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Parfumerie Fragonard à Grasse

Fragonard parfumsIl m’est arrivé récemment de visiter l’usine de la parfumerie Fragonard à Grasse, nommée en 1926 en hommage au peintre. Annexe à un palais-musée provençal du XVIIIe siècle et surmontée d’un musée sur la parfumerie, cette usine vous détaille toutes les étapes nécessaires de la fleur au flacon. La mode du parfum est venue d’Italie à la Renaissance avec Catherine de Médicis. Le « parfum » venait auparavant « par la fumée » (origine du mot), en brûlant des bois résineux ou autres matières qui dégageaient des odeurs agréables. La chimie en plein essor à la Renaissance (grâce à l’alchimie…) sait mieux extraire les essences et distiller les fragrances. Autrefois réservés aux dieux, le parfum participe désormais à l’hygiène corporelle, à la médecine et au plaisir.

La « capitale » française de la parfumerie ne se situe pas à Grasse par hasard. Géographiquement, la ville est entourée de terrains propices à la culture de fleurs (lavande, myrte, jasmin, rose, fleur d’oranger sauvage, mimosa) et baigne dans un climat idéal ; Chanel possède par exemple ses propres plantations de rose et de jasmin autour de Grasse. Historiquement, la spécialisation médiévale dans le cuir encourage le parfum – car le tannage sent mauvais. Les gants de cuir parfumés sont à la dernière mode à la cour au XVIe siècle !

A l’origine artisans qui bricolaient dans leur boutique, les parfumeurs sont désormais industriels. Ils spécialisent les métiers, de la culture des fleurs ou le négoce des matières au « nez » qui va assembler les extraits en un parfum unique au nom évocateur.

Grasse usine Fragonard enfleurage a froid

Les fleurs fraîches sont cueillies à maturité au lever du jour et à la main, à cet instant de grâce où leur parfum est le plus développé. Elles sont traitées immédiatement par enfleurage à froid pour donner ces matières premières naturelles qui entrent à la composition des parfums de haute gamme. Ces concentrés (huiles essentielles, huiles concrètes, huiles absolues, résines, distillation moléculaire) sont ensuite dilués dans environ 80% d’alcool pour obtenir le parfum lui-même. Mais ces « jus » bruts servent aussi d’arômes alimentaires à l’industrie.

Grasse usine Fragonard carte parfums du monde

Tous les parfums n’existent pas à Grasse, aussi sont-ils négociés dans le monde entier selon les spécialités. Aujourd’hui, les extraits de plantes ou d’autres matières végétales ne constituent que de 10 à 50% d’un parfum : elles sont chères à extraire et rares ; ce sont les molécules chimiques de synthèses qui forment le reste. Mais les « jus » n’entrent que pour environ 2% du prix public d’un parfum : tout le reste est le coût du marketing et la valeur de « la marque ».

Grasse usine Fragonard enflaconnage

L’enfleurage à froid est nécessaire aux fleurs très fragiles (jasmin, tubéreuse, jonquille) qui ne supportent pas d’être chauffées. Les fleurs sont directement mises sur de la graisse neutre, qui va capter le parfum. Ces pommades sont ensuite traitées à l’alcool pour obtenir une essence.

Grasse usine Fragonard alambics

L’extraction consiste à faire infuser les pétales ou les feuilles de la plante dans un mélange de solvant et d’eau, hier une huile, aujourd’hui de l‘éthanol, du benzène ou du dioxyde de carbone. Une fois le solvant évaporé, reste une matière à consistance de cire, la « concrète ». L’huile est éliminée par chauffage avec de l’alcool pour obtenir de « l’absolue ».

Grasse usine Fragonard filtre après distillation

La distillation consiste à extraire le parfum de la matière végétale par la vapeur d’eau dans un alambic. La vapeur entraîne l’odeur du produit (comme le savent les cuisiniers). Par refroidissement dans le serpentin, la vapeur condensée donne de l’huile essentielle. Pour 1 kg d’huile essentielle, il faut 3 tonnes de pétales de rose, 1 tonne de fleur ou 200 kg de lavande. Seul l’odeur du muguet est impossible à extraire, c’est toujours un parfum de synthèse ; mais c’est l’inverse pour le patchouli, que la chimie ne parvient pas à reproduire.

Grasse usine Fragonard assemblage

Le concentré sert aussi à parfumer des savons.

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De toutes les couleurs, une machine mélange les extraits avec de la base pour savon chauffée, puis sort un colombin souple qui, passé dans une emboutisseuse, permet des formes diverses : ici des œufs, présentés en boites de six.

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  • L’usine historique : 20, bd Fragonard, 06130 Grasse, tél 04 93 36 44 65
  • Ouverte tous les jours de septembre à juin : 9h-18h00 (fermé de 12h30 à 14h de mi-novembre à mi-décembre), en juillet et août : 9h-19h00. Vente de produits à prix de fabrique.
  • Visites guidées gratuites toute l’année.
  • Groupes : contacter par téléphone du lundi au vendredi au 04 93 36 44 66, ou par courriel : tourisme@fragonard.com
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Albert Camus, L’état de siège

 Albert Camus L etat de siege

L’état de siège’ est un spectacle théâtral en trois parties écrit par Albert Camus sur une mise en scène de Jean-Luis Barrault en 1948. Il reprend le thème de La Peste mais le situe à Cadix en Espagne, avec des personnages différents. La peste est l’allégorie de la mort vivante : bureaucratie, tyrannie, méchanceté. L’État installé, l’État qui siège, l’État qui vous assiège. « La vie vaut la mort », dit Nada, ivrogne cynique qui ressemble à Diogène et dont le nom signifie ‘Rien’. « L’homme est du bois dont on fait les bûchers. »

L’ordre n’est pas la vie ; la vie est liberté, donc mouvement. Révolte et non révolution, car la révolution détruit un ordre pour en construire un pire tandis que la révolte est état d’esprit et non état de siège. « Du moment que vous avez fait vos trois repas, travaillé vos huit heures et entretenu vos deux femmes, vous croyez que tout est dans l’ordre. Non, vous n’êtes pas dans l’ordre, vous êtes dans le rang. Bien alignés, la mine placide, vous voilà mûrs pour la calamité. » Pour Camus en effet, rien n’est pire que l’indifférence, cette aspiration au repos, ce pétainisme rampant. Il faut être énergique pour vouloir la liberté et vigilant pour vouloir la justice. Car c’est entre liberté et justice que se situe la condition humaine, entre passions personnelles (comme celle du jeune Diego pour sa Victoria) et exigences collectives (soigner, aider, bâtir en commun). La peste, symbole du temps des tyrannies, vient secouer les habitudes et les paresses, comme un destin. Diego témoigne pour Camus : « Je suis trop fier pour t’aimer sans m’estimer ».

Les personnages sont en effet la Peste elle-même, sa secrétaire objective qui tient le carnet des radiations de vie, Nada le cynique, Diego et Victoria les jeunes, le juge et sa femme les bourgeois, le gouverneur et les alcades au pouvoir, puis les femmes et les hommes de la cité, les gardes. Il s’agit, comme dans la tragédie grecque des origines, d’une tentative de spectacle total : un grand mythe est mis en œuvre pour le collectif avec la participation du public. Ariane Mnouchkine reprendra le genre, mais bien plus tard, lorsque le public bobo post-68 aura la disponibilité d’esprit et la culture pour comprendre. Le thème est celui de la révolte contre l’esclavage.

« Rien n’est bon de ce qui est nouveau ! » clament les alcades, répétant le gouverneur. « L’ironie est une vertu qui détruit. Un bon gouverneur lui préfère les vices qui construisent. » Ce mot s’applique à nos histrions caricaturant les politiques et les politiques qui font l’État spectacle. Les ivrognes : « Supprimez le mouvement, supprimez, supprimez ! Ne bougez pas, ne bougeons pas ! Laissons couler les heures, ce règne-ci sera sans histoire ! » La remarque vaut pour le règne de Mitterrand II englué dans l’observation cohabitante, puis pour le très long règne Chirac, trop heureux de cohabiter et roi fainéant s’il en fut. Il vaut encore pour le hollandisme, cet art de ne rien faire tout en disant le contraire, un « extrémisme modéré » en tranche-montagne… qui accouche d’une souris (les 75%, la retraite « à 60 ans », la fiscalité « juste » qui prend à tout le monde sans toucher à l’obésité d’État, la loi « contre » la finance – tout contre…).

Caractéristique de ce genre de règne : l’obscurantisme administratif. Camus n’y va pas avec le dos de la cuillère dans la critique du pédantisme de bureau. « C’est pour les habituer à un peu d’obscurité. Moins ils comprendront, mieux ils marcheront. » La tyrannie ne réside en effet pas seulement dans les proclamations de tribune ni dans les chars qui gardent les carrefours, mais dans ce fascisme de bureau où chaque question suscite une commission qui ne décide de rien, où chaque projet fait l’objet d’un rapport qui n’engage en rien, où chaque personne est transposée en « dossier » anonyme qu’on traite à la fourche dans les cases ad hoc avant de tout cramer au four.

Le Médiateur de la République Jean-Paul Delevoye dit exactement la même chose de l’Administration française d’aujourd’hui, si imbue du « Service Public » qu’elle en oublie de regarder hors du miroir et qu’elle confond son propre statut avec ledit service. La Peste : « Si je règne, c’est à ma manière et il serait plus juste de dire que je fonctionne. » Fonctionner comme fonctionnent les fonctionnaires…

D’où ces lois absconses, ces règlements incompréhensibles : « Barème numéro 108. L’arrêté de revalorisation des salaires interprofessionnels et subséquents porte suppression du salaire de base et libération inconditionnelle des échelons mobiles qui reçoivent ainsi licence de rejoindre un salaire maximum qui reste à prévoir. Les échelons, soustraction faite des majorations consenties fictivement par le barème numéro 107, continueront cependant d’être calculées, en dehors des modalités proprement dites de reclassement, sur le salaire de base précédemment supprimé ». La Loi, dit-on au Parlement français ces temps-ci, ressemble à s’y méprendre à cette charge de Camus datant de 1948…

L’administration n’oublie personne, elle réglemente et elle applique, logique de fonction, rouages sans âme ni projet : « Je vous apporte le silence, l’ordre et l’absolue justice» C’est contre cet absolu de justice, aveugle, égalitariste au point d’éradiquer toute différence (si chère à Mélenchon et au verbe hollandais), que Camus s’élève avec autant de force que contre l’absolue liberté de l’égoïsme personnel (d’une certaine droite). Contre la tentation du Bien, l’organisation collectiviste sur le modèle de la ruche, fasciste ou communiste. Contre l’égalitarisme socialiste, tendance 1793, pour qui aucune tête ne dépasse et qui excite le peuple en armes à surveiller, dénoncer et « faire justice » à toute liberté hors du collectif, à toute originalité qui viserait à s’écarter de la ligne. Contrôle social total. « Le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat », déclare la secrétaire. Plus de vie privée, la vie publique est la seule autorisée. Pas ‘publique’ au sens de transparent, mais publique au sens où seul l’État autorise et interdit. L’État n’étant en rien vous et moi, mais une masse anonyme et irresponsable de fonctionnants, obéissants à des directives et règlements non publiés, édictés par les hommes de l’ombre dans les bureaux du pouvoir.

Albert Camus L etat de siege debout

Et, ajoute Camus, « seuls les votes favorables au gouvernement seront considérés comme valablement exprimés» Ne voilà-t-il pas l’expression ramassée du socialisme, dans sa traduction « démocratie populaire » (ni démocratique, ni populaire) ? Tout comme dans sa traduction gauche mitterrandienne 1982 dans la bouche de l’ineffable Laignel, député : « vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires. » Albert Camus est éternel dans la révolte contre l’absurde, cet autre nom de la maniaquerie mortifère, de « l’autre monde possible » plutôt que celui qui est ici et maintenant.

« Ah ! Vous ne tenez compte que des ensembles ! » dit le jeune Diego plein de fougue à la secrétaire fonctionnaire de la peste. « C’est une statistique et les statistiques sont muettes ! On en fait des courbes et des graphiques, hein ! On travaille sur les générations, c’est plus facile ! Et le travail peut se faire dans le silence dans l’odeur tranquille de l’encre. Mais je vous en préviens, un homme seul, c’est plus gênant, ça crie sa joie ou son agonie. Et moi vivant, je continuerai à déranger votre bel ordre par le hasard des cris. Je vous refuse, je vous refuse de tout mon être ». Nous sommes dans l’actualité : le chômage n’est pas une statistique mais des femmes et des hommes vivants, à quelque euros près en fin de mois… dans le grand silence indifférent de l’Administration qui se contente de fonctionner. Tout ce que constate Florence Aubenas dans Le quai de Ouistreham’.

Aveu de la secrétaire : « Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. » D’autant que l’homme n’est jamais seul.

Diego : « Si j’étais seul, tout serait facile. Mais de gré ou de force ils sont avec moi. »

La Peste : « Beau troupeau, en vérité, mais qui sent fort ! »

Diego : « Je sais qu’ils ne sont pas purs. Moi non plus. Et puis je suis né parmi eux. Je vis pour ma cité et pour mon temps. (…) Il est vrai qu’il leur arrive d’être lâches et cruels. C’est pourquoi ils n’ont pas plus que toi le droit à la puissance. Aucun homme n’a assez de vertu pour qu’on puisse lui consentir le pouvoir absolu. »

Albert Camus, socialisant, se découvre profondément libéral, du libéralisme tempéré des Lumières, celui de Montesquieu et de Voltaire, celui de Tocqueville. Le Chœur résume son aspiration politique : « Non, il n’y a pas de justice, mais il y a des limites. Et ceux-là qui prétendent ne rien régler, comme les autres qui entendaient donner une règle à tout, dépassent également les limites. » Ni égalitarisme intégral à la communiste où tout est réglementé ; ni libéralisme ultra qui laisse faire sans rien faire ; l’équilibre est dans la limite librement discutée. Au fond pas très différent de ce que disait Rousseau de la liberté : une contrainte négociée, librement consentie. Sauf que Rousseau a dérapé.

Bien oublié, ‘L’état de siège’ est un spectacle dérangeant et d’une étrange actualité !

Albert Camus, L’état de siège, 1948, Folio théâtre 1998, 221 pages, €7.69

Albert Camus, Œuvres complètes tome 2 – 1944-48, Pléiade Gallimard 2006, 1424 pages, €62.70.

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Camus, marxisme et socialisme

Après le Congrès d’août 1946, Camus s’interroge sur le parti socialiste. La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) garde allégeance au marxisme, « les uns parce qu’ils pensent qu’on ne peut être révolutionnaire sans être marxiste ; les autres par une fidélité respectable à l’histoire du parti ». C’est le duel Léon Blum-Guy Mollet, résolu par une « synthèse ».

Or cette synthèse est impossible car il y a contradiction entre l’allégeance et l’action.

« Si le marxisme est vrai, et qu’il y a une logique de l’histoire, le réalisme politique est légitime. » La fin justifie les moyens. La société sans classe de l’utopie future rend « justes » aujourd’hui tous les meurtres nécessaires. Au nom du Bien.

A l’inverse, « si les valeurs morales préconisées par le parti socialiste sont fondées en droit, alors le marxisme est faux absolument puisqu’il prétend être vrai absolument. » On ne dépasse pas le marxisme, on l’accepte ou on le rejette. Il n’y pas de milieu puisque le marxisme se veut une explication totale du monde et de l’histoire – comme la religion. « Marx ne peut être dépassé parce qu’il est allé jusqu’au bout de la conséquence. » Tout est alors bon pour accoucher de l’histoire : le mensonge, la violence, les tortures, les massacres de classe ou de « mécréants » (ceux qui n’y croient pas).

Pourquoi donc, s’interroge Albert Camus, les socialistes veulent-ils conserver la dialectique marxiste (Guy Mollet) s’ils réfutent ces extrémités (Léon Blum) ? « On ne peut concilier ce qui est inconciliable. »

Il se trouve que les socialistes français ne veulent pas choisir – pas plus en 2012 qu’en 1946… Eux seuls, puisque les socialistes allemands ont bel et bien choisi à Bad Godesberg. Les socialistes anglais avaient choisi depuis longtemps, selon leurs traditions, en préférant les syndicats au parti unique. Les socialistes nordiques, en particulier suédois, avaient aussi choisi la voie démocratique – fondée sur le droit librement négocié – pour faire avancer les revendications sociales. Albert Camus est pour un « socialisme libéral » qui est selon lui bien représentatif des mouvements de Résistance. Cette expression, figure dans un article de ‘Combat’ du 23 novembre 1944 ; elle a été reprise par Bertrand Delanoë en 2010 avec les cris d’orfraies « de gauche » qu’on connaît !

Il est étonnant que, plus de 60 ans après, le débat demeure. Camus est indulgent, plus que je ne le suis, parce que son époque était portée vers le marxisme à la suite de la victoire contre le nazisme à laquelle l’URSS avait fortement contribué. Mais l’URSS s’est écroulée, le mur qu’elle avait établi aussi, et les révélations sur les camps de travail, les dénonciations et le flicage serré de toute la population sont venues renverser ce que le socialisme « réel » pouvait avoir de tentant. C’est simple : les gens en socialisme ont voté massivement avec leurs pieds pour émigrer à l’ouest, cet « enfer du capitalisme ». Qu’on disait.

Pour Camus, « cette contradiction est commune à tous les hommes (…) qui désirent une société qui serait en même temps heureuse et digne, qui voudraient que les hommes soient libres dans une condition enfin juste, mais qui hésitent entre une liberté où ils savent bien que la justice est finalement dupée et une justice où ils voient bien que la liberté est au départ supprimée. » C’est probablement la grandeur des socialistes de ne pas être communistes jusqu’au bout, de ne pas être « ceux qui savent ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut faire. »

Mais cette contradiction qui (en bonne dialectique marxiste) devrait tendre à être résolue par ceux qui en prennent conscience, subsiste deux générations plus tard ! Le parti socialiste français semble s’être figé à ce qu’il était au milieu du siècle dernier.

Camus reste donc fort actuel lorsqu’il dit (en 1947) : « Ou bien [les socialistes] admettront que la fin couvre les moyens, donc que le meurtre puisse être légitimé, ou bien ils renonceront au marxisme comme philosophie absolue, se bornant à en retenir l’aspect critique, souvent encore valable. »

Il leur « faudra choisir alors une autre utopie, plus modeste et moins ruineuse. » Cette utopie est la démocratie libérale, la seule fondée sur le droit… Elle préserve en effet la liberté sans laquelle, selon Camus dans un autre texte, « la puissance de protection contre l’injustice » ne serait pas. Choix qu’ont fait depuis fort longtemps les autres Européens.

Force est de constater que ce n’est pas vraiment le cas en France où « la droite » reste absolument illégitime au yeux des partisans socialistes, où la gauche radicale pousse à la roue en faisant honte au PS de « composer » avec le capitalisme, où un enseignant à Normale Sup (Alain Badiou) peut sans vergogne afficher sa haine du système démocratique, qu’il trouve illégitime, en étant fort adulé par les gendegôch qui se piquent de penser.

Lorsque les partis politiques ne joueront plus aux guerres de religion, qu’ils ne penseront plus au « Grand soir » comme à la victoire du Bien sur le Mal (ou de l’obscurité à la lumière pour parler comme Jack Lang), qu’ils laisseront s’exprimer leurs adversaires sans brailler d’office pour couvrir leur voix, et qu’ils accepteront de réfléchir à leurs arguments, le socialisme français sera (enfin !) devenu « normal ». Certains socialistes l’ont fait, mais ce n’est pas la majorité. Et ces Attali, Delors, Besson, Bocquel, Charasse, Frèche, Jouyet, Rocard, Valls, Gallois et d’autres – qui servent la République et la France avant tout – le parti les appelle, en bon réflexe stalinien, des « traîtres » ou des renégats !

François Hollande sera-t-il l’homme par qui le socialisme français devient « normal » ? Euro-compatible ? Le Front de gauche (aussi borné que celui du taureau) le craint, puisqu’il prône en bonne logique la sortie des traités européens, de l’euro et des contraintes financières (y compris la solidarité avec les Grecs… qui en découle logiquement). François Hollande choisit les moyens plutôt que la fin, en exigeant que le déficit rentre dans les clous, en s’arrimant à l’Allemagne sans qui l’Europe n’existe pas, en commandant des rapports qui permettent au débat de se tenir et aux réalistes à gauche de prendre enfin conscience que la posture critique (à la Montebourg) n’est qu’une bouffonnerie dès qu’on doit gouverner.

Bilan dans cinq ans, avec du temps au temps. Nous attendons la grande conversion laïque des croyants marxistes à la normalité de l’Europe réelle. Ce qui ouvrira au centre. Et pourrait permettre au PS de gouverner longtemps, en phase avec la majorité des Français.

Albert Camus, Le socialisme mystifié, Actuelles, Œuvres complètes tome 2, Pléiade Gallimard, 2006, p.441-443, €62.70

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