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La sirène du Mississippi de François Truffaut

La sirène ici n’a rien du clairon ni le Mississippi du grand fleuve qui roule ses eaux aux Amériques. La sirène est une femme, diabolique, qui envoûte les marins pour les attirer dans ses eaux – où ils se noient. Catherine Deneuve joue le rôle en sourdine, se contentant d’être là, sirène maléfique plus encore parce qu’elle n’en fait pas trop et plutôt moins. Le Mississippi est ce bateau des Messageries maritimes qui amène de France les passagers pour la Réunion, la grande île au tabac où un homme seul, propriétaire cigarettier, amoureux malheureux après la mort de sa première femme, désire une rencontre. Jean-Paul Belmondo est bon dans le rôle du mâle pris dans les rets d’une intrigante sans scrupules ; il est à la fois naïf et patriarcal, donc roulé dans la farine des sentiments.

1969 n’était pas cette « année érotique » chantée par Gainsbourg mais cet entre-deux des Trente glorieuses où la reconstruction d’après-guerre et le baby-boom avaient rendu les gens optimistes en même temps qu’ils faisaient craquer les gaines sociales. Ainsi le mariage, cérémonie obligée pour coucher ensemble devant tous, avec son corollaire de soumission de la femme et du rôle de chef de famille du mari. Le film subvertit l’institution en innovant la rencontre par petites annonces puis en rendant l’homme dépendant de la femme, celle-ci égoïste à mort et profitant de la bénévolence du mari pour vider ses comptes, y compris ceux de sa société, avant de disparaître. L’amour, revivifié romantique par cette incertitude nouvelle du lien, est vécu comme absolu par le mâle musclé (pas encore bouffi de gonflette à l’américaine) – tandis qu’il n’est qu’une façon d’arriver à ses fins pour la femelle séduisante, capricieuse et perverse qui joue de son corps depuis l’âge de 14 ans et a connu de multiples coucheries et plusieurs avortements.

Choc des conceptions que ce mari à l’antique et cette coureuse de dot. Lui rêve d’un couple idéal dans la grande maison coloniale ; elle d’un coup de maître pour ramasser du fric et vivre ensuite la belle vie. Les liens contre la liberté. Ils vont se marier, se démarier, se provoquer, se retrouver. Elle va lui mentir, le voler, se remettre avec lui en acceptant qu’il la tue, ce qu’il ne peut faire car elle est « trop belle », il va tuer pour elle ce détective (Michel Bouquet) qui la traque sur commande de lui-même et de la sœur pour avoir éliminé sa rivale, il va s’embarquer en cavale, se ruiner, se faire empoisonner avant que… happy end ? Pas sûr. Une fin aussi absurde que cet amour diabolique qui n’a guère du nom d’amour que l’aura romantique qui subsiste dans les cœurs. Peut-on « aimer » une archi égoïste qui ne pense qu’à ses fesses (charmantes, prolongée par des jambes fines gainées de fil), son manteau (cher et hideux) et ses goûts de nouvelle riche (la voiture américaine rouge vif qui en jette) ? On ne peut qu’être sous emprise, hypnotisé, envoûté. La beauté est une souffrance, l’amour un calvaire, l’attachement une expiation en vain. Sa femme est une sorcière – d’autant que Marion n’est pas légalement sa femme Julie, puisque ayant usurpé une autre identité.

Comme dans le roman de William Irish dont est tiré le scénario, la fausse Julie a fait tuer la vraie par son amant Richard, qui l’a passée par-dessus bord, avant d’endosser son identité, de prendre ses papiers et sa malle, et d’apparaître plus jolie que sur la photo. Elle a accepté avec joie les comptes-joints proposés par son nouveau mariche (mari riche) avant de les assécher un vendredi soir, un quart d’heure avant la fermeture de la banque, et de fuir aussitôt en métropole. Où Richard s’est accaparé tout l’argent (27 millions et demi de francs 1969) avant de s’évaporer, forçant la fausse Julie et vraie Marion à nouveau sans un à jouer les entraîneuses dans une boite de nuit toute neuve d’Antibes. Où le gogo épris la retrouve par hasard, ayant vu un reportage aux nouvelles télévisées dans la clinique où il se repose de sa blessure amoureuse (et d’amour-propre). Ne pouvant se venger en l’éliminant, comme il en avait l’intention, il succombe aux charmes vénéneux de la fausse innocence en Eve mâle devant le serpent femelle.

Truffaut en rajoute comme à son habitude sur l’enfance malheureuse en excuse de l’égoïsme forcené de la pute qui profite de sa jeunesse et de ses charmes – tout-à-fait dans le vent post-68. Il laisse le doute pour la fin : Marion-Julie va-t-elle une fois de plus jouir de la bêtise de son beau mâle ou est-elle véritablement touchée (pour la première fois dans sa vie) par l’amour inconditionnel de quelqu’un pour elle ?

DVD La sirène du Mississippi, François Truffaut, 1969, avec Catherine Deneuve, Jean-Paul Belmondo, Michel Bouquet, MGM United Artists 2008, 1h55, €15,39 blu-ray €43,99

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De l’amitié selon Montaigne

Le mot français « amitié » est très large d’acception et comprend les simples contacts (les « amis » sur Facebook) comme les relations (obligées au travail, en commerce) ou les camarades (solidaire des mêmes études ou activités). Mais il vient du mot « amour », qui est une passion, et se décline en les différents étages de l’humain : amour sensuel ou sexuel, amour de cœur ou affectif, amour bienveillant et charitable de l’esprit. L’amitié peut être une sorte d’amour. Montaigne l’a connue à son incandescence lorsqu’il avait 25 ans, pour Etienne de La Boétie qui en avait 28. Il en fait tout le chapitre XXVIII de son 1er livre des Essais.

Pourquoi ? Pour rien : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi », dit-il tout simplement. Par je « ne sais quelle force inexplicable et fatale ». Comme une prédestination : « nous nous cherchions avant que de nous être vus ». Un coup de foudre affectif et mental : « Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».

Amitié rare en son temps, rare d’ailleurs de tout temps : « il ne s’en lit guère de pareille et, entre nos contemporains, il ne s’en voit aucune trace en usage. » Cette amitié n’est aucune de « ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne », dit Montaigne qui tente de l’analyser. Rien à voir avec l’amour filial « des enfants aux pères » (parents) ou des parents aux enfants – car cet amour-là est trop inégal. Rien à voir avec l’amour fraternel – car la compétition pour bâtir sa propre vie fait des frères (ou des sœurs) « qu’ils se heurtent et choquent souvent » et les caractères peuvent être éloignés. Rien à voir avec l’amitié de rencontre, qui ne dure que le temps d’un séjour. Rien à voir avec l’amour pour les femmes – car c’est « un feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin » ; l’amour sexuel est avant tout désir et de plus en plus rares sont les couples qui résistent à l’usure des années lorsque le désir s’atténue et s’éteint. « La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié, au rebours, est jouie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. »

Le mariage est un marché, dit Montaigne, « qui n’a que l’entrée libre » (le divorce étant interdit par l’Église, donc par le roi). Sa durée ne dépend pas de notre volonté, or l’affection exige la liberté. « Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour répondre à cette conférence et communication », expose notre philosophe en son XVIe siècle où la femme, côte d’Adam et pécheresse originelle selon la Bible, est inférieure en tout point au mâle et lui reste soumise. Comment une amitié peut-elle naître de cette inégalité ? Montaigne est intelligent et ne craint pas de penser contre son temps et son Eglise. Aussi poursuit-il sa phrase : « Et certes, sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fut engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble. » Donc rien d’impossible par essence entre homme et femme, mais cela n’est pas encore arrivé, pas même dans l’Antiquité où notre Périgourdin puise ses sources.

D’où cette interrogation sur la « licence grecque » qui était que des hommes aiment des garçons, plus égaux et plus libres que les femmes. L’amitié véritable, telle que Montaigne l’a connue durant quatre ans seulement avec La Boétie (qui est mort jeune), serait-elle comblée par le même sexe ? Non pas, dit Montaigne, « pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges et différences d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons. » L’amitié érotique pour un jeune garçon, même socialement acceptée, valorisante pour l’aimé et à but civique de formation du guerrier citoyen accompli chez les antiques Grecs, n’a rien de l’amitié pleine et entière analogue à celle de Michel pour Etienne. A cause « de cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au cœur de l’amant sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse ». Comme cela est bien tourné… pour dire le désir érotique. Il est incompatible avec la liberté d’accord entre les êtres. L’amour sexuel est emprise car le désir est souverain ; l’amour amitié est volontaire car l’esprit comme le cœur sont libres.

Reprenant Platon sans le citer, notre philosophe avance que l’amitié grecque était fondée sur la beauté du corps plutôt que sur celle de l’âme (nous dirions aujourd’hui la personnalité) – car l’esprit est encore en germe dans la jeune tête. Avec la maturité venait parfois l’amitié véritable de l’amant pour l’aimé, le désir sexuel éteint par la virilité atteinte du protégé et « le désir d’une conception spirituelle par l’entremise d’une spirituelle beauté ». L’égalité rétablie entre désormais deux hommes, et non plus un homme et un adolescent, la liberté était rendue aux liens affectifs. « Enfin, tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire que c’était un amour se terminant en amitié », conclut Montaigne en raison.

L’amitié de Montaigne pour La Boétie « n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi », dit-il. « Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. »

Car là est l’absolu. Aucun « devoir » entre vrais amis, ni « ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant effectivement commun entre eux, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. » Les amis véritable sont pour Montaigne des jumeaux qui partagent tout, un idéal fusionnel, une société communiste entre eux, vécu par lui également avec La Boétie.

Nul ne peut donc avoir une « multitude d’amis », déclare Montaigne, ou ce ne sont pas de vrais amis. « Car cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs ». On peut aimer en quelqu’un sa beauté, en un autre « la facilité de ses mœurs », en un autre encore la paternité, la fraternité ou la libéralité ; « mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. »

La mort de l’ami est comme une part de soi qui nous est arrachée. Et de citer en plusieurs pages les poètes latins pour dire avec pudeur son chagrin, et d’éditer les sonnets de son ami en ses propres œuvres pour le faire connaître au chapitre XXIX qui suit celui-ci. Mais les 29 sonnets écrit par La Boétie et publiés dans les premières éditions ont été effacés des suivantes. Nous ne les connaissons pas ; peut-être étaient-ils trop éloignés de ce que Montaigne voulait laisser de son ami à la postérité ?

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Cronin, Le jardinier espagnol

Cronin fut médecin, ce qui lui a donné une sensibilité envers les autres et une vue éclairée des spécimens humains. Dans ce roman d’après-guerre, il met en scène un consul américain, Harrington Brande, nommé sur la Costa Brava dans la petite ville de San Jorge et son fils de 9 ans, Nicolas. Sa femme l’a quitté depuis six ans déjà ; elle est restée aux Etats-Unis où elle préfère travailler pauvrement que de dépendre de lui.

Car le consul est orgueilleux et imbu de lui-même. Protestant religieux de Nouvelle-Angleterre, il a tous les travers du puritain élu de Dieu qui se croit supérieur à tous. Si son mariage a été un échec, c’est parce que son épouse n’a pas reconnu son prestige et la valeur de ses conseils ; si sa carrière se passe de petites villes en petites villes sans jamais un poste à sa mesure, c’est qu’il est « suffisant » et doté d’un « colossal égoïsme », comme lui dit son supérieur à Madrid. Psychorigide, névrosé obsessionnel, il voue son existence à écrire une biographie de Nicolas Malebranche, philosophe et prêtre oratorien français qui allie Saint Augustin et Descartes en rationalisant la croyance en Dieu. Il a donné le prénom de son guide à son fils Nicolas.

Ce dernier est un enfant chétif et malportant parce qu’il le couve et le protège trop, régentant ses horaires, son climat et ses menus. Il lui voue un amour exclusif à cause de « cette soif ardente d’être aimé, tendrement, passionnément, exclusivement », comme il l’avoue à son psy, le manipulateur des mots Halévy, son seul « ami ». Harrington est seul par orgueil ; il entraîne dans la solitude son garçon qui est encore trop enfant pour s’en rendre compte, faute de mère, de grands-parents, d’amis ou de copains. La diplomatie fait déménager souvent et c’est le père qui donne ses leçons scolaires au fils.

Dans la villa espagnole louée pour le consul à l’écart de la ville, une cuisinière, Magdalena, et un homme à tout faire, Garcia, ne peuvent suffire ; il faut encore un jardinier pour entretenir et embellir le jardin qui s’étend alentour. Le consul engage José, jeune homme de 19 ans flanqué de multiples petites sœurs, d’une mère et d’un grand-père, mais soutien de famille. Nicolas, sur sa mine, spontanément lui sourit. Il va peu à peu, au fil des jours, s’en faire un véritable ami. Il jardine avec lui, ôte sa chemise comme lui, prend des muscles sur les conseils d’exercices de José, découvre le jeu populaire de pelote où le jeune homme excelle.

Il emmène son père sur la plazza assister à un match, que José gagne in extremis, électrisé par l’admiration du gamin. Mais cette amitié neuve déplaît au consul et père : il est jaloux et trouve trop populacière la promiscuité avec les gens du cru. Son orgueil égoïste ne peut supporter de partager l’amour, même si celui-ci est bien différent de l’amour filial. Car Nicolas, dans la naïveté de ses 9 ans, « aime d’amour » José, comme un grand frère, un mentor. Son père interdit désormais qu’ils se parlent mais Nicolas ne désobéit pas lorsqu’il décide de lui écrire. Et le papier de leurs échanges, qu’il fourre sous sa chemise pour le soustraire aux regards de Garcia et de son père, lui caresse la peau sensuellement ; c’est un peu du jeune homme, de son regard, de son sourire, tout contre lui.

Le soleil, la nature, le printemps, la jeunesse de José, font chanter son corps et exaltent son cœur sans qu’il perçoive autre chose que de la chaste amitié. Côté José, c’est un sentiment de protection et de pitié qui s’impose envers ce gamin qui pourrait être son petit frère et qu’il voit si solitaire, si malingre, si curieux de tout. L’admiration du petit pour sa silhouette élancée, le noueux de ses muscles, la nudité de son torse, son habileté au travail, son agilité à la pelote, le flatte. Il veut l’élever à lui, le faire grandir, le sortir de l’ombre froide de son père qui l’inhibe, le rabaisse et l’enferme. C’est ainsi que Nicolas découvre la santé, l’effort, l’initiative. José l’emmène pêcher la truite lors d’une absence de son père, conduit par Garcia. Jamais Nicolas n’a été aussi heureux.

Car un enfant apprend de la vie par tout son être. Comme Platon le disait au Banquet, les sensations qui rendent présent au monde et aux autres ouvrent aux passions qu’un guide permet de dominer. De la nature au naturel, il n’y a rien que de normal. C’est pourquoi annexer Nicolas au combat des homosexuels pour exister et se faire reconnaître est inadéquat : nul n’est « gai » à 9 ans. L’éveil des sens conduit au cœur et, par-là, à la raison ; la prière comme action de grâce vient de surcroît à ceux qui croient, mais la croyance, à 9 ans, est une emprise parentale plus qu’une foi venue de l’intérieur. José renverse la perspective de Harrington ou même de Garcia : au lieu de cultiver seulement l’esprit, cultiver d’abord le corps, le reste vient de soi.

Garcia le domestique, dont le lecteur apprendra vite qu’il est recherché (mollement) par la police de Franco pour meurtre et banditisme, aurait voulu impressionner Nicolas, le dompter en matamore en lui contant ses histoires de cruauté, mais c’est José le lumineux qui l’a devancé. Lorsque Nicolas rentre à la maison après la pêche au moulin de la cascade, Garcia est revenu d’avoir conduit le consul au train et a le vin mauvais. Il menace, brandit un couteau. Il effraie tant Nicolas que celui-ci, dès le lendemain, s’en ouvre à José : pas question de passer une nouvelle nuit d’angoisse dans la maison avec ce Garcia capable de tout. José l’invite chez lui, manger le ragout de sa mère, jouer aux cartes avec ses sœurs, dormir dans le même lit que lui.

Lorsque le père l’apprend à son retour plus tôt que prévu, il est furieux. Sa colère est soigneusement montée par un Garcia obséquieux qui jalouse la jeunesse de José et la préférence que lui montre le gamin. Le consul, qui s’est vu miroiter une promotion et qui rentre déçu de Madrid, imagine le pire à cause de la désobéissance de son fils. Il mande son psy pour venir l’analyser. Ce dernier, qui tient à conserver une si bonne pratique bourgeoise, s’empresse de tourner les mots du gamin dans un sens freudien tordu où la hantise puritaine de la sexualité a la plus grande part. Nicolas n’a que 9 ans mais le consul et père n’entend que ce qu’il veut croire. Mais accuser directement serait susciter le scandale et la honte aussi Garcia insinue que José a volé des boutons de manchettes – et le consul les retrouve opportunément dans la veste que le jeune homme a ôté pour travailler au jardin. José est arrêté, conduit en prison ; il sera jugé à Barcelone pour vol. Nicolas, désorienté, ne comprend pas.

Il comprend encore moins lorsqu’on lui apprend la mort de son ami, tombé du train par la faute de son père qui le surveillait de près, obsédé de le voir condamné, et l’a accroché par la veste lorsqu’il a voulu sauter pour s’évader. Désormais, Nicolas hait son père – ultime pirouette de la critique psychanalytique : tuer le père pour exister soi. Cet homme a détruit tout ce à quoi il tenait : la jeunesse, l’exemple, la liberté. Orgueilleux comme un dindon (que les puritains yankees fêtent ingénument chaque année le quatrième jeudi de novembre lors de Thanksgiving), le consul est vide et creux. Son prestige n’est que d’apparence : à l’intérieur, il n’est rien. Il est édifiant – et ironique, l’auteur n’en manque pas – que ses lectures du soir à l’enfant soient un atlas ornithologique où l’autruche, animal peureux mais qui, acculé, se défend bec et ongles ressemble au portrait du père en pied et plumes, et que la dernière soit sur le dindon, stupide et fat comme lui. Son grand œuvre sur Malebranche a été brûlé à l’état de manuscrit par un Garcia percé à jour qui s’est enfui avec bijoux et vêtements ; la confiance de son fils est définitivement ruinée par son acte cruel et injuste envers José ; son emprise sur lui s’effondre lorsque Nicolas manifeste le désir d’aller à l’école pour avoir des copains et à revoir sa mère ; la population de San Jorge ne supporte plus le consul, exigeant sa mutation. Jusqu’à sa femme qui se trouve prête à recevoir son fils grandi à bientôt 11 ans à la fin du roman, elle qui l’a délaissé durant sept ans.

A force de macérations et de contraintes, le puritanisme engendre la haine et la méchanceté : il détruit de l’intérieur. C’est ce que veut l’Eglise en ses extrémismes, elle qui conchie le monde ici-bas au profit de l’au-delà paradisiaque (dit-elle) du Seigneur éternel – mais ce n’est pas vivable. Et Nicolas, qui a obscurément senti l’ouverture de la cage par l’exemple sain et humain de José, s’y engouffre sans pitié. « La morue empaillée », comme le disait Garcia du consul, n’a plus que la position du martyr à faire valoir à son orgueil. Être victime quand on n’a pas de talent vous pose – c’est toujours valable dans notre misérable actualité.

Un film a été tiré de ce roman tragique et caustique, Le Jardinier espagnol (The Spanish Gardener) réalisé par un anglais, Philip Leacock, en 1956. Mais le livre est plus fort, les images dénaturent l’évolution psychologique de l’enfant.

Archibald Joseph Cronin, Le jardinier espagnol (The Spanish Gardener), 1950, Livre de poche 1971, occasion €1.13

DVD The Spanish Gardener, Philip Leacock, 1956, avec Dirk Bogarde, Michael Hordern, Cyril Cusack, Bernard Lee, Rosalie Crutchley, (en anglais), 1h32, €21.00

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Georges Minois, Le diable

Ce petit opus d’un docteur en histoire agrégé de l’Université fait utilement le point sur cette particularité occidentale qu’est le diable. Un concept qui n’existe quasiment nulle part ailleurs : Satan est absent de l’Ancien testament et Sheïtan se fait très discret dans le Coran. Quant aux Grecs et aux Romains, ils l’ignorent : pour Platon, le mal est l’absence de Bien, un non-être ; le polythéisme grec fait du bien et du mal deux forces inhérentes à la nature. Les maux humains sont dus au destin et aux frasques des dieux et l’on en est parfois responsable (Achille à Troie, Ulysse en son périple, Œdipe et son père). Le diable n’apparaît que dans l’extrême monothéisme, dont le christianisme est la pointe avancée : il est inséparable de Dieu, sa face sombre, le revers de sa médaille. Car comment un Dieu réputé parfait aurait-il pu créer un monde aussi mauvais ?

On l’ignore trop souvent, « Satan est né dans les milieux sectaires apocalyptiques juifs » p.4. Yahvé est ambivalent, ordonnant l’extermination des adversaires de son peuple élu, envoyant des épreuves via des anges messagers. Le Satan signifie « l’obstacle » et fait partie de la cour de Dieu, serviteur fidèle de Yahvé (Livre de Job, Zacharie) ; il prend plus d’autonomie au IVe siècle avant avec l’affirmation du pouvoir sacerdotal qui lave Dieu de la responsabilité du mal. Le démon a été inspiré des mythes cosmiques babyloniens, cananéens et zoroastriens où un héros positif combat un monstre négatif (Gilgamesh/Huwawa, Marduk/Tiamat, Ninusta/Anzu, Baal/Mot, AhuraMazda/Ahriman).

Le diable est en revanche omniprésent dans le Nouveau testament, inspiré des milieux sectaires qui bouillonnaient au tournant du 1er millénaire en Palestine (Esséniens). Les Evangiles canoniques sans le diable seraient sans signification : ils le citent 188 fois ! Jésus s’incarne sur terre pour le grand combat de Dieu contre le Mal qui, lui, s’incarne dans les possédés, induit les tentations, inspire les reniements (Pierre) et les trahisons (Judas). « Seule une explication cosmique de l’origine du mal peut ainsi justifier la nature divine du Christ » p.27. Le serpent de la Genèse ne pouvait dès lors rétroactivement qu’être le diable, « ce qu’aucun texte biblique ne dit » !

La littérature apocalyptique non retenue par l’Eglise assure la transition entre Ancien et Nouveau testament. Des anges de Dieu se révoltent et s’unissent aux femmes humaines, engendrant des géants qui répandent le mal que sont le sexe et la technique. Ce sont des activités d’orgueil qui visent à créer comme Dieu… Naît alors la théorie du complot : « Les membres de ces sectes s’imaginent être les élus du Seigneur, le petit reste promis au salut, rejetant les ennemis d’Israël mais aussi la masse du peuple infidèle dans le camp de l’Adversaire, de Satan, devenu responsable du mal, et qui va être vaincu dans la grande lutte cosmique qui s’ouvre » p.22. Tous les millénarismes resteront sur ce schéma : des croisades en l’an mille à la terreur révolutionnaire, des procès staliniens au féminisme le plus contemporain qui rejette comme « le diable » le mâle blanc dominateur capitaliste – et souvent juif – dont Weinstein est l’incarnation caricaturale la plus récente (juste après Polanski).

Le christianisme aura dès lors la permanente tentation du dualisme des deux mondes antagonistes avec les gnostiques, les manichéens, les Bogomiles, les Vaudois, les Cathares – sans parler de la Kabbale juive. Bien que le diable ne soit pas un dogme catholique, dès la fin du IIe siècle de notre ère il est devenu le personnage central de la foi. Pour saint Augustin, Satan reste un ange, mais qui a péché par orgueil ; il fait partie du plan de Dieu pour laisser le choix de la liberté de faire bien ou mal, d’obéir ou non. Saint Thomas accorde au diable une place éminente, détaillant toutes les façons qu’il a d’influencer l’être humain. Le catéchisme 1992 de l’Eglise catholique n’en fait qu’« une voix séductrice opposée à Dieu ». Ce sont les moines médiévaux qui vont amplifier et déformer le diable jusqu’au mythe : « Moines et ermites, issus de milieux populaires, menant une vie de privation et de solitude, sont assaillis de tentations, d’hallucinations, et sont facilement la proie de troubles nerveux, physiques, psychiques attribués à l’action du diable » p.36. L’anti-Christ est le bouc émissaire facile de ses propres turpitudes : c’est pas moi, c’est l’autre ; je n’y peux rien ; je suis une victime, irresponsable… Cette culture de victimisation sévit encore largement de nos jours. Ce n’est pas la personne qui cède mais le séducteur qui force ; ce n’est pas la tentation qui est condamnable mais le tentateur ; ce n’est pas la faiblesse morale mais l’emprise de l’Autre ! Les démons chrétiens sont comme les Juifs : « ils sont partout ».

La peur du Malin est une forme du pouvoir des clercs d’Eglise, institution qui reprend les traits des anciens dieux païens pour mieux les dénoncer, le chamane cornu de la grotte préhistorique des Trois-Frères, le Cernunnos gaulois, les Thor et Loki vikings, le dernier changeant d’apparence et prenant toutes les formes – comme le diable est censé faire. « L’Eglise, en condamnant tous les plaisirs terrestres, contribue à renforcer l’attrait du diable, dont le caractère ambigu se reflète fort bien dans les hésitations des artistes » p.41. La beauté du diable fait de lui un Apollon séducteur tandis que la monstruosité le rend bestialement sexuel, ogre trapu, velu et fort comme Gilles de Rais, donc fascinant.

Les grandes peurs de l’an mille font faire passer le diable de bel éphèbe païen à bouc en rut barbare et repoussant. Le Concile de Trente exige que le diable soit représenté laid ! Mais Satan disparaît dans l’art classique, revenu avec la Renaissance aux canons grecs. Il faut attendre le baroque pour qu’il fasse son retour, avant le romantisme. Du 14ème au 16ème siècle, c’est « la grande chasse au diable » en Occident. L’Eglise de Rome, pressée par les rois qui secouent sa tutelle, en butte aux hérésies, confrontée aux Sarrazins et aux Juifs accusés de pratiques « pas très catholiques », crée l’inquisition et les bûchers des sorcières. Elles sont accusées de sabbat (« tous les jeudis vers minuit ») et même « les enfants sont torturés et brûlés avec les adultes » jusqu’en 1612 ! Les protestants comme le pouvoir civil ne sont pas en reste. Les manuels de démonologie et de sorcellerie sont « un vrai catalogue des fantasmes de clercs névrotiques imaginant tous les types de perversions, sexuelles en particulier, se déroulant au cours des sabbats » p.56.

Les exorcismes publics deviennent un théâtre propre à frapper les imaginations et à assurer le pouvoir de l’Eglise sur les âmes en insufflant la peur de Dieu et de son clergé. Ce dernier est déclaré dès l’an 416 seul apte à exorciser le démon (ce sera un monopole officiel catholique en 1926 !). Paul VI ne supprimera qu’en 1972 l’ordre des exorcistes dans l’Eglise. Les procès en sorcellerie touchent surtout les femmes rurales pauvres car ce sont elles qui tentent le plus un clergé frustré, forcé au célibat, d’autant que dans les campagnes peu éduquées subsistent encore des rites bacchiques de fécondité. « Ce sont les clercs eux-mêmes qui, par leurs traités, affirment l’existence de la sorcellerie et des sabbats et en répandent la croyance, en se basant sur des aveux extorqués par la torture et qui correspondent à l’idée qu’ils se font de l’action démoniaque dans le monde » p.59. Les procès staliniens se dérouleront de la même façon en faisant « avouer » aux membres du parti considérés comme traîtres au grand Staline des crimes que leurs accusateurs inventent et qu’ils leur font signer sous la torture ou celle de leurs proches, gamins compris. Les rois reprennent cette politique pour réprimer ceux qui leur font de l’ombre : Philippe le Bel contre les Templiers, contre le pape Boniface VIII ; le pape lui-même contre les évêques de Troyes et de Cahors. Plus tard, les missionnaires attribueront la résistance des indigènes au Démon.

Les 17ème et 18ème siècle verront le scepticisme grandir, préparé par Montaigne qui, en 1588, ridiculise la chasse aux sorcières dans son essai sur « les boiteux ». En 1682 est supprimé par ordonnance royale en France le crime de sorcellerie, la supercherie de « cas » de possession démoniaques par des nonnes sexuellement frustrées ayant été éventée à Loudun en 1632 et à Louviers en 1643. Le diable devient un mythe littéraire avec le Méphistophélès de Faust qui ressemble à Monsieur Tout-le-monde (il n’a pas, comme au Moyen Âge, la gêne de devoir rouler sa queue dans sa poche, de cacher ses cornes sous un grand chapeau et de chausser de bottes ses pieds de bouc). Le mal de vivre est l’autre nom du démon, attesté chez Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix. Voltaire « considère le diable comme une autre invention de l’Eglise pour tenir le peuple en laisse » p.87. Sade récuse l’existence de Satan et Milton en fait un enjôleur.

Au siècle suivant, Dorian Gray le voit en lui par son miroir et le Mr Hyde du Dr Jekyll réduit Satan à la psychiatrie en l’homme. Le satanisme est de mode dans la bourgeoisie des grandes villes, comme le rapporte Huysmans dans Là-bas : c’est avant tout un ésotérisme sexuel, dans une époque victorienne trop répressive. Mais le 20ème siècle voit « Satan superstar ». Il est le Rebelle aux pouvoirs, le Libérateur des obscurantismes, le promoteur du progrès prométhéen. Vigny chante sa beauté maudite en porteur de lumière, Hugo chante La fin de Satan, Baudelaire le rend compagnon du désir. La fascination du cinéma rend le diable plus tentateur : le septième art n’est-il pas l’incarnation même du faux-semblant et de l’illusion ? Nosferatu incarne le mal indestructible, le Dr Mabuse l’orgueil diabolique de la science dévoyée, Rosemary’s Baby et L’Exorciste revivalisent l’image du diable qui possède sexuellement, rendant les filles pubères « victimes » et non pas actrices de leurs désirs. Le Mal, c’est les autres, au point que Charles Manson incitera sa secte à massacrer les riches hollywoodiens qui l’ont rejeté. Le satanisme est aujourd’hui une provocation ado, encouragée pour des raisons commerciales par le rock rebelle et transgressif qui pulse pour assommer l’angoisse de vivre.

Mais « tous les mouvements fondamentalistes et sectaires cultivent la hantise du diable jusqu’à l’absurde » p.107. Il s’agit de sans cesse rejouer Moi contre les autres, Nous contre les Ennemis, les forces du bien contre celles du mal : Le seigneur des Anneaux, Harry Potter, Star Wars font du combat positif contre les forces négatives les ressorts de l’histoire. Car, s’il n’y a pas de diable, il ne reste que l’homme : sa liberté, sa responsabilité, son éventuelle lâcheté. Les psychiatres, depuis Freud, font du diable l’image pulsionnelle de peur et de séduction de l’Interdit. Le sexe, parce qu’il fait l’objet de nombreux tabous, est la principale origine des maux « diaboliques » contemporains.

Georges Minois, Le diable, 1998, PUF Que sais-je ? 2000, 126 pages, €12.63 e-book Kindle €5.49

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La falaise mystérieuse de Lewis Allen

Le rêve et l’effroi sont filmés en 1937, dans cette Cornouailles fouaillée par la mer et propice à toutes les légendes.

Un couple improbable d’un frère et d’une sœur adultes, en villégiature pour fuir la vie trépidante de Londres, se balade sur les falaises. Lorsqu’ils escaladent l’une d’elles, à marée basse, ils entrent dans le parc d’une belle demeure ancienne, semble-t-il à l’abandon.

Leur petit chien poursuit un écureuil qui s’engouffre par une fenêtre mal fermée et le couple les suit. Ils explorent la maison, vaste, solide et à la vue imprenable sur l’océan. Pamela, la sœur (Ruth Hussey), en tombe immédiatement amoureuse.

 

Roderick (Ray Millaud) est plus sceptique mais il consent avec réticence à céder aux instances de sa sœur et à envisager une carrière de compositeur et d’écrivain sur la musique loin de la capitale. Il pourrait ainsi mieux approfondir son œuvre. Une pièce en particulier lui plaît, dont il pourrait faire son bureau, le « studio » sous les toits, avec une vaste verrière ouverte sur la mer.

Ils s’enquièrent au village de pêcheurs de qui est le propriétaire et s’invitent en sa demeure. Il est en promenade et sa petite-fille les reçoit (Gail Russel). Lorsqu’elle apprend qu’ils envisagent l’achat de la maison, elle les met presque à la porte. C’était la demeure de sa mère et elle y est mystérieusement attachée. Le grand-père (Donald Crisp) arrive à point pour calmer la jeunette, nerveuse et fragile malgré ses 20 ans. Le couple ne peut réunir que 1200 £ mais il accepte ; il veut vendre à tout prix et les acheteurs ne se pressent pas. Pour justifier le rabais, il évoque les locataires précédents qui sont partis précipitamment pour avoir entendus des sons bizarres durant la nuit. Mais c’était peut-être le vent ou la mer sous la falaise. En tout cas, il les aura prévenus.

Le couple s’obstine, rebelle à tout irrationnel. Ils s’installent. Le chien terrier n’aime pas la maison et fugue ; le chat de la gouvernante (Barbara Everest) refuse de monter à l’étage, le poil hérissé. Mais ces signes ne troublent pas la jeune fratrie, ravie d’installer un nouveau foyer. Comme ce pacs avant la lettre n’est guère moral, Roderick fait la connaissance de la petite-fille Stella lors d’un achat de tabac au village. Elle présente ses excuses pour les avoir mal reçus et raconte comment sa mère est morte en tombant de la falaise un soir lorsqu’elle avait 3 ans. Son père l’a peinte en majesté dans le studio avant sa mort, alternant avec son modèle favori Carmen, une gitane espagnole.

Roderick veut sortir la jeune fille de ce milieu morbide et de la vieillerie du grand-père qui la traite encore en fillette. Il l’emmène faire un tour en voilier, curieusement vêtu d’un costume cravate et d’un chapeau qui ne tremble même pas au vent de la course ; quant à la jeune fille, elle barre en chaussures à hauts talons ! Toujours est-il que la glace est brisée et que Stella est invitée au manoir pour dîner. Malgré l’interdiction de son commandant de grand-père qui veut l’éloigner de l’influence néfaste de la maison, elle s’y rend (bien qu’elle ne soit pas encore majeure à cette époque). Elle commence à rire avant que des sons lugubres comme des sanglots de femme ne se manifestent, comme ce fut le cas quelques nuits auparavant. Terrifiée, éperdue, Stella fuit et se précipite vers la falaise en état second. Roderick la rattrape in extremis avant qu’elle subisse le même sort que sa mère.

Dès lors, l’intrigue se noue. Roderick est amoureux de Stella mais celle-ci est sous une emprise mystérieuse liée à ses origines et au traumatisme de sa vie d’enfant. Le fantôme des deux femmes qui vivaient avec son père hantent le manoir en vue d’on ne sait quelle vengeance. Le docteur du village (Alan Napier), un « nouveau qui n’est là que depuis douze ans », conjugue ses efforts avec le frère et la sœur pour comprendre et dénouer le drame qui se joue. Il s’agit d’un secret de famille sur lequel pèse l’omerta, sauf dans les notes de l’ancien docteur. Stella est considérée comme à demi-folle et est envoyée se soigner à la fondation Meredith, du nom de sa mère, tenue par l’ancienne infirmière de la famille amie de la défunte, la redoutable et impérieuse Miss Holloway (Cornelia Otis Skinner). L’amour et la raison triompheront du mal et des superstitions.

Le fantastique faisait ses débuts dans l’Angleterre de la guerre, en équilibre entre rêve et terreur, entre amour et fantômes, mêlé à une intrigue quasi policière. Le film est tiré d’un roman irlandais de la militante républicaine Dorothy Macardle paru en 1942. Les images noir et blanc de Charles Lang sont somptueuses, notamment les vues sur la mer, et l’éclairage aux bougies du manoir particulièrement angoissant. L’imaginaire est plus sollicité que les sens, les effets spéciaux étant quasi inexistants et l’interrogation des esprits trop cocasse. Les moments comiques contrastent avec les moments de peur et, si les acteurs nous semblent aujourd’hui bien désuets, le spectateur les suit dans leur naïf optimisme contagieux. Car le parfum du mimosa, chéri de la mère morte, s’impose, tout comme le froid glacial de la pièce à peinture.

Et Gail Russell, “introducing” Stella, est bien jolie, surtout lorsqu’elle pointe ses seins comme des obus dans la maison obscure.

DVD La falaise mystérieuse (The Uninvited), Lewis Allen, 1944, avec Ray Milland, Ruth Hussey, Donald Crisp, Gail Russell, Cornelia Otis Skinner, Dorothy Stickney, Barbara Everest, Alan Napier, Wild Side 2017, 1h33, €7.96

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Henry James, Washington Square

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Nous sommes dans le quartier chic et prospère de New York vers 1840 ; la ville bouge et les patriciens se déplacent de plus en plus vers le nord, changeant de maison à mesure des avancées du commerce et du bruit, mais aussi pour habiter du neuf muni de toutes les dernières perfections techniques. Washington Square reste, pour l’auteur qui y a vécu enfant chez sa grand-mère, le lieu de l’aisance et de la positon sociale. Un lieu qui oblige et qui enferme.

Les passions y sont donc vives, cultivées en serre et sous couvercle de la bienséance. Le groupe social, auquel le docteur Sloper est parvenu par son talent de médecin, doit être protégé, surtout à cause de sa fille unique Catherine, ni vraiment belle, ni vraiment intelligente. Lorsque la jeune fille, qui n’a connu personne, tombe en amour devant Morris, un bel animal coureur de dot, elle succombe – et son idéalisation place le jeune homme sous le signe de l’art : son visage est celui des tableaux, son corps celui d’une statue, sa prestance celle des héros. Mais le séducteur en veut à la rente de la jeune fille, héritage de sa mère, plus la rente supplémentaire qu’elle peut espérer de son père. Morris n’est qu’un jouisseur hédoniste, sans travail ni constance. Ce dont le docteur s’aperçoit lorsqu’il mène sa petite enquête de moralité sur le prétendant : « Ce n’est pas ce que j’appelle un gentleman. Il n’en a pas l’âme. Il est extrêmement insinuant, mais il a une nature vulgaire. Je l’ai percé à jour en une minute. Il est vraiment trop familier… et je déteste la familiarité. C’est un enjôleur prétentieux » (chap.VII).

A ce devoir familial, le docteur ajoute la douleur d’avoir perdu un fils prometteur et une épouse adorée ; Catherine ne ressemble ni à l’un ni à l’autre, elle doit être protégée contre elle-même. Mais cette protection est aussi une emprise, la rationalité scientifique du père se manifestant surtout en mépris, indifférence et sarcasmes. Le père n’aime pas sa fille, mais se fait une vertu de la protéger du coureur de dot Morris jusqu’après sa mort. « Les jeunes gens de cette catégorie ne font jamais rien pour eux-mêmes s’ils peuvent obtenir que d’autres le fassent pour eux, et c’est la passion aveugle, le dévouement, la crédulité des autres qui leur permettent de continuer » (chap.XIV). Comme l’ailante, arbre fétiche du square dont Henry James se souvient de l’odeur méphitique comme de la vivacité increvable, Morris « avait profité de tout et il ne s’était jamais fait prendre » (chap.XXXV).

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Catherine se contente de vivre ; elle voue une admiration sans bornes à ce père qui a réussi et qui a tant de savoir, mais s’est forgée une carapace contre l’absence de sentiments à son égard. A force d’être dépréciée, elle a touché en elle-même le roc de son libre-arbitre et révèle ainsi sa grâce intérieure. Elle obéit au père tout-puissant qui ne veut que son bien, mais elle ne se mariera pas et refusera de revoir le rustre qui a cru pouvoir la posséder (sa fortune plus qu’elle-même) et qui a trouvé prétexte pour rompre aussitôt qu’il a su sa fiancée déshéritée. Catherine se forge ainsi un destin quaker, le sens du devoir tenant lieu d’existence convenable dans cette vallée de larmes.

A ce trio de la fille, du père et du prétendant s’ajoute la ridicule ex-femme de pasteur Mrs Penniman, sœur du docteur, qui bovaryse à tout va sur ces amours qu’elle pare de romantisme – alors même que, dans la société affairiste protestante américaine, seul la fortune et la réputation comptent, pas l’amour. Elle mêle le maternel et l’érotique dans son entreprise d’entremetteuse, par désir de bien faire, mettant son nez partout. Elle est le joker débridé qui pousse l’action et mène aux catastrophes.

Car la fille et le père sont des caractères, même si la première reste imperméable à toute culture (son voyage d’un an en Europe glisse sur son âme comme la rosée sur les plumes d’un canard). La femme Penniman a tout de la vilenie lâche du serpent, tentatrice et pusillanime. Père et tante sont des manipulateurs, tout comme le prétendant trop beau pour être honnête. Seule Catherine reste droite et exemplaire. « De son propre point de vue, les grands événements de son existence étaient que Morris Townsend avait joué avec son affection, et que son père en avait brisé le ressort » (chap.XXXII).

Quant à l’auteur, il trône à l’empyrée, intervenant par des commentaires caustiques sur tel ou tel. Il décrit des personnages bien typés dans un lieu bien précis, exposant les conventions et les usages pour en montrer l’effet sur les familles, l’empire du père, l’ignorance des filles, la brutalité sans vergogne des jeunes hommes. Le romancier fait son miel des coutumes établies – et des passions qui tentent de les déborder de toutes parts. Henry James prend modèle sur Balzac et son Eugénie Grandet, qu’il transpose à New York dans la société chrétienne rigoriste, de son temps et de son époque.

Ce roman carré, huis-clos psychologique, fournit de beaux caractères et permet à l’auteur de montrer l’étendue de sa palette à peindre les tempéraments. Il se lit bien, sans trop d’adjectifs ni de descriptions, centré tout entier sur les personnages et leur profondeur.

Henry James, Washington Square, 1880, Livre de poche Biblio 2015, 288 pages, €6.90

e-book format Kindle, €1.99

Henry James, Un portrait de femme et autres romans, Gallimard Pléiade 2016 édité par Evelyne Labbé, 1555 pages, €72.00

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Vie sauvage

vie sauvage cedric kahn

Avec les vacances, chacun renoue avec une forme de vie sauvage où les contraintes sociales sont allégées. La liberté n’a pas de prix et l’histoire vraie de Xavier Fortin et de ses deux fils a inspiré deux films, dont celui avec Mathieu Kassovitz, puissant.

Il joue le Père dans toute sa splendeur amoureuse et fusionnelle, n’acceptant pas que sa femme puisse exiger de « garder seule les enfants », ni que « la loi » magnifie abstraitement la maternité sans presque rien reconnaître au père. Il est vrai que notre société catholique romaine, dont la législation radical-socialiste de la république est clairement issue, valorise la Vierge mère évidemment pure et aimante, alors que la fonction paternelle est réduite à celle de Joseph, le cocu de Dieu.

Dans ce film, qui diffère du fait divers réel, Philippe Fournier est un écolo nomade qui s’est lancé dans la vie comme hippie en tipi. Il y a rencontré sa femme, déjà mère d’un gamin de deux ans, et lui a fait deux autres garçons. Sept ans plus tard – le sept est un chiffre symbolique dans les religions du Livre… – l’ex-hippie femme en a « marre de la boue et des caravanes », elle veut se fixer dans une maison et élever « normalement » ses enfants.

Mais qu’est-ce que « la normalité » ? Cette question cruciale taraude tout le film. Était-ce « normal » de vivre à demi-nu dans la proximité des tipis dans les années post-68 ? Est-ce « normal » de changer brutalement d’avis et de genre de vie alors que l’on a pris la responsabilité de s’unir et de mettre au monde ? Qu’y a-t-il de « normal » à confier exclusivement les enfants à leur mère, alors qu’ils n’ont même pas leur mot à dire ? La façon de vivre imposée à ses propres enfants fait-elle partie de ce qui est « normal » ou la société a-t-elle un formatage à imposer pour « la protection » des enfants ? Protection contre qui ou quoi ? Formatage dans quel but ?

vie sauvage torse nu garcons soleil couchant

D’où la seconde question sur le fait d’être parent. Aimer suffit-il à tout justifier, et surtout à tout régler ? Nul doute que le père aime ses fils, tout comme la mère. Nul doute également que l’épouse a rompu le contrat avec son époux en changeant unilatéralement de mode de vie, sans aucun compromis. Et qu’elle a lourdement accablé le papa en utilisant toute la lâcheté des règles judiciaires élaborées par des bourgeois rassis politiquement corrects (et par son propre père avocat). Au détriment de l’intérêt de l’enfant. Car les Grands Principes – tout le monde pareil – s’adaptent rarement à la réalité personnelle, ce que la Loi abstraite et trop précise ne permet pas au juge de pallier.

La mère se pose à la fin en « victime » pour n’avoir pas vu grandir ses enfants durant dix ans – mais elle en est largement responsable : drapée dans son « j’ai l’droit » égoïste, confortée par sa Bonne conscience de Mère-soutenue-par-la Loi, elle a refusé toute médiation (au moins deux durant le film). Les garçons l’auraient peut-être revue régulièrement s’ils avaient pu revenir vivre auprès de leur père juste après, c’est ce qu’ils réaffirment plusieurs fois. Il aurait fallu pour cela qu’elle retire sa plainte et accepte un compromis de garde alternée. Butée, bornée, obtuse, elle apparaît bien immature face à Mathieu Kassovitz.

Mais la vie sauvage est-elle une vie de futur adulte ? Chacun répondra en fonction de sa conception du monde et des relations humaines. Se mettre en marge d’une société ne va pas sans quelques avantages, mais non plus sans inconvénients. Est-ce une forme d’égoïsme ? Ou un amour poussé au-delà de la moyenne ? Les garçons en ont-ils pâti ou se sont-ils au contraire épanouis ? Les chemins de la liberté sont-ils un aspect de la vie sociale ou un refus de la société ? Réussir « sa » vie, est-ce réussir « dans » la vie ?

vie sauvage cachette garcons torse nu

Le film laisse heureusement sans solutions les ambiguïtés.

Petits, les garçons adorent leur père. La scène où il appelle chacun de ses fils devant la maison où sa femme les a emmenés en cachette et où le grand-père l’empêche d’entrer est une scène d’anthologie :  par les fenêtres, par les portes, échappant aux adultes qui tentent de les retenir, les trois petits garçons giclent de la maison, sautent les murets et les barrière, pour se retrouver dans la rue et enlacer leur père… En fuite, ils veulent avoir un anneau à l’oreille comme lui, se parent de colliers et laissent pousser leurs cheveux comme lui, vivent en « indien » à demi-nu comme lui dans sa jeunesse. Ils apprennent avec lui la nature, le soin aux animaux, la chasse et la pêche sans gadgets, à bâtir un feu et dormir au grand air, mais aussi l’orthographe, les tables de multiplication, à gratter de la guitare et un peu de littérature. Ils sont heureux comme des gamins dans l’eau. Il n’est pas jusqu’à la traque policière qui ne soit excitante. À sept et huit ans, les garçons aux prénoms sioux et iroquois imprononçables (dans le film, Okyesa et Tsali, dans la réalité Shahi Yena et Okwari) vont s’enfuir tels qu’ils sont, torse nu et pieds nus, en voyant arriver une camionnette de gendarmerie dans le pré où campe la caravane. Ils vont se cacher dans la forêt, tels des Rambo en culotte courte – sans le savoir car la « société de consommation » n’est pas leur éducation. Mais ils vivent la vraie vie, pas la virtuelle. D’où ces belles images d’enfants sains et apaisés dans la nature, la peau offerte aux sensations, tous les sens en éveil dans les prés, les champs, la forêt, la rivière. Ils traient la chèvre, monte le cheval, participent à la vie collective, la peau nue mais au chaud dans la communauté et sous la protection de leur père.

vie sauvage batir un feu avec leur pere

Adolescents, les garçons connaissent leur période rebelle. L’aîné tombe amoureux d’une jeune bourgeoise et ne peut que lui mentir, au moins par omission ; son flirt est voué à l’échec. Bien qu’ayant rebâti une maison dans un village ardéchois déserté, ils s’entendent mal avec « les punks » qui restaurent le reste du village ; or ils veulent « vivre en paix », pas jouer la stratégie du nombre pour s’imposer. Après 15 ans, ils soignent leur apparence et en ont un peu marre de la promiscuité avec les poules et les fientes. En bref, ils veulent devenir « normaux », pas idéologiques pour un sou mais libres. D’où la distance progressive d’avec leur père, qu’ils aiment toujours, mais ils sont mûrs pour exister par eux-mêmes.

xavier fortin et fils hors systeme

C’est peut-être cette maturité qui est la leçon du film. Certes, leur mère leur a un peu manqué petits, mais leur père a su trouver les gestes, l’écoute et les substituts nécessaires pour qu’ils n’en souffrent pas trop. Il leur a appris à se débrouiller par eux-mêmes et en solidarité avec les autres. Il a été pour eux une image forte sans tomber dans l’emprise sectaire. Il ne leur a pas inculqué son idéologie hors-système, mais à vivre à côté du système. Adolescents, les garçons ont des copains et font la fête, comme tous ceux de leur âge. Ils aspirent à s’émanciper, ils sont mûrs. Ils vont d’ailleurs retrouver volontairement leur mère et la convaincre de retirer sa plainte pour éviter la prison à ce père qui les a élevés.

Un bel hymne à la liberté et à la fraternité. Ce sont, après tout, deux des mots de la devise républicaine.

DVD Vie sauvage de Cédric Kahn avec Mathieu Kassovitz et Céline Sallette, 2015, Le Pacte, FranceTV distribution, blu-ray €13.89

Le livre de Xavier Fortin et ses fils, Hors système, 2010, Jean-Claude Lattès, 469 pages, €19.30

e-book format Kindle, €9.99

Cécile Bouanchaud, Europe 1, Vie sauvage : que sont devenus les frères Fortin ?

Grandir sans l’école : Siddhartha, France Culture Sur les Docks 7 avril 2016

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Indigente campagne

Politique spectacle, positionnement théâtral, appel à la Morale… Les candidats sont comme des ados qui se prennent en photo devant le miroir, gonflant les muscles, prenant des poses. Le message n’émet pas d’idée mais des images ; il ne vise pas l’électeur mais le journaliste. L’histrionisme médiatique est à son comble, en circuit fermé. Rares sont les sujets vraiment abordés, comme la confrontation des deux discours sur l’école, plutôt fouillés. Mais les Français dans tout ça ?

Mi-octobre, après de longues primaires qui ont suivi les interminables péripéties sur Strauss-Kahn et ses putes, François Hollande a été adoubé contre Martine Aubry. Pour la gauche « ça y était », ils se voyaient déjà élus, au pouvoir. Fin février, Nicolas Sarkozy est entré en campagne comme « candidat hors système ». Toujours du changement : agitation ou cynisme ?

A L’Express le 23 mars 2007, le président alors premier candidat déclarait : « Et ma rupture, ce sera celle des promesses tenues, des engagements pris, de la confiance retrouvée entre le peuple et la parole publique. Ma vie, ma passion, c’est l’action. » Le président de la République ? « C’est un leader qui assume ses responsabilités. Il dit ce qu’il pense, fait ce qu’il dit, s’engage sur des résultats, par exemple le plein-emploi. Le président, ce n’est pas un arbitre, c’est un responsable. Il doit aussi rassembler le pays et non le diviser, au service d’un projet. » L’Europe ? (c’était avant la crise) : « Il faut aller à Bruxelles pour demander trois choses : un gouvernement économique de la zone euro ; une réflexion sur la moralisation du capitalisme dans la zone euro pour récompenser la création de richesse et pénaliser la spéculation (…) ; comment utiliser l’euro comme les Américains le font avec le dollar, les Chinois avec le yuan et les Japonais avec le yen. » Les idées, on le voit, n’ont pas changé : c’est l’action qui a fait quelque peu défaut. Confiance dans la parole publique ? Au plus bas. Engagement sur les résultats, notamment l’emploi ? Échec – évidemment il y a la crise, mais les blocages réglementaires et technocratiques sont toujours là. L’Europe ? Bon, on n’est pas tout seul, mais Angela Merkel est plus populaire que Nicolas Sarkozy dans tous les pays de l’Union, il y a donc déficit d’efficacité. Rassembler ? Là on rigole franchement…

Comment faire pour apparaître neuf quand on est usé par dix ans de pouvoir, ministre puis président ? Tout le monde prend pour cible le sortant, d’où son positionnement décalé. Il veut éviter d’être acculé à son bilan, donc en appelle directement au peuple par le référendum, prônant le rationnement des parlementaires. Il se présente « contre le système » – le mot vient des Le Pen ; contre les « corps intermédiaires » – mot bonapartiste. Autrement dit la Ve République ne permet pas de gouverner et les contrepouvoirs d’une véritable démocratie bloquent la décision. Est-ce la dictature qu’il nous propose ? Ou n’est-ce que tactique : récupérer l’extrême-droite ? Pour gagner, dans l’état actuel des opinions, Nicolas Sarkozy a besoin de 60% des électeurs Front national et de 45% des centristes.

Or le centre fuit : comment oser l’appeler à se rassembler lorsqu’il y aura second tour ? L’analyse politique est que la France est à droite ; que les valeurs de la « majorité silencieuse » s’extrémisent comme dans le reste de l’Europe ; que les médias comprennent des journalistes des mêmes milieux, formés dans les mêmes écoles, aux deux-tiers branchés, dans le vent, donc « de gauche ». Qu’il y a donc un pays réel opposé au pays légal – thématique habituelle d’ancien régime.

Récupérer les électeurs tentés par Marine signifie aller chasser sur ses terres : non au mariage homo, à l’adoption gai, à la recherche sur les cellules souches, à cette nébuleuse vague qu’on fourre sous le nom d’assistanat, à « l’immigration » (sans distinguer l’obligatoire due aux mariages et regroupement familial, de celle de travail due aux patrons et des étudiants attirés par notre aura intellectuelle…). Trop « d’étrangers » signifie trop de musulmans, qu’ils soient noirs ou arabes, la polémique sur la viande halal le prouve. Si ce n’est pas de la démagogie, tout ça… Et c’est en plus nauséabond. Les valeurs de la République sont autres, les Français n’évoluent pas forcément dans le sens intuitif : le vote des étrangers aux élections locales est mieux accepté qu’il y a 5 ans, la diversité au gouvernement aussi. Le staff des communicants sarkoziens le comprend-t-il ?

François Hollande, quant à lui, ne rassemble guère plus. Il veut rallier son camp, tournant le dos au reste de la France. C’est ainsi qu’il s’oppose à « l’ennemi sans visage » (la finance, les marchés, l’oligarchie, les riches, le mot race…). Il rejoue « la patrie en danger » comme en 1792 sous Robespierre, avec les accapareurs (banquiers) et les émigrés (fiscaux). Sauf que les glissements sémantiques l’emportent lui aussi vers le FN. En oubliant que le mot n’est pas la chose : que comprend le mot « système » ? comment définit-on en acte le mot « race » ? Si « La France est la solution » (comme ailleurs l’islamisme, parallèle douteux…), pourquoi le parti socialiste a-t-il si peu de diversité ethnique dans ses instances ? Pourquoi les gouvernements de gauche ont-il eu aussi peu de représentants colorés? Faire du symbolique, c’est agiter du vent, agir c’est mieux. Reconnaissons que Sarkozy, tout en stigmatisant l’immigration hors contrôle (ce que Hollande ne promet que du bout des lèvres), a mieux réussi l’intégration visible avec Rachida Dati, Rama Yade, le préfet beur.

La colère des électeurs est réelle envers ceux qui ont causé la crise et qui en profitent pour s’augmenter alors qu’ils restreignent les salaires. Mais taxer à 75% les revenus au-dessus d’un million d’euros est populiste. Cela touche quelques milliers de personnes, pas des plus malheureuses et loin de moi l’idée de les plaindre, mais le symbole est ambigu. Taxer le succès est-il encourageant ? Taxer l’héritage, pourquoi pas, mais le travail ? Confisquer est un mauvais réflexe de gauche, comme si les technocrates d’État étaient plus légitimes à dépenser que les salariés à hauts revenus. Outre que cela apparaît constitutionnellement difficile, le résultat réel serait qu’aucun revenu ne serait plus au-delà du million d’euros. Il y aura donc du caché : des dessous de table, du noir, de l’expatriation, des comptes étrangers… ou bien des passe-droits, des « niches fiscales » clientélistes. Cette réponse autoritaire aux provocations de Sarkozy encourage l’inquisition fiscale, la délation, dans la grande tradition jacobine. De quoi diviser un peu plus les Français. Est-ce cela la « bonne » politique ? Alors que l’organisation d’État n’est pas remise en cause, qui ne fout rien aux conseils d’administration des entreprises où le public est au capital, qui laisse faire les syndicats ripoux, qui ne fout rien sur les retraites chapeaux, les stock-options, les bonus, qui blanchit les mafieux du bon parti, les Haberer, les Tapie, les Dumas. Plutôt agiter une pancarte qu’agir contre les copains…

Taxer, est-ce cela la réponse au chômage ? Hollande flatte l’envie populaire et la jalousie égalitaire, cela plaît au populo, comme le montre BVA. Les CSP- (72%) sont plus nombreuses à approuver la mesure que les CSP+ (62%). Mais il ne règle rien à l’emprise de la finance… due à l’impéritie des politiciens (y compris de gauche) qui ont endetté la France depuis des décennies. Avoir moins de riches est-il préférable à avoir moins de pauvres ? Peut-on croire une seconde aux vases communicants du transfert de la richesse des uns aux autres, de la part de fonctionnaires nés dans le giron de l’État et qui n’ont jamais gagné un sou par leur propre talent d’entreprendre ? Les footeux, en général issus des milieux populaires… vont se voir taxer à quasi 100% avec la CSG et l’ISF, sur ce qui dépasse le million d’euros par an. Cela alors que leur carrière est forcément courte, puisque due à leur jeunesse.

Toute cette agitation d’évitement n’aborde pas le fond du problème : la place de la France dans la mondialisation, la place de la démocratie en Europe, la place de l’emploi dans les politiques économiques. Chacun rassemble sa bande pour la faire hurler à l’unisson, criant au populisme de l’autre camp. Désigner les riches en général comme des ennemis sans cibler la délinquance en col blanc ni distinguer le mérite personnel de l’héritage, c’est de la part de François Hollande stigmatiser les « quartiers », même s’ils ne sont pas les mêmes que ceux de Sarkozy. Désigner les étrangers, les élus et les élites multiculturelles de gauche comme responsables de l’état de la France, sans cibler l’empilement des niveaux administratifs, des réglementations touffues, des incohérences fiscales – et de ses voltefaces depuis 5 ans – est, de la part de Nicolas Sarkozy, populiste.

Valeurs républicaines contre identité nationale ? La gauche tombe dans le piège classique de la provocation droitière. Pointer la viande halal ? Ce serait raciste… alors qu’il s’agit de traçabilité pour le consommateur, ce qui devrait être consensuel. Évidemment les socialistes se rétractent sur leurs tabous et le peuple gronde. Sarkozy provoque Hollande à se radicaliser pour mieux le battre. Mais il apparaît comme jouant son va-tout. Que vont penser les centristes qu’il appellera au second tour ?

Second tour qu’il est idiot d’anticiper aujourd’hui car le premier sera un événement politique. Il changera les votes en fonction de qui sera arrivé en tête et du laminage des extrêmes. Il ne suffit pas d’additionner les voix car les deux électorats de Bayrou et Le Pen sont très fluctuants, n’étant ni à droite (conservatrice) ni à gauche (marxisante). « Probablement trop axée sur les attaques de personnes, la campagne n’est jugée intéressante que par 34% des Français, contre 65% qui ne la trouvent pas intéressante. Les Français semblent déçus par les thèmes abordés. Ils attendent qu’on parle davantage des domaines qui les préoccupent personnellement : le pouvoir d’achat (63% estiment qu’on n’en parle pas assez), les retraites (73%) et le logement (73%) ; plus que des domaines « macro » tels que la crise (43% trouvent qu’on en parle trop) et les déficits publics (34%) » (IPSOS).

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Mario Vargas Llosa, La ville et les chiens

Les chiots de la nouvelle éponyme sont devenus les chiens. Ils ont grandi dans le Lima péruvien des années 1950. Nous sommes en Amérique latine, continent machiste, catholique, hiérarchique et autoritaire – tout ce qu’adorent les Français, même à gauche. Aussi bien les touristes sur les sites des sacrifices humains au Mexique que la révolution guévariste à Cuba. L’Amérique latine a les mœurs de la France, en plus archaïque, ce qui fait qu’on se sent les maîtres bienveillants… Castro a symbolisé ce que Mélenchon rêve de devenir, et Allende ce que Martine Aubry aurait rêvé d’être – sans parler du très gaulliste Perón. Passons.

A 14 ans, les gamins sont happés par les collèges, soit curés, soit militaires. L’idée reçue dans la bonne société est qu’il faut les dresser. Ces mômes qui abordent la vie sont obsédés par les idées de faire comme les grands : bite, bière et baston. Il y a trop de tentations dans la ville, entre les lieux obligés : l’école, la plage, la salle obscure et la maison. Rien de tel qu’une bonne pension pour les mater, ces bouillonnants. Les parents le disent eux-mêmes : le collège militaire, c’est pour éviter la maison de redressement ou pour empêcher qu’ils soient pédés. Dans une société où le ‘virilisme’ est poussé au paroxysme d’une Méditerranée portée aux rives d’un océan, faire des hommes vaut mieux que frère des hommes.

Alberto est donc envoyé au collège militaire Leoncio Prado de Lima. Il entre l’année de ses 14 ans en troisième année, il devient donc un « chien ». Il doit être dressé, tenu en laisse par ses aînés et faire le beau sur ordre de ses supérieurs. Mais la vie de caserne, à l’âge tendre, n’est pas des plus drôles. Comme en meute, il faut établir sa place, se battre, mordre et se palper pour être accepté. Très vite naît le surnom, celui qui qualifie votre originalité. On ne sait pas son vrai nom mais il y a « le Jaguar », parce qu’il est aussi souple, vif et insaisissable que le félin lorsqu’il se bat. Alberto – l’auteur – est vite appelé « le Poète » parce qu’il sait écrire des lettres d’amour pour les filles des autres, et de petits romans porno qu’il vend à ses copains pour acheter des cigarettes. Il y a aussi « Boa » parce qu’à poil dans les douches on peut voir pendre son long sexe ; il se fait d’ailleurs une poule (une vraie, à plumes !) devant ses copains sur les arrières du collège. « Le Frisé » l’est en raison de ses cheveux nègres en poil de couilles. Et puis « l’Esclave », parce qu’il répugne à se battre et qu’il se laisse faire.

Tous se soudent lors des premiers jours d’entrée au collège où le bizutage des grands est humiliant et prolongé. Il s’agit comme toujours de coups, d’alcool et de sexe – tout ce qui « fait un homme » ma bonne dame, selon les mœurs machistes du temps et de la culture catho-latine. Le Jaguar, parce qu’il n’a pas peur, devient chef de la bande, il est le plus rusé. Il fait se venger les chiens juste entrés, organise les vols pour compenser les affaires perdues ou pour connaître à l’avance les sujets d’examens, ment avec aplomb lorsque son intérêt le commande. Mais il n’aime pas les mouchards. Sa force repose sur l’emprise qu’il a sur les autres. La dénonciation, par morale ou devoir, casse ce pouvoir personnel. Ce pourquoi le drame va se nouer.

Poussé par le Jaguar, Cava va voler un soir les sujets d’une composition de chimie. Nerveux, il casse un carreau et l’effraction est découverte. Tout le monde est consigné. L’Esclave devait sortir pour voir la copine Teresa dont il est amoureux ; il ne peut pas. Rejeté par les autres qui lui pissent dessus quand il dort, lui collent des morpions dans les poils pubiens, le frottent sexuellement et le traitent de petite femme, il n’a rien à perdre et tout à gagner. Il négocie donc sa sortie contre la dénonciation du coupable.

Mais dans ce monde étroit tout finit par se deviner, sinon par se savoir. La vengeance sera terrible. Cet excès même va retourner Alberto, qui a brimé l’Esclave comme ses copains. Il a grandi, mûri, est lui-même amoureux. Il s’interroge sur les limites : tout est-il permis au nom de la solidarité de clan ? N’y a-t-il pas des principes supérieurs concernant la vie humaine ? Est-ce courageux de se taire alors qu’une chose très grave a été commise ? Dénoncer le mal, est-ce trahir ?

Ce long roman, le premier de l’auteur, écrit à 23 ans, se déroule par chapitres captivants qui vous laissent en haleine. De fréquents retours en arrière, changement de plans et de personnages qui disent « je » avant d’être repoussés au « ils », composent une trame baroque, accordée à la mentalité du Pérou années 50. La sensualité affleure aux chemises déboutonnées, aux baisers des petites amies ou aux actes gratuits des putes envers les moins de treize ans. Le milieu des garçons entre eux est carrément planté, avec ses défis permanents, son exaspération sexuelle, sa hiérarchie des compétences, ses rêves naïfs et sa camaraderie de panier : les chiots entre eux s’aiment, non d’affection mais de promiscuité. Voir un semblable « à poil » des mois durant crée un sentiment, ainsi qu’il est dit dans le roman.

Les filles, c’est l’extérieur, la ville, un terrain vierge où se répandre en conquérant. Jusqu’aux statues érigées des généraux, héros nationaux, qui indiquent la voie de leur sabre brandi. Il s’agit d’ériger le sexe mâle dans toute sa splendeur sociale, le sabre n’étant que le prolongement viril de la chose. Ces statues balisent le collège et les places de la ville, symboles du pouvoir mâle dominateur que les chiens doivent adopter pour devenir des hommes (des vrais).

D’ailleurs le Poète deviendra ingénieur et le Jaguar banquier.

Mario Vargas Llosa, La ville et les chiens (La ciudad y los perros), 1962, Folio, 530 pages, 7.98€

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