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Jean d’Ormesson, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

Et voici des mémoires, le Moi interrogé par le Sur-moi en tribunal. C’est enlevé, léger, enthousiaste. D’une modestie trop forcée pour n’être pas cette « humilité » de façade qu’il est de bon ton d’afficher en milieu catholique, ce qui ne laisse pas, de livre ne livre, d’être un brin agaçant. Une belle histoire de vie sur un vers d’Aragon pour un être comblé de naissance. Ce bouquet final se lit agréablement, sauf les rajouts de la fin (Il y a au-dessus de nous… et Les chemins…) où l’auteur ne sait pas finir et singe saint François d’Assise avec un bonjour l’eau, bonjour les arbres, bonjour les chats, les ânes et les éléphants… – avant de retomber une fois de plus dans ses marottes : le temps, la mort, Dieu… Ce ne sont fort heureusement que les deux ou trois dizaines de pages de la fin qui font tache (« Tant que ça ? ») – eh oui.

Pour le principal, le lecteur est comblé. Les anecdotes lues plusieurs fois dans les romans sont reprises avec les personnages véritables, comme ce médecin juif sauvé de la rafle du Vel d’Hiv par Carbone : c’était Nora, le père de Jean, Pierre et Simon. Né à Paris VIIème et embarqué aussitôt pour la Bavière, où il apprend l’allemand avant le français, le petit Jean Bruno Wladimir François-de-Paule quitte le pays devenu nazi pour la Roumanie à 7 ans puis suit son père ambassadeur au Brésil à 11 ans sur le paquebot Massilia qui deviendra célèbre pour avoir transporté des parlementaires français fuyant l’Occupation. Là, un officier mécanicien lui montre les arcanes du bateau et lui suggère qu’il aimerait bien le prend en photo tout nu. « J’ai refusé. Avec simplicité et fermeté », en vaillant petit diplomate formé dans les salons de l’aristocratie catholique.

C’est la première mention de la sexualité, cet émoi de la chair dont la religion fait un tabou et qu’il est socialement inconvenant d’évoquer. La suite ne sera pas plus explicite, un prof de philo voudra l’enculer, les femmes l’aimeront et il aimera les femmes – et voilà, vous n’en saurez pas plus. Mais est-ce bien nécessaire ? L’auteur fait partie de ces conservateurs qui croient que la répression de sa sexualité ouvre l’esprit aux études, sinon l’âme à la spiritualité par sublimation. Ce n’est pas mon avis mais Jean d’Ormesson et moi ne sommes ni de la même génération ni du même milieu.

Qu’a-t-il fait de son esprit ? Pas grand-chose, il l’avoue. Paresseux, indifférent, médiocre, épris de liberté pour le farniente, de plaisir pour la beauté, il sait surtout causer – « comme si vous étiez devant une tasse de thé » lui dit un examinateur au concours d’entrée à Normale Sup. La vie s’est chargée d’un peu le corriger sur tous ces plans, notamment la direction du Figaro, mais il n’a guère aimé travailler. Son poste en marge de l’UNESCO – détaché de l’Education nationale – obtenu par relations, consiste surtout à s’entremettre en salonnard avec les célébrités mondiales. Il désirait surtout « ne rien faire » et « n’être rien » (socialement), ce qui n’est pas possible en démocratie. On ne vit plus de ses rentes, sauf à les acquérir par des années de labeur pour être reconnu. La célébrité lui est tombée dessus sans le vouloir, avec La gloire de l’empire, un pastiche d’historien revu par un écrivain. Il passe chez Pivot, reçoit le Grand prix du roman de l’Académie française, entre derechef dans le clan des Immortels par élection.

Il était trop jeune en 1940 pour avoir résisté, sauf à taguer des slogans gaullistes sur les murs de Clermont-Ferrand. Il a beaucoup admiré son père, un Maître de Santiago à la Montherlant, le général de Gaulle, Romain Gary, Raymond Aron, Cary Grant, Cioran et l’Ecclésiaste, un certain nombre de ses profs, son frère de quatre ans plus âgé Henry et Jean-François Deniau avec lequel il a vécu quelques aventures risquées. Il rend hommage à chacun dans une interminable liste qui forme tout un index en fin de volume. Qui ne se trouve pas dans ce Who’s who n’est pas en odeur de sainteté ni de son « milieu ».

Il s’est beaucoup étonné devant le monde, l’art, la musique, les livres. Etonnement et admiration forment les deux piliers de ce livre pour rendre grâce et dire malgré tout que cette vie fut belle. Il eut un enfant, Héloïse ; il ne s’en est guère occupé, pris par le tourbillon de ses vanités. Il le regrette et tente de rattraper le temps perdu avec sa petite-fille Marie-Sarah, mais c’est un peu tard. L’enfant n’est-il pas le premier émerveillement dans ce monde ?

A 91 ans, lorsqu’il boucle ce livre, il garde trois convictions :

  1. « Rien n’est plus beau que ce monde passager »
  2. « Naître, c’est commencer à mourir et la vie que j’ai tant aimée est une espèce d’illusion »
  3. « Malgré tous mes doutes, je mets mon espérance dans une nécessité obscure et dans une puissance inconnue » – en bref : « Dieu ».

Passionnant – sauf les deux dernières (heureusement courtes) parties. Jean d’Ormesson prouve au fond, un peu comme Montaigne, que son chef-d’œuvre est lui-même.

Jean d’Ormesson, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, 2016, Gallimard 496 pages, €22.50 e-book Kindle €7.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Jules Romains, Amitiés et rencontres

J’avais un père qui aimait beaucoup Jules Romains. C’était l’époque, il était l’un des grands du milieu littéraire français avec Gide et Mauriac. Mais il a été oublié, quoique Knock, sa pièce jouée par Louis Jouvet, reste dans les mémoires – mais c’est parce qu’il en a été tiré un film. Repris d’ailleurs en 2018 avec Omar Sy en acteur principal.

Louis-Henri Jean Farigoule a pris le pseudonyme de Jules Romains lorsqu’il a publié ses premiers poèmes. Né en Haute-Loire en 1885, il a déjà 15 ans en 1900. Il grandit à Montmartre sous un père instituteur qui lui donne le goût de la lecture et de la belle prose. Il fera Normale Sup où il obtiendra l’agrégation de philosophie en 1908. Il retient de cette école, qui deviendra plus tard le nid du marxisme et encouragera l’affectation de subversion chez les fils de grands bourgeois, les amitiés et le goût du canular. « La violence non, le canular oui », dira-t-il l’âge venu.

A 85 ans, il néglige de rédiger ses mémoires car, dit-il, la mémoire nécessite de la continuité. Les souvenirs, eux, sont des images ou des anecdotes qui restent par-delà les dates et ils sont pour lui plus significatifs. D’où cette galerie de portraits, 56 en tout, de personnalités le plus souvent connues bien que certaines soient oubliées un demi-siècle après parution. L’ordre n’est ni alphabétique, trop systématique, ni chronologique, pour une question de mémoire des dates. Il va de fil en aiguille, un personnage en entraînant un autre.

Jules Romains aime rassembler, il est favorable à tout ce qui unit. Ce pourquoi les rencontres aboutissent souvent à des amitiés. De même, si le propos est parfois acide sur tel ou tel, il est étayé d’exemples précis et tempéré par un panorama des qualités habituelles ou nuancé par les circonstances. Romains aime analyser et tempérer, son personnage historique favori reste l’empereur philosophe Marc-Aurèle.

La première rencontre qu’il relate, non sans un certain humour, est celle de Victor Hugo. Le monument national étant mort en 1885, c’était évidemment bien au chaud dans le ventre de sa mère, enceinte de six mois, que le bébé Louis-Henry dit Jules a croisé la route de Victor – lors de son grandiose enterrement où tout Paris était là – dont lui qui ne voulait pas manquer ça.

Il y en aura beaucoup d’autres, Zola, Anatole France, Bergson, Einstein, Freud, Debussy, Claudel, Valéry, Gide, Pirandello, Gandhi, Apollinaire, Picasso, Matisse, Herriot, Laval, Auriol, Daladier, Copeau, Jouvet, Dullin, Georges Duhamel, Giraudoux, Mauriac, Maurois, Genevoix, Stefan Zweig, Chaplin, Darius Milhaud… et Landru. Ce tueur en série, il le rencontrera dans son garage qu’il n’avait pas payé mais déjà revendu, pour cause automobile ; il y verra les deux fils, Maurice Alexandre et Charles, 18 et 12 ans à l’époque.

Romains a côtoyé des poètes, des écrivains, des peintres, des musiciens, des hommes politiques. Il a écrit lui-même de nombreuses œuvres en vers et en prose, ainsi que des pièces de théâtre. Son grand œuvre reste Les hommes de bonne volonté qui comprend 27 volumes écrits entre 1932 et 1946 et qui s’étale en fresque sociale et politique de 1908 à 1933 (que j’avoue à ma honte n’avoir point encore lus).

Au fil des anecdotes, le lecteur apprend sur les personnages mais aussi sur l’époque par de petits détails précis. Ainsi de la rémunération des auteurs. Paul Adam, écrivain, lui déclare : « Il a fallu arriver, Barrès et moi, à notre huitième volume pour qu’un de nos ouvrages atteignît un public de quatre ou cinq mille lecteurs – ce qui était le minimum obligatoire pour qu’un éditeur fit ses frais ». Avis aux auteurs contemporains trop avides de gloire qui croient qu’une promotion éclair sur Internet va les lancer en stars de la littérature ! Il note aussi qu’avant 1914, « nous allâmes un jour à pied jusqu’à Montlhéry, et retour. Au total une bonne cinquantaine de kilomètres » (Georges Chennevière). Aujourd’hui, même en trottinette assistée, quel bobo oserait rallier Montlhéry depuis Paris centre ?

Einstein n’était pas le monstre rationaliste aux prédictions imparables que certains médias en font. « Au cours des conversations, en somme assez nombreuses, que j’eus avec lui, je fus frappé par la modération et même la modestie de ses propos. Il considérait visiblement les théories qu’il avait formulées comme des hypothèses commodes, mais non comme des vérités définitives ». Il trouve à l’inverse que Charlie Chaplin a « l’air assez satisfait de soi ».

Sur les acteurs, il répond précisément à une interrogation que j’avais à 12 ans à propos d’Eric Damain, un enfant du ma génération qui incarnait Jacquou le Croquant dans la série télévisée de Stellio Lorenzi – question à laquelle je n’avais jamais eu de réponse claire. « Il y a une certaine qualité de vérité intérieure, une certaine puissance d’expression, et de conviction, qui ne s’obtient jamais si ce n’est pas la nature même du comédien, son propre dynamisme d’être vivant qui rencontrent, à des moments essentiels, l’intonation juste et inimitable, le jeu, l’attitude ». Pour incarner, il faut être – le seul jeu ne suffit pas.

A propos de la littérature, foin des tarabiscotages : les « qualités d’émotion naturelle et simplement humaine que le langage a fonction de traduire » suffisent. Ecrire simple et sincère est un conseil utile aux débutants.

Cette promenade dans le siècle dernier, au gré humain des amitiés et des rencontres, est bien agréable à lire.

Après sa mort en 1972 à 86 ans, c’est Jean d’Ormesson qui prendra le fauteuil de Jules Romains à l’Académie française.

Jules Romains, Amitiés et rencontres, 1970, Tallandier, 333 pages + 30 pages de cahier, relié €11.00 broché €4.00

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Paul Veyne, Foucault – sa pensée, sa personne

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Michel Foucault était philosophe, Paul Veyne historien ; le premier homosexuel, le second hétéro. Mais ils étaient amis, après avoir été ensemble à Normale Sup, Foucault de quatre ans plus vieux déjà enseignant.

Dans un court essai de 217 pages, qu’il a porté « 20 ans » (p.217), le professionnel et l’ami Veyne cherche en quoi Michel Foucault l’a marqué, en quoi il parle à son époque et offre un exemple. C’était « un samouraï » (chap.XI), un fervent de liberté personnelle, conquise par autodiscipline, contre tous les pouvoirs et notamment celui de la doxa – cette opinion commune qui fait les poncifs de chaque époque. Depuis la « bêtise » de Flaubert au « politiquement correct » dont la gôchmorâl comme la droitekon-passionnelle ne cessent d’inonder les média.

Michel Foucault, « ce gauchiste prétendu qui n’était ni freudien, ni marxiste, ni socialiste, ni progressiste, ni tiers-mondiste, ni heideggérien, qui ne lisait ni Bourdieu ni ‘Le Figaro’, qui n’était ni nietzschéen de gauche (…) ni d’ailleurs de droite, a été inactuel, l’intempestif de son époque… » p.201. Il avait « cette attitude attentive et qui ne jugeait pas » p.203. Point de Vérité existant de toute éternité quelque part qu’il suffirait de dévoiler ; pas de Raison dans l’histoire, ni de Projet divin qui nous serait révélé : il n’existe que des variations historiques, humaines trop humaines. « Rien d’humain n’est adéquat, rationnel ni universel. Ce qui surprend et inquiète notre raison » p.23. Et là deux attitudes depuis Platon et Aristote, depuis même les cavernes, sait-on jamais :

  • les frileux qui préfèrent les bras de Maman qui rassure et obéir aux ordres de Papa qui se charge de tout ;
  • les curieux qui préfèrent se jeter à l’eau pour apprendre à nager, explorer le monde pour découvrir des choses nouvelles, et se former eux-mêmes le jugement par observations, échanges, comparaisons et réflexions.

Michel Foucault, bien sûr, était de ces derniers. Ce pourquoi il n’était ni freudien, ni marxiste, ni socialiste, ni… « Chose rare en ce siècle, il fut de son propre aveu un penseur sceptique, qui ne croyait qu’à la vérité des faits » p.9.

« Nous ne pouvons rien connaître de certain sur le moi, le monde et le Bien, mais nous nous comprenons entre nous, vivants ou morts » p.27. Supposons que « la folie » ne soit qu’un concept : « dès lors, quelle est donc l’histoire que l’on peut faire de ces différents événements, de ces différentes pratiques qui, apparemment, s’ordonnent à ce quelque chose supposé qu’est la folie ? » (Foucault, Naissance de la biopolitique, p.5). La société n’explique pas tout, l’idéologie non plus ; chaque événement est singulier, mais pris dans un « discours » et encadré par un « dispositif ».

  • « Les discours sont les lunettes à travers lesquelles, à chaque époque, les hommes ont perçu toutes choses, ont pensé et agi ; elles s’imposent aux dominants comme aux dominés » p.46.
  • Le dispositif est tout l’appareil qui impose le discours aux personnes, à une époque. Par exemple, « le savoir médical justifie un pouvoir, ce pouvoir met en action le savoir et tout un dispositif de lois, de droits, de règlements, de pratiques, et institutionnalise le tout comme étant la vérité même » p.50.

C’est le mouvement historique qui fait changer les discours, qui fait passer l’esclavage de normal à haïssable, la peine de mort de réaffirmation du pouvoir royal symbolique à une pratique barbare. Chez chaque individu, c’est le mouvement de la pensée qui permet de prendre du recul  sur les « vérités » du temps.

« Foucault doute de toute vérité trop générale et de toutes nos grandes vérités intemporelles, rien de plus, rien de moins » p.63. Il est un intellectuel critique, pas un gourou ni un nihiliste. Peu importe ce qu’est la « vraie » démocratie : ce qui importe, c’est comment nous la voulons ici et maintenant. L’histoire humaine ne dépend pas – et c’est heureux ! – de l’histoire de la philosophie. Nietzsche, penseur dont Foucault se sentait proche, « n’était pas un penseur de la vérité, mais du dire-vrai », disait-il à Paul Veyne (p.140). Il y a de la liberté partout parce qu’il y a du pouvoir partout et que, si certains se laissent faire, d’autres entrent en résistance, voire en rébellion : ils pensent par eux-mêmes. « Ce qui fait bouger ou ce qui bloque une société, ce sont les innombrables petits pouvoirs autant que l’action du seul pouvoir central » p.142.

Ce pourquoi nous croyons la démocratie être le régime qui offre le plus de liberté, puisqu’il est nécessaire de confronter les idées et de débattre publiquement afin qu’une majorité de petits pouvoirs convergent pour agiter les idées et changer les choses. La passivité, c’est le consentement. Nous l’avons vu, il y a les éternels fatigués et les éternels explorateurs ; les chercheurs d’une éthique personnelle et les adorateurs des règles morales toutes faites ; les vieux rassis (même à 20 ans !) et les jeunes en devenir (encore à 80 ans). Michel Foucault se plaçait sans nul doute au côté des seconds. Par style de vie peut-être, par énergie intime sans doute. Il avait la force et le courage d’établir son éthique personnelle en relation (et parfois contre) les convictions et les pratiques de son époque.

Mais c’est un travail sur soi que bien peu de nos contemporains semblent effectuer. Indigence de caractère ? Ennui de la « prise de tête » ? Goût du troupeau ? Ils se sentent plus à l’aise à brailler de concert des slogans vides de pensée, plutôt que d’analyser eux-mêmes les choses, pour en convaincre les autres avec des arguments. L’argument d’autorité est le seul qu’ils connaissent – comme en banlieue : les poings, pas les points ; où chez les politocards : les petites phrases, pas le programme. « N’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité », écrivait Michel Foucault (cité p.10).

« Qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique -, si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? » (cité p.175). « Le rôle d’un intellectuel est de ruiner les évidences, de dissiper les familiarités admises ; il n’est pas de modeler la volonté politique des autres, de leur dire ce qu’ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ? » (cité p.178). Foucault, c’est l’anti-Bourdieu. Trop nombreux sont ceux qui, dans les media et même sur les blogs, se prennent pour des intellectuels alors qu’ils ne répondent en rien aux critères. C’est le grand mérite de ce petit livre de Paul Veyne, écrit sans jargon et avec une affectueuse attention, de nous le rappeler.

Paul Veyne, Foucault – sa pensée, sa personne, 2008, Livre de poche Biblio essais 2010, 256 pages, €6.10

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Communisme et crise de foi

Comme Thierry Wolton publie bientôt le troisième tome de sa monumentale Histoire mondiale du communisme en pointant cette fois les complices, après les bourreaux et les victimes, la revue L’Histoire se fend d’un numéro consacré presque exclusivement aux communistes.

Il faut en effet distinguer le système – totalitaire, policier, exécrable – et ses croyants – idéalistes, naïfs et généreux. C’est du moins le message subliminal de ce dossier, les historiens aujourd’hui arrivés ayant flirté dangereusement avec la doctrine totalitaire dans leurs années de jeunesse. Rares sont les François Furet à avoir analysé ce pourquoi. Mais ne boudons pas notre plaisir : comprendre vaut bien quelques reniements.

Ce qui ressort de ces multiples portraits de ceux qui se firent capter par l’étoile communiste est la foi.

Foi chrétienne ou juive, vite transférée vers l’Avenir radieux. C’est Edgar Morin qui évoque une « espérance de salut dans la rédemption collective » p.54 ; c’est André Gide qui dit sa fascination, « ce qui m’amène au communisme, ce n’est pas Marx, c’est l’Évangile » p.34 ; c’est Pierre Pascal, catholique bourgeois sorti de Normale Sup qui s’est converti à l’URSS : « il est heureux, il a vu Dieu : Karl Marx lui a parlé », le décrit Albert Londres en 1920 p.36 ; c’est Raymond Lefebvre, bourgeois protestant, qui adhère au communisme par la souffrance de la Grande guerre et l’idéal du pacifisme p.38 ; c’est Manès Sperber, juif de Galice, pour qui l’attente de la Révolution est la suite naturelle de celle du Messie ; ce sont Louis Althusser et Roger Garaudy, militants chrétiens, qui voient dans le Parti une moderne Église.

Il y a d’autres voies de conversion : celle d’Aragon, intellectuel bourgeois surréaliste (ce qui fait beaucoup de défauts pour les prolétaires à la tête du PCF…) – mais surtout bâtard du Préfet de police de Paris, avide de retrouver une famille, une fraternité, la reconnaissance du Père – d’où cette ode à Staline dans Hourra l’Oural en 1934 ; celle de Georges Friedmann, scientifique qui percevait l’URSS comme un État savant, vecteur du progrès contre l’obscurantisme bourgeois (« bourgeois » était l’injure suprême de l’époque, on ne disait pas encore « ultralibéral »), celle de Paul Langevin et Henri Wallon ; celle de Maurice Thorez, « Fils du peuple » (titre de son « auto » biographie écrite par Jean Fréville en 1937), à qui le Parti a permis l’ascenseur social ; celle de la Résistance, comme Edgar Morin, Lise Ricol-London, Annie Besse épouse Kriegel, Pierre George ; celle des anticolonialistes Aimé Césaire, Ho Chi Minh, Jean Dresch ; celle des intellos, passés par les khâgnes où la rébellion en serre de cet âge étudiant se focalisait sur la religion communiste – tellement antibourgeoise – ce fut le cas pour Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet, Michel Foucault, Mona Ozouf, Paul Veyne, Maurice Agulhon…

Tous regardaient au-delà du présent vers l’avenir, au-delà du réel vers l’utopie, au-delà de la complexité vers le simplisme. Marx avait prophétisé l’Histoire en marche, le progrès inéluctable de l’Homme engendré par la lutte des classes, dont la finale serait prolétaire. Le Parti (avec majuscule) était l’Église (avec majuscule), voulu ainsi par Staline (ex-séminariste), qui révérait l’organisation hiérarchique et pyramidale catholique et l’avait prise pour modèle. L’URSS était la Terre promise, le paradis en marche, l’endroit où le catéchisme devenait réalité – ce fameux « socialisme réel » dont on a mesuré, depuis, tous les travers.

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Il faut comprendre cette foi pour comprendre combien notre époque – depuis Mitterrand – apparaît grise et triste.

Le socialisme rose n’a rien à voir avec le feu immense et rouge. Le socialisme non « réel » se veut réformiste, tout en gardant une phraséologie révolutionnaire. Sans cesse dans le grand écart : il ne peut que décevoir ceux qui aimeraient croire, qui ont BESOIN de croire. D’où la conversion de certains à l’écologisme, cette nouvelle foi dont le credo commence par l’Apocalypse.

Contrairement à la prophétie de l’intellectuel barbu, le communisme n’était pas l’avenir de l’humanité : trop de rigidité, d’inquisition, d’exclusion. Une doctrine figée comme un Coran, une politique soupçonneuse sans cesse à épier « la ligne », les pogroms successifs de « bourgeois », « d’intellectuels », de « traîtres », de « juifs », de « déviants »… Où sont l’émancipation tant vantée, la liberté retrouvée, l’harmonie de l’homme avec SA nature et avec LA nature, la fraternité universelle ? Le « socialisme réel » de l’ex-URSS, de la Chine de Mao, du Cambodge de Pol Pot, du Cuba des frères Castro, de la Corée nordiste des dictateurs paranoïaques qui y sévissent depuis plus d’un demi-siècle sont des repoussoirs, des repaires de Satan – pas des jardins de délices où coulent le lait et le miel (et où attendent, soumis, les vierges et les éphèbes).

L’avenir est à inventer – mais bien loin de la foi !

Toute croyance venue d’en-haut ou de l’intérieur, d’une révélation divine ou de l’esprit humain enfiévré, est une illusion qui enferme. Pour libérer l’humanité de ses chaînes, pour libérer chacun de ses déterminismes subis, ni Bible, ni Évangile, ni Coran, ni Manifeste, ni Livre rouge – mais le patient et humble travail de chaque jour : prendre les choses à la base, une à une, en fonction du possible.

Toute foi est un poison qui empêche de penser, qui fait agir en masse sans réfléchir, qui juge et exclut – voire massacre – sans état d’âme parce que la foule le fait et que le parti l’a dit. Le communisme a été une leçon de plus, après le christianisme et le judaïsme, des méfaits de la religion – quelle qu’elle soit. L’islamisme, cet islam dévoyé, prend à son tour le chemin de la rigidité, de l’inquisition, de l’exclusion. L’humain est-il capable d’apprendre un jour ?

Revue L’Histoire, n°417, novembre 2015, €6.40 en kiosque ou sur Amazon
http://www.histoire.presse.fr

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Jaurès, mort en 14

Il y a un siècle, juste avant la Grande guerre que célèbre tant François Hollande, dans un monde à jamais finissant, un étudiant inspiré par l’Action française assassinait Jean Jaurès, socialiste emblématique, au café du Croissant, rue Montmartre à Paris. Trois jours plus tard, le nationalisme patriotard envahissait les esprits, la guerre était déclarée et les millions de morts allaient joncher les champs, les bois et les monuments des villages.

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Célèbre et méconnu, Auguste Marie Joseph Jean Léon Jaurès était né paysan sous Napoléon III, élevé au méritocratisme républicain avec bourse, entré par ses propres forces à Normale Sup, ce temple de la bourgeoisie parisienne, avant d’entreprendre une carrière d’enseignant Troisième République. On aurait pu rester dans Pagnol, on se retrouve dans Hugo. L’orateur barbu popu, Tartarin tonnant du Tarn, a la générosité naïve de ceux restés près du peuple. Il est élu député républicain. Ce n’est qu’après la grève des mineurs de Carmaux, contre le licenciement d’un ouvrier trop absent du fait de ses fonctions de maire, que Jaurès se révèle socialiste : il n’accepte pas la remise en cause du suffrage universel par les nantis propriétaires.

Saint laïque pour la gauche française, il fonde le Parti socialiste, le journal L’Humanité puis la SFIO. Arrimé à la base, il reprend les idées de Marx non sans les critiquer (notamment le naïf coup de force prôné par le Manifeste), mais il reste avant tout chrétien humaniste, désirant prolonger la marche en avant du Progrès humain dans l’Histoire commencée sous les Juifs de la Bible. Il croit à la république et à l’extension des droits démocratiques de tous contre les égoïsmes des possédants, la puissance de l’argent ou l’arbitraire des institutions (ce pourquoi il a défendu Dreyfus). Sans pour cela ravaler les bourgeois ou les Juifs financiers au rang de cloportes à écraser : « Nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfermer hors de l’humanité ». Les revanchards de la gauche contemporaine devraient méditer cette morale – dont ils ont pourtant plein la bouche.

Si Jaurès reste une icône, c’est qu’il représente ce XIXe siècle qui s’est fini le 2 août 1914.

1. Il a la pureté du socialisme idéaliste, jamais encore compromis avec le pouvoir (et les reniements du vote des pleins pouvoirs à Pétain, l’Algérie c’est la France du ministre Mitterrand et la mobilisation du contingent par Guy Mollet, les trois dévaluations de 1981-82 et les « affaires » du septennat finissant, sans parler du mensonge Cahuzac et des fausses promesses du béat qui nous gouverne).

2. Il a l’esprit critique républicain, formé aux écoles classiques, sans jamais devenir cet « idiot utile » du communiste de parti comme furent Sartre, Aragon, Duras et tant d’autres intellos ou artistes. Au contraire, écrivaient avec Jaurès dans L’Humanité des personnalités originales comme Anatole France et Jules Renard.

3. Il a la naïveté universaliste, au temps où l’Occident croyait encore en sa mission civilisatrice et se voyait comme l’Universel en marche pour l’humanité entière, à la Victor Hugo – temps bien enfui depuis que le « tiers » monde a émergé à marche forcée.

4. Il a le socialisme encore humaniste, avant le national et avant le collectiviste, ces deux mamelles de Marx & Engels tétées par Mussolini et par Lénine, chacun des deux inspirant des épigones bien pires encore (Hitler, Mao, Pol Pot, Kim Jong il). Le socialisme « réalisé » (ainsi qu’on disait en URSS) a plus fait CONTRE le socialisme que le diable capitalisme : dès que les peuples enfermés par le rideau de fer ou de bambou l’ont pu, ils ont très vite voté avec leurs pieds – préférant vivre avec « le diable » que sous la « morale socialiste ».

5. Il a le socialisme démocrate, ancré dans la base ouvrière, celle qui s’est perdue après Mitterrand et que les montebourgeois qui plastronnent insultent de nos jours par leurs rodomontades de communicants, tout dans les mots, rien dans les faits. « A la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme ? il convient donc de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui. C’est la réponse première, essentielle : et quiconque ne l’accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens, se met nécessairement lui-même hors de la pensée et de la vie socialistes » (1901, Question de méthode – à Charles Péguy).

jaures assassine paris cafe le croissant

François Hollande, au lieu de « célébrer » la guerre, pourrait utilement redonner du sens à Jaurès : il pointerait combien il reste peu de socialistes en vérité, malgré leur appartenance de circonstance au parti qui distribue les places.

Le socialisme XIXe de Jaurès est mort en 14, le socialisme contraignant de l’URSS est mort en 89, le socialisme jacobin donneur de leçons franco-français est mort en 14 (un siècle après), lors des Municipales et des Européennes… Reste à inventer le nouveau – et probablement sans les socialistes !

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Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ?

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Né en 1955, l’auteur est né bourgeois d’un père jurassien sévère et d’une mère corse philosophe. Cadet d’une fratrie de trois, plus tard de quatre, il vit Mai 1968 à 12 ans dans Paris, puis passe son adolescence attardée de 17 à 22 ans à coucher alternativement avec filles et garçons, dans le gai bordel de l’interdit d’interdire. Il squatte et s’incruste sans horaire, vivant au jour le jour pour échapper au « système », militant inlassable du gauchisme hédoniste rêvant sous les pavés la plage. Rare est la littérature sur ces années 1970 et c’est avec intérêt que la génération qui l’a vécue jeune va le lire. Rare est l’analyse de la dissolution d’une société trop rigide par les mœurs par la subversion sans complot de sa jeunesse citadine. La France a été plus touchée que d’autres ; elle en garde plus que d’autres les traces, comme on le constate dans l’infantilisme politique, la croyance sans critique et le superficiel émotionnel de qui a manqué d’apprendre la parole.

Ce livre est intitulé « roman » et transfigure un récit autobiographique. Ses deux frères aînés ont disparu. Le premier, Pierre, devenu dément, s’est suicidé ; le second, Philippe, s’est noyé en Corse alors qu’il commençait à se désinhiber, accident ou mort volontaire. Reste Jérôme, le benjamin de neuf ans plus jeune et lui, Claude, aujourd’hui approchant la soixantaine. Le père, ancien officier marinier qui s’est reconverti dans l’industrie pour élever ses enfants, fut le plus désorienté par l’explosion des valeurs et des cadres sociaux. Tout son univers moral, culturel et citoyen s’est brutalement écroulé ; tous ses fils, successivement, se sont rebellés, leur programmation naturelle à contester le père s’amplifiant par l’époque.

La « folie » de l’aîné vient peut-être de là, de n’avoir pas su exister autrement que comme un clone du papa alors que la révolution exigeait la mue. L’homosexualité du second vient peut-être de là, hanté d’interdits qui exacerbent son désir sans jamais lui faire réaliser. Protégé par ses aînés, Clodion le chevelu, comme on l’appelait enfant du fait de ses boucles brunes, est resté plastique, imitant les grands puis ses pairs, isolé du père et quittant sa mère, atteinte de leucémie, de plus en plus indifférente.

L’enfance est heureuse en fratrie, cousinade et sensualité des vacances corses dans la famille Zuccharelli (dont son oncle Émile est maire de Bastia). L’aîné Pierre est le modèle musclé du cadet, le fils préféré du père, le garçon énergique rêvé : « Une discipline de Romain dans un corps d’Athénien, une foi chrétienne exaltée par la culture laïque de la République : Mens sana in corpore sano » p.16. Pierre a sauvé Claude de la noyade dans une piscine lorsqu’il était enfant.

Mais c’est Philippe, le second, qui est le plus proche de l’auteur. Insolent, solaire, séducteur, Philippe désire son petit frère mais ne le touchera pas avant ses 21 ans. « Il aime, depuis nos premières colonies de vacances, se glisser dans le lit de garçons assoupis et les réveiller en les faisant jouir » p.344. Jolie formule. Il faut dire que, dans les années 50 et 60, les classes n’étaient toujours pas mixtes dans les collèges bordant Paris vers l’ouest. « Le sexe m’est une menace », fait dire l’adulte au préado de 12 ans.

Si ses aînés lisent Montherlant et Malraux, lui préfère Koestler, Vian et Steinbeck. En sixième, j’en suis un peu étonné, étant du même âge que lui et fort lecteur, n’ayant abordé Koestler que vers 14 ans – mais nous sommes dans le roman. Il avoue quand même dévorer les récits de la Seconde guerre mondiale, résistance, espionnage, commandos, fort à la mode en ces années sans télé. Mais qu’il écoute Beatles, Rolling Stones et Françoise Hardy ne m’étonne pas. Qu’il n’aime pas Cloclo – Claude François – ne m’étonne pas non plus : l’histrion à paillettes était tellement dans le vent des années Giscard qu’il a très mal vieilli.

A la lisière de Boulogne, dans le grand immeuble bourgeois silencieux du n°35 qu’il habite, le jeune garçon s’ennuie. Il trouve la vie des Choses à la Perec absurde et les relations sociales une suite de rôles endossés provisoirement. Il joue la comédie devant les amies de sa mère, à servir le thé ; ou devant ses frères, à leur faire la cuisine. Il se rêve en cousin Stéphane, rude Corse de son âge, passant tout l’été torse nu, jambes nues et en sandales comme un scout de Joubert, grimpant aux arbres et abattant des merles pour les manger en pâté. Lui est plutôt passif, accommodant, avec un côté féminin – reconstitue-t-il adulte. Car ce n’est pas l’enfant qui parle, mais l’adulte tard venu, n’étant sorti de son adolescence immature que vers 35 ans. Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre ses reconstructions.

Les années suivant Mai 68 lui permettront de goûter à tout sans jamais s’investir, passant du trotskisme militant à 15 ans avec Thierry Jonquet à la Gauche prolétarienne de Benny Lévy (alias Pierre Victor) qui officie en conspirateur dans les sous-sols de Normale Sup, puis au LSD en Auvergne, à Félix Guattari (dont il baise à 19 ans la femme), ensuite aux amphétamines avant Lacan, Barthes, Hervé Guibert qu’il dévore des yeux, et Frédéric Mitterrand dont il squatte plusieurs mois l’appartement, enfin Hélène Cixous dont il suit le séminaire. Ce naming des années 2000 est un peu agaçant car il ne recouvre aucune histoire mais le simple fait de côtoyer passivement des célébrités. « Mes airs androgynes attiraient les deux sexes », avoue-t-il p.255. Désolé pour l’auteur, mais cet être changeant qui prendra plusieurs surnoms, de Clodion le chevelu enfant à Bastien militant trotskiste puis Arnulf, maoïste hédoniste, n’est pas le plus intéressant du roman. Son identité de caméléon est trop changeante pour qu’on s’y attache. Mais l’époque vit en lui et c’est elle qui reste, pas l’inconsistant du genre homo.

« Aussi fragile que dur, ingrat et immature, il a tous les travers de cette bohème à qui la figure sacralisée de Rimbaud servait encore de caution. Il refuse de se fixer un but, sinon en creux, vit en parasite par rejet intégriste de toute forme d’exploitation » p.369. La vie était certes moins morne qu’aujourd’hui, mais moins menacée aussi ; à la génération trop nombreuse du baby-boom, tout semblait possible, jusqu’à l’excès. « Jouis et fait jouir, sans faire de mal à personne », est la maxime de Chamfort que l’auteur affectionne, révélatrice de ces années-là. Il écrira adulte son premier livre sur cet auteur. L’adolescent en révolte des années de révolte « ne veut pas prendre sa place dans une société fondée sur l’injustice, la compétition et le refoulement. La famille même lui déplaît avec sa façon mesquine de vivre sur soi, d’exclure de ses préoccupations affectives le monde extérieur » p.157.

C’est pourtant ce « modèle » archaïque qui revient en force dans les vieux jours des mêmes…

Claude Arnaud a fini par suivre des études de lettres à Vincennes (fac sans bac), puis passé les concours des IPES pour devenir prof, bien au chaud sans risque de chômage et retraite assurée dans le fonctionnariat du vieux monde, mandarin imposant son savoir en chaire aux enfants disciplinés du système. L’injustice continue de régner, comme éternellement en toute société, même la plus égalitaire ; l’égalitarisme exacerbé ne suscite-t-il même pas, en réaction, cet individualiste exacerbé qu’est le Moi-je du paraître narcissique d’aujourd’hui ? Individualisme qui reconstitue aussitôt l’inégalité pour se poser et exister hors du Collectif tant à la mode des années 68-80.

Quant à la famille, ce sont aujourd’hui les plus déviants du modèle « bourgeois » qui revendiquent haut et fort leur « droit » à se marier, adopter et bâtir un « foyer » sanctionné par Monsieur le maire ! La société Mai 68 marche sur la tête, mais les mêmes qui l’ont lancée restent contents d’eux, toujours aussi inconséquents.

C’est l’intérêt de ce roman des années folles que de remettre les pendules à l’heure. Elles ont été vécues plus ou moins fort selon l’éloignement de Paris par la génération qui arrive à l’âge de la retraite. Des trois jeunes garçons torse nu de la couverture, un seul survit, le plus jeune, l’auteur. Il livre ici, bien écrite, sa confession d’un enfant du siècle.

Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ? 2010, prix Jean-Jacques Rousseau 2011, Livre de poche 2012, 381 pages, €6.74

Le site de Claude Arnaud

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Roland Barthes par Louis-Jean Calvet

Louis Jean Calvet Roland Barthes

Il y a 33 ans, le 25 février 1980, au sortir d’un dîner avec François Mitterrand et Jack Lang, Le professeur au Collège de France Roland Barthes a été renversé par une camionnette à hauteur du n°44 de la rue des Écoles à Paris. Il est mort le 26 mars de complications pulmonaires à 65 ans. Trois semaines plus tard, le 15 avril, mourrait Jean-Paul Sartre. On se souvient encore de Sartre, marxiste heideggérien ; on a quelque peu oublié Roland Barthes, marxiste littéraire.

Ce sont pourtant ces deux intellectuels à l’apogée de leur gloire à la fin des années 1970, qui inspiraient la jeunesse. Sartre engagé dans l’histoire, Barthes décodant les signes dans le langage. J’ai soutenu ma thèse sous leurs auspices, et Louis-Jean Calvet était dans le jury. Sociolinguiste docteur de Sorbonne, il a enseigné à Paris V avant d’être nommé à Aix. Il a surtout écrit une biographie de Roland Barthes que l’on ne trouve plus que d’occasion, signe des temps d’oubli.

Car Roland Barthes n’a jamais été du sérail intellectuel. Orphelin de père à l’âge d’un an (5 destroyers allemands coulent son patrouilleur en 1916), il ne peut faire de prépa pour passer le concours de Normale sup pour cause de tuberculose. Il préparera une thèse sur Michelet sans jamais l’achever. Ni agrégé, ni docteur, il n’est que lui-même, donc critique. Mi-gascon par son père (qu’on appelait Barthès) il habite Bayonne jusqu’à ses 9 ans ; mi-alsacien par sa mère qui regagne Paris (où on l’appelle Barth), l’enfant Roland se voit affublé à 12 ans d’un demi-frère Michel qui fait scandale dans la France bourgeoise des années 30. Il sera donc sensible au rejet social et à la morgue bourgeoise.

Un copain de sana trotskiste, Georges Fournié, qui a commencé le travail à 13 ans, l’initie au marxisme non stalinien, à une époque où c’était inconcevable pour la gauche française. Il sera donc marxiste critique, la meilleure part de Karl.

Mais sa santé fragile et sa marginalité intellectuelle le rendent précautionneux de toute « hystérie », mot qu’il affectionne, de tous les excès théâtreux et médiatiques propres aux Français. Il sera donc proche par amitié, mais physiquement à l’écart, de tout engagement : guerre d’Algérie, mai 68, front homosexuel. Car il aime les garçons mais, d’une discrétion maladive pour ne pas fâcher maman, le public ne le découvrira qu’à la toute fin de sa vie.

Roland Barthes est donc radicalement autre à notre époque. Il est du monde d’avant, celui où, pupille de la Nation, on pouvait arriver par méritocratie républicaine et par ses œuvres littéraires. Il aura pris sa revanche des institutions lorsqu’il a été nommé au Collège de France en 1976. « Il est à l’âge où l’on enseigne ce qu’on ne connait pas : cela s’appelle chercher », écrit joliment son biographe. Une vraie leçon pour aujourd’hui où les « chercheurs » sont plutôt des mineurs qui exploitent le passé que des découvreurs de terres neuves.

Roland Barthes aura fréquenté le lycée Louis-le-Grand en face de la Sorbonne et pratiqué de longues années l’école des Hautes études en sciences sociales, où il entre en 1960. Entre temps, il a cultivé des amitiés successives au lycée, au sana, dans l’intelligentsia parisienne, toujours fidèle à chacun jusqu’au bout. Philippe Rebeyrol, connu dès la 4ème, sera son ami durant 48 ans qui sortira de Normale sup et lui trouvera son premier poste de lecteur à Bucarest au sortir du sana. Il poursuivra par une année à Alexandrie où il rencontre A.J. Greimas qui l’initie à la linguistique. Il occupe grâce à Rebeyrol un poste à la direction culturelle aux Affaires étrangères à Paris. Il habite avec sa mère et son jeune frère et jusqu’à sa mort au n°11 rue Servandoni, entre Luxembourg et Saint-Sulpice.

roland barthes vecut 11 rue servandoni

Il collabore à l’Observateur, à Esprit, aux Lettres nouvelles, ce qui lui permettra d’assembler en un livre retentissant ses chroniques de décodage des signes sociaux dans les images et la publicité : ce sera Mythologies, qui inspirera, mais sur un sujet politique, ma propre thèse en Sorbonne. Il rencontrera Michel Foucault qui l’aidera à entrer au Collège, Edgar Morin et sa femme Violette (la seule femme de qui il aurait pu tomber amoureux, disait-il), Philippe Sollers et Julia Kristeva avec il ira visiter le Pékin maoïste en 1974. Mais il s’y ennuie : la Chine lui paraît « fade », vide. Au contraire du Japon, dont il rapportera en 1970 un éblouissant petit livre, L’empire des signes, resté son préféré.

philippe sollers paradant en Chine mao avec roland barthes 1974Il crée la sémiologie (l’étude des signes) comme critique sociale, décryptant les connotations des mots, des clichés et des images comme idéologie sous-jacente au texte. Suivra Le degré zéro de l’écriture, qui lui permettra d’obtenir pour deux ans une bourse de recherche du CNRS. Mais sa méthode de travail est plus empirique que scientifique : « La méthode consiste à rédiger chaque jour des fiches, sur tous les sujets possibles, à les classer, à les combiner de différentes façons, jusqu’au moment où apparaîtra une structure, une thématique » p.145. D’où l’usage du fragment, du texte éclaté sorti de tout contexte, de l’ignorance volontaire de toute profondeur biographique. Le mot-clé est « structure », mis à la mode par Lévi-Strauss, mais bien perdu aujourd’hui où l’histoire, la mémoire, la profondeur, reviennent en force. Les années 60 avaient cet optimisme d’après-guerre et de jeunesse qui voulait tout remettre à plat, tout recommencer avec la génération. Barthes arrivait au bon moment. C’en est bien fini, la critique sociale est intégrée à une paranoïa congénitale qui se méfie par principe de tout discours et « échange » à vitesse accélérée messages et commentaires de confort à l’intérieur d’une bande étroite de potes qui pensent pareils. Barthes n’a plus sa place.

Il était un auteur, pas un chercheur. « Car Barthes n’est pas un homme de système, il est avant tout un homme d’intuition, de réactions immédiates, d’humeurs, qu’il théorise ensuite au gré des rencontres et des emprunts » p.176. Il aime la jouissance du signifiant, le plaisir du texte. On le prend pour un théoricien alors qu’il n’est qu’un essayiste, dit-on. Mais il a une grande capacité d’écoute, surtout envers les jeunes (garçons) ; maniaque pour lui, il est peu directif pour les autres, leur fait confiance et leur donne confiance en eux-mêmes sans leur imposer une théorie comme les mandarins universitaires. Il dira, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France que « la langue est fasciste », ce qu’on lui retient (à charge) aujourd’hui. Mais parce que la langue « oblige à dire », comme le fascisme oblige à faire et à penser. Une fois mise en mots, la pensée est corsetée, caricaturée, déformée et théâtralisée. D’où l’intérêt (que l’Éducation nationale n’a toujours pas compris) de bien connaître la langue, d’apprendre un vocabulaire étendu, où puiser à volonté toutes les nuances. On l’a vu depuis : ceux qui ne disposent que de 400 mots utilisent leurs poings et leur bite, pas leur langue ni leur cerveau.

Roland Barthes 1978

Roland Barthes devient célèbre en 1977 lorsqu’il publie Fragments d’un discours amoureux et qu’il passe à Apostrophe. Le livre se vendra en deux ans à 177 000 exemplaires, fait rare pour un ouvrage de science humaine. Mais c’est l’acmé, le début de la fin. Sa mère Henriette meurt à 84 ans, le laissant seul et désemparé. Il n’a pas de compagnon, sa vigueur décline et il ne séduit plus guère que les gigolos payants. Quelques parodies et pamphlets raillent son obsession à voir toujours autre chose que ce qui est dit. Se publient Le Roland Barthes sans peine et Assez décodé ! On lui fait comprendre qu’il n’est plus en phase, qu’il a fait son temps. Comme il ne sait pas dire non, par gentillesse, il accepte un dîner chez Edgar Faure avec Giscard président. Il y avait aussi Philippe Sollers, Claire Bretécher, Jean-Louis Bory, Gisèle Halimi, Emmanuel Leroy-Ladurie, Dominique Desanti. Mais « la gauche », toujours intolérante et moraliste, lui déclare que « ça ne se fait pas », qu’il faut « rester pur ». Indignation facile de secte persuadée d’incarner le Bien, qui perdure de nos jours. Ce pourquoi il ira aussi dîner chez Mitterrand, encore Premier secrétaire du PS, et y perdra la vie…

roland barthes accident 44 rue des ecoles paris

Louis-Jean Calvet livre une biographie linéaire, bien informée, dont le principal mérite est de s’effacer par sympathie derrière son sujet. Dommage qu’elle ne soit pas rééditée et complétée, Roland Barthes, intellectuel à l’ancienne, le mérite.

Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, 1990, Flammarion 339 pages, occasion €3.00

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Camus, marxisme et socialisme

Après le Congrès d’août 1946, Camus s’interroge sur le parti socialiste. La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) garde allégeance au marxisme, « les uns parce qu’ils pensent qu’on ne peut être révolutionnaire sans être marxiste ; les autres par une fidélité respectable à l’histoire du parti ». C’est le duel Léon Blum-Guy Mollet, résolu par une « synthèse ».

Or cette synthèse est impossible car il y a contradiction entre l’allégeance et l’action.

« Si le marxisme est vrai, et qu’il y a une logique de l’histoire, le réalisme politique est légitime. » La fin justifie les moyens. La société sans classe de l’utopie future rend « justes » aujourd’hui tous les meurtres nécessaires. Au nom du Bien.

A l’inverse, « si les valeurs morales préconisées par le parti socialiste sont fondées en droit, alors le marxisme est faux absolument puisqu’il prétend être vrai absolument. » On ne dépasse pas le marxisme, on l’accepte ou on le rejette. Il n’y pas de milieu puisque le marxisme se veut une explication totale du monde et de l’histoire – comme la religion. « Marx ne peut être dépassé parce qu’il est allé jusqu’au bout de la conséquence. » Tout est alors bon pour accoucher de l’histoire : le mensonge, la violence, les tortures, les massacres de classe ou de « mécréants » (ceux qui n’y croient pas).

Pourquoi donc, s’interroge Albert Camus, les socialistes veulent-ils conserver la dialectique marxiste (Guy Mollet) s’ils réfutent ces extrémités (Léon Blum) ? « On ne peut concilier ce qui est inconciliable. »

Il se trouve que les socialistes français ne veulent pas choisir – pas plus en 2012 qu’en 1946… Eux seuls, puisque les socialistes allemands ont bel et bien choisi à Bad Godesberg. Les socialistes anglais avaient choisi depuis longtemps, selon leurs traditions, en préférant les syndicats au parti unique. Les socialistes nordiques, en particulier suédois, avaient aussi choisi la voie démocratique – fondée sur le droit librement négocié – pour faire avancer les revendications sociales. Albert Camus est pour un « socialisme libéral » qui est selon lui bien représentatif des mouvements de Résistance. Cette expression, figure dans un article de ‘Combat’ du 23 novembre 1944 ; elle a été reprise par Bertrand Delanoë en 2010 avec les cris d’orfraies « de gauche » qu’on connaît !

Il est étonnant que, plus de 60 ans après, le débat demeure. Camus est indulgent, plus que je ne le suis, parce que son époque était portée vers le marxisme à la suite de la victoire contre le nazisme à laquelle l’URSS avait fortement contribué. Mais l’URSS s’est écroulée, le mur qu’elle avait établi aussi, et les révélations sur les camps de travail, les dénonciations et le flicage serré de toute la population sont venues renverser ce que le socialisme « réel » pouvait avoir de tentant. C’est simple : les gens en socialisme ont voté massivement avec leurs pieds pour émigrer à l’ouest, cet « enfer du capitalisme ». Qu’on disait.

Pour Camus, « cette contradiction est commune à tous les hommes (…) qui désirent une société qui serait en même temps heureuse et digne, qui voudraient que les hommes soient libres dans une condition enfin juste, mais qui hésitent entre une liberté où ils savent bien que la justice est finalement dupée et une justice où ils voient bien que la liberté est au départ supprimée. » C’est probablement la grandeur des socialistes de ne pas être communistes jusqu’au bout, de ne pas être « ceux qui savent ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut faire. »

Mais cette contradiction qui (en bonne dialectique marxiste) devrait tendre à être résolue par ceux qui en prennent conscience, subsiste deux générations plus tard ! Le parti socialiste français semble s’être figé à ce qu’il était au milieu du siècle dernier.

Camus reste donc fort actuel lorsqu’il dit (en 1947) : « Ou bien [les socialistes] admettront que la fin couvre les moyens, donc que le meurtre puisse être légitimé, ou bien ils renonceront au marxisme comme philosophie absolue, se bornant à en retenir l’aspect critique, souvent encore valable. »

Il leur « faudra choisir alors une autre utopie, plus modeste et moins ruineuse. » Cette utopie est la démocratie libérale, la seule fondée sur le droit… Elle préserve en effet la liberté sans laquelle, selon Camus dans un autre texte, « la puissance de protection contre l’injustice » ne serait pas. Choix qu’ont fait depuis fort longtemps les autres Européens.

Force est de constater que ce n’est pas vraiment le cas en France où « la droite » reste absolument illégitime au yeux des partisans socialistes, où la gauche radicale pousse à la roue en faisant honte au PS de « composer » avec le capitalisme, où un enseignant à Normale Sup (Alain Badiou) peut sans vergogne afficher sa haine du système démocratique, qu’il trouve illégitime, en étant fort adulé par les gendegôch qui se piquent de penser.

Lorsque les partis politiques ne joueront plus aux guerres de religion, qu’ils ne penseront plus au « Grand soir » comme à la victoire du Bien sur le Mal (ou de l’obscurité à la lumière pour parler comme Jack Lang), qu’ils laisseront s’exprimer leurs adversaires sans brailler d’office pour couvrir leur voix, et qu’ils accepteront de réfléchir à leurs arguments, le socialisme français sera (enfin !) devenu « normal ». Certains socialistes l’ont fait, mais ce n’est pas la majorité. Et ces Attali, Delors, Besson, Bocquel, Charasse, Frèche, Jouyet, Rocard, Valls, Gallois et d’autres – qui servent la République et la France avant tout – le parti les appelle, en bon réflexe stalinien, des « traîtres » ou des renégats !

François Hollande sera-t-il l’homme par qui le socialisme français devient « normal » ? Euro-compatible ? Le Front de gauche (aussi borné que celui du taureau) le craint, puisqu’il prône en bonne logique la sortie des traités européens, de l’euro et des contraintes financières (y compris la solidarité avec les Grecs… qui en découle logiquement). François Hollande choisit les moyens plutôt que la fin, en exigeant que le déficit rentre dans les clous, en s’arrimant à l’Allemagne sans qui l’Europe n’existe pas, en commandant des rapports qui permettent au débat de se tenir et aux réalistes à gauche de prendre enfin conscience que la posture critique (à la Montebourg) n’est qu’une bouffonnerie dès qu’on doit gouverner.

Bilan dans cinq ans, avec du temps au temps. Nous attendons la grande conversion laïque des croyants marxistes à la normalité de l’Europe réelle. Ce qui ouvrira au centre. Et pourrait permettre au PS de gouverner longtemps, en phase avec la majorité des Français.

Albert Camus, Le socialisme mystifié, Actuelles, Œuvres complètes tome 2, Pléiade Gallimard, 2006, p.441-443, €62.70

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Dudouet et Grémont, Les grands patrons en France

L’intérêt de ce livre est qu’il se situe – volontairement – au carrefour de l’économie, de la sociologie et de l’histoire politique. C’est ce qui le rend précieux. Le patronat français est bien loin des 200 familles chères au Front populaire. Il est aujourd’hui principalement composé d’ex-fonctionnaires, issus des Grandes écoles de la République, surtout Polytechnique et l’ENA.

La relation incestueuse du pouvoir politique et économique, tellement française, s’est déplacée. Hier l’État était tout-puissant, faisait et défaisait les rois en entreprise. Aujourd’hui, alors que la mondialisation exige l’efficience, les matheux formatés Éducation nationale délaissent le « service » public pour le profit privé. Ce qui compte reste toujours le pouvoir : celui, social, d’imposer ses vues ; celui, égoïste, d’amasser le maximum d’argent. Pas le pouvoir d’œuvrer pour la société, pas même pour l’entreprise : les grandécolâtres ex-fonctionnaires sont des mercenaires, pas des entrepreneurs.

L’état des lieux, dressé par un chercheur au CNRS rattaché à l’université Paris-Dauphine et par un économiste président de l’Observatoire politico-économique des structures du capitalisme, est édifiant. Les élites, sélectionnées par le système puis autoproclamées par cooptation constante, suivent un mouvement qui les dépasse. Avant 1914 c’était le libéralisme où le moins d’État possible assurait la plus grand puissance des profits et de la notoriété. Il a fallu deux guerres mondiales pour immiscer l’État dans l’organisation de l’économie et engendrer cet autoritarisme industriel qui a fait le bonheur de ceux qui sont bien « nés ». Non de sang, mais de méritocratie scolaire appuyée d’un puissant réseau social. Fils de patrons et fils de profs, aiguillés dans les bons lycées des bons milieux, ont investi les allées du pouvoir politique, puisqu’il était l’antichambre du pouvoir de l’argent. L’âge d’or s’est situé entre 1945 et 1986, lorsque l’État possédait le principal par nationalisation et nominations.

Depuis, la « privatisation » a eu lieu. Mais croyez-vous qu’elle soit sociale ? Pas du tout : les ex-fonctionnaires ont pantouflé royalement dans les prébendes. Ce sont toujours les écoles des corps d’État qui assurent le principal des patrons 2008 (dernière année de l’étude). Sauf Normale sup, reléguée au fin fond pour ignorance économique. Un tiers des patrons du Cac40 sort non seulement des grandes écoles au recrutement malthusien, mais aussi des grands corps d’État. Cette relation incestueuse démontre l’intrication du politique et de l’économique plus qu’ailleurs dans la France d’aujourd’hui. C’est dire combien il est peu adapté à la globalisation de la production et des échanges… A-t-on jamais vu encore une grande entreprise internationale nous demander un énarque pour la présider ? A l’inverse, les écoles de commerce émergent peu à peu, notamment les plus prestigieuses comme HEC, ESSEC et ESC Paris. Mais pour la France, ajouter l’ENA et passer par l’inspection des Finances reste le must.

Car la France, société de cour, fonctionne en réseau hiérarchisé. Plus vous êtes proche du pouvoir, du sommet, de l’Élysée, plus vous avez de pouvoir symbolique. Or le pouvoir symbolique se traduit, chez nous, par du pouvoir réel. Jean-Marie Messier (dit J6M : Jean-Marie Moi-Même Maître du Monde), bien que polytechnicien et énarque, n’était pas proche du cœur de ce pouvoir symbolique, ce pourquoi il a été lâché par les « parrains » (au sens mafieux) du capitalisme français. Sa société, Vivendi, bien qu’endettée, n’a pas fait faillite. C’était le signe qu’elle restait viable malgré la course aux rachats externes. Mais son PDG marginal a été éjecté. La caste se défend.

Le tableau du réseau social des entreprises du Cac 40, patiemment élaboré par les auteurs, est éclairant. Au centre du pouvoir se situent les financiers détenteurs du levier crédit : BNP-Paribas et Axa. Autour d’eux gravitent, reliées soigneusement par des conseils d’administration croisés, les entreprises du cœur : Total, l’Oréal, Air France-KLM, Vivendi, Alcatel, Lafarge, Renault. Pour celles-là, pas touche ! Aucune offre publique d’achat ou rapprochement possible sans consentement des parrains.  Tout le gotha se dresserait contre car s’y trouvent des entreprises nationales stratégiques (Total, Renault, Air France, BNP, Axa, Alcatel) et des pompes à phynance pour le pouvoir politique (L’Oréal, Total, Vivendi). Les opéables sont celles qui n’ont guère de relations avec ce pouvoir social politique et économique : Michelin, Danone, Bouygues, PPR, Accor, Vallourec, Cap Gemini, LVMH, Pernod Ricard, Arcelor…

« Le virage libéral qu’a connu la France dans les années 1980-1990 relève qu’une dynamique historique commune à tous les pays occidentaux et ne peut donc se réduire à la stratégie des élites nationales, supposant une communauté de vue et d’intérêts que les compétitions internes nuancent fortement » (p.66). Mais l’élite a bien vu son intérêt et le « service » public est resté un paravent idéologique (où catholiques voisinent avec les positivistes). Rideau de fumée bien commode pour masquer le réel : appétit de pouvoir et avidité d’argent. Les privatisations ont assuré la pérennité de l’élite hier d’État, aujourd’hui du clan des grands groupes. Rares sont les héritiers de familles fondatrices et propriétaires de l’entreprise. La majeure partie des « patrons » est mercenaire, entendus comme les PDG et autres directeurs exécutifs des sociétés cotées au CAC 40. Formés matheux au lycée et formatés par les Grandes écoles, ils défendent leur groupe restreint fait de condisciples, d’intermariages, de cohabitation dans les quartiers huppés, de formations en lycées ou prépas d’excellence, et de relations au cœur de l’État. Très peu d’étrangers dans ce nid incestueux : 23 sur 136, dus surtout aux prises de participations européennes. Évidemment très peu de femmes : 3 sur 136.

Reste la question de toute élite : celle de sa légitimité. Autant les footeux et autres tennismen ou women peuvent, sans faire scandale, s’approprier une grosse portion des ressources produites, autant les grands patrons ont peu de légitimité à percevoir golden welcome, stock options, bonus et retraites chapeaux. « Il existe une forme d’enrichissement des grands patrons qui ne subit pas d’opprobre comparable : celle de la valorisation de leur capital économique » (p.141). Les patrons propriétaires qui développent leur entreprise, créent des emplois et augmentent la notoriété de leur marque nationale, sont légitimes quand ils en profitent eux-mêmes. Ceux qui font scandale sont les mercenaires, trop souvent ex-fonctionnaires : ils s’enrichissent sans cause, avec pour seul bagage le pouvoir de leurs relations.

Comme quoi l’État, lorsqu’il se mêle d’économie, n’a pas la légitimité qu’on veut bien lui prêter pour régler la société. Plus d’État qui régule est une revendication économique légitime, réclamée par le libéralisme (voir Fernand Braudel). Mais régulation ne signifie certainement pas plus de fonctionnaires aux commandes !

Un livre passionnant qui se lit facilement et vient compléter pour l’entreprise les analyses de la bourgeoisie par le couple Pinçon-Charlot.

François-Xavier Dudouet et Éric Grémont, Les grands patrons en France : du capitalisme d’État à la financiarisation, 2010, éditions Lignes de repères, 174 pages, 17.10€

Eric Grémont est directeur de l’OPESC

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Misère Althusser

En 1994, l’historien anglais Tony Judt, dont nous avons eu l’occasion de parler, recense les ‘Mémoires’ de Louis Althusser dans ‘The New Republic’. Comment se racheter d’un père banquier, d’une mère castratrice, d’avoir découvert la masturbation dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne et d’avoir étranglé sa femme ? Comment cet « ignorant de l’histoire récente » a-t-il pu séduire à ce point  la jeunesse française et les intellos médiatiques ?

D’une plume acérée d’observateur (il a assisté aux séminaires d’Althusser à Normale Sup) et d’analyste (il a étudié pour raisons professionnelles les rares œuvres du maître), Tony Judt liquide avec jubilation ce qu’il appelle les « élucubrations » de cet « imposteur fondamental » (ainsi que se qualifie Althusser lui-même dans sa bio).

Marxiste, Althusser ? Allons donc ! « Il finit par ressembler à quelque scolastique mineur du Moyen Âge, tâtonnant désespérément avec des catégories de nées de son imagination. » Allant l’écouter au cœur de l’élite enseignante, à l’École Normale Supérieure de la rue l’Ulm à la fin des années 60, « j’en restais ahuri ». Car le gourou reconstruisait Marx à sa ressemblance, sans se préoccuper du vrai. « Il hachait Marx en menus morceaux, choisissant les textes ou bribes de textes qui convenaient à l’interprétation du maître, puis entreprenait de construire la version de la philosophie marxiste la plus étonnamment abstruse, narcissique et anhistorique qui se pût imaginer. L’exercice n’avait aucun lien visible avec le marxisme, la philosophie ou la pédagogie. »

Adepte de la « lecture symptomatique », ce genre d’intello « lui prenaient ce dont ils avaient besoin et feignaient d’ignorer le reste. » Si Marx n’avait rien dit d’un sujet ce « silence » était en soi révélateur. « C’est cette chose là qu’ils appelaient science, et une science que Marx était censé avoir inventée et qui était applicable, telle une grille, à tous les phénomènes sociaux. »

A cette ahurissante vanité abstraite, l’historien voit plusieurs causes, théorique, conjoncturelle et personnelle :

Théorique« Althusser, comme tant d’autres dans les années 60, essayait de sauver le marxisme des deux grandes menaces qui pesaient sur sa crédibilité : le macabre bilan du stalinisme et l’échec des prévisions révolutionnaires de Marx. La contribution d’Althusser fut d’arracher carrément le marxisme au champ de l’histoire, de la politique et de l’expérience, pour le rendre ainsi invulnérable à toute espèce de critique empirique. » Membre du Parti communiste, Althusser préserve sa prétention à l’omniscience révolutionnaire. Un certain Alain Badiou, qui sévit dans les mêmes milieux intellos fermés, ne fait pas autre chose.

Conjoncturelle« Althusser occupa sans conteste une niche cruciale. Il dota les jeunes maoïstes d’un langage terriblement ampoulé pour s’affirmer comme des communistes ‘antihumanistes’ et rejeter la ‘voie du socialisme’ à l’italienne. » Les manuscrits du jeune Marx montrent les préoccupations morales du philosophe, tandis que ses ouvrages d’économie sont restés inachevés parce que l’auteur avait en sentiment d’une impasse. Rejeter en bloc comme ‘non scientifique’ tout le jeune Marx permet de sauver le ‘centralisme démocratique’ léniniste qui affirme que le Parti seul sait, avant-garde des forces impersonnelles de l’histoire. Et qu’il est donc inévitable d’en accepter l’autorité sans discuter – CQFD…

Personnelle« C’est cette peur de ‘ne pas exister’ qui l’a animé sa vie durant. En élaborant une doctrine dans laquelle la volition et l’action des hommes ne comptait pour rien, où la pratique suprême était la spéculation théorique, Althusser pouvait compenser une vie lugubre d’inaction et d’introspection en affirmant et en légitimant son existence dans l’arène du texte. »

Althusser est oublié, n’ayant rien apporté, ses songeries n’ayant pas été soumises à la preuve. L’existence d’Althusser est un drame humain, mais Tony Judt pose au fond la question essentielle : « Que nous apprend de la vie universitaire moderne le fait qu’un tel personnage ait pu si longtemps piéger des étudiants et des professeurs dans la cage de ses fictions démentes et les piège encore ? »

Où l’on comprend pourquoi les lettres françaises sont devenues marginales, pourquoi l’université et son École Normale Supérieure sont désormais bien provinciales dans un monde qui sait comparer, triant ce qui sert l’universel et ce qui n’est que masturbation pour intello bourgeois parisiens en mal de reconnaissance.

Tony Judt, Retour sur le XXe siècle – une histoire de la pensée contemporaine (Reappraisals), 2008, édition Éloïse d’Ormesson, octobre 2010, 619 pages, €25.65

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