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Guy Bordin, Vers le monde bleu

C’est un roman inspiré par l’ethnologie que nous propose l’auteur belge. Une vérité alternative, construite, mais pas à partir de rien. A partir des restes de récits, de portraits et de légendes collectés par des passionnés sur les peuples oubliés.

Le narrateur, jeune homme de moins de trente ans, est banal et sans histoire. Il se cache, ayant ressenti des penchants peu avouables par la société de son temps. Fils unique de classe populaire en province, il a assuré des études de géographie et une « carrière » d’enseignant en passant le Capes. Il aime ses élèves, leur jeunesse, leur curiosité. Il s’avoue attiré par de plus âgés, mais il reste puceau jusqu’à ce qu’un adulte l’initie.

Son rêve de gosse est d’aller dans ces bouts du monde où les Indiens, les Boshimans, les Africains, ont vécu avant d’être décimés, puis exterminés par le monde blanc et ses maladies : variole, syphilis, alcool, chasse aux indigènes. Mais ses demandes de mutation comme expatrié restent lettres mortes jusqu’à ce qu’on lui propose Saint-Pierre et Miquelon. Pourquoi pas ? Ce n’est pas le grand Sud, mais mieux de rien, proche de ce qui reste des Indiens d’Amérique. Il accepte. Nous sommes dans les années 1990 et il devra voter Jospin en 1997 avant que Chirac ne soit élu.

Au lycée, il ne tarde pas à faire la connaissance de Jacques, fringuant prof de gym bien découplé, marié à Françoise par convenance, l’épouse étant stérile. Commence alors l’initiation au sexe et l’éternelle histoire du mari, de la femme et de l’amant (de l’époux, ce qui est assez cocasse). Françoise se révélera au courant des goûts de son mari, et heureuse de le voir s’épanouir dans les bras du narrateur. Elle n’est pas jalouse car ils s’aiment et elle aime son mari qui l’aime. Ce sont des relations nouvelles dans le roman, mais de plus en plus souvent réelles.

Le sexe et les échanges entre partenaires, notamment avec l’Indien Paul, époustouflant de fine jeunesse, ne sont pas le principal. Ce qui compte est le rêve. Redonner à la dernière des Béothuks sa place en insérant une Chronique, éditée à compte d’auteur en un seul exemplaire au XIXe siècle, dans une bibliothèque municipale, trois poupées noires aux bras en croix de Shanawdithit dans divers musées consacrés aux populations indigènes et une jetée à la mer. C’est rendre des signes à la culture disparue des Micmacs exterminés par les Anglais sur Terre-Neuve.o

« Les hommes ne trouvent pas la vérité : ils la font comme ils font leur histoire », écrit Paul Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? L’auteur le cite pour donner la clé de son roman érudit, très bien écrit, mais où le narrateur, guère sportif, est sans cesse épuisé le soir venu. Le lecteur subira le décentrement de s’immerger dans la vie quotidienne de ce petit archipel français à quelques encablures du continent américain, dans lequel j’ai moi-même séjourné, et dans l’ethnologie des peuples premiers disparus. Croira-t-il à leurs mythes ? L’auteur, d’un ton posé et comme raisonnable, cherche à les faire advenir.

Guy Bordin, Vers le monde bleu, 2022, éditions de la Trémie, 169 pages, €15,00

Un précédent roman chroniqué sur ce blog

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Revue Natives

« Des peuples, des racines », ainsi est sous-titrée en français la revue Natives qui porte un titre en globish, manière agaçante de faire révérence aux colonial studies et autres gender studies qui infestent les universités yankees. Le premier hors-série de la revue recueille les trois premiers numéros parus en 2020 sous la forme d’un pavé de 130 pages richement illustré. Dirigée par Jean-Pierre Chometon, elle connaît un comité de parrainage prestigieux qui comprend notamment Yann Arthus-Bertrand, Véronique Jeannot, Pierre Rabhi, et des parrains ou marraines venus de chaque continent. M. Chometon est handicapé de naissance et entrepreneur à Toulouse, auteur notamment d’un Itinéraire amoureux de la vie sur la spiritualité de l’Orient (Gurdjieff, Luis Ansa, Ramesh) au cœur de ses cellules.

Les confinements successifs dus au Covid ont fait que la revue est parue essentiellement sur Internet, ce numéro papier « issu de forêts durables » est un point de référence pour la faire connaître après une année d’existence. « Notre mère la Terre » comporte encore environ 5000 communautés d’autochtones qui sont « les derniers gardiens de la biodiversité ». La mode est au retour sur soi, au regard sur le passé, aux préoccupations sur l’environnement. L’idée est que la philosophie des origines permettrait (peut-être) de découvrir un équilibre nécessaire à la vie qui reposerait sur l’interdépendance de toutes choses. Ce vocabulaire marketing n’a guère de signification concrète mais pointe une notion, qui était déjà celle des philosophes antiques, selon laquelle la démesure est punie par les dieux, la tempérance est nécessaire à la santé, et s’il faut de tout, il ne faut rien de trop. Vivre, c’est vivre juste.

La revue donne la parole aux peuples autochtones qui défendent leurs droits et enseigne l’intemporel à la modernité. Le sommaire du recueil, qui regroupe trois numéros parus en 2020, est très riche. Il parle de la forêt, de l’intelligence des plantes, de l’arbre et de leur enseignement ; il parle des femmes, du mythe des sociétés matriarcales, du féminin sacré en occident, de la résistance des corps, de la figure de la sorcière ; il parle enfin des sagesses ancestrales, du chamanisme, du retour aux sources, des druides et des rites initiatiques. Tout cela est un peu hors du temps, ce qui est voulu, comme si l’Occident, la science et la modernité, ne conduisaient pas au progrès mais à la régression suicidaire. Pourquoi pas ?

Ayant beaucoup voyagé, fait des études d’archéologie et d’ethnologie, œuvré dans le monde de la finance internationale et des marchés, je connais le présent et le passé et je ne crois pas que l’avenir soit dans le retour aux comportements paléolithiques. Mais le passé nous aide à vivre, et les traditions restées vivantes préservent nos racines. Une belle revue qui ravira tous ceux qui veulent s’évader de leur présent trop morose.

Le site de la revue Natives avec accès aux vidéos publiées sur les réseaux

La page Facebook de Jean-Pierre Chometon

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie

C’est une biographie en grande pompe que nous offre Philippe Soulier : 646 pages denses et de multiples notes. Il n’en fallait pas moins pour ce monstre sacré de l’ethnologie préhistorique française que ses étudiants et ses collaborateurs appelaient familièrement « Patron ». Il devient docteur ès lettres en 1944 sur l’archéologie du Pacifique Nord et docteur ès sciences en 1954 sur les traces d’équilibres mécaniques du crâne des vertébrés terrestres – après avoir quitté l’école à 14 ans. Il parle russe, chinois et japonais en plus des langues européennes. Nommé au Collège de France en 1969 et médaille d’or du CNRS en 1973, André Leroi-Gourhan a refondé la préhistoire française en homme de terrain avant d’être théoricien.

Vous allez lire une biographie intellectuelle, pas la « vie » d’un individu. Au détour d’une phrase, on apprend que le jeune Leroi, qui a accolé le nom de sa mère Gourhan pour avoir été élevé principalement par ses grands-parents maternels, s’est marié avec Arlette – mais cette dernière a assisté son mari et est devenue palynologue reconnue en étudiant les pollens fossiles. On apprend aussi que le couple a eu quatre enfants, mais on ne sait rien d’eux, sinon qu’un fils, Christian, jouait de la bombarde pour réveiller les fouilleurs de Pincevent.

Pour le reste, le dépouillement des œuvres, articles, rapports, cours et archives personnelles est une performance. Il a fallu plus de deux ans de travail pour ce faire, d’où l’abondance des références. Le processus de pensée de Leroi-Gourhan est approché pas à pas, au plus près du contexte, et son évolution démontrée en regard des éléments matériels. André Leroi-Gourhan n’est pas structuraliste comme son collègue Lévi-Strauss, il ne part pas d’un concept intellectuel pour tenter de le prouver dans la réalité. Il part au contraire des faits, qu’il essaye de décrire le plus complètement et le plus objectivement possible, avant de réfléchir aux éventuelles « structures » qui peuvent faire sens (mais aussi être interprétées différemment dans le futur).

Ainsi de l’art pariétal, les peintures sous grottes n’étant pas assemblées au hasard et pouvant faire l’objet d’une explication symbolique en analysant l’organisation de l’espace figuré, plus élaborée que leur simple description artistique.

Ainsi de la fouille : dans l’habitation n°1 de Pincevent, des « structures de combustion » (vocabulaire archéologique descriptif) peuvent devenir des « foyers » (vocabulaire ethnologique appliqué en préhistoire) lorsque leur situation permet d’en inférer leur usage pratique (chauffage, cuisine, préparation du silex). Car Leroi-Gourhan fut d’abord ethnologue avant de devenir archéologue. Ce ne sont que les circonstances qui l’ont fait passer du Musée de l’Homme à la Sorbonne puis au CNRS.

Ainsi aussi, ce qui est moins connu, les rapports de l’homme et de la technique et le rapport entre les humains par le biais de l’analyse de leurs productions matérielles (Milieu et techniques 1945, Le geste et la parole 1964 1 et 2). « Il définit le ‘comportement technique’ comme ‘l’ensemble des attitudes psychosomatiques (c’est-à-dire les rapports entre le corps et le système nerveux central) qui se traduisent par une action matérielle sur le milieu extérieur’ » p.172.

Il a commencé lors de la fondation du Musée de l’Homme en 1937 par une mission d’ethnographie au Japon durant deux ans avant la seconde guerre mondiale avant de réintégrer le pays et d’entrer en Résistance, moins dans le réseau du Musée de l’Homme trop amateur et trop « coco » pour ce catholique social baptisé volontairement à 20 ans, mais dans le maquis de l’Ain, où il fut cité pour fait d’armes et obtint la médaille de la Résistance, la Croix de guerre et la Légion d’Honneur. La reconstruction d’après-guerre lui permet d’émerger, d’abord comme maître de conférences d’ethnologie à Lyon et créateur d’une école de fouilles à Arcy-sur-Cure, puis en Sorbonne à Paris où il enseigne l’ethnologie et la préhistoire avant de confier le poste de préhistoire à Michel Brézillon, son dynamique adjoint depuis des années et devenu docteur en préhistoire.

Mais c’est surtout la découverte du site magdalénien de Pincevent en Seine-et-Marne, le 5 mai 1964 par des amateurs, qui va fonder sa méthode de fouilles. Contrairement à Arcy où la stratigraphie était fondamentale, Pincevent est un site à plat où la topographie des vestiges compte le plus. Il s’agit alors de dégager la plus grande surface possible en laissant en place les objets découverts, pour comprendre les structures mises au jour. Le travail scientifique ne peut se faire qu’en équipe, chacun étant spécialisé et positionné dans une hiérarchie selon ses compétences, la direction n’appartenant qu’à un seul qui opère la synthèse. Les stagiaires sont contrôlés par des fouilleurs expérimentés, les sections par des chefs et l’ensemble du chantier par lui-même (p.469). Un exercice collectif de débat, chaque soir après la fouille, permet de confronter les points de vue. La méthode est au fond celle de la médecine hospitalière où le patron suivi de ses internes visite les malades en observant, échangeant et faisant de la pédagogie (p.473).

Leroi-Gourhan dit de l’ethnologie, tant classique que celle qu’il va élaborer en préhistoire : « La signification réelle de notre discipline (…) est de rendre témoignage devant notre civilisation, de la part que tous les hommes ont prise dans l’édifice commun » cité p.267. Avant de changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Par exemple, le capitalisme est surtout « la succession cumulative des techniques » (p.395) constatée dans l’évolution humaine. Leroi-Gourhan n’est d’ailleurs pas optimiste sur l’avenir de l’humanité ; elle pourrait disparaître d’ici quelques dizaines de milliers d’années, l’évolution étant désormais pour l’espèce moins biologique que technique et sociale, avec toutes les incertitudes que cela peut comporter, notamment « une rupture entre les hommes et la matière » (p.458). Il voit la prolifération humaine au XXe siècle comme une prolifération microbienne, aussi nocive pour l’environnement. Quant aux ethnies, elles sont un « groupement fondamental », mais « le résultat d’une dynamique tant historique que relationnelle entre ses milieux intérieur et extérieur : « Constituée par un faisceau de caractères (raciaux, linguistiques, techniques, sociaux…) en état d’équilibre économique, c’est donc un moment dans une évolution, un état de cohésion qui implique l’instabilité au moins relative de l’ethnie ». » cité p.378. L’important n’est pas l’essence mais la dynamique ; pas un âge d’or mythique qui n’a jamais existé mais l’avenir préparé en commun.

Les dernières années sont une consécration pour l’œuvre accomplie, notamment pour la méthode scientifique de fouilles, au plus près des vestiges et tendant à accumuler le plus de données brutes possibles avant toute interprétation, de façon à ce que les archéologues du futur puissent reprendre l’étude avec des idées neuves mais une base objective de renseignements. Car toute fouille détruit irrémédiablement son terrain – et c’est bien le malheur des fouilles amateurs que de saccager le passé au profit de « l’objet ».

Il se trouve que j’ai connu André Leroi-Gourhan au début des années 1970 et que j’ai suivi son école de fouille plusieurs années sur le chantier d’Etiolles (Essonne) sous la direction d’Yvette Taborin, avant de soutenir entre autres une maîtrise en Préhistoire à la Sorbonne des années plus tard. Philippe Soulier était encadrant en 1972 ; il est désormais ingénieur de recherche au CNRS et membre de l’équipe ‘ethnologie préhistorique’ fondée par A. L-G. J’ai participé au moulage de l’habitation U5 avec Michel Brézillon, chargé de cours en Sorbonne et Directeur de la circonscription préhistorique d’Île-de-France avant d’être nommé Inspecteur Général de l’Archéologie auprès du Ministre de la Culture ; il est décédé en 1993. André Leroi-Gourhan est mort en 1986 de la maladie de Parkinson. Je connais donc bien le contexte et les personnes et c’est toujours une surprise de les retrouver figés en un livre.

Cet ouvrage d’une lecture pas trop austère intéressera quiconque aime l’archéologie et non seulement veut en savoir plus sur la manière la plus scientifique possible de fouiller sans tout éliminer, mais aussi sur les interprétations ethnologiques possibles en préhistoire qui surgissent des objets découverts et de leur agencement en structures. Plus que l’objet, c’est bien l’humain qui est le plus séduisant dans la discipline – et il fallait un ethnologue de formation pour accomplir cette révolution de méthode !

Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie 1911-1986, CNRS éditions 2018, 646 pages, €27.00

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Paul Faure, Ulysse le Crétois

Ulysse est un mythe, et en même temps le symbole même de l’homme grec. Il est pourtant Crétois, comme le montre Paul Faure sur 278 pages plus 112 pages de notes bibliographiques et documents, ainsi que plusieurs cartes et plans. Paul Faure fut professeur de langue et de civilisation grecques à l’université de Clermont-Ferrand – et à demi crétois lui-même. La tradition orale de la grande île a conservé de nombreuses versions du héros achéen qu’un aède – Homère – a synthétisé sous une forme puissante et personnelle. Son livre érudit se lit facilement et nous en apprend beaucoup sur ce monument de civilisation occidentale qu’est l’Iliade, mais surtout l’Odyssée.

Comme Jésus Christ selon Michel Onfray, Ulysse n’a pas « existé » matériellement, mais comme concept humain. Est-ce la menace culturelle de l’immigration massive en cours ? La poussée brutale des nationalismes dans le monde ? La manifestation évidente du déclin américain avec son président clown ? L’été est en faveur du « retour » à Ithaque, du périple d’Ulysse, de la boucle de l’Odyssée. Ce ne sont qu’émissions d’été sur les radios, depuis les lourdingues « Grandes traversées » France-culturelles où ladite culture est souffrance et où il faut s’emmerder de longues heures à écouter du grec dans le texte pour acquérir le Savoir – au nettement plus dynamique et passionnant Sylvain Tesson sur France-Inter qui met l’épopée au rang du peuple – redonnant à la culture son rang évident de religion populaire (religion = ce qui relie).

Se fondant sur la linguistique, l’archéologie et l’ethnologie, Paul Faure démontre qu’Ulysse fut Crétois, probablement demi-frère ou compagnon du roi Idoménée (p.69), guerrier médiocre (p.138) mais ambassadeur hors pair. « L’Iliade nous le présente moins comme un soldat que comme un négociateur ou un champion » p.139. En sept chapitres, il décline les sept adjectifs qu’Homère utilise dans l’Odyssée pour définir Ulysse : le Petit Prince, l’endurant, l’ingénieux, le rusé, le personnage aux mille tours, le fameux, le divin. D’ailleurs, Ulysse se dit Odysseus en crétois : l’Odyssée n’est donc que la geste d’Ulysse, l’Ulyssiade comme on inventait jadis le nom des épopées.

« Je dis qu’il n’y a qu’en Crète que l’on retrouve, d’un bout à l’autre de l’époque historique, un rituel d’initiation ou de probation de l’adolescence, dont le scénario bien attesté corresponde terme à terme aux cinq premières phases de l’initiation d’Ulysse : l’épreuve du fruit défendu, l’épreuve des ténèbres, l’épreuve du sexe, l’épreuve des eaux, l’épreuve de l’Au-delà. (…) Si l’on ajoute à cela que le nom d’Odysseus est crétois, que les armes du héros comme ses exploits et ses mensonges sont crétois, que les mythes relatifs à ses antagonistes et même leurs noms se sont conservés en Crète de siècle en siècle jusqu’à nos jours : Cyclopes, Circé, Sirènes, Calypso, Néréides, Tartare et Revenants, il n’y a pas lieu de douter que le mensonge sept fois répété d’Ulysse : « Je suis véritablement Crétois », n’était pas tout à fait un mensonge. Et que, si son histoire paraît bien celle d’une sorte de Petit Poucet local, elle a servi de modèle et de garant des centaines d’années avant Homère à tous les enfants de l’aristocratie que l’on initiait publiquement en Crète à la vie » p.59.

Les mystères, le merveilleux, les géants, le loto qui donne l’oubli, le cheval de Troie (p.169) – tout cela n’est que mythe. Télémaque est moins le fils d’Ulysse que son double, son successeur dans le temps (p.229). Et la sage Pénélope tisse moins une toile que des ruses et est moins fidèle que la cane sauvage pénélops d’où vient son nom (p.231). Mais qu’importe ? Homère est un auteur qui met en scène « l’essentiel des chants de l’Odyssée, y compris le XIe et la majeure partie du XXIVe, (…) auteur en tout cas du plan et du thème de l’Odyssée » p.240. Il a nourri ses récits de son expérience de voyageur et des récits des commerçants – d’où les détails géographiques qu’il donne – mais la réalité ne fait que servir la fiction. Retrouver l’itinéraire d’Ulysse est une gageure car une part est inventée (p.242).

« Aussi, l’épopée n’est-elle qu’à moitié mythique, à moitié logique. Pour employer une opposition très fréquente en grec, elle participe à la fois du mythos, ou parole qui raconte, et du logos, ou parole qui démontre. (…) Son épopée est caractérisée par le mélange constant de l’humain et du surhumain, de l’intemporel et du vécu, de l’extraterrestre et de la plus humble réalité » p.244. Ulysse est un modèle de vie exemplaire proposé aux adolescents grecs. « Ipso facto, Ulysse, devenu le meilleur des Grecs, quasi divinisé (théios, antithéos) à force d’être universel, cessait d’être crétois » p.244.

Homère est un auteur qui semble avoir réellement existé. « Homère a donné à Ulysse une bonne partie, qui n’est pas la meilleure, de son caractère, de son âge, de sa propre destinée. Il s’est trop attaché au conflit des générations pour ne pas y avoir été lui-même largement impliqué. Même l’intérêt qu’il porte à la jeune Nausikaa – un des moments les plus purs et les plus discrets de l’immense poème – ou bien encore la paternelle affection dont il entoure l’adolescent Télémaque, montrent l’auteur qui a passé la cinquantaine. (…) L’intrigue et l’action nous attachent parce qu’elles sont d’un homme de l’an 700 av. J.C. » p.271.

« Relire » l’Iliade et l’Odyssée, écouter Sylvain Tesson en parler bien mieux que Pierre Bergougnoux, se documenter dans le livre de Paul Faure plutôt que par les bavardages entrecoupés de musique criarde de France-Culture, voilà un beau programme de civilisation pour l’été. Car, si l’hospitalité était l’une des vertus du monde grec, elle ne s’entendait que comme accueil d’un Autre parce que l’on est sûr de sa civilisation – pas comme une invasion acculturante au nom d’un métissage général.

Paul Faure, Ulysse le Crétois, 1980, Fayard 406 pages, €25.00

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Raoul Girardet, L’idée coloniale en France 1871-1962

raoul girardet l idee coloniale en france
La colonisation française active, militaire, économique, scolaire, avec conquête et occupation des territoires, création d’un réseau de soins, d’écoles et de transports, a duré un siècle. Il ne s’agit pas de “justifier” ni “d’excuser” – mais de “comprendre”. L’inverse même de la mentalité ignare et sectaire d’aujourd’hui – jusqu’à Manuel Valls – qui croit qu’analyser, c’est excuser et tenter de comprendre déjà pardonner.

Comprendre est la thèse que défend Raoul Girardet, professeur à Science Po, dans ce livre paru en 1972 chez un éditeur « de droite » car le sujet n’était pas à la mode. Depuis, il l’est revenu, mais pour d’autres raisons que le patriotisme des pays décolonisés : pour affirmer une identité communautaire en opposition à celle des Français de la République. Il est donc utile et intéressant de relire ce livre, travail initialement universitaire, avec tout le recul, l’analyse d’archives et l’érudition qui s’attache à la science historienne.

Coloniser n’a pas été un mouvement de masse mais une série d’initiatives dispersées, promues par certains milieux, qui ont forcé l’opinion jusqu’à l’apogée de l’Exposition Coloniale à Paris en 1931. La décolonisation fut douloureuse mais au fond un soulagement du « fardeau de l’homme blanc ». Aller s’occuper des autres était peut-être chrétien, mais répugnait au monde des affaires. Commercer, oui, s’établir, non. Flaubert en témoigne dans son Dictionnaire des idées reçues : « Colonies (nos) – s’attrister quand on en parle. »

C’est bien l’absence d’une politique volontaire qui s’affirme pour se lancer dans les conquêtes. La décision du gouvernement de Charles X de s’emparer d’Alger n’était pas d’acquérir des territoires à exploiter mais d’éradiquer la piraterie qui terrorisait le commerce en Méditerranée et réduisait nombre de passagers en esclavage en « barbarie ». La guerre était une décision de prestige pour la monarchie.

Les politiciens libéraux y étaient hostiles par principe : la conquête coloniale coûte cher car il faut entretenir l’armée et nombre de petits fonctionnaires ; elle ne profite pas globalement à la métropole et n’enrichit que quelques négociants. Contrairement aux thèses marxistes, complaisamment enseignées en écoles et universités, au mépris du réel historique. Le gourou du libéralisme économique, Jean-Baptiste Say cité par Girardet, le dit clairement : « tout peuple commerçant doit désirer qu’ils soient tous indépendants pour qu’ils deviennent plus industrieux et plus riches. » Selon ce même principe, les Américains ont toujours été hostiles à la colonisation. Même lorsqu’ils font la guerre, ils ne savent pas « occuper » un pays, trop égoïstes et centrés sur eux-mêmes pour se préoccuper des autres.

La conquête coloniale n’est donc soutenue que par les militaires d’Afrique, les marins et quelques gros négociants des ports. S’y ajoutent quelques explorateurs et géographes, quelques écrivains exotiques (Jules Verne) et les Saint-Simoniens, précurseurs des socialistes, qui veulent régenter les sociétés pour les plier à la discipline du Progrès en même temps que les émanciper, par mission universaliste.

Une doctrine militante de la colonisation ne voit le jour en France qu’à la fin du Second Empire. Elle vante l’unité économique globale nécessaire à l’harmonie sociale, la grandeur de la France et son rayonnement dans le monde, enfin la possibilité d’augmenter la production en trouvant ainsi de nouveaux débouchés.

colonies cafes

Le perfectionnement intellectuel, sanitaire et moral des indigènes est second : aller conquérir, bâtir et éduquer servira bien plus qu’aux indigènes à la régénération morale des Français après la défaite de 1870, l’amputation du territoire et la dépression économique de 1873. Le discours à la Chambre du socialiste Jules Ferry sur la politique coloniale, en 1885, le résume à loisir. De 1880 à 1895, sous la IIIe République naissante, les possessions françaises passent ainsi de 1 à 9,5 millions de km². Ce n’est qu’après 1890 que naissent divers comités, comme celui du Maroc, puis l’Union Coloniale qui fait lobby avec ses conférences, ses dîners mensuels, son Congrès à Marseille en 1906 et ses cours libres en Sorbonne. L’École Coloniale naît en 1889 et un Ministère des Colonies est instauré en 1894. Tandis que la politique coloniale anglaise est inspirée par les commerçants et les industriels, la politique coloniale française est politique et militaire. L’idéologie de la République est jacobine, centralisatrice et assimilatrice, au contraire du modèle anglais de self-government.

S’installe alors la justification morale critiquée aujourd’hui, déclinée en idéologie politique. Les intérêts particuliers de la France ne peuvent être dissociés de l’intérêt général de l’humanité ; le désir d’épanouissement de l’homme, à l’œuvre dans l’école publique, est étendu au développement de l’Empire outre-mer. La Raison révélée luttera contre les oppressions superstitieuses et tribales. On croyait alors (faussement) à une hiérarchie des races et c’était du « devoir des aînés » avancés de protéger et d’éduquer les « petits » arriérés.

Ce dynamisme, qui est l’une des dérives des Lumières, a été adopté avec enthousiasme par le parti Radical dès 1902. Les Conservateurs n’y sont venus qu’en 1905, ils désiraient plutôt la puissance et y ont vu la destinée de la France. Les socialistes parlaient alors de « flibusterie coloniale » (Jules Guesde) visant à parer à la surproduction tout en enrichissant une ploutocratie financière. Jaurès répudiait la force mais est resté tenté par la diffusion du Progrès.

L’apogée du colonialisme est fixé par l’auteur en 1931. La Grande Guerre a montré le rôle considérable des colonies dans la victoire (1 million d’hommes mobilisés, 200 000 tués). Le maréchal Lyautey concilie dans l’opinion éclairée le prestige du soldat à celui du bâtisseur, double figure du père tutélaire qui protège et élève ses « enfants ». Le commerce colonial, qui représentait 13% du total du commerce en 1913, en représente 27% en 1933. La société se convertit grâce à la Croisière Noire des voitures Citroën 1925 puis à la Croisière Jaune 1933 (événements précurseurs de l’agitation médiatique des courses et autres Dakar). Les romans sahariens de Pierre Benoît et de Joseph Peyré enfièvrent les imaginations.

Dans l’entre-deux guerres apparaissent les premiers mouvements revendicatifs dans les colonies : le Destour en 1920 en Tunisie, les Oulémas en 1935 en Algérie, le terrorisme en 1930 au Tonkin. Léninistes comme sociaux-démocrates (tels André Gide) sont d’accord pour l’égalité des droits et pour le droit à disposer d’eux-mêmes des peuples de couleur. « Le préjugé de civilisation se délite », selon Lucien Romier en 1925. L’ethnologie naissante affirme le pluralisme des cultures et le processus d’acculturation de l’idéologie du Progrès. Les romans sahariens d’Isabelle Eberhardt et de Roger Frison-Roche convertissent plutôt le Blanc à la vie indigène.

La décolonisation prendra 12 ans, de 1950 à 1962. Lâcher l’Empire est un arrachement car il a été l’ultime refuge de la souveraineté française durant le nazisme. Les Anglais sont partis de leurs colonies mais la lutte nouvelle contre ‘le communisme en un seul pays’ sert de prétexte à conserver la mainmise française en Asie et en Afrique.

colonisation et etats unis romain gary

L’anticolonialisme réunit quatre courants différents selon Girardet : l’antillais (Césaire, Fanon), le révolutionnaire (Sartre), l’humaniste (la revue Esprit) et l’intérêt national (Aron, de Gaulle). Les États-Unis sont malvenus de critiquer la colonisation française, comme en témoigne Romain Gary : leur idéologie des Lumières n’était pas plus vertueuse ! Il faut plutôt y voir la pression mercantile pour « ouvrir » aux produits américains les marchés encore fermés. Si les colonies n’ont pas coûté cher jusqu’en 1930, selon les travaux de l’historien Jacques Marseille, l’après Seconde Guerre mondiale a en revanche coûté à la France deux fois les crédits qu’elle recevait des États-Unis pour sa reconstruction.

Au total, Raoul Girardet replace la colonisation dans son mouvement. Il permet de la saisir comme phénomène global :

  1. politique pour créer un empire face à la Prusse et à l’Angleterre, menaçantes ;
  2. missionnaire pour porter haut partout la langue, les mœurs, le génie et le drapeau de la France, avec le devoir moral d’éduquer les populations indigènes ;
  3. économique, mais en dernier, pour échanger la production de ciment, de cotonnades et de machines contre du vin, du cacao et de l’huile.

Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, 1972, réédité en Poche Pluriel 2005, 506 pages, €9.86

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