 1575. Il a invité à sa cour le chef spirituel des Bonnets Jaunes de Lhassa et lui a octroyé le titre de Dalaï Lama, « lama immense » ou « lama océan ». En échange, Altan est proclamé réincarnation du grand Qubilaï : la religion demeure très politique. Les divers bâtiments du temple sont entourés d’un mur de briques peint de blanc de 400 m de côté, agrémenté de 108 stupas peints en jaune. Cette enceinte date du début 19ème. Elle est ouverte de quatre portes, lieux de marché ou d’étals à touristes.

Après les diverses destructions dues aux invasions et à la rage de détruire les « vieilleries contre-révolutionnaires » des années 1930, restent aujourd’hui à l’ouest trois temples de style chinois suivis des tombeaux d’Altan khan et de son fils puis d’un temple de style tibétain datant de 1765.

A l’est s’élève le Labrang, résidence du « Bouddha vivant ». Entre les deux se dresse un stupa de 10 m de haut datant de 1799, Bodhi Suburgan. Nous allons visiter.

La chef se fend de quelques explications « culturelles », s’interrompant parfois au milieu d’une phrase avant de dire : « qu’est-ce que je dis, déjà ? » ou « je ne sais plus où j’en suis, moi ». La vodka au litre a clairement fusillé nombre de neurones.

J’en apprendrai bien plus dans le livre de Michel Hoang, Gengis Khan, paru en 1988 chez Fayard. Gengis signifie quelque chose comme « océanique », universel. Le vrai nom du khan était Temoudjin. Il a mis 20 ans à unifier les nomades, puis 20 ans pour conquérir un empire du Pacifique à la Caspienne, qu’il fallait un an à cheval pour parcourir. Union symbolique du loup tacheté et de la biche fauve, Temoudjin unit les qualités mâles du loup, force, ruse et hardiesse, aux vertus femelles de la biche, agilité, endurance et grâce. Il est né une année du Cochon, vers 1155, sur la rive droite de la rivière Olon, territoire aujourd’hui en Russie, au-dessus de la frontière nord-est de la République Populaire de Mongolie. Son père empoisonné, orphelin à 9 ans, il lui fallut attendre son âge adulte pour faire alliances et batailles qui allaient le propulser par élection au titre de « khan ». Il avait une exigence d’obéissance absolue à sa personne et la soif d’un pouvoir sans partage.

Despote têtu et brutal, ce sont probablement ces traits de caractère qui fascinent autant les Français, en témoignent la révérence de la culture nationale pour les rois absolus et les chefs d’Etat les plus autocrates. Ceux qui sont industrieux mais trop bons sont méprisés : plutôt Louis XIV que Louis XIII, plutôt Napoléon 1er que Napoléon III, plutôt De Gaulle que Pompidou. Temoudjin savait susciter la fidélité et se faire des amis, même des petits amis, si l’on en croit l’Histoire secrète des Mongols écrite en 1240 pour l’édification des souverains de la dynastie. Jamuqa était « frère juré » de Temoudjin depuis l’âge de 11 ans : « ils dormirent ensemble sous la même couverture », dit la chronique, insistant même « ils s’aimèrent ensemble une année et la moitié d’une seconde année ». Les mœurs de la steppe ne sont pas différentes de celles des cités, d’autant que le jeune Temoudjin n’a été élevé que par sa mère – une maîtresse femme – depuis l’âge de 9 ans ; les femmes servent à tenir la yourte, à faire la cuisine et à produire des enfants ; pour le reste, les garçons apprennent entre eux la vie exaltante des hommes, équitation et chasse, très bon entraînement pour la guerre qui fonde les amitiés durables. Ou les inimitiés : Temudjin, aidé de l’un de ses demi-frères, a quand même assassiné d’une flèche à 12 ans son autre demi-frère de 13 ans avec qui il ne pouvait s’entendre.

Avant d’entrer dans l’enceinte, pendant que nombre d’autres se précipitent une fois de plus sur les étals de babioles à touristes, fascinés par « la trouvaille » à piller, je vais faire le tour des fouilles russo-mongoles qui se tiennent près de l’inévitable tortue de pierre, « la plus photographiée de Mongolie .

Ils dégagent à la pelle ce qui semble les soubassements de piliers de pierres, régulièrement espacés. Peut-être quelques-uns des 64 piliers du palais d’Ogodaï ? Les jeunes archéologues qui supervisent et mesurent, filles et garçons, contrastent avec leurs cheveux blonds, leurs traits aigus et leur prestance élancée avec les travailleurs Mongols qui creusent, plus ramassés et aux traits arrondis.

Nous entrons dans l’enceinte par une porte devant laquelle se pressent encore les étals. Dans le temple de style tibétain, des moines récitent des sutras d’une voix monocorde tandis que brûle une ligne d’encens en U sur le sable d’un ostensoir. Au-dehors, de longues dalles libres permettent la grande prosternation lamaïste. Tournent autour du temple de jeunes novices au crâne rasé sauf une houppette sur le front. Ils sont vifs et bronzés. A l’époque soviétique, après les grands massacres idéologiques de l’ère stalinienne, quelques moines avaient été autorisés mais, fonctionnaires d’Etat, ils avaient été obligés de se marier. La tradition demeure, et les Mongols sont les seuls des Gelugpas à avoir femme et enfants. Les rares monastères autorisés étaient très surveillés par les autorités ; malgré cela, la ferveur populaire continuait à se manifester, notamment au Jour de l’An.

Le labrang, « l’auberge du Dalaï-Lama quand il vient en visite », date du 18ème siècle. Il est consacré au culte de Mahakala, le Grand Noir terrifiant. Le bouddhisme tantrique a plutôt bien pris chez les Mongols car, pour cette pratique, tout est relié au cosmos, comme c’est le cas dans le chamanisme qui a précédé. Prier se dit « s’encorner » – comme les cerfs en rut ; il est nécessaire de se taper le front sur la pierre. Des mères poussent ainsi de la nuque leurs enfants à cette « prière » d’un genre spécial. Adultes, ils garderont cette habitude répugnante de frotter leur gras sur les vitrines, rendant la vision des statues bouddhiques bien floue. En revanche, la jeunesse des villes a plutôt adoptée l’athéisme officiel durant plus de deux générations. Un jeune homme n’entre-t-il pas visiter les temples le torse aussi nu que sa mère l’a fait ?

Le temple « Main Zuu » (« temple principal ») a été bâti au 16ème siècle par Avtaï Saïn khan, l’été du fiery male dog – du dogue flamboyant. Les dragons s’enroulent, queue et griffes, autour de chacun des piliers centraux. Ces bâtiments divers, temples et oratoires, sont ornés de fresques et de vitrines contenant statuettes et statues. Souvent volées dans les années d’anarchie qui ont suivies la fin du soviétisme, elles sont désormais un peu mieux protégées.

Les heures passent et la digestion s’opère. Biture nous signale que, « si vous voulez aller voir votre cheval, c’est par là ». Quoi ? Les chevaux nous attendent ici ? Première nouvelle ! Le quiproquo est rapidement dénoué : en Mongolie, « aller voir son cheval » a la même signification que, pour les Anglais, « aller se repoudrer le nez ». C’est moins civilisé, c’est tout. Mais un neurone avait encore dû être fusillé, Biture avait « oublié » que nous étions nouveaux dans ce pays ; elle « croyait » avoir encore affaire au groupe précédent.

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Dans la steppe mongole

Nous nous arrêtons au bord de la route pour voir une statue sans queue ni tête de style « turk » (« en ce cas, nous dit l’érudite stalinienne, « turc » s’écrit « turk » pour faire la distinction entre origine culturelle et ethnie). Elle servait à « enfermer l’esprit » du mort placé dessous. Il n’en reste pas beaucoup en Mongolie.

Plus loin c’est un obo, terme qui recouvre un tas de pierres avec des chiffons dessus, en général bleu turquoise, et des bouteilles de vodka vides. On y distingue même quelques billets de banque de très faible valeur, glissés entre les pierres. Personne ne les vole jamais car cela porterait malheur. Les obo sont d’origine chamanique, recyclés par la dévotion bouddhique, manifestation envers tous les lieux un tant soit peu élevés du paysage. Poussée de la terre vers le ciel, l’obo est un trait vertical sur l’horizon, un lien entre la terre et les dieux, une démarche humaine qui rapproche du divin. Les prières y sont mieux entendues, croit-on.

Le bleu des écharpes d’offrandes symbolise Tengri, le ciel bleu éternel, aussi vaste qu’une mer sur cet horizon peu escarpé et divinité suprême des Mongols. Il y a en général des chiens qui errent autour des obo, profitant des biscuits, du riz et même de la vodka répandue en libation ! L’usage est d’en effectuer trois fois le tour dans le sens des aiguilles d’une montre.

Un couple venu en voiture d’Oulan Bator, accompagné de leurs deux jeunes filles de 14 et 16 ans, sacrifie au rituel de l’offrande, des trois tours et de la photo souvenir. Les filles sont de belles plantes moulées dans des shorts de jean ultra courts à la mode qui trotte en ces contrées. Ce vêtement convient mieux à leurs cuisses fuselées de jeunesse qu’aux jambonneaux adultes vus au restaurant d’hier.

Aujourd’hui, nous effectuons une longue étape de près de 400 km dans la poussière. La steppe étale son herbe rase sous un vent constant, le relief est à peine ondulé sur des kilomètres. Le grand soleil de ce début d’automne, à la fin août, pousse nombre de jeunes éleveurs à vaquer sans chemise, modèles de l’énergie prolétarienne diffusés par la glorieuse fédération soviétique dont les comportements demeurent en ces lieux reculés. Ils poussent des troupeaux de chèvres et de moutons mêlés, quelques vaches, des chevaux sans selle. Ce sont les « cinq museaux » de la steppe, les « chauds », chevaux et moutons proches de l’homme et les « froids », yaks, chamelles et chèvres, plus indépendants. Ces cinq laitières sont utilisées pour produire alcools, yaourt, crème et fromages. Beaucoup de ces animaux courent librement sur la steppe, n’étant rassemblés que vers le soir pour échapper aux loups.

Passent parfois une bergère à pied ou un petit berger sur sa monture, chemise au vent, faisant la course avec les voitures au grand galop et debout sur sa selle. Sur la route, nous croisons nombre de touristes en déplacement. Solongo nous disait hier que les touristes étaient en premier des Français et des Coréens – allez savoir pourquoi ? Est-ce le côté collabo du tempérament français, constamment hanté par la force dans l’histoire ? La préférence pour Staline et Mao, l’autoritarisme populo de l’époque soviétique et du PC tout-puissant ? Gengis Khan représente-t-il le fantasme sadien de qui torture et viole ? Ce n’est quand même pas le souvenir de l’envoyé de saint Louis, le moine Guillaume de Rubrouck arrivé à Karakorum en 1254, car personne ne l’a lu et le récit de son voyage n’est disponible qu’en collection de luxe à l’Imprimerie Nationale.

Arrive Karakorum, l’ancienne capitale visitée par Guillaume de Rubrouck, pour faire alliance à revers contre les Musulmans en Terre Sainte. Nous allons sur les hauteurs visiter un obo et une tortue de pierre qui, depuis des siècles, essaie vainement d’avancer d’un pouce. La tortue, entre le monde des eaux et la terre ferme, avec ses quatre pattes en points cardinaux et son obstination têtue, porte le monde pour les Chinois. Les Indiens en font un support du trône divin. Les mythes mongols la rendent support de la montagne centrale de l’univers. Au bas de la pente n’attend que nous un sexe mâle en érection, figé dans la pierre et caressé par des générations de femmes qui veulent être fécondes. A tel point qu’il est aujourd’hui entouré d’une barrière pour faire refluer au moins les touristes. Le méat est graissé comme s’il venait de gicler : c’est l’usage, chez les Mongols, de « nourrir » la pierre pour qu’elle conserve son pouvoir. Quatre jeunes garçons s’amusent beaucoup à guetter les réactions des filles devant le pénis pétrifié et l’un d’eux, à cheval, fait des pirouettes pour impressionner les hommes du groupe, moins intéressés.

A chaque endroit où les touristes sont susceptibles de s’arrêter, les nomades étalent des objets à la vente, artisanat des steppes ou « vieilleries » parmi lesquelles il peut y avoir de belles choses. Ils se dépouillent de leur patrimoine, comme nos grands-mères échangeaient l’armoire normande contre un meuble ultramoderne en formica rutilant, mais on ne peut guère le leur reprocher. D’autant que cela n’est pas étranger à la mentalité « nomade » faite de dépouillement et d’occasions. Ce qui est plus surprenant est l’attitude prédatrice des « touristes » qui se veulent écologistes, humanistes respectueux des peuples de la terre, internationalistes férus d’aide au développement – et qui se précipitent pour marchander des objets réduits au rang de « souvenirs » qu’ils vont rapporter dans leurs appartements où ils seront désormais bien morts. Le vrai « souvenir » est celui qui est échangé après une expérience humaine, pas cet étalage où l’on vient faire ses emplettes comme au supermarché. On y trouve des étuis comprenant le couteau et les baguettes, parfois une pierre à feu, des animaux sculptés dans de l’os de vache, des bijoux souvent ornés de turquoise.

Le camp du soir est un village de yourtes destiné là aussi aux touristes. Nous y dînons de salade mayonnaise et d’un ragoût de bœuf aux riz.

La yourte est un mot kazakh, les Mongols disent gher. Les murs sont une armature légère de genévrier ou de saule en treillis s’élevant à 1 m 50 du sol. Elle supporte les 81 longues perches du toit qui convergent vers un anneau de bois lourd à 3 m de hauteur qui comprime l’ensemble comme une clé de voûte. Les perches sont au nombre faste de 9 x 9. Par le trou passe la fumée ou le tuyau du poêle en tôles. Les plaques en feutre sont apposées en une ou plusieurs couches, selon le climat. La porte est toujours orientée au sud. Elles sont maintenues par des cordes et imperméabilisées de graisse. Le feutre dure en général 5 ans et l’armature 15 ans. Une yourte moyenne se monte en une heure par deux personnes. Pesant autour de 200 kg, elle est transportable par deux chameaux ou un camion russe. Les plus petites restent montées sur des chariots de bois à quatre roues, comme celle qui sert de boutique d’artisanat au campement. Elles sont alors traînées par un attelage de bœufs ou de yaks.

Un concert est ensuite prévu dans une yourte-salon. Six ou sept instrumentistes jouent de la vielle à tête de cheval, de la petite vielle à caisse cylindrique, du violoncelle, de la flûte traversière, du luth à trois cordes, de la cithare sur table ou yataga aux 14 cordes de soie pincées par des onglets métalliques, de la cithare à 14 cordes métalliques frappée par deux archets. La vielle à tête de cheval a une légende.

Un nomade mongol, est si passionné de cheval qu’il rend sa femme jalouse. Prévoyant son absence, elle tranche les jarrets de son étalon favori pour l’empêcher de la délaisser. Fou de chagrin, l’homme pleure son compagnon d’une voix poignante et, en le caressant, fait vibrer les crins de sa longue queue. D’autres, plus prolétaires, disent que la vielle serait simplement la louche à qumis sur laquelle on a monté quatre cordes.

Le plus étonnant, à mes yeux, n’est pas la jeune contorsionniste qui officie en maillot, faisant pourtant tous ses efforts de souplesse et d’équilibre, mais le chanteur de rumzi. Ce chant diphonique est très prenant, la modulation des lèvres et le passage de l’air dans le pharynx produisent les sons inouïs d’une double voix. Un seul chanteur émet une double mélopée à la fois. La légende veut que ce chant soit né de la volonté d’imiter le grondement des torrents en même temps que le bruissement du vent ou le cri des oiseaux de la taïga.

La chef, toujours caporaliste et désagréable, nous incite vivement à acheter des CD à la fin (20$ chaque quand même) car « les artistes en Mongolie ne sont pas aidés et ils n’ont que ça pour vivre ». Ajoutant in petto cette remarque à la limite de l’insulte : « de toute façon vous êtes pleins de fric alors, qu’est-ce que c’est pour vous 20$ ? » Comme si c’était à elle de nous faire la morale ou de nous dicter notre conduite. Est-ce la pratique assidue du cheval qui engendre ce caractère de surveillante générale – ces animaux, comme les touristes, se devant d’être « dressés » ?

Ce soir, il pleut un peu. Le poêle allumé sous la yourte-chambre dans laquelle nous nous serrons à quatre chauffe immédiatement, le feutre conservant toute la chaleur. Ce matériau, dont on a retrouvé des traces en Sibérie 4000 ans avant notre ère, est fait de laine de mouton étendue en couches et mouillé, tassé, roulé jusqu’à former un tapis de fibres entremêlées.

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Des kilomètres de steppe mongole

Le lendemain matin nous sommes reposés, prêts pour le long voyage d’approche de la steppe. Nous irons dans trois tout-terrains russes. Ces caisses rondes à la vague calandre de camionnettes Fiat des années 70 où toutes les portes, sauf celle du chauffeur, ne s’ouvrent qu’à droite, se révèleront étonnamment fiables et résistantes sur les terrains variés. L’épaisseur de leur carrosserie, la rusticité de leur moteur à essence facile à réparer sur le terrain, la robustesse de leurs pneus et la dureté de leurs amortisseurs, feront merveille. Seul inconvénient en été, le moteur situé entre les deux sièges avant chauffe un peu trop en régime élevé. Mais ce doit être confortable durant les longs mois de l’hiver russe.

Me saute immédiatement aux narines une odeur familière, ce mélange d’essence ordinaire et d’huile de moteur propre aux chars que j’ai conduits durant mon service militaire, 27 ans auparavant. J’échange mes impressions avec un militaire de carrière, capitaine pilote d’hélicoptère en vacances avec sa femme. Notre chauffeur s’appelle Gana. Il a la carrure et la démarche d’un ours mais les mains légères sur le volant. « Bayartaï », au revoir ! Au départ, la femme du chef d’agence vient nous souhaiter un bon voyage et elle lance du lait sur les voitures. Vieille coutume mongole pour porter chance : « que votre route soit blanche comme ce lait ».

Nous sommes huit par voiture. La première, avec la grande antenne, est celle de « la » chef dont je tairai le nom par charité, nommons-là Biture, vous saurez vite pourquoi. Elle nous a enfin accueilli ce matin mais s’empresse par le choix d’une voiture à elle de s’isoler du groupe avec les cuisinières mongoles et avec son amie Cruella. Avec son chapeau de croquant, sa tête rentrée dans les épaules et ses multiples épaisseurs de pulls divers, on la prendrait pour une harengère égarée dans la steppe. Ce sont les bottes qui changent tout. Même en ville, comme dans les westerns, Biture porte de hautes bottes mongoles en cuir qui tentent de lui donner une allure cavalière. Fatiguée par déjà sept groupes depuis le début de la saison, usée par l’alcool qu’elle avale tout le jour comme de l’eau, son abord est acariâtre et peu avenant. Nous nous habituerons à la voir avec une demi-bouteille « d’eau minérale » d’une main et une cigarette dans l’autre, sous la tente comme à cheval. L’eau est en réalité de l’arkhi redoutable, titrant ses 40° comme la vodka. Elle a trop fréquenté les Mongols durant l’ère soviétique pour ne pas en avoir pris les mœurs rustres et l’autoritarisme prolétaire. Sa paranoïa et sa fermeture d’esprit a quelque chose de stalinien. Nous devrons faire avec.

Nous quittons Oulan Bator et ses faubourgs usineux. Un long train de marchandises s’étire sur la voie qui mène à Pékin, traînant à 40 km/h sa cinquantaine de wagons chargés de minerais. Une suite de silos ressemble à un haut fourneau. Les baraquements et les ordures marquent l’extrême banlieue comme dans tous les pays en développement. Et, comme dans les westerns, le vent déplace des herbes agglutinées en forme de roues le long des rues. Curieusement, comme si des rats les avaient rongés, les poteaux téléphoniques qui s’éloignent de la ville sont montés sur des piliers de béton enfoncés dans le sol. Nous sommes neuf dans la voiture, en comptant le chauffeur, et plusieurs à nous poser la même question sans apporter de réponse satisfaisante. Est-ce contre le dégel du printemps ? Contre les rongeurs ou les termites ?

La route que nous empruntons est garnie de trous et nids de poule entre lesquels les chauffeurs slaloment sans arrêt. A un moment, elle s’interrompt carrément, devenant « en construction ». Il faut alors passer par les pistes tracées comme des arabesques de poussière sur l’herbe rase de la steppe, de part et d’autre du ruban asphalté. Les stations d’essence et autres restoroutes qui jalonnent la voie sont bâties de bois. Il y a même quelques yourtes traditionnelles. Tout ceci est du provisoire, protoville fantôme comme au Far-West. Nous demandons à Gana de nous passer l’une des cassettes audio qui trônent sur son tableau de bord. Ce sont des chants mongols pas encore revus selon la manie du synthétiseur. Mais le son est un peu fort pour mes oreilles.  Ils sont emplis de cette nostalgie propre aux steppes et aux espaces infinis, tout en étant « politiquement corrects », emplis de cet optimisme de commande à l’époque soviétique.

Les chauffeurs effectuent de nombreux arrêts pour n’importe quoi, moteur qui chauffe ou chameaux de Bactriane autour d’une mare. Nous en profitons pour nous dégourdir les jambes mais nous n’avançons pas. De la steppe s’élèvent de délicates odeurs d’armoise, comme au désert. Le pays s’étend sur 1,6 millions de km², trois fois la France. Ses hauts plateaux coincés entre Chine et Russie ont une altitude moyenne de 1580 m. La police nous arrête à un moment pour vérifier les papiers des chauffeurs mais aussi pour prévenir que le prochain village ayant son bétail atteint de fièvre aphteuse, il nous est interdit d’y effectuer un quelconque arrêt. Après le village pesteux, la police nous arrête à nouveau pour faire rouler les véhicules sur un tapis imbibé de désinfectant. On ne rigole pas avec le bétail dans un pays d’éleveurs.

Le déjeuner à lieu fort tard, vers 16 h, dans un restau-yourtes à touristes, aux deux-tiers du chemin vers Karakorum. Il a pour nom Khögno Khan. Le menu ne variera désormais plus guère : à chaque repas nous seront servis une salade de chou et carottes râpés, un ragoût de mouton (ici, exceptionnellement, du bœuf) accompagné de riz et une barre chocolatée russe pour dessert (où entre vraiment très peu de vrai chocolat). La bière mongole a le même degré d’alcool que partout ailleurs mais peu de saveur. Elle n’est pas très chère hors d’Oulan Bator, coûtant autour de 2000 tugriks, soit 2 dollars.

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Aspects de l’Atlas central

Nous partons dans les gorges en longeant la rivière. Les champs se font plus nombreux, séparés par de petits murets de pierres sèches, comme dans le Connemara.

D’après le guide alpin d’André Fougerolles, édité à Casablanca en 1981 qui est dans le sac de Marie-Pierre, j’en apprends un peu plus sur la géologie du coin. Le Paléozoïque et le Permotrias affleurent au sud-ouest. Les roches du Précambrien que l’on observe sont les schistes, les grès, les quartzites à l’ouest et au sud, sous couverture calcaire. Des basaltes doléritiques, des argiles gypsifères et solifères apparaissent largement à l’ouest, et dans les failles du massif, reste du Trias supérieur. Les roches du Jurassique sont calcéro-dolomitiques dans la majeure partie du domaine montagneux. Les vallées présentent des séries marneuses avec empreintes et ossements de dinosaures. Les grandes cuvettes et les principales rivières sont des grès et basaltes du Mésojurassique, ou des grès rouges du Crétacé, sauf au centre du Haut-Atlas. Le dir méridional est Tertiaire, composé de roches détritiques et de conglomérats.

« En résumé – l’Atlas central tire l’originalité de ses formes et de son aspect des très importantes séries calcaires qui le composent, de sa nature de chaîne jeune du type épicontinental, et de l’importance des phénomènes karstiques qui s’y manifestent. Beaucoup de sources vauclusiennes donnent naissance à des rivières, alors que les vallées en amont sont sèches. On y rencontre des canyons étroits et profonds, des grottes, ainsi que de hauts plateaux hérissés de lapiés, parsemés de dolines, constituant par endroits de véritables poljés aux réseaux hydrographiques incertains, des crêts parfois aigus quand les séries sont redressées, des auges glaciaires puissamment sculptées. » Tout cela paraît un peu ésotérique au profane, mais est finalement simple lorsque l’on comprend tous les mots. Le relief « karstique » est un plateau calcaire creusé en tous sens par érosion chimique. Les sources « vauclusiennes » sont des rivières souterraines qui arrivent au jour comme les eaux de la Fontaine du Vaucluse. Les « lapiés » sont des failles creusées par l’eau dans le calcaire, les « dolines » des dépressions circulaires dans le calcaire, les « poljé » des dépressions entourées de rebords rocheux (les « crêts »), à fond plat et alluvial. En fait, le centre du Haut-Atlas est un gruyère calcaire.

La végétation s’étage ainsi :

– de 300 à 900 m d’altitude : une steppe à jujubiers, bétouns et gommiers, des oliviers. Sur les premiers contreforts calcaires, un manteau d’euphorbe et de doum (palmier nain). Un peu plus haut, le pin d’Alep et le chêne-vert.

– de 900 à 1500 m : le thuya de Berbérie et le genévrier rouge de Phénicie, les pins d’Alep et le genévrier Oxyèdre, des amandiers et des noyers. Des stations localisées de chêne Zen, d’if, d’alisiers blancs, d’érables de Montpellier, de cistes à feuilles de laurier, de buis des Baléares, de genêts, d’asphodèles, de jonquilles, de glaïeuls, de campanules, renoncules et pivoines, peuvent apparaître.

– de 1500 à 2200 m : c’est le domaine du chêne-vert en taillis, du lentisque, du ciste, de la lavande.

– de 2200 à 2500 m : pousse alors le genévrier thurifère, mais le climat se dégrade peu à peu, ajouté aux Berbères qui coupent les branches. Les forêts qui existaient sont pour la plupart mortes.

– de 2500 à 3600 m : la flore est peu variée mais endémique, proche de celle des Pyrénées, mais propre au Maroc. Apparaissent ensuite les coussinets épineux typiques.

– au-delà de 3600 m : les coussinets se raréfient, la végétation est maigre, principalement des campanules de Haire.

La faune de l’Atlas central est variée. On y rencontre le lynx, le chacal, le renard, le chat sauvage, le porc-épic, le lièvre, l’écureuil de roches. Parmi les oiseaux, on trouve le faucon, les pigeons, palombes et tourterelles, les bécasses. Les poissons sont la truite fario et la truite arc-en-ciel.

Les premiers textes connus qui font mention des habitants du Haut-Atlas sont ceux du Périple d’Hannon, vers le V° siècle avant notre ère. Les proto-berbères sont les Capsiens, venus sans doute d’orient, qui ont occupé le site de -8000 à -5000. Entre -6000 et -2000 apparaît le type insulaire gracile du Rif et le type atlanto-méditerranéen robuste dans le Maroc central, méridional, et le Sahara. Puis arrivent les Berbères, de langue chamito-sémitique.

Les Anciens distinguaient les Gétules, cavaliers nomades, et les Libyens plutôt sédentaires. Les Romains appelleront ces Gétules les « Numides » ou « Maures », habitant l’est et le centre du Maghreb. On distingue les paléoberbères Imazighen et les néoberbères Zenafa, venus de l’est par vagues. Ils seront convertis à l’Islam au XII° siècle de notre ère. Dès le XI° siècle, des conquérants Almohavides venus des bords du fleuve Sénégal deviennent les Berbères Sanhadja (Imaghizen). Sous prétexte de pureté de l’islam, ces cavaliers des steppes font la guerre aux sédentaires des plaines et des montagnes fertiles. Ils créent Marrakech en 1062 et débordent jusqu’en Espagne.

Les Marabouts ont été à l’origine des « prêtres » destinés à compléter l’islamisation des Berbères et à lutter contre les conquêtes chrétiennes. Ils étaient porteurs de la « baraka » (la chance) et faiseurs de miracles, animateurs de la guerre sainte, professeurs de sciences religieuses. Les maîtres des Zawyats perçoivent la dîme et constituent des abris sacrés. Par l’afflux des pèlerins et des quémandeurs, les Zawyats étendent leur clientèle et deviennent des seigneuries.

Le guide d’André Fougerolles n’est plus disponible, mais le même auteur a édité en 1191 un beau livre sur le Haut-Atlas que l’on peut se procurer.

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J’étais archéologue à Tautavel

Tautavel est un petit village des Corbières à une trentaine de kilomètres de Perpignan. Une rivière, le Verdouble, sort de la falaise de marbre et a creusé la plaine où poussent des champs de vignes à muscat et des vergers d’abricots. L’eau du ciel a, durant les millénaires, creusé d’en haut le calcaire, s’infiltrant avec obstination dans les fissures. La chimie a fait le reste, l’acide carbonique de la pluie dissolvant le carbonate de chaux pour ouvrir des cavités internes. Et puis un jour, par écroulement, une grotte bée vers l’extérieur. C’est ce qui est arrivé à Tautavel.

La grotte en question est appelée ici la « Caune de l’Arago ». Elle s’élève d’une centaine de mètres au-dessus des gorges des Gouleyrous où s’étrangle l’eau rapide et froide du Verdouble.

C’est à l’intérieur, dans la brèche, que les archéologues sous la direction du professeur Henry de Lumley ont découvert, le 22 juillet 1971, le crâne écrasé d’un homme d’une vingtaine d’années. Non, la police n’a pas été prévenue car le sol archéologique le datait d’il y a environ 450 000 ans : les coupables avaient depuis longtemps disparu. Et oui, je suis venu à la préhistoire comme Henry de Lumley en lisant La guerre du feu de Rosny aîné, vers dix ans.

Ce premier Français sans le savoir n’était pas très grand, 1 m 65, mais debout, un front plat et fuyant, des pommettes saillantes, un grand bourrelet au-dessus des yeux qu’on appelle en mots savants « torus sus orbitaire » – rien de cela n’est bon signe : l’Homme de Tautavel n’est vraiment « pas comme nous ».

Surtout que l’on n’a retrouvé nulle trace de feu alentour, mais de grossiers cailloux taillés (appelés « bifaces ») et quelques éclats de silex. Ce barbare était chasseur et bouffait ses proies toute crues. De fait, petit cerveau et robustes épaules, il s’appelait Erectus et pas encore Néandertal. On soupçonne même que ce jeune homme fut mangé…

La grotte lui servait de camp provisoire, avec vue dégagée sur la plaine, où il pouvait tranquillement dépecer cerfs, rhinocéros, éléphants, chevaux et mouflons d’époque. Voyait-il au loin la steppe à graminées ou des forêts de chênes verts ? Nous étions en pleine glaciation de Mindel car – n’en déplaise aux écolos mystiques – le climat n’a eu de cesse de changer tout seul depuis que la planète existe.

Je n’étais pas présent à la découverte de 1971, je suis venu fouiller la grotte à l’été 1977. C’était dans le cadre d’un stage pratique obligatoire que suivent les étudiants en archéologie, tout comme les stages en entreprise des écoles de commerce. Nous étions jeunes, de 14 à 30 ans ; certains étaient venus en couple avec leurs petits enfants. David, 7 ans, Géraldine, 5 ans, jouaient avec les enfants Lumley : Édouard, 10 ans, Isabelle, 7 ans et William, 5 ans. Lionel, l’aîné, aidait déjà quelques heures les fouilleurs, du haut de ses 12 ans. J’étais venu avec des amis et nous campions sur le pré au bas de la grotte.

Aux heures chaudes après la fouille, nous nous baignions dans les eaux froides de la rivière tandis que les équipes de cuisine, par roulement, préparaient le dîner pour une trentaine. Le vin de l’année, produit dans le pays, était étonnamment fruité et nous donnait de la gaieté. Le soir nous voyait aller au village pour prendre un dernier muscat local (Rivesaltes n’est pas loin), tout en dérobant quelques abricots trop mûrs au passage. Ou bien un grand feu collectif nous attirait autour de sa lumière pour brochettes et patates sous la cendre, « à la préhistorique ». Cela pour la grande joie des enfants. Nous étions jeunes, nous goûtions la vie par tous nos sens. Il y avait de l’ambiance – celle toute d’époque, à 9 ans de 1968 – feu de camp, torses nus et guitare… Ce qui avait lieu ensuite ne concernait pas les enfants.

La fouille était un travail agréable, car à l’ombre constante de la grotte. Monter la centaine de mètres vers son entrée nous mettait en nage, mais un quart d’heure plus tard, nous étions régulés. J’avais pour mission de fouiller un carré dans le fond de la grotte, sur les hauteurs, tout en surveillant deux novices des carrés d’à côté. J’étais en effet déjà un « spécialiste » de fouilles, ayant pratiqué 4 ou 5 chantiers différents, y compris en Bulgarie et en Suisse.

Dans la terre, nous creusons habituellement à la truelle ; mais dans la brèche qui compose un sol de grotte, qui est du calcaire solidifié, nous sommes obligés d’y aller au burin et au marteau. Dégager les objets archéologiques (cailloux taillés, éclats de silex, os fossilisés, dents) n’est pas une sinécure. Il faut être attentif, détourer les objets, ne pas aller trop vite. Il faut dessiner, numéroter et fixer en altitude tout objet avant de le bouger. Recoller les morceaux ou le consolider au polycarbonate s’il s’effrite trop, comme l’os fossile.

Mais quelle émotion de découvrir, brusquement, une dent humaine ! Ce fut mon cas à plusieurs reprises avec, à chaque fois, le même souffle coupé. 450 000 ans plus tôt, des êtres humains avaient vécu là, y étaient morts, et le temps écoulé, les phénomènes naturels, n’ont pu éradiquer cette trace ultime…

Clignant des yeux au sortir de la semi-obscurité, retrouvant le monde d’aujourd’hui, nous regardions alors les petits avec d’autres yeux : comme des chaînons d’une lignée, comme des transmetteurs d’humanité, même si ces enfants n’étaient pas les nôtres.

Il y avait la fouille, il y avait la position et le dessin des objets, leur description dans le carnet de carré (d’un mètre sur un mètre), mais ce qui se passait sur le terrain n’était qu’une partie du travail. La suite consistait à tamiser les déblais, à nettoyer les objets, à les numéroter à l’encre de Chine vernie, avant de travailler – par roulement – à la reconstitution des plans généraux et des coupes de la grotte. Cette activité se passait au musée, à peine bâti à l’époque. Le mélange de vie quotidienne et de labeur scientifique, de mains dans la terre et de crayons sur le papier, d’observations neutres et d’imagination – rend le travail d’archéologue d’une richesse inouïe. Nous n’étions point payés, seulement nourris, mais quel bonheur !

Je garde de cette époque, du pays de Tautavel, de ce travail de fouilles, de l’ambiance d’été du chantier, un souvenir ému. Certes, nous étions jeunes, mais régnait dans tout le pays, malgré la première crise du pétrole quatre ans auparavant, un optimisme général qui a bien disparu ! Comme un air d’insouciance que les millénaires sous nos pieds justifiaient de tout leur poids. « Vivez ici et maintenant », disaient ces dents humaines et ce crâne écrasé, « vivez pleinement votre vie d’homme » – car votre temps n’a qu’un temps. Nous l’avons croqué à belles dents – et c’est heureux.

Patrick Grainville, agrégé de lettres et professeur de français au lycée de Sartrouville, lauréat du prix Goncourt 1976 pour « Les flamboyants », n’est plus guère lu aujourd’hui, tant sa sensualité, son érotisme et sa fougue sont peu en phase avec notre époque frileuse, craintive et austère. Il évoque pourtant la grotte de Tautavel dans un roman échevelé, érotique et luxueux que traversent motards, terroristes, amoureux et jeune camerounaise, sous le regard profond de la caverne…

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