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CGT et Mélenchon sur le modèle de Lénine

Lénine l’impatient croyait qu’un bon coup de pouce pouvait faire avancer l’Histoire. Il déclarait : « la force seule peut résoudre les grands problèmes historiques. » Pour lui, la violence est la vérité de la politique, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes. Il n’excluait pas la guerre comme moyen de faire avancer le socialisme, car elle est génératrice de changements. La CGT se situe dans sa ligne – tout comme Mélenchon.

Lénine a tout dit dans L’Etat et la révolution, avec le même cynisme de grand dictateur qu’Hitler – qui avait tout dit dans Mein Kampf. Ecrit de circonstance visant à combattre la social-démocratie de la IIe Internationale, le livre d’action de Lénine prend l’Etat comme outil de passage au communisme utopique. Il utilise Marx et Engels, avec un didactisme un peu lourd, pour définir les trois étapes de l’action révolutionnaire :

1/ La révolution violente est nécessaire pour supprimer l’Etat bourgeois et éradiquer « le faux problème de la démocratie », cette oppression de classe. Un autre pouvoir de répression, celui du prolétariat, dernière classe dans l’Histoire selon Marx, doit prendre le pouvoir. Pour ce faire, son avant-garde (le Parti de Lénine, aujourd’hui le syndicalisme CGT) doit faire un coup de force, aidé par sa connaissance des rouages sociaux et historiques donnée par le marxisme.

2/ Organisé en classe dominante, le prolétariat majoritaire construira la société socialiste en brisant les résistances des exploiteurs et en dirigeant la grande masse vers la « pensée juste » (par la contrainte, la propagande et l’éducation). La forme du pouvoir ne change pas (il s’agit toujours d’un Etat qui opprime) mais le contenu de son activité se fait (en théorie) au profit du grand nombre et (en réalité) par le seul Parti en son nom. Le modèle est la République jacobine de 1792 à 1798.

Selon Lénine, « Toute l’économie nationale est organisée comme la Poste ». Tous les moyens de production sont collectifs et « tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat. » Donc pas de problème de financement de la retraite.

L’administration suit l’exemple de la Commune parisienne de 1792 : l’armée permanente est dissoute au profit du peuple en armes, tous les fonctionnaires et les juges sont élus au suffrage universel et révocables par les électeurs, tous ont un salaire égal, fonctionnaires comme ouvriers. Exécutif, Législatif et Judiciaire sont confondus dans une seule « volonté du peuple » – évidemment exprimée par les seuls dirigeants, « représentants » de l’avant-garde dans l’Histoire. La bureaucratie est supprimée et les fonctionnaires réduits à des tâches de surveillance et de comptabilité sous le contrôle des ouvriers.

3/ Un jour non précisé, le communisme sera la dernière phase. L’Etat s’éteindra au profit des soviets (ou des communes) parce que les dernières racines des classes sociales auront été arrachées et qu’un « homme nouveau » sera né, façonné par la force. Il n’y aura plus nécessité de recourir à la violence pour concilier les intérêts car :

  • le développement (pas celui de la société, mais celui du Parti, ingénieur des âmes…) aura fait disparaître l’opposition entre travail manuel et intellectuel,
  • le travail ne sera plus un moyen de vivre mais le premier besoin vital, selon les capacités de chacun,
  • les forces productives seront tellement accrues que l’abondance sera possible (sauf que nul n’aura plus l’idée fatigante d’innover, d’entreprendre ou d’augmenter la productivité… mais usera et abusera du ‘droit à la paresse’ de certains employés de monopoles aujourd’hui minoritaires),
  • « les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission » (Engels). Quant aux excès individuels, le peuple armé s’en chargera, comme une foule quelconque empêche aujourd’hui qu’on rudoie un gosse (Engels disait « une femme », mais c’était avant l’obscurantisme de banlieue).

Lénine laisse soigneusement dans le flou « la question des délais » et notamment la disparition historique de l’Etat. Il le déclare expressément. Le socialisme suppose « la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable (…) de gaspiller à plaisir les richesses publiques et d’exiger l’impossible. » Donc pas de démagogie à la Mélenchon mais pas non plus d’opinion publique : le Parti seul sait parce qu’il est l’avant-garde éclairée, éduquée dans la pensée juste, celle de Marx & Engels. Le Parti seul décide de ce qui est vrai et bien – pour tous. Et les contestataires ferment leurs gueules sous peine de mort ou de camp.

Staline a fait de Lénine l’homme devenu mausolée. Sa pensée est devenue un bunker théorique qu’il est sacrilège de critiquer ou de prolonger. Au contraire, on peut s’y retrancher à tout moment. L’Etat et la révolution est l’Evangile du communisme. Le monument de Leningrad montre Vladimir Illitch devant la gare de Finlande, qui harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Tout est dit, tout est figé, le bas-peuple n’a plus qu’à obéir, « on » agit pour son bien, pour l’Avenir. « On », ce n’est pas le peuple mais les seules élites autoproclamées, bien-entendu, une nouvelle « classe » de privilégiés autoproclamés.

Qui se rebelle est éradiqué. Au début par le fusil ou la famine, ensuite par les camps de rééducation et de travail (le Goulag), puis dans les derniers temps du « socialisme réalisé » – sous Brejnev – par l’accusation de maladie mentale. Pourquoi en effet l’être humain qui refuse l’avenir et le savoir scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline serait-il sain d’esprit ? Les psychiatres socialistes le déclarent « fou » en bonne logique (puisque non socialistes), et la société socialiste l’interne « pour son bien » et pour ne pas contaminer les autres par de « mauvaises » pensées. L’Eglise catholique a brûlé des hérétiques pour moins que ça et les fatwas des oulémas ne sont aujourd’hui pas en reste.

L’exemple vient de Lénine. Mis en minorité, l’intolérant nie la signification du vote et sort de L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle » et Lénine transporte la vérité du parti à la semelle de ses bottes. Il dissout le peuple qui ne pense pas comme lui, tout comme il le fera de l’Assemblée constituante. Le 7 décembre 1917, cinq semaines seulement après le soulèvement d’octobre, c’est Lénine lui-même qui crée la Commission pan-russe extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage (Vetchéka). Il prend pour modèle la Terreur jacobine, appelant Dzerjinski qui la dirige son « Fouquier-Tinville ». Dès 1918, le Comité Central décide qu’on ne peut critiquer la Tchéka en raison du caractère difficile de son travail. Son rôle dans les institutions se consolide : en 1922 elle devient la Guépéou, en 1924 elle est absorbée par le NKVD et dépend du Ministère des Affaires intérieures. En 1954, après la mort de Staline, on la rattache directement au Conseil des Ministres sous le nom de KGB. Dans un régime idéologique, chaque partisan doit être un parfait vecteur des lois scientifiques à l’œuvre. Lénine disait qu’un bon communiste devait être un bon tchékiste – autrement dit un flic pour traquer toute déviance de la ligne. Aujourd’hui les « réseaux sociaux » s’en chargent au plus bas de la vanité et de l’envie populacière.

L’avenir se devait d’avancer comme un engrenage. Lénine adorait l’armée et la Poste, son organisation et sa discipline qui font l’efficacité des masses. Le parti bolchevik a été calqué sur l’organisation militaire allemande avec l’enthousiasme révolutionnaire des nihilistes russes en plus. Lénine écrivait : « La notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » Avis aux sympathisants de la CGT (version Staline à moustache) – ou de Mélenchon (version éruptive autocratique sud-américaine). La tyrannie naît dans les faits avec Lénine et est issue de sa certitude dogmatique d’avoir raison. Au-dessus du suffrage populaire, il place sa propre vision de l’intérêt général. Il faut relire Caligula de Camus…

La première utilisation des camps remonte au 4 juin 1918, lorsque Trotski, très proche intellectuellement de Lénine, donne l’ordre d’y emprisonner les Tchèques qui refusaient de rendre leurs armes. Lénine en personne a poursuivi, lors de l’insurrection paysanne de Penza le 9 août 1918. L’usage en a été codifié dans la résolution Sovnarkom du 5 septembre 1918. Tous les groupes de population « impurs » aux yeux des maîtres du Parti y finiront : les koulaks dès 1929, les adversaires de Staline dès 1937, les groupes nationaux soupçonnés de faible patriotisme soviétique et les prisonniers militaires libérés dès 1945, les intellectuels juifs dès 1949, les dissidents jusqu’à la chute du régime. Selon l’écrivain soviétique Vassili Grossman, « il suffirait de développer logiquement, audacieusement, le système des camps en supprimant tout ce qui freine, tous les défauts, pour qu’il n’y ait plus de différence. » Le socialisme réel est un vaste camp de travail… Un rêve de CGT qui ne veut voir qu’une seule tête, une utopie mélenchonienne qui ne veut entendre qu’une seule voix (la sienne).

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce qu’il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. Le système a nécessité de « Nouvelles Politiques Economiques » successives pour combler les catastrophes régulières du collectivisme. Le Parti a toujours (et vainement) cherché la pierre philosophale : sous Staline les recettes biologiques de Lyssenko, la plantation de forêts à outrance, le projet d’irrigation des déserts. Sous Khrouchtchev les labours profonds, l’extension du maïs à tout le pays, l’utilisation massive d’engrais, l’exploitation des terres vierges et le détournement des fleuves pour irriguer le coton – qui ont asséché la mer d’Aral. Sous Brejnev, les achats annuels de céréales à l’Occident et le développement de l’espionnage technologique et scientifique. L’URSS est restée jusqu’à la fin un Etat qui applique en temps de paix les méthodes de l’économie de guerre – sans jamais décoller, sauf les fusées et le matériel de guerre.

Rien à voir avec le socialisme de l’avenir mais bien plus avec le despotisme asiatique des Etats archaïques comme le fut Sumer. Et il faudrait suivre le syndicat CGT ou le dictateur Mélenchon ?

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La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

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