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Serpico de Sydnet Lumet

L’inspecteur Franck Serpico, dit Paco (Al Pacino), se prend une balle. Ainsi commence le film qui relate les 11 ans de lutte du détective au NYPD pour dénoncer la corruption généralisée dans la police. Onze ans de galères de mutations en mutations, de regards noirs de ses collègues qui touchent, des supérieurs qui éludent et le baladent. Surtout un certain capitaine McClain (Biff McGuire) épris de « Dieu » qui fait du militantisme catholique éthéré mais ne fait rien pour la morale concrète de la vie réelle.

Le film est issu du livre Serpicode Peter Maas qui raconte l’histoire réelle du policier Frank Serpico. Lequel est joué par al jeune Pacino de 32 ans. Le flic tout fier de sa mission devient vite rebelle devant le je-m’en-foutisme des commissariats et la distance de policiers imbus d’eux-mêmes. De toute façon, ils sont payés à la fin du mois, pourquoi en faire trop ? S’entendre avec les malfrats est lucratif et permet la bonne entente, pourquoi changer le système ?

Aux États-Unis règne la concurrence et le chacun pour soi. Chacun est son propre patron et « les ordres » sont exécutés selon sa version personnelle. L’individualisme croissant, qui a explosé avec le Watergate et la guerre du Vietnam, ont incité la jeunesse à contester le système – et surtout à en profiter. La morale, qui est collective, est délaissée au profit du profit.

Serpico veut bien faire son boulot : sauver les putes noires des viols collectifs sans paiement (donc les flics blancs se foutent), arrêter les voleurs sans leur tirer dessus quand ils sont noirs (ce que font les flics blancs), faire respecter la loi sur l’interdiction des paris clandestins (dont les flics blancs profitent par des enveloppes hebdomadaires), et ainsi de suite. Contre cette corruption, il ne peut pas faire grand-chose, sinon alerter. Ce qui le fait mal voir. Mais comme il tient à ce que l’affaire soit réglée au sein de la police, on le tolère, on le balade. Surtout qu’il est efficace en se fondant dans la population par son habillement. Il est en effet très « années 70 » en chemise flottante à demi ouverte, une suite de chaînes au cou, les cheveux longs et un bob (ridicule) sur le chef.

Malgré l’amitié de Bob Blair (Tony Roberts), un policier dans l’entourage du maire, onze ans se passent et toujours rien ! Serpico décide de frapper un grand coup en alertant la presse, le fameux New York Times, quotidien des intellos, très lu à l’époque. Son capitaine, qui le soutient, veut bien témoigner anonymement pour que le journaliste enquête. Car toute la police n’est pas pourrie mais la pression collective fait qu’on laisse faire. Révéler au public fera réfléchir et changer les choses.

C’est en effet ce qui arrive. Franck Serpico témoigne devant la commission Knapp, nommée sur le sujet en avril 1970 par le maire de New York John Lindsay. Mais ses collègues des Stups ne lui pardonnent pas. Lors d’une descente en 1971, il est laissé seul en avant par les autres, qui n’interviennent pas. Il se prend une balle dans le visage et ses collègues le laissent crever. Heureusement qu’un témoin prévient les secours ! Serpico s’en sort parce que la balle était de petit calibre mais il est écœuré, et encore plus lorsque un supérieur, Sydney Green (John Randolph), vient lui remettre la médaille d’or des inspecteurs. Il est récompensé hypocritement par le système dont il a dénoncé la pourriture au cœur. Il quittera la police pour s’exiler en Europe et vivre de sa pension d’invalidité. Jusqu’en 1980 où il rentrera aux USA et vivra reclus dans un chalet isolé.

Le film efficace bien que souvent bavard de Sydney Lumet est un réquisitoire contre la mafia en uniforme. Il dénonce la mise au banc de l’intégrité morale par un système clos sur lui-même et gangrené de politique. Si le directeur de la Police invite les nouvelles recrues à avoir foi en la loi, la réalité est tout autre. Il s’agit de « ne pas se mettre à dos » la police face aux émeutes potentielles dit au début le maire qui refuse de faire quelque chose. Il faut que le scandale arrive pour qu’il se sente obligé, devant ses électeurs, de bouger. Le flic hippie aura, comme ceux de Woodstock, changé la société – tout en devenant lui-même à moitié fou : intolérant, paranoïaque, impossible avec ses proches. Al Pacino fait tout le film.

Le psycho-rigide idéaliste parvenu à ses fins – mais au prix des relations humaines. « A Rome, fait comme les Romains », dit l’adage. La Morale absolue contre celle de tous les jours, l’Idéal abstrait contre la réalité sociale : que faut-il choisir ? Le monde est-il parfait ?

Il faut craindre les Purs.

DVD Serpico, Sydnet Lumet,1973, avec Al Pacino, John Randolph, Jack Kehoe, Biff McGuire, Barbara Eda-Young, StudioCanal 2021, 2h05, €12,98

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L’État est la nouvelle idole, selon Nietzsche

Nietzsche n’aime pas l’État, selon lui une abstraction comme Dieu, qui rend esclave les hommes. Il est en ce sens « anarchiste » tant qu’il existe des États qui s’arrogent le monopole de régir la vie de chacun. Où l’on constate que Nietzsche n’aurait surtout pas été nazi (et pas plus léniniste), puisque dans ces régimes, l’État est tout et l’individu rien. « L’État est le plus froid des monstres froids » : une administration des choses, une moralisation des êtres – un gouvernement, un droit, une loi. De quoi « normaliser », comme l’on dit aujourd’hui, tous les individus par essence originaux et créateurs.

Le philosophe au marteau préfère les peuples et les troupeaux, les premiers organisant leur puissance vitale comme des lions et les second restant soumis comme des chameaux – rappelons-nous les Trois métamorphoses. « Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes frères : chez nous, il y a des États. » Le mensonge de l’État est de dire : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » Un certain Mélenchon, qui se croit l’État à lui tout seul comme simple élu parmi 577 autres députés, s’enorgueillit comme Louis XIV de clamer : l’État, c’est moi ! Or il n’est de plus qu’un homme, parmi les autres, et ni l’État, ni le Peuple. Nietzsche n’aurait pas aimé Mélenchon. « C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ont-ils servi la vie ».

Mélenchon n’est ni Louis XIV, ni Napoléon, ni De Gaulle – ni même Mitterrand (cela se saurait). Il reste trop haineux et revanchard pour être créateur. Peu importe le personnage (je ne juge pas l’homme lui-même, que je ne connais pas, et qui a ses qualités), pour Nietzsche, le peuple est animé par les créateurs, ceux qui leur donnent une foi et un amour, ceux qui les entraînent. L’organisation d’État ne vient qu’ensuite, comme instrument de la grande Politique, pas comme fin en soi. Nietzsche, en cela, n’est pas fondamentalement « anarchiste », il admet une organisation de la société et une institution pour gouverner – mais comme outil pour la foi du peuple.

L’État comme fin en soi est une idole et « partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois. » C’est ainsi que l’empereur romain Constantin a converti tout l’empire au christianisme d’un trait de plume, engendrant la répression de tous les autres cultes – dont la disparition des hiéroglyphes égyptiens. Les crétins fanatiques ont alors pu se déchaîner contre les « païens » plus lettrés qu’eux, avant le même fanatisme de l’islam, puis du communisme, puis des islamistes radicaux. Les politiciens qui révèrent l’État sont des « destructeurs (…) Ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. » Le glaive de la police et de la loi, les cent appétits d’envie de celui qui regarde toujours ce qu’on donne au voisin plus qu’à lui. Chaque peuple a son langage du bien et du mal, son voisin ne le comprend pas, dit Nietzsche, et l’État veut tout normaliser, « l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal ». Il dit le bien parce qu’il affirme savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, cinq fruits et légumes par jour, pas plus d’un verre de vin par repas, obligation de rouler à 80 km/h quelle que soit la route, la voiture ou le conducteur, et tant d’autres prescriptions de moralisme d’État.

Curieusement, Nietzsche associe l’État au nombre des humains. Et il est vrai que l’État a été inventé chez les peuples agriculteurs pour comptabiliser les récoltes et le nombre des hommes en âge de combattre : à Sumer, en Égypte, chez les Aztèques. « Il naît beaucoup trop d’hommes : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! » L’État les discipline et les enrôle – il les rend esclaves. De nos jours, il en fait des fonctionnaires, aptes à fonctionner selon les directives, les bras armés de l’État dans son anonyme toute-puissance. « Voyez comme il les attire, les inutiles ! » Nietzsche s’élève contre l’idéal de Hegel où l’histoire trouve sa réalisation objective dans l’État, reflet de l’esprit et de sa nécessité vitale, le logos. « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt de Dieu qui ordonne – ainsi clame le monstre ».

Il s’élève aussi contre le nazisme qui pointe déjà chez les nationalistes exacerbés de son époque : « Elle veut tout vous donner pourvu que vous l’adoriez, la nouvelle idole : aussi s’achète-t-elle l’éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers. Vous devez lui servir d’appât pour les superflus ! » Or l’État éteint le talent créateur dans l’administration (voyez le ministère « de la Culture »), étouffe la grande Politique dans la diplomatie pusillanime (voyez le Quai d’Orsay), multiplie les bureaux qui secrètent des règles pour justifier leur fonction et leur emploi (voyez le ministère des Finances et la fiscalité), cherche (sans y parvenir) à discipliner et à normaliser la grande masse des élèves et les élans de l’adolescence (voyez l’éducation « nationale »). L’État a « inventé là une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie. » Un lent suicide, dit Nietzsche, car il éteint l’élan vital, il ne fait pas servir la volonté de puissance personnelle mais la contre par des normes étroites et des condamnations sans appel. Lui seul garde le monopole de tout : de la santé, de l’éducation, de l’information, des richesses, de la politique, des relations avec les autres peuples. Les « superflus » – ces fonctionnaires d’État – « veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent – ces impuissants ! » Car l’argent ne fait pas la puissance personnelle du créateur, il n’est que l’instrument de l’impuissance (qui permet par exemple de se payer une pute quand on ne peut plus séduire, ou un « nègre » pour écrire sa thèse ou son « livre »). « Ils veulent tous approcher le trône : c’est leur folie – comme si le bonheur était sur le trône ! »

Rien à faire avec l’État, cette idole du XIXe siècle (le siècle de Nietzsche) et du XXe siècle, dont il voit à peine la naissance. Mais son siècle est encore d’explorations, de terres vierges. « La terre est encore ouverte aux grandes âmes. Il reste encore pour ceux qui sont solitaires ou à deux, assez d’endroits où souffle l’odeur des mers silencieuses. Une vie libre reste possible aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ! Ce n’est que là où finit l’État que commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable. » Ne rien posséder, c’est n’être pas attaché aux choses matérielles, donc soumis à la protection de l’État. L’être humain peut alors se révéler comme il est, créateur. « Le chant de la nécessité » est celui de son élan vital, de sa volonté pour la puissance, de ses actes uniques d’individu unique. Nietzsche n’est pas un hippie, qui ne refuse l’État et « la société » que pour s’évader dans les brumes des drogues et des illusions orientales ; Nietzsche serait plutôt un navigateur solitaire « ou à deux », comme j’ai quelques amis depuis les années 1970 qui l’ont tenté un temps, avant de travailler pour élever des enfants, et durant leur retraite, une fois les petits grandis et élevés.

La démocratie, comme idéal jamais achevé, est une tentative de dompter la prolifération de l’État comme système d’organisation volontiers totalitaire (comme en Chine, en Russie, en Iran, en Turquie…). Mais la démocratie est procédurière, lente, fragile, à la merci du moindre populisme qui promet tout pour être élu et, une fois au pouvoir, se contente de consolider son pouvoir sans autre intérêt. Une anarchie organisée (mais c’est une contradiction dans les termes), telle pourrait être peut-être le système social qui serait le meilleur compromis entre la volonté de laisser libre l’expression des créateurs et de leur volonté de s’exprimer – et la masse du grand nombre, qui se contente de vivre et est contente comme cela. Au fond, une démocratie vivante n’est-elle pas une anarchie organisée, régulée par des procédures et des instances ? Un peuple entraîné par un créateur, comme le fut De Gaulle et Churchill côté positif, mais aussi Mussolini et Hitler côté négatif, telle peut-être la conséquence du discours de Nietzsche. Mais les premiers laissent l’État à son rôle d’instrument qui libère, tandis que les seconds font de l’État un pouvoir total qui rend esclave.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Le survivant de Boris Sagal

Seriez-vous une légende si vous étiez le dernier homme ? Dieu dit « je suis l’Alpha et l’Omega », le héros du film n’est que l’Oméga, la dernière des lettres de l’alphabet de la civilisation. Nous ne sommes pas chez Nietzsche, encore que… mais dans la paranoïa existentielle de l’auteur de science-fiction Richard Matheson, revu à la sauce Hollywood. C’est dire ! Je suis une légende (I am Legend) est un roman après l’Apocalypse, évidemment due à la guerre bactériologique. Soviétiques et maoïstes se sont foutus sur la gueule avec les gros sabots qu’on leur connait et la terre entière en a été contaminée. Seul un Blanc mâle, colonel et médecin (Charlton Heston), a tenté des vaccins contre la bactérie tueuse et le dernier, juste expérimental, a fonctionné : il a dû se l’injecter lui-même alors que son pilote d’hélicoptère l’a crashé parce qu’il subissait une brutale crise.

Depuis deux ans, l’ex-colonel Neville parcourt sa ville, Los Angeles, dans des autos choisies au hasard pour voir s’il n’existe pas d’autres survivants comme lui, mais aussi pour traquer ces bêtes malfaisantes de mutants que la maladie tue lentement en les dépigmentant et les rendant albinos sensibles à la lumière. Faut-il y voir une parodie de l’antiracisme qui sévissait à plein depuis les lois anti-discriminations des années 1964 et 65 ? Tout le monde pareil signifie le plus petit commun dénominateur, cette dépigmentation qui avilit et oblige à vivre en soutane noire avec capuche comme des moines reclus médiévaux, lunettes noires vissées au nez comme c’est la mode chez les afro-américains, ne sortant que la nuit comme des rats. D’autant que ce groupe qui se fait appeler « la Famille » est commandé par un gourou sectaire comme Charles Manson, grand-maître de la Manson Family et promoteur du meurtre de Sharon Tate en 1971. Ces dégénérés racistes qui voient en tout survivant de l’Ancien monde civilisé un enfant du Démon sont « des barbares ». Ils détruisent tous les vestiges de la civilisation (occidentale, blanche, industrielle et scientifique) dans une rage d’amour déçu, tels des écolos nouveau genre. Ils refusent ainsi les armes, sauf la lance et l’arc, ce qui convient bien au colonel, qui les arrose au fusil-mitrailleur.

Il a fait de chez lui une forteresse, passant directement du garage en sous-sol à porte télécommandée, à l’étage élevé où le mène un ascenseur privé. Un groupe électrogène alimenté par des réserves d’essence assure l’énergie et tient à distance la nuit les prédateurs jaloux par de puissants projecteurs qui les aveuglent au point de leur faire mal. C’est bien le signe qu’ils ne sont pas aimés de Dieu, qui est toute lumière, comme l’Eglise l’a repris des Grecs.

Le film est infidèle au roman et lui a enfanté un fils bâtard, moins subtil et plus porté sur l’action. On ne s’y ennuie pas, la mâchoire d’acier de Charlton Heston et ses muscles velus assurant leur dose de volontarisme et de bagarre. Trop sûr de lui, le colonel est piégé dans une cave d’hôtel en plein jour, puis attaché pour être brûlé sur le bûcher, après un grand discours moralisateur et une cérémonie menée par Matthias (Anthony Zerbe), en parodie des procès en hérésie et sorcellerie. Pour l’obscurantisme, la science serait en effet une sorcellerie à la Frankenstein et, pour les écolo-hippies les plus radicaux, une hérésie. Mais, comme dans les petites classes, c’est celui qui dit qui y est : le dégénéré brûlant le normal, le haineux jouant au vertueux, le malade se posant comme le seul bien-portant. Cela aurait quelque chose de grotesque et de risible si ce n’était le cas de toutes les sectes de la planète et de l’histoire, la dernière étant les fanatiques musulmans de la dèche. Ce pourquoi ce film un peu gros reste actuel.

Retournement attendu, le héros est sauvé in extremis par Dutch, un jeune homme admiratif, torse nu sous son blouson de cuir (Paul Koslo), et une jeune Noire préservée et coiffée afro comme Angela Davis (Rosalind Cash). En 1970, la fraternité hippie véhiculée par le rock de Woodstock, dont le colonel se projette le film souvenir, encourage au mélange potes. C’est ainsi que Dutch, étudiant en médecine de quatrième année avant l’Apocalypse, dirige un groupe d’enfants recueillis de toutes origines, un latino, un blond suédois, une bostonienne classique, et ainsi de suite. Une sorte d’antisecte, un groupe de néo-pionniers tourné vers la vie. Seul le jeune frère de Lisa, Richie (Eric Laneuville), adolescent noir de 13 ans, est atteint par la maladie. Neville va former un sérum à partir de son propre sang d’immunisé pour le soigner. D’enthousiasme, la jeune noire et le viril blanc roulent à terre pour baiser ; on avoue à Hollywood que c’est la première fois qu’un baiser interracial est exhibé au cinéma.

Mais la critique de la naïveté hippie ne manque pas de surgir aussitôt. Le gamin rétabli accuse le colonel d’être avant tout un militaire et pas un médecin. Soit il tue la secte maudite, soit il la soigne, lui-même penchant par humanité pour la seconde solution. Sauf qu’on ne discute jamais avec un fanatique, on ne peut que le combattre tant sa paranoïa l’empêche de considérer l’autre. A chaque fois, c’est lui ou vous : il n’y a ni moyen terme ni réhabilitation. L’ado idiot va donc chercher les sectaires, qu’il connait pour les avoir fréquentés au début, avant qu’il ne paraisse comme sa sœur « différent » et objet de soupçon parce qu’ils ne sont pas malades. Une fois dans les griffes de la secte en noir, il n’en sortira pas et Neville le découvrira éventré dans le palais de justice (un symbole !) qui leur sert de repaire.

Le sacrifice de l’innocent va cependant servir l’humanité, car nous sommes dans le biblisme intégral, comme les Yankees savent le renouveler dans un bégaiement spirituel sans fin. Neville est un nouveau Christ qui donne son sang pour les hommes ; il finira d’ailleurs sur une parodie de croix, affalé sur la sculpture « moderne » d’une fontaine futuriste, la lance du centurion sectaire plantée dans le côté droit. Mais le sérum est préservé, gardé sur son cœur, et Dutch vient le recueillir en moderne saint Jean, sorte de hippie raisonnable tourné vers le soin, sensuel et heureux – puisqu’il ne porte pas de chemise. A la tête de sa bande de mignons qu’il va régénérer par le vaccin, il ira refonder une Terre promise saine « dans les montagnes », ce lieu mythique des Américains où se trouve encore préservée la nature sauvage… Lisa, passée du côté secte par l’avancée de sa maladie, sera tirée vers la vie par Dutch qui la pousse dans la Land-Rover.

Notons bien le symbole des bagnoles : Neville commence en Ford décapotable, péniche flottante des années frimes, avant de choisir la Méhari Citroën à tout faire ; le groupe de survivants terminera dans ce bon vieux tout-terrain utilitaire Land-Rover dont les Yankees ne savaient pas produire l’équivalent jusque-là. Autrement dit, le message est clair : retour aux valeurs ancestrales de rigueur et d’utilité. L’humanité ne pourra survivre qu’en éliminant tout le clinquant et l’inutile de « la civilisation », toutes les simagrées de la vieille religion du fric et de la technique. Exit les marchands du Temple ! Le Christ enjoint de croire en l’amour et d’aller enseigner les nations. Il leur faut donc agir comme de vrais pionniers, démunis mais bricoleurs, rudes à la tâche et courageux, optimistes et aimants… En 1970, ce « retour aux vraies valeurs » avait un air d’anticipation.

DVD Le survivant (The Omega Man), Boris Sagal, 1971, avec Charlton Heston, Rosalind Cash, Anthony Zerbe, Paul Koslo, Eric Laneuville, Lincoln Kilpatrick, Jill Giraldi, Warner Bros 2003, 1h34, €12.90

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Zardoz de John Boorman

Quand les années 1970 se projettent en 2293 – soit dix générations plus tard – ce qu’elles voient n’est pas bon. Le film est écrit après les événements de 1968 un peu partout dans le monde et l’Irlande, pays du tournage, apparaît comme un havre préservé, encore archaïque. Le futur est une utopie écolo-hippie où la technologie (déjà) a permis à une élite savante de se préserver dans une bulle tandis que le monde normal s’en va à vau l’eau. Ce thème m’avait séduit lorsque j’ai vu ce film à sa sortie : les intellos dans le cristal, les brutes dans la merde. Ce n’était pas à la mode et difficilement audible en ces années de gauchisme d’ambiance.

Sauf que les intellos du film, efféminés et androgynes, ayant banni le sexe pour cause de féminisme et l’agressivité pour cause de technologie maternante, ne font plus rien, ne chassent plus rien, ne plantent plus rien. Ils vivent en fermettes coquettes comme Marie-Antoinette à Trianon – mais c’est bien « le peuple » comme hier qui fournit le blé. Pour cela, il faut le forcer, rétablir donc la domination – cette abomination de la nouvelle bible de gauche écolo – et, pour cela « sélectionner » – mot abominable de l’idéologie adverse – des contremaîtres qui vont sévir et faire bosser. Donc rétablir la crainte universelle – et pour cela quoi de mieux qu’une nouvelle religion terrifiante ? Les intellos divins, les soldats politiques et les hilotes cultivateurs : ne voilà-t-il pas les trois ordres de l’Ancien régime reconstitués ?

La religion se révèle sous la forme d’un masque de théâtre grec nommé Zardoz, la gueule grande ouverte et la voix profonde, qui surgit des nuages sur la 7ème symphonie de Beethoven. Mais ce vaisseau – car c’en est un – est actionné par un « éternel » (comme les autres), chargé de tenir les terres extérieures au vortex bulle. Arthur Frayn (Niall Buggy) s’inspire du Magicien d’Oz (The Wizard of Oz – d’où zard’oz), parabole 1900 destinée aux enfants de la grande dépression 1883-1897 aux Etats-Unis, pour inventer le nouveau monde post-industriel de l’an 2293. Il sélectionne des exterminateurs qui seront chargés dans un premier temps de « débarrasser la terre » des nuisibles inutiles que sont les brutes ; il leur fait violer les filles et tuer les mâles afin de produire une race nouvelle mieux adaptée à ce monde en ruines ; il ordonne aux exterminateurs de réduire en esclavage ceux qui sont aptes à travailler et de les faire cultiver la terre afin d’enfourner dans la gueule de Zardoz les « offrandes » de ses adorateurs. Contre livraison du blé, il jette fusils, pistolets et munitions sur la terre. Et le peuple est content, il « croit » ; et les exterminateurs sont contents, ils « chassent » l’humain, violent, tuent ou fouettent ; et les intellos écolos sont contents, ils « ont le blé sans l’argent du blé », juste par leur ruse de clercs.

Après avoir déconstruit ce monde en 68, ce film démontre cinq ans après les engrenages d’une reconstruction anti-utopique. Car les grands mots des belles âmes du new age sont du vent devant la nécessité. Vivre en bulle, c’est confortable : fusionnel, dans un éternel printemps, ami-amie avec toutes et tous, sans peine ni douleurs, sans travail ni enfantement – une vraie Bible à l’envers ! Mais ne serait-ce pas de l’orgueil ? Le péché est puni par la loi divine chez les chrétiens. Dont acte.

Car le chef des exterminateurs Zed (Sean Connery), le plus impitoyable et le plus agressif – mais aussi le plus intelligent, un vrai James Bond 007 – est mandaté pour découvrir ce qui se cache dans le masque de Zardoz. Il est poussé par la curiosité atavique de la volonté de savoir, qui est une forme de l’agressivité à vivre. Aidé par ses compagnons qui enfournent le blé à pelletées dans le masque, il se cache sous le tas et n’émerge qu’en vol. Toujours pistolet à la main, la poitrine nue bardée de cartouchières, il « tue » Arthur Frayn qui s’écrase au sol (mais sera reconstitué dans la machinerie biologique du cristal).

Lorsque le Zardoz revient à sa base dans le vortex, Zed part explorer le coin. Il est idyllique, suite de maisonnettes collectives au bord d’un lac, dans une atmosphère douce où il ne pleut jamais et où chacun vit heureux pour l’éternité. Car un vortex est un tourbillon physique qui enferme les particules. Les savants, deux générations avant, ont inventé un monde préservé, stable et fermé comme un cristal (le Tabernacle), dans lequel tous les éléments se répondent, en écho. Ils ont trouvé le miraculeux équilibre, donc l’éternité. Sauf que les humains, même mutés lorsqu’ils sont « reconstruits », ont encore besoin de manger, même s’il ne s’agit que de fruits et de céréales (la viande, quelle horreur, ce serait agressif !). D’où le recours à la domination sur l’extérieur.

Ils ont perdu toute agressivité donc tous désirs ; les mâles ne bandent plus. Certains sont devenus apathiques, les vieux « éternisés » trop tard aspirent à en finir, les autres s’ennuient dans « le collectif » où règne la pensée unique de l’harmonie universelle. Les séances d’unisson, qui rappellent furieusement les sessions de méditations des stages de psy-quelque chose de nos jours, font froid dans le dos. Qui a réticence, même minime, à se livrer à tous, est rejeté socialement et poussé dehors comme un renégat, déchu de toute relation. Le vote est obligatoire et l’on vote pour tout ; la majorité impose sa loi sans contrepouvoir – or la majorité n’est pas originale, ni meilleure que les meilleurs. Sauf qu’on ne veut plus de « meilleurs », l’égalité absolue règne en théorie. Car même chez les éternels, intellos harmoniques, « la domination » existe ! Elle est collective, donc pire ; l’expérience communiste un peu partout sur la planète le montrait à l’envi dans les années 1970. Le totalitarisme intellectuel n’est pas meilleur que le totalitarisme religieux ou celui des seigneurs guerriers. Arthur Frayn ne fait que traduire le sentiment majoritaire des éternels lorsqu’il veut détruire le vortex via un exterminateur pleinement humain, c’est-à-dire tueur et volontaire. Sean Connery – dit Zed, la dernière lettre de l’aphabet – est parfait dans ce rôle : velu, viril, puissant, il va observer et ne laisser observer que ce qu’il veut dans les « expériences » que font sur lui les femmes qui dominent (mais oui) le collectif éternel. May (Sara Kestelman) lui avouera, spontanée, qu’il est « plus intelligent qu’elle et même que la plupart d’entre nous ». Car lui est issu d’enfantement, pas de machine à procréation ; lui a été élevé dans la survie, pas dans la mollesse de l’éternel printemps ; lui bande pour les filles, pas les efféminés éternels – il a envie, il désire, il veut.

Bien sûr, nous sommes dans les années post-hippies où il était mal vu d’être musclé et de montrer sa force, ce pourquoi le Sean Connery d’époque a le torse plutôt mou. Mais, par rapport aux minets filiformes et imberbes qui l’entourent, il est la bête aux narines frémissantes, en slip rouge comme Tarzan. Ce pourquoi l’autre femelle dominatrice Consuela (Charlotte Rampling), glaciale de désirs refoulés, voudra « le détruire » parce qu’elle est en train d’être séduite par le mâle et que cela l’effraie. Il finira par la ravir, ils s’enfuiront tous deux après le crépuscule des dieux et ils auront un enfant que, dans une scène mémorable, on voit grandir entre ses deux parents jusqu’à ce qu’ado, il les quitte pour vivre dans le monde réel – et qu’eux meurent enfin.

Guerre du Vietnam, du Biafra, du Kippour, du Bangladesh, Watergate, crise du pétrole et suspension de la convertibilité or du dollar, composent un monde cruel où, en 1974, les utopies font long feu. Zardoz en est l’illustration. La religion oppresse, les savants imposent, les intellos oppriment, même le végétarisme et le féminisme sont des contraintes : la domination est toujours là. Le seul moyen d’en sortir est d’être empli d’énergie vitale pour penser par soi-même et se révolter – comme les conquérants, comme les pionniers, comme les grands hommes depuis les origines. Contre le rêve écolo de tout ce qui est « durable » au point d’aboutir à un équilibre éternel. Car l’équilibre parfait est asthénie, apathie, soumission au collectif fœtal, absence complète de volonté au profit du plan – autre forme redoutable de dictature. Les individus ne sont plus, ils forment un œuf ; ils n’ont plus d’existence, plus d’attractions pulsionnelles, affectives ni sexuelles, plus de personnalité. Ils sont standards, interchangeables, égaux éternellement médiocres, ennuyés de tout, déshumanisés.

Il faut dépasser le premier degré kitsch et confus, les longueurs parfois, car ce film mérite d’être revu pour ce cinquantenaire de mai 68. Le message est qu’il vaut mieux accepter sa nature et faire avec plutôt que de la nier (ce péché de toute la génération 68 devenue social-démagogique !). Toute l’œuvre de « civilisation » consiste à canaliser les instincts primaires et à dompter les passions par l’intellect pour les faire servir au mieux l’humain dans son environnement. Ce n’est pas en déniant la nature agressive de la bête humaine que l’on changera le monde – au contraire ! Car l’instinct vital surgit toujours, même là où on ne l’attend pas. Autant le reconnaître, le contenir, l’apprivoiser et le canaliser.

DVD Zardoz de John Boorman, 1974, avec Sean Connery, Charlotte Rampling, Sara Kestelman, John Alderton, Movinside 2017, 1h45, standard €16.99 blu-ray €19.99 

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Tahiti, le paradis retrouvé et reperdu

bougainville voyage autour du monde

Lorsque Louis-Antoine de Bougainville aborde les côtes de Tahiti, il découvre une humanité édénique : point de vêtements, point de propriété, point de morale névrotique ; tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, semble vivre à poil au jour le jour et de l’air du temps, dans la joie et les plaisirs. Cet hédonisme rappelle furieusement aux Occidentaux intoxiqués de Bible depuis un millénaire et demi le fameux Paradis terrestre, d’où Adam – le premier homme – fut chassé pour avoir cédé à sa côte seconde dont Dieu avait fait son épouse. Eve voulait « savoir » en mangeant les fruits de l’arbre de la Connaissance. C’est pourquoi son Voyage autour du monde, paru en 1771, a eu un tel retentissement sur les philosophes des Lumières.

L’île de Tahiti présente « de riches paysages couverts des plus riches productions de la nature. (…) Tout le plat pays, des bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons de Tahitiens, dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de village ; on croirait être dans les Champs Élysées. » Le climat est tempéré et « si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade ».

Polynésie 2016

« La santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves… ? » Le pays produit de beaux spécimens humains. « Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. »

Les gens y vivent à peu près nus, sans aucune honte mais avec un naturel réjouissant. « On voit souvent les Tahitiens nus, sans aucun vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux [les chefs] s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes. » Mais, pour accueillir les vaisseaux, « la plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. (…) Les hommes (…) nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoquent démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. »

vahine seins nus

Pas de propriété, pas de mariage exclusif, pas de honte sur le sexe. Au contraire, cet acte naturel en faveur du plaisir et de la vie est un bienfait s’il ajoute un enfant à la population. « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystère et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait ; non mœurs ont proscrit cette publicité. »

La hiérarchie sociale existe, mais reste cantonnée, les seuls soumis sont les esclaves capturés à la guerre. Car la guerre existe, mais pas la guerre civile ni la jalousie entre particuliers. L’engagement n’a lieu qu’avec les tribus des autres îles. « Ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats [donc pubères] ; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas de mettre dans leur lit ». Mais pour le reste, « il est probable que les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous ».

Même les femmes, quoique des inclinations particulières puissent durer un certain temps entre deux individus. Mais « la polygamie parait générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches. Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. »

Tout cet étonnement s’inscrit en miroir des Dix commandements du Décalogue, confirmés par le Sermon sur la montagne. Il semble que Bougainville, étant bien de son temps de Lumières et de Raison, ait trouvé à Tahiti le lieu des antipodes à la Morale chrétienne. Tout ce qui est interdit en Europe par l’Église et puni par ses clercs, est de l’autre côté de la terre permis et encouragé. Les relations charnelles sont l’inverse de l’amour éthéré du prochain voulu par le Dieu jaloux ; la loi naturelle entre personnes ici-bas est l’inverse de la loi divine qui exige d’obéir sans réfléchir pour gagner un monde au-delà. Tout ce qui fait du bien est licite, tout ce qui va pour la vie ici-bas est valorisé, tout ce qui est charnel est encensé. Diderot, en son Supplément au voyage de Bougainville fait de Tahiti la patrie du Bon sauvage, « innocent et doux partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité ».

diderot supplement au voyage de bougainville

Bougainville y découvre le peuple de la Morale naturelle qui se déduit des usages spontanés, vantée par le baron d’Holbach. Pas de Dieu jaloux qui commande n’avoir d’autre idole que lui, de ne pas invoquer son Nom, qui exige de se reposer le septième jour de par sa Loi. Il n’y a ni meurtre, ni adultère, ni vol, ni convoitise de la maison ou de la femme du prochain – puisqu’il n’y a pas de propriété et que les femmes sont encouragées dès la puberté à se donner aux hommes et aux garçons, qui se donnent en échange. « Nous suivons le pur instinct de la nature », fait dire Diderot au vieillard tahitien, « nous sommes innocents, nous sommes heureux ». Pas de honte chrétienne, antinaturelle ! Pas de névrose, ni de refoulement. « Cet homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent, mais nos filles rougissent ». Le christianisme, c’est la fin de l’âge d’or, la honte sur l’innocence, la chute du paradis… « Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature et contraires à la raison », ajoute Diderot.

La religion, c’est la tyrannie, la meilleure façon de culpabiliser les âmes innocentes pour manipuler les corps et exiger la dîme et l’obéissance. Prenez un peuple, clame Diderot, « si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la Nature ; faites-lui des entraves de toutes espèces ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ». L’homme tahitien est libéral et libertaire ; il est le sauvage des origines non perverti par la civilisation chrétienne. Lui seul connait la liberté, alors que nous ne connaissons chez nous que contrainte et tyrannie (l’une disciplinant à l’autre).

vahiné obese 2016

Denis Diderot n’est pas tendre en 1772 (date de rédaction de son Supplément) avec la société de son temps – dont il subsiste le principal de nos jours malgré la Révolution, les guerres de masse et mai 68 ! « C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances. (…) Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. Combien nous sommes loin de la Nature… »

Bougainville avait découvert l’Ailleurs absolu, l’innocence édénique, l’humanité vraie délivrée des entraves. Il avait donné ses formes au mythe du bon sauvage, que Rousseau s’empressera de développer et que les voyageurs et les ethnologues tenteront d’aborder, avant le mouvement hippie de l’amour libre et de l’interdit d’interdire.

grosse vahine 2016

Las ! Quiconque aborde à Tahiti découvre très vite combien les vahinés ne ressemblent en rien au mythe mais qu’elles ont le profil américain de la malbouffe ; que les tanés sont trop souvent bourrés à la bière, camés au paka, violeurs incestueux ou meurtriers ; que la nudité édénique n’est plus, devenue une phobie apportée par les missionnaires ; que la religion de nature est infectée de sectes protestantes en tous genres qui régentent votre vie quotidienne jusqu’à vous dire quoi manger et à quelle heure du jour, quand travailler et quand obligatoirement ne rien faire ; que l’absence de propriété est gênée sans cesse par les clôtures, les routes barrées, la privatisation des plages…

Le vieillard de Diderot avait raison, l’Occidental a infecté Tahiti, la religion a fait perdre l’innocence. Au nom du Bien ? Les gens sont plus malheureux aujourd’hui qu’il y a deux siècles. L’enfer, Chrétiens coupables, est pavé de bonnes intentions ; je hais comme Diderot les bonnes intentions.

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, Folio classique 1982, 477 pages, €10.40

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, écrit en 1772 et paru en 1796, Folio classique 2002, 190 pages, €2.00 

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Vie sauvage

vie sauvage cedric kahn

Avec les vacances, chacun renoue avec une forme de vie sauvage où les contraintes sociales sont allégées. La liberté n’a pas de prix et l’histoire vraie de Xavier Fortin et de ses deux fils a inspiré deux films, dont celui avec Mathieu Kassovitz, puissant.

Il joue le Père dans toute sa splendeur amoureuse et fusionnelle, n’acceptant pas que sa femme puisse exiger de « garder seule les enfants », ni que « la loi » magnifie abstraitement la maternité sans presque rien reconnaître au père. Il est vrai que notre société catholique romaine, dont la législation radical-socialiste de la république est clairement issue, valorise la Vierge mère évidemment pure et aimante, alors que la fonction paternelle est réduite à celle de Joseph, le cocu de Dieu.

Dans ce film, qui diffère du fait divers réel, Philippe Fournier est un écolo nomade qui s’est lancé dans la vie comme hippie en tipi. Il y a rencontré sa femme, déjà mère d’un gamin de deux ans, et lui a fait deux autres garçons. Sept ans plus tard – le sept est un chiffre symbolique dans les religions du Livre… – l’ex-hippie femme en a « marre de la boue et des caravanes », elle veut se fixer dans une maison et élever « normalement » ses enfants.

Mais qu’est-ce que « la normalité » ? Cette question cruciale taraude tout le film. Était-ce « normal » de vivre à demi-nu dans la proximité des tipis dans les années post-68 ? Est-ce « normal » de changer brutalement d’avis et de genre de vie alors que l’on a pris la responsabilité de s’unir et de mettre au monde ? Qu’y a-t-il de « normal » à confier exclusivement les enfants à leur mère, alors qu’ils n’ont même pas leur mot à dire ? La façon de vivre imposée à ses propres enfants fait-elle partie de ce qui est « normal » ou la société a-t-elle un formatage à imposer pour « la protection » des enfants ? Protection contre qui ou quoi ? Formatage dans quel but ?

vie sauvage torse nu garcons soleil couchant

D’où la seconde question sur le fait d’être parent. Aimer suffit-il à tout justifier, et surtout à tout régler ? Nul doute que le père aime ses fils, tout comme la mère. Nul doute également que l’épouse a rompu le contrat avec son époux en changeant unilatéralement de mode de vie, sans aucun compromis. Et qu’elle a lourdement accablé le papa en utilisant toute la lâcheté des règles judiciaires élaborées par des bourgeois rassis politiquement corrects (et par son propre père avocat). Au détriment de l’intérêt de l’enfant. Car les Grands Principes – tout le monde pareil – s’adaptent rarement à la réalité personnelle, ce que la Loi abstraite et trop précise ne permet pas au juge de pallier.

La mère se pose à la fin en « victime » pour n’avoir pas vu grandir ses enfants durant dix ans – mais elle en est largement responsable : drapée dans son « j’ai l’droit » égoïste, confortée par sa Bonne conscience de Mère-soutenue-par-la Loi, elle a refusé toute médiation (au moins deux durant le film). Les garçons l’auraient peut-être revue régulièrement s’ils avaient pu revenir vivre auprès de leur père juste après, c’est ce qu’ils réaffirment plusieurs fois. Il aurait fallu pour cela qu’elle retire sa plainte et accepte un compromis de garde alternée. Butée, bornée, obtuse, elle apparaît bien immature face à Mathieu Kassovitz.

Mais la vie sauvage est-elle une vie de futur adulte ? Chacun répondra en fonction de sa conception du monde et des relations humaines. Se mettre en marge d’une société ne va pas sans quelques avantages, mais non plus sans inconvénients. Est-ce une forme d’égoïsme ? Ou un amour poussé au-delà de la moyenne ? Les garçons en ont-ils pâti ou se sont-ils au contraire épanouis ? Les chemins de la liberté sont-ils un aspect de la vie sociale ou un refus de la société ? Réussir « sa » vie, est-ce réussir « dans » la vie ?

vie sauvage cachette garcons torse nu

Le film laisse heureusement sans solutions les ambiguïtés.

Petits, les garçons adorent leur père. La scène où il appelle chacun de ses fils devant la maison où sa femme les a emmenés en cachette et où le grand-père l’empêche d’entrer est une scène d’anthologie :  par les fenêtres, par les portes, échappant aux adultes qui tentent de les retenir, les trois petits garçons giclent de la maison, sautent les murets et les barrière, pour se retrouver dans la rue et enlacer leur père… En fuite, ils veulent avoir un anneau à l’oreille comme lui, se parent de colliers et laissent pousser leurs cheveux comme lui, vivent en « indien » à demi-nu comme lui dans sa jeunesse. Ils apprennent avec lui la nature, le soin aux animaux, la chasse et la pêche sans gadgets, à bâtir un feu et dormir au grand air, mais aussi l’orthographe, les tables de multiplication, à gratter de la guitare et un peu de littérature. Ils sont heureux comme des gamins dans l’eau. Il n’est pas jusqu’à la traque policière qui ne soit excitante. À sept et huit ans, les garçons aux prénoms sioux et iroquois imprononçables (dans le film, Okyesa et Tsali, dans la réalité Shahi Yena et Okwari) vont s’enfuir tels qu’ils sont, torse nu et pieds nus, en voyant arriver une camionnette de gendarmerie dans le pré où campe la caravane. Ils vont se cacher dans la forêt, tels des Rambo en culotte courte – sans le savoir car la « société de consommation » n’est pas leur éducation. Mais ils vivent la vraie vie, pas la virtuelle. D’où ces belles images d’enfants sains et apaisés dans la nature, la peau offerte aux sensations, tous les sens en éveil dans les prés, les champs, la forêt, la rivière. Ils traient la chèvre, monte le cheval, participent à la vie collective, la peau nue mais au chaud dans la communauté et sous la protection de leur père.

vie sauvage batir un feu avec leur pere

Adolescents, les garçons connaissent leur période rebelle. L’aîné tombe amoureux d’une jeune bourgeoise et ne peut que lui mentir, au moins par omission ; son flirt est voué à l’échec. Bien qu’ayant rebâti une maison dans un village ardéchois déserté, ils s’entendent mal avec « les punks » qui restaurent le reste du village ; or ils veulent « vivre en paix », pas jouer la stratégie du nombre pour s’imposer. Après 15 ans, ils soignent leur apparence et en ont un peu marre de la promiscuité avec les poules et les fientes. En bref, ils veulent devenir « normaux », pas idéologiques pour un sou mais libres. D’où la distance progressive d’avec leur père, qu’ils aiment toujours, mais ils sont mûrs pour exister par eux-mêmes.

xavier fortin et fils hors systeme

C’est peut-être cette maturité qui est la leçon du film. Certes, leur mère leur a un peu manqué petits, mais leur père a su trouver les gestes, l’écoute et les substituts nécessaires pour qu’ils n’en souffrent pas trop. Il leur a appris à se débrouiller par eux-mêmes et en solidarité avec les autres. Il a été pour eux une image forte sans tomber dans l’emprise sectaire. Il ne leur a pas inculqué son idéologie hors-système, mais à vivre à côté du système. Adolescents, les garçons ont des copains et font la fête, comme tous ceux de leur âge. Ils aspirent à s’émanciper, ils sont mûrs. Ils vont d’ailleurs retrouver volontairement leur mère et la convaincre de retirer sa plainte pour éviter la prison à ce père qui les a élevés.

Un bel hymne à la liberté et à la fraternité. Ce sont, après tout, deux des mots de la devise républicaine.

DVD Vie sauvage de Cédric Kahn avec Mathieu Kassovitz et Céline Sallette, 2015, Le Pacte, FranceTV distribution, blu-ray €13.89

Le livre de Xavier Fortin et ses fils, Hors système, 2010, Jean-Claude Lattès, 469 pages, €19.30

e-book format Kindle, €9.99

Cécile Bouanchaud, Europe 1, Vie sauvage : que sont devenus les frères Fortin ?

Grandir sans l’école : Siddhartha, France Culture Sur les Docks 7 avril 2016

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 3 – Apprentissage pas sage

theo kosma en attendant d etre grande 3

La troisième partie de cet opus érotique sort aujourd’hui même. Le lecteur a quitté Chloé, onze ans, au moment où elle donne à laver ses vêtements au copain adulte de sa mère. C’est le moment où l’on aborde l’adolescence. Entièrement nue, elle cherche sous le lit, derrière les meubles, et c’est moins par provocation que pour elle : « L’essentiel était mes ressentis, et la chaleur grimpait en mes entrailles d’une façon comme je ne l’avais jamais vécue ». L’adulte parti sans s’émouvoir, elle jouit violemment, toute seule. Est-ce le cas général pour les petites filles ?

Chloé est surtout tactile, vivante et sensuelle. « Il faut prendre le temps de vivre ce dont on a besoin et envie, au moment où on le sent ». Ce n’est pas « un truc sexuel », puisque pas avec un garçon (hum !).

Ne croyez cependant pas que Chloé soit une jeune dévergondée. Certes, elle va de nuit tâter du garçon de 13 ans (fils du copain de sa mère) dans son lit, sans le réveiller. Mais elle se fait de la sensation une expérience trop haute pour tâter de n’importe qui. « Il faut bien être un con d’adulte soixante-huitard pour s’imaginer qu’un enfant a besoin de tout savoir du sexe dès son plus jeune âge. Le sexe se découvre par soi-même. Ou bien très tôt pour des cas comme le mien, ou à un âge plus raisonnable, ou encore sur le tard, pourquoi pas. Ça se découvre l’air de rien, en secret, sans trop le dire. C’est le seul moyen pour que le sexe puisse rester beau, pur, entier : qu’il ait un côté caché, mystérieux » p.18.

L’œuvre va donc dévoiler, feuille à feuille, la beauté du geste et le plaisir du sexe. Chloé va passer des vacances avec sa copine Clarisse auprès de sa tata écolo Marthe dans son vieux van hippie, accompagnée d’Estelle, sa fille, une cheftaine scoute de 15 ans qui a connu plein de garçons. Après une semaine de plage, direction la montagne et « l’espace des Trois chèvres ». Et là… dans les hauteurs des Alpes-Maritimes…

Dans la maison foutraque des amis écolos de la tante, lors d’une étape avant les chèvres, un garçon. « Tom avait des cheveux courts en brosse, un t-shirt et un jean parés pour aller au champ et qui sentait bon la terre, qu’il portait bien. Plutôt grand, bronzé, costaud, les manches courtes faisaient ressortir ses muscles. Ses beaux yeux bleus et perçants s’ajustaient à une bouche un peu goguenarde… » p.59. Tom a 12 ans, un vrai rêve de préado. Les parois de briques de verre des nombreuses pièces accentuent l’érotisme des silhouettes entrevues, floutées ; Chloé en émoi voit maintes fois « passer Tom, demi-nu ou même nu lorsqu’il sortait de sa chambre ou d’une des salles de bain » p.72.

Le garçon doit rejoindre les filles aux Trois Chèvres prochainement mais une semaine passe – et encore rien. Le lecteur frustré est tenu en haleine, tout comme la petite Chloé qui devient extatique par tous les sens, ne rêvant que de « [se] tortiller en [se] caressant partout » p.125. Nous n’en saurons pas plus avant le tome suivant ! C’est que l’amour se mérite, s’il doit être aussi beau et préparé qu’il doit l’être. Nous ne sommes pas dans le porno ni le voyeurisme, mais dans la littérature. Version Zizi dans un trou écolo plutôt que Zazie dans le métro.

fille et garcon en hamac photo izabela urbaniak

La description de la « communauté » très années 70 des Trois chèvres occupe plusieurs pages et reste savoureuse. Elle rappellera quelques souvenirs à ceux qui ont vécu ado dans les années post-68. Chacun fait ce qui lui plaît ou presque, les « enfants » (jusque vers 18 ans) se baladent à poil s’ils le désirent, se vautrent à plusieurs dans la boue et jouent à cache-cache ensemble, ou participent à des ateliers d’artisanat ou de création selon leur humeur. « Tout enfant pouvait être comme le grand frère ou la grande sœur d’un plus petit, le petit frère ou la petite sœur d’un plus grand. Et presque même le fils ou la fille de tout adulte » p.107. Le sexe est partout… et nulle part, car il ne vient qu’avec la puberté et avec tout ce que la société met autour. « Les petits étaient sexués, du fait qu’ils prenaient un plaisir sensuel constant à vivre leurs cinq sens sans aucune entrave. Et asexués d’un autre côté, du fait que la sexualité n’avait encore aucune signification pour eux » p.123. la libido est panthéiste, pas encore génitale, c’est ce qui fait le charme de cette attente d’être grande.

Mon principal désaccord avec Chloé, le personnage principal de l’auteur, porte sur l’érotisme des minijupes (p.56). Surtout dans les années 70, elles mettaient en valeur non seulement la longueur et la finesse des jambes mais attiraient vers le point central, celui que tout garçon désire – bien plus alors qu’une jupe-culotte, qu’une jupe longue ou – pire – qu’un jean. La seule vertu du jean était de mettre en valeur le haut en dévalorisant le bas ; une fille en jean et seins nus était le summum de l’érotisme en ces années-là. Mais la corolle inversée de la minijupe, flottante sur des cuisses agiles, était la friandise des petites Anglaises que tous les collégiens en stage de langue connaissaient bien.

Dommage aussi que l’auteur confonde aussi tâche avec tache (notamment p.17), ce que l’on fait et sa conséquence. Miracle des accents : en français ils donnent un sens différent… Même si certains démagogues voudraient les supprimer pour se la jouer multiculti.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 3 – Apprentissage pas sage, 2016, 128 pages, autoédition Format Kindle, €2.99

Blog de l’auteur : www.plume-interdite.com

Les deux premiers tomes de Théo Kosma, En attendant d’être grande, de l’enfance à 11 ans

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Michel Tournier, Le coq de bruyère

michel tournier le coq de bruyere

Quinze contes pour enfant ou adulte, racontés à la façon Tournier inimitable, fois badine et grave. Guillerettes ou grinçantes, ces histoires toujours un tantinet freudiennes parlent des hommes et des femmes, des petits et des grands, de l’initiation à la puberté et de l’âge de l’amour, du fétichisme et de l’âge qui vient.

La fugue du petit Poucet sonne délicieusement années 1970 avec ce hippie à grandes bottes devenu doux ogre père d’une huitaine de petites filles, lesquelles emportent le petit Pierre évadé de son immeuble parisien de béton armé. Car il aime la nature, le petit Pierre Poucet, il ne veut pas habiter en pleine solitude au sommet d’une tour avec ascenseur automatique, vitres vissées et air conditionné. La modernité le révulse. La nature, ce sont les arbres et les petites filles aussi douce que les trois lapins qu’il a élevés. Filles qui jettent toutes leurs vêtements par-dessus les moulins le soir venu pour dormir ensemble à même le lit, entraînant le petit garçon qui en est chatouillé. Mais voilà, cela ne plaît pas au père Poucet ni à la police. La société est contre la nature, même contre-nature disait-on dans les années 1970.

Amandine est une autre fillette, elle aussi solitaire ; elle aborde l’âge où l’être humain se modifie, vers dix ans. Elle explore l’inconnu. Justement, ce jardin voisin entouré de hauts murs l’attire, parce que sa chatte s’y est perdue. La voilà prête à oser explorer cet univers pour y trouver sa chatte. Ce qu’elle réussit, au bout d’un labyrinthe où « un jeune garçon tout nu avec des ailes dans le dos » p.45 trône sur un piédestal de pierre, un arc à ses pieds, prêt à s’envoler. Lorsqu’elle revient dans son milieu, elle saigne. Ce conte initiatique, qui fit un brin « scandale » chez les prudes du journal Le Monde (catho « de gauche »…) a d’abord été publié en album pour enfant… Il n’est plus disponible, évidemment, tant la chatte sonne furieusement sexuel – même s’il s’agit de l’animal à soyeuse fourrure.

michel tournier amandine ou les deux jardins

Le nain rouge est plutôt sadique, revanche d’un aigri qui veut dominer ceux qui le dominent. Les suaires de Véronique disent combien la photo est ogresse, capturant les corps jusqu’à n’en rien laisser… Tristan Vox met en scène la voix à la radio, qui fait fantasmer, alors que l’être derrière le micro est un petit-bourgeois casanier. Le fétichiste ne peut aimer que les dessous féminins encore chauds, absolument pas la nudité. L’aire du Muguet fait entrer le printemps sur l’autoroute, une autre résistance à la modernité tellement années 60…

Et puis Le coq de bruyère : La nouvelle qui donne son titre au recueil est placée presque en dernier, on ne sait pourquoi, peut-être parce que le premier conte se passe juste après la Genèse et que le dernier sombre dans la folie. Le fameux « coq » est un fringuant sexagénaire de province, colonel à particule, qui aime lever les jeunettes pour vigoureusement les besogner. Il va à la chasse aux filles comme aux coqs de bruyère, « le premier jour je le lève, le deuxième jour je le fatigue, le troisième jour je le tire » p.207. C’est élégant mais n’a pas l’heur de plaire à sa baronne Eugénie d’épouse, élevée au couvent et emmêlée de prêtres. Je vous laisse deviner la fin.

Mais l’on découvre en ce conte grivois l’attrait de Cécile Aubry aux yeux de l’auteur. Il est vrai que l’égérie télé des années 60, mère du vif et vigoureux Mehdi qui joua si bien Sébastien, a un air de garçon. En ces années pré-68, elle pouvait plaire tant au fils du Pacha de Marrakech, qui lui fit son sensuel enfant acteur, qu’à l’écrivain Michel Tournier, peu enclin aux minauderies et aux falbalas des têtes de linotte de son époque. « Cécile Aubry… Hé, hé ! Un peu petite certes, la tête un peu grosse pour le corps, le visage boudeur du genre pékinois. Mais tout de même, tout de même, quel joli brin de petite fille… ! » p.221.

cecile aubry

Il y a de l’allégresse en ces humanités, dit le conteur. Père Noël, Robinson, petit Poucet, Abel et Caïn, l’auteur agite les mythes et les rend inactuels. Ce que notre époque de petit-bourgeois illettrés trop sérieux a perdue. L’auteur n’est plus mais sa manière lui survit : la vie, justement, est un magasin de friandises, même si l’on est malheureux parfois. Il suffit de la prendre du bon côté et de se laisser guider par le printemps.

Michel Tournier, Le coq de bruyère, 1978, Folio 1980, 343 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 2

Woman doing gymnastics on beach

Woman doing gymnastics on beach

Chloé passe ses dix ans, enrichie d’expériences, de cajoleries et de sensations sur la peau. L’année de ses onze ans est la révélation. Clou du tome, elle ne sera distillée qu’après de longues approches, les préliminaires étant tout dans l’érotisme, même enfantin. Car Chloé n’est encore qu’une enfant et le lecteur ne doit pas s’attendre à des turpitudes telles qu’Anal+ a su déformer les esprits. Nous ne sommes pas dans la pornographie, mais dans la sensualité. Tout reste bien innocent, à onze ans. « J’adore poser tout mon corps nu partout. Herbe, terre… c’est tout le plaisir » p.82.

Elle s’effeuille doucement couche par couche devant sa fenêtre le soir, sachant que son copain voisin Julius la regarde en secret. Mais ce cadeau ingénu cessera brusquement, le jour où il invitera des copains. Avec ses amies, elle participe à des soirées pyjama où l’on se met à l’aise, voire toutes nues, pour cancaner sur ses semblables et pouffer à des mots interdits. Rien de tel que les potins pour jauger ce qui se fait ou non. Par exemple : « Sur la plage hier, j’ai vu des cruches de vingt à vingt-cinq ans qu’on avait trop regardées, trop admirées au cours de leur vie. Elles ont fini par croire qu’elles étaient des filles géniales et du coup ne font plus bosser leur tête, se contentant de prendre soin de leurs corps. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles trahissent cela. Elles en sont réduites à glousser et à avoir des réflexions pas plus évoluées que celles des filles de ma classe. Voilà ce qui arrive lorsqu’on séduit trop facilement autrui. Une fois sur cette pente glissante, on n’en finit plus de sombrer. Rapidement le corps et la superficialité deviennent tout. Le physique devient un passeport pour l’ascension sociale, le logement et le travail, que ce soit en couchant ou en faisant des pirouettes » p.30.

Mais ce n’est pas pour cela que les limites sont franchies. Chloé, du haut de ses onze ans délurés, répugne au pornographique anatomique des magazines, dont elle découvre quelques exemplaires dans la table de nuit de son père, lassé de sa mère et qui va divorcer. Elle n’est pas narcissique mais conviviale, elle ne s’emplit de jouissance que lorsqu’un autre a du plaisir. Sous la douche collective d’après sport, elle mate les autres filles et se fait mater, pour comparer. Vivre entièrement nu éviterait bien des perversions, pense-t-elle. Et une copine de plage naturiste de lui conter comment elle a soigné ses deux cousins tout juste ado qui la mataient sous la douche : en vivant à poil devant eux toute la journée, jusqu’à ce que leurs regards en soient rassasiés.

De même ressent-elle le bonheur des autres par contagion. Ainsi de sa cousine Estelle, de quelques années plus grande, avec la religion. « Dieu nous a créé pour le plaisir » (p.35), dit l’adolescente qui connait plusieurs garçons, et Chloé, qui n’en connait pas encore, est séduite. Ce qui ne l’empêche pas de raisonner par elle-même : « En religion, quelque part, tout est un peu sexuel. Les gospels, le corps du Christ, les rapports troubles entre Dieu et Marie, entre le Christ et Marie-Madeleine, voire même entre le Christ et le Malin (le passage sur la tentation). Ceci dit dans la Bible, lorsque ça parle de baise, ça associe beaucoup cela au péché, au déluge, à la fin des temps. Sacré paradoxe » p.33. Ce qu’aime Estelle dans le catholicisme est l’harmonie, « ce ‘Aimez-vous les uns les autres’ si cher au Christ. Quand je couche c’est plus fort que moi, j’aime éperdument. Pas seulement le garçon à mes côtés, je m’aime aussi moi, les gens dans l’immeuble, ceux de la ville, de la région, du pays » p.35. Rien à voir avec « le tentateur ». Lui, « c’est autre chose. Lui il attrape en levrette et vous retourne dans tous les sens » p.38.

Intéressante approche baba cool du christianisme : « contrôler son corps et ses pulsions donne plus d’extase que se jeter dans le plumard de n’importe qui » p.86. Pas faux ! Sauf que ni les évêques ni le Pape n’enseignent cette simplicité biblique, et qu’il faut retrouver les écrits païens des Grecs pour cette philosophie de nature.

Enfin, « ce fut l’année de mes onze ans qui fut déterminante dans mon apprentissage à la sensualité » – nous sommes à la page 56. Divorce des parents, garde alternée, entrée en sixième, vacances en liberté. Chloé connait grâce à sa tante un peu hippie la sensualité d’une robe portée à même la peau, le vent s’infiltrant sous la jupe pour flatter le duvet, les tétons pointant déjà sous le fin tissu. Quand les garçons ouvrent leur chemise, les filles portent plus haut leur jupe.

adonaissante offerte a son adonaissant photo argoul

A la plage avec sa mère, alors que celle-ci la laisse seule pour draguer, elle s’installe sur le sable et se déshabille au maximum. « Tout ce qui compte c’est pouvoir profiter du soleil, du sable et de l’eau de toute ma peau ». Elle ne tarde pas à faire des adeptes et lie connaissance avec une fille de son âge. Sandrine est naturiste, et elle va faire avec elle un « apprentissage pas sage » dès la page 99. Rien de torride mais quand même ; une jupe sans culotte est bien pratique pour effleurer le bouton avant d’explorer la caverne. Mais pour cela il faut « ressentir », ce qui signifie cajoler autant la peau que le cœur.

« Qu’en conclure ? Qu’on avait le droit à des expériences entre filles tout en aimant les garçons. Qu’il est compliqué d’être concentré sur le plaisir de l’autre en s’occupant de soi-même. Qu’une expérience avec son prochain valait cent expériences avec soi-même » p.113.

Quant au reste, à propos de Carl, le copain de sa mère, « il me suffisait d’un rien… lui tenir la main dans la rue en jupe, un petit coup de vent passant entre mes jambes et j’en ressentais de ces frissons ! Ou encore un petit câlin du soir sur ses genoux, revêtue d’une simple nuisette et m’arrangeant pour que le doux tissu remonte innocemment le plus possible vers le haut de mes cuisses. Ou lui murmurer une phrase anodine au creux de l’oreille. Ou faire semblant de me bagarrer avec lui. Ou lui demander quelques chatouilles. Toute une tripotée de petites astuces qui me mettaient immanquablement dans tous mes états, mélange de candeur et de dépravation si cher à mon enfance » p.138.

L’enfance est innocente et sensuelle. Est-elle perverse comme le dit Freud ? Oui, mais polymorphe, ajoute-t-il, ce qui nuance. Rien de morbide ni de déviant, une sensualité à fleur de peau, une sensibilité au ras du cœur, une attention au bord de la raison. Car tout est au présent pour une petite fille qui grandit, tout est nature et sensations. A ne pas juger du haut de la sécheresse des gens mûrs, surtout ceux d’aujourd’hui, névrosés d’être passés à côté de la liberté, faute d’avoir su être responsables.

« Ceux qui s’imaginent les seventies et le début des eighties comme une partouze géante avec fumette à tous les étages se trompent » – dit l’auteur. « Oui, il est vrai que chez les adultes, en certains milieux on faisait facilement l’amour… mais à la bonne franquette, sans perversité. À la maison les enfants ne faisaient pas la loi, davantage de sport et d’air frais, et la nuit les rues étaient assez sûres. Bref, nos caboches fonctionnaient mieux, pas perturbées par les SMS, profils Facebook et jeux vidéo. C’est ainsi et c’est tant mieux, et c’est surtout tant pis pour aujourd’hui » p.89.

Un tome plus mûr que le premier, la fillette grandit et devient plus réelle. Contrairement au tome premier, où elle manquait, l’histoire compte moins que les expériences des sensations dans ce tome second. Cette suite d’anecdotes fondées sur le corps, les éléments, les autres, le plaisir qu’on donne et celui qu’on ressent, est en soi toute une histoire. La sagesse d’une très jeune fille pas « sage » au sens rassis des bourgeois culs bénis intéressera tous ceux qui aiment les êtres.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 2 – Éducation libre, 141 pages, autoédition Format Kindle, €2.99

Blog de l’auteur : www.plume-interdite.com

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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

michel tournier vendredi ou les limbes du pacifique
Premier livre publié de l’auteur, il obtint aussitôt le Grand prix du roman de l’Académie française. C’est qu’à la fin de ces années 60 structuralistes, Michel Tournier parvient à faire entrer en littérature les grands mythes de l’humanité, revisités de manière allégorique et gourmande. L’époque était Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, René Girard, tous partisans d’observer non le monde mais ses structures, non les gens mais leurs interrelations. Michel Tournier se pose en philosophe écrivain : il reprend le mythe de Robinson et celui du Bon sauvage pour les mêler et voir ce qui en résulte.

Contrairement à ceux qui ne l’ont probablement pas lu, il ne « décalque » pas Daniel Defoe, mort en 1731 ; il fait de Robinson Crusoé un homme plus proche des Lumières, naufragé en 1759, retrouvant ses compatriotes du voilier hors des routes en 1787, deux ans seulement avant la prise de la Bastille. Ce n’est pas par hasard : l’individualisme croissait, l’humanité cherchait à se libérer des chaînes et des carcans, du couple obligé, du féodalisme et de la religion. Solitaire sans l’avoir voulu (encore qu’on ne s’embarque pas pour le « Nouveau » monde en laissant femme et enfants sans volonté de rupture), Robinson explorera les confins de la solitude absolue (enfin libre !) avant de s’apercevoir combien autrui est nécessaire et doux (entre égaux).

Contrairement au commentaire répugnant laissé par un obsédé sur Amazon, Robinson ne « s’amourache » pas d’un jeune sauvage (qu’il veut tout d’abord tuer pour ne pas être dérangé, ce que son chien fait rater), ni « d’une chèvre » (le commentateur a-t-il seulement « lu » le livre ?), ni ne « récupère un jeune enfant de 10 ans » (le mousse en a 12, à l’aube de la puberté, et a choisi lui-même de quitter le navire où il était, en fils de pute, dressé à coup de garcette) ! Il est étonnant de voir combien la hantise sexuelle peut déformer la lecture et voir d’une autre couleur la réalité même. On peut admirer la ligne d’un bel animal sans avoir envie de le baiser ! Pourquoi en serait-il autrement d’un sauvage adolescent ou d’un mousse malheureux ? L’ordure est dans l’œil de l’obsédé, pas dans le livre, et laisse entrevoir chez le monomaniaque d’Amazon tout un monde obscur de pulsions refoulées que Gilles Deleuze décrit très bien dans sa postface (par ailleurs indigeste).

Débarrassé des scories d’une lecture trop datée et superficielle, Vendredi conte le choc des civilisations avec la sauvagerie – ou plutôt du préjugé occidental sur la supériorité biblique et technique de sa culture, confronté à la vie de nature où les mœurs sociales existent, mais différentes (passant par le meurtre de la victime émissaire), et où la relation au milieu naturel n’est pas d’en être « maître et possesseur » mais de s’y fondre, en harmonie. « Le fond d‘un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus (…) qui a failli causer ma perte » p.51.

Dès les premières pages, le ton est donné : Robinson se voit dévoiler son avenir au tarot, par un capitaine luthérien plus soucieux de son confort que d’observer la route. Le Démiurge est à la fois organisateur et bateleur, son ordre est illusoire. « Rien de tel pour percer l’âme d’un homme que de l’imaginer revêtu d’un pouvoir absolu grâce auquel il peut imposer sa volonté sans obstacle » p.8. D’ailleurs, dès sa première rencontre avec un être vivant sur l’île, il tue.

C’est qu’il a été élevé Quaker, « pieux, avare et pur » – ces trois tares induites par la religion du Livre. Au lieu de révérer la nature et de s’y couler, il pose un Être extérieur au monde qui le commande a priori ; au lieu de jouir paisiblement de ce qui l’environne, il dresse, il torture, il amasse, il s’enclot en forteresse ; au lieu d’accepter le monde tel qu’il est et sa propre nature, il se fait une image à laquelle il doit obéir. D’où névrose, refoulement, tourments. « Je veux, j’exige que tout autour de moi sait dorénavant mesuré, prouvé, certifié, mathématique, rationnel » p.67. Il se roule nu dans la boue de la souille, il se rencogne au creux le plus profond de la grotte comme dans un ventre de mère, dénombre toutes les « richesses » de son île qu’il nomme Speranza, cartographie et baptise les lieux, il emprisonne les chèvres pour les traire, laboure la terre pour planter, déplante des cactées pour en faire un jardin, entoure de palissade et de pièges sa demeure, met en place une clepsydre pour décompter le temps, instaure des lois (au chapitre IV) et se fait un « devoir » d’obéir à des règles administratives et morales – alors qu’il est tout seul. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu » p.50.

Les vêtements ne lui sont d’aucune utilité dans ce climat tropical mais il les garde, éprouvant « la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l’enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger » p.30. Seul, il est vulnérable et sans défense. Au point d’avoir une hallucination, un galion espagnol qui pique sur l’île et long la plage avec sa fille défunte à la poupe. Sa solitude explore la voix minérale du ventre de la grotte, la voie végétale de jouir dans la terre pour y voir naître des mandragores – mais rien de cette expérience aux confins (dans les « limbes ») n’est satisfaisant : il lui manque autrui.

C’est autrui qui va lui faire découvrir un autre monde – ou plutôt une autre façon de voir le même monde, plus libre, plus apaisé. Il avait confusément perçu cette autre façon d’être, mais son être social et religieux le refusait de toutes ses forces. « Pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une ‘autre île’ derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations » p.94.

Il sauve malgré lui son sauvage p.144, à peu près à la moitié du livre. Désormais, c’est Vendredi qui va devenir le personnage principal, autre glissement avec Defoe. Il nomme l’Araucan (« mâtiné de nègre » p.146) du jour de la semaine (encore qu’il ait oublié le calendrier durant ses premiers mois). Mais Vendredi est le jour de Vénus, la déesse nue sortie de l’onde, tout comme l’adolescent (« je serais étonné qu’il ait plus de 15 ans » p.147) venu de la mer en pirogue avec ses tortionnaires et dénudé d’un coup de machette pour le sacrifice.

Il va au début le coloniser, étant maître de sa vie puisque ses congénères l’ont symboliquement tué. Mais le jeune homme est svelte, nu, animal et son rire explose devant toutes les simagrées bibliques et corsetées du Blanc. Il marque le contraste du sauvage et du civilisé, de la liberté et de la contrainte, du jeu et du travail, de l’aisance du corps et du carcan des vêtements, du présent et du futur, de la joie et de la méchanceté, de la dépense et de l’avarice, de l’innocence et du péché. Rien de moins. Exit la Bible comme corset moral et la technique comme contrainte sur la nature, place à l’harmonie avec le milieu, au développement durable ! L’aventure hippie mourait de ses derniers feux, après l’explosion de mai 68.

« Vendredi redressé, cambré dans la lumière glorieuse du matin, marchait avec bonheur sur l’arène immense et impeccable. Il était ivre de jeunesse et de disponibilité dans ce milieu sans limites où tous les mouvements étaient possibles, où rien n’arrêtait le regard » p.160. Vendredi va initier Robinson à la vie « sauvage », à cette Grande santé solaire d’avant le christianisme, au message de Nietzsche. Robinson devient Zarathoustra (cité p.237), brûlé au désert, ahanant en montagne, avant de redescendre, apaisé, vers la vallée pour enseigner aux hommes. Robinson était le chameau « tu-dois », Vendredi est le lion qui se rebelle et inverse l’ordre moral et l’ordre imposé artificiellement à la nature par Robinson. Robinson ne pourra opérer sa troisième métamorphose en enfant, « innocence et oubli, un nouveau commencement » selon Nietzsche, que lorsque son sauvage l’aura quitté.Vendredi fornique la terre aux mandragores et fume la pipe par imitation ironique, gaspille la nourriture amassée et tourne en dérision les cérémonies grotesques du dimanche. Il va faire exploser par inadvertance la réserve de poudre de la grotte, pulvérisant toutes les constructions du naufragé.

Il agit naturellement, sans volonté de nuire, innocent. Dès lors, Robinson va être obligé de vivre comme lui, en égal. Vendredi est un être solaire, hanté par l’espace. Il grimpe au sommet des arbres, s’élance sur les rochers comme un cabri, lutte avec le vieux bouc (qui ressemble au Robinson barbu des origines) et le vainc, fait de sa peau un cerf-volant et de son crâne et de ses boyaux une harpe éolienne. Il choisira de rester sur le voilier lorsqu’il accostera, émerveillé de la cathédrale de cordages et de toiles de la mâture. Vendredi est analogue à Apollon, dieu de la lumière et fils de Zeus.

Robinson découvre la nature, et son corps. « Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi – par une manière de narcissisme naissant – peut être non seulement un meilleur instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort » p.192. Les deux sens du mot grâce, « celui qui s’applique au danseur et celui qui concerne le saint » p.217 peuvent se rejoindre dans la vie Pacifique. Vendredi va, « drapé dans sa nudité. Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle » p.221. Le Vendredi est le jour de Vénus et le jour de la mort du Christ. Michel Tournier en fait un symbole – et donne son titre au livre : naissance de la beauté païenne et mort du moraliste puritain (p.228).

A l’attention des obsédés sexuels hantés par la baise toujours et partout, il est clairement écrit p.229 que « pas une seule fois Vendredi n’a éveillé en moi une tentation sodomite ». Il est « arrivé trop tard », la sexualité de Robinson étant « devenue élémentaire », mais c’est surtout parce que Vendredi l’a fait changer d’élément, il l’a converti à son panthéisme solaire, Ouranos étant le ciel du panthéon grec, le symbole de l’énergie vitale. Une « libido cosmique », dit Gilles Deleuze.

michel tournier vendredi ou la vie sauvage

Et voici qu’au bout de 28 ans aborde pour l’aiguade un voilier anglais racé. Vendredi se laisse tenter par l’aventure, mais pas Robinson, qui s’est trouvé lui-même. Il a peur d’être seul mais il découvre dans un trou de rocher le mousse de 12 ans Jaan, maladroit et cinglé de garcette, qui s’est sauvé et veut rester avec le seul être qui l’ai regardé d’un œil bon. Désormais, il sera Jeudi, fils de Jupiter (Zeus), dieu du ciel, de la lumière et du temps. Le presque adolescent est roux comme Robinson, son double de chair. Tel Zarathoustra, l’on imagine qu’il va élever le mousse vers la lumière et la sagesse, en même temps que vers l’âge adulte. Après s’être trouvé, transmettre.

Ce beau roman symbolique, mûri des années avant publication, garde son succès, conforté par une langue étincelante et ciselée. Le monde sans autrui est un monde pervers, analyse Deleuze dans sa postface datée de 1969 (première édition de Vendredi). Avis aux narcisses contemporains qui croient se suffire à eux-mêmes dans leur égoïsme…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, édition augmentée 1972, Folio 1974, 283 pages, €7.10
e-book format Kindle, €6.99
La version allégée en forme de conte pour enfant :
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Folio junior 2012, 192 pages, €5.50

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Christine, Michel et l’Inde

Ce soir, Christine nous raconte sa période hippie. Elle ne l’a jamais été « à fond », nous dit-elle (qu’entend-t-elle par-là ?), mais elle « en » a côtoyé pas mal. Chacun venait dormir chez celui ou celle qui avait une chambre, prenait le petit-déjeuner tout nu avec les autres, mangeait assis par terre avec les doigts. On faisait un pool de vêtement et chacun prenait n’importe quoi pour s’habiller ensuite, ce qui lui tombait sous la main, en général trop grand ou étriqué. Les garçons « ne portaient pas de slip » ni les filles de « soutifs » (cela « faisait bourgeois »), tous se lavaient rarement. Pour chasser les odeurs, on brûlait de l’encens. Les hippies allaient rituellement aux Indes et en rapportaient des robes safran, avant de « tout quitter » pour aller confectionner des marionnettes dans les MJC de banlieue ou élever des chèvres en Ardèche – tout un programme ! Christine nous dit qu’elle portait des robes indiennes, des parfums « pas possibles », et marchait toute l’année pieds nus dans des tongs, même en plein janvier.

nepal ciel

Mais sa période tongs s’est arrêtée le jour où elle a mis le pied dans une belle et grasse merde de chien, élément du décor très courant à l’époque sur un trottoir de Paris ! Elle a trouvé cela « tellement horrible », l’aspect pâteux et l’odeur, qu’elle a arrêté d’aller les pieds à l’air aussi sec. Ineffable Christine ! Vingt ans plus tard, nous en sommes déjà aux souvenir d’anciens combattants. En 1968, et dans les années qui ont suivi, j’étais trop jeune pour avoir connu cela, et tout s’était bien affadi à la fin des années soixante-dix. Quant à Elle, qui a passé le bac en 1968, elle est restée ensuite bien trop occupée par ses études de médecine pour se laisser aller à de telles rencontres.

nepal effets de brume

Lily me conseille à nouveau vivement de lire Le Banquet de Platon, « le plus beau livre sur l’amour, il y a tout, », selon elle. Y compris les prémisses de la psychanalyse (ah ?). Je ne vois pas pourquoi elle insiste tant sur ce point. Les soirées deviennent de plus en plus intéressantes et de plus en plus intellos.

nepal terrasses godawari

Le matin suivant connaît un froid humide. Tout le monde se lève tôt. Nous nous sommes couchés tôt le soir, en raison du froid déjà pénétrant et de la fumée du feu dans les yeux. Et Michel nous a saoulés par un monologue sur les pays qu’il a visité. Il nous a déjà tout dit plusieurs fois, mais il reprend et en rajoute. Et les Indes, et les États-Unis, et Java, et l’Allemagne, et encore les Indes… La vox populi m’avait dit que « les profs, en groupe, c’est l’horreur parce qu’ils parlent tout le temps ». Eh bien c’est vrai : Michel est gentil et intéressant, mais à petites doses. Il ne peut pas voir quelque chose de nouveau au Népal sans aussitôt nous sortir : « mais en Inde… » Cela finit par être agaçant. Nous sommes ici au Népal, dans un pays nouveau, et il faut le regarder tel qu’il est et non pas selon les images préconçues des scènes d’ailleurs.

ferme nepal

Montée de la vallée jusqu’au col, d’où l’on prend la descente vers Godawari. Le sentier est rendu très glissant par l’humidité qui persiste de la pluie d’hier. Le ciel est encore couvert, tout gris. Au programme, la visite des « botanical gardens » dont les serres sont garnies de divers fuchsias, impatiences, cactus et autres orchidées. Rien n’est très fleuri en cette saison et le tout fait un peu vrac, mais cet endroit est « célèbre » au Népal selon Tara la bleue (elle porte aujourd’hui une robe bleue).

Et la pluie commence à tomber. Heureusement, un kiosque du « botanical garden » nous protège à cet instant. Nos cuisiniers, qui officient dehors sur un pré, sont mouillés, mais ils n’ont pas l’air de s’en soucier. Le temps, pour eux, est simplement « vivifiant ». Nous commençons à trouver que les livres mentent. La « saison sèche », avec son seul « jour de pluie moyen » en décembre et un autre en janvier, est cette année hors norme !

Godawari nous offre son temple de Shiva, orné de cinq fontaines d’eau sacrée. La pluie cesse, mais le ciel reste chargé. Deux femmes passent avec chacune une lourde charge de feuilles, pour nourrir les bêtes je suppose.

Godawari nepal femmes portant charge

Michel s’empresse de nous donner des conseils pratiques sur l’Inde, au cas où il nous aurait donné envie d’y aller. Il ne peut pas se taire cinq minutes d’affilée. Pour lui, il faut aller en Inde en juillet, en zone sèche. Prendre deux nuits d’hôtel à l’arrivée pour se remettre du décalage horaire et de la moiteur du climat, qui saisit tout occidental à l’arrivée. Le mieux est de se faire confectionner (en quelques heures et pour quelques dizaines de roupies) un « costume indien », pantalon large et tunique dégagée au col, en coton léger ; c’est confortable à porter et aéré. Et l’on se fond mieux dans la population. Visiter Delhi, Agra, Simla éventuellement, Pushkar, célèbre pour sa foire aux chameaux en octobre ; aller aussi à Ajmer, Bikaner éventuellement, passer quatre jours à Jaisalmer, avec au moins une journée dans le désert, Jodhpur et le désert du Rajasthan, prendre un train couchettes pour Jaipur, puis Udaipur, Ahmadhabad, et finir à Bombay (où les hôtels sont chers). Prévoir deux jours de battement pour le retour en raison des retards possibles. Les transports locaux ne sont pas rapides, il faut compter de n’effectuer que trente kilomètres par jour. Réserver les billets d’avion bien à l’avance et arriver largement avant l’heure. Louer des vélos pour voir les villages. Essayer les trains couchettes. Tenter un bus pour l’expérience, mais ne pas insister, ils sont pleins, sales, et éprouvants ! Emporter une moustiquaire et son drap housse, ceux des hôtels étant crasseux. Ne mettre aucun objet précieux dans le bagage de soute. Prendre avec soi des cartes postales de l’endroit où l’on habite, éventuellement des photos de soi avec ses enfants ou ses parents (la famille est très appréciée). Si un jour nous y allons tout seul, nous serons ainsi parés. Toujours pédagogique, le prof.

gamin godawari nepal

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Premier de l’An à Dhulikel

L’hôtel où nous échouons est traditionnel et assez confortable. Nous sommes à Dhulikel, un petit village dont on fait vite le tour. Ce soir, c’est la fête. La douche est à peine tiède, mais les amuse-gueules avec des cacahuètes bien grillées, du popcorn, des papers (des crêpes de farine de lentille épicées), arrosé de rakshi (de l’alcool de riz local au goût entre saké et cidre). Nous fêtons dans le jardin, autour d’un feu. Nous dînerons à l’intérieur, sur des tapis beige et noir, assis par terre. Tara est vêtue d’une robe chatoyante de soie indienne dorée qu’elle porte sur un chemisier noir. Ces teintes répondent parfaitement à son teint de miel et à ses cheveux de jais. On se sert sur une table, et on mange assis dans des assiettes de métal. Normalement, les népalais mangent avec les doigts de la main droite ; on nous autorise des cuillers. C’est très bon, les cuisiniers se sont mis en quatre : défilent un poulet sauce piquante, des légumes cuits au curry, du riz blanc, puis un gâteau réalisé par le cuisinier en cocotte minute avec les moyens du bord. Il l’a décoré de beurre coloré. Et Tara ouvre une bouteille de vrai champagne, apporté de France par avion, dans la caisse de vivres de l’agence ! Pourquoi cette fête impromptue ? Parce que nous sommes le samedi 31 décembre.

nepal dhulikel

Nous buvons aux dernières heures de l’année 1988. Nous invitons les quelques étrangers présents dans l’hôtel, un couple de Français partis pour trois mois visiter l’Inde, le Népal et la Chine (la nana apparaît un peu débile, j’espère qu’elle ne se reconnaîtra pas), et deux couples anglo-saxons. Les Népalais chantent et dansent. Nous aussi. Rires. Elle coupe le gâteau artisanal de nos cuisiniers, couvert de glaçure au blanc d’œuf, tandis que Michel, hilare, sert le champagne. « Dominique » porte une curieuse coiffure népalaise, un calot blanc et rose qui lui donne un air particulièrement niais. Lily se pâme et Christine commence à raconter des histoires grivoises.

Mais nous n’attendons pas la fin de l’année pour dormir. Nous avons pris un rythme qui clôt nos paupières régulièrement le soir vers la même heure. Le réveil de ce premier janvier est aux oiseaux. Ils piaillent au-delà des fenêtres. L’hôtel est agréable, les sanitaires rudimentaires au rez-de-chaussée, le bloc des chambres sur rue ou sur jardin. Nous avons vue sur les terrasses cultivées et sur les collines.

dhulikel legumes nepal

Une fois la « Bonne année » rituelle souhaitée à chacun, nous prenons le petit-déjeuner, et partons. Nous montons fort, par un chemin très fréquenté, vers le temple de Kali à Kabre. Toute une théorie de villageois descendent. Nous croisons le pipal, les rhododendrons géants, les cactus, les agaves, les orangers, les pamplemoussiers – il y a tous les arbres ici. Sur le chemin traînent des assiettes en feuilles de « zal », tenues par une brindille. Au bord des rues, des femmes vendent les produits des terrasses et de longs navets blancs font comme des sexes d’hommes, des poireaux alignés en bottes des barbes coupées, tandis que les rondeurs des pommes aux peaux teintées de délicat incarnat évoquent des seins de jeunes filles, les choux fleurs bien lavés des têtes de vieillards et les oignons, dorés, lustrés, le teint doux des visages des enfants d’ici.

nepal temple Kali Kabre trident de shiva

À un croisement de chemin, comme un calvaire, est planté dans le sol un trident de Shiva. Les trois pointes de sa fourche symbolisent la force destructrice. Sur sa hampe sont accrochés la hache de Ganesh, la cloche pour s’annoncer aux dieux ou éloigner les démons, le parasol du dieu, et un bol à offrande. Les quatre attributs de Vishnou sont la conque, qui symbolise l’eau, le disque qui symbolise l’esprit, le bâton qui symbolise le jugement, et la fleur de lotus qui symbolise la fertilité.

nepal temple nomobuddha

La montée se poursuit, assez dure. Dans un monastère neuf à l’oratoire tout petit est dressé le temple du Nomo-Bouddha qui offre son bras à un tigre. L’un de nos sherpas fait ses dévotions, la grande prosternation. Il plaque par trois fois son front à terre, se relève pour trois saluts debout les mains jointes, il chante une prière, puis allume une mèche dans une coupelle à beurre.

nomobuddha temple nepal

Au bord d’une bananeraie, sur un flanc exposé au soleil, un très jeune garçon à la chemise en lambeaux, surveille son tout petit frère qui vagit au soleil. La douceur des peaux, la lumière des sourires, appellent la tendresse. Elle est émue, je saisis les deux bambins d’un beau cadrage, Christine se dissimule sous un sarcasme grommelé. Quoi de plus émouvant qu’un enfant ? – un enfant protégeant un plus petit enfant. Il n’y a plus guère que dans le tiers monde que l’on voit cela dans ce 1989 tout neuf. La vie dure prédispose à l’affection fraternelle. C’est peu souvent le cas de nos petits égoïstes d’occidentaux exigeants et gâtés.

gamin et petit frere nepal

Le pique-nique a lieu un peu plus haut, sur une éminence d’où le paysage est magnifique. Deux gosses et six chiens queues en panache, attirés par le repas, viennent nous entourer. Nous donnons des biscuits aux chiens et des sandwiches aux gosses.

gamins nepal

Notre pique-nique est artistement disposé par les cuisiniers sur la bâche de plastique bleu. Les assiettes brillantes d’acier sont composées comme en nouvelle cuisine, selon les formes et les couleurs. Le triangle du pain de mie rompt l’arrondi du riz assaisonné, tandis que la tranche de saucisson quadrifoliée contraste par sa forme. Le jaune du fromage répond au vert des épinards et au rose de la viande. Je saisis sur pellicule cette composition d’artiste.

nepal pique nique

Nous redescendons de la colline du temple après avoir tenu une conversation sur les lingams et les Ganesh qui fascinent Christine, très rabelaisienne malgré ses études. Un petit nettoie des lampes à beurre avec un chiffon, sous les restes d’un drapeau de prières déchiqueté par le vent. Je prends une photo mémorable.

nepal gamin astique lampes a huile

Nous rencontrons sur le chemin un autre temple bouddhiste que l’on contourne dans le sens des aiguilles. Il est tout blanc, éclaboussé de chaux et de soleil, décoré de bannières imprimées qui faseyent à la brise. Nous faisons tourner les moulins à prières en cuivre et nous visitons un peu plus loin le sanctuaire peint de scènes colorées. La vitrine aux bouddhas, les lampes à beurre et les bols à eau en offrande sont là comme partout.

Dans le village qui suit, les gosses sautent de joie et nous courent après. Il n’ont pas vu beaucoup d’étrangers. Un garçon est roux : phénomène génétique ou reste du passage d’un hippie ? C’est probablement cette dernière hypothèse qui est la bonne car il n’est pas tout seul : un autre porte les cheveux clairs avec les yeux verts. Comme nous le regardons particulièrement, intrigués, il prend peur et s’enfuit en courant comme si nous avions voulu l’enlever. Il s’était aperçu qu’il nous ressemblait et il a peur que nous ne soyons venus l’enlever. Les autres enfants rient.

nomobuddha terrasses nepal

Le camp du soir est installé près d’un autre village. Une centaine de spectateurs ne tarde pas à contempler la caravane qui s’installe, avant le coucher du Roy. C’est la télé gratuite. En attendant le repas, Anne, Michel et moi accomplissons des exercices divers d’abdominaux, d’assouplissement, de coups de pied et de poing « de karaté » dans le vide. Cela amuse beaucoup les petits spectateurs. Le repas est pris sous la tente mess pour une fois : nous n’avons pas trouvé assez de bois à brûler pour être autour du feu.

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La fin du livre ?

Entre le Smartphone qui accapare et YouTube qui permet à chacun de se faire médiateur, l’image semble l’emporter sur l’écrit. Pour les mots qui restent, les encyclopédies wiki pour pèdes et les articles pour citoyens diffusés sur la toile l’emportent de plus en plus sur les journaux et sur les livres. La presse nationale voit son lectorat se réduire d’année en année, les magazines naissent et disparaissent par effets de mode. Les étudiants lisent de moins en moins, y compris en grandes écoles. Ils ont le sentiment du relatif et de l’usure de tous les contenus et lorsque, d’aventure, ils achètent un livre pour le cours, ils le revendent en fin d’année sur Amazon. Ils exigent des bibliothèques d’investir dans plusieurs manuels car nul ne veut « s’encombrer » d’un savoir qui sera vite obsolète.

livres

Deux attitudes coexistent sur l’avenir du livre : l’anglo-saxonne et la française – comme souvent.

La première est optimiste, innovatrice. Le roi est mort ? Vive le roi ! Le livre décline ? Vive le net. Le numérique est plus efficace à stocker et plus rapide à diffuser. Il démocratise, via les réseaux informels gratuits plutôt que de se couler dans le moule social et hiérarchique cher aux pays catholiques, France en tête. Tout le monde est auteur, vidéaste, commentateur – sans passer par les intermédiaires et autres intellos, prescripteurs d’opinion. Tout le monde échange et les idées se forment des mille courants qui sinuent et se rencontrent. Tout le monde est médiateur en direct, le support est réduit au minimum : un clavier, un numérique, une liaison net. On blogue, publie ses vidéos, s’auto-édite.

La seconde est pessimiste, conservatrice. L’écran roi va tout détruire, comme Attila, avec la brutalité de l’ignorance et l’énergie de la barbarie. Promoteur du « moi-je », il sera médiatique plus que médiateur. N’existant que dans l’instant, il sera émotionnel et sans distance. Exit la réflexion, la pensée et l’écrit, objectivés par un livre qui dure. Tout dans le scoop et les paillettes. Le livre est mort, c’était mieux avant.

Nul besoin de dire que des deux, aucune ne me semble satisfaisante. La caricature pousse aux extrêmes des tendances qui se contrastent et se contredisent dans chaque courant. Les Français lisent encore, les femmes surtout, et la classe moyenne plébiscite les bibliothèques ; les éditeurs font la course à qui publiera le plus, près de 50 000 livres chaque année en France. La question est de savoir quels sont ces livres publiés, demandés, lus. A produire très vite, on produit n’importe quoi et mal écrit, les tirages baissent et seulement 2500 auteurs peuvent vivre de leur stylo, tous domaines confondus. L’astrologie et la psycho de bazar se vendent mieux que l’essai philosophique ou la littérature – mesurez les rayons relatifs des « grandes librairies ». Mais il reste quelques exceptions.

Un livre est aujourd’hui moins un monument qu’on révère, honoré dans sa bibliothèque comme dans une châsse et sorti une fois l’an avec des précautions de Saint-Sacrement – qu’un ami qu’on emporte avec soi dans le métro ou le train, qu’on annote et qu’on corne, qu’on relit et sur lequel, parfois, il nous arrive de réfléchir. Symbole social ? Certes, il le reste en France, pays dévot où la révérence pour le savoir passe souvent par l’étalage des catalogues de musée sur table basse ou des classiques reliés peau en bibliothèque trônant dans le salon de réception. Mais le plaisir de lire demeure car il se fait en silence, par l’imagination intérieure. La pensée écrite stimule la réflexion personnelle.

Toute autre est la lecture par devoir : celle de textes utilitaires, de l’actualité, ou de manuels techniques. On s’y réfère, mais on court vers l’édition la plus récente. Là, le numérique remplace le livre utilement. A condition d’oublier cette religion hippie du tout gratuit pour tous qui a deux inconvénients : 1/ la fiction de croire qu’un bon auteur va passer plusieurs années de sa vie à composer un manuel exhaustif pour la beauté du geste, au lieu de se vautrer comme les autres dans le divertissement, 2/ la fiction de croire que le gratuit est réellement gratuit, alors que tant de bandeaux publicitaires et de captations d’adresses passent par l’interrogation des moteurs.

Le livre va-t-il disparaître ? L’actualité, la mode, le mal écrit et le people, probablement – soit 95% de la production annuelle peut-être.

Mais la qualité restera – comme toujours, comme partout. Des lecteurs continueront à s’intéresser à Louis XVI dont la biographie de l’historien Petitfils rencontre un grand succès, ou même à la littérature dont le Dictionnaire égoïste de Charles Dantzig plaît beaucoup. Malgré le trollisme ambiant, ce qui est bien pensé, bien bâti et bien présenté demeure la référence. Et on lira encore des livres. Par élitisme, par goût du beau, par désir de penser par soi-même.

Ce n’est pas donné à tout le monde.

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Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels

bernard moitessier la longue route j ai lu
Presqu’un demi-siècle après son tour du monde en solitaire, je ne suis pas prêt d’oublier Bernard Moitessier. Les navigateurs d’aujourd’hui sont de bons ouvriers de la mer, efficaces petits soldats du système sponsors-medias-industrie. Moitessier, vaguement hippie et écologiste avant les idéologues, en dédaignant le système fit rêver toute une génération. Heureux qui, comme Ulysse, vécut une Odyssée moderne ! Il a chanté l’homme libre, livré à lui-même, en harmonie avec les matériaux, les éléments et les bêtes. Le Vendée Globe est une compétition technique ; le Golden Globe était une aventure humaine.

Avec la crise de civilisation que nous vivons, des attentats inouïs du 11-Septembre et du 7-janvier à l’escroquerie des subprimes et autres pyramides Madoff, de l’échec impérial US au réchauffement climatique, on ne peut que mesurer combien la Longue Route 1968 diffère des courses aux voiles d’aujourd’hui.

Bernard Moitessier était un hippie, élevé en Indochine et sensible aux bruits de la forêt comme aux mouvements de la mer, commerçant sur jonque avant de construire ses propres bateaux pour errer au gré du vent, marié avec une passionnée qui lui donne des enfants. Éternel nomade en quête de soi, Moitessier était l’homme de la Route, celle de Kérouac, celle de Katmandou, celle d’une génération déboussolée – déjà – par les contradictions anti-droits-de-l’homme des guerres coloniales ou impérialistes (Algérie, Vietnam, Hongrie, Tchécosclovaquie), par la robotisation de la modernité (le film ‘Mon oncle’ de Tati) et le maternage d’État-Providence technocratique (mai 68 venait d’avoir lieu). Cette génération cherchait la Voie, pas à gagner une coupe, ni une masse de fric, ni à parader dans l’imm-média. Elle cherchait une harmonie avec le monde, pas l’aliénation consumériste. Deux de mes amis les plus chers ont tenté leur Odyssée sur les traces de Moitessier avant de se ranger pour élever leurs enfants. Ils n’ont plus jamais été dupes de l’infantilisme politique ou marchand.

Moitessier La longue route Arthaud

The Sunday Times’ organisait alors un défi comme au 19ème siècle, sans enjeu médiatique ni industriel, juste pour le ‘beau geste’ (en français oublié dans le texte), avec une récompense symbolique. L’exploit consistait à tester les limites humaines comme dans leTour du monde en 80 jours de Jules Verne. Il s’agissait de partir d’un port quelconque d’Angleterre pour boucler un tour du monde en solitaire et sans escale, en passant par les trois caps. Il n’y avait alors ni liaison GPS, ni PC météo, ni vacations quotidiennes aux média, ni balise Argos, ni assurances tous risques obligatoires, ni matériel dûment estampillé Sécurité.

Moitessier embarque sans moteur, fait le point au sextant, consulte les Pilot charts et sent le vent en observant un vieux torchon raidi de sel qui s’amollit quand monte l’humidité d’une dépression ; il communique avec le monde en lançant des messages au lance-pierre sur le pont des cargos, par des bouteilles fixées sur des maquettes lancées à la mer ou en balançant ses pellicules photos dans un sac étanche à des pêcheurs qui passent.

Moitessier La longue route ketch 12m Joshua

Sur 9 partant, 1 seul reviendra au port, Robert Knox-Johnson, 1 disparaîtra corps et bien, tous les autres abandonneront pour avaries graves… et 1 seul – Bernard Moitessier – poursuivra un demi-tour du monde supplémentaire avant de débarquer à Tahiti. Il passera seul dix mois de mer, parcourra 37 455 milles marins sur ‘Joshua’, son ketch de 12 m à coque acier et quille automatique. Parti le 22 août 1968 de Plymouth, il ralliera Tahiti le 21 juin 1969, trop distant de la société marchande des années 60 pour revenir en Europe toucher ses 5000£, comme si de rien n’était.

Moitessier La longue route carte tour du monde et demi

« Le destin bat les cartes, mais c’est nous qui jouons » (p.63) dit volontiers ce hippie marin. Pas question de se laisser aller à un mol engourdissement à l’Herbe, pour cause de mal-être. Mieux vaut vivre intensément le moment présent : voir p.87.

Égoïsme ? Que nenni ! Cette génération voulait se sentir en harmonie avec le monde, donc avec les autres, matériaux, plantes, bêtes et humains. « Tu es seul, pourtant tu n’es pas seul, les autres ont besoin de toi et tu as besoin d’eux. Sans eux, tu n’arriverais nulle part et rien ne serait vrai » p.66. Ses propres enfants sont des êtres particuliers, non sa propriété : « Les photos de mes enfants sur la cloison de la couchette sont floues devant mes yeux, Dieu sait pourtant que je les aime. Mais tous les enfants du monde sont devenus mes enfants, c’est tellement merveilleux que je voudrais qu’ils puissent le sentir comme je le sens » p.216. C’était l’époque où l’on vivait nu (sans que cela ait des connotations sexuelles, contrairement aux yeux sales des puritains d’aujourd’hui). C’était pour mieux sentir le soleil, l’air, l’eau, les bêtes, les autres, leurs caresses par toute la peau – réveiller le sens du toucher, frileusement atrophié et englué de morale insane du Livre chez nos contemporains.

Mousses a l orphie

La vie en mer n’est jamais monotone, elle a « cette dimension particulière, faite de contemplations et de reliefs très simples. Mer, vents, calmes, soleil, nuages, oiseaux, dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avec l’univers » p.99. Il lit des livres : Romain Gary, John Steinbeck, Jean Dorst – naturaliste et président de la Société des explorateurs – il est un vrai écologiste avant les politicards. Il pratique le yoga, observe en solitaire mais ouvert, écrit un journal de bord littéraire.

Deux des plus beaux passages évoquent cette harmonie simple avec les bêtes, cet accord profond de l’être avec ce qui l’entoure.

Une nuit de pleine lune par calme plat, avec ces oiseaux qu’il appelle les corneilles du Cap, à qui il a lancé auparavant des morceaux de dorade, puis de fromage : « Je me suis approché de l’arrière et leur ai parlé, comme ça, tout doucement. Alors elles sont venues tout contre le bord. (…) Et elles levaient la tête vers moi, la tournant sur le côté, de droite et de gauche, avec de temps en temps un tout petit cri, à peine audible, pour me répondre, comme si elles essayaient elles aussi de me dire qu’elles m’aimaient bien. Peut-être ajoutaient-elles qu’elles aimaient le fromage, mais je pouvais sentir, d’une manière presque charnelle, qu’il y avait autre chose que des histoires de nourriture dans cette conversation à mi-voix, quelque chose de très émouvant : l’amitié qu’elles me rendaient. (…) Je me suis allongé sur le pont pour qu’elles puissent prendre le fromage dans ma main. Elles le prenaient, sans se disputer. Et j’avais l’impression, une impression presque charnelle encore, que ma main les attirait plus que le fromage » p.120.

Moitessier La longue route oiseaux

Quelques semaines plus tard : « Une ligne serrée de 25 dauphins nageant de front passe de l’arrière à l’avant du bateau, sur tribord, en trois respirations, puis tout le groupe vire sur la droite et fonce à 90°, toutes les dorsales coupant l’eau ensemble dans une même respiration à la volée. Plus de dix fois ils répètent la même chose. (…) Ils obéissent à un commandement précis, c’est sûr. (…) Ils ont l’air nerveux. Je ne comprends pas. (…) Quelque chose me tire, quelque chose me pousse, je regarde le compas… ‘Joshua’ court vent arrière à 7 nœuds, en plein sur l’île Stewart cachée dans les stratus. Le vent d’ouest, bien établi, a tourné au sud sans que je m’en sois rendu compte » p.148. Moitessier, averti par les dauphins qu’il court au naufrage, rectifie la direction puis descend enfiler son ciré. Lorsqu’il remonte sur le pont, les dauphins « sont aussi nombreux que tout à l’heure. Mais maintenant ils jouent avec ‘Joshua’, en éventail sur l’avant, en file sur les côtés, avec les mouvements très souples et très gais que j’ai toujours connus aux dauphins. Et c’est là que je connaîtrai la chose fantastique : un grand dauphin noir et blanc bondit à 3 ou 4 m de hauteur dans un formidable saut périlleux, avec deux tonneaux complets. Et il retombe à plat, la queue avers l’avant. Trois fois de suite il répète son double tonneau, dans lequel éclate une joie énorme » p.149

Toute la bande reste deux heures près du bateau, pour être sûre que tout va bien ; deux dauphins resteront trois heures de plus après le départ des autres, pour parer tout changement de route… Je l’avoue, lorsque j’ai lu la première fois le livre, à 16 ans, j’ai pleuré à ce passage. Tant de beauté, de communion avec la nature, une sorte d’état de grâce.

Il y aura encore cette merveille d’aurore australe qui drape le ciel de faisceaux magnétiques « rose et bleu au sommet » p.178 ; ces phoques qui dorment sur dos, pattes croisées (p.139) ; le surf magique sur les lames, à la limite du « trop » (p.186) dont j’ai vécu plus tard une version légère ; les goélettes blanches aux yeux immenses (p.238).

À côté de ces moments de la Route, comment l’exploit technique des sympathiques marins techniques de nos jours, leurs clips radio matérialistes de 40 secondes d’un ton convenu de copain, leur mini-vidéos pour poster vite, leurs Tweets clins d’œil, pourraient-il nous faire rêver ? « Qu’est-ce que le tour du monde puisque l’horizon est éternel. Le tour du monde va plus loin que le bout du monde, aussi loin que la vie, plus loin encore, peut-être » p.211. Les marins à voile d’aujourd’hui font bien leur boulot ; Bernard était un nouvel Ulysse – c’est là la différence, que l’inculture ambiante risque de ne jamais comprendre…

Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels, 1971, J’ai lu 2012, 440 pages, €7.60
Édition originale 1971 avec 3 photos de l’auteur, occasion €10.00

La pagination citée dans la note se réfère à l’édition originale 1971.

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Peter Robinson, Matricule 1139

1989 Peter Robinson Matricule 1139

Peter Robinson, auteur policier du Yorkshire qui vit au Canada, a évoqué la vie autarcique et décalée des marginaux post-68. A Necessary End, publié en 1989, n’a été publié en France qu’en 2007 sous le titre trompeur (et stupide) de Matricule 1139. Le chiffre évoque le bagne ou le camp – rien de tel dans le roman ! Comme toujours, le « milieu » littéraire français veut faire original intello alors qu’il n’est que bête (il s’agit bien d’un Milieu dans le sens de Mafia). Passons… Le roman policier de 477 pages, « enquête de l’inspecteur Banks », vaut mieux que les afféteries d’éditeur germanopratin.

Nous sommes en effet au cœur de l’Angleterre, dans le Yorkshire cher à l’auteur, dans les années Thatcher du libéral-dogmatisme. Lors d’une manif, un flic est tué et une centaine de suspects sont possibles. Est-ce politique ? La manif portait contre l’implantation d’une centrale nucléaire et contre l’extension d’une base d’avions américains. Est-ce personnel ? Le flic descendu se trouve être un gros bras vantard et résolument réactionnaire, qui a découvert le plaisir sadique de matraquer la foule hostile, surtout les femmes et surtout à la tête. Est-ce coup de sang ? Un couteau dans la poche, la haine qui monte, le coup qui part dans la bousculade.

Évidemment, comme il s’agit d’un membre de la maison Poulaga, tombé en service commandé alors que l’organisation laissait à désirer, les enquêteurs locaux sont sensés n’être pas objectifs. On éloigne le superintendant du coin pour adjoindre à Banks, inspecteur, un superintendant pugnace venu de Londres. Le fameux Burgess est un tantinet parano, brutal, provocateur. Il a une haine idéologique pour tout ce qui est anarchiste, communiste, pacifiste, étudiant qui pense, féministe, pédé, hippie, marginal et racaille de tout sexe et acabit. De plus, il saute tout ce qui porte nichons et qui passe à portée…

hippie

Nous avons donc tous les éléments bien noir et blanc pour s’identifier au bien contre le mal, comme il était d’usage entre 1965 et 1991. Un délinquant à peine sorti de prison (déstructuré, violent et très peu sûr de lui) fait le coupable idéal. Un militant d’âge mûr, pontifiant et borné, en fait un autre. Sans parler de deux étudiants, froids et peut-être terroristes. Mais nous sommes en Angleterre, pas au Far-West ; Peter Robinson est plus subtil que le stalinien ou le reaganien moyen ; les choses ne sont donc jamais comme elles paraissent, ni les êtres d’un bloc.

La cause hippie, bêlante et gentillette, a produit de l’égoïsme forcené dont les gamins ont souffert. La militance anti-ce-qu’on-veut a des objectifs louables mais se trouver servie bien souvent par des manipulateurs contents d’eux-mêmes et qui se prennent pour des politiciens. Les policiers, en charge du respect de la loi, dérapent à l’envi dans le machisme et le plaisir de frapper ou de soumettre. Les drogués sont dépendants, mais aussi paumés et incapables de vivre une quelconque liberté s’ils sont remis dans la nature. Les féministes ont secoué les conventions, mais braqués les mâles, et se retrouvent esseulées, éperdues de protection et de maternage, une fois l’âge mûr venu…

L’intrigue est subtile et sa résolution in fine une vraie surprise. Ce roman est un bonheur de lecture tant il fait la part belle aux gens, aux doutes, aux scrupules humains. Banks y joue là l’un de ses meilleurs rôles en mari aimant (mais tenté), en père soucieux de ses enfants (mais absent), en policier respectueux des lois (mais qui a ses convictions politiques). Il aime la musique (l’opéra, le blues, le rock « jusqu’à la séparation des Beatles »), les bons whiskies, les diverses sortes de bières, le tabac, la tourte aux huîtres – et surtout les gens.

En cette année de « printemps » un peu partout, il est intéressant de voir comment ont vécu les post-68 et ce roman sans prétentions intellos nous en dit plus que les traités de sociologues.

Peter Robinson, Matricule 1139 (A Necessary End) Le Livre de Poche policier, octobre 2007, 477 pages, €6.75

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Le Clézio, Ourania

Jean Marie Gustave est un exilé intime. D’une lignée bretonne ayant migré il y a quatre siècles sur l’île Maurice, lui-même est né et a étudié à Nice. Il vit désormais au Mexique. C’est peut-être pourquoi l’écriture est son refuge, son expression propre. Éternel hors patrie, il n’est environné que de gens qui ne parlent pas sa langue. Il a besoin de décrire, de figer les choses en mots et de mettre à distance les gens par la plume. D’où ce style dépouillé, minimaliste, presque entièrement factuel, presque toujours au présent. Un style sans affect, « neutre », aseptisé, primaire, qui plaît bien à la majorité peu lettrée d’aujourd’hui. Sa personnalité ressort dans la juxtaposition des phrases, courtes, sèches, comme autant de strates. Et dans la composition des chapitres, une rencontre amenant un paysage, composé surtout de gens, dont les relations sont un territoire vierge à explorer sans cesse.

C’est ainsi que Jean Marie Gustave Le Clézio parvient à nous retenir. Ourania parle du Mexique. Un « autre » Mexique que celui des cartes postales et des touristes, le Mexique contemporain, populaire, au ras de la terre et des situations sociales. Ourania est une utopie, une république impossible, à chercher toujours plus loin, guidé par les étoiles. Une espérance ici-bas pour les pauvres Mexicains dominés par la race (être indien au Mexique c’est être socialement dévalorisé), dominés par la société (être indien ou métis exclut des études, donc des professions quelque peu intellectuelles ou administratives), dominés par l’économie (être indien c’est être pauvre, donc à la merci des marchands d’esclaves modernes, pour les plantations nord-américaines de fraises).

Le narrateur, Daniel, est ce spectateur privilégié qui a le triple avantage d’être étranger (français), de passage (géographe en mission) et d’avoir les capacités intellectuelles de juger (professeur). Il ne s’en prive pas. Il participe au rêve de la communauté de Campos via un jeune homme de 16 ans, Raphaël, rencontré dans le bus. Il observe comment « les intellos » du cru compensent leur infériorité économique par une ambition dévorante de pouvoir ; comment ces « chers professeurs » aux idées « de gauche », en viennent à prendre pour « objet d’étude » la Lili pute locale, tout comme Gulliver le fit – mais sans son humour ni dans un monde imaginaire. « Ce n’était qu’une variation sur ce mode mineur de l’ironie que cultivent les membres d’un groupe dominant dans une société où tout, même la science pure, est l’expression de leur recherche de pouvoir. » p.56 Partout dans le monde les intellos restent des requins tout comme des commerçants – avec l’hypocrite caution de « la science », de « la morale » ou des idées politiques « généreuses ». Sartre aurait dit « les salauds ». « Je ne sais pourquoi, j’ai eu envie de tout recommencer, de les fustiger. ‘- Comment avez-vous pu croire que la vie d’une prostituée dans la zone de tolérance était un bon sujet de dissertation ?’ Il y a eu un silence consterné. » p.57

Il y a la Vallée, puis la Zone, puis Campos. La première domine, la seconde est dominée, seule la troisième est libre, autonome, autarcique. Campos est une communauté agricole « d’étrangers » (à la région ou au pays), organisée comme ces rêves humanistes des Jésuites, jadis. Famille « extensive », pas de relations institutionnalisées, un sentiment fusionnel d’inspiration vaguement hippie. Raphaël, qui y a été recueilli enfant, le précise : « A Campos, il n’y a pas de travail. Il n’y a pas de loisirs non plus. (…) Ici, on enseigne en conversant, en écoutant des histoires, ou même en rêvant, en regardant passer les nuages. » p.113 Raphaël apprend l’amour en le voyant faire, entraîné par un copain. Puis il est initié à 15 ans par une jeune femme, « pour une seule fois ». Tout se veut « naturel » à Campos, immémorial, comme les Indiens faisaient, en accord entre eux et avec la nature. Mais tel est le tragique humain que « la méchanceté, la cupidité et la bêtise les chassent de Campos », comme toujours, comme partout lorsqu’une communauté étroite veut jouer ses propres règles. Jaloux, envieux, intolérants, les « bien-pensants » de tous bords les délogent ; ils ne veulent pas que « la société » (la leur) puisse être jamais remise en cause.

Le Clézio transpose au Mexique le rêve hippie d’une autre monde possible, en marge de la « bonne » société, celle qui domine. Il montre la vanité de ses rêves, sont échec inéluctable face aux réalités du vrai monde. Que reste-t-il à Lili, pute de la Zone, comme à Raphaël, adolescent de Campos ? L’avenir, les étoiles. Celles de la bannière des États-Unis pour la fille qui passe clandestinement la frontière et rêve de libertés de faire et d’être comme seul ce pays peut l’offrir ; celles des Pléiades, qui ont déjà guidé ses songes, pour le garçon qui va tenter sa vie ailleurs. La jeunesse est riche de ses rêves ; les nantis sont pauvres de leurs Zacquis.

C’est un Mexique universel que nous livre Le Clézio en ce livre doux-amer. La relecture de l’Europe nantie par le Mexique encore jeune, la vanité des utopies collectives dont mai 68 a montré l’inanité. L’éternel espoir des opprimés, l’éternelle errance de l’homme et de la femme, l’éternelle méprisable satisfaction de soi des hommes de pouvoir, qu’il soit d’argent ou d’études. Une leçon d’humanité, en somme.

J.M.G. Le Clézio, Ourania, 2006, Folio, 343 pages, €6.93

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Paul Doherty, Le porteur de mort

Nous sommes en 1304 dans l’Essex. Saint-Jean d’Acre – dernier bastion chrétien en Terre sainte – est tombée aux mains des musulmans quelques années plus tôt. Le donjon des Templiers a résisté le dernier avant que les survivants soient tous massacrés, sauf les jeunes filles et les garçons de moins de 15 ans, voués aux plaisirs et lucratifs sur le marché aux esclaves. A Mistelham dans l’Essex, en ce mois de janvier glacial, le seigneur du lieu s’appelle Scrope ; il est l’un des rares à avoir échappé à la prise d’Acre. Il s’est servi dans le trésor templier avant de s’évader en barque avec ses compagnons anglais dont Claypole, son fils bâtard et un novice du Temple.

Mais justement, il a volé le Sanguinis Christi, une croix en or massif ornée de rubis enfermant le sang de la Passion et enchâssés dans du bois de la vraie Croix, dit-on. Les Templiers veulent récupérer ce bien tandis que Scrope l’a promis au roi Édouard 1er d’Angleterre qui l’a fait baron et l’a bien marié. Voici que des menaces voilées sont proférées par rollet contre Scrope tandis qu’une bande d’errants messianiques établis sur ses terres pratiquent l’hérésie et la luxure. Le roi, dont le trésor de Westminster a été pillé par une bande de malfrats particulièrement habiles (fait historique !), ne veut pas que le Sanguinis Christi lui échappe.

Il mande donc sir Hugh Corbett, chancelier à la cour, pour enquêter et juger sur place au nom du roi. Il sera accompagné de Chanson, palefrenier, et de Ranulf, formé au combat des rues par sa jeunesse en guenilles et que Corbett a sauvé jadis de la potence. Le trio débarque donc au manoir de Scrope, muni des pleins pouvoirs de la justice royale. Lord Scrope est sans pitié, il aime le sang ; sa femme Lady Hawisa est frustrée, il la méprise ; sa sœur Marguerite est faite abbesse du couvent voisin ; lui est adjointe un chapelain, maître Benedict ; Henry Claypole, orfèvre et bailli de la ville, est le bâtard dévoué de Scrope ; le père Thomas, curé de la paroisse, est un ancien guerrier ; frère Gratian, dominicain, est attaché au manoir.

Qui sont ces Frères du Libre Esprit, que Scrope a fait passer par les armes un matin, pour complot et hérésie, dans les bois de son domaine ? Une bande d’errants hippies rêvant de religion libérée de toute structure et hiérarchie, adeptes de l’amour libre et de la propriété communiste ? Trop jolis blonds à la peau lisse venus de France ? Artistes habiles à la fresque et à chanter ? Pourquoi donc aiguisaient-ils des armes sur la pierre tombale d’un cimetière abandonné ? Pourquoi s’entraînaient-ils au long arc gallois dont les flèches sont mortelles à plus de 200 m ? Depuis quelques mois, un mystérieux Sagittaire tue par flèche un peu au hasard dans le pays, après avoir sonné trois fois la trompe. Qui donc est-il ? De quelle vilenie veut-il se venger ?

Ce seizième opus de la série Corbett est très achevé. L’intrigue est complexe à souhait, comprenant comme il se doit un meurtre opéré dans une pièce entièrement close sur une île entourée d’un lac profond sans autre accès que par une barque bien gardée. Il y a du sang, beaucoup de sang ; un passé qui ne passe pas, des péchés commis qui poursuivent les vivants ; des instincts qui commandent aux âmes, aiguillonnés par Satan. Nous sommes dans le froid britannique entre James Bond et Hercule Poirot, entre l’action et l’intrigue, la dague et le poison. Nightshade (le titre du livre en anglais), c’est l’ombre de la nuit, la noirceur des âmes mais aussi le petit nom de la belladone, cette plante mortelle ingérée à bonne dose. Whodunit ? Qui l’a fait ? C’est à cette éternelle question des romans policiers que Corbett doit répondre, aussi habile à démêler les passions humaines qu’à agiter ses petites cellules grises.

Paul Doherty, Le porteur de mort (Nightshade), 2008, poche 10/18 janvier 2011, 345 pages, €8.17

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