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9 Quartier d’Uzupis à Vilnius

Nous terminons notre visite de Vilnius en passant au 18 de la rue Basanaviciaus, devant la statue du petit Romain Gary (Roman Kacew – qui veut dire boucher en yiddish). C’est un enfant de bronze de 10 ans boulottant une chaussure parce qu’il avait faim, ainsi qu’il le dit dans ses mémoires, La promesse de l’aube, publié en 1960. Le monument, érigé en 2007 a été réalisé par l’artiste lituanien Romas Kvintas et se situe au coin de la rue où il a vécu enfant. Romain Gary était juif russe naturalisé français (il arrive à Nice à 14 ans), résistant Compagnon de la Libération, diplomate et romancier ayant obtenu (performance !) deux fois le prix Goncourt (Les racines du ciel, puis sous le pseudo d’Emile Ajar, La vie devant soi).

Nous voyons l’église Sainte-Anne, mais seulement l’extérieur en briques rouges car elle est fermée. Tout à côté, l’église des Bernardins est ouverte et nous pouvons en visiter l’intérieur qui comprend beaucoup de sculptures en bois de style baroque. Le monastère date de 1495.

Derrière, nous traversons la rivière Vilnia, qui a donné son nom à la ville, pour visiter le quartier d’Uzupis ou a été fondée une commune d’artistes libres qui fête son indépendance chaque 1er avril, jour où la bière coule à flot. Le 1er avril 1998, les résidents du quartier déclarent la création de la République d’Uzupis, avec ses citoyens, ses lois, sa Constitution, et ses dirigeants. Il y a environ mille artistes sur les sept mille habitants du quartier ; ils squattent les immeubles abandonnés. Leur constitution est exposée sur un mur en 50 langues. Elle comporte 41 points :

  1. L’Homme a le droit de vivre près de la petite rivière Vilnia et la Vilnia a le droit de couler près de l’Homme
  2. L’Homme a le droit à l’eau chaude, au chauffage durant les mois d’hiver et à un toit de tuile
  3. L’Homme a le droit de mourir, mais ce n’est pas un devoir
  4. L’Homme a le droit de faire des erreurs
  5. L’Homme a le droit d’être unique
  6. L’Homme a le droit d’aimer
  7. L’Homme a le droit de ne pas être aimé, mais pas nécessairement
  8. L’Homme a le droit d’être ni remarquable ni célèbre
  9. L’Homme a le droit de paresser ou de ne rien faire du tout
  10. L’Homme a le droit d’aimer le chat et de le protéger
  11. L’Homme a le droit de prendre soin du chien jusqu’à ce que la mort les sépare
  12. Le chien a le droit d’être chien
  13. Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles
  14. L’Homme a le droit, parfois de ne pas savoir qu’il a des devoirs
  15. L’Homme a le droit de douter, mais ce n’est pas obligé
  16. L’Homme a le droit d’être heureux
  17. L’Homme a le droit d’être malheureux
  18. L’Homme a le droit de se taire
  19. L’Homme a le droit de croire
  20. L’Homme n’a pas le droit d’être violent
  21. L’Homme a le droit d’apprécier sa propre petitesse et sa grandeur
  22. L’Homme n’a pas le droit d’avoir des vues sur l’éternité
  23. L’Homme a le droit de comprendre
  24. L’Homme a le droit de ne rien comprendre du tout
  25. L’Homme a le droit d’être d’une nationalité différente
  26. L’Homme a le droit de fêter ou de ne pas fêter son anniversaire
  27. L’Homme devrait se souvenir de son nom
  28. L’Homme peut partager ce qu’il possède
  29. L’Homme ne peut pas partager ce qu’il ne possède pas
  30. L’Homme a le droit d’avoir des frères, des sœurs et des parents
  31. L’Homme peut être indépendant
  32. L’Homme est responsable de sa Liberté
  33. L’Homme a le droit de pleurer
  34. L’Homme a le droit d’être incompris
  35. L’Homme n’a pas le droit d’en rendre un autre coupable
  36. L’Homme a le droit d’être un individu
  37. L’Homme a le droit de n’avoir aucun droit
  38. L’Homme a le droit de ne pas avoir peur
  39. Ne conquiers pas
  40. Ne te protège pas
  41. N’abandonne jamais

Évidemment, « l’Homme » signifie l’humain quel que soit son sexe (il en est d’innombrables, dit-on), et pas seulement le mâle blanc de plus de 50 ans – dominateur, patriarcal, capitaliste, conservateur, bourgeois, etc…

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Raoul Girardet, L’idée coloniale en France 1871-1962

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La colonisation française active, militaire, économique, scolaire, avec conquête et occupation des territoires, création d’un réseau de soins, d’écoles et de transports, a duré un siècle. Il ne s’agit pas de “justifier” ni “d’excuser” – mais de “comprendre”. L’inverse même de la mentalité ignare et sectaire d’aujourd’hui – jusqu’à Manuel Valls – qui croit qu’analyser, c’est excuser et tenter de comprendre déjà pardonner.

Comprendre est la thèse que défend Raoul Girardet, professeur à Science Po, dans ce livre paru en 1972 chez un éditeur « de droite » car le sujet n’était pas à la mode. Depuis, il l’est revenu, mais pour d’autres raisons que le patriotisme des pays décolonisés : pour affirmer une identité communautaire en opposition à celle des Français de la République. Il est donc utile et intéressant de relire ce livre, travail initialement universitaire, avec tout le recul, l’analyse d’archives et l’érudition qui s’attache à la science historienne.

Coloniser n’a pas été un mouvement de masse mais une série d’initiatives dispersées, promues par certains milieux, qui ont forcé l’opinion jusqu’à l’apogée de l’Exposition Coloniale à Paris en 1931. La décolonisation fut douloureuse mais au fond un soulagement du « fardeau de l’homme blanc ». Aller s’occuper des autres était peut-être chrétien, mais répugnait au monde des affaires. Commercer, oui, s’établir, non. Flaubert en témoigne dans son Dictionnaire des idées reçues : « Colonies (nos) – s’attrister quand on en parle. »

C’est bien l’absence d’une politique volontaire qui s’affirme pour se lancer dans les conquêtes. La décision du gouvernement de Charles X de s’emparer d’Alger n’était pas d’acquérir des territoires à exploiter mais d’éradiquer la piraterie qui terrorisait le commerce en Méditerranée et réduisait nombre de passagers en esclavage en « barbarie ». La guerre était une décision de prestige pour la monarchie.

Les politiciens libéraux y étaient hostiles par principe : la conquête coloniale coûte cher car il faut entretenir l’armée et nombre de petits fonctionnaires ; elle ne profite pas globalement à la métropole et n’enrichit que quelques négociants. Contrairement aux thèses marxistes, complaisamment enseignées en écoles et universités, au mépris du réel historique. Le gourou du libéralisme économique, Jean-Baptiste Say cité par Girardet, le dit clairement : « tout peuple commerçant doit désirer qu’ils soient tous indépendants pour qu’ils deviennent plus industrieux et plus riches. » Selon ce même principe, les Américains ont toujours été hostiles à la colonisation. Même lorsqu’ils font la guerre, ils ne savent pas « occuper » un pays, trop égoïstes et centrés sur eux-mêmes pour se préoccuper des autres.

La conquête coloniale n’est donc soutenue que par les militaires d’Afrique, les marins et quelques gros négociants des ports. S’y ajoutent quelques explorateurs et géographes, quelques écrivains exotiques (Jules Verne) et les Saint-Simoniens, précurseurs des socialistes, qui veulent régenter les sociétés pour les plier à la discipline du Progrès en même temps que les émanciper, par mission universaliste.

Une doctrine militante de la colonisation ne voit le jour en France qu’à la fin du Second Empire. Elle vante l’unité économique globale nécessaire à l’harmonie sociale, la grandeur de la France et son rayonnement dans le monde, enfin la possibilité d’augmenter la production en trouvant ainsi de nouveaux débouchés.

colonies cafes

Le perfectionnement intellectuel, sanitaire et moral des indigènes est second : aller conquérir, bâtir et éduquer servira bien plus qu’aux indigènes à la régénération morale des Français après la défaite de 1870, l’amputation du territoire et la dépression économique de 1873. Le discours à la Chambre du socialiste Jules Ferry sur la politique coloniale, en 1885, le résume à loisir. De 1880 à 1895, sous la IIIe République naissante, les possessions françaises passent ainsi de 1 à 9,5 millions de km². Ce n’est qu’après 1890 que naissent divers comités, comme celui du Maroc, puis l’Union Coloniale qui fait lobby avec ses conférences, ses dîners mensuels, son Congrès à Marseille en 1906 et ses cours libres en Sorbonne. L’École Coloniale naît en 1889 et un Ministère des Colonies est instauré en 1894. Tandis que la politique coloniale anglaise est inspirée par les commerçants et les industriels, la politique coloniale française est politique et militaire. L’idéologie de la République est jacobine, centralisatrice et assimilatrice, au contraire du modèle anglais de self-government.

S’installe alors la justification morale critiquée aujourd’hui, déclinée en idéologie politique. Les intérêts particuliers de la France ne peuvent être dissociés de l’intérêt général de l’humanité ; le désir d’épanouissement de l’homme, à l’œuvre dans l’école publique, est étendu au développement de l’Empire outre-mer. La Raison révélée luttera contre les oppressions superstitieuses et tribales. On croyait alors (faussement) à une hiérarchie des races et c’était du « devoir des aînés » avancés de protéger et d’éduquer les « petits » arriérés.

Ce dynamisme, qui est l’une des dérives des Lumières, a été adopté avec enthousiasme par le parti Radical dès 1902. Les Conservateurs n’y sont venus qu’en 1905, ils désiraient plutôt la puissance et y ont vu la destinée de la France. Les socialistes parlaient alors de « flibusterie coloniale » (Jules Guesde) visant à parer à la surproduction tout en enrichissant une ploutocratie financière. Jaurès répudiait la force mais est resté tenté par la diffusion du Progrès.

L’apogée du colonialisme est fixé par l’auteur en 1931. La Grande Guerre a montré le rôle considérable des colonies dans la victoire (1 million d’hommes mobilisés, 200 000 tués). Le maréchal Lyautey concilie dans l’opinion éclairée le prestige du soldat à celui du bâtisseur, double figure du père tutélaire qui protège et élève ses « enfants ». Le commerce colonial, qui représentait 13% du total du commerce en 1913, en représente 27% en 1933. La société se convertit grâce à la Croisière Noire des voitures Citroën 1925 puis à la Croisière Jaune 1933 (événements précurseurs de l’agitation médiatique des courses et autres Dakar). Les romans sahariens de Pierre Benoît et de Joseph Peyré enfièvrent les imaginations.

Dans l’entre-deux guerres apparaissent les premiers mouvements revendicatifs dans les colonies : le Destour en 1920 en Tunisie, les Oulémas en 1935 en Algérie, le terrorisme en 1930 au Tonkin. Léninistes comme sociaux-démocrates (tels André Gide) sont d’accord pour l’égalité des droits et pour le droit à disposer d’eux-mêmes des peuples de couleur. « Le préjugé de civilisation se délite », selon Lucien Romier en 1925. L’ethnologie naissante affirme le pluralisme des cultures et le processus d’acculturation de l’idéologie du Progrès. Les romans sahariens d’Isabelle Eberhardt et de Roger Frison-Roche convertissent plutôt le Blanc à la vie indigène.

La décolonisation prendra 12 ans, de 1950 à 1962. Lâcher l’Empire est un arrachement car il a été l’ultime refuge de la souveraineté française durant le nazisme. Les Anglais sont partis de leurs colonies mais la lutte nouvelle contre ‘le communisme en un seul pays’ sert de prétexte à conserver la mainmise française en Asie et en Afrique.

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L’anticolonialisme réunit quatre courants différents selon Girardet : l’antillais (Césaire, Fanon), le révolutionnaire (Sartre), l’humaniste (la revue Esprit) et l’intérêt national (Aron, de Gaulle). Les États-Unis sont malvenus de critiquer la colonisation française, comme en témoigne Romain Gary : leur idéologie des Lumières n’était pas plus vertueuse ! Il faut plutôt y voir la pression mercantile pour « ouvrir » aux produits américains les marchés encore fermés. Si les colonies n’ont pas coûté cher jusqu’en 1930, selon les travaux de l’historien Jacques Marseille, l’après Seconde Guerre mondiale a en revanche coûté à la France deux fois les crédits qu’elle recevait des États-Unis pour sa reconstruction.

Au total, Raoul Girardet replace la colonisation dans son mouvement. Il permet de la saisir comme phénomène global :

  1. politique pour créer un empire face à la Prusse et à l’Angleterre, menaçantes ;
  2. missionnaire pour porter haut partout la langue, les mœurs, le génie et le drapeau de la France, avec le devoir moral d’éduquer les populations indigènes ;
  3. économique, mais en dernier, pour échanger la production de ciment, de cotonnades et de machines contre du vin, du cacao et de l’huile.

Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, 1972, réédité en Poche Pluriel 2005, 506 pages, €9.86

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Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels

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Presqu’un demi-siècle après son tour du monde en solitaire, je ne suis pas prêt d’oublier Bernard Moitessier. Les navigateurs d’aujourd’hui sont de bons ouvriers de la mer, efficaces petits soldats du système sponsors-medias-industrie. Moitessier, vaguement hippie et écologiste avant les idéologues, en dédaignant le système fit rêver toute une génération. Heureux qui, comme Ulysse, vécut une Odyssée moderne ! Il a chanté l’homme libre, livré à lui-même, en harmonie avec les matériaux, les éléments et les bêtes. Le Vendée Globe est une compétition technique ; le Golden Globe était une aventure humaine.

Avec la crise de civilisation que nous vivons, des attentats inouïs du 11-Septembre et du 7-janvier à l’escroquerie des subprimes et autres pyramides Madoff, de l’échec impérial US au réchauffement climatique, on ne peut que mesurer combien la Longue Route 1968 diffère des courses aux voiles d’aujourd’hui.

Bernard Moitessier était un hippie, élevé en Indochine et sensible aux bruits de la forêt comme aux mouvements de la mer, commerçant sur jonque avant de construire ses propres bateaux pour errer au gré du vent, marié avec une passionnée qui lui donne des enfants. Éternel nomade en quête de soi, Moitessier était l’homme de la Route, celle de Kérouac, celle de Katmandou, celle d’une génération déboussolée – déjà – par les contradictions anti-droits-de-l’homme des guerres coloniales ou impérialistes (Algérie, Vietnam, Hongrie, Tchécosclovaquie), par la robotisation de la modernité (le film ‘Mon oncle’ de Tati) et le maternage d’État-Providence technocratique (mai 68 venait d’avoir lieu). Cette génération cherchait la Voie, pas à gagner une coupe, ni une masse de fric, ni à parader dans l’imm-média. Elle cherchait une harmonie avec le monde, pas l’aliénation consumériste. Deux de mes amis les plus chers ont tenté leur Odyssée sur les traces de Moitessier avant de se ranger pour élever leurs enfants. Ils n’ont plus jamais été dupes de l’infantilisme politique ou marchand.

Moitessier La longue route Arthaud

The Sunday Times’ organisait alors un défi comme au 19ème siècle, sans enjeu médiatique ni industriel, juste pour le ‘beau geste’ (en français oublié dans le texte), avec une récompense symbolique. L’exploit consistait à tester les limites humaines comme dans leTour du monde en 80 jours de Jules Verne. Il s’agissait de partir d’un port quelconque d’Angleterre pour boucler un tour du monde en solitaire et sans escale, en passant par les trois caps. Il n’y avait alors ni liaison GPS, ni PC météo, ni vacations quotidiennes aux média, ni balise Argos, ni assurances tous risques obligatoires, ni matériel dûment estampillé Sécurité.

Moitessier embarque sans moteur, fait le point au sextant, consulte les Pilot charts et sent le vent en observant un vieux torchon raidi de sel qui s’amollit quand monte l’humidité d’une dépression ; il communique avec le monde en lançant des messages au lance-pierre sur le pont des cargos, par des bouteilles fixées sur des maquettes lancées à la mer ou en balançant ses pellicules photos dans un sac étanche à des pêcheurs qui passent.

Moitessier La longue route ketch 12m Joshua

Sur 9 partant, 1 seul reviendra au port, Robert Knox-Johnson, 1 disparaîtra corps et bien, tous les autres abandonneront pour avaries graves… et 1 seul – Bernard Moitessier – poursuivra un demi-tour du monde supplémentaire avant de débarquer à Tahiti. Il passera seul dix mois de mer, parcourra 37 455 milles marins sur ‘Joshua’, son ketch de 12 m à coque acier et quille automatique. Parti le 22 août 1968 de Plymouth, il ralliera Tahiti le 21 juin 1969, trop distant de la société marchande des années 60 pour revenir en Europe toucher ses 5000£, comme si de rien n’était.

Moitessier La longue route carte tour du monde et demi

« Le destin bat les cartes, mais c’est nous qui jouons » (p.63) dit volontiers ce hippie marin. Pas question de se laisser aller à un mol engourdissement à l’Herbe, pour cause de mal-être. Mieux vaut vivre intensément le moment présent : voir p.87.

Égoïsme ? Que nenni ! Cette génération voulait se sentir en harmonie avec le monde, donc avec les autres, matériaux, plantes, bêtes et humains. « Tu es seul, pourtant tu n’es pas seul, les autres ont besoin de toi et tu as besoin d’eux. Sans eux, tu n’arriverais nulle part et rien ne serait vrai » p.66. Ses propres enfants sont des êtres particuliers, non sa propriété : « Les photos de mes enfants sur la cloison de la couchette sont floues devant mes yeux, Dieu sait pourtant que je les aime. Mais tous les enfants du monde sont devenus mes enfants, c’est tellement merveilleux que je voudrais qu’ils puissent le sentir comme je le sens » p.216. C’était l’époque où l’on vivait nu (sans que cela ait des connotations sexuelles, contrairement aux yeux sales des puritains d’aujourd’hui). C’était pour mieux sentir le soleil, l’air, l’eau, les bêtes, les autres, leurs caresses par toute la peau – réveiller le sens du toucher, frileusement atrophié et englué de morale insane du Livre chez nos contemporains.

Mousses a l orphie

La vie en mer n’est jamais monotone, elle a « cette dimension particulière, faite de contemplations et de reliefs très simples. Mer, vents, calmes, soleil, nuages, oiseaux, dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avec l’univers » p.99. Il lit des livres : Romain Gary, John Steinbeck, Jean Dorst – naturaliste et président de la Société des explorateurs – il est un vrai écologiste avant les politicards. Il pratique le yoga, observe en solitaire mais ouvert, écrit un journal de bord littéraire.

Deux des plus beaux passages évoquent cette harmonie simple avec les bêtes, cet accord profond de l’être avec ce qui l’entoure.

Une nuit de pleine lune par calme plat, avec ces oiseaux qu’il appelle les corneilles du Cap, à qui il a lancé auparavant des morceaux de dorade, puis de fromage : « Je me suis approché de l’arrière et leur ai parlé, comme ça, tout doucement. Alors elles sont venues tout contre le bord. (…) Et elles levaient la tête vers moi, la tournant sur le côté, de droite et de gauche, avec de temps en temps un tout petit cri, à peine audible, pour me répondre, comme si elles essayaient elles aussi de me dire qu’elles m’aimaient bien. Peut-être ajoutaient-elles qu’elles aimaient le fromage, mais je pouvais sentir, d’une manière presque charnelle, qu’il y avait autre chose que des histoires de nourriture dans cette conversation à mi-voix, quelque chose de très émouvant : l’amitié qu’elles me rendaient. (…) Je me suis allongé sur le pont pour qu’elles puissent prendre le fromage dans ma main. Elles le prenaient, sans se disputer. Et j’avais l’impression, une impression presque charnelle encore, que ma main les attirait plus que le fromage » p.120.

Moitessier La longue route oiseaux

Quelques semaines plus tard : « Une ligne serrée de 25 dauphins nageant de front passe de l’arrière à l’avant du bateau, sur tribord, en trois respirations, puis tout le groupe vire sur la droite et fonce à 90°, toutes les dorsales coupant l’eau ensemble dans une même respiration à la volée. Plus de dix fois ils répètent la même chose. (…) Ils obéissent à un commandement précis, c’est sûr. (…) Ils ont l’air nerveux. Je ne comprends pas. (…) Quelque chose me tire, quelque chose me pousse, je regarde le compas… ‘Joshua’ court vent arrière à 7 nœuds, en plein sur l’île Stewart cachée dans les stratus. Le vent d’ouest, bien établi, a tourné au sud sans que je m’en sois rendu compte » p.148. Moitessier, averti par les dauphins qu’il court au naufrage, rectifie la direction puis descend enfiler son ciré. Lorsqu’il remonte sur le pont, les dauphins « sont aussi nombreux que tout à l’heure. Mais maintenant ils jouent avec ‘Joshua’, en éventail sur l’avant, en file sur les côtés, avec les mouvements très souples et très gais que j’ai toujours connus aux dauphins. Et c’est là que je connaîtrai la chose fantastique : un grand dauphin noir et blanc bondit à 3 ou 4 m de hauteur dans un formidable saut périlleux, avec deux tonneaux complets. Et il retombe à plat, la queue avers l’avant. Trois fois de suite il répète son double tonneau, dans lequel éclate une joie énorme » p.149

Toute la bande reste deux heures près du bateau, pour être sûre que tout va bien ; deux dauphins resteront trois heures de plus après le départ des autres, pour parer tout changement de route… Je l’avoue, lorsque j’ai lu la première fois le livre, à 16 ans, j’ai pleuré à ce passage. Tant de beauté, de communion avec la nature, une sorte d’état de grâce.

Il y aura encore cette merveille d’aurore australe qui drape le ciel de faisceaux magnétiques « rose et bleu au sommet » p.178 ; ces phoques qui dorment sur dos, pattes croisées (p.139) ; le surf magique sur les lames, à la limite du « trop » (p.186) dont j’ai vécu plus tard une version légère ; les goélettes blanches aux yeux immenses (p.238).

À côté de ces moments de la Route, comment l’exploit technique des sympathiques marins techniques de nos jours, leurs clips radio matérialistes de 40 secondes d’un ton convenu de copain, leur mini-vidéos pour poster vite, leurs Tweets clins d’œil, pourraient-il nous faire rêver ? « Qu’est-ce que le tour du monde puisque l’horizon est éternel. Le tour du monde va plus loin que le bout du monde, aussi loin que la vie, plus loin encore, peut-être » p.211. Les marins à voile d’aujourd’hui font bien leur boulot ; Bernard était un nouvel Ulysse – c’est là la différence, que l’inculture ambiante risque de ne jamais comprendre…

Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels, 1971, J’ai lu 2012, 440 pages, €7.60
Édition originale 1971 avec 3 photos de l’auteur, occasion €10.00

La pagination citée dans la note se réfère à l’édition originale 1971.

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Romain Gary, Les mangeurs d’étoiles

Ce roman, paru il y a un demi-siècle, reste d’actualité en Amérique latine, en Afrique, dans les pays arabes. Les mangeurs d’étoiles sont les hallucinés ; ils mâchent des feuilles, des herbes ou des champignons pour voir la vie en rose. Ils se gorgent d’idéologie, d’indigénité (appelée chez nous « identité nationale ») ou de religion. Ils se croient missionnés pour le Bien, faire le bonheur des gens malgré eux. Ce sont des dictateurs, des gourous, des « révolutionnaires ». Ou bien des colonialistes, exploiteurs ou donateurs à bonne conscience.

Romain Gary, né en Russie et arrivé en France à 14 ans, s’est engagé en 1940 dans la France libre. Compagnon de la Libération, il devient consul de France notamment en Amérique latine. C’est dire s’il connait bien des contrées et leurs mœurs, dans ces années 1960 toutes acquises aux « révolutionnaires » agrariens : Che Guevara et Fidel Castro. Sauf que lui les côtoie de près ; qu’il n’est pas intello de Normale Sup ni des cafés enfumés de Saint-Germain des Prés où l’on refait le monde en théorie dans un fauteuil. Il a connu la famine sous Staline, la guerre contre les fascismes et le cynisme communiste. Il est donc immunisé.

Ce qui nous vaut ce roman picaresque, écrit d’une plume alerte, avec la verve d’une jeunesse bien vécue. Avant Guy Debord, son humanité saltimbanque vaut bien la société du spectacle. La politique est un théâtre, pas plus honorifique que les acteurs des cafés-concerts ou les numéros de cirque des clowns et des acrobates – ou même des télévangélistes ! La faute à qui, si l’être humain est devenu histrion ? A la religion d’abord, puis au marxisme devenu dogme qui lui a succédé. Toute Vérité révélée se veut totalitaire. Ce ne sont pas nos imams braillards d’aujourd’hui qui démentiront le portrait.

Ce pourquoi il faut relire Romain Gary qui décortique avec jubilation ce grand guignol fait d’artifices et de coups de gueule, dont Chavez est le dernier avatar.

José Almayo est un pauvre indien Cujon (invention de l’auteur qui peut se prononcer couronne ou couillon). Il a le visage impassible d’un dieu maya, mais avec du sang espagnol. Poussé aux études par les curés, devenu prostitué à 14 ans pour acquérir la gloire de toréer, il enrage d’être peu doué et de se faire moquer. « Quand on est né indien, si on veut s’en sortir, il faut le talent ou il faut se battre. Il faut être torero, boxeur ou pistolero » p.117. On dirait aujourd’hui chanteur, footeux ou terroriste – mais rien n’a changé. A 17 ans, il quitte son gras protecteur pour revenir au village consulter le prêtre qui l’a sorti de la glèbe. Il n’a pas réussi avec Dieu et le bien, il lui demande donc par contraste quels sont les plus grands péchés. Le vieux lui répond la sodomie, l’inceste et le meurtre d’un religieux.

Tout ce qu’on lui a appris est faux. « En fait, tout était mal, il n’y avait de bien que la résignation, la soumission, l’acceptation silencieuse de leur sort et la prière pour le repos de l’âme de leurs enfants, morts de sous-alimentation ou d’absence totale d’hygiène, de médecins ou de médicaments. Tout ce qu’ils avaient envie de faire, les Indiens, forniquer, travailler un peu moins, tuer leurs maîtres et leur prendre la terre, tout cela était très mauvais, non ? Le Diable rôdait derrière ces idées, on leur expliquait ça sans arrêt. Alors, il y en a qui ont fini par comprendre et qui se sont mis à croire très sérieusement au Diable » p.133. Et aux Américains, puisque les bien-pensants de gauche les accusent d’être impérialistes – Almayo les trouve donc irrésistibles.

L’éphèbe José décide donc de changer de protecteur. Exit Dieu, appel au Diable, El Señor en espagnol. Il tue le prêtre « respectueusement », puis copule avec sa sœur (déjà déflorée par son frère aîné) ; la sodomie, il a déjà donné. Mais il sait que le cul est sans importance pour devenir quelqu’un. Il entre dans la police, se crée des protections, en devient chef, puis renverse le dictateur en place avec un quarteron de généraux, avant de faire place nette pour lui tout seul. La protection majeure est celle des États-Unis et, dans ces années de guerre froide, s’afficher marxiste est le seul moyen de faire affluer l’aide américaine. L’idéologie, il s’en fout, comme tous les histrions, Mélenchon y compris ; ce qui compte est la gloire, qui garantit le pouvoir et l’argent. Le monde a-t-il changé ?

Il cherche à rencontrer le diable et, pour cela, convoque les plus grands manipulateurs qu’il peut trouver. Staline est mort, comme Hitler, c’est dommage ; il se rabat sur le meilleur casting du temps. Le Dr Horwat le télévangéliste américain blond, Agge Olson le ventriloque danois, le jeune cubain supermâle aux dents aurifiées, Charlie Kuhn né Majid Kura à Alep le directeur d’une agence artistique, Monsieur Antoine le jongleur de Marseille, Manulesco le juif roumain violoniste, John Seldon l’avocat d’affaires du dictateur – et même la pute américaine, très jeune actrice nominée, qui lui sert de maitresse kleenex – sont des rôles composés. Tous se croient géniaux, utiles à l’humanité. Ils ne sont que des pantins mus par la vanité. Le pouvoir ou l’argent ne sont rien face à la gloire…

Le roman commence au moment ou le capitaine Garcia, aussi roublard et borné que le sergent de Zorro, reçoit l’ordre – donné par le dictateur lui-même – de fusiller tout ce petit monde, sa mère comprise. C’est que la révolution gronde à nouveau, un jeunot guévariste veut lui ravir la place. Quoi de mieux que de tuer des étrangers, d’en accuser le rebelle, et de recevoir des marines venus ramener l’ordre ? Sauf que rien ne se passe comme prévu. Le Diable se rit des humains qui croient en lui. Dieu aussi, semble-t-il, puisque la conne américaine, devenue sa maitresse, se sent coupable d’être née nantie, socialement inutile. Elle veut « se réaliser » et « s’exprimer », scies de la jeunesse des années 60. En voulant faire le bien elle fait le mal, tant l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le développement trop brutal pousse les masses à la révolte, les réalisations « culturelles » se font au détriment de la misère et du chômage (n’est-ce pas, Martine Aubry ?).

L’auteur se place en observateur de la comédie humaine, ces « révolutionnaires » en paroles pour faire l’acteur, mais avides de gloire égoïste qui donne le pouvoir et l’argent. Il crée le personnage de Radetzky, conseiller de José Almayo, qui se dit ex-parachutiste de Hitler comme Skorzeny, en réalité journaliste suédois né Leif Bergstrom et aventurier comme Romain Gary. Lui aussi joue un rôle, la différence est qu’il ne se prend pas au sérieux et met sa vie en jeu.

Leçon du livre : « Après tout, il n’y a pas d’autre authenticité accessible à l’homme que de mimer jusqu’au bout son rôle et de demeurer fidèle jusqu’à la mort à la comédie et au personnage qu’il avait choisis. C’est ainsi que les hommes faisaient l’Histoire, leur seule authenticité véritable et posthume » p.386. Oui, mais l’histoire jugera – elle est impitoyable aux faiseurs.

Romain Gary, Les mangeurs d’étoiles, 1966, Folio 1981, 448 pages, €7.69

Romain Gary présente lui-même Les mangeurs d’étoiles en archives INA

Eva Bester parle en vidéo des Mangeurs d’étoiles sur Arte

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