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Un homme idéal de Yann Gozlan

Mathieu (Pierre Niney, 26 ans au tournage) est le Julien Sorel moderne. Comme le héros de Stendhal, il part de rien, au bas de la société, et veut arriver par les lettres. Il veut conquérir la femme et la fortune pour être enfin quelqu’un. Sauf qu’il n’a pas de talent véritable et que les romans qu’il écrit sont insipides et lassants ; ils sont tous refusés par les éditeurs. Machines à fric, ces derniers se contentent de la lettre administrative standard pour refuser les manuscrits (qui ne sont pas rendus). Or Mathieu voudrait bien savoir pourquoi ce qu’il écrit ne fonctionne pas. Sa femme plus tard lui livrera la clé : « La différence entre un bon auteur et un mauvais auteur c’est le discernement. Un bon auteur quand c’est mauvais il jette. »

Déménageur au noir chez son oncle, il survit de petits boulots qui lui font quelques muscles et lui assurent la matérielle, mais il voudrait émerger. Lors d’un enlèvement de colis dans un lycée, il entend quelques minutes la conférence d’une jeune bourgeoise lettrée, Alice (Ana Girardot), qui évoque les parfums comme réveillant la mémoire dans le roman. Il en est subjugué.

Lorsqu’un beau jour il découvre le cahier manuscrit d’un ancien appelé en Algérie entre 1956 et 1958, il tient là de quoi publier : un modèle. Son auteur est mort sans héritier et les déménageurs mettent tout à la benne. Mais, parce qu’il veut arriver vite, Mathieu fait ce que tous les jeunes de sa génération (10 ans en 2000) font avec leur CV ou leurs mémoires et thèses : il triche (les grandes écoles usent de logiciels anti-plagiat contre ça). Il aurait pu présenter le texte et le publier en l’absence d’héritiers ; il aurait pu s’en inspirer pour en faire un roman en modifiant les noms et les dates… Mais non : il s’approprie le texte brut et le signe de son nom ; il n’invente même pas le titre, Sable noir, qu’il trouve en marge du manuscrit.

Il croit seulement mettre un pied dans la porte pour publier ensuite ses propres romans, une fois son nom reconnu. Mais le succès surgit, imprévu, et cela le dépasse. Il doit gérer les interviews et les cocktails mondains qui ne sont pas de son monde. Il se documente à la bibliothèque et sur le net, va au plus facile (les livres illustrés pour enfants) et aux résumés wikipèdes. Il apprend par cœur quelques dates et événements pour faire croire. Ainsi que quelques citations sur l’écriture trouvées sur YouTube pour briller devant les critiques (dont une de Romain Gary).

Il obtient le prix Renaudot (comme Matzneff), un prix de journalistes et de copains. Voilà Mathieu Vasseur lancé comme jeune espoir de la littérature en France. Il écrit sec, direct, attentif aux petits détails. Du moins le cahier volé est-il ainsi rédigé – car lui ne parvient pas à imiter son modèle ; il n’essaie même pas, se contentant de retravailler son manuscrit refusé.

Il se marie avec Alice mais, trois ans plus tard, l’éditeur s’impatiente : le montant des à-valoir dépassent le budget et Mathieu n’a toujours pas livré de second roman. En vacances dans la villa sur la côte d’Azur des parents d’Alice, Mathieu s’acharne mais rien ne vient. C’est l’angoisse de l’écran bleu (version moderne de la page blanche). D’autant que le succès le poursuit, l’empêchant de se concentrer. Lors d’une dédicace en librairie de la ville, un homme, Vincent (Marc Barbé) se présente comme ayant connu le véritable auteur du cahier ; il a le matin même envoyé à la villa une photo de l’appelé en Algérie. Il fait chanter le juvénile et fragile Mathieu à peine de le dénoncer publiquement devant ses riches beaux-parents et devant la presse avide de scandale (et de trainer dans la boue ceux qu’elle vient d’adorer).

Mathieu perd prise ; il ne contrôle plus rien, tout part à vau-l’eau : il doit trouver 50 000 € pour contenter le maître chanteur, fournir un manuscrit terminé à son éditeur, couvrir ses dettes auprès de son banquier, penser à Alice qui se déclare enceinte !… Sauver les apparences en étouffant l’incendie là où il se déclare est la seule façon de rester ancré dans la réalité car le rêve est terminé. On ne devient adulte qu’à ce prix. Or Mathieu est entre-deux, encore adolescent par son corps fluet et nerveux, ses grands yeux expressifs, son émotion à fleur de peau et son long décolleté imberbe. Comme Alain Delon jadis dans Plein soleil, ou La piscine, Pierre Niney exprime une violence latente par tout son corps. Il est en pleine tension du désir : aimer, écrire, arriver. Mais, comme Julien Sorel, il est pris dans l’engrenage de la fatalité, chaque initiative entraînant son lot de conséquences.

Ainsi simule-t-il une agression pour justifier auprès de son éditeur la perte du nouveau manuscrit sur son ordinateur détruit.

Ainsi vole-t-il des pistolets de collection du beau-père pour l’équivalent des 50 000 € du chantage. Mais il les cache dans la maison en attendant le rendez-vous avec l’homme et Stanislas (Thibault Vinçon), le filleul du beau-père, le découvre. Il soupçonne Mathieu d’être un imposteur dès l’origine, probablement parce qu’il n’a pas les codes de son milieu bourgeois et qu’il est un brin jaloux de la préférence d’Alice et de l’admiration de son parrain. Dans la lutte, Mathieu le frappe d’un coup de crosse – et le tue. Cela non plus n’était pas prévu et il doit encore improviser, s’enfonçant un peu plus dans le mensonge au risque d’y perdre son âme. Il ficelle le corps dans une bâche comme un rôti et va le jeter en mer. Las ! des pêcheurs le prennent dans leurs filets car il n’est pas allé assez loin : il ne va jamais assez loin dans l’escroquerie mais pare au plus pressé, en naïf encore immature. Son ADN va parler mais il retarde le prélèvement.

Ainsi invite-t-il son maître chanteur qui lui demande encore de l’argent à venir avec lui dans la villa que les parents ont quitté pour Londres quelques jours. Il introduit une pièce de monnaie dans le mécanisme de la ceinture de sécurité pour qu’elle soit inutilisable puis fonce avec la BMW du beau-père dans une paroi de terre. Lui s’en sort, ceinture et airbag, pas son voisin. Il l’installe alors à sa place de conducteur, lui met son portable dans la poche et sa montre au poignet puis brûle le véhicule. La police, candide ou préoccupée d’autre chose, admet la thèse de sa mort. Le maître chanteur, bien que disparu, ne gêne personne : telles sont les invraisemblances de la fin, un brin acrobatique, de ce thriller pourtant bien mené.

Mathieu devient alors une non-personne : il retourne travailler au noir et se cache de ceux qui l’ont connu célèbre (pas son oncle ni ses ouvriers qui se moquent des livres comme de leur premier slip). Il aurait pourtant pu orienter autrement sa vie : Alice, en lui disant être enceinte, stimule en lui la maturité et lui permet d’accoucher d’un roman aussi de lui que son enfant. Sous le titre Faux-Semblant, il y conte directement son histoire de faussaire, dans le même style direct de l’appelé d’Algérie. Parler de ce qui vous arrive est plus facile que d’inventer des personnages. Ayant démêlé l’écheveau de son destin, il aurait pu être adulte, père, écrivain et bourgeois des lettres arrivé ; ce n’est passé qu’à un cheveu, comme dans Match point. Mais s’il ressurgit, son ADN parlera dans l’enquête sur la mort de Stanislas et, le corps calciné n’étant pas le sien, il sera accusé d’un second crime avec préméditation.

Il ne peut que se faire oublier. Mais pour combien de temps ? Est-il condamné à rester non-existant sans jamais se faire repérer, sans pouvoir officiellement travailler, sans jamais qu’on lui demande ses papiers ? Il voulait être quelqu’un et il n’est plus personne – ou plutôt il n’est que ce qu’il laisse derrière lui : une publication devenue célèbre sous son nom, un second roman de lui qui semble réussir et une petite fille. Comme Achille, comme Julien Sorel, il aura eu une vie courte et brillante plutôt que longue et terne. Deux ans plus tard… mais je vous laisse découvrir le choix qui sera fait. .

Pierre Niney porte le suspense de bout en bout, blanc-bec et décidé, ambitieux et amoral, mais pas complètement : il se sait imposteur et ne parvient pas à incarner le mal entièrement. Le spectateur le trouve alternativement sympathique et antipathique, sans talent mais inventif, inabouti et courageux. Au fond, tout est vanité sociale dans la comédie humaine : briller, c’est se brûler les ailes ; être soi-même, c’est être rejeté par la horde légère de celles et ceux qui font l’opinion – sauf si l’on a du talent. Mais le travail ne suffit pas à le créer, contrairement aux promesses de la méritocratie bourgeoise… Cette découverte du candide 2015 au mitan de sa vingtaine rend le personnage attachant.

DVD Un homme idéal, Yann Gozlan, avec Pierre Niney, Ana Girardot, André Marcon, Valeria Cavalli, Thibault Vinçon, Marc Barbé, TF1 studio 2015, 1h33, €7.16 blu-ray €4.49 

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Vladimir Nabokov, Lolita

Avec ce grand roman en anglais, fondamental dans l’œuvre de l’auteur, nous abordons le scandale. Qu’il en soit ainsi : la morale est sociale et non universelle ; la Bible elle-même regorge d’exemple de fillettes livrées aux hommes. Mais il s’agit ici du portrait esthétique d’une passion irrésistible d’un homme mûr pour une préadolescente de douze ans, Dolorès Haze, alias Dolly, Lola, Lo ou Lolita. Ce prénom est devenu un terme de psychologie, c’est dire si l’auteur a frappé juste.

Ecrit entre 1947 et 1954, le roman ne fut édité qu’en 1955 en anglais à Paris, après cinq refus d’éditeurs américains, puis immédiatement interdit au Royaume-Uni et, sur leur demande, en France. Mais cette censure moraliste fit scandale et le roman fut enfin publié aux Etats-Unis en 1958 et traduit en français par Gallimard en 1959. Ce fut un succès immédiat, signe que le public était mûr (et que les années folles des sixties se préparaient) ; Stanley Kubrick (toujours dans les bons coups) en arracha les droits pour un film paru en 1962 avec la sensuelle Sue Lyon et l’infâme James Mason.

« Bien que le thème et les situations soient indubitablement chargés de sensualité, l’art en est pur et le comique hilarant », écrit Nabokov à Edmund Wilson le 30 juillet 1954. La passion existe, même si elle est condamnable, et se déploie avec tous ses chatoiements. Le lecteur est impliqué dans le récit, sollicité d’images, bercé d’allitérations et d’assonances, abreuvé de références. Cette passion est tragique parce qu’il y a mort inévitable et que Lolita ne jouit pas – le contraire serait immoral pour la morale chrétienne des années 50. Humbert Humbert, le narrateur (qui n’est pas l’auteur !) a pour mythologie personnelle une scène primitive vécue à 13 ans avec une fille de son âge, Annabel, sur les bords de la Méditerranée. Les deux adolescents s’étaient excités et allaient consommer lorsque deux baigneurs sortis de la mer ont crié des encouragements obscènes, ce qui a coupé leur élan. Le lecteur retrouvera cette scène dans un roman ultérieur, Ada. De cette frustration est née la fixation de l’adulte sur les nymphettes.

Qu’est-ce donc qu’une nymphette ? La réponse est approchée en 1ère partie chapitre V : « On trouve parfois des pucelles, âgées au minimum de neuf ans et au maximum de quatorze, qui révèlent à certains voyageurs ensorcelés, comptant le double de leur âge et même bien davantage, leur nature véritable, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (c’est-à-dire démoniaque) ; et, ces créatures élues, je me propose de les appeler ‘nymphettes’ » p.819 Pléiade. Toutes ? Non. Certaines très jeunes filles résistent à « ce charme insaisissable, sournois, insidieux, confondant », à « cette grâce elfique ». Certains « signes ineffables – la courbure légèrement féline d’une pommette, la finesse d’une jambe duveteuse » p.820 – ne trompent pas la victime trop sensible. L’auteur (ou plutôt le narrateur) se place délibérément en défense passive : un démon l’a saisi, une enfant l’a charmé, il n’y est pour rien et n’a fait que réagir. Lolita ressemble « à la Vénus rousse de Botticelli » dans La naissance de Vénus (p.1094). Le roux est souvent associé au Malin dans la mythologie chrétienne ; on dit même que Judas était roux. D’ailleurs, après moult pages d’approche où Humbert, prêt à refuser la chambre vieillotte qu’il doit louer dans la petite ville où il va enseigner la littérature, tombe en arrêt devant Lolita en maillot de bain au jardin, prend la location puis finit par épouser la mère, se voit démasqué parce que la garce a fracturé sa commode pour en lire les carnets intimes, mais sauvé parce que la futile insane est sortie en courant poster trois lettres et s’est fait renverser par une voiture, Humbert se fait violer par Lolita et non l’inverse au chapitre XXIX : « ce fut elle qui me séduisit » p.945.

C’est que la soi-disant petite fille de 12 ans s’est fait initier à la nymphomanie par une copine en camp de vacances à 11 ans, puis a sauté le pas à 12 ans avec une autre et Charlie, « un gamin espiègle aux cheveux roux » (chapitre XXVII p.921), le fils de la directrice de 13 ans, le seul mâle à la ronde. « Chaque matin pendant tout le mois de juillet » Lolita, sa copine et Charlie partaient en canoë et dans « la somptueuse forêt innocente qui regorgeait de tous les emblèmes de la jeunesse, rosée, chants d’oiseaux, et alors, en un certain endroit, au milieu du sous-bois luxuriant, on postait Lo en sentinelle, tandis que Barbara et le garçon copulaient derrière un buisson. (…) Et bientôt elle et Barbara le faisaient chacune leur tour avec le silencieux, le grossier, le bourru mais infatigable Charlie » chapitre XXXII, p.950. Constat sur l’Amérique des années cinquante par un émigré européen de fraîche date : « Les nouvelles méthodes d’éducation mixte, les mœurs juvéniles, le charivari des feux de camp et je ne sais quoi encore avaient totalement et irrémédiablement dépravé » Lolita, p.946. Vladimir Nabokov avait un garçon de cet âge pubère, Dmitri, né en 1934 et 13 ans en 1947. Ce ne sera pas la seule fois où le narrateur (et probablement l’auteur) note le pragmatisme yankee en matière sexuelle, la directrice du collège où Lolita sera placée exprimera les mêmes attentes éducatives : rencontrer les autres, se frotter aux garçons, apprendre son rôle de future épouse et mère – plutôt que l’histoire ou la littérature. Mais l’initiation physique trop tôt semble conduire à la frigidité, le jeune garçon « n’était pas parvenu à éveiller les sens de la petite. Je crois en fait qu’il les avait plutôt anesthésiés, même si ç’avait été ‘rigolo’ » p.951. Rigolo est ce que dit Lolita de cette expérience juvénile. Quant à Charlie, punition moralement chrétienne, il sera tué à 18 ans en Corée.

Humbert Humbert profite honteusement de la situation : puisque l’activité sexuelle est un jeu, il le pratique matin et soir avec elle, qui finit par s’en lasser. Pour ne pas se faire remarquer, le couple se lance dans un tour d’Amérique, de motel en hôtel, dans la vieille guimbarde des Haze. L’adulte est « cet homme au cœur tendre, à la sensibilité morbide, infiniment circonspect », comme le décrit l’auteur en apostrophant le lecteur au chapitre XXIX p.942. Il veut protéger sa nymphette tout en la gardant pour lui jusqu’au temps fatidique des 15 ans où elle deviendra trop femme. Or, « en raison peut-être de ses exercices amoureux quotidiens et malgré son physique encore très enfantin, elle irradiait une sorte de nitescence langoureuse qui plongeait les garagistes, les chasseurs dans les hôtels, les vacanciers, les ruffians au volant de luxueuses voitures, les béjaunes boucanés au bord de piscine bleues, dans des accès de concupiscence… » p.973. Lolita en « était consciente, et je la surprenais souvent coulant un regard en direction de quelque beau mâle, quelque type armé d’un pistolet à graisse, avec des avant-bras musclés et mordorés et une montre au poignet » p.973. Le lecteur notera l’humour de l’expression et la somme de significations qu’elle contient : Lolita devient pute et elle aime la vulgarité brute (à la Charlie), intéressée par tout ce qui brille (ici la montre, ailleurs la belle voiture). La préadolescente aura d’ailleurs un orgasme en plein air parce qu’elle est regardée par son nouvel amant, auteur dramatique pervers et manipulateur mais musclé et moustachu, p.1057.

Deux années passeront, de 12 à 14 ans, avant que Lolita ne s’échappe de l’hôpital où elle se remettait d’un mauvais virus avec un autre que papa Humbert. Lequel la poursuivra de motel en hôtel sans jamais la rattraper, enquêtant pour retrouver celui qui l’a ravi à son ravisseur. Les indices sont donnés mais le sens échappe toujours, jusqu’à retrouver le sale type et à le massacrer. D’ailleurs l’âge de nymphette s’est enfui lui aussi. Une lettre de Lolita rappelle Humbert ; il la découvre mariée à un ouvrier velu, enceinte jusqu’aux yeux, « irrémédiablement ravagée à dix-sept ans » (partie II, chapitre XXIX, p.1101). Il l’aime toujours, mais comme un être, plus comme un corps. Ce qu’il se reproche le plus, c’est de l’avoir « privée de son enfance » p.1107. Même si elle usait de son corps en dépravée avec ses petits copains, il faut bien que jeunesse se passe… entre jeunes, pour apprendre la vie. Il se sentira coupable « tant que l’on ne pourra pas me prouver (…) que cela est sans conséquence aucune à très long terme » (II, XXXI). La « pédonévrose » (partie II, chapitre XXV, p.1079) est une maladie, pas une passion saine malgré « mon amour pour elle ».

Ce gros roman est riche et fera le bonheur du lecteur qui voudra bien se déprendre de son aversion moraliste. Il ne s’agit pas de prôner les amours illicites – et l’auteur montre combien ils sont toxiques pour les deux parties, même si l’auteur note finement aussi combien la législation de certains Etats américains autorisait le mariage de la fille à 12 ans. Il s’agit de sonder une passion qui existe – dans l’histoire comme de nos jours – de démonter ses mécanismes de fonctionnement, de montrer combien l’environnement éducatif et social « pragmatique » et « permissif » qualifié de « moderne » aux Etats-Unis favorise les dérives, d’exposer combien un amour fusionnel au-delà même de la chair peut être destructeur. Lolita est un grand roman de Nabokov, une expérience humaine qui ne laisse pas indifférent. Bien que le film soit un conte moral réussi, malgré l’ire des puritains, le livre offre des diaprures littéraires et une satire des milieux yankees inégalables. Je le préfère nettement.

Vladimir Nabokov, Lolita, 1955, Folio 2001, 551 pages, €9.40

DVD Stanley Kubrick, Lolita, 1962, avec James Mason, Shelley Winters, Peter Sellers, Sue Lyon (16 ans au tournage), Marianne Stone, Warner Bros 2002, 2h27, standard €8.33 blu-ray €10.65

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Stendhal, Féder

Entre La chartreuse de Parme et Lamiel, Stendhal reprend les mêmes caractères dans des situations différentes. Féder est fils d’Allemand et non franco-italien comme Fabrice, fils de négociant enrichi puis ruiné et non fils de militaire et d’aristocrate. Mais la trilogie des A (l’amour, l’art, l’argent) sont les mêmes étapes de son initiation à la vie d’homme et à son intégration sociale. Le jeune homme arrive par les femmes, et l’art est un moyen privilégié d’atteindre ces femmes qui vous font.

Féder naît à 17 ans lorsqu’il est expulsé de la maison paternelle pour avoir épousé Petit matelot – terme ambigu qui désigne une actrice d’opéra-comique, Amélie. Le négoce marseillais de son père lui répugne, il lui préfère la peinture ; l’esprit commerçant n’est pas le sien, il affecte de préférer l’art. Mais comment vivre en aristocrate sous ce nouveau régime issu de la révolution – la politique avec 1789 et l’industrielle avec le siècle ? L’art, pour faire vivre, doit se faire reconnaître, or le public est bourgeois, ancré dans la matérialité des choses.

Féder fait donc des portraits, puisque c’est ce qui se vend avant l’invention de la photo. Les bourgeois adorent se montrer et se faire peindre est pour eux comme un selfie pour les ados d’aujourd’hui : une flatterie à sa vanité de parvenu. Pour le bourgeois, qui connait le prix des choses et n’excelle en rien d’autre qu’acheter au plus bas et de vendre au plus haut, tout s’évalue, tout se calcule, tout se fait en fonction du prix. L’argent supplante l’art pour se poser en société après ce changement d’époque : la fin de l’Ancien régime.

Stendhal peint donc avec une ironie toute voltairienne la monarchie de Juillet et compose des portraits à la Flaubert des bons bourgeois enrichis de province qui « montent » à Paris pour franchir une étape supplémentaire. Marseille et Bordeaux, villes de négoce, sont opposées à Paris capitale du pouvoir et de la mode – hier comme aujourd’hui.

Féder va donc à Paris pour « s’élever » en société par les femmes. Son actrice meurt et il se colle à une autre, une danseuse prénommée Rosalinde, qui va lui apprendre la société. Ce qu’elle lui montre est que tout est théâtre et qu’il faut sans cesse jouer un rôle, prendre une posture. Dissimulation et simulation : l’hypocrisie et le masque sont la base pour se faire reconnaître. Jouer au mélancolique pour faire sérieux, se tenir sans cesse « l’air malheureux et découragé de l’homme qui ressent un commencement de colique » (on dira plus tard comme avec un parapluie dans le cul) I p.759 Pléiade, lire La Quotidienne, le journal bien-pensant (on lira aujourd’hui Le Monde), avoir de la piété (aujourd’hui signer des pétitions pour des Droits de l’Homme, pour les immigrés ou les femmes), être habillé triste (aujourd’hui tout en noir). « A Paris (…) tu dois être, avant tout et pour toujours, l’époux inconsolable, l’homme bien né et le chrétien attentif à ses devoirs, tout en vivant avec une danseuse » (I p.756). La jovialité et la gaieté du midi doivent être étouffées sous les conventions : « Votre air de gaieté et d’entrain, la prestesse avec laquelle vous répondez, choque le Parisien, qui est naturellement un animal lent et dont l’âme est trempée dans le brouillard. Votre allégresse l’irrite ; elle a l’air de vouloir le faire passer pour vieux ; ce qui est la chose qu’il déteste le plus » – hier comme aujourd’hui (I p.758)…

Féder renonce donc à l’art pour l’art (peindre en s’efforçant d’imiter au mieux la nature) pour la caricature (qui fait « ressembler » en accentuant les traits et qui enjolive le teint). Plus il est conforme à la mode, plus il a du succès ; plus le succès social vient, plus la reconnaissance officielle arrive (il obtient la croix de la Légion d’honneur) ; plus il est titré, plus on loue son talent. C’est ainsi que l’art se prostitue à l’argent, via la mode – hier comme aujourd’hui. Le mérite de Stendhal est d’avoir saisi ce moment précis où cela arrive dans la société française et parisienne.

Le succès appelle l’argent et, via l’argent, l’amour survient. Un gros bourgeois de Bordeaux, enrichi dans le négoce, commande à Féder une miniature de sa jeune femme de 20 ans à peine sortie du couvent, Valentine. Celle-ci est ignare pour avoir été maintenue sous serre et hors de toute littérature autre que celle des bons Pères de la sainte Eglise, mais assez futée pour avoir évolué dans les failles de l’institution avec l’affection d’une religieuse pauvre. Stendhal livre un secret d’éducation que reprendront plus tard Montherlant et Peyrefitte avec les garçons : « Ce qui est prohibé par-dessus tout, dans les couvents bien-pensants, ce sont les amitiés particulières : elles pourraient donner aux âmes quelque énergie » (V p.796).

Singer Werther le romantique permet de jouer l’amour avant de l’éprouver. Car le sentimentalisme fin de siècle (le 18ème) est récupéré par la société bourgeoise pour feindre l’émotion, alors que tout est fondé pour elle sur l’intérêt – y compris les femmes (faire-valoir et reproductrices). Timide, mais naturelle, Valentine va conquérir Féder et être conquise par lui, sans vraiment que chacun ne le veuille. A tant jouer un rôle, on en vient à l’incarner. Tout passe par le regard : la pose pour la peinture, la rêverie à l’autre, l’interdit social qui exclut d’avouer. Les soupçons du frère du mari, Delangle, sont un piment qui oblige à jouer plus encore, donc à s’enferrer dans le rôle et à l’incarner un peu plus.

Où l’on revient à l’art : il n’existe que là où est le vivant. Tous les peintres de l’époque sont des faiseurs, sauf Eugène Delacroix. Féder se rend compte qu’il a de l’habileté mais pas de talent lorsqu’il fait peindre Valentine par son ami Delacroix. Il ne peut y avoir d’esthétique sans érotique, donc l’amour ramène à l’art lorsque le jeu laisse place à la vérité. Féder est « léger » (Féder en allemand veut dire la plume). Il n’est pas sympathique comme Fabrice del Dongo, mais une sorte de cobaye qui dévoile les ressorts de la société.

Il met en relief, par contraste, le comique provincial, lui qui s’en est sorti – par les femmes. Boissaux, le mari de Valentine, n’est pas dégrossi : il est gros, tonitruant et vaniteux ; il a tout du bourgeois qui se veut gentilhomme, du commerçant qui se croit du goût. Il ne considère les livres que par leur luxe de reliure (dorée à l’or fin), sa loge à l’Opéra que pour mise en scène de soi par sa femme, et ses dîners ne sont réussis que lorsqu’ils sont chers, donnant des petit-pois primeurs en février. Tout doit être mesurable dans le matérialisme bourgeois adonné à la « jouissance physique ». L’émotion et le rêve sont bannis de cet univers mental où toute énergie ne peut qu’être productive.

Ce roman restera inachevé, Lamiel prenant tout son temps qui reste à un Stendhal sujet à une attaque cérébrale et qui décèdera bientôt d’apoplexie, en 1842. Mais ce qu’il dit de son époque s’applique tant à la nôtre qu’il vaut encore d’être lu !

Stendhal, Féder ou Le mari d’argent, 1839, Folio2€ 2005, 144 pages, €2.00

Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2014, 1498 pages, €67.50

Les œuvres de Stendhal chroniquées sur ce blog

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Bibliothèque des champs

Durant les mois d’été, dans la campagne d’Île-de-France, les loisirs sont rares et ceux qui restent désœuvrés. Dans une ancienne cabine téléphonique de France-Télécom s’est montée une bibliothèque libre.

Chacun apporte ce qu’il veut et remporte ce qu’il peut – ou l’inverse. L’idée est le partage, le don à ceux qui passent. Mais sous l’égide réaffirmée de « la morale publique ».

Le lecteur lettré trouvera peu de choses à se mettre sous les yeux. Nombre de livres sont des romans à l’eau de rose, quelques romans policiers et d’anciens thrillers du temps de leur splendeur, bien avant Internet et les séries télé.

Mais il arrive parfois que le hasard fasse bien les choses. Car le lieu est fréquenté et, d’un jour à l’autre, les rayons se renouvellent.

Tout récemment le maire a fait coller une affichette demandant de ne plus rien apporter, la cabine est pleine. Mais c’est que juillet s’est achevé et que le mois d’août vient de commencer : les vacanciers ont fait le plein et ceux qui sont rentrés trient leurs vieilles affaires. Dès la rentrée, tout devrait revenir à la normale.

Cette bibliothèque libertaire où les livres « sont la propriété de tous », est issue de la base et ouverte à tous ceux qui passent – y compris les parisiens qui ne sont pas du coin. Mais elle réunit tout ce que la génération précédente vient de perdre : le téléphone fixe et le livre imprimé. Désormais, tout passe par le mobile et la lecture qui reste s’effectue de plus en plus sur écran.

Les cabines téléphoniques sont aussi antédiluviennes que les chaises à rempailler, et les livres déposés montrent combien « les succès » d’un temps ne passent pas les années. Qui se souvient encore des vieux prix Goncourt ? Et des best-sellers des années 1980 ? Ou encore des livres de la Bibliothèque verte ou de Bob Morane qui captivaient notre prime adolescence ?

La bibliothèque est dite « des champs » un peu comme si, dans l’inconscient, les champs étaient le conservatoire de mœurs révolues, comme si « la terre » résistait. A quoi ? A la ville ? A la technique ? A la globalisation ? Au temps qui passe trop vite pour les rythmes assoupis des gens dans les villages des champs ?

Vaste boulevard dans la touffeur de l’été pour la réflexion : sur la mémoire, la nostalgie, la littérature, l’appétit de connaître, le temps qui passe…

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Flaubert : Les Français « détestent la liberté »

Le 14-Juillet, comme chaque année rituellement, les Français ont fêté « la liberté ». Ils ont pris la Bastille, forteresse où l’on enfermait tous ceux qui avaient déplu au bon plaisir du Prince. La nuit du 4 août ont été abolis les privilèges… L’Ancien Régime est mort, les citoyens adultes se veulent désormais responsables, liés par un Contrat social où chacun débat dans les cafés, les cercles et la presse, élit ses représentants et son Exécutif. Encore faut-il être apte à la liberté !

Dans une lettre à sa maîtresse du moment Louise Colet (15 mai 1852), Flaubert s’élève contre ce mythe. « Cette manie du rabaissement dont je parle est profondément française, pays de l’égalité et de l’anti-liberté. Car on déteste la liberté dans notre chère patrie. L’idéal de l’État, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire, tout reconstituer sur d’autres bases », etc. (…) Qu’est-ce donc que l’égalité si ce n’est pas la négation de toute liberté, de toute supériorité et de la Nature elle-même ? L’égalité, c’est l’esclavage. Voilà pourquoi j’aime l’art. C’est là que, au moins, tout est liberté dans ce monde des fictions. » p.90

Flaubert en précurseur d’Orwell, qui l’eût cru ? Il faut dire qu’il avait à la mémoire l’exemple de la dictature jacobine de Robespierre où la raison a dérapé dans la toute-puissance. Lorsque l’on est unique représentant du peuple souverain, détenteur de la volonté générale, qui ou quoi pourrait vous empêcher de faire table rase des « vieilleries » et de reconstruire la société avec un « homme nouveau » ? Les Russes, les Chinois, les Cambodgiens, sont allés plus loin et plus longtemps dans le siècle qui suivit : triste exemple qu’avait donné la France « des libertés » !

Flaubert pleiade cul

Cette Raison impérieuse est peu raisonnable au fond, peu adulte, peu responsable. Elle est la nostalgie de l’unité sociale qui disparut à la Révolution, celle que fédérait puissamment la religion en établissant les trois Ordres – immuables. Après elle, l’idéologie doit remplacer la foi et l’État (le parti) doit avoir le militantisme de l’Église pour mobiliser les citoyens. La raison est aliénée à ce mythe d’une communauté « organique ». Ce n’est pas cela, l’usage adulte de la raison.

Flaubert lui oppose donc le monde de l’art où l’« égalité » règne puisque chacun peut se vouloir artiste, sculpter la pierre, peindre la toile, composer de la musique ou écrire des livres. La création est libre, mais la « liberté » d’œuvrer n’aboutit pas à l’égalité des œuvres. « Une chose qui prouve, selon moi, que l’art est complètement oublié, c’est la quantité d’artistes qui pullulent » p.91. On peut dire la même chose de nos jours…

Nul dictateur ne peut imposer son goût ou un « art officiel » (sauf jadis en URSS et aujourd’hui toujours dans la France des FIAC pour l’art contemporain). Les Français détestent la liberté parce qu’il faut montrer leur talent ; il leur faut travailler et se mesurer. Ils ont cette peur bourgeoise du qu’en dira-t-on, d’être montrés du doigt, d’être évalués publiquement. D’où l’incantation à l’égalité, censée réduire tout le monde au même dénominateur commun. On appelle ça de nos jours les « fiertés ». Tout le monde il est beau, tout le monde il est légitime, tout le monde il a « droit »…

Les Français n’admirent pas, ils jalousent. Le succès des bons les hérisse et ceux qui réussissent les font baver d’envie. D’où le groupisme en castes fermées où l’on s’isole des autres pour jouir entre soi de la fortune ou du statut : pas de jaloux si l’état est caché. Avec ses semblables, le corporatisme et le renvoi d’ascenseur sont de règle.

On le mesure de nos jours par les signatures au bas des « pétitions ». Ce n’est pas la qualité des œuvres qui fait l’« artiste » contemporain, mais la reconnaissance de la petite coterie à laquelle il appartient. Aux États-Unis, c’est « le marché » – déjà plus large. Flaubert, lui, se mesure aux Classiques et ne veut être reconnu que par la postérité. « Je me suis repassé un tas de douceurs avec ma plume. Je me suis donné des femmes, de l’argent, des voyages » p.91.

Encore faut-il le pouvoir. Peut-être est-ce pour cela que tant d’« artistes » se font histrions médiatiques ? Ils ont au moins l’illusion de compter, dans le zapping éphémère.

Gustave Flaubert, Correspondance 1851-1858, tome 2, édition Jean Bruneau, La Pléiade, 1980, 1542 pages, €61.00

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Laurence Rees, Adolf Hitler la séduction du diable

laurence rees adolf hitler la seduction du diable
Monsieur Laurence Rees (les Anglais ont pour curieuse habitude de porter des prénoms français de fille) est producteur à la BBC après des études à Oxford ; il a créé une série documentaire qui porte le nom de ce livre, qu’il publie en complément, tant les témoignages directs qu’il a recueillis méritent d’être diffusés.

Son approche historique est originale : il traque le charisme de Hitler, qui expliquerait (en partie) pourquoi il a pu devenir le monstre qu’il est devenu. Selon le sociologue allemand Max Weber, la domination charismatique est moins une qualité personnelle magnétique qu’un type d’exercice du pouvoir. Le chef doit posséder un sens missionnaire qui en fait une sorte de prophète pour ceux qui le soutiennent : « il est plus proche d’une figure quasi religieuse que d’un homme d’État démocratique ordinaire » p.14. Les électeurs veulent plus que du pain et des jeux matériels, ils recherchent une sorte de rédemption et de salut. Ce sont les circonstances qui favorisent ou nom le message, donc mettent en avant le charisme de tel ou tel. L’histoire n’est pas absente de ce type d’analyse, mais l’histoire ne s’accomplit que par des vecteurs humains qu’il est intéressant d’observer.

Quels sont les qualités nécessaires à l’homme charismatique pour entraîner son peuple ?

La rhétorique

Un discours de Hitler était « une sorte de voyage : il partait d’un sentiment de désespoir, décrivant les terribles problèmes auxquels le pays était confronté ; puis il passait par la constatation qu’aucun de ceux qui se trouvaient là dans l’auditoire n’était responsable des soucis actuels ; enfin, il terminait sur la vision d’un monde meilleur, sans classes, où cet état de fait aurait été corrigé, sous la direction d’un chef fort qui aurait surgi du peuple allemand et se serait montré capable de conquérir le pouvoir à la tête d’une révolution nationale » p.50. L’échec clair et net de la démocratie à résoudre la crise économique ont été la condition préalable et nécessaire à la popularité de Hitler en 1933.

Il n’est pas inintéressant de constater que les discours de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon reprennent ce même plan type : 1/ ça va pas, 2/ cépanou célafôta, 3/ je sais ce qu’il faut faire, suivez-moi. Peut-être est-ce le schéma du bouc émissaire propre à tous les populistes ?

Il n’est pas inintéressant non plus d’observer que les 25 points du programme du NSDAP en 1920 sont déjà proches de ceux des Le Pen : abroger les traités (hier Versailles et Saint-Germain, aujourd’hui Maastricht et Schengen), retirer aux allogènes la nationalité (hier les Juifs, aujourd’hui les Arabes et Noirs délinquants), interdire l’immigration à tous les étrangers, réserver la vraie citoyenneté au droit du sang, prendre des mesures contre le capitalisme et la finance cosmopolite au profit du petit commerce et des petites entreprises.

La conviction absolue d’avoir raison

Jamais Hitler n’admit s’être trompé ; au contraire, il a plusieurs fois forcé le destin contre tous les avis. Le Triomphe de la volonté (titre du film de propagande sur Hitler tourné par Leni Riefenstahl, citée p.184) était la méthode du dictateur – notons qu’elle ne fonctionne qu’avec l’enchaînement des succès : dès qu’un échec imprévu survient, la confiance se fissure et le charisme baisse d’intensité. Le revers de la conviction est l’obstination, avoir raison seul conduit à un excès de confiance en soi proche de l’orgueil, l’hubris des Grecs toujours puni par les dieux…

Les généraux réticents ont été conquis par les accords de Munich, après la récupération sans coup de fusil de la Ruhr, l’Anschluss avec l’Autriche et l’annexion des Sudètes : ils eurent dès lors « foi » dans le jugement personnel et solitaire de Hitler, qualifié d’intransigeance héroïque (p.76). Même chose pour l’invasion de la Pologne et la guerre éclair contre la France ! L’armée allemande était moins équipée en blindés, avec moins de divisions, mais la ruse dans les Ardennes et l’initiative fonceuse de Rommel arrachèrent la victoire… en 4 jours !

A l’inverse, l’invasion de l’URSS du nord au sud, la tergiversation de Hitler à foncer sur Moscou, son déni de l’étirement des lignes et du ravitaillement, son obstination stupide à occuper Stalingrad au lieu de la contourner, son refus de tout repli sur des positions plus tenables, sa déclaration de guerre aux USA – toutes ces décisions unilatérales sorties du cerveau enfiévré de Hitler ont conduit à l’échec. Autant la volonté d’un seul est puissante pour surmonter tous les obstacles lorsque les circonstances s’y prêtent, autant elle devient un poison dans une structure d’échec.

L’émotion interpersonnelle

« Dans son discours, ses yeux brillaient avec passion, tandis qu’il repoussait ses cheveux en arrière avec sa main droite. (…) Tout venait du cœur, il touchait la corde sensible chez chacun de nous », déclare Hans Frank, cité p.52. Son « magnétisme » personnel, qui ne touchait pas tout le monde, était pétri d’émotion, ses yeux bleus fixant intensément l’interlocuteur pour faire passer le sentiment très fort qu’il vous voyait personnellement et qu’il fallait être d’accord avec lui.

Système émotionnel qui participe plus largement de l’éducation. « On disait que si tu répètes tous les jours à un jeune ‘Tu es quelqu’un de spécial’, à la fin il le croira », témoigne Erna Kranz, alors écolière à Munich, citée p.201. « Les gens perdent le sens commun s’ils ont le sentiment d’aller plus loin que n’importe qui avant eux, qu’ils sont en train de faire l’histoire… » p.420.

Sans oublier l’attrait de la radicalité sur tous, qui fit trop souvent augmenter les cadences par souci de se montrer toujours plus volontariste, toujours plus près des objectifs du Führer. La volonté devait remplacer l’analyse, « l’intendance suivra », disait aussi De Gaulle. « En réalité, Hitler ne savait rien de ses ennemis et refusait même les informations qui étaient à sa disposition », écrit Albert Speer cité p.316. Pour Hitler, sa capacité à prendre des risques était un signe de la supériorité de son pouvoir, valoriser l’inattendu, bousculer et surprendre – comme dans les Ardennes en 40 et lors de l’invasion de l’URSS en 41.

La communauté de foi

L’individu n’est rien, le peuple est tout. Si chacun peut parfois être médiocre et mener une petite vie sans relief, c’est en se dévouant au bien de sa communauté (raciale pour Hitler, religieuse pour l’état islamique, prolétaire pour Mélenchon, petit peuple de France pour Le Pen) que l’on peut sublimer son existence et lui donner un sens.

Appartenir au groupe, viser les buts communs du groupe pour l’avenir, permet aussi de dédouaner chacun de sa responsabilité personnelle et de toute forme individuelle de décence commune : la fin justifie tous les moyens. « Hitler exprimait de façon extrémiste des croyances qui existaient chez bien des Allemands sous une forme plus modérée » p.96. On doit pouvoir croire en une cause, martelait Hitler en 1927, « soyez-en sûrs, nous plaçons la foi au premier rang et non la connaissance ! » p.103.

Cette foi repose sur les traditions immuables, sur les vertus éternelles, notamment sur celles – immémoriales – des paysans avant l’urbanisation et la modernité. Ce qui n’exclut ni la technique ni la science, mais les remet à leurs places d’outils au service de la volonté communautaire – qui est de survivre et de vaincre pour s’étendre.

« Hitler apprit aussi à apprécier la valeur d’une haine concentrée sur un unique ennemi » p.202. L’art de suggérer que les ennemis les plus différents appartiennent à la même catégorie est utilisé sans vergogne par tous les populistes, de Mélenchon aux Le Pen : il s’agit toujours « du » capitalisme, donc de la finance, donc des Juifs (pour les Le Pen) ou des riches (pour les Mélenchon) ou des riches Européens (pour les Syriza, qui préfèrent taper sur la riche Allemagne de Merkel plutôt que sur les armateurs ou l’Église grecque, tous deux aussi très riches… mais Grecs). De la rancœur contre le traité de Versailles à la croisade contre les judéo-bolchéviques le combat de Hitler, qui n’excluait pas la guerre, « offrait à tout Allemand l’occasion de donner un sens à sa vie » p.187. Hitler était « un envoyé de Dieu », « un prophète touché par la grâce divine » p.191.

La rhétorique, la conviction absolue d’avoir raison, l’émotion interpersonnelle et la communauté de foi sont les éléments combinés qui fondent le totalitarisme. L’intelligence est submergée par le sentiment d’appartenance, la rancœur contre les coupables extérieurs et la volonté de s’en sortir en commun. Cela justifie tout : au nom de Dieu, au nom de la race, au nom du peuple. L’état islamique, les extrêmes-droites nationales, les populismes gauchistes – sont les mêmes facettes d’une même emprise : au détriment de la raison, du droit moral et de l’individu. La communauté contre la civilisation.

Ce livre anglais est bienvenu pour nous guider aujourd’hui, lisible du grand public bien qu’érudit. Il est fondé sur des documents auxquels aucun Français ne peut semble-t-il avoir accès dans sa langue : nombre de citations sont notées comme « omises dans les éditions françaises », comme si les éditeurs hexagonaux avaient censuré volontairement la réalité nazie au nom d’on ne sait quelle idéologie politiquement correcte ! L’art du déni nourrit aussi le populisme…

Laurence Rees, Adolf Hitler la séduction du diable, 2012, Livre de poche 2014, 570 pages, €7.90

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Eric Fouassier, Le traducteur

eric fouassier le traducteur
L’auteur a beaucoup publié, mais surtout des nouvelles. Il est moins à l’aise dans la longueur ; ce livre est son second roman… un peu court.

Le premier chapitre est à refaire, il ne déclenche pas l’envie de lire, comme si l’auteur se gargarisait avant de parler. La suite coule mieux, beaucoup mieux, l’auteur sait raconter une histoire. Mais la fin laisse sur sa faim. Nous avions pourtant tous les ingrédients d’un bon roman : une idée originale, une décentration dans le passé, des personnages hauts en couleurs, un mythe. Rien de tout cela n’est approfondi, enrichi. L’auteur en reste au superficiel de la nouvelle où seuls comptent le rythme et la chute.

Nous avons un jeune homme insignifiant et veule, héritier sans mérite, qui s’ennuie à « inspecter » les affaires de sa famille en Égypte. C’est à Alexandrie, dans la « bonne » société, qu’il entend parler d’un aventurier, ex-médecin de talent qui a disparu deux ans durant et vient de ressurgir – au grand scandale de ladite « bonne » société. Cet homme, Gabriel Prometh (au nom qui sonne comme promesse et évoque Prométhée), a de quoi fasciner le grand gamin de 21 ans (juste l’âge d’être majeur en 1923) qui n’a ni volonté ni désir. Prometh lit assidûment Rimbaud, qui a laissé en un poème un itinéraire précis ; le médecin a soigné un étrange Noir de Haute-Égypte atteint d’une maladie du sommeil auquel il a su résister, comme la peuplade mythique citée dans les textes. De ces deux faits découle une histoire : celle d’un chapitre oublié de la Bible, le Livre de Pao.

Prometh n’a qu’une idée fixe : découvrir et voler ce livre pour en tirer gloire et fortune. Ce qu’il va faire. Il engage pour cela la jeune nullité narratrice qui, vieillard, va tout révéler. Ces chapitres forment un bon roman d’aventures, à la Pierre Benoit. Sans aucun scrupule ni aucun sexe, la Volonté en marche de Prometh écrase tout sur son passage.

Une fois le livre pris – et rapporté en Europe – commence une autre phase romanesque : la traduction de la langue perdue est décevante. Le Livre de Pao ne fait que raconter la généalogie et l’histoire insipide d’une peuplade des montagnes éthiopiennes : ce n’est en rien la Révélation universelle que le mythe a fait mousser. Nous aurions, à ce moment, pu déguster un morceau de bravoure. Tout ça pour ça ? Gloire et fortune en fumée ? Comment transposer le trésor externe en trésor sorti de soi ? Prometh choisit d’ignorer le Livre de Pao pour créer le sien. Il devient écrivain… De quoi réfléchir sur ce que veut dire être créateur, mais le chapitre tourne court : œuvre enfiévrée, éditeur ravi, succès public et gloire mondaine.

Commence la troisième partie, la déception. Prometh s’en veut d’avoir du succès mais pas pour son mérite propre d’écrivain, seulement celui de « traducteur ». Son livre, il l’a pourtant inventé entièrement, mais l’a publié sous un faux titre. La gloire en revient à ce peuple oublié, pas à l’auteur comme individu. Nous aurions pu, à ce moment, lire quelques réflexions sur le besoin frelaté de gloire, sur la satisfaction de créer un roman comme Dieu créa la terre – mais il n’en est rien. L’auteur en reste au superficiel.

La fin est presque inutile tant elle est convenue : misanthropie, asile de vieillard, mort solitaire. Le narrateur, devenu vieux et resté tout aussi insignifiant (que vient faire la spéculation boursière dans cette histoire ? N’est-il pas toujours rentier ?) va enterrer le manuscrit volé là où il l’avait trouvé.

C’est dommage, l’auteur écrit bien, captive souvent, mais il ne sait pas construire une histoire dans la durée. Ses personnages restent falots, même Gabriel Prometh, qui a pourtant la dimension d’un Faust moderne. Peut-être est-ce la stupidité naïve du narrateur qui entrave la narration ?

Pourquoi avoir choisi de créer un être d’aussi peu d’intérêt pour conter son histoire ? Attendons la troisième tentative.

Eric Fouassier, Le traducteur, 2010, éditions Pascal Galodé, 186 pages, €18.50

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Martin Amis, L’information

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Dédié à ses deux fils, Louis et Jacob, nés respectivement en 1985 et 1986, ce pavé littéraire londonien est en partie autobiographique. Deux amis d’université, Richard Tull et Gwyn Barry, sont devenus critiques, puis écrivains. L’un réussit, l’autre pas, car l’un se met dans le vent superficiel de la mode tandis que l’autre, plus exigeant, reste obscur et élitiste à ses contemporains. Ils se haïssent au fond mais ne peuvent se passer l’un de l’autre en apparence. Le succès de l’un le rend indulgent pour la jalousie de l’autre, ce qui ne l’empêche pas de baiser sa femme…

Il serait trop simple de chercher le bon et le méchant, la victime et le salaud, tous deux sont mélangés et coupables. La quarantaine est l’occasion du bilan d’une vie, âge de l’auteur et âge des protagonistes. Qu’a-t-on fait de sa vie à cet âge ? Dissipé sa jeunesse au point d’en être ravagé ? Écrit une œuvre qui va compter ? Mis au monde des enfants qui vont vous succéder ? Ce qui rachète Richard sont ses deux fils, faux jumeaux comme le sont les vrais fils qu’il a élevé jusqu’à leur 7 et 8 ans avant de divorcer en 1993. Peut-on être vraiment mauvais lorsqu’on aime ses enfants ? Même s’il écrit mal, compliqué et abscons, Richard est un bon critique ; il manque cependant d’ambition, sans cesse obnubilé par son rival Gwyn. Faux ami (faux Amis ?) qui se laisse porter par le succès, même si ce qu’il écrit « ne vaut pas un clou » comme le dit sa femme (qu’il trompe avec la bonne, avec son agent littéraire et avec l’épouse de Richard). Gwyn Barry ne veut fâcher personne, aucun conflit n’existe dans ses romans, pas même la distinction homme-femme, ce qui plaît à tout le monde, notamment aux vulgaires Américains toujours en mal de politiquement correct.

Martin Amis croque une satire de l’Amérique des années 1990 dans la Troisième partie qui vaut son pesant de délices. Il est redoutable avec « la détermination américaine », cette façon obsessionnelle d’aller jusqu’au bout de n’importe quoi, comme avec l’imitation des autres, névrose nationale. Quand au pot mêlé, il s’en fait une image so British… « En cela elle ressemblait à ses collègues. Du point de vue ethnique, Evry et Ort étaient soit tout, soit rien, ou bien ni ceci ni cela. Bref, des Américains » p.413. Il satirise aussi – comme ses fils avec leurs pistolets laser – la gent littéraire londonienne médiocre, dispersée et jalouse. Il transpose une expérience personnelle, celle d’avoir quitté son agent Pat Kavanagh, épouse de son ami Julian Barnes, pour un agent plus agressif, Adrew Wylie. Comme la querelle fut publique, ce roman a réglé quelques comptes. Martin Amis n’est ni tout à fait Richard, ni franchement Gwyn ; il s’est dédoublé pour bâtir l’intrigue, façon de promener son miroir critique le long d’un chemin semé d’embûches, celui du petit monde littéraire.

martin amis et son frere philip vers 7 ans

Mais pas seulement. Le tout-venant n’est pas épargné, aussi bien les Noirs de banlieue qui se la jouent gros muscles animés par petit pois, que les bourgeois qui jouent à l’aristo dans les clubs chers où l’on pratique le tennis. L’auteur pointe « les lambeaux de hargne et de rage, les jurons perçants et les phonèmes barbares qui donnaient aux cours grillagés des allures de cages ; à l’intérieur, tout se passait comme si des esclaves ou des animaux doués de parole étaient en révolte permanente contre leurs conditions de détention, le nombre de coups de fouet, la piètre nourriture » p.146. Comment se faire mal et se changer en bête quand on veut être à la mode ? Il est vrai que… « Il ne nous reste pas beaucoup de zones de transcendance aujourd’hui. A part le sport, le sexe et l’art. – Tu oublies les malheurs d’autrui (…) la contemplation languissante des malheurs d’autrui » p.641.

L’information, c’est la mise en forme, au sens physique de la santé-beauté-charme et au sens d’organisation de son existence et de son œuvre. Richard cherche à déstabiliser Gwyn, mais tous les moyens employés, la rivalité sportive, la baise, la violence, sont inefficaces et se retournent contre lui. La crise de la quarantaine conduit à observer l’espace interstellaire et à se trouver bien petit, et mortel.

Autobiographique mais largement romancé, L’information complète la trilogie de Londres qui a commencé avec Money et London Fields. Le lecteur curieux de l’humain et amoureux des traits acérés de Martin Amis ne pourra qu’aimer ce livre, malgré son grand nombre de pages.

Martin Amis, L’information (The Information), 1995, Folio 2002, 679 pages, €2.48 occasion
Les romans de Martin Amis chroniqués sur ce blog

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Jennifer Lesieur, Mishima

jennifer lesieur mishima bio

A qui veut connaître rapidement la vie réelle de cet auteur japonais sulfureux, ce livre pourra suffire. Il est une biographie de journaliste, vite pompée, vite écrite, vite oubliée. Un survol sans analyse, sans enquête personnelle, uniquement descriptif. Nous sommes loin d’une biographie littéraire, malgré le nom de Gallimard apposé sur l’édition. Avec même une erreur flagrante p.233 quand il est dit que « sous une chaleur accablante, il rencontre par hasard Isao, le fils d’Iinuma (…) Honda y aperçoit trois grains de beauté alignés, les mêmes que ceux qu’il avait remarqué un jour sur Iinuma ».  Il faut lire Kiyoaki et pas Iinuma !

En 16 chapitres courts qui se lisent en une soirée, une chronologie, une bibliographie, un cahier (très sommaire) de photos, quelques notes en référence, vous en saurez autant sur l’écrivain qu’une fiche Wikipedia, mais sous forme brochée d’un objet à classer dans sa bibliothèque.

Kimitake Hiraoka est né par hasard le 14 janvier 1925 et est mort volontairement Yukio Mishima le 25 novembre 1970.

  • Enfance tordue par une grand-mère névrosée qui l’arrache tout bébé à sa mère et ne lui rend, pour cause d’approche de l’agonie, qu’à l’âge de 12 ans.
  • Adolescence tourmentée d’un garçon chétif et très sensible qui n’a jamais eu le droit d’aller au soleil et de jouer avec les autres garçons.
  • Jeunesse qui s’émancipe enfin, avide d’air, de lumière et d’épanouissement physique (musculation, kendo, karaté) après un voyage en Grèce.
  • Maturité responsable avec études juridiques, concours du prestigieux ministère des Finances, mariage, production littéraire, deux enfants – fille et garçon.
  • Et puis l’approche de la vieillesse, du flétrissement physique, du relâchement des passions, de l’étiolement des idées, du succès qui passe.

Hiraoka, descendant de paysans par sa lignée paternelle, a adopté l’origine noble de sa grand-mère. Il a voulu mourir en samouraï selon le rite millénaire du bushido, la voie du guerrier, en quoi il voyait l’âme culturelle du Japon. Ce pays auquel il était charnellement attaché, depuis les arbres et les fleurs jusqu’à la mer et aux montagnes, aux nuages et à la pluie ou la neige. Il évoque cette nature dans ses œuvres mieux que Kawabata, son mentor dans les lettres, prix Nobel à sa place.

Yukio Mishima jeune

Il raconte dans Confession d’un masque  combien son enfance contrainte l’a rendu névrosé, l’attirant vers l’idéal qu’il ne serait jamais : le garçon mâle japonais à l’aise dans son corps et avec les femmes. Déviance sexuelle mimétique, désir pour ce qu’il voudrait être et qu’il admire : la beauté, la musculature, la force, l’aisance – lui qui mesurait à peine 1m60.

Hiraoka a été bien sage, Mishima son double en a trop fait. Auteur prolifique, il est maniaquement organisé (la névrose obsessionnelle, ce travers né de l’éducation japonaise). Il a écrit des feuilletons populaires autant que de grands romans littéraires, commis des films de série B comme des pièces de théâtre, s’est mis en scène nu devant les photographes, mimant saint Sébastien ou le samouraï brandissant son sabre. Il a été explorer les boites gay de Tokyo, sans vraiment y consommer, préférant l’anonymat des parcs ou l’exotisme du Brésil. Il a été bon père pour ses jeunes enfants, mais pas attaché à la fonction paternelle, les abandonnant par sa mort à l’âge tendre (11 ans pour sa fille Noriko, 8 ans pour son fils Ichiro).

Il faut dire que les exemples successifs de son grand-père et de son père l’ont fait mépriser la paternité, tous deux démissionnaires face aux mères, puis autoritaires à contretemps avec le fils.

Pour le reste, lisez directement les œuvres, cette biographie ne fait que les résumer sans approfondir.

Jennifer Lesieur, Mishima, 2011, Gallimard Folio biographie, 277 pages, €7.51

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Yvette Jaget, Le dernier voyage connu de Tom Bradford 1

Un premier roman captivant, écrit au galop, avec des personnages attachants. On dévore ses 450 pages en trois parties sans s’ennuyer jamais.

Tout commence par une drague, à la terrasse d’un café de Paris, d’un très jeune homme pour une femme mûre. Il va se faire inviter, la suivre, et s’expatrier pour un beau projet d’école humanitaire chez les déshérités. Tout se poursuit par la vie parallèle d’un autre jeune homme, plus âgé, qui enseigne la littérature à des élèves d’aujourd’hui, avant de rencontrer une femme qui va le peindre et le révéler à la mode. Ces deux destins parallèles se croisent par hasard, avant de converger à l’infini sans jamais s’unir, comme de bonnes droites rationnelles.

Yvette Jaget était prof d’économie en lycée avant de prendre sa retraite. Le métier déforme et ses fantasmes romanciers lui font idéaliser les deux tropismes d’aujourd’hui : l’adolescence et la mondialisation. Elle crée donc deux personnages principaux, Matthieu et Thomas, qu’elle abrège très vite selon la mode américaine en Matt et Tom. Le premier est prof… évidemment, mais devient star, top-modèle de mode puis acteur et même scénariste. L’une des facettes de la personnalité de son auteur. Le second est ado, sensible et fragile, surdoué et bosseur, il passera un concours… évidemment, mais devient fonctionnaire international de l’ONU chargé de la planète. L’autre facette de la personnalité de son auteur. Quant à Marie, par qui le scandale arrive, ou plutôt l’histoire, elle est prof… évidemment, mais nettement plus âgée que l’éphèbe qui la drague et hantée de vieillir et qu’il la quitte.

Un soir à New York, vers les 25 ans du plus mûr, c’est le coup de foudre de Matt et Tom. Ils en restent tous deux sans voix et ne se quittent plus du regard. Mais rien ne se passe, sauf quatre années durant lesquelles chacun est pris par ses activités trépidantes, d’un avion à l’autre. Matt a un enfant, puis en adopte un autre ; il a du succès dans ses films et aucun problème d’argent. Il vit entouré d’une bande de filles avec qui il a plus ou moins couché, et de copains qui l’assistent. Tom poursuit le projet scolaire avec la bande de Marie, mais reste décalé par le décalage horaire, sans cesse d’un dossier à l’autre, d’un conflit à l’autre. Matthieu vit dans la durée, Thomas dans l’immédiat : comment pourraient-ils se rencontrer ?

Matt évoque donc « la présence » du garçon de ses rêves. Il « voit » son « petit amour » sans jamais l’avoir touché et remplit 15 carnets de récits inventés jusque des années dans le futur. Il s’est tellement imprégné du personnage qu’il a la prescience. C’est ainsi que naît Tom Bradford page 170, inspecteur du FBI, héros né du bien réel Thomas Le Guen à peine entrevu au cours d’une soirée. Matt a « la mémoire de leur avenir », joli procédé romanesque pour faire avancer une histoire. Le roman paraît, Matt réussit à retrouver Tom et à lui donner. Les deux garçons, largement au-delà de l’âge légal bien que Thomas ait toujours l’air « d’avoir 15 ans » (expression qui revient plusieurs fois), réussissent à coucher ensemble pour la première fois page 185. Ils se verront épisodiquement par la suite, rarement en phase, pris par le travail, traînant chacun leur bande.

Nous sommes dans la vie la plus contemporaine avec Internet, GPS, iPhone 4 (mais pas S), multiculturalisme (chacun parle quatre ou cinq langues), familles recomposées, nomadisme perpétuel. Matthieu n’est pas le fils de son père, qui d’ailleurs est mort bien trop tôt, mais retrouve le vrai – juste avant de donner le jour à un fils, mais sans se marier, couchant avec plusieurs filles gentilles avant de tomber raide dingue d’un garçon. C’est ça, la vie d’aujourd’hui, perçue à 15 ans par les élèves de Madame le professeur.

Elle nous donne « le roman de la vie qui aurait pu être la sienne », comme le dit Matt. Mais avec un regard exclusivement féminin qui connaît peu les fantasmes des garçons. Tout est sentiment et émotions, alors que le regard sur le physique, la peau, les muscles, la force ou la gracilité du torse jouent beaucoup dans l’attrait homo : il suffit de lire les romans où c’est évoqué. Yeux dorés, taille souple, démarche dansée de félin, voix grave, sensibilité à la musique de piano : c’est l’un de ses élèves qu’elle décrit, en le vieillissant par précaution de dix ans.

Et puis il y a la troisième partie, intitulée ‘translation’, avec ce double sens du français et de l’anglais que je vous laisse découvrir… Disons seulement que la réalité est plus vraie que la fiction, quoique la fiction crée elle-même une réalité.

Malgré un français très fluide qui se lit très bien, émergent quelques tics d’époque malvenus : « mutique » pourrait être remplacé par muet plusieurs fois (pourquoi psychiatriser systématiquement les comportements ?), l’énigmatique « il avait interféré » (avec quoi ?) p.216, l’abus de l’adjectif « petit » pour dire la tendresse : petit amour, petits cheveux, petit fossé dans l’épaule… De même (fantaisie d’auteur ou ignorance de Paris ?), malgré la précision maniaque des dates et des lieux étrangers, à Paris le boulevard Malherbes n’existe pas (mais le boulevard Malesherbes, si), quant au poète Malherbe (qui aurait pu avoir été affublé de ce boulevard en hommage facétieux), il ne prend pas de ‘s’.

Malgré ces « petits » défauts, le livre se dévore. Il est édité sur papier lisse épais aux reflets mauves dans la reliure. « La réalité se vit, elle s’écrit aussi » – ce qui est vivre en plus ! Premier tome d’une saga d’aventures très contemporaines et captivante, on attend la suite avec impatience !

Yvette Jaget, Le dernier voyage connu de Tom Bradford – volume 1 : Hier, aujourd’hui et demain, juin 2012, éditions Baudelaire, 455 pages, €23.75

L’auteur : Yvette Jaget lit beaucoup et met à profit son statut de retraitée pour écrire. Elle a été professeur de lycée ès sciences économiques et sociales à Lyon jusqu’en 1997, puis dans l’Hérault jusqu’en 2008. Curieuse et ouverte au monde, elle est férue d’art, d’histoire et de voyages. Elle aime les grandes villes et les vieux appartements. Elle vit seule depuis quelques années, entourée de sa fille et ses trois petits-enfants, ainsi que de ses nombreux amis. Le deuxième volume des aventures de Tom Bradford est à paraître prochainement aux éditions Baudelaire. Un troisième volume est également en cours d’écriture.

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Joseph Fouché, Mémoires

« Ce fut un politique, et l’un des plus grands », déclare Edwy Plenel de Fouché. Journaliste de gauche, formé aux méthodes d’investigation américaines, il présente cette édition avec délectation. Fouché, comte d’Empire, duc d’Otrante, ministre de la Police après la Révolution, « dit la vérité de la politique moderne ». A savoir, selon Stefan Zweig, qu’elle est un métier de « joueur professionnel ». Mais Fouché avait un principe unique pour guider son action : la préservation de l’État hérité de la Révolution.

Pour cela, « accompagner l’événement plutôt que de l’infléchir », « rester dans le jeu quitte à en changer les règles, se maintenir au pouvoir quoi qu’il en coûte », affirme Edwy Plenel. Du parfait Jacques Chirac, resté longtemps à l’école de François Mitterrand. François II Hollande serait un peu comme ça et Nicolas II aimerait bien rééditer le succès de Nicolas 1er Sarkozy. « Tout changer pour que rien ne change », disait Alain Delon-Tancrède dans Le Guépard’ de Visconti, d’après le roman de Lampedusa

« Nul ne fut sans doute plus haï, détesté et caricaturé, après sa mort », écrit Plenel, « Fouché dérangeait le siècle qu’il vit naître et qu’il avait pourtant, plus que d’autres, anticipé ». Il était athée, opportuniste, vil serviteur, flic… tout ce qu’affecte de détester la gauche et qui, pourtant y sacrifie si volontiers ! Souvenez-vous de Staline et de ses compagnons de route intellos des cafés enfumés de Saint-Germain des Prés. Plus près de nous, de ces maos qui fleurirent en 1968, prosternés devant le Génial Grand Dirigeant, instituteur promu qui avait le don d’enfoncer les portes ouvertes. Y aurait-il un divorce entre la posture morale des gens de gauche et la réalité de leurs actes ?

Justement, nous apprend Joseph Fouché, aucune morale n’existe en politique, seulement le succès. La cynique réalité l’emporte sur les bons sentiments, si l’on veut survivre. La gauche (française, d’aujourd’hui) reste pour cela handicapée, drapée dans sa Morale de principe au lieu d’écouter le pragmatisme du peuple, agissant plus par ressentiment que par raison, incapable de négocier avec nos partenaires européens alors que ce cadre est le seul qui permette encore d’exister au niveau mondial. Les gens de gauche devraient lire Fouché, les gens de droite le pratiquent sans le savoir, connaissant déjà Machiavel.

« Le lecteur pourra y lire ce que d’ordinaire un politique professionnel n’avoue pas, à savoir que le seul critère de réussite est la durée au pouvoir et non la fermeté des convictions, que l’indifférence aux autres et la fidélité à soi sont les garanties du succès, que mener deux politiques de front et choisir celle qui triomphe est le b a ba du métier… » Si c’est Edwy Plenel qui le dit… Il décalque seulement Fouché : « Telle doit être, en effet, la maxime de l’homme d’État ; le passé ne devrait jamais être à ses yeux que de l’Histoire : tout est renfermé dans le présent » p.225.

« J’étais d’ailleurs moralement ce qu’était le siècle », déclare Fouché dès les premières pages, « avec l’avantage de n’avoir été tel ni par imitation, ni par engouement, mais par méditation et par caractère » p.10. Destiné dans sa jeunesse à la navigation, Joseph Fouché n’est surtout pas fanatique à la Robespierre ! Il lui tire le portrait en pied : « être envieux, haineux, vindicatif, ne pouvant se désaltérer du sang de ses collègues et qui, par son aptitude, sa tenue, la suite de ses idées et l’opiniâtreté de son caractère, s’élevait souvent au niveau des circonstances les plus terribles » p.14. Staline imitera Robespierre, tout comme Mao, précipitant leurs pays dans des décennies de marasme et de terreur. Mélenchon suivrait bien Robespierre… Fouché, lui, est plus réaliste : « Quand on a le pouvoir, toute l’habileté consiste à maintenir le régime conservateur. Toute autre théorie, à l’issue d’une révolution, n’est que niaiserie ou hypocrisie impudente » p.23. Le rôle des gouvernants ? « Réglez l’activité brûlante de vos concitoyens afin qu’elle soit féconde… Qu’ils sachent bien que l’énergie n’est pas le délire et qu’être libre ce n’est pas être indépendant pour faire le mal » p.31.

Si le contrôle policier est indispensable à tout gouvernement, ce n’est « ni avec des écritures, ni avec des rapports qu’on faisait de la haute police ; qu’il y avait des moyens plus efficaces ; par exemple, que le ministre lui-même devait se mettre en contact avec les hommes marquants et influents de toutes les opinions, de toutes les doctrines, de toutes les classes supérieures de la société. Ce système m’a toujours réussi… » p.43. Fouché fut chargé de mission sous la Révolution, ministre de la police sous le Directoire puis l’Empire, chef du gouvernement provisoire après Waterloo, encore ministre sous Louis XVIII avant de s’exiler en Autriche en 1816. « J’avais jugé Bonaparte seul capable d’effectuer les réformes politiques impérieusement commandées par nos mœurs, nos vices, nos écarts, nos excès, nos revers et nos funestes divisions », dit-il p.60. Quel pourrait être ce président analogue dont la France aujourd’hui a besoin, selon les mêmes réformes impérieuses ?

Avec cette tempérance : « la raison et la tolérance que j’ai toujours cru très compatibles avec la politique d’un gouvernement assez fort pour être juste » p.80. Car Bonaparte devint vite Napoléon, avec ce despotisme des camps militaires qui croit décisive sa seule volonté. « Je le fatiguai moi-même en ne cessant de lui dire que, lorsque les gouvernements ne sont pas justes, leur prospérité n’est que passagère » p.116. Ce que personne n’ose dire à Sarkozy, peut-être – ni peut-être non plus aux revanchards de gauche ?

Les peuples européens ne sont toujours pas mûrs, mais c’est pourtant l’Europe que voulait faire Napoléon 1er. Il le déclare lui-même à Joseph Fouché qui le rapporte fidèlement : « Il nous faut un code européen, une cour de Cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples de l’Europe le même peuple et de Paris la capitale du monde » p.266. C’était en 1812 et les États tremblent encore d’une Europe ainsi carrée « à la française » ! Que comprend la gauche actuelle à cette crainte-là ? Elle qui veut « imposer » la renégociation des traités juste par bon plaisir, sans tenir compte du rapport de forces des États et de l’intérêt général des peuples de l’Union ? « Conscription, impôts, vexations, privations, sacrifices, voilà (…) ce que nous connaissons du gouvernement de la France ». C’était il y a deux siècles et cela reste d’actualité… La France est un pays guerrier qui veut entraîner les autres en Afghanistan et en Lybie ; la France adore taxer tant et plus ; la France ne sélectionne ses élites que pour en faire des fonctionnaires d’un État obèse qui produit surtout du règlement et du prestige ; tout le reste est rabaissé, méprisé, spolié – à commencer par le travail et l’entreprise.

Il est curieux de constater combien les mentalités changent peu, même avec les siècles… Tous les cinq ans, rituellement, la France réfléchit sur elle-même à l’occasion de l’érection présidentielle. Plus qu’une élection, c’est bien d’une érection dont il s’agit ! Assaut de rodomontades pour refaire le monde et surenchères étatistes qui font rire les autres pays plus démocratiques qu’autocratiques. Ne serait-il pas temps que la France ouvre les yeux sur ce qu’elle est ?

Joseph Fouché, Mémoires, 1824, éditions Arléa 2006, 402 pages, en solde €5.00

 

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Aujourd’hui sous le regard de Michelet

Je suis en train de lire l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet, né en 1798. Célèbre histoire, en deux volumes de plus de 1500 pages chacun dans la Pléiade. Certes, les historiens ont nuancé et précisé son ouvrage depuis, avec les documents nouveaux. Mais le souffle d’écriture reste inégalable. Il nous fait vivre les grands moments, il nous montre les forces, il nous fait rencontrer les gens.

Chaque Français sait que la Révolution est la matrice de notre système politique, aujourd’hui encore. L’élection présidentielle essaie de rejouer, en comédie, ce qui fut une tragédie il y a deux siècles : le conservatisme et les émigrés d’un côté, les jacobins coupeurs de têtes de l’autre. Avec les excès « clivants » de rigueur dans le théâtre des histrions médiatiques nés avec la télévision.

Le mot « cliver » est du jargon à la mode, qui n’a pas de sens concernant les affaires humaines. Il désigne l’action mécanique de fendre un corps minéral suivant la direction de ses couches. Comme si la nation était une chose rocheuse, une éternité géologique, qu’il suffisait à un homme politique de travailler avec l’outil adéquat pour la faire se fracturer dans le « bon » sens. Ceux qui utilisent ce genre de vocabulaire méprisent le genre humain. Ils réduisent les idées à des strates chosifiées, immanentes, sans même penser que l’électeur puisse avoir sensibilité et une histoire. Surtout qu’à droite comme à gauche, les politiciens ont tout fait pour se partager le fromage et ne jamais remettre en cause l’endettement clientéliste !

Ce n’est malheureusement pas nouveau en France, pays des guerres de religion et des haines sociales, pays de l’envie et de la délation où n’importe quelle égalité apparaît préférable à toute liberté. Ce pourquoi le roi a toujours été mieux vu que les nobles (contrairement à l’Angleterre), et que l’État apparaît plus légitime que les entreprises, les associations ou les syndicats (contrairement à l’Allemagne et aux pays nordiques).

Dès la parution de son premier tome, en 1847 déjà, Michelet dénonçait le « moyen-âge » de la pensée dans l’assimilation de la Révolution à 1793. Comment, s’écrie Michelet, « née, grandie, dans l’indignation légitime qu’inspirait la Terreur de l’Inquisition, elle triomphe enfin, elle éclate, révèle son libre génie, et son génie ne serait autre que la Terreur de 93 et l’inquisition jacobine ? » (1-295). L’interprétation marxiste, reprise avec enthousiasme par les fonctionnaires intellectuels d’État qui ont vu dans le communisme façon Staline la « libération » du genre humain, a fait de la Révolution cette caricature. Celle que reprend Mélenchon aujourd’hui, où raser gratis signifie reconstruire la Bastille pour y fourrer les futurs guillotinés, tous ceux qui ne pensent pas comme lui. « Si cette théorie est bonne, le moyen-âge a vaincu », conclut Michelet. Mélenchon est un réactionnaire de gauche, la fraction autoritaire et sectaire de la mouvance qui comprend aussi – fort heureusement – une fraction libertaire positive comme le dit si bien Michel Onfray.

« Voltaire contre Rousseau »… pensait Michelet. « Les Jacobins semblent se porter pour héritiers directs des prêtres. Ils en imitent l’irritante intolérance, par laquelle le clergé a suscité tant d’hérésies. Ils suivent hardiment le vieux dogme : « hors de nous, point de salut » (1-537). François Hollande a raison de prêcher la modération ; mais tort lorsqu’il dérape en tribun, singeant Mélenchon qui imite Le Pen, et forçant sa voix jusqu’à l’hystérie. Nicolas Sarkozy a raison de pointer les incohérences socialistes ; mais tort lorsqu’il attaque au panzer, hors de tout bon sens, singeant Le Pen et ses outrances frileuses de repli. Les vocifération des années 30 submergent la raison : est-ce le signe que les candidats d’aujourd’hui n’ont rien de rationnel à dire ? Va-t-on tout droit vers les mêmes effets qu’en 1933-1939 ?

Ils ont voilé Voltaire jusqu’aux pieds comme une fatma sous burqa, les politiciens honteux de Paris, au musée du Louvre… (photo ci-dessus prise par moi en janvier 2012). Depuis combien d’années déjà ? Fin 2005 ! Une vidéo publiée par moi en février 2006 en témoigne : Voltaire a été voilé sous Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur. Il le reste en 2012, sous Nicolas Sarkozy président. Mais tout le monde s’en fout : y aurait-il des « civilisations » plus égales que d’autres pour les bobos branchés ? En avril 2005, Voltaire n’était pas encore voilé… (photo ci-dessous prise par moi en avril 2005). Pourquoi le reste-t-il aujourd’hui ? Pourquoi les « socialistes-anti-racistes » Delanoë/Hollande ne disent-ils rien sur le sujet ? Pourquoi Mélenchon-le-laïc passe-t-il sous silence ce fait sous nos yeux ?

Or, déclare Michelet : « Grande leçon pour les politiques, et qui doit les faire songer ! Qu’ils prennent garde à Voltaire ! Cet homme-là ressuscite quand on y pense le moins. Robespierre s’en est mal trouvé. Chaque fois qu’on s’appuie sur Tartufe, ou qu’on veut s’y appuyer, Voltaire est là qui vous regarde » (1-302). Que les intolérants théoriciens du parti socialiste, ou les sectaires écolos en appendice, prennent garde à « ces trois vainqueurs de Tartufe » qui forment la pensée intime du peuple français. « Rabelais-Molière-Voltaire, est sous la variété infinie de ses formes vives et légères, le fond même de ce peuple. Comment ? Par sa haine du faux, des vaines subtilités, des abstractions dangereuses, des scolastiques meurtrières ; et puis par son amour du vrai, du positif et du réel, par son sincère attachement à la plus certaine des réalités, la vie, par sa touchante religion pour la pauvre vie humaine, si précieuse et si prodiguées… Par son bon cœur et son bon sens, il est profondément le peuple. »

Si le début de la phrase ne s’applique que trop à la gauche intello-intégriste d’aujourd’hui, la seconde s’adresse directement à Nicolas Sarkozy (on n’ose dire l’UMP tant ce parti godillot se veut uni derrière un « chef » qui le tire à sa gloire plus qu’il ne le représente…).

Les Français ont du bon sens : ils ne croient ni les écolos qui veulent arrêter toutes les centrales nucléaires en quelques années, ni l’impôt inquisitoire à 75% (+ CSG, + ISF, + impôt sur les successions) de ceux qui gagnent. Ce sont moins « les riches » qui les préoccupent que le symbole politique qui consiste à confisquer le succès dès qu’il atteint un montant arbitrairement fixé par des fonctionnaires qui n’ont jamais entrepris quoi que ce soit par eux-mêmes. Si, encore, cela ne touchait que les gains de finance, issus de prises de risque d’une fortune héritée : mais non ! N’importe quel créateur d’entreprise réfléchira à deux fois avant d’entreprendre désormais en France. Les footeux eux-mêmes s’en émeuvent; les écrivains à succès votent avec leurs pieds. Assurer le pain au peuple, certes il est content, mais qu’on le prive de jeux et c’est la révolution qui gronde !

Les Français ont aussi bon cœur ; ils croient en la vie, en tout ce qui est positif. Ce pourquoi ils font tant d’enfants en privé alors qu’ils disent leur déprime en public aux sondeurs. Qu’un candidat de droite les prive du positif, ils s’empresseront de voter ailleurs. Conserver est utile, si cela doit servir la vie, l’avenir : oui au durable, au bio, à l’économie d’énergie et de matières. Mais conserver est nuisible quand il s’agit de « principes » : non aux privations, aux restrictions, à la discipline haineuse de ces nouveaux curés prêcheurs de croisade anti-industrie. Oui à l’éducation, à la formation professionnelle, aux aides pour retrouver un emploi ; non à la profitation privilégiée des trois mois et demi de vacances, à l’élitisme matheux méprisant qui laisse une grosse part de jeunes sans aucun diplôme, non aux petits arrangement entre syndicats à la comptabilité opaque pour se partager la manne des taxes en formation permanente et la gestion des caisses de SS ou d’Unedic, non aux filiales ingérées de l’État où le gaspillage et le népotisme syndical sont la règle (EDF, SNCF, RATP, SNCM…). Que propose Sarkozy pour l’industrie ? Que propose Hollande pour l’école ? Que proposent-ils pour réformer l’État, à part encore et toujours augmenter les impôts ? « Amour du vrai, du positif et du réel », « sincère attachement à la vie » : où est-ce donc dans la posture de droite ?

Pan sur la droite et pan sur la gauche d’aujourd’hui ! Données par Michelet, ces baffes sont salutaires dans cette campagne qui invective pour mieux cacher sous le tapis les poussières qui gênent : « Si nous voulons fermer la porte à l’avenir, étouffer les forces inventives, écoutons les endormeurs politiques ou religieux ; les uns qui cherchent la vie aux catacombes de Rome – les autres qui proposent pour modèle à la liberté la tyrannie de la Terreur » (1-609). Ni Le Pen, ni Mélenchon, ni leurs pâles épigones Sarkozy ou Hollande quand ils n’ont rien à dire sur leur programme… Il faut relire l’historien Michelet plutôt que les tracts électoraux des histrions.

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Gallimard Pléiade tome 1, 2005, 1530 pages, €52.25

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Indigente campagne

Politique spectacle, positionnement théâtral, appel à la Morale… Les candidats sont comme des ados qui se prennent en photo devant le miroir, gonflant les muscles, prenant des poses. Le message n’émet pas d’idée mais des images ; il ne vise pas l’électeur mais le journaliste. L’histrionisme médiatique est à son comble, en circuit fermé. Rares sont les sujets vraiment abordés, comme la confrontation des deux discours sur l’école, plutôt fouillés. Mais les Français dans tout ça ?

Mi-octobre, après de longues primaires qui ont suivi les interminables péripéties sur Strauss-Kahn et ses putes, François Hollande a été adoubé contre Martine Aubry. Pour la gauche « ça y était », ils se voyaient déjà élus, au pouvoir. Fin février, Nicolas Sarkozy est entré en campagne comme « candidat hors système ». Toujours du changement : agitation ou cynisme ?

A L’Express le 23 mars 2007, le président alors premier candidat déclarait : « Et ma rupture, ce sera celle des promesses tenues, des engagements pris, de la confiance retrouvée entre le peuple et la parole publique. Ma vie, ma passion, c’est l’action. » Le président de la République ? « C’est un leader qui assume ses responsabilités. Il dit ce qu’il pense, fait ce qu’il dit, s’engage sur des résultats, par exemple le plein-emploi. Le président, ce n’est pas un arbitre, c’est un responsable. Il doit aussi rassembler le pays et non le diviser, au service d’un projet. » L’Europe ? (c’était avant la crise) : « Il faut aller à Bruxelles pour demander trois choses : un gouvernement économique de la zone euro ; une réflexion sur la moralisation du capitalisme dans la zone euro pour récompenser la création de richesse et pénaliser la spéculation (…) ; comment utiliser l’euro comme les Américains le font avec le dollar, les Chinois avec le yuan et les Japonais avec le yen. » Les idées, on le voit, n’ont pas changé : c’est l’action qui a fait quelque peu défaut. Confiance dans la parole publique ? Au plus bas. Engagement sur les résultats, notamment l’emploi ? Échec – évidemment il y a la crise, mais les blocages réglementaires et technocratiques sont toujours là. L’Europe ? Bon, on n’est pas tout seul, mais Angela Merkel est plus populaire que Nicolas Sarkozy dans tous les pays de l’Union, il y a donc déficit d’efficacité. Rassembler ? Là on rigole franchement…

Comment faire pour apparaître neuf quand on est usé par dix ans de pouvoir, ministre puis président ? Tout le monde prend pour cible le sortant, d’où son positionnement décalé. Il veut éviter d’être acculé à son bilan, donc en appelle directement au peuple par le référendum, prônant le rationnement des parlementaires. Il se présente « contre le système » – le mot vient des Le Pen ; contre les « corps intermédiaires » – mot bonapartiste. Autrement dit la Ve République ne permet pas de gouverner et les contrepouvoirs d’une véritable démocratie bloquent la décision. Est-ce la dictature qu’il nous propose ? Ou n’est-ce que tactique : récupérer l’extrême-droite ? Pour gagner, dans l’état actuel des opinions, Nicolas Sarkozy a besoin de 60% des électeurs Front national et de 45% des centristes.

Or le centre fuit : comment oser l’appeler à se rassembler lorsqu’il y aura second tour ? L’analyse politique est que la France est à droite ; que les valeurs de la « majorité silencieuse » s’extrémisent comme dans le reste de l’Europe ; que les médias comprennent des journalistes des mêmes milieux, formés dans les mêmes écoles, aux deux-tiers branchés, dans le vent, donc « de gauche ». Qu’il y a donc un pays réel opposé au pays légal – thématique habituelle d’ancien régime.

Récupérer les électeurs tentés par Marine signifie aller chasser sur ses terres : non au mariage homo, à l’adoption gai, à la recherche sur les cellules souches, à cette nébuleuse vague qu’on fourre sous le nom d’assistanat, à « l’immigration » (sans distinguer l’obligatoire due aux mariages et regroupement familial, de celle de travail due aux patrons et des étudiants attirés par notre aura intellectuelle…). Trop « d’étrangers » signifie trop de musulmans, qu’ils soient noirs ou arabes, la polémique sur la viande halal le prouve. Si ce n’est pas de la démagogie, tout ça… Et c’est en plus nauséabond. Les valeurs de la République sont autres, les Français n’évoluent pas forcément dans le sens intuitif : le vote des étrangers aux élections locales est mieux accepté qu’il y a 5 ans, la diversité au gouvernement aussi. Le staff des communicants sarkoziens le comprend-t-il ?

François Hollande, quant à lui, ne rassemble guère plus. Il veut rallier son camp, tournant le dos au reste de la France. C’est ainsi qu’il s’oppose à « l’ennemi sans visage » (la finance, les marchés, l’oligarchie, les riches, le mot race…). Il rejoue « la patrie en danger » comme en 1792 sous Robespierre, avec les accapareurs (banquiers) et les émigrés (fiscaux). Sauf que les glissements sémantiques l’emportent lui aussi vers le FN. En oubliant que le mot n’est pas la chose : que comprend le mot « système » ? comment définit-on en acte le mot « race » ? Si « La France est la solution » (comme ailleurs l’islamisme, parallèle douteux…), pourquoi le parti socialiste a-t-il si peu de diversité ethnique dans ses instances ? Pourquoi les gouvernements de gauche ont-il eu aussi peu de représentants colorés? Faire du symbolique, c’est agiter du vent, agir c’est mieux. Reconnaissons que Sarkozy, tout en stigmatisant l’immigration hors contrôle (ce que Hollande ne promet que du bout des lèvres), a mieux réussi l’intégration visible avec Rachida Dati, Rama Yade, le préfet beur.

La colère des électeurs est réelle envers ceux qui ont causé la crise et qui en profitent pour s’augmenter alors qu’ils restreignent les salaires. Mais taxer à 75% les revenus au-dessus d’un million d’euros est populiste. Cela touche quelques milliers de personnes, pas des plus malheureuses et loin de moi l’idée de les plaindre, mais le symbole est ambigu. Taxer le succès est-il encourageant ? Taxer l’héritage, pourquoi pas, mais le travail ? Confisquer est un mauvais réflexe de gauche, comme si les technocrates d’État étaient plus légitimes à dépenser que les salariés à hauts revenus. Outre que cela apparaît constitutionnellement difficile, le résultat réel serait qu’aucun revenu ne serait plus au-delà du million d’euros. Il y aura donc du caché : des dessous de table, du noir, de l’expatriation, des comptes étrangers… ou bien des passe-droits, des « niches fiscales » clientélistes. Cette réponse autoritaire aux provocations de Sarkozy encourage l’inquisition fiscale, la délation, dans la grande tradition jacobine. De quoi diviser un peu plus les Français. Est-ce cela la « bonne » politique ? Alors que l’organisation d’État n’est pas remise en cause, qui ne fout rien aux conseils d’administration des entreprises où le public est au capital, qui laisse faire les syndicats ripoux, qui ne fout rien sur les retraites chapeaux, les stock-options, les bonus, qui blanchit les mafieux du bon parti, les Haberer, les Tapie, les Dumas. Plutôt agiter une pancarte qu’agir contre les copains…

Taxer, est-ce cela la réponse au chômage ? Hollande flatte l’envie populaire et la jalousie égalitaire, cela plaît au populo, comme le montre BVA. Les CSP- (72%) sont plus nombreuses à approuver la mesure que les CSP+ (62%). Mais il ne règle rien à l’emprise de la finance… due à l’impéritie des politiciens (y compris de gauche) qui ont endetté la France depuis des décennies. Avoir moins de riches est-il préférable à avoir moins de pauvres ? Peut-on croire une seconde aux vases communicants du transfert de la richesse des uns aux autres, de la part de fonctionnaires nés dans le giron de l’État et qui n’ont jamais gagné un sou par leur propre talent d’entreprendre ? Les footeux, en général issus des milieux populaires… vont se voir taxer à quasi 100% avec la CSG et l’ISF, sur ce qui dépasse le million d’euros par an. Cela alors que leur carrière est forcément courte, puisque due à leur jeunesse.

Toute cette agitation d’évitement n’aborde pas le fond du problème : la place de la France dans la mondialisation, la place de la démocratie en Europe, la place de l’emploi dans les politiques économiques. Chacun rassemble sa bande pour la faire hurler à l’unisson, criant au populisme de l’autre camp. Désigner les riches en général comme des ennemis sans cibler la délinquance en col blanc ni distinguer le mérite personnel de l’héritage, c’est de la part de François Hollande stigmatiser les « quartiers », même s’ils ne sont pas les mêmes que ceux de Sarkozy. Désigner les étrangers, les élus et les élites multiculturelles de gauche comme responsables de l’état de la France, sans cibler l’empilement des niveaux administratifs, des réglementations touffues, des incohérences fiscales – et de ses voltefaces depuis 5 ans – est, de la part de Nicolas Sarkozy, populiste.

Valeurs républicaines contre identité nationale ? La gauche tombe dans le piège classique de la provocation droitière. Pointer la viande halal ? Ce serait raciste… alors qu’il s’agit de traçabilité pour le consommateur, ce qui devrait être consensuel. Évidemment les socialistes se rétractent sur leurs tabous et le peuple gronde. Sarkozy provoque Hollande à se radicaliser pour mieux le battre. Mais il apparaît comme jouant son va-tout. Que vont penser les centristes qu’il appellera au second tour ?

Second tour qu’il est idiot d’anticiper aujourd’hui car le premier sera un événement politique. Il changera les votes en fonction de qui sera arrivé en tête et du laminage des extrêmes. Il ne suffit pas d’additionner les voix car les deux électorats de Bayrou et Le Pen sont très fluctuants, n’étant ni à droite (conservatrice) ni à gauche (marxisante). « Probablement trop axée sur les attaques de personnes, la campagne n’est jugée intéressante que par 34% des Français, contre 65% qui ne la trouvent pas intéressante. Les Français semblent déçus par les thèmes abordés. Ils attendent qu’on parle davantage des domaines qui les préoccupent personnellement : le pouvoir d’achat (63% estiment qu’on n’en parle pas assez), les retraites (73%) et le logement (73%) ; plus que des domaines « macro » tels que la crise (43% trouvent qu’on en parle trop) et les déficits publics (34%) » (IPSOS).

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Céline et son époque

En 1955, Louis-Ferdinand Céline avait l’œil acéré sur son époque. Il pointait déjà avec humour ce qui deviendrait les dérives de la génération qui venait. Dans ses ‘Entretiens avec le professeur Y’, entièrement rédigés par lui, il se moque de la publicité, des manipulateurs de la jeunesse, et de la fatuité du siècle qui croit que tout commence avec lui. Tout a explosé en vol… sauf la fatuité. Encore un effort, camarades !

Écrire serait un sacerdoce accouché dans la douleur et sans esprit de gagner sa vie ? Céline se fout de la vision romantique du génie méconnu misérable et de l’éditeur mécène, compatissant à la postérité. Il le dit tout cru : Gaston Gallimard, son éditeur, est un commerçant. Dans « le jeu » capitaliste, il faut faire de l’esbrouffe pour exister. Seuls les médias font un livre, le génie à lui seul ne fait pas le succès.

« Il est mécène, c’est entendu, Gaston… mais il est commerçant aussi, Gaston… je voulais pas lui faire de peine… je me suis mis à me rechercher, dare-dare, sans perdre une minute, quelques aptitudes à « jouer le jeu »… pensez, scientifique comme je suis, si j’ai prospecté les abords de ce « jouer le jeu » !… J’ai compris illico presto, et d’un ! avant tout ! que « jouer le jeu », c’était passer à la radio… toutes affaires cessantes !… d’aller y bafouiller ! tant pis ! n’importe quoi !… mais d’y faire bien épeler son nom cent fois ! mille fois !…que vous soyez le « savon grosses bulles »… ou le « rasoir sans lame Gratouillat »… ou « l’écrivain génial Illisy » !… la même sauce ! le même procédé ! et sitôt sorti du micro vous vous faites filmer ! en détail ! filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr, vos moindres avatars… et terminé le film, téléphone !… que tous les journalistes rappliquent !… vous leur expliquez alors pourquoi vous vous êtes fait filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr… qu’ils impriment tout ça, gentiment, puis qu’ils vous rephotographient ! et encore !… et que ça repasse dans cent journaux !… encore !… et encore !… » p.493.

La jeunesse est la proie rêvée du système : naïve, ignare, bienveillante et pleine de bonne volonté énergique, elle est prête à croire à ce qu’on lui dit. Être adulte, c’est adopter les idées de la société dans laquelle on aspire à entrer adulte. Bonheur pour les manipulateurs ! Les maquereaux philosophiques et politiques exploitent sans vergogne cette masse qui bande (donc sourde). Et allez donc ! Les idées sont comme les produits : du prêt à consommer. Abêtir pour mieux dominer. Staline avait piquée le truc à Goebbels qui avait étudié soigneusement le système de l’église catholique – c’est dire si ça ne date pas d’hier.

« J’ai pas d’idées, moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées !les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !…tous les impuissants regorgent d’idées !… et les philosophes !… c’est leur industrie les idées !… ils esbrouffent la jeunesse avec ! ils la maquereautent !… la jeunesse est prête vous le savez à avaler n’importe quoi… à trouver tout formidââââble ! s’ils l’ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’idéaas !… de philosophies, pour mieux dire !… oui, de philosophies, monsieur !… la jeunesse aime l’imposture comme les jeunes chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal !… aussi voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse… de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques… (…) plus c’est creux, plus la jeunesse avale tout ! bouffe tout ! (…) impatiente, présomptueuse, fainéante… » p.497

La cause première de tout ça ? La fatuité, la vanité, l’histrionisme. Ce siècle croit que tout commence avec lui, que le Progrès (idéalisé) a accouché de la génération la meilleure. L’après-guerre recommence le monde. Beethoven ? Fi ! Heureusement qu’existe son interprète Toscanini sinon que serait Beethoven ? Et Molière sans les metteurs en scène « modernes » ? Et Jeanne d’Arc sans la théâtreuse qui l’enfle pour le public d’aujourd’hui ? Rien n’est vrai, tout est faux, dit Céline. Seule compte l’apparence. Guy Debord pouvait aller se rhabiller avec sa « société du spectacle » : il n’a rien inventé, il a copié Céline. D’ailleurs, Guy Debord existerait-il sans « les farceurs » qui manipulent l’imposture et l’adulent, comme Philippe Sollers ? Qui dénonce la société du spectacle se met en plein dedans…

« Toutes les bourdes sont avalées… empiffrées… redemandées !… du moment qu’elles sont bien poussées !… effrontément !… massivement !… Voltaire l’a dit !… (…) et nous sommes en plein dans l’esprit !… l’esprit du culot atomique !… (…) Toscanini efface Beethoven ! mieux ! il est Beethoven ! il prête son génie à Beethoven !… vingt cabotins recréent Molière !… ils le retranscriptent ! Mlle Pustine joue Jeanne d’Arc… non ! elle est Jeanne d’Arc !… Jeanne d’Arc a jamais existé !… le rôle existait, voilà ! le rôle attendait Pustine !… c’est tout !… (…) le faux triomphe ! la publicité truque, truque, persécute tout ce qui n’est pas faux !… le goût de l’authentique est perdu !… j’insiste ! j’insiste ! observez !… regardez autour de vous !… » p.508

Louis-Ferdinand Céline, Entretien avec le professeur Y, Gallimard Pléiade, Romans IV, 1993, édition Henri Godard, 1598 page, €71.25

Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y, Folio, 123 pages, €3.89

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Paris plage 10ème

La plage à Paris ? Bof… Il y a les pour, trop souvent démagos, et les contre, trop souvent ronchons réacs. Comme c’est une initiative socialiste, la droite hurle à la vulgarité, au coût exorbitant, à l’écologie dénaturée. La gauche ne critique jamais les initiatives des camarades, même douteuses. Alors début août, a-t-elle du succès la plage à Paris ? Je suis allé y voir.

D’abord ce n’est pas inesthétique car les voies sur berge sont rendues aux piétons. Mais est-ce intéressant ?

  • Oui, comme lieu de promenade, mais il y a foule comme à Disney. Beaucoup d’étrangers qui regardent, quelques bobos en général jeunes et sans mômes qui lisent ou grillent tour à tour les deux faces.
  • Non comme plage, même si le sable est d’un beau jaune d’or propre et très fin. J’y ai vu très peu d’enfant y jouer comme là-bas. Probablement parce qu’il n’y a pas d’eau pour se rafraîchir de la réverbération ni pour faire pâtés et châteaux.

Il y a de pesantes « animations » de facture très scolaire et baladins intermittents. Cela crée quelques emplois saisonniers, mais c’est moins bien que la fête de la musique ou celle des voisins.

Les trois sites de Paris-Plages sont sur la voie Georges Pompidou, le bassin de la Villette et le Parvis de l’Hôtel de Ville. Ils sont ouverts du 21 juillet au 21 août tous les jours de 8 h à minuit.

La seule vraie « plage » est le bassin de baignade quai des Célestins où l’on peut se tremper et même nager. Sauf que tout est réglementé par quota, aquagym, adultes, ados, enfants… De 13 h 30 à 15 h réservé aux enfants de 10 à 15 ans seuls, de 15 h 30 à 18 h 30 aux enfants sous 10 ans, accompagnés  d’une personne majeure. On ne se mélange pas. Peut-être y aura-t-il bientôt une heure réservée aux femmes ? Et un quota par communauté religieuse ?

Pour le reste, Paris « plage » est de la grosse démagogie : le fait de se mettre en maillot de bain est simplement « toléré » parce que nous sommes en ville. Et de fait, seuls quelques enfants vont torse nu. Vous parlez d’une libération…

Parmi les adultes, je n’ai remarqué que les copains du même bord que le Maire, affichant musculature, tatouages, bronzage et piercing. Pas vraiment « populaire », la plage à Paris… Un affichage bobo, tout au plus.

Les vrais Parisiens, quand ils ne sont pas partis, vont au jardin du Luxembourg, délicieusement vide à cette époque de l’année. Une pelouse sur deux est accueillante au bronzage et farniente, dans le calme et la verdure. Le Marchand de masques veille sur eux, torse nu depuis toujours.

C’est là qu’un kid « adore Paris », mais il est obligé de garder son tee-shirt pour le montrer.

Site de la mairie de Paris

Site officiel Paris plage

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