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Frank McCourt, Les cendres d’Angela

Cette autobiographie de l’auteur irlando-américain, né à Brooklyn en 1930, est un chef d’œuvre d’humour et de vitalité. Frank est l’aîné d’un couple mal assorti, elle de Limerick l’humide, lui de la province du nord. Il est Celte soiffard et hâbleur, elle est industrieuse et bonne mère. Immigrés à New York pour fuir une Irlande très pauvre après la guerre civile, ils tombent dans la Grande crise de 1929 et son cortège de chômeurs.

Le mari ne peut garder son travail et change toutes les trois semaines. S’il apporte la paye les deux premières, il se saoule et paye des pintes la dernière, ne rapportant rien à la maison que ses braillements patriotards et ses relents de bière. Il a déjà deux fils, Francis (Frank) et Malachy, car malgré sa pauvreté il ne cesse de baiser en missionnaire selon les bons principes catholiques. Il fait lever les bambins en pleine nuit pour brailler avec lui des chants en faveur de l’Irlande libre, les faisant jurer – à 4 ans ! – de « mourir pour l’Irlande », car il a lui-même combattu pour elle. Le troisième enfant est une fille, Margaret aux yeux bleus qu’il adore, mais elle meurt très vite de maladie. La pauvreté toujours…

La famille décide alors de rentrer en Irlande, où les liens familiaux pourront peut-être les sortir de la mouise. Ils ramènent de blonds garçons jumeaux en plus des deux aînés, Oliver et Eugene, mais les petits êtres meurent de phtisies à Limerick – et le père boit le don que lui fait son beau-frère pour les enterrer ! « Mon père est comme la Sainte Trinité, avec trois personnes en lui : celle du matin avec le journal, celle du soir avec les histoires et les prières, et puis celle qui se conduit mal, qui rentre à la maison en sentant le whisky et veut que nous mourions pour l’Irlande ». Frank ne lui en veut pas, il comprend vaguement son spleen. Le père ne le bat pas comme trop souvent le font les paters familias catholiques d’Irlande à cette époque arriérée d’Ancien régime (persistant jusque dans les années 1990). La mère est faible, rejetée par sa famille qui lui reproche son mari ; elle doit même céder aux avances de l’oncle Laman pour survivre à l’abri avec ses enfants encore trop petits.

L’attrait du récit est dans le style : tout est raconté d’un ton égal, comme si tout était normal, même le pire. Car tout est nouveaux donc la norme pour un enfant. Il vit comme cela vient, observant ses parents et ses copains, les autres adultes et les « exemples » que sont le prêtre et l’instituteur. Deux représentants d’institutions peu dignes, d’ailleurs, le premier imbu de son sacerdoce et comme au-dessus du troupeau bêlant des humains ; le second fâché de l’ignorance et des superstitions des gosses, ne trouvant que la férule pour se faire obéir. Frank n’a jamais été aidé par l’Eglise catholique, pourtant toute-puissante et éructant à longueur de prêches enflammés la charité chrétienne : il a été refusé comme enfant de chœur, refusé à l’école catholique, refusé au collège religieux. Pas assez présentable : l’Eglise s’est toujours mise du côté des bourgeois, du pouvoir. Même les institutions de charité font la morale et surveillent les familles nécessiteuses : pas question de vivre aux crochets de la bienfaisance.

Frank et Malachy son frère vivent en loques dans les ruelles des quartiers pauvres de Limerick, mais aucun misérabilisme : ils se débrouillent ; les deux autres petits frères – car il y en a encore – Michael et Alphonsus (Alphie), sont sous leur protection. Michael, qui est un cœur tendre irresponsable à l’image du père, ramène à la maison des chiens errants et des vieux décatis, à qui la mère offre un bout de pain rassis ou une tasse de thé. Le père finit par partir pour l’Angleterre, l’ennemi héréditaire mais où il y a du travail en temps de guerre. Il ne revient qu’une fois et n’envoie jamais d’argent : il le boit, comme toujours, oublieux de ses devoirs comme un lièvre de mars.

Dès 9 ans Frank est émoustillé par les filles, à 11 ans il en voit nues par la fenêtre des chambres, à 14 ans il a « la gaule » (normal pour un Celte) et, petit télégraphiste vacataire, se fait happer par une goule phtisique de 17 ans qui va bientôt mourir. Ils se déchaînent nus sur le canapé vert d’Irlande. Ces frasques sont contées sur même ton qu’un récit détaché : malgré le « péché » catholique, tout est normal (dans la norme) : la vie qui va, le corps qui vient, le regard qui furette et se pose. Une vie pauvre mais heureuse car riche en péripéties.

A 19 ans, Frank a amassé assez d’argent à la Poste pour payer son billet de bateau pour New York. Là se termine le livre, non sans une baise à l’initiative d’une femme lors d’une escale. Frank est faible comme ses parents, il se laisse faire mais, contrairement à eux, il sait accumuler ses observations et s’en sert pour en faire quelque chose : écrire. A force de travail du soir, il deviendra professeur, puis écrivain. Un grand livre – meilleur que le film, trop dans la victimisation à la mode.

Les cendres d’Angela obtiennent le prix Pulitzer 1997 et le National Books Critics Circle Awards – il est est adapté au cinéma en 1999 par Alan Parker.

Frank McCourt, Les cendres d’Angela – une enfance irlandaise (Angela’s Ashes), 1996, Pocket 2011, €17.00

DVD Les cendres d’Angela, Alan Parker, 1999, Elephant films 2019, avec Emily Watson, Robert Carlyle, Joe Breen, Ciaran Owens, Michael Legge, 2h22, €14.40 blu-ray €12.56

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Spotlight de Tom McCarthy

C’est un grand film en tension que l’on revoit en restant captivé comme la première fois tant il est bien monté. Il porte sur le journalisme d’investigation avant tout, mais aussi sur le système de l’église catholique, sur la communauté de Boston et sur le comportement bienséant de la bourgeoisie née dans la ville qui s’apparente à celui de la mafia. C’est dire la mise en abyme de l’histoire qui va au-delà du simple fait divers.

Comme indiqué en titre, « le film s’inspire de faits réels ». L’église catholique de Boston a couvert des pratiques pédocriminelles de la part de ses prêtres et le scandale a éclaté en 2002. Des journalistes d’investigation du Boston Globe, dans l’équipe spécialisée Spotlight, ont enquêté et publié ; ils ont reçu le prix Pulitzer.

Le tout début du millénaire voit la presse papier concurrencée par l’Internet ; les journaux se doivent alors de changer de modèle et de passer du « facile » au « difficile », soit de la description avec jugement moral (dans les « chroniques ») à l’enquête approfondie d’investigation avec des preuves. C’est plus long, coûte plus cher, mais réalise le vrai métier de journaliste qui est de chercher, de découvrir et de livrer des faits étayés. Marty Baron (Liev Schreiber), juif venu du New York Times et étranger à Boston, est engagé pour ça. Chacun croit qu’il va compresser les coûts, il veut surtout redonner l’envie de lire – ce qui n’est pas si courant (notamment dans la presse française).

Le lectorat décline et seule l’investigation permet de se distinguer. Cinq journalistes sont dédiés aux enquêtes dans une équipe nommée spotlight (projecteur). Ils commencent une affaire de corruption policière mais un concurrent révèle que l’avocat Mitch Garabedian (Stanley Tucci) défend plusieurs familles qui accusent les prêtres catholiques d’avoir « abusé » de leurs enfants. Baron voit là une affaire qu’il faut creuser.

L’enquête démarre par les archives et montre que le fléau remonte à loin, 1976 au minimum ; il a toujours été étouffé par les instances de l’Eglise et de la magistrature. Le cardinal Law (Len Cariou) était-il au courant ? Il a toujours éludé la question. Baron conseille de ne pas en faire une affaire de personnes mais celle de tout un système. Les journalistes sollicitent donc les témoignages des victimes, des avocats qui ont proposé les transactions à l’amiable avec clause de confidentialité pour étouffer le scandale, d’un prêtre psychologue qui soigne les prêtres tentés sexuellement par les enfants. Pour ce dernier, selon son expérience de plusieurs dizaines d’années, il y aurait la moitié des prêtres qui ne peuvent obéir au vœu de chasteté et environ 6% de pédocriminels, le plus souvent des immatures qui ont une sexualité prépubertaire. Sur Boston, cela ferait environ 90 prêtres !

Un avocat en a avoué 13 ; les archives évoquent 20 ; l’épluchage systématique et fastidieux des annuaires de mutations des prêtres du diocèse en soupçonne 87 ; les témoignages avérés en révèlent jusque-là 70 – les témoignages ultérieurs en donneront 249. Non seulement l’ampleur en a été sous-estimée mais l’Eglise savait et n’a rien fait, notamment la hiérarchie. Même un évêque auxiliaire qui a alerté le cardinal a vu sa lettre enterrée. C’est donc un ensemble de pratiques institutionnalisées qu’il faut dénoncer !

D’autant que Boston, ville bourgeoise et ancienne, se tient les coudes. Aucun citoyen de renom ne souhaite voir éclater un scandale qui ternirait l’image de son église, de son lycée, de sa ville. Le cardinal fait pression, les hauts magistrats étouffent les affaires, un juge classe des pièces confidentielles, les dossiers publics sont expurgés, les enquêteurs sont « amicalement » dissuadés de poursuivre. Seuls le rédacteur-en-chef Baron (qui est juif et non bostonien), l’avocat Garabedian (qui est arménien et d’origine modeste) ou le journaliste Michael Rezendes (Mark Ruffalo) qui est issu des quartiers pauvres et d’origine portugaise, ne se sentent pas liés par l’omerta des « gens biens », trop bien-pensants et imbus de leur classe sociale.

Car la plupart des abusés sont des enfants de milieux modestes à qui l’on impose le respect (le prêtre représente Dieu lui-même), que l’on peut soudoyer pour qu’ils se taisent (quelques milliers de dollars suffisent), et qui ne feront d’ailleurs jamais parler d’eux tant ils sont bas dans la société. La liste des abus va des attouchements à la fellation et au viol avec pénétration répétée et touche des enfants (des deux sexes mais surtout garçons pour éviter le risque de grossesse) de 6 à 12 ans. Même le gars gai et qui le sait depuis l’âge de 10 ans n’aurait pas souhaité être initié comme cela, comme il le déclare à la journaliste.

Les dénonciations des années 1980 et 1990 se sont égarées dans les archives et dans le sable de l’indifférence : autre temps, autres mœurs ; l’Eglise devait garder tout son prestige et les émois sexuels des jeunes garçons étaient dans l’esprit 68. D’ailleurs un prêtre abuseur se défend : « je n’ai jamais pris de plaisir en faisant cela » – donc je suis blanc comme neige aux yeux des Commandements. Mais qu’en est-il des enfants ? Les émois interdits, le péché de chair, les menaces de l’enfer à propos du sexe hors mariage font partie de l’idéologie chrétienne pour tenir le peuple des croyants. A l’âge impressionnable, les dégâts sont considérables et les âmes aisément perdues ; une fois adulte, la foi laisse place au doute, ou au passage vers d’autres sectes chrétiennes qui n’imposent pas le célibat aux clercs.

Les attentats du 11 septembre 2001 viennent perturber la dénonciation du scandale : le passé va-t-il se reproduire et la longue enquête être reléguée en pages intérieures locales ? Après les fêtes 2001-2002, la révélation fera plus grand bruit. Malgré l’impatience et les scrupules moraux de certains journalistes, attendre est de bonne politique : l’impact de l’information en sera plus grand.

Une fois publié, le Boston Globe se voit submergé d’appels de victimes qui veulent témoigner, ce qui fera l’objet de « 600 articles » comme le dit le panneau de fin, tandis que le cardinal Law qui savait, lettres à l’appui, démissionne et est muté à Rome dans une sinécure prestigieuse, la basilique Sainte-Marie Majeure – signe que l’Eglise protège ses membres comme tout parti politique ou toute mafia légale ou non, sans se soucier ni des lois ni de la morale qu’elle impose pourtant par la terreur de l’au-delà !

En prenant de la hauteur, c’est bien le journalisme comme quatrième pouvoir qui est encensé dans ce film. La religion, la justice, la police et la bourgeoisie mettent une chape de plomb sur les actes « inappropriés » – c’est à la presse de s’en saisir et de les dénoncer. Ce serait le parti communiste ou les partisans de Trump, ce serait la même chose. Bien que scandaleuse, l’Eglise catholique est ici un prétexte à la transparence entre la morale revendiquée et la morale pratiquée.

DVD Spotlight, Tom McCarthy, 2015, avec Mark Ruffalo, Michael Keaton, Rachel McAdams, Brian d’Arcy James, Liev Schreiber, John Slattery, Stanley Tucci, Billy Crudup, Len Cariou, Warner Bros 2016, 2h04, standard €6.80 blu-ray €10.29

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Arlette Jouanna, Montaigne

Longtemps je me suis accoutumé à Montaigne. Dès la classe de quatrième déjà, où nous étudions ses textes en cours de français, j’aimais son tempérament convivial gascon adepte du quant à soi critique. Certes, comme il le prévoyait en son temps, sa langue est un obstacle, elle n’a pas passé les siècles et le français tend plus du parler du nord que de celui du sud. Mais notre époque permet de lire Montaigne en français d’aujourd’hui – que nul ne s’en prive !

Arlette Jouanna est spécialiste du XVIe siècle français, le siècle des guerres de religion et de Michel Eyquem de Montaigne. Elle brasse d’une vaste érudition les multiples documents, manuscrits, lettres, comptes-rendus « secrets » du Parlement de Bordeaux, témoignages du temps, archives publiques, qui permettent d’établir à peu près la vie du philosophe. Elle récuse certaines idées reçues sur son « scepticisme », son incroyance, ses origines vaguement juives. Montaigne n’est rien de ces étiquettes hâtivement plaquées pour passer à autre chose. L’auteur rappelle p.232 que, si l’Eglise catholique n’a que peu objecté à la parution des Essais, elle a agi de façon toute politique mais d’une effarante niaiserie spirituelle et intellectuelle en mettant à l’Index tout Montaigne de 1676 à 1966 ! Soit un siècle après la parution des Essais – mais pour trois siècles.

Montaigne est un homme, et il prend conscience de soi ; il invite tous ses lecteurs à faire de même. Il n’est pas donneur de leçon ni auteur de maximes à afficher sur les murs de sa chambre mais un accoucheur des âmes comme Socrate qu’il prisait fort. Il veut faire réfléchir, engager le dialogue, inciter à penser par soi-même : « les Essais sont une incitation à converser avec leur auteur » p.353. Lui s’observe et s’observe en son milieu ; il tire des leçons des autres et de lui-même, de ses amis, des puissants dont il dépend, de ses amours, des auteurs des livres qu’il lit. Il a accumulé près de mille volumes dans sa bibliothèque, qu’il appelle encore « librairie » comme les anglais en ont conservé l’usage depuis Guillaume. Principalement des antiques, grecs et romains, mais aussi des contemporains qui font réflexions de théologie ou de politique. Chacun peut garder sa liberté tout en consentant aux conditionnements de sa famille et de son milieu comme à la « longue accoutumance » aux lois, dès lors considérées comme « naturelles » : il suffit d’instaurer une distance critique et de les apprécier en raison. Il est nécessaire, en son logis ou profession, de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » p.129.

C’est que l’époque est radicale, la France connait huit guerres civiles successives car déchirée entre catholiques intransigeants allant jusqu’au coup d’Etat par l’assassinat du ministre Coligny puis du roi Henri III, et protestants qui se nomment chrétiens « réformés » et qui veulent la libre expression et la liberté de culte. Mission impossible dans un royaume encore féodal où un peuple requiert un roi, une foi. Montaigne, justement, s’y emploie, partant de la réflexion de son ami La Boétie, trop tôt disparu, que l’obéissance fait le pouvoir, pas l’inverse. Or, qui a des certitudes, religieuses ou politiques, a en même temps le désir irrépressible de les imposer, y compris par la violence. Montaigne prône de passer de l’allégeance à un homme à l’allégeance à un principe supérieur, « la cause générale et juste ». Ce qui reste actuel en politique où une fidélité au « grand homme » (de Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Macron) dérive trop souvent vers le pire au détriment de l’intérêt général.

Pour Montaigne, « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et les formes reçues » p.13. Car juger en critique ne signifie pas s’opposer à toute force. Contrairement aux néo-platoniciens de son temps (qui subsistent chez nos hégéliens ambiants), Montaigne ne croit pas que l’on change une société par décret ; à l’inverse, les coutumes doivent être limées avec le temps. Le libéralisme français des Lumières sortira tout droit de ce penser-là.

Il est toujours actuel, Montaigne malgré sa langue archaïque : « L’explication vient sans doute de ce que, comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays » p.16. Il « s’essaie » à y penser et nous convie à faire de même pour notre temps.

Réserve envers les séducteurs politiques et religieux, ouverture à l’étonnement, modération de conduite sont ses principes de vie, bien utiles en temps d’incertitudes. Avec le mouvement, pour ne pas s’enkyster : « j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît » p.214. Rappelons aux vierges effarouchées de garde que branler signifie bouger en français archaïque. D’où les voyages que fit Montaigne en Allemagne, en Italie, à Paris, à Rouen… Comme moi, il en jubile, heureux des découvertes et surprises, toutes matières à réflexion.

« Car l’essentiel est bien là », écrit la biographe : « se mettre au service de la vie et en apprécier toutes les jouissances, tant intellectuelles que corporelles. Sans cette exigence fondamentale, la liberté perdrait tout son sens » p.314. Ce pourquoi Montaigne détaille ce qu’il mange et boit, ce qu’il aime, comment il va à la selle et combien il désire baiser même en âge avancé. C’est que la bonne harmonie du corps, du cœur et de l’esprit est nécessaire à la sagesse car qui ne se conduit pas soi, comment pourrait-il s’offrir en exemple aux autres ?

L’essentiel est de faire fonctionner son esprit comme fonctionne son cœur ou son corps. Il y a une jubilation à baiser ou à goûter des mets, une joie à admirer et à aimer, une exaltation à penser. L’élan est autant dans la réflexion que dans le désir ou la volonté. C’est là réellement vivre et s’éprouver vivant, dans cette « puissance » en acte comme aurait dit Nietzsche. Nul besoin d’accomplir de grands exploits ou des actes mémorables, la vie la plus banale peut devenir un chef-d’œuvre, si elle est en pleine conscience de soi.

Michel de Montaigne s’est éteint le 13 septembre 1592 et cette biographie soignée lui rend un hommage mérité.

Arlette Jouanna, Montaigne, 2017, Biographies NRF Gallimard, 459 pages, €24.50 e-book Kindle €17.99

Montaigne, Les Essais, collection Bouquins Laffont 2019, 1184 pages, préface de Michel Onfray, €32.00

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Arrivée à San José, capitale du Costa Rica

Notre guide francophone s’appelle Adrian ; il nous cueille à la sortie de l’aéroport Santamaria de San José. Il habite sur les hauteurs de la capitale, à 2600 m et cultive des citrons et des avocats. Il a le teint fleuri et la panse rebondie d’un Sancho qui aime ses aises.

Sans José, la capitale, nous apparaît presque vide en ce dimanche. C’est pourtant là que vivent la plupart des 4 millions d’habitants du pays, à 70 % Métis et 14 % seulement Blancs.

Nous voyons des hôpitaux, une cathédrale, une avenue centrale commerçante au tiers piétonne, des banques, une gare routière de bus et l’on suppose quelques bâtiments administratifs. Comme nous dira Adrian, pour faire une ville au Costa Rica il faut six choses : une église catholique (le curé est plus important que le maire), un stade de foot, un supermarché, un bar, une mairie et un poste de police. Le dimanche a lieu la messe des commères à six heures, la messe familiale à neuf heures, le foot à onze heures, le repas obligatoire chez la grand-mère à treize heures, la messe des jeunes à dix-huit heures (qui est plus lieu de rencontre entre les sexes que de dévotion), puis le bar pour tout le monde jusqu’au coucher. La ville serait à 1200 m d’altitude. Proche de l’Équateur, les saisons sont très peu marquées aujourd’hui ; Adrian nous dit qu’il fait « sec » tout le temps par rapport à son enfance. Nous connaitrons cependant bel et bien la pluie.

Une fois posés à l’hôtel, nous effectuons un tour dans la ville à la nuit qui tombe, c’est-à-dire vers 18 heures, heure tropicale du crépuscule. Des pauvres errent dans les rues, plus clochards que mendiants. De mamas grosses, des papas souvent un gosse dans les bras. J’observe un nombre impressionnant de McDonald’s au mètre carré. La moitié de la population du pays vit sur les plateaux et la moitié de cette moitié autour de San José. La côte est riche de verdure plus que d’or et de jade comme le croyait Colomb. Les dimensions du pays représentent deux fois la Corse. La terre est volcanique, très arrosée, d’où les cultures florissantes et les échanges avec les peuples voisins pour les céréales, les fruits, l’or et le jade avant la conquête. Christophe Colomb serait Génois mais la Corse faisait partie de la république de Gênes, donc Colomb est revendiqué par l’histoire corse. Adrian aurait visité sa maison. Il en existe une à San José, la Casa Colon, mais il s’agit d’un hôtel qui s’est approprié le nom.

Le guide, qui aime manifestement manger (il faut voir comme il a le nez qui frétille lorsqu’il évoque la nourriture) nous affirme que le citoyen costaricien fait sept repas par jour : un petit-déjeuner de riz et haricots à six heures à l’aube ; un casse-croûte à neuf heures avec des œufs et du fromage ; un déjeuner à midi plus léger en raison de la température ; à quinze heures un œuf et du fromage avec le café ; le dîner à dix-huit heures au crépuscule avec riz et haricots. Le soir est réservé au bar avec tapas, c’est un lieu où se retrouver et regarder la télé.

Notre hôtel s’appelle La Rosa del paseo et se reconnaît par son grand bi adossé négligemment à la façade, la roue avant immense et la roue arrière minuscule.

Il est doté d’un patio végétal très agréable. Son adresse : « à 50 m à l’est de Budget Rent a Car ». Les adresses habituelles avec nom d’avenue et numéro ne sont pas reconnues par les gens d’ici. Il y a bien une numérotation mais l’usage est de situer l’adresse en fonction des lieux remarquables alentour. La plupart du groupe va dîner au Pizza Hut ouvert le dimanche, le reste se passe de dîner comme moi, fatigué et suffisamment nourri dans l’avion.

Le change des devises en monnaie locale s’effectue soit par distributeur de cartes bancaires, il y en a plusieurs dans la rue principale, soit en donnant tout simplement un billet de 10 $ américains pour acheter une bouteille d’eau à 0,50 colones : la monnaie est rendue car le commerçant préfère les dollars en raison de l’inflation.

La nuit est agréable sans trop de réveil, elle rattrape la précédente. Ceux qui ont bien dormi hier ont peu dormi aujourd’hui à cause du décalage horaire de 8 heures en été : 18 h à Paris égale 10 h à San José. Le groupe comprend, comme souvent dans les voyages peu sportifs, une majorité de filles mûres mais aussi deux couples. Toutes veulent leur petit confort, « surtout pas de tente me dit l’une, et une douche chaude tous les soirs ! » La jeunesse est loin et l’esprit d’aventure avec. Eff, énarque, magistrat administratif au Conseil d’Etat et Lillois d’origine, se trouve être mon compagnon de chambre.

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Mélenchonjugend ?

Ainsi, Jean-Luc Mélenchon envisage dans l’entretien au 1 cité par France-Culture de « créer une organisation pour les enfants, sur le modèle des scouts ». C’est amusant pour un révolutionnaire… A-t-on vu Robespierre créer les jeunesses robespierristes ? ou Lénine les jeunesses léninistes ? Ce sera Staline qui encouragera les « pionniers » du communisme, mais une fois son pouvoir installé : il a pris cet excellent exemple à la Hitlerjugend, qui l’a copiée sur les Balilla mussoliniens, qui ont eux-mêmes imité la toute-puissante Eglise catholique, forte de mille ans de pratique, sur le bon exemple pratique du lieutenant-général Baden-Powell revenu d’Afrique du sud.

Mais n’ironisons pas trop vite, l’image est tentante comme la droite bornée la reprendra sans doute. Ou les médias, experts à susciter l’émotion pour en faire profit, comme Mélenchon le reproche à « la caste ». Il déclare sur son blog, dans un texte fleuve dont il a le secret (plus c’est long, plus ça fait sérieux selon Goebbels) : « L’angle est toujours le même : susciter de l’indignation à notre propos. Et l’ordre des attaquants est toujours le même. Le premier cercle Macroniste, puis le deuxième, le tout escorté par les batteries des croiseurs de guerre médiatiques. Puis viennent pour tirer dans le dos les « faux-amis » dont c’est l’unique occasion de se faire remarquer. Et ainsi de suite, d’un buzz à l’autre, d’un jour sur l’autre. »

Si nous réfléchissons un peu, que propose Mélenchon ?

Pas uniquement un mouvement de jeunesse, mais une véritable contre-société : « un Média, un espace culturel, des caravanes sanitaires, un nouvel imaginaire politique »… Un monde neuf ici et maintenant sur le modèle des islamistes aujourd’hui, du Parti communiste français durant des décennies, des militaires britanniques voyant l’empire décliner, de l’Eglise catholique depuis la loi de séparation de l’Etat – et bien sûr sur les modèles populistes, Mussolini, Hitler, Staline, Franco, Castro, jusqu’à Mao avec ses « Gardes rouges ».

Il s’agit de façonner les esprits dès le plus jeune âge (4 ans chez les Balilla, 6 ans chez les Pionniers communistes ex-Vaillants, 7 ans chez les scouts catholiques), d’ancrer la foi en la religion ou en la morale, la reconnaissance envers le guide (allant jusqu’au culte de la personnalité), de former les cœurs à la fraternité communautaire de l’entre-soi, et de développer les corps par les exercices physiques, paramilitaires, et la vie en pleine nature. Mais comme, dès 12 ou 13 ans, les hormones deviennent exigeantes, une stricte discipline s’impose : séparation des sexes, vêture légère, débarbouillage à l’eau froide, courses et exercices prolongés. Les animateurs sont nommés « chefs » et exercent une autorité sans partage. Ce n’est qu’avant 12 ans que des cheftaines animent des jeux et surveillent la morale, et après 15 ou 16 ans que les Pionniers deviennent plus autonomes. Chez les Vaillants, devenus Pionniers en 1970, « l’éducation de l’esprit du communiste constitue l’originalité et le devoir de l’organisation ». Compte-tenu de l’effondrement de l’idée communiste et du rabougrissement du Parti, l’organisation est devenue un mouvement de militants lié à la politique des quartiers et à l’enfance en 2003.

Mélenchon voudrait recréer le mouvement Vaillants original – avec une forte empreinte scoute catholique des années 60, selon le site Latoilescoute : « L’imaginaire du pionnier correspond à celui de bâtisseur d’un monde meilleur. Finies les identifications au chevalier, soldat ou conquérant qui étaient en vogue auparavant. Au cœur des années 60, il y avait l’espoir d’une union fraternelle au service de l’humanité (si tous les copains du monde voulaient se donner la main), de chantier et de coopération ». Car sa wikibiographie l’indique, sans nul doute sourcilleusement revue et contrôlée : « éducation catholique de par sa mère », le jeune Jean-Luc « est notamment enfant de chœur et sert la messe en latin ». Il n’a pas oublié cette culture, commune chez les petits Français des années 1950 (a fortiori d’origine espagnole encore plus fermement catholique).

Il a été aussi surveillant dans un lycée de Mouchard et a probablement appris, en 1975 dans ces années post-68 résolument anti-autoritaires, combien la discipline est nécessaire aux jeunes gens, surtout aux garçons. Si je me souviens des années qui ont précédé, pour avoir fréquenté les Eclaireurs de France, laïques (donc sans « morale » bourgeoise) et mixtes (donc poussés à l’exploration), cet âge est porté au « bordel » au sens des travaux pratiques. A l’époque, le débat entre « responsables » (ainsi disait-on) portait sur surveiller et convaincre (mais c’était un peu « fasciste ») ou distribuer des capotes (mais c’était un peu facile). De nos jours, avec les selfies, les réseaux et YouPorn, la situation doit être pire. Les toilettes de collèges sont réputées pour ce genre « d’expériences ». Alors, pas de mouvement de jeunesse sans ferme discipline, pas de discipline sans une attitude un tant soit peu « fasciste » – mais pour quelle morale ? Mélenchon se révèle-t-il ?

Cette idée sur la jeunesse à mettre en « mouvement » – évidemment très encadré – est plus l’aspiration à une contre-société issue de « la base » que l’expression chez lui d’un culte de la personnalité stalino-fasciste. Mais sait-on jamais… Autoritaire, militant, écologiste, il trouve dans les mouvements de jeunesse son miroir : discipline, apprentissage moral, nature. Avec Mélenchon, tout est possible ! Il déclare au 1 : « je laisse beaucoup les choses se faire toutes seules (…) c’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais. Parfois, mais pas toujours. J’ai une foi totale dans la capacité auto-organisatrice de notre peuple. »

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Ann Radcliffe, L’Italien

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Écrit dans la fièvre par une femme de lettres anglaise de la classe moyenne qui n’en était pas à son coup d’essai, ce roman gothique inspiré du Moine de Lewis est plus touffu, tout aussi noir, mais « au comble de l’exaltation ». Tout est excès dans ces pages : la longueur du roman publié en trois volumes à la parution (455 pages aujourd’hui format Pléiade), les passions et tourments des personnages qui les aveuglent et les précipitent dans les pièges, l’exaltation des paysages depuis la baie de Naples aux dizaines de bateaux voguant sous le Vésuve enflammé jusqu’aux forêts sauvages des Abruzzes et les montagnes dominant l’Adriatique où le ressac vient se jeter avec violence, la monstruosité de l’Autorité – celle des parents préoccupés avant tout de mariage sans déroger, celle de l’Église catholique romaine qui est une véritable puissance totalitaire…

Nous sommes dans le gothique flamboyant, où la paisible Raison des Lumières est dominée par les violentes passions et les bas instincts – évidents chez les figures ambigües des dominateurs et dominatrices de tempérament qui n’ont pas la position sociale pour s’imposer sans partage. La Marquesa di Vivaldi, le père Schedoni (ex-comte) et l’abbesse de San Stefano ont des vertus « mâles » tempérées de faiblesses « femelles ». Chez la marquise, « quand l’orgueil et la revanche parlent dans sa poitrine, elle défie les obstacles et se rit des crimes ! Mais prenez-vous-en à ses sens, laissez la musique, par exemple, étreindre quelque fibre sensible de son cœur, et voilà que toutes ses intentions changent du tout au tout ! » p.774 Pléiade. Eux n’ont que la ruse pour affirmer leur orgueil : leur origine, leur histoire familiale ou leurs crimes les ont poussés dans les ordres. Hypocrisie, vanité, ambition, cruauté, sont leur vengeance sur la société et sur le siècle.

moine et fille

On ne peut qu’être frappé par le fait que l’Église catholique représentait à la fin du XVIIIe siècle une force aussi fermée et implacable que le parti communiste sous Staline (ex-séminariste, comme chacun sait). Idéologie, organisation, autorité, réseau, police de l’Inquisition, constituent un système redoutable devant lequel l’individu, même bien « né », restait impuissant sans de très forts appuis politiques. L’Église, comme le parti, font servir les contraires : « Malgré un tempérament résolument opposé à celui, sévère et violent, de l’abbesse, [l’abbé supérieur] était tout aussi égoïste, et presque aussi coupable, dans la mesure où, comme il fermait les yeux sur des agissements malintentionnés, sa conduite s’avérait presque aussi nuisible que celle des instigateurs des mêmes agissements » p.710. Pouvoir totalitaire, ni la nature, ni la raison, ni le droit n’ont de prise sur l’Église : « Comment l’homme, qui se prétend doué de raison, et immensément supérieur à toutes les autres créatures, peut-il se rendre coupable d’un tel excès de folie meurtrière dont la cruauté invétérée n’approcha jamais la férocité des brutes les plus irrationnelles ? » se dit le jeune Vivaldi, poussé dans les cachots de l’Inquisition à Rome (p.795).

La jeunesse est en outre écrasée par le poids tout-puissant des parents, la majorité arrivant fort tard dans l’existence, de quoi souhaiter la mort prématurée des géniteurs intransigeants. Ellena, 18 ans, et l’adolescent Vivaldi, autour de 20 ans, s’aiment mais ne peuvent s’unir car trop socialement inégaux en apparence.

salvator rosa montagnes

Le père Schedoni haïssant la jeunesse, l’amour et la légèreté de Vicentio di Vivaldi (qui lui rappelle sa propre jeunesse dissipée), s’allie à la mère du jeune homme, la Marquesa di Vivaldi, pour faire échouer l’union obstinément projetée : présages délivrés par un moine inquiétant comme une apparition de l’au-delà, enlèvement pour les rigueurs du couvent, tortures psychologiques, tentatives d’assassinat, dénonciation à l’Inquisition, sont les quelques péripéties qui ponctuent l’aventure. Passions sublimes, nature pittoresque, voix émouvantes (mais aucun érotisme, contrairement au Moine de Lewis), concourent à remuer le lecteur (la lectrice) et à captiver par autant de transports et d’excès. Jusqu’au fidèle serviteur Paulo, en bouffon napolitain tout dévoué à son maître, possédé d’une passion quasi fusionnelle et presque étrange pour sa présence physique et son amour social. Les paysages italiens, reconstitués par l’imagination de l’auteur qui n’y est jamais allée, ont la beauté des peintures animées, bien construites dans leur description, colorées du couchant et animées des activités des hommes. Ils participent au tumulte émotionnel des personnages, les montagnes ne pouvant s’élever que redoutables, la mer jaillir avec violence et la forêt se révéler impénétrable et mystérieuse, l’ensemble distillant une peur vague de s’y perdre.

ann radcliffe the italian

Jamais un protagoniste ne peut raconter une histoire sans être interrompu, le fil de la raison devant céder à chaque fois devant la fébrilité des passions ou la brusquerie des instincts. Jamais le héros Vivaldi ne peut agir avec modération, se précipitant toujours tête la première sans réfléchir dans toutes les chausse-trappes qui lui sont pourtant annoncées. Jamais l’héroïne Ellena ne peut décider simplement, tout empêtrée d’émotions, de torrent de larmes, de défaillances, ne pouvant se presser sur vingt mètres sans tomber en quasi pâmoison alors que sa liberté et sa vie en dépendent. Mais aucun des personnages n’est tout blanc ou tout noir, les faiblesses se rachètent par de grandes qualités de cœur, l’impétuosité par une fidélité sans faille, la méchanceté par le remord, la pulsion de tuer par la pitié.

La fin verra un feu d’artifices de coups de théâtre, nul n’étant en fait ce qu’il paraît, dans une apothéose de grand guignol qui fait la somptuosité de ce roman daté.

Ann Radcliffe, L’Italien ou le confessionnal des Pénitents noirs, 1797, Jacques Flament éditions 2011, 326 pages, €19.90
Format Kindle, 2012, Amazon 822 kb, €1.49
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

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Matthew Gregory Lewis, Le moine

Lewis Le Moine babel
Écrit par un attaché d’ambassade anglais à La Haye d’à peine 19 ans, ‘Le moine : un roman’ a fait irruption dans une Europe secouée par la tourmente révolutionnaire et marquée par les massacres de septembre durant la Terreur. Il dénonce résolument l’Église catholique et la compromission de la religion avec les pouvoirs, véritable tyrannie dans la tyrannie avec ses lois d’exception appliquées dans ses couvents et cachots. Il dénonce dans le même mouvement la foule imbécile, prête à suivre toutes les superstitions, puis à se retourner contre ses dominants sans distinction, lynchant tout ce qui porte soutane. Foule dont les intellectuels parisiens de la « bonne » société imitent les mœurs creuses, malgré leur naissance : « je découvris que ceux parmi lesquels je vivais, et dont l’apparence était si policée et séduisante, étaient au fond frivoles, indifférents et dénués de sincérité » p.286 Pléiade. En bref – ce qui est très anglais – ‘Le moine’ dénonce l’absolutisme, celui venu de Rome comme celui issu de la Révolution.

Mais ce fil conducteur n’est une leçon qu’au final, l’essentiel est l’action qui ne cesse pas, entre coups d’éclat et rebondissements. Une histoire de soutane et d’épée qui met en avant le père Ambrosio, moine d’à peine trente ans qui n’est jamais sorti des griffes de l’Église et se trouve donc fort dépourvu devant la vanité, la femme et les désirs de la chair. « On lui apprit à voir dans la compassion qu’on ressent pour les erreurs des autres un crime de la pire espèce. Il troqua la noble franchise de son caractère contre une servile humilité. Et, afin de le guérir du courage qui lui était naturel, les moines terrifièrent son jeune esprit en lui représentant toutes les horreurs qui la superstition leur pouvait inspirer » p.401. En cause les paradoxes et les sophismes, qui déforment la droite Raison, dont le moine use et abuse pour couvrir de hautes justifications ses bas instincts. La nature est distordue par l’institution, l’Église catholique ne faisant que préfigurer le socialisme réel sous Staline puis Mao. Le premier chapitre montre le père Ambrosio en majesté, prêchant dans la cathédrale de Madrid, sa voix mâle et vigoureuse remuant les rombières et faisant se pâmer les jeunes filles. Il est de la dernière mode d’avoir pour confesseur ce vertueux avéré.

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Deux gentilshommes espagnols forts titrés surprennent un échange de lettres lors de la procession des sœurs du couvent, et l’un d’eux est le frère de la jeune fille ainsi vouée à Dieu. En remontant le fil, une série d’histoires imbriquées à la manière du cinéma (à venir) va emporter le lecteur dans une auberge alsacienne où l’on égorge les voyageurs, en un château de Bavière où erre à minuit tous les cinq ans une Nonne sanglante, dans une maison modeste d’un faubourg de Madrid où se languissent une femme déchue et sa fille. L’amour et la mort, l’érotisme et la cruauté, se côtoient sans cesse ; l’un est attisé par l’autre, exaspéré jusqu’au pire. Et il faut l’ingénuité d’un Théodore, valet de 13 puis 14 ans, pour passer entre les gouttes du Mal qui ronge les adultes, comme un elfe messager au bon cœur naturel.

Nous sommes plongés dans le roman gothique de la plus belle eau, les forces de vie tourmentées des carcans imposés par l’immobilisme d’Ancien régime. Quand pouvoir temporel et spirituel sont unis, leur tyrannie s’abat sur tous les déviants aux normes sociales, jeune fille amoureuse d’un autre que le fiancé arrangé, novice ayant prononcé ses vœux un peu trop tôt, fauteuse prête d’accoucher… C’est en retournant les situations que l’auteur montre l’horreur cléricale, le vice du pouvoir et du stupre paré de la vertu des anges. Ambrosio se prend d’affection pour le novice Rosario – qui se révèle la fille Matilda, nymphomane éperdument attirée par lui pour le tenter et qu’il va violer et revioler à satiété avant de s’en lasser. Mais il est pris au sexe et à la menace du scandale : il va devoir suivre sa pente, désirer puis violer Antonia, étouffer sa mère Elvira qui s’oppose, puis poignarder la fille qui se sauve. Ce qu’il devient au final relève du grand guignol aujourd’hui, mais impressionnait vivement les foules d’époque, puisque Satan en personne intervient pour le châtier.

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Le moine a son alter ego femelle en la personne de la prieure du couvent de Sainte-Claire à côté, sadique qui remet en vigueur les lois implacables du passé en ce qui concerne les sœurs ayant fauté : mourir lentement de faim au cachot, nourri d’un pain par semaine et d’un pichet d’eau par jour, à moitié nue dans la vermine. Elle infligera cette punition à Agnès, sœur du comte Lorenzo. Ses crimes étant dévoilés au grand jour, la dame du couvent sera écharpée par la foule ivre de vengeance en plein Madrid. L’érotisme sadien est partout présent dans les excès des instincts mal domptés par la fausse vertu religieuse. Ambrosio s’enfièvre à la vue d’Antonia nue sous son linceul : « Comment pourrais-je renoncer à ces membres si blancs, si tendres, si délicats ? A ces seins gonflés, rebondis, fermes et élastiques ! A ces lèvres, pleines d’une douceur aussi inépuisable ? » p.521. La prieure se repaît d’infliger des souffrances au corps d’Agnès, enceinte : « Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux dépeignés lui tombaient en désordre sur le visage, qu’ils cachaient presque entièrement. Un bras décharné pendait inerte sur une couverture couvrant ses membres tremblants et agités de mouvements compulsifs » p.510. Ramener l’être humain au rang de bête dans la fange est un plaisir délicat des pires tortionnaires.

La sœur qu’on avait crue morte n’était qu’endormie, la fiancée enlevée tuée in extremis – permettant à son amoureux trop titré pour elle d’épouser mieux. Car, si Lewis conteste l’absolutisme, il ne conteste pas l’inégalité des rangs. Chacun doit épanouir ses vertus, mais à sa place. Il n’est guère que l’adolescent Théodore qui échappe à cette injonction, tel le Chérubin de Beaumarchais dans Le mariage de Figaro, joué pour la première fois à la Comédie française en 1784. Il est la nature en actes, jeune mâle en liberté qui révèle ses talents par l’exemple de ses protecteurs titrés. Le page Théodore lit beaucoup et compose des poèmes, chante admirablement en pinçant son luth, et prend des initiatives pour régler les affaires de son maître qui, en retour, lui prodigue son affection.

Il existe du Moine une édition réécrite par Antonin Arthaud, mais nous avons préféré l’édition originale, non expurgée. Il existe aussi un film de 2011 avec Vincent Cassel, mais c’est une autre œuvre, orientée vers le spectaculaire de la tentation, qui n’a pas la saveur lente distillée par la lecture.

Matthew Gregory Lewis, Le moine, 1796, Actes sud 2011 collection de poche Babel, 512 pages, €10.70
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60
Film DVD Le moine, Dominik Moll avec Vincent Cassel, Deborah François, 2011, Diaphana, 100 mn, €8.79

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Lijiang et Dali

Lijiang est le chef-lieu du District autonome Naxi. Le peuple Naxi, soit environ 300 000 personnes parlent le tibéto-birman ; la ville est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco. Détruite par un tremblement de terre en 1996 (7 sur l’échelle de Richter) mais reconstruite à l’identique. Un labyrinthe de ruelles, pavées, bordées de canaux : jolies maisons de bois et de terre battue, les avant-toits sont incrustés de poissons et de symbole de chance, les ruelles pavées de grosses pierres, 300 ponts enjambent les canaux, pas de voitures, les plantes des montagnes ornent les maisons, les commerces. A la nuit tombée, les toits s’illuminent. Les femmes Naxi sont habillées de bleu, une couleur qui évoque le ciel ou de noir.

Les Naxi étaient une tribu matrilinéaire, les biens étaient transmis au plus jeune enfant de sexe féminin. On est là sur les contreforts de l’Himalaya, au nord-ouest de la province du Yunnan à 2415 m d’altitude. Visites du Temple lamaïste Yufengsi ; le village Baisha, ancienne capitale du clan Mu, seigneurs des Naxi est devenu un petit village tranquille. Certaines constructions remontent au 15ème siècle, dynastie des Ming, et renferment des peintures murales de l’époque. Un reflet du caractère pragmatique des Naxi, leur grande tolérance religieuse : dieux tantriques, bouddhistes, bodhisattva mahayana, immortels daoïstes, chamanes naxi s’y côtoient en toute harmonie. Il semble que la Révolution culturelle ait endommagé les fresques murales datant des dynasties Ming (1368-1644) et Quing (1644-1911).

LE MARBRE DE DALI

Proche de Lijiang, Dali est à la fois le nom de la région et celui de la capitale de la préfecture autonome bai. Région prospère grâce à ses terres fertiles, des dépôts de marbre, le lac Erhai très poissonneux, des petits cours d’eau pour irriguer les champs. Le groupe dominant sont les Bai (blancs). Les femmes bai portent des tuniques rouges, des tabliers multicolores et des chapeaux aux formes complexes avec des pompons et rubans tressés. La ville est jolie avec ses bâtiments en pierre, ses murs blanchis, ses toits d’ardoise.

LES TROIS PAGODES DALI

Au nord de la ville on aperçoit trois pagodes dont le plus haute (72m) de forme carrée date du 9ème siècle, de style Tang. Les deux autres (42m) datent du 13ème siècle et sont octogonales. On trouve une marbrerie où la pierre de la région, taillée, est polie de manière à faire ressortir les motifs naturels qui ressemblent à des nuages ou à des montagnes. Depuis plus de 1200 ans, ce marbre est extrait des montagnes d’Azur.

Nous nous rendons dans le village Xizhou de l’ethnie Bai. Durant le spectacle donné par les jeunes de cette ethnie dans une ancienne maison de commerçant, on nous offre trois thés. Les dances : Straw hat dance, Music wire played at your door, Craftmen of Bai Etnic minority, Wedding ceremony of Bai people, Nipping the bride. Suivra une visite dans un atelier de batik.

LIJIANG NOTRE HÔTEL

Retour à Dali, tandis que d’autres fouillent les boutiques à la recherche d’un trésor, nous partons à trois accompagnés de Yan visiter une église catholique construite en forme de temple chinois, la vieille ville, la Porte de l’Ouest, le musée de Dali, dont certaines pièces intéressantes ne sont, hélas pas mises en valeur. Toujours sous la pluie, nous regagnons le Landscape Hotel.

Hiata de Tahiti

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Chasse au trésor à Tahiti

Pour ceux qui ont vécu en Polynésie, Anuanuraro est un nom qui leur rappelle des souvenirs… Non ?

L’atoll d’Anuanuraro dépend de l’atoll de Hao (ancienne base arrière du CEP), ses terres émergées ? 2 km2, la surface de son lagon ? 8 km2. Anuanuraro ou Anuanu-Ouest fut aussi appelé Archange puis Duke of Gloucester Island par les découvreurs. C’est un petit atoll sans passe de 5 km de long sur 3,5 km de large. Racheté par le Territoire, il était la propriété de Robert Wan qui y exploitait une ferme perlière (cela vous rappelle quelque chose, maintenant ?). L’aérodrome privé n’est plus en utilisable.

ballon plage polynesieL’île est réputée détenir un trésor… C’est là que trois hommes passionnés d’archéologie, d’histoire et de chasse au magot ont vécu une aventure rocambolesque depuis le 17 mars dernier. Ils avaient tout prévu sauf le mauvais temps. Débarqués d’un catamaran, ils auraient perdu 80% de leurs vivres dès leur débarquement mouvementé sur l’atoll. Téléphone satellitaire et panneaux solaires ne fonctionnaient pas… Et le catamaran ne devait revenir les chercher qu’entre le 3 et 6 avril !

Mais quel est ce trésor ? L’un des plus gros trésors pirate du monde ! De 3 à 23 tonnes d’or ! Caché où ? C’est un aventurier irlandais Charles Edward Howe qui a organisé de nombreuses expéditions à Pinaki (autre atoll des Tuamotu) suite à sa rencontre en Australie en 1912 avec le dernier survivant d’une équipe de quatre pirates qui auraient volé et caché, de nombreuses années auparavant, le magot, sans jamais rien trouver. Les aventuriers des temps modernes ne remettent pas en cause l’existence de ce trésor mais pensent qu’il se trouverait sur un autre atoll des Tuamotu. Lequel ? C’est bien là la question !

pirates costumes

Ils pensent également que le trésor ne proviendrait pas de la cargaison d’or d’un navire espagnol mais d’un voilier, Le Madagascar, une frégate trois-mâts britannique, mystérieusement disparue corps et biens en 1853 et que les pirates auraient drossé volontairement sur le récif d’Anuanuraro.

Pinaki, appelé également Panaki, ou Whitsunday Island par les Européens est un petit atoll circulaire de 4,5 km de diamètre, un lagon de 1 km de long et 600 m de large, relié à l’océan par un seul hoa. Loin de Tahiti (plus de 1 100 km) l’île est connue car on raconte qu’elle renferme un trésor : un butin de 10 millions de dollars représentant les biens de l’Église catholique au Pérou qui fut embarqué en 1849 sur une goélette qui appareilla de Pisco. Une mutinerie à bord, plusieurs personnes de Nukutavake en 1850 qui affirmèrent avoir vu une goélette semblable à ce navire dans les parages de Pinaki et même un pêcheur affirmait avoir vu des hommes décharger des coffres en bois ! Howe débarqua à Pinaki en 1912, creusa, fouilla l’atoll pendant 18 ans sans jamais rien trouver. D’autres creusèrent d’autres trous…

TAHITI DEPUIS LES HAUTEURS

Il parait que pendant les soirées de bringue, le trésor est toujours un sujet de conversation ! Nos aventuriers ont récolté de précieux débris. Le plus jeune des aventuriers laissé sur place (plus résistant qu’un Australien) a été recueilli par l’hélicoptère Dauphin et déposé sur l’atoll privé de Nukuteppi.

Hiata de Tahiti

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Donna Leon, Les joyaux du paradis

donna leon les joyaux du paradis
Ceci n’est pas une enquête du commissaire Brunetti, ni vraiment un roman « policier », mais il y a du suspense et une intrigue sociale. Nous sommes à Venise, dont l’auteur est amoureuse comme si elle y était née, et elle sait magnifiquement rendre ces petits détails quotidiens qui font la beauté de la ville, le prix de l’ambiance et les relations humaines nulles part ailleurs aussi particulières.

L’une des cinq filles d’une famille vénitienne au prénom commençant toutes par un C, Caterina, est musicologue et spécialiste du baroque. Cette musique est pour elle populaire, l’équivalent d’une Madona des siècles passés, un spectacle quasi de cirque en son temps avec décors fantastiques, passions romantiques et trémolos musicalement inouïs. Mais il est dur de trouver du travail aujourd’hui dans un domaine aussi spécialisé et aussi loin de la quête de l’argent qui est le propre de notre société…

Elle enseigne, elle étudie, elle recherche… Tombée à Manchester, elle se languit de l’Italie et surtout de Venise, sa ville sur l’eau, ses trattorias et ses bars cachés que les touristes ne connaissent pas. Justement, une annonce cherche musicologue pour expertiser le contenu de deux malles datant du 18ème siècle, laissées en héritage par un certain abbé Agostino Steffani, diplomate et compositeur baroque accessoire – qui a vraiment existé. Son opéra Niobe, ressurgi de l’oubli, aurait montré des splendeurs ; son Stabat Mater, écrit à la fin de sa vie, serait magnifique. Il est réédité en CD et l’on susurre que la Bartoli (comme on dit en italien), chanteuse vedette du disque, ne serait pas étrangère à l’écriture du roman de Donna Léon, pour faire mousser sa pub.

Mais la fondation qui accueille Caterina se révèle en carton-pâte – à l’italienne. Les fonds sont dilapidés par les précédents « directeurs » qui auraient fait des « placements malheureux » (peut-être pas pour tout le monde). Restent deux cousins, béotiens en musique et avides créateurs de monnaie dans des affaires diverses. Ils voudraient savoir quel a été le « testament » de Steffani, resté sans descendance, à quelle branche de sa famille il a légué ses biens. On parle à mots couverts depuis des générations d’un « trésor » qui serait appelé « les Joyaux du Paradis ». Comme ils se méfient l’un de l’autre et qu’ils ne parlent aucune des multiples langues de l’ancêtre : allemand, latin, français, anglais… la dépense d’une chercheuse apparaît justifiée.

C’est contre cette prétention que l’auteur va s’amuser. Je ne vous raconte pas la fin mais elle vaut son roman. Il y a des mystères, une quête dans le passé comme une enquête policière, l’apport de spécialistes de la documentation légale, un avocat qui n’est pas ce qu’il paraît être, la surveillance appuyée d’un mauvais garçon à l’encontre de Caterina.

Tout cela va se résoudre dans les dernières pages pour le plaisir intellectuel du lecteur. Aucun meurtre, mais toute une sociologie. De l’Italie bien sûr, mais aussi de l’Église catholique et des bouffons qui croient plus au pouvoir temporel qu’en un Dieu éternel. Caterina va s’amuser, l’avocat va s’étrangler, les cousins se dépiter – pour le plus grand plaisir de l’auteur – et du lecteur.

Car si ce roman n’est pas policier, il est un bon roman sur la foi et sur la cupidité humaine.

Donna Leon, Les joyaux du paradis, 2012, Points policier 2013, 347 pages, €7.22

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C’était mieux avant ?

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des valeurs et de la morale, du machisme tranquille et des rôles sociaux fixés ! Madame torchait les mioches et faisait la vaisselle tandis que Monsieur travaillait au dehors, mettait les pieds sous la table ou bricolait au garage. Las, mai 68 est passé par là, mais aussi le développement de l’instruction, de la culture et des droits avec celui de l’économie. Désormais, Madame peut rester Mademoiselle sans offusquer personne ; elle peut choisir de ne pas avoir d’enfants ou un ou deux si elle veut, quand elle veut ; elle peut bricoler au garage et laisser Monsieur torcher les mioches, tous deux travaillant au-dehors. Les rôles sociaux en sont bouleversés. D’où les mariages tardifs, après longue cohabitation à l’essai – ou pas de mariage du tout ; d’où un enfant sur deux né bâtard, « hors mariage » dit-on par euphémisme aujourd’hui ; d’où les états d’âme masculins, partagés entre androgynie pour se fondre dans la masse ou survirilité pour se distinguer des filles à cheveux courts, en jean et qui font de la boxe ; d’où les interrogations inquiètes sur l’éducation donnée aux enfants, les parents dépossédés par Internet et par l’école, cette fabrique de crétins où des enfeignants font de l’animation idéologique.

roger peyrefitte les amities particulieres film

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des enfants de chœur et des collèges fermés où les garçons en pension et les filles au couvent étaient préservés de toutes les souillures du monde, gardant – croyait-on – l’âme pure des oies blanches ! Il suffit de lire les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte (parmi bien d’autres) pour se rendre compte que le bon vieux temps, cet âge d’or, n’est qu’un mythe. Dès 7 ans, les garçonnets allaient aux louveteaux et se faisaient tripoter par le curé lorsqu’ils servaient en enfants de chœur ; dès 11 ans, on les bizutait chez les scouts, avec mise à l’air, caresses brutales et pénétrations diverses ; au même âge, le curé passait aux sucettes (la sienne enduite de confiture), et les pensionnaires se faisaient fouetter, brûler à la cigarette, pénétrer devant et derrière, jusqu’à ce qu’une amitié particulière leur offre la protection virile d’un plus grand ; dès 14 ans, lorsqu’ils étaient au travail, ils se dépravaient comme des hommes, Céline le décrit bien dans Mort à crédit.  Ce n’était guère mieux chez les filles, La religieuse de Diderot n’étant pas encore passée de mode, ni les caresses brûlantes des couvents.

balancoire

Est-ce cela que réclame le lobby chrétien intégriste de Civitas, qui cherche « à se mobiliser avec détermination contre cet enseignement sournois de la perversion aux enfants, en participant notamment à toutes ces initiatives de bon sens qui s’opposent à ces folles velléités du pouvoir, de vouloir imposer cette idéologie contre-nature dans la société et son enseignement obligatoire à nos enfants dans le système scolaire » ? Mais non, ce ne sont pas contre les curés pédophiles (fort nombreux dans l’église catholique qui interdit le mariage des prêtres), ni contre les éducateurs des collèges de garçons (traquant le péché par des confessions sur listes d’émoustillantes turpitudes et profitant des troubles) – c’est contre l’école de la république, laïque et obligatoire. Ce qu’ils veulent, c’est une « reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France (…) dans le sens des valeurs chrétiennes et de l’ordre naturel ».

Un groupe de pression chrétien est parfaitement légitime, puisque  juifs, islamistes, communistes et écologistes en ont. Mais le citoyen peut garder l’esprit critique sur la mythologie de tous ces « croyants ». Que défend Civitas ?

  • Valeurs chrétiennes ? « Sa dépendance à l’égard du Créateur ».
  • Ordre naturel ? « La philosophie naturelle d’Aristote et les textes du magistère traditionnel de l’Église catholique, en particulier chez saint Thomas d’Aquin et dans les encycliques sociales ».
  • Rejet ? « L’individualisme et (le) libéralisme qui rejette toute idée de dépendance vis-à-vis de valeurs que l’homme n’aurait pas définies lui-même ».

Etait-il donc dans l’ordre divin que les enfants soient mis dans des conditions quasi carcérales, voués à ne pouvoir s’aimer qu’entre eux, Dieu planant loin au-dessus ? Ne serait-il en revanche pas dans l’ordre chrétien (« laissez venir à moi les petits enfants » dit Jésus), ni dans l’ordre naturel (« l’homme est un animal politique » dit Aristote), que l’école aide chacun des enfants à s’épanouir par lui-même (« à faire fructifier son talent », dit l’Évangile) ? Une bien étrange conception de l’homme, créé pourtant « à l’image de Dieu », et de la place qui lui est sur cette terre. Une « dépendance » qui ressemble fort à un esclavage…

genre theorie civitas

« Ce qui se joue, dit Virginie Despentes, c’est pouvoir affirmer : nos enfants nous appartiennent. Entièrement. S’ils sont différents de ce que nous attendions, nous avons le droit de les éliminer. C’est pourquoi les livres les inquiètent tant, car quand les enfants apprennent à lire ils échappent à leurs parents, ils peuvent aller chercher une vision du monde différente de celle qu’on leur sert à la maison, et l’école les inquiète aussi – ce moment où les enfants ne sont plus enfermés sous leur seul contrôle ».

Propriété, appartenance, enfermement, contrôle : le citoyen raisonnable a le droit de ne pas soutenir ce genre de mouvement.

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Philip Kerr, La mort entre autres

Philippe Kerr La mort entre autre

Côtoyant l’histoire vraie et très bien documenté, l’auteur écossais fait revivre l’après-guerre en Allemagne, pays vaincu en proie à la honte et à la dénazification. Tous les cloportes grouillent sur le cadavre : les anciens nazis qui veulent se refaire une identité, la CIA qui compte en récupérer d’utiles à ses recherches médicales et militaires, la Haganah juive qui veut se venger, l’Église catholique qui veut aider les nazis à émigrer en Argentine pour les réserver contre le communisme (après avoir aidé « des catholiques non aryens » – des Juifs – à émigrer hors d’Allemagne), les Soviétiques corruptibles mais implacables, et les citoyens allemands ni blancs ni noirs qui ont un peu trempé dans le nazisme sans vraiment en faire partie… Nous sommes dans le glauque de l’année 1949, dans la lassitude du combat et des idéologies frelatées, dans la cinquantaine du héros.

Bernie Gunther, rencontré dans La trilogie berlinoise, reprend ses activités de détective privé après la mort suspecte de sa femme épousée en Autriche pour « fièvre ». Il n’a plus aucune attache, sinon son savoir-faire d’enquêteur, ex-flic de la KRIPO, la police criminelle de Berlin avant guerre et une automobile Hansa 1700, bien conservée au garage. Ce pourquoi il prend les affaires qui se présentent : rechercher des personnes disparues.

Une belle femme blonde et apparemment très catholique lui demande de retrouver son mari devenu SS, au moins de savoir s’il est mort : elle veut se remarier. Elle est l’appât d’une machination pour impliquer Bernie, lui faire endosser une autre identité pour que le vrai coupable puisse refaire sa vie sans être inquiété. Dans sa quête, Gunther rencontrera un prêtre croate nazi, un ex-général SS, quelques brutes d’hommes de main, un juif affairiste de la CIA, un commando de vengeurs israéliens du Nakam, et Adolf Eichmann – en route pour l’Argentine sous le nom de Ricardo Klement.

hansa 1700

Nous sommes mêlés à la grande histoire, avec le cynisme de l’observateur un demi-siècle après. Les Américains ne sont pas plus purs que les nazis puisqu’ils ont eux aussi inoculé à des prisonniers des maladies afin d’en expérimenter les vaccins ; les Juifs ne sont pas plus moraux que les Allemands puisqu’ils assassinent sommairement les anciens soldats sur la foi de simples soupçons ; les Allemands ne sont pas blanchis par la défaite ni coupables pour des générations. Malgré ses talents, Bernie Gunther ne peut rester en Allemagne, il doit aller refaire une vie ailleurs. Il laissera cependant le Dieu vengeur (ou plutôt le destin, bien aidé) s’occuper des assassins de sa femme – simple fille d’hôtelier qui avait le tort d’avoir son établissement dans la ville de Dachau. Ils finiront par où ils auront péché…

Les personnages sont crédibles, humains ; l’intrigue est retorse, bien ficelée, distillée avec art ; les chapitres sont découpés comme en film avec coups de théâtre et rebondissements inattendus en fin de chapitres ; les marques d’humour ne manquent pas ; la documentation historique fouillée et originale. Le lecteur se divertit, compatit et en apprend beaucoup sur les aspects occultés de l’histoire telle qu’elle s’est vraiment déroulée et non telle qu’elle a été présentée. Car, trop souvent, l’histoire est comme une religion : imbibée de croyances et d’idéologie préconçue, écrite par les vainqueurs.

Un très bon livre de voyage en train ou de fin de journée sur la plage.

Philip Kerr, La mort entre autres (The One from the Other), 2006, Livre de poche 2011, 565 pages, €7.22

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Carmelo Abbate, Sexe au Vatican

Le titre est trompeur : s’il s’agit bien de sexe (rassurez-vous), il n’est pas « au Vatican » mais dans toute l’église catholique. Le sujet est en effet le célibat obligé des prêtres et les dérives qu’il engendre : immaturité, hypocrisie, fièvres sexuelles, avortements, déviances… Le Christ a prêché l’amour du prochain, pas celui de lointain : l’amour ici bas, pas au-delà. Ce sont les Pères de l’Église qui, pour assurer leur pouvoir sur les âmes, ont commandé au sexe. Tenant les fidèles par la queue, ils ont forcé l’abandon du mariage des prêtres au prétexte que les femmes étaient inférieures, impures et tentatrices. En vérité par avarice : l’Église se voulait puissance séculière et les biens ecclésiastiques ne devaient pas être distribués à tous les enfants de clercs.

D’où les « scandales » actuels : la sexualité est un instinct qu’il est difficile de réprimer, même si l’on a juré – surtout si l’on a juré à 18 ou 20 ans sans rien connaître des passions… L’enquête commence donc par une investigation chez les prêtres gays de Rome, article publié à l’été 2010 dans le magazine italien ‘Panorama’ dont l’auteur est rédacteur-en-chef de la rubrique ‘Actualités’. Le lecteur qui voudra se documenter sans se repaître du sordide sexuel ira directement page 57. Dès la Deuxième partie du livre qui compte 415 pages, le vrai sujet est abordé : comment les prêtres catholiques d’aujourd’hui vivent leur sexualité. Seule la pédophilie, déviance punie par la loi, est laissée de côté.

Selon les pays, environ 50% des prêtres entretiennent des relations sexuelles régulières. En majorité avec des femmes, mais près de 30% sont homosexuels, voire pédophiles (peut-être 5 à 6%). Les séminaires de formation sont des creusets de pratiques adolescentes que l’on croyait réservées aux internats autoritaires des siècles derniers. Mais la rupture totale avec le civil, la fermentation des âmes dans un milieu clos, la séduction des enseignants – font succomber la presque totalité des séminaristes dans l’affection très forte au moins, dans l’homosexualité hard au pire. Avec sinon l’assentiment, du moins la tolérance des autorités ecclésiastiques. Les bonnes sœurs en Afrique sont régulièrement violées par les prêtres mâles – coutume locale admise. Car l’Église se veut un monde à part, hors la loi humaine. Vous lui « appartenez » et elle fait de vous ce qu’elle veut. « La ligne adoptée est la suivante : fermer un œil, ou les deux yeux, tant que la double vie des prêtres n’est pas devenue affaire publique. Tout est fait pour éviter le scandale » p.133. Le cœur du problème n’est en effet pas le péché… mais l’esclandre. L’Église catholique méprise les hommes qui la servent ; elle leur préfère sa réputation et ses biens : son pouvoir. Les séniles qui la gouvernent rappellent l’URSS de Brejnev, crispés sur le Dogme et les petits arrangements entre amis.

Federica témoigne : « Je connais et j’ai connu énormément de prêtres. Ils partent avec de grands idéaux, un grand esprit, mais tôt ou tard ils se heurtent à la réalité de la nature, et voient comment Dieu nous a fait. Castrer un homme et le forcer à la chasteté est contre nature » p.126. On peut se vouloir moine et renoncer au monde, donc à toute sexualité. Mais être prêtre implique la relation humaine, et la plus forte est dans l’amour sexuel. Soutien mutuel, amitié, plaisir est l’une des traditions qui explique pourquoi Dieu a créé mâle et femelle. L’amour est cette énergie qui ne peut naître que des contraires – car ils s’attirent.

D’où les passages à l’acte, les crises de foi, l’effondrement des vocations. « En France, 10 000 prêtres auraient renoncé à leur fonction depuis 1965 et le concile Vatican II » p.133. Car « les vraies victimes en sont les femmes, et les enfants plus encore, qui souvent n’apprennent la vérité qu’à l’âge adulte » p.140. Pourtant, avoir une compagne et être père ne donneraient-ils pas une meilleure expérience humaine aux chargés d’âmes ? « Qu’est-ce qui peut pousser une femme à tomber amoureuse d’un prêtre ? (…) – Peut-être leur sensibilité, leur sens de l’écoute, leur douceur » p.118. Ne serait-ce pas le rôle de l’Église dans un monde de brutes ?

Les protestants convertis au catholicisme ou les prêtres anglicans qui ont rallié Rome, ont « le droit » d’officier tout en restant mariés. Où est donc la justification du Dogme ? « Le célibat (…) n’est devenu un engagement qu’avec le concile de Trente, convoqué par le pape Paul III en 1545 » p.188. Durant mille cinq cent ans, les prêtres ont vécu autrement : sont-ils désormais damnés parce qu’un prince de Rome l’a simplement décidé ? D’où la multiplication des églises dissidentes, en Amérique latine comme en Afrique, qui font diminuer le nombre de Catholiques plus vite que l’athéisme.

Sur ce grave problème Carmelo Abbate, lui-même catholique pratiquant, marié et père de famille, livre une enquête vivante et documentée. De multiples témoignages sur le vif et l’analyse des penseurs connus tels que l’abbé Pierre, Pat Buckley, Drewermann, König, Sipe, Stuart…

Carmelo Abbate, Sexe au Vatican – enquête sur la face cachée de l’Église, 2011, J’ai Lu avril 2012, 415 pages, €7.22 

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Peter Tremayne, Le concile des maudits

Sœur Fidelma renouvelle son terrain de chasse. Nous ne sommes plus dans la verte Eireann (Irlande) mais dans la Burgundie franque (Bourgogne). En l’an 670, au concile catholique d’Autun, Rome veut faire converger les différentes églises chrétiennes sur son modèle machiste méditerranéen : plus de femmes ! L’évêque franc Leodegar, apparenté à la famille royale de Clotaire III, mélange pouvoir spirituel et pouvoir temporel ; comme tous les démagogues assoiffés de puissance, il utilise l’idéologie pour son compte. C’est ainsi qu’il a décidé, quelques mois auparavant, de faire divorcer les prêtres et moines mariés. Le lien d’époux étant considéré par Rome comme hérétique, ne saurait être béni par Dieu…

Mais il y a pire. Les femmes et les enfants des moines d’Autun sont d’abord séparés de leur époux et père par la division physique du monastère. Certaines galeries sont murées, les femmes cantonnées à la Domus Femini, sous la férule sévère d’une ex-prostituée de Divio (Dijon), devenue abbesse. Mais ces femmes disparaissent. Elles laissent soi-disant un écrit dans lequel elles disent préférer retourner au monde, ou trouver une autre communauté. Est-ce possible ? Nous verrons comment cette déchéance de la fraternité entre homme et femme fera de ces dernières des êtres inférieurs analogues à des objets. Nous supputerons comment cette négation de l’épanouissement de l’âme par le corps – voulu par le Créateur – préparera les honteuses affaires de pédophilie des prêtres catholiques sur les jeunes garçons un millénaire plus tard. Car c’est là, dans ce haut moyen-âge, que tout commence.

Le concile religieux est comme un congrès de parti communiste, l’occasion de mesurer les écarts à la norme majoritaire, donc de désigner les boucs émissaires de l’épuration exigée pour prendre soi-même le pouvoir. Les nationalismes à vif des peuples divers font que la religion ne relie guère. Le premier chapitre commence par la querelle entre un évêque briton et un évêque saxon, apaisé par un évêque d’Eireann, sous les yeux de l’évêque franc d’Autun. Quoi d’étonnant à ce qu’un meurtre suive ?

C’est là qu’intervient sœur Fidelma de Cashel flanquée de son époux en Dieu et dans le siècle Eadulf de Seaxmund’s Ham. Pour concilier les nations et faire rapport à Rome qui fera briller son pouvoir, l’impérieux évêque Leodegar d’Autun mande Fidelma de trouver le coupable – et vite ! Sans quoi il jugera lui-même, en politique. Sont ainsi opposée la force brutale des Francs aux subtilités juridiques libérales des Irlandais. Ce ne sera pas la seule fois, Fidelman rencontrant le jeune roi Clotaire, poursuivi dans les bois.

Est une fois de plus mise en scène l’église de Rome « qui voudrait que nous nous retrouvions tous sous le joug d’une règle universelle » p.351. Nous pouvons faire le parallèle entre la Rome d’hier et la Bruxelles d’aujourd’hui, entre l’église catholique impérieuse et l’Europe unificatrice. Les particularités résistent, parfois pour le meilleur (sœur Fidelma), parfois pour le pire (les assassinats d’ennemis proches). L’auteur, historien celte et auteur policier, revendique l’originalité irlandaise, opposée au joug des Saxons comme des Francs – sans parler des Romains !

L’intrigue est enlevée, dans un décor monumental et un pays riche. La Bourgogne franque, un siècle avant Charlemagne, est un pays de vaches grasses et de vin capiteux. Ses rivières permettent le commerce depuis la Méditerranée et jusqu’à l’océan. L’héritage architectural romain a laissé de vastes bâtiments de pierres, harmonieux et sûrs comme des forteresses, avec ce goût des jardins et des plantes qui appartient à la culture du sud. Le lecteur devinera quelques bribes de la conclusion finale, mais restera mené en bateau jusqu’au bout, les rebondissements ne manquant jamais.

Ce tome est probablement le dernier de la série Fidelma, l’auteur ajoutant un épilogue situé cinq ans plus tard, comme une sorte de bilan moral de ce qui s’est passé à Autun. Le familier de sœur Fidelma lira ce livre comme un testament de sagesse ; celui qui ne connaît pas encore l’érudite avocate des cours de justice trouvera là un encouragement à lire les tomes précédents.

Peter Tremayne, Le concile des maudits (The Council of the Cursed), 2008, 10-18 2011, 356 pages, €7.69

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Faire société par contrat

Au moment où les printemps arabes vont accoucher de régimes politiques, juste avant que nous Français votions pour un nouveau président de République, il n’est pas inutile de réviser les théories classiques concernant le « faire société ». Le contrat social est né de la conception grecque d’être citoyen de la cité, reprise à la Renaissance par les bourgeois des villes franches, puis par les Lumières pour faire la révolution. L’alternative au contrat social est relativement simple : ou le droit divin ou le droit du plus fort.

On voit l’islam tenté de faire charia pour imposer Dieu à tout le monde, sans discussion. S’il est vrai que Dieu existe et qu’il n’est de Dieu que Dieu, alors tout contrat social ne peut que se mettre sous l’égide de Ses Commandements. Circulez, y a rien à voir, le droit divin s’impose comme le droit du plus fort pour empêcher tout contrat entre égaux. Le seul contrat social est celui du Coran. On a vu l’église catholique tenter de faire de même aux temps du césaro-papisme. Heureusement que les Réforme vint, qui coupa l’Europe en deux et expulsa le Pape des débats temporels. Au prix de combien de siècles en guerres de religion ?

Trois théories du contrat social existent : Hobbes, Locke, Rousseau. Il s’agit de partir d’un état de nature conceptuel pour arriver à un état de société contractuel. L’homme naturel n’a jamais existé, il n’est qu’une hypothèse abstraite. Ni Cro-Magnon, ni bon sauvage des îles, l’être humain a toujours vécu en société et « la nature » est aussi bien présente avant l’établissement de la propriété néolithique qu’après. L’homme est capable d’intérêts (instincts), de morale (passions) et d’intelligence (calcul). Ces trois étages de l’humain évoluent dans l’histoire pour faire progresser l’épanouissement de chacun. Mais l’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme, sauf chez les âmes basses et les manipulateurs d’idées. La promotion de l’individu vise à désaliéner l’humain de tout ce qui l’ancre dans la matière, le génétique, le conformisme de clan, la peur religieuse, l’imitation sociale. Il s’agit de tenter de prendre un peu mieux en main son destin.

Il y a donc société, car nul individu ne naît seul et ne reste nu. Le contrat de mise en association pour vivre en commun est le socle théorique de tous nos régimes occidentaux et de quelques autres par ailleurs : ainsi de la Chine communiste. Bien que le communisme soit une sorte de religion laïque avec Vérité révélée, lois de l’Histoire contre lesquelles on ne peut rien, avant-garde cléricale qui décrypte pour le bon peuple ignorant les réalités cachées sous la réalité visible, régime autoritaire qui applique l’égalité par la force au nom du Vrai – il n’en reste pas moins qu’il existe un contrat de départ qui est de soumission absolue au régime en contre partie de la sécurité sociale. Certains chez nous rêvent de cette aliénation cocon, où l’infantilisme est récompensé. Pas moi. Le meilleur moyen de démissionner du monde est soit le suicide, soit le monastère, soit le parti totalitaire… Je suis personnellement pour agir dans le monde, pas pour en sortir.

Hobbes dans ‘Le Léviathan’ (1650), montre comment les hommes craignent tellement l’état de nature qui est la guerre de tous contre tous – la loi de la jungle – qu’ils font soumission volontaire au monstre biblique qui avale ce qui se présente. L’État Léviathan s’occupe de tout, protège de tout ; en contrepartie il exige une obéissance absolue sous peine d’être jeté hors société, dans ces prisons où l’on vous fait avouer votre traîtrise ou dans ces camps où l’on vous rééduque ou éradique suivant  les périodes. Le pouvoir est indiscuté, indiscutable, qui n’obéit pas est exécuté. Hobbes théorise le régime totalitaire classique. L’Iran d’Ahmadinejad, la Birmanie des généraux, la Corée du Génial Grand Dirigeant héréditaire, la Chine pop du Grand Timonier, L’URSS du sérénissime Premier secrétaire chef de tout, le Cuba des frères Castro, ont bien ce contrat social là : l’État s’occupe de tout, en contrepartie fermez-là.

Locke dans ses ‘Traités sur le gouvernement civil’ (1690) fait de l’état de nature une liberté où chacun assure sa propre sécurité et pourvoit à ses propres besoins. Commence à peine l’Ouest des pionniers où le colt et la charrue font l’unique loi, la charité étant au gré de chacun selon sa morale. Manque cependant la garantie de la sécurité collective qui vient du nombre des hommes et de leur caractère envieux pour le travail d’autrui : d’où l’intervention du shérif, puis des lois des États et des constitutions. Pour créer les conditions du bonheur, l’ordre doit être assuré par une mise en commun de la force et de l’organisation : c’est le rôle d’un État. Il garantit le respect des règles communes sans se faire l’instituteur du social ; il garantit aussi la solidarité sociale, toute propriété étant légitime par le travail de celui qui l’a acquise, mais bornée par le droit de tous aux biens de la planète. Pour cela, son pouvoir est limité par des élections régulières et par des contrepouvoirs permanents. La soumission du citoyen est conditionnelle, jamais absolue : il doit adhérer au contrat ou s’exiler. Un gouvernement légitime ne peut qu’être librement consenti. Locke théorise le régime libéral. Il en est aujourd’hui de plusieurs sortes, des libertariens américains qui souhaitent le moins d’État possible (comme les anarchistes français), aux démocrates et sociaux-démocrates des États-Unis ou d’Europe, ou des États présidentiels comme la France, la Russie ou l’Algérie.

Rousseau évoque le contrat social dans deux ouvrages, ‘Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’ (1755) et ‘Du contrat social’ (1762). L’être naturel n’est bon que parce qu’il est tout seul. Faute de combattants, il ne connait pas le mal, ni la morale qui empêche de réaliser ses désirs immédiats sans conséquences. Seule une socialisation « bonne » peut rendre l’homme « bon », ce qui veut dire épanouir toutes ses potentialités parmi les autres, quitter l’animal pour s’humaniser. Ce pourquoi « tout est politique » selon Rousseau : la liberté, la désaliénation individuelle, ne peut qu’être sociale et politique. Le ‘Discours’ voit dans la propriété l’origine de l’aliénation humaine, « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle ». Le ‘Contrat’ montre que la souveraineté est la garantie de la liberté. La volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières mais l’intérêt commun, que le débat démocratique, le vote et le mandat impératif des représentants doit construire et affirmer. Si l’état social reste un rapport de forces déguisé, cette volonté générale imposera l’intérêt commun par un État, au détriment des intérêts particuliers ou partisans. Cet accord des volontés qui prennent de la hauteur permet de retrouver le naturel en chacun, le « bon » fond qui permet l’épanouissement humaniste. L’État se fait alors instituteur du social, créant son propre citoyen « mobilisé ». La liberté n’est que dans la contrainte qu’on s’est choisie : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

Dans cette partouze politique, convenons cependant que chacun s’aliène totalement au commun. Il n’a pas le choix puisque que c’est la seule garantie d’égalité de toutes les conditions. Certes, chacun participe, mais comme une part de la volonté « générale ». Cet intérêt commun est identique par imitation : si tout le monde veut une voiture, il la voudra aussi – c’est ainsi qu’a été créé Volkswagen, « voiture du peuple » ; si tout le monde dit les étrangers dehors, il n’ira pas contre puisque c’est l’intérêt commun (racial ou syndical) déterminé par la volonté générale. Comme quoi Rousseau est bien le théoricien du totalitarisme moderne, largement repris par les régimes inspirés de Marx comme par les « souverainistes » dont certains vont jusqu’au socialisme national. Nivellement par le bas dont rêvent Jean-Luc Mélenchon comme Marine Le Pen, curieuse proximité au fond, qui s’explique par Rousseau…

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Céline et son époque

En 1955, Louis-Ferdinand Céline avait l’œil acéré sur son époque. Il pointait déjà avec humour ce qui deviendrait les dérives de la génération qui venait. Dans ses ‘Entretiens avec le professeur Y’, entièrement rédigés par lui, il se moque de la publicité, des manipulateurs de la jeunesse, et de la fatuité du siècle qui croit que tout commence avec lui. Tout a explosé en vol… sauf la fatuité. Encore un effort, camarades !

Écrire serait un sacerdoce accouché dans la douleur et sans esprit de gagner sa vie ? Céline se fout de la vision romantique du génie méconnu misérable et de l’éditeur mécène, compatissant à la postérité. Il le dit tout cru : Gaston Gallimard, son éditeur, est un commerçant. Dans « le jeu » capitaliste, il faut faire de l’esbrouffe pour exister. Seuls les médias font un livre, le génie à lui seul ne fait pas le succès.

« Il est mécène, c’est entendu, Gaston… mais il est commerçant aussi, Gaston… je voulais pas lui faire de peine… je me suis mis à me rechercher, dare-dare, sans perdre une minute, quelques aptitudes à « jouer le jeu »… pensez, scientifique comme je suis, si j’ai prospecté les abords de ce « jouer le jeu » !… J’ai compris illico presto, et d’un ! avant tout ! que « jouer le jeu », c’était passer à la radio… toutes affaires cessantes !… d’aller y bafouiller ! tant pis ! n’importe quoi !… mais d’y faire bien épeler son nom cent fois ! mille fois !…que vous soyez le « savon grosses bulles »… ou le « rasoir sans lame Gratouillat »… ou « l’écrivain génial Illisy » !… la même sauce ! le même procédé ! et sitôt sorti du micro vous vous faites filmer ! en détail ! filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr, vos moindres avatars… et terminé le film, téléphone !… que tous les journalistes rappliquent !… vous leur expliquez alors pourquoi vous vous êtes fait filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr… qu’ils impriment tout ça, gentiment, puis qu’ils vous rephotographient ! et encore !… et que ça repasse dans cent journaux !… encore !… et encore !… » p.493.

La jeunesse est la proie rêvée du système : naïve, ignare, bienveillante et pleine de bonne volonté énergique, elle est prête à croire à ce qu’on lui dit. Être adulte, c’est adopter les idées de la société dans laquelle on aspire à entrer adulte. Bonheur pour les manipulateurs ! Les maquereaux philosophiques et politiques exploitent sans vergogne cette masse qui bande (donc sourde). Et allez donc ! Les idées sont comme les produits : du prêt à consommer. Abêtir pour mieux dominer. Staline avait piquée le truc à Goebbels qui avait étudié soigneusement le système de l’église catholique – c’est dire si ça ne date pas d’hier.

« J’ai pas d’idées, moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées !les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !…tous les impuissants regorgent d’idées !… et les philosophes !… c’est leur industrie les idées !… ils esbrouffent la jeunesse avec ! ils la maquereautent !… la jeunesse est prête vous le savez à avaler n’importe quoi… à trouver tout formidââââble ! s’ils l’ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’idéaas !… de philosophies, pour mieux dire !… oui, de philosophies, monsieur !… la jeunesse aime l’imposture comme les jeunes chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal !… aussi voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse… de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques… (…) plus c’est creux, plus la jeunesse avale tout ! bouffe tout ! (…) impatiente, présomptueuse, fainéante… » p.497

La cause première de tout ça ? La fatuité, la vanité, l’histrionisme. Ce siècle croit que tout commence avec lui, que le Progrès (idéalisé) a accouché de la génération la meilleure. L’après-guerre recommence le monde. Beethoven ? Fi ! Heureusement qu’existe son interprète Toscanini sinon que serait Beethoven ? Et Molière sans les metteurs en scène « modernes » ? Et Jeanne d’Arc sans la théâtreuse qui l’enfle pour le public d’aujourd’hui ? Rien n’est vrai, tout est faux, dit Céline. Seule compte l’apparence. Guy Debord pouvait aller se rhabiller avec sa « société du spectacle » : il n’a rien inventé, il a copié Céline. D’ailleurs, Guy Debord existerait-il sans « les farceurs » qui manipulent l’imposture et l’adulent, comme Philippe Sollers ? Qui dénonce la société du spectacle se met en plein dedans…

« Toutes les bourdes sont avalées… empiffrées… redemandées !… du moment qu’elles sont bien poussées !… effrontément !… massivement !… Voltaire l’a dit !… (…) et nous sommes en plein dans l’esprit !… l’esprit du culot atomique !… (…) Toscanini efface Beethoven ! mieux ! il est Beethoven ! il prête son génie à Beethoven !… vingt cabotins recréent Molière !… ils le retranscriptent ! Mlle Pustine joue Jeanne d’Arc… non ! elle est Jeanne d’Arc !… Jeanne d’Arc a jamais existé !… le rôle existait, voilà ! le rôle attendait Pustine !… c’est tout !… (…) le faux triomphe ! la publicité truque, truque, persécute tout ce qui n’est pas faux !… le goût de l’authentique est perdu !… j’insiste ! j’insiste ! observez !… regardez autour de vous !… » p.508

Louis-Ferdinand Céline, Entretien avec le professeur Y, Gallimard Pléiade, Romans IV, 1993, édition Henri Godard, 1598 page, €71.25

Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y, Folio, 123 pages, €3.89

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