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Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie

C’est une biographie en grande pompe que nous offre Philippe Soulier : 646 pages denses et de multiples notes. Il n’en fallait pas moins pour ce monstre sacré de l’ethnologie préhistorique française que ses étudiants et ses collaborateurs appelaient familièrement « Patron ». Il devient docteur ès lettres en 1944 sur l’archéologie du Pacifique Nord et docteur ès sciences en 1954 sur les traces d’équilibres mécaniques du crâne des vertébrés terrestres – après avoir quitté l’école à 14 ans. Il parle russe, chinois et japonais en plus des langues européennes. Nommé au Collège de France en 1969 et médaille d’or du CNRS en 1973, André Leroi-Gourhan a refondé la préhistoire française en homme de terrain avant d’être théoricien.

Vous allez lire une biographie intellectuelle, pas la « vie » d’un individu. Au détour d’une phrase, on apprend que le jeune Leroi, qui a accolé le nom de sa mère Gourhan pour avoir été élevé principalement par ses grands-parents maternels, s’est marié avec Arlette – mais cette dernière a assisté son mari et est devenue palynologue reconnue en étudiant les pollens fossiles. On apprend aussi que le couple a eu quatre enfants, mais on ne sait rien d’eux, sinon qu’un fils, Christian, jouait de la bombarde pour réveiller les fouilleurs de Pincevent.

Pour le reste, le dépouillement des œuvres, articles, rapports, cours et archives personnelles est une performance. Il a fallu plus de deux ans de travail pour ce faire, d’où l’abondance des références. Le processus de pensée de Leroi-Gourhan est approché pas à pas, au plus près du contexte, et son évolution démontrée en regard des éléments matériels. André Leroi-Gourhan n’est pas structuraliste comme son collègue Lévi-Strauss, il ne part pas d’un concept intellectuel pour tenter de le prouver dans la réalité. Il part au contraire des faits, qu’il essaye de décrire le plus complètement et le plus objectivement possible, avant de réfléchir aux éventuelles « structures » qui peuvent faire sens (mais aussi être interprétées différemment dans le futur).

Ainsi de l’art pariétal, les peintures sous grottes n’étant pas assemblées au hasard et pouvant faire l’objet d’une explication symbolique en analysant l’organisation de l’espace figuré, plus élaborée que leur simple description artistique.

Ainsi de la fouille : dans l’habitation n°1 de Pincevent, des « structures de combustion » (vocabulaire archéologique descriptif) peuvent devenir des « foyers » (vocabulaire ethnologique appliqué en préhistoire) lorsque leur situation permet d’en inférer leur usage pratique (chauffage, cuisine, préparation du silex). Car Leroi-Gourhan fut d’abord ethnologue avant de devenir archéologue. Ce ne sont que les circonstances qui l’ont fait passer du Musée de l’Homme à la Sorbonne puis au CNRS.

Ainsi aussi, ce qui est moins connu, les rapports de l’homme et de la technique et le rapport entre les humains par le biais de l’analyse de leurs productions matérielles (Milieu et techniques 1945, Le geste et la parole 1964 1 et 2). « Il définit le ‘comportement technique’ comme ‘l’ensemble des attitudes psychosomatiques (c’est-à-dire les rapports entre le corps et le système nerveux central) qui se traduisent par une action matérielle sur le milieu extérieur’ » p.172.

Il a commencé lors de la fondation du Musée de l’Homme en 1937 par une mission d’ethnographie au Japon durant deux ans avant la seconde guerre mondiale avant de réintégrer le pays et d’entrer en Résistance, moins dans le réseau du Musée de l’Homme trop amateur et trop « coco » pour ce catholique social baptisé volontairement à 20 ans, mais dans le maquis de l’Ain, où il fut cité pour fait d’armes et obtint la médaille de la Résistance, la Croix de guerre et la Légion d’Honneur. La reconstruction d’après-guerre lui permet d’émerger, d’abord comme maître de conférences d’ethnologie à Lyon et créateur d’une école de fouilles à Arcy-sur-Cure, puis en Sorbonne à Paris où il enseigne l’ethnologie et la préhistoire avant de confier le poste de préhistoire à Michel Brézillon, son dynamique adjoint depuis des années et devenu docteur en préhistoire.

Mais c’est surtout la découverte du site magdalénien de Pincevent en Seine-et-Marne, le 5 mai 1964 par des amateurs, qui va fonder sa méthode de fouilles. Contrairement à Arcy où la stratigraphie était fondamentale, Pincevent est un site à plat où la topographie des vestiges compte le plus. Il s’agit alors de dégager la plus grande surface possible en laissant en place les objets découverts, pour comprendre les structures mises au jour. Le travail scientifique ne peut se faire qu’en équipe, chacun étant spécialisé et positionné dans une hiérarchie selon ses compétences, la direction n’appartenant qu’à un seul qui opère la synthèse. Les stagiaires sont contrôlés par des fouilleurs expérimentés, les sections par des chefs et l’ensemble du chantier par lui-même (p.469). Un exercice collectif de débat, chaque soir après la fouille, permet de confronter les points de vue. La méthode est au fond celle de la médecine hospitalière où le patron suivi de ses internes visite les malades en observant, échangeant et faisant de la pédagogie (p.473).

Leroi-Gourhan dit de l’ethnologie, tant classique que celle qu’il va élaborer en préhistoire : « La signification réelle de notre discipline (…) est de rendre témoignage devant notre civilisation, de la part que tous les hommes ont prise dans l’édifice commun » cité p.267. Avant de changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Par exemple, le capitalisme est surtout « la succession cumulative des techniques » (p.395) constatée dans l’évolution humaine. Leroi-Gourhan n’est d’ailleurs pas optimiste sur l’avenir de l’humanité ; elle pourrait disparaître d’ici quelques dizaines de milliers d’années, l’évolution étant désormais pour l’espèce moins biologique que technique et sociale, avec toutes les incertitudes que cela peut comporter, notamment « une rupture entre les hommes et la matière » (p.458). Il voit la prolifération humaine au XXe siècle comme une prolifération microbienne, aussi nocive pour l’environnement. Quant aux ethnies, elles sont un « groupement fondamental », mais « le résultat d’une dynamique tant historique que relationnelle entre ses milieux intérieur et extérieur : « Constituée par un faisceau de caractères (raciaux, linguistiques, techniques, sociaux…) en état d’équilibre économique, c’est donc un moment dans une évolution, un état de cohésion qui implique l’instabilité au moins relative de l’ethnie ». » cité p.378. L’important n’est pas l’essence mais la dynamique ; pas un âge d’or mythique qui n’a jamais existé mais l’avenir préparé en commun.

Les dernières années sont une consécration pour l’œuvre accomplie, notamment pour la méthode scientifique de fouilles, au plus près des vestiges et tendant à accumuler le plus de données brutes possibles avant toute interprétation, de façon à ce que les archéologues du futur puissent reprendre l’étude avec des idées neuves mais une base objective de renseignements. Car toute fouille détruit irrémédiablement son terrain – et c’est bien le malheur des fouilles amateurs que de saccager le passé au profit de « l’objet ».

Il se trouve que j’ai connu André Leroi-Gourhan au début des années 1970 et que j’ai suivi son école de fouille plusieurs années sur le chantier d’Etiolles (Essonne) sous la direction d’Yvette Taborin, avant de soutenir entre autres une maîtrise en Préhistoire à la Sorbonne des années plus tard. Philippe Soulier était encadrant en 1972 ; il est désormais ingénieur de recherche au CNRS et membre de l’équipe ‘ethnologie préhistorique’ fondée par A. L-G. J’ai participé au moulage de l’habitation U5 avec Michel Brézillon, chargé de cours en Sorbonne et Directeur de la circonscription préhistorique d’Île-de-France avant d’être nommé Inspecteur Général de l’Archéologie auprès du Ministre de la Culture ; il est décédé en 1993. André Leroi-Gourhan est mort en 1986 de la maladie de Parkinson. Je connais donc bien le contexte et les personnes et c’est toujours une surprise de les retrouver figés en un livre.

Cet ouvrage d’une lecture pas trop austère intéressera quiconque aime l’archéologie et non seulement veut en savoir plus sur la manière la plus scientifique possible de fouiller sans tout éliminer, mais aussi sur les interprétations ethnologiques possibles en préhistoire qui surgissent des objets découverts et de leur agencement en structures. Plus que l’objet, c’est bien l’humain qui est le plus séduisant dans la discipline – et il fallait un ethnologue de formation pour accomplir cette révolution de méthode !

Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie 1911-1986, CNRS éditions 2018, 646 pages, €27.00

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Max Milan, La somnambule funambule

Ce roman commence noir, comme la ville en hiver ; nous entrons dans le spleen de Paris, la mansarde de Baudelaire. Un temps de flottement au premier tiers et puis ça prend, comme une mayonnaise. L’histoire embraye et le lecteur s’attache aux personnages, voyant ceux qui se croient avec les yeux voltairiens de l’auteur et mesurant l’ignoble veulerie des bourgeois cultureux avec sa langue directe et simple, sans familiarité inutile. Max Milan n’est pas Céline, mais il s’en approche par le cynisme anarchiste avec lequel il observe ses contemporains. Son roman, qui raille les branchés nantis parisiens, fait du bien.

Sandra est une jeune Ukrainienne blonde et physiquement épanouie qui a appris la danse à Kiev. Elle vient poursuivre des études à la Sorbonne-Nouvelle pour étudier les langues. Lors d’une audition pour intégrer le corps de ballet du chorégraphe snob parisianissime Cristobald Gonzalès de la Patam, elle se voit moquer ouvertement par ce xénophobe mondain aux origines douteuses et aux perversions infantiles manifestes. Elle se sent humiliée de devoir danser nue et accroupie par ce sadique tortionnaire de la gauche culturelle. « Ce qu’on attend de vous, c’est d’être un bon instrument. Si on vous demande de pisser sur scène, vous pissez (…) si on vous ordonne de boire du pipi à même le sexe d’un danseur, vous buvez » p.17. Ne croyez pas à l’exagération, le fin du fin de l’art chorégraphique à la pointe de la mode est la transgression de tous les tabous les plus intimes, la vautrerie dans la merde, la pisse et le sang – juste pour épater le bourgeois et le rendre coupable d’aimer le Beau. Cela sous l’œil bienveillant et la main subventionneuse du ministère de la Culture devenu ministère de la Fête, à la tête duquel le président mollasson-socialiste a nommé une égérie aux robes très courtes qui montre à l’envi ses jambes. Suivez mon regard…

Sandra n’a pas d’amis à la Sorbonne, décrite telle qu’elle est : « de grands couloirs glacés ; des toilettes aux murs couverts de graffitis obscènes, des secrétaires rébarbatives qui taisent soigneusement l’information qui vous serait utile, des salles de classe vides parce que l’heure du cours a changé sans que vous soyez prévenus, des visages fermés, un conformisme vestimentaire qui tend, comme les couleurs sur les murs, au monotone et à l’ennuyeux » p.23. Elle n’a que peu de choses à voir avec ces gens d’avenir. Même avec Chloé, qui veut être « supercopine » avec elle – mais pour la cuisiner et pouvoir la critiquer sur les réseaux sociaux avec les autres. Plus les termes sont enflés, plus pauvres sont les réalités…

Lucas l’enfantin speedé aux cheveux oranges et son copain Sidi qui considère que toutes les femmes doivent être traitées « comme des chiennes » (p.46) l’invitent à une « mégateuf » dans un squat de Montreuil où officie Foufoun, un faux Camerounais né à Sarcelles. Le squat de Maliens immigrés clandestins, soutenu par les zassociations habituelles de bien-pensants à la conscience coupable, sert de couverture à un gros trafic de haschich, cannabis, cocaïne et pilules diverses – que Lucas et Sidi utilisent pour ravitailler leurs copains. La « mégateuf », c’est beaucoup de bruit, d’alcool et de drogue, avec du sexe dans les coins. Les filles qui viennent là savent qu’elles vont de faire « déglinguer », terme favori de Foufoun qui joue volontiers les macs. Si Sandra y échappe, malgré le mélange savamment dosé de Mitrazapine et de Dronabinol censé la rendre inerte, c’est qu’elle possède un étrange pouvoir : celui de somnambulisme.

Dans cet état second, elle est suprêmement agile et n’a peur de rien, sorte de Batwoman sans conscience, fonctionnant avant tout par réflexe. Elle glisse entre les pattes des quatre qui voulaient la « défoncer » (autre terme choisi de Foufoun et ses potes) et s’enfuit, seins nus, dans Paris qui s’éveille. Elle regagne sans être vue, par les toits, sa chambrette mansardée chez la vieille schnock propriétaire Russe blanche Kloklochka. Apparemment, tout ce qui la trouble la fait somnambuliser la nuit.

Alors, lasse d’être constamment la victime d’une société parisienne aigrie qui en veut au monde entier, à commencer par son voisin, Sandra l’Ukrainienne, née dans une famille unie à la campagne, décide de se venger. Elle va passer par les toits pour observer Cristobald le méprisant mondain, Chloé l’égoïste bourgeoise maquée avec un Noir ouvrier pour faire bien, et voir si quelqu’un ne pourrait pas être ami avec elle. Tel Michel, avocat international qui croit devoir devenir fou (au point de se faire volontairement interner) avant de la rencontrer. Cette partie du roman est la plus réjouissante, la satire sociale des artistes, des flics, des psys, étant sans appel. Tous veulent déconstruire le réel pour composer leur réalité moralement acceptable – que les gens doivent s’inculquer sous peine d’être soumis aux foudres de la loi.

Les inventions de douce vengeance de Sandra par les toits sont cocasses et sans gravité autre qu’à l’ego des vaniteux visés. D’autant que le somnambulisme a deux faces : l’une noire et vengeresse, l’autre blanche et amoureuse. Comment, tombée dans la piscine et coulant à toucher le fond, donner ce coup de talon salvateur qui vous propulsera à nouveau vers la lumière.

Je ne vous dis pas tout, il faut bien un suspense. Mais ce qui a commencé noir se termine clair – loin de la « France moisie » chère à l’un de nos crocodiles cultureux qui a fait jadis la pluie et le beau temps littéraire avant de sombrer dans un contentement de soi pompeux étalé sans vergogne sur France-Culture.

Nous sommes dans la bonne aventure urbaine, dans la critique sociale, dans le cynisme philosophique. C’est à la fois salubre et réjouissant, sans message politique autre que celui que chacun pourra en tirer. Mais il passera auparavant un bon moment de lecture.

Max Milan, La somnambule funambule – Les sept chambres de Sandra, 2017, PhB éditions, 167 pages, €12.00

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Alain de Benoist, Mémoire vive

alain de benoist memoire vive

Mon attachée de presse favorite m’a prêté le livre d’un « sulfureux » intelligent. Connaissant la propension à l’anathème des idéologues aussi sectaires qu’envieux qui dominent trop souvent les médias en France, je me suis dit qu’il serait intéressant de savoir ce qu’un intellectuel qui n’est pas « de gauche » (espèce devenue rare) pouvait avoir à dire sur le monde d’aujourd’hui.

L’itinéraire qui va de nationaliste révolutionnaire à 16 ans au fédéralisme écologique à 70 ans mérite qu’on s’y arrête.

S’il a été dans le « mauvais » camp (comme disent ceux qui détiennent la Vérité), il a largement évolué. Autrement que ces Maos qui voulaient dynamiter le système bourgeois… et qui se retrouvent aujourd’hui bons bourgeois repus et nantis, occupant des positions de pouvoir un peu partout dans les médias, la politique et les universités, voire à l’Académie.

Ni droite ni gauche, ni révolutionnaire ni conservateur – mais conservateur révolutionnaire : tel se veut le militant de la Nouvelle droite et Alain de Benoist est son prophète. Près de 70 ans après être né, 40 ans après son mariage qui lui a donné deux garçons, un bilan paraissait nécessaire. Qu’en a-t-il été de cette vie consacrée aux idées ? vouée à la militance intellectuelle ? appelée à prêcher dans le désert ?

Il a manqué à Benoist la discipline de la thèse et l’exigence universitaire pour accoucher d’une œuvre.

Certes, il a beaucoup écrit, mais que reste-t-il au fond ? Des messages d’intellectuel engagé, pas une philosophie originale, ni même une politique. Sa cohérence sur la durée existe, mais où est-elle exposée ? Vu de droite – Anthologie critique des idées contemporaines en 1977, recueil d’articles (déjà) relus et augmentés, était une étape qui n’a pas connu de véritable suite. Alain de Benoist est comme Gabriel Matzneff (l’un de ses amis) incapable semble-t-il d’une œuvre construite, trop dispersé dans l’actualité, trop soucieux de tout avoir lu, de tout englober pour « prendre position ». Sa façon d’écrire, par paperolles découpées ajustées bout à bout, me rappelle la façon empirique dont j’ai composé mon premier livre à 17 ans (jamais publié) ; j’ai bien évolué pour les suivants (publiés).

Il est symptomatique que ces mémoires ne soient pas « un livre » mais une suite d’entretiens. Ils auraient pu être publiés en vidéo ou en CD. La table des matières découpe en cinq périodes l’existence : l’enfance, la jeunesse, la Nouvelle droite, un chemin de pensée, un battement d’aile. Le tout suivi d’un index des noms propres de 12 pages ! Il y a de l’encyclopédie, donc du fouillis, dans cette Voie dont le questionneur tente – un peu vainement – une cohérence. Elle est chronologique, ce qui correspond à une constante de Benoist : la généalogie, l’accès aux sources, le jugement à la racine.

alain de benoist

D’où l’importance de l’enfance et de la jeunesse pour comprendre le personnage qu’il s’est composé, puisque sa méthode même nous y incite.

Fils unique de fils unique, Alain est né à Tours en 1943 ; il en garde peu de souvenirs, monté à Paris à 6 ans, rue de Verneuil. Il a des origines nobles et populaires, un ancêtre paternel italien vers 880 devenu écuyer du comte de Flandres, dont les descendants naîtront et prospéreront en Flandre française. Par sa mère, il vient de paysans et artisans bretons et normands. « Aucun bourgeois », note-t-il, bien que sa propre existence parisienne dans les beaux quartiers ne soit en rien différente des petits de bourgeois qu’il fréquente, ni la profession de son père (commercial pour Guerlain) plus aristocratique que celle des autres. Lecteur invétéré depuis tout jeune, collectionneur effréné de tout, cinéphile passionné, exécrant tout sport mais adorant les animaux lors de ses vacances au château grand-maternel d’Aventon (près de Poitiers), il est solitaire « mais jamais seul », a « beaucoup de copains » mais aucun ami car il se dit timide et hypersensible. Il a été louveteau mais jamais scout, reculant au moment de la puberté.

Ses goûts (peut-être reconstruits) sont déjà orientés : il aime bien les livres de la collection Signe de piste mais avec les illustrations de Pierre Joubert, Alix en bande dessinée mais pas Batman, Hector Malot mais pas Bob Morane ; il préfère l’Iliade à l’Odyssée, les contes & légendes aux romans, il aime Sherlock Holmes et la science-fiction. Il peint dès 14 ans mais, là encore, ses goûts sont « idéologiques » : à l’impressionnisme il préfère l’expressionnisme, à l’abstrait le surréalisme… S’il aime le jazz, il déteste le rock ; s’il apprécie la chanson française, c’est uniquement du classique : Brassens, Brel, Ferré, puis Moustaki et Ferrat. Comme Céline, il déteste la saleté étant enfant. En psychologie, il préférera évidemment Jung à Freud.

Il fréquente le lycée Montaigne en section A-littéraire, puis Louis-le-Grand. L’époque était très politisée et, à 16 ans, il s’engage en politique auprès de la FEN (Fédération des étudiants nationalistes) moins par conviction qu’attiré par la bande de jeunes qu’il fréquente le week-end à Dreux, dans la résidence secondaire de ses parents. Par sa fille de 14 ans, il y fait la connaissance d’Henri Coston, antisémite notoire et ex-membre du PPF de Doriot chargé des services de renseignements ! Le jeune Alain est fasciné par ce personnage tonitruant, adepte de la fiche et qui vit de ses publications. Lui vient de découvrir la « philosophie comme grille d’interprétation du monde » p.53 et rêve de vivre de sa plume et de ses idées, comme Montherlant dont il admire le beau style et le masque aristocratique (le masque est peut-être une clé d’Alain de Benoist).

Coston le présentera à François d’Orcival, chef de la Fédération des étudiants nationalistes, et il suivra le mouvement contre la marxisation de l’université et pour l’Algérie française (lui-même n’avait aucune opinion sur l’Algérie, officiellement « département français » et pas « colonie »). La révolte des pied-noir pouvait être le détonateur d’une révolution métropolitaine attendue, tant la IVe République apparaissait comme « la chienlit ». Il devient secrétaire des Cahiers universitaires où il publie ses premiers écrits, puis rédacteur exclusif d’un bulletin interne. Il participe aux camps-école et se veut soldat-politique : « tu dois tout au mouvement, le mouvement ne te dois rien » p.65. Cheveux courts, idées courtes – auxquelles je n’ai jamais pu me faire, à droite comme à gauche.

S’il poursuit une licence en droit et une licence de philo en Sorbonne, s’il passe même un an à Science Po, il ne se présente pas aux examens car ce serait accepter « le système ». Où l’on voit que l’extrême-droite était aussi bornée que l’extrême-gauche en ces années « engagées ». Attaché par tempérament à Drieu La Rochelle, il prend comme pseudonyme évident Fabrice (le Del Dongo de Stendhal) Laroche (Drieu La Rochelle). Il rencontre ceux qui deviendront ses plus vieux amis, Dominique Venner et Jean Mabire dont le fils Halvard gagnera des courses à la voile. Le militantisme était une « école de discipline et de tenue, d’exaltation et d’enthousiasme, une école du don de soi » p.83.

nouvelle ecole oswald spenglerEn 1968, avant les événements de mai, il est embauché comme journaliste et, journaliste, il le restera.

D’abord à l’Écho de la presse et de la publicité, puis au Courrier de Paul Dehème, lettre confidentielle par abonnement. Avec quelques dissidents de la FEN qui ne veulent pas poursuivre l’activisme politique, il fonde en février 1968 la revue Nouvelle école, en référence au syndicaliste révolutionnaire français Georges Sorel, puis, les 4 et 5 mai, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) qui donnera ses fondements doctrinaux à ce que les journalistes appelleront « la Nouvelle droite ». Commence alors une « période de flottements » et de « scories droitières » (dit-il) jusqu’à la fin de l’expérience Figaro-Magazine sous Louis Pauwels, au début des années 80. Il publie sur les traditions d’Europe, visite avec quelques « amis » (on disait « camarades » à gauche au même moment) les hauts-lieux européens. Il préfère naturellement l’Allemagne, l’Italie et la Scandinavie au reste. Le journalisme à Valeurs actuelles et le Spectacle du monde le firent voyager dans le reste du monde, dont il ne connaissait, hors d’Europe, que les États-Unis.

Une campagne d’intellos cathos de gauche bobo au Monde et au Nouvel observateur a été déclenchée à l’été 1979 par crainte du succès populaire du Figaro-Magazine et pour raviver « le fascisme », bouc émissaire facile de tous les manques à gauche. Classique bataille pour « les places » dans le système, pour cette génération tout juste issue de 68 et qui avait les dents longues. La publicité faite autour de la polémique a évidemment l’effet inverse à celui recherché : Alain de Benoist devient célèbre et la Nouvelle droite est considérée tant par les radios et les télévisions que par les hommes politiques, les universitaires et même à l’étranger. Alain de Benoist reçoit le Grand prix de l’essai de l’Académie française pour Vu de droite, participe jusqu’en 1992 à l’émission Panorama sur France-Culture et planche même devant les Services, appelé par Alexandre de Marenches, patron du SDECE. A cette date, le libéralisme consumériste et financier américain devient pour lui « l’ennemi principal » p.140.

Commence le chapitre 4 sur les idées, malheureusement pas aussi clair qu’on l’aurait souhaité, indigeste, souvent filandreux, parfois jargonnant.

Les questions introduisent une suite de fiches sur un Alain de Benoist « idéologiquement structuré ». Le naming, cette manie américaine, est l’une des plaies de l’auteur : il ne peut exposer une idée sans la barder de citations. Peut-être pour se rassurer, ou pour mouiller idéologiquement les auteurs, ou encore montrer combien il se rattache au mouvement des idées. Mais pourquoi a-t-il accentué cette écriture mosaïque par rapport à ses premiers écrits ?

Selon moi, deux axes donnent sens à tout le reste :

  1. il n’y a pas d’autre monde que ce monde-ci (donc pas de Vérité révélée ni de Commandement moral mais une histoire à construire et un ethnos à façonner) ;
  2. le Multiple est valorisé (donc pas d’universalisme, de centralisme jacobin, de capitalisme financier globalisé, d’égalitarisme dévoyé au Même uniforme, mais la tolérance et le refus du « ou » au profit du « et » – autre posture favorite de Montherlant, qui préservait ainsi sa liberté personnelle).

Ce qui veut dire que chacun est, sur son sol, dans sa « patrie charnelle », « en pleine conscience du mouvement historique dans lequel il vit », amené à développer sa bonne fortune – sans désirer l’imposer aux allogènes (diversité des cultures, pas de repentance) ni au monde entier (ni colonialisme d’hier, ni impérialisme étasunien d’aujourd’hui, ni universalisme occidental). L’auteur cite le russe Alexandre Douguine, pour qui l’espace est un destin, le lieu portant en lui-même l’essence de ce qui s’y développe. Tout changement d’habitus collectif altère l’ethnos et son destin – ce qui signifie en clair que l’immigration hors contrôle peut changer la civilisation même d’une aire.

krisisL’Europe est pour Benoist une réalité géopolitique et continentale opposée aux « puissances liquides » que sont les îles anglo-saxonnes, États-Unis en tête, dont le but est de nos jours « d’encercler, déstabiliser et balkaniser » l’Eurasie (Moyen-Orient compris) pour mieux contrôler les ressources. Les valeurs terriennes des trois fonctions hiérarchisées mises au jour par Georges Dumézil dans la civilisation indo-européenne (sagesse, politique, richesse) doivent primer sur les valeurs liquides (les flux, le commerce, les liquidités, le négociable) – toutes ancrées dans la troisième fonction. Même si les Indo-européens n’ont jamais existé en tant que tels (personne ne le prouve), le mythe de l’origine, critiqué récemment par l’un de mes anciens professeurs d’archéologie Jean-Paul Demoule, n’est pas plus à condamner que le mythe biblique du Peuple élu ou le mythe de la sagesse de Confucius. La vérité scientifique est une chose, la légende civilisatrice une autre. De toute façon, pour Alain de Benoist « la démocratie » est le régime préférable – lorsqu’elle fait « participer » le plus grand nombre. Mais il n’est pas de politique sans mystique et le mythe indo-européen en est une.

Alain de Benoist aime à concilier les contraires dans l’alternance, sur son modèle Henry de Montherlant. Ce pourquoi il se sent en affinité avec la Konservative Revolution allemande d’entre-deux guerres dont « les anticonformistes français des années 30 » sont pour lui proches, à la suite de Proudhon, Sorel et Péguy. Il s’agit de se fonder sur « ce qui a de la valeur » pour orienter l’avenir. Selon Heidegger, philosophe qu’il préfère désormais à Nietzsche, « l’Être devient » (ce qui me laisse sceptique), la technique désacralise le monde (là, je suis) et produit la Machinerie : une entreprise humaine nihiliste (je suis moins pessimiste).

C’est « l’ascension et l’épanouissement d’une classe bourgeoise qui a progressivement marginalisé aussi bien la décence populaire [la common decency de George Orwell ] que la distinction aristocratique » p.237. Ce pourquoi Alain de Benoist est idéologiquement écologiste, « du côté de la diversité (…) aussi du côté du localisme et de la démocratie de base » p.249. Il y a coappartenance de l’homme, des êtres vivants et de la nature. Selon « un vieil adage scandinave », « le divin dort dans la pierre, respire dans la plante, rêve chez l’animal et s’éveille dans l’homme » p.249. C’est un joli mot mais d’idée passablement chrétienne à la Teilhard de Chardin, voire évoquant un Dessein intelligent…

Arrive enfin la dernière partie du bilan, mais qui n’en finit pas de finir.

L’auteur n’a pas eu le temps de faire court… « J’ai voulu définir et proposer une conception du monde alternative à celle qui domine actuellement, et qui soit en même temps adaptée au mouvement historique que vous vivons » p.225. Ce serait mieux réussi si le message était plus clair. L’Action française, le mouvement auquel Alain de Benoist compare volontiers le sien, était plus lisible dans le paysage intellectuel. Mais lui se veut Janus, son emblème étant un labyrinthe. Le lecteur pourra lui rétorquer ce qu’il reproche à Raymond Aron : « vaut en effet surtout par la subtilité de ses commentaires et de ses analyses, moins par sa pensée personnelle » p.227. Pour Aron, c’est faire bon marché de Paix et guerre entre les nations, et des mémoires, d’une qualité dont on cherche vainement l’équivalent chez Alain de Benoist.

« Je suis un moderne antimoderne », dit l’auteur p.285. Il ne croit pas si bien dire. Son monde apparaît comme celui, avant 1789, de la société organique, de la nature encore création divine, du chacun sa place où l’éthique de l’honneur fait que bon chien chasse de race, où règnent une foi, une loi, un roi (un peuple homogène). Il est, sans surprise, contre les enseignements de genre et affirme que l’homosexualité est majoritairement génétique (p.252), sans considérer que l’éducation répressive des sociétés autoritaires (des sociétés militaires à l’église catholique et aux sociétés islamiques) fait probablement plus pour les mœurs que les gènes (il suffit de comparer les prêtres aux pasteurs). Il déplore aussi que l’écrit décline au profit de l’image, tout comme Platon déplorait en son temps le déclin de la parole au profit de l’écrit…

Le lecteur l’aura compris, la pensée d’Alain de Benoist est en constant devenir. Il n’a pas de dogme, seulement des « convictions ». Même si lui-même veut rester au-delà et ailleurs, comment sa pensée pourrait-elle se traduire concrètement aujourd’hui ? Est-ce sur l’exemple de Poutine en Russie ? Est-ce sur l’exemple de la Fédération des cantons suisses avec les votations qui ont fait renoncer au nucléaire et ouvrir des salles de shoot ? Est-ce comme les « Vrais Finlandais »qui se disent « conservateurs sur les questions morales, mais de centre gauche sur les questions sociales » ? Est-ce Aube dorée ou Vlaams Belang ? Je comprends que, par tactique politique, Alain de Benoist veuille avancer masqué, que l’on considère les idées plutôt que les positionnements, mais la multiplication des masques en politique dilue le message au point de le faire disparaître. La politique exige l’épée qui tranche entre ami et ennemi. Seule la littérature – comme le fit Montherlant – permet l’ambiguïté, le masque étant le procédé commode de dire sans être, de montrer sans le vivre. Alain de Benoist, que je sache, n’est pas Henry de Montherlant. Peut-être, comme lui, eût-il mieux fait de choisir la littérature ?

« Non pas chercher à revenir au passé, mais rechercher les conditions d’un nouveau commencement », dit Benoist p.312. Peut-être, mais nous aurions aimé moins de simple critique du présent et une vision plus claire sur les propositions concrètes d’avenir.

Alain de Benoist, Mémoire vive – entretiens avec François Bousquet, 2012, éditions de Fallois, 331 pages, €22.00

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Paris insolite de la Sorbonne à l’Observatoire

En face de la Sorbonne, entrée rue des Écoles, Montaigne sourit aux passants. Il a la pantoufle toute brillante de leurs caresses ! Il en a vu, ce sceptique, et il a raison de l’être – au vu de la Morale socialiste quand elle est en actes (DSK et les filles, l’écolote parigote et Cahuzac avec leurs comptes en Suisse, le trésorier de la campagne Hollande et ses amis caïmans, les pépés Guérini, le détournement des subventions socialistes des Bouches-du-Rhône…). L’époque Montaigne était aux guerres de religion, la nôtre aux guerres des moralismes – le plus moral n’étant pas celui qui le dit le plus fort ! Moi, Président de la République… quel blabla !

Paris montaigne square paul painleve

Car l’université de Sorbonne n’a pas que du classique à montrer. Rue Cujas, demeure un vestige de la scatologie mai 68 : ce hall très laid, béton années 60 et monumental moderne (le pire !), est couvert de graffiti et d’affiches à demi-déchirées. Lèpre universitaire qui montre bien jusqu’où la dégradation est allée. Les dessous parisiens ne sont décidément jamais très propres, pas plus sur les trottoirs qu’en politique ou dans les âmes…

Paris rue cujas hall paris 1

Le Panthéon (en grave restauration) reste cette église voulue par Louis XV pour sainte Geneviève puis « nationalisée » par la laïcité révolutionnaire pour imiter l’Angleterre en la dédiant aux « grands hommes » (deux femmes seulement, Sophie Berthelot et Marie Curie – il faut dire qu’elles n’ont pas toujours la bonne taille). On aurait pu mettre Jeanne d’Arc, mais elle a disparu en fumée. Qui d’autre ? Marguerite Yourcenar ? Elle n’aurait pas voulu. On cherche. Il y aura peut-être bientôt Brigitte Bardot…

Paris pantheon

Poursuivons rue Saint-Jacques : après la plaque à Jean de Meung, auteur immortel mais quasi inconnu du Roman de la Rose au XIIIème siècle, la SEDIREP, librairie Matsuru des férus d’arts martiaux.

Paris sedirep rue st jacques

Traversez la rue Gay Lussac (qui n’était pas gay bien qu’il ait travaillé côté physique). S’y élève l’église Saint-Jacques du Haut Pas, première étape – mais oui ! – du chemin de Compostelle. Les théophilanthropes l’ont utilisée comme lieu de culte en 1797. Ce n’est pas parce qu’on est sans culottes qu’on est aussi sans morale (même si tout ça échoue en 1803). Juste au coin, tournez à droite rue de l’Abbé de l’Épée, un beau nom adapté au PC du Colonel Fabien, pseudo de Pierre Georges. Ce militant résistant, communiste à 14 ans, engagé dans les Brigades internationales en Espagne à 17 ans, tueur de l’aspirant Moser au métro Barbès en 1941, pris puis évadé, devient le chef des FTP pour le sud de l’île de France. Il appelle à l’insurrection parisienne, fait la jonction avec l’armée Leclerc, mais est tué par une mine qu’il avait voulu examiner de trop près vers Mulhouse, en 1944.

Paris rue abbe de l epee pc colonel fabien

Par une perspective, vue sur la coupole du Val de Grâce, « l’hôpital de ces malades qui nous gouvernent », titrait Le Monde en 2007. De Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Chirac, Raffarin, y furent soignés entre autres. Plus Arafat et Bouteflika, qui ne nous gouvernent pas mais bénéficient des privilèges des ex-colonisateurs.

Paris rue du val de grace

A Port-Royal, devant la grille des jardins de l’Observatoire, une plaque de bronze sur socle de béton trace la « méridienne verte » de l’an 2000, de Barcelone à Dunkerque. Cette « performance » de l’architecte Paul Chametov matérialise le méridien de Paris qui traverse la France du Nord au Sud.

Paris meridienne verte jardin de l'observatoire

La fontaine de l’Observatoire exhibe un ensemble en bronze, un globe terrestre de Legrain soutenu par des femmes à poil de Jean-Baptiste Carpeaux et flanqué de chevaux marins d’Emmanuel Frémiet datant de fin 19ème. Pour la suite, en allant vers le Sénat, beaucoup de marbres nus représentent la nuit, le jour, l’aurore…

Paris femmes a poil jardin de l observatoire

Le Sénat est désert en ce printemps tardif, les pelouses « au repos » et les sénateurs assoupis au moment de se pencher sur la loi gay. Le contrevenant qui piétine la pelouse de ses grosses rangers sur la photo est un gardien – il prend tous les droits, comme ceux qui ont n’importe quel minuscule pouvoir à leur portée.

Paris senat jardin du luxembourg

Traversons le jardin d’un train de sénateur jusqu’à la sortie « musée » où la queue des bobos et des provinciaux atteint « plus d’1 h » comme indiqué sur un panneau. Il faut dire que le musée du Luxembourg expose ce printemps Chagall, peintre religieux et juif, mort centenaire en 1985. Mais il vaut mieux venir le matin… En face, la rue Férou où l’on dit qu’habite Claude Bébéar, polytechnicien créateur d’Axa. On dit aussi dans les milieux bien informés qu’il est le « parrain » du capitalisme français. Sur un mur aveugle, le Bateau ivre de Rimbaud imprimé par une fondation. Pourquoi ce tag ? Parce que le poème a été pour la première fois déclamé des fenêtres d’un café tout proche. L’adolescent avait 17 ans.

Paris rimbaud rue ferou

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Paris insolite autour des îles centrales

N’oubliez pas le salon Destinations Nature ! dès aujourd’hui et sur tout le week-end.

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Mais randonnons pour une heure dans Paris. Qui sait que le cœur de Paris n’est pas l’Élysée ou Bercy (ils le voudraient bien), mais les îles ? L’île de la Cité où était le premier palais du roi et celui de l’évêque, où trône la cathédrale Notre-Dame. L’île Saint-Louis connue pour ses hôtels particuliers des quais, mais surtout aujourd’hui pour le glacier Berthillon. Peut-être un jour vous ferai-je pénétrer l’intérieur, mais contentons-nous aujourd’hui de tourner autour.

Paris pont d arcole

Du pont d’Arcole (une victoire de Bonaparte en 1796) le promeneur aperçoit les tours pointues de la préfecture de Police et du palais de Justice. Le dôme est celui de la Sainte-Chapelle, devant laquelle des queues interminables se tiennent pour visiter dès les beaux jours.

Paris hotel de ville

La Marie de Paris, appelé aussi Hôtel de ville, est une pâtisserie 19ème reconstruite dès 1874 après avoir été incendié par les Communards. Il y a toutes les fioritures de l’art bourgeois fin de siècle, avec des gamins nus ligotés au cou par un bricolage de fils de fer… C’est d’un chic ! Beau symbole que cet esclavage de bronze sado-maso pour le temple Delanoë qui se veut « contre toutes les servitudes ».

Paris gamins nus hotel de ville

Il suffit de repasser la Seine par le pont de l’Archevêché pour voir voguer le vaisseau de Notre-Dame. Les garde-fous du pont sont remplis de ces cadenas imbéciles que tout cœur naïf venu d’ailleurs se croit tenu d’ajouter à la masse. Cela en signe d’amour « éternel »… jusqu’au prochain divorce ! (Un couple marié sur deux divorce en France)

Paris pont de l archeveche cadenas notre dame

Juste en face s’ouvre la rue de Bièvre où habita Mitterrand, un ancien président des années 1980.

Paris rue de bievre mitterrand

En revenant vers Saint-Michel, le petit square Viviani (chef socialiste au début de la Première guerre mondiale) renferme un robinier planté en 1602 (sous Henri IV), probablement le plus vieil arbre encore vivant de Paris.

Paris robinier 1602 square viviani

Juste à côté, l’église chrétienne melkite de Saint-Julien le Pauvre (siège à Damas en Syrie), ravissante et intime à l’intérieur.

Paris st julien le pauvre

Il suffit de traverser la rue Saint-Jacques pour voir – tout au début à droite de la rue Saint-Séverin, au n°4bis – la plus étroite venelle de Paris : l’impasse Salembrière. Elle est depuis 1963 derrière une porte à code, mais si vous vous haussez du col, vous observez directement le moyen-âge ! L’endroit est attesté sur des plans de Paris datant de 1239.

Paris impasse salembriere rue st severin

L’église Saint-Séverin est sombre et mystique, les vitraux font danser la lumière. On y est bien, à quelques mètres des ruelles à frites et kebab où se perdent les touristes en mal de se remplir la panse.

Paris st severin

Remontons la rue Saint-Jacques, traversons le boulevard Saint-Germain. Tout de suite à droite, la rue des Écoles conduit à un autre square mal connu, le Paul Painlevé. Il n’était pas boulanger mais socialiste. Mathématicien, il fut aussi politicien, Président du Conseil (aujourd’hui appelé Premier ministre) en 1917 et en 1925. En face s’ouvre une entrée de la Sorbonne. Mais on n’entre aujourd’hui dans l’université que par une autre rue, sécurité oblige.

Paris sorbonne rue des ecoles

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Roland Barthes par Louis-Jean Calvet

Louis Jean Calvet Roland Barthes

Il y a 33 ans, le 25 février 1980, au sortir d’un dîner avec François Mitterrand et Jack Lang, Le professeur au Collège de France Roland Barthes a été renversé par une camionnette à hauteur du n°44 de la rue des Écoles à Paris. Il est mort le 26 mars de complications pulmonaires à 65 ans. Trois semaines plus tard, le 15 avril, mourrait Jean-Paul Sartre. On se souvient encore de Sartre, marxiste heideggérien ; on a quelque peu oublié Roland Barthes, marxiste littéraire.

Ce sont pourtant ces deux intellectuels à l’apogée de leur gloire à la fin des années 1970, qui inspiraient la jeunesse. Sartre engagé dans l’histoire, Barthes décodant les signes dans le langage. J’ai soutenu ma thèse sous leurs auspices, et Louis-Jean Calvet était dans le jury. Sociolinguiste docteur de Sorbonne, il a enseigné à Paris V avant d’être nommé à Aix. Il a surtout écrit une biographie de Roland Barthes que l’on ne trouve plus que d’occasion, signe des temps d’oubli.

Car Roland Barthes n’a jamais été du sérail intellectuel. Orphelin de père à l’âge d’un an (5 destroyers allemands coulent son patrouilleur en 1916), il ne peut faire de prépa pour passer le concours de Normale sup pour cause de tuberculose. Il préparera une thèse sur Michelet sans jamais l’achever. Ni agrégé, ni docteur, il n’est que lui-même, donc critique. Mi-gascon par son père (qu’on appelait Barthès) il habite Bayonne jusqu’à ses 9 ans ; mi-alsacien par sa mère qui regagne Paris (où on l’appelle Barth), l’enfant Roland se voit affublé à 12 ans d’un demi-frère Michel qui fait scandale dans la France bourgeoise des années 30. Il sera donc sensible au rejet social et à la morgue bourgeoise.

Un copain de sana trotskiste, Georges Fournié, qui a commencé le travail à 13 ans, l’initie au marxisme non stalinien, à une époque où c’était inconcevable pour la gauche française. Il sera donc marxiste critique, la meilleure part de Karl.

Mais sa santé fragile et sa marginalité intellectuelle le rendent précautionneux de toute « hystérie », mot qu’il affectionne, de tous les excès théâtreux et médiatiques propres aux Français. Il sera donc proche par amitié, mais physiquement à l’écart, de tout engagement : guerre d’Algérie, mai 68, front homosexuel. Car il aime les garçons mais, d’une discrétion maladive pour ne pas fâcher maman, le public ne le découvrira qu’à la toute fin de sa vie.

Roland Barthes est donc radicalement autre à notre époque. Il est du monde d’avant, celui où, pupille de la Nation, on pouvait arriver par méritocratie républicaine et par ses œuvres littéraires. Il aura pris sa revanche des institutions lorsqu’il a été nommé au Collège de France en 1976. « Il est à l’âge où l’on enseigne ce qu’on ne connait pas : cela s’appelle chercher », écrit joliment son biographe. Une vraie leçon pour aujourd’hui où les « chercheurs » sont plutôt des mineurs qui exploitent le passé que des découvreurs de terres neuves.

Roland Barthes aura fréquenté le lycée Louis-le-Grand en face de la Sorbonne et pratiqué de longues années l’école des Hautes études en sciences sociales, où il entre en 1960. Entre temps, il a cultivé des amitiés successives au lycée, au sana, dans l’intelligentsia parisienne, toujours fidèle à chacun jusqu’au bout. Philippe Rebeyrol, connu dès la 4ème, sera son ami durant 48 ans qui sortira de Normale sup et lui trouvera son premier poste de lecteur à Bucarest au sortir du sana. Il poursuivra par une année à Alexandrie où il rencontre A.J. Greimas qui l’initie à la linguistique. Il occupe grâce à Rebeyrol un poste à la direction culturelle aux Affaires étrangères à Paris. Il habite avec sa mère et son jeune frère et jusqu’à sa mort au n°11 rue Servandoni, entre Luxembourg et Saint-Sulpice.

roland barthes vecut 11 rue servandoni

Il collabore à l’Observateur, à Esprit, aux Lettres nouvelles, ce qui lui permettra d’assembler en un livre retentissant ses chroniques de décodage des signes sociaux dans les images et la publicité : ce sera Mythologies, qui inspirera, mais sur un sujet politique, ma propre thèse en Sorbonne. Il rencontrera Michel Foucault qui l’aidera à entrer au Collège, Edgar Morin et sa femme Violette (la seule femme de qui il aurait pu tomber amoureux, disait-il), Philippe Sollers et Julia Kristeva avec il ira visiter le Pékin maoïste en 1974. Mais il s’y ennuie : la Chine lui paraît « fade », vide. Au contraire du Japon, dont il rapportera en 1970 un éblouissant petit livre, L’empire des signes, resté son préféré.

philippe sollers paradant en Chine mao avec roland barthes 1974Il crée la sémiologie (l’étude des signes) comme critique sociale, décryptant les connotations des mots, des clichés et des images comme idéologie sous-jacente au texte. Suivra Le degré zéro de l’écriture, qui lui permettra d’obtenir pour deux ans une bourse de recherche du CNRS. Mais sa méthode de travail est plus empirique que scientifique : « La méthode consiste à rédiger chaque jour des fiches, sur tous les sujets possibles, à les classer, à les combiner de différentes façons, jusqu’au moment où apparaîtra une structure, une thématique » p.145. D’où l’usage du fragment, du texte éclaté sorti de tout contexte, de l’ignorance volontaire de toute profondeur biographique. Le mot-clé est « structure », mis à la mode par Lévi-Strauss, mais bien perdu aujourd’hui où l’histoire, la mémoire, la profondeur, reviennent en force. Les années 60 avaient cet optimisme d’après-guerre et de jeunesse qui voulait tout remettre à plat, tout recommencer avec la génération. Barthes arrivait au bon moment. C’en est bien fini, la critique sociale est intégrée à une paranoïa congénitale qui se méfie par principe de tout discours et « échange » à vitesse accélérée messages et commentaires de confort à l’intérieur d’une bande étroite de potes qui pensent pareils. Barthes n’a plus sa place.

Il était un auteur, pas un chercheur. « Car Barthes n’est pas un homme de système, il est avant tout un homme d’intuition, de réactions immédiates, d’humeurs, qu’il théorise ensuite au gré des rencontres et des emprunts » p.176. Il aime la jouissance du signifiant, le plaisir du texte. On le prend pour un théoricien alors qu’il n’est qu’un essayiste, dit-on. Mais il a une grande capacité d’écoute, surtout envers les jeunes (garçons) ; maniaque pour lui, il est peu directif pour les autres, leur fait confiance et leur donne confiance en eux-mêmes sans leur imposer une théorie comme les mandarins universitaires. Il dira, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France que « la langue est fasciste », ce qu’on lui retient (à charge) aujourd’hui. Mais parce que la langue « oblige à dire », comme le fascisme oblige à faire et à penser. Une fois mise en mots, la pensée est corsetée, caricaturée, déformée et théâtralisée. D’où l’intérêt (que l’Éducation nationale n’a toujours pas compris) de bien connaître la langue, d’apprendre un vocabulaire étendu, où puiser à volonté toutes les nuances. On l’a vu depuis : ceux qui ne disposent que de 400 mots utilisent leurs poings et leur bite, pas leur langue ni leur cerveau.

Roland Barthes 1978

Roland Barthes devient célèbre en 1977 lorsqu’il publie Fragments d’un discours amoureux et qu’il passe à Apostrophe. Le livre se vendra en deux ans à 177 000 exemplaires, fait rare pour un ouvrage de science humaine. Mais c’est l’acmé, le début de la fin. Sa mère Henriette meurt à 84 ans, le laissant seul et désemparé. Il n’a pas de compagnon, sa vigueur décline et il ne séduit plus guère que les gigolos payants. Quelques parodies et pamphlets raillent son obsession à voir toujours autre chose que ce qui est dit. Se publient Le Roland Barthes sans peine et Assez décodé ! On lui fait comprendre qu’il n’est plus en phase, qu’il a fait son temps. Comme il ne sait pas dire non, par gentillesse, il accepte un dîner chez Edgar Faure avec Giscard président. Il y avait aussi Philippe Sollers, Claire Bretécher, Jean-Louis Bory, Gisèle Halimi, Emmanuel Leroy-Ladurie, Dominique Desanti. Mais « la gauche », toujours intolérante et moraliste, lui déclare que « ça ne se fait pas », qu’il faut « rester pur ». Indignation facile de secte persuadée d’incarner le Bien, qui perdure de nos jours. Ce pourquoi il ira aussi dîner chez Mitterrand, encore Premier secrétaire du PS, et y perdra la vie…

roland barthes accident 44 rue des ecoles paris

Louis-Jean Calvet livre une biographie linéaire, bien informée, dont le principal mérite est de s’effacer par sympathie derrière son sujet. Dommage qu’elle ne soit pas rééditée et complétée, Roland Barthes, intellectuel à l’ancienne, le mérite.

Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, 1990, Flammarion 339 pages, occasion €3.00

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François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

J’ai eu l’occasion de rencontrer François Cheng. Il est un petit Monsieur modeste et avenant, tiré à quatre épingles, et un grand homme. Il a eu du mal à écrire ce livre intitulé ‘Cinq méditations sur la beauté’. Il lui fallait des visages ; ce court essai est donc né de conférences prononcées en public puis retravaillées par l’écriture. Pour lui, la beauté est l’expression de la bonté et l’on ne peut percevoir la bonté que par les êtres. Pour en parler, il est nécessaire de les avoir devant les yeux.

A une inévitable question triviale, qui demandait quel était le « truc » qui permettait de percevoir le beau dans l’agitation de la ville, la misère des trottoirs et l’air renfrogné de la foule, il a eu cette réponse : « il est certain que, pour percevoir la beauté, il faut un travail sur soi. La beauté ne vient pas d’elle-même comme un dû, il est nécessaire de se mettre dans l’état d’esprit de la percevoir. » A question très française, réponse très chinoise : tout ne vient pas d’en haut ou de l’État, chacun doit y mettre du sien.

« J’ai dit cela à mes étudiants, j’ai vu des hochements de tête dubitatifs. Mais, un peu plus tard, certains m’ont dit qu’ils avaient médité cette remarque au premier abord dérangeante. Et que, désormais, ils regardaient les gens dans le métro autrement. » Comme quoi pour sentir le « souffle » du monde, il faut faire « le vide » en soi, c’est-à-dire, a précisé François Cheng « ne pas penser à rien, ne pas être endormi, mais accueillir les choses et les êtres tels qu’ils surviennent. »

De même, il oppose au précepte soixantuitard que « tous les goûts sont dans la nature » ou « à chacun sa vérité », les critères de « fausse beauté » qu’il définit par la séduction (publicité, propagande, illusion). La vraie beauté semble désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Le « beau geste » est une grâce, un don du principe de vie. La beauté est partout, même dans les bidonvilles, elle n’est pas un luxe mais est nécessaire à chacun, y compris aux plus démunis. Il y a de la beauté dans le sourire d’un enfant ou le regard d’une mère. La beauté est désir et élan vers l’autre.

Photo Izabela Urbaniak :

Et c’est alors que le physique d’une femme, l’épanouissement d’une fleur, le coucher du soleil ou le ciel étoilé permettent, un instant, de se trouver en accord avec le monde. La reconnaissance de la splendeur du monde nous renvoie à notre propre unité intérieure. L’univers a beau être très vieux, c’est pour chacun toujours « la première fois, l’unique fois ».

« Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. » Chaque moment qui passe ne revient jamais, chaque être le perçoit de façon unique, à chaque fois nouvelle. La beauté ressentie personnellement est donc dans l’instant, pas dans l’éternité platonicienne ou monothéiste.

Au mal doit être opposée la beauté car celle-ci n’est pas l’inverse de la laideur mais une forme de bien et de vrai : ce qui justifie de vivre. Cependant, poursuivant Platon contre le Christianisme revu par Paul, François Cheng croit que « la passion charnelle reste la plus haute forme de quête spirituelle, elle est un aperçu d’éternité ». Car seules les rencontres permettent de s’épanouir, « la vraie passion est une quête, pas un emportement. »

François Cheng est né en Chine, il a étudié à Chongqing avant de pouvoir venir en France en 1948, grâce à l’UNESCO. Il a étudié la littérature, a traversé une période difficile d’emplois précaires avant d’enseigner à Langues O. « Lorsque je suis arrivé, en 1949, âgé d’à peine vingt ans, je me suis inscrit à l’Alliance française et j’ai étudié jusqu’au diplôme qui me permet d’enseigner le français à l’étranger. Je suivais également, et avec la même application, des cours à la Sorbonne. Et puis j’allais lire à la bibliothèque Sainte-Geneviève. » Les Académiciens ont accueilli ce calligraphe, peintre et poète en 2002 après un Grand Prix de la Francophonie 2001.

Sa culture expatriée, son existence longtemps précaire, son obstination au travail par amour des lettres, ont fait de lui cet homme modeste et ce grand Monsieur qui nous parle. « Je suis prêt à affirmer que c’est dans le langage que réside notre mystère », déclare-t-il, « sur notre terre, seule l’écriture permet de tendre vers le tout – de son vivant ». Taoïste et platonicien, il allie les deux traditions en autodidacte précis, intense et amoureux.  « J’ai essayé d’opérer une symbiose en moi-même en prenant la meilleure part des deux grandes cultures auxquelles j’ai eu affaire. » Dialogue avec la peinture occidentale, dialogue avec les écrivains et les penseurs. « En ce sens je suis un passeur, je fais passer en moi-même ces grands courants, j’essaie de réaliser cette symbiose qui obéit à une nécessité vitale, à une respiration de mon être. »

Comme quoi immigration ne rime pas forcément avec aliénation, elle peut être enrichissement à condition de faire un effort personnel. Non pour éradiquer en soi sa culture ancienne ou imposer sa propre religion, mais pour accueillir la culture nouvelle comme un supplément d’âme, une ouverture à l’être.

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, éd. augmentée 2008, Livre de poche 2010, 125 pages, €4.85

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Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion

On ne trouve plus ce livre que chez les bouquinistes, tant les Français préfèrent l’illusion du roman ou le prêt-à-penser histrion aux faits observés. Ce livre ne date pourtant que de 2007, l’année où Sarkozy devint Président. Il était d’actualité à l’époque, tant le gauchisme mystique répandait ses libelles contre le Hongrois comme hier la Ligue catholique contre le Béarnais. Cette époque pourrait bien ressurgir, d’où l’intérêt d’aller regarder l’histoire d’il y a quatre siècles.

Car, au fond, les Parisiens n’ont pas changé. Toujours badauds, naïfs, prêts à croire n’importe quel prêcheur armé de la logique cléricale, amoureux des processions et autres manifs fusionnelles où l’on se sent fort dans sa bêtise, ce qui compense de sa médiocrité, volontiers poussés à piller du moment qu’il s’agit de faire rendre gorge à ceux qui ont réussi mieux qu’eux, voire à violer si c’est en bande et en toute impunité.

Pierre de l’Estoile était audiencier au Parlement de Paris, de petite noblesse de robe, mais de robe longue qui décide, pas un mercenaire de robe courte qui exécute. Ces distinctions avaient alors autant d’importance qu’aujourd’hui la thèse ou le diplôme de grande école. Il a durant des années de désordre, collecté les libelles et graffitis qui couvraient les murs de Paris contre le roi Henri III et ses mignons, puis contre le roi potentiel Henri IV, hérétique. Il en a fait un recueil où il intervient peu, disant les faits tels qu’ils lui sont rapportés ou qu’il a observés. Même les plus absurdes, par exemple : « Le samedi 5 de ce mois [décembre 1592] fut brûlé, place de Grève à Paris, un jeune garçon âgé de dix-sept ans qui avait engrossé une vache, de laquelle était sorti un monstre moitié homme moitié veau. Le contenu de cette accusation fut modifiée, pour l’énormité du fait » p.94.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage et la déferlante stalinienne de gauche n’a pas montré plus d’intelligence civilisée que les gueux de la Ligue, quatre siècles avant eux. Autre exemple : les mignons. Tout le monde croit qu’il s’agit de pédés que le roi fêtard et insoucieux de religion mettait chaque soir dans son lit. En réalité, les mignons étaient les favoris, ses meilleurs amis en qui le roi avait confiance. Aujourd’hui on appelle son « péché mignon » la chose qu’on préfère. Le mot n’avait donc pas le sens perverti qu’il a pris durant ces années d’intégrisme catholique. Les serviteurs zélés du roi ne pouvaient être pris parmi la grande noblesse, qui soutenait la Ligue pour mieux être roi. C’est donc dans la noblesse seconde que le roi régnant choisissait cette élite. Leur raffinement était réel, mais pour se distinguer de la brute épaisse qu’était trop souvent le noble de province, sale, ignorant et crotté, et qui s’en faisait gloire comme voué au culte des armes par fonction héréditaire. Les mignons sont donc les hauts fonctionnaires de l’époque, dont la modernité s’inspirait de la Renaissance italienne plutôt que de la glèbe terreuse.

C’est que les intellos d’époque à Paris n’étaient ni des plus savants ni des plus ouverts, on dirait aujourd’hui « scientifiques ». « En ce même temps, la Sorbonne et la faculté de théologie, comme porte-enseignes et trompettes de la sédition, déclarèrent et publièrent, à Paris, que tout le peuple et tous les sujets de ce royaume étaient absous du serment de fidélité et d’obéissance qu’ils avaient juré à Henri de Valois, naguère leur roi. (…) Ils firent entendre à ce furieux peuple qu’en saine conscience il pouvait s’unir, s’armer et contribuer en deniers, afin de lui faire la guerre ainsi qu’à un tyran exécrable qui avait violé la foi publique, au notoire préjudice et au mépris de leur sainte foi catholique et romaine et de l’assemblée des états de ce royaume » p.244. Ce procès en hérésie ressemble fort aux appels à la « résistance » de toute une frange de gauche – souvent universitaire – qui ne jure que par la doxa marxiste, accusant le Président élu d’être hérétique de violer la Charte de 1945 ou de saper l’État-providence.

A chaque mouvement social, le peuple adore défiler en troupe, en ligue, en procession, de 1589 à aujourd’hui. « Entre autres, il s’en fit une d’environ six cents écoliers, pris de tous les collèges et endroits de l’Université, la plupart n’ayant atteint l’âge de dix ou douze ans au plus. Ils marchèrent nus, en chemise et les pieds nus, portant dans leurs mains des cierges ardents de cire blanche et chantant bien dévotement et mélodieusement (mais quelquefois de manière bien discordante), tant par les rues que par les églises… » p.246.

C’est que la conception du monde est quelque chose de sérieux. Le rire est diabolique et les grands personnages se doivent d’arborer cette tronche sévère, sourcils froncés, qui disent tout le sérieux qu’ils prennent en la foi. Hier catholique, aujourd’hui socialiste, rien de change. François Hollande a vu sa cote de popularité remonter début 2010 parce qu’il avait cessé de sourire, calquant Martine Aubry et autres Moscovici qui font toujours la gueule. « A Paris, il était alors dangereux de rire, à quelque occasion que ce fut, car ceux qui portaient seulement le visage un peu gai étaient tenus pour Politiques ou Royaux. Comme tels ils couraient la fortune parce que les curés et les prédicateurs avertissaient d’y prendre garde et criaient qu’il fallait se saisir de tous ceux qu’on verrait rire et se réjouir » p.272. Le rire, c’est la liberté ; l’inquisition de toute religion, catholique, islamique ou marxiste, voit dans la liberté le Mal parce qu’elle délivre de la foi obligatoire, de la vérité révélée et donc du pouvoir de ses clercs. Albert Camus fustigeait déjà « la France haineuse » des normalesupiens et autres sartreux staliniens.

Les métaphores elles-mêmes n’ont pas changé en quatre siècles ! La gauche nous fait souvent le coup du renard libre dans le poulailler libre, image qui ne veut rien dire car si les poules sont libres elles ne vivent certes pas en poulailler ! Pierre de l’Estoile cite les ligueux contre le roi hérétique : « Badauds que vous êtes, qui ne savez pas que ce vieux loup fait le renard uniquement pour entrer et manger les poules ! » p.416. La mauvaise foi fait feu de tout bois sans honte de violer la logique et plus c’est gros, plus ça passe (disait Goebbels, repris avec avidité par Staline).

Comme quoi la badauderie parisienne retombe toujours dans ses vieilles ornières qui s’appellent crédulité, respect envers les gueulards, dévotion envers les clercs de quelque religion qu’ils représentent, préférence pour la foule qui permet tout et dont l’aspect fusionnel est confondu volontiers par les Français avec « la démocratie ». Gageons que la campagne qui commence verra autant d’outrances et de stupidités avant qu’Henri IV ne mette tout le monde d’accord en collant carrément la poule de la métaphore dans les pots de tous.

Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion, 1611, présenté, annoté et mis en français moderne par Philippe Papin, Arléa, 2007, 559 pages, €5.00

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