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La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

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Ian McEwan, Samedi

Ian McEwan Samedi

Voici un roman anglais contemporain vivant, palpitant des sentiments et pensées d’un héros banal de notre temps. C’est assez rare pour être noté, en ces temps de pitreries « originales » ou d’ego qui déballent leurs fantasmes et turpitudes. Nous entrons dans la peau d’un homme ordinaire, de la bonne bourgeoisie anglaise, dans ces années qui suivent juste les attentats du 11-Septembre et qui précèdent la guerre « sainte » en Irak contre l’obscurantisme et les menaces de destruction massive. Cette imbrication de l’individuel et de l’universel, du quotidien et de l’actualité, n’est pas anodine. Elle est ce qui donne sens au roman, un sentiment inédit du monde comme un village où le réveil de l’infâme, quelque part sur la planète, suscite des envies de l’écraser ou de le comprendre, alors même que les avions relient les points de fanatisme aux nantis d’Occident en quelques heures.

Il s’agit d’un avion en feu, qui passe lentement dans le ciel en suivant la Tamise, que voit Henry, réveillé à l’aube. Pour ce neurochirurgien au bord de la cinquantaine, heureux, prospère et matérialiste – sans excès aucun – cet événement va marquer sa journée du samedi, la première du week-end. Il est un technicien réputé de la chirurgie du cerveau, il aime son métier et possède à fond son expertise. Marié depuis des décennies, il désire sa femme plus que jamais. Tous deux ont une belle maison face à un square de Londres, non loin de l’hôpital. Ils ont élevés deux beaux enfants épanouis et sains, un garçon qui se lance dans le blues avec un certain succès et une littéraire qui vient de publier son premier recueil de poèmes. En bref, le rêve anglais de réussite sociale, sans trop ni trop peu, sans mépris mais donnant aux malheureux et aux malades.

Jusqu’à ce qu’un avion en feu passe dans le ciel… Telle une comète, il s’agit d’un signe que le monde bascule. Nous ne sommes pas à la veille de Noël, mais en hiver et il n’y aura pas de rois mages, bien qu’un bébé s’annonce sur la fin. Samedi va se dérouler, comme d’habitude, sauf que le monde extérieur vient envahir la vie intime autrement que par l’écran protecteur de la télévision. Henry sort en voiture alors qu’une manifestation monstre réunit les Anglais contre George W. Bush et la guerre imminente contre Saddam Hussein. Faut-il être naïf et récuser toute guerre ? Faut-il éradiquer cette dictature sanglante qui massacre et torture son peuple, tout en ne cessant de menacer le monde ? La cinquantaine balance, la jeunesse a des certitudes. Alors que s’élève la société Big Brother où tout le monde surveille tout le monde, pour le bien de chacun.

« Cela fait partie du nouvel ordre moral, cette limitation de sa liberté mentale, de son droit à divaguer. Il n’y a pas si longtemps, ses pensées vagabondaient de manière plus imprévisible, sur une liste de sujets bien plus longue. Il se demande s’il ne serait pas en train de devenir un pigeon, un consommateur toujours plus avide d’informations, d’opinions, de spéculations, de la moindre miette lancée par les autorités. Il est un citoyen docile qui regarde le Léviathan accroître son pouvoir tout en se réfugiant dans son ombre » p.244.

C’est l’incident d’un rétroviseur arraché, dans une rue interdite alors que l’auto victime déboitait sans regarder, qui va trancher dans le concret. Le microcosme éclaire le macrocosme : ce qui paraît lointain et abstrait (guerre, bombardements, déboulonnage d’un dictateur) s’incarne dans le concret ici et maintenant, la haine et l’honneur d’un malfrat menaçant les vies des êtres chers d’une arme bon marché. Faut-il se battre ? Faut-il se laisser faire ?

Dans ce dilemme se déroule le roman et il coule comme de l’eau. Le lecteur reste accroché au texte comme si sa vie en dépendait. Il est en empathie profonde avec le narrateur. Faut-il aborder la cinquantaine pour aborder avec autant d’empathie ce livre ? Peut-être, mais il ne laissera personne indifférent.

Ian McEwan, Samedi, 2005, Folio 2008, 384 pages, €8.17

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Herman Melville, Moby Dick

Herman Melville fut Américain, romancier du 19ème, orphelin de père, puis marin – dans cet ordre.

  • Américain, il échappe au misérabilisme comme à l’exaltation, fort à la mode en Europe ;
  • romancier non romantique, il vit un siècle optimiste dans une nation optimiste, proche encore de la nature sauvage mais industrieuse ;
  • père disparu, mère exclusive, il s’évade en littérature avant que la psychanalyse existe, métamorphosant ses désirs et conflits par l’imagination ;
  • marin à 19 ans avant de tenter d’instruire les enfants anglais, il récidive sur un baleinier à 23 ans qu’il quitte avec un compagnon pour vivre quelque temps parmi les cannibales des Marquises avant de regagner, par divers bateaux, Boston.

Il se met à écrire, décrit un au-delà des apparences, il sublime la nature au point de rendre métaphysiques certains de ses êtres. Moby Dick le monstrueux cachalot blanc, est de ceux-là. Publié en 1851, sa réédition en Pléiade a lieu sous une nouvelle traduction agréable due à Philippe Jaworski.

Les Blancs du siècle industriel rêvaient de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, d’en dompter les lois et les êtres vivants. Le monstre blanc des mers est la version inversée de cet optimisme, le Diable en personne qui se rit des prétentions des hommes. Les demi-sauvages comme le harponneur Quiqueg ne se posent pas de question : compagnon tatoué et chéri du bateau, il exerce son habileté ici et maintenant avec un fatalisme admirable. L’innocent Ismaël en réchappe parce qu’il ne « veut » rien et qu’il se laisse balloter par les événements, en observateur.

Les soi-disant civilisés comme Achab le capitaine ou Starbuck le second apparaissent comme déformés par leurs prétentions. Achab devient fou de ressentiment après avoir perdu sa jambe contre le cachalot. Monomaniaque, il perd toute raison (donc toute humanité) en poursuivant jusqu’à la mort son combat avec le condensé (démoniaque selon la Bible) des forces de la Nature. Ce combat est perdu d’avance puisque le Démon l’a conquis tout entier en le consumant de haine. Starbuck reste ce velléitaire, adepte du principe de précaution au point d’en devenir superstitieux, incapable de l’acte de volonté qui eût sauvé l’équipage, sa mission commerciale et le bateau. Trop civil (craignant tout conflit), trop bien-pensant (donc trop peu intelligent), trop tiède en sa foi (courageux seulement par fatalisme), il laisse faire et se trouve entraîné malgré lui dans le destin général.

Nourri aux mythes bibliques, tétés dès l’enfance auprès d’une mère calviniste d’origine hollandaise, Herman Melville voit le monde en noir et blanc. Ce « fanatisme » (qui subsiste quelque peu chez les Américains d’aujourd’hui, tout comme chez les reconvertis du communisme européen) se heurte à la bête réalité de la nature, sous la forme de la mer et du cachalot blanc. Ce surnom de Moby Dick, donné à la bête par les marins, est une autre référence biblique : si Dick est Richard, prénom royal souvent donné aux puissants et devenu l’argot pour la trique virile, Moby vient en anglais de « mob », la cohue, qui rappelle le tohu et bohu, le chaos primordial, la matière démoniaque animée sans la raison de Dieu. La tricarde cohue va donc malmener les hommes qui osent défier son pouvoir. Il y a quelque chose de sexuel – donc de sulfureux démoniaque – dans cette lutte pour planter le harpon mâle dans le flanc blanc de la baleine femelle.

Le récit fait directement référence à Jonas, avalé par la baleine parce qu’il a désobéi à Dieu. « Va à Ninive, demande Dieu à Jonas, et prêche la vérité qui est ta vocation. » Comme certains intellos de nos jours qui se plient à la bien-pensance et au « ne pas faire de vagues », Jonas « effrayé par l’hostilité qu’il allait soulever, trahit sa mission » (p.69) et court se cacher pour se faire oublier. Mais Dieu le poursuit jusqu’à ce que, abandonné de tous, Jonas finisse dans le ventre d’un Léviathan sorti des mers et y demeure trois jours. En cette geôle vivante, il revient sur lui-même, voit sa faute et implore Dieu. Le poisson le recrache sous astreinte du commandement de Dieu : « prêcher la Vérité à la face du Mensonge ! Voilà quel était cet ordre ! » (p.70) Avis aux intellos…

Les contradictions de l’esprit occidental engendrent de tragiques conflits qui ne se résorbent que dans la catastrophe. Rien d’étonnant à ce qu’après une longue quête, ne s’engage une lutte cosmique entre la Bête et les hommes. La quête est entrecoupée par l’auteur de digressions sur les baleines, leur description, leurs mœurs, leur pêche (toute cette Raison encyclopédique qui est la fierté et l’arrogance des mâles, blancs, prométhéens sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, particulièrement présents aux États-Unis). Elle se déroule en trois chapitres : trois jours comme les trois coups du destin ou trois mouvements comme le lancer du harpon. Orgueil et démesure : Achab veut défier Dieu, il rencontre le Démon qui l’emporte au fond des flots.

Seul reste, sur la mer apaisée, l’innocent Ismaël, dont le nom signifie « Dieu a entendu ma demande ». Tout un symbole ! Ismaël, fils chassé d’Abraham, est le double de l’auteur, observateur et témoin, accroché (ô dérision) au cercueil scellé que Quiqueg, cet ami prévoyant, s’était fait faire quelque temps auparavant lors d’une prophétique langueur. Et qui flotte sur les flots par une inversion de sa fonction terrestre qui est de maintenir dans les profondeurs.

Saint Melville a peut-être écrit là son Apocalypse.

Herman Melville, Moby Dick, Folio 741 pages, €9.45 

Herman Melville, Moby Dick, Œuvres tome 3, la Pléiade (avec ‘Pierre ou les ambigüités’), €57.95

Retrouvez tous les romans d’Herman Melville chroniqués sur ce blog 

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Faire société par contrat

Au moment où les printemps arabes vont accoucher de régimes politiques, juste avant que nous Français votions pour un nouveau président de République, il n’est pas inutile de réviser les théories classiques concernant le « faire société ». Le contrat social est né de la conception grecque d’être citoyen de la cité, reprise à la Renaissance par les bourgeois des villes franches, puis par les Lumières pour faire la révolution. L’alternative au contrat social est relativement simple : ou le droit divin ou le droit du plus fort.

On voit l’islam tenté de faire charia pour imposer Dieu à tout le monde, sans discussion. S’il est vrai que Dieu existe et qu’il n’est de Dieu que Dieu, alors tout contrat social ne peut que se mettre sous l’égide de Ses Commandements. Circulez, y a rien à voir, le droit divin s’impose comme le droit du plus fort pour empêcher tout contrat entre égaux. Le seul contrat social est celui du Coran. On a vu l’église catholique tenter de faire de même aux temps du césaro-papisme. Heureusement que les Réforme vint, qui coupa l’Europe en deux et expulsa le Pape des débats temporels. Au prix de combien de siècles en guerres de religion ?

Trois théories du contrat social existent : Hobbes, Locke, Rousseau. Il s’agit de partir d’un état de nature conceptuel pour arriver à un état de société contractuel. L’homme naturel n’a jamais existé, il n’est qu’une hypothèse abstraite. Ni Cro-Magnon, ni bon sauvage des îles, l’être humain a toujours vécu en société et « la nature » est aussi bien présente avant l’établissement de la propriété néolithique qu’après. L’homme est capable d’intérêts (instincts), de morale (passions) et d’intelligence (calcul). Ces trois étages de l’humain évoluent dans l’histoire pour faire progresser l’épanouissement de chacun. Mais l’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme, sauf chez les âmes basses et les manipulateurs d’idées. La promotion de l’individu vise à désaliéner l’humain de tout ce qui l’ancre dans la matière, le génétique, le conformisme de clan, la peur religieuse, l’imitation sociale. Il s’agit de tenter de prendre un peu mieux en main son destin.

Il y a donc société, car nul individu ne naît seul et ne reste nu. Le contrat de mise en association pour vivre en commun est le socle théorique de tous nos régimes occidentaux et de quelques autres par ailleurs : ainsi de la Chine communiste. Bien que le communisme soit une sorte de religion laïque avec Vérité révélée, lois de l’Histoire contre lesquelles on ne peut rien, avant-garde cléricale qui décrypte pour le bon peuple ignorant les réalités cachées sous la réalité visible, régime autoritaire qui applique l’égalité par la force au nom du Vrai – il n’en reste pas moins qu’il existe un contrat de départ qui est de soumission absolue au régime en contre partie de la sécurité sociale. Certains chez nous rêvent de cette aliénation cocon, où l’infantilisme est récompensé. Pas moi. Le meilleur moyen de démissionner du monde est soit le suicide, soit le monastère, soit le parti totalitaire… Je suis personnellement pour agir dans le monde, pas pour en sortir.

Hobbes dans ‘Le Léviathan’ (1650), montre comment les hommes craignent tellement l’état de nature qui est la guerre de tous contre tous – la loi de la jungle – qu’ils font soumission volontaire au monstre biblique qui avale ce qui se présente. L’État Léviathan s’occupe de tout, protège de tout ; en contrepartie il exige une obéissance absolue sous peine d’être jeté hors société, dans ces prisons où l’on vous fait avouer votre traîtrise ou dans ces camps où l’on vous rééduque ou éradique suivant  les périodes. Le pouvoir est indiscuté, indiscutable, qui n’obéit pas est exécuté. Hobbes théorise le régime totalitaire classique. L’Iran d’Ahmadinejad, la Birmanie des généraux, la Corée du Génial Grand Dirigeant héréditaire, la Chine pop du Grand Timonier, L’URSS du sérénissime Premier secrétaire chef de tout, le Cuba des frères Castro, ont bien ce contrat social là : l’État s’occupe de tout, en contrepartie fermez-là.

Locke dans ses ‘Traités sur le gouvernement civil’ (1690) fait de l’état de nature une liberté où chacun assure sa propre sécurité et pourvoit à ses propres besoins. Commence à peine l’Ouest des pionniers où le colt et la charrue font l’unique loi, la charité étant au gré de chacun selon sa morale. Manque cependant la garantie de la sécurité collective qui vient du nombre des hommes et de leur caractère envieux pour le travail d’autrui : d’où l’intervention du shérif, puis des lois des États et des constitutions. Pour créer les conditions du bonheur, l’ordre doit être assuré par une mise en commun de la force et de l’organisation : c’est le rôle d’un État. Il garantit le respect des règles communes sans se faire l’instituteur du social ; il garantit aussi la solidarité sociale, toute propriété étant légitime par le travail de celui qui l’a acquise, mais bornée par le droit de tous aux biens de la planète. Pour cela, son pouvoir est limité par des élections régulières et par des contrepouvoirs permanents. La soumission du citoyen est conditionnelle, jamais absolue : il doit adhérer au contrat ou s’exiler. Un gouvernement légitime ne peut qu’être librement consenti. Locke théorise le régime libéral. Il en est aujourd’hui de plusieurs sortes, des libertariens américains qui souhaitent le moins d’État possible (comme les anarchistes français), aux démocrates et sociaux-démocrates des États-Unis ou d’Europe, ou des États présidentiels comme la France, la Russie ou l’Algérie.

Rousseau évoque le contrat social dans deux ouvrages, ‘Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’ (1755) et ‘Du contrat social’ (1762). L’être naturel n’est bon que parce qu’il est tout seul. Faute de combattants, il ne connait pas le mal, ni la morale qui empêche de réaliser ses désirs immédiats sans conséquences. Seule une socialisation « bonne » peut rendre l’homme « bon », ce qui veut dire épanouir toutes ses potentialités parmi les autres, quitter l’animal pour s’humaniser. Ce pourquoi « tout est politique » selon Rousseau : la liberté, la désaliénation individuelle, ne peut qu’être sociale et politique. Le ‘Discours’ voit dans la propriété l’origine de l’aliénation humaine, « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle ». Le ‘Contrat’ montre que la souveraineté est la garantie de la liberté. La volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières mais l’intérêt commun, que le débat démocratique, le vote et le mandat impératif des représentants doit construire et affirmer. Si l’état social reste un rapport de forces déguisé, cette volonté générale imposera l’intérêt commun par un État, au détriment des intérêts particuliers ou partisans. Cet accord des volontés qui prennent de la hauteur permet de retrouver le naturel en chacun, le « bon » fond qui permet l’épanouissement humaniste. L’État se fait alors instituteur du social, créant son propre citoyen « mobilisé ». La liberté n’est que dans la contrainte qu’on s’est choisie : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

Dans cette partouze politique, convenons cependant que chacun s’aliène totalement au commun. Il n’a pas le choix puisque que c’est la seule garantie d’égalité de toutes les conditions. Certes, chacun participe, mais comme une part de la volonté « générale ». Cet intérêt commun est identique par imitation : si tout le monde veut une voiture, il la voudra aussi – c’est ainsi qu’a été créé Volkswagen, « voiture du peuple » ; si tout le monde dit les étrangers dehors, il n’ira pas contre puisque c’est l’intérêt commun (racial ou syndical) déterminé par la volonté générale. Comme quoi Rousseau est bien le théoricien du totalitarisme moderne, largement repris par les régimes inspirés de Marx comme par les « souverainistes » dont certains vont jusqu’au socialisme national. Nivellement par le bas dont rêvent Jean-Luc Mélenchon comme Marine Le Pen, curieuse proximité au fond, qui s’explique par Rousseau…

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