Voyages

6 Basilique archicathédrale Saint-Stanislas et Saint-Ladislas de Vilnius 

La cathédrale dite « Basilique archicathédrale Saint-Stanislas et Saint-Ladislas de Vilnius » est refaite à neuf, anonyme, sauf la chapelle de Saint Casimir, patron du pays comme de la Pologne. Casimir était prince de Pologne et grand-duc de Lituanie, né en 1458. Dans la cathédrale construite par Jagellon dès 1387 étaient sacrés les grands ducs de Lituanie. Il est dit que le dieu du tonnerre païen Perkunas était adoré précédemment à cet endroit. Le bâtiment actuel est une reconstruction 18ème de l’architecte Laurynas Gucevicius. Les prêtres et les évêques sont enterrés dans la crypte.

Une fresque de sainte Ursule montre une petite fille re-née. Elle était morte dans la chair et est ressuscitée dans le Christ. Mariée de force à 8 ans, cette princesse de Cornouailles aurait accompli un pèlerinage pour fuir son prétendant, avant d’être capturée par les Huns ; sans doute violée à plusieurs reprises, elle aurait refusé d’épouser et d’abjurer sa foi. Elle aurait donc été tuée comme l’une des « onze mille vierges ». Elle est la sainte protectrice de l’ordre des Ursulines qui inspira la polonaise sainte Ursule Ledochowska, canonisée le 18 mai 2003.

Le portail néoclassique à colonnes est flanqué de statues de Moïse, Abraham, et des quatre évangélistes. Moïse a deux cornes, résultat d’une fausse traduction de la Bible. Saint Jérôme aurait été induit en erreur par le mot keren, cornu, très proche de karan, rayonnant, car il n’y a pas de voyelle dans l’écriture hébraïque ancienne. Thomas Römer, professeur de Bible hébraïque à la Faculté de théologie et des sciences des religions de l’Université de Lausanne, y voit une autre explication : la traduction est la bonne car la corne marquait la force d’un dieu dans les anciennes cultures de Mésopotamie ; elle n’évoquait pas le diable médiéval. Notons que les cornes de Moïse sont particulièrement accentuées à Vilnius.

La tour de la cloche, sur la place fait 57 m de haut et a été bâtie en 1522 comme tour défensive du château du 14ème.

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5 Vieux Vilnius

Nous poursuivons jusqu’à l’église orthodoxe de l’Esprit-saint, en retrait de la rue, à la façade rose pâle, flanquée de son monastère. L’église baroque date de 1638 et a brûlé plusieurs fois. Au 18ème, l’architecte Johann Christoph Glaubitz a décoré son intérieur en stuc du dernier baroque. Le jubé est peint d’un vert criard assez étonnant.

L’hôtel Astoria, de la chaîne très chic et chère Radisson, rappelle le souvenir douloureux des violences conjugales : c’est dans une chambre de cet hôtel que Bertrand Cantat, bourré et camé, a démoli à coups de poing le 27 juillet 2003 sa compagne Marie Trintignant, camée et bourrée. Le chanteur du groupe Noir désir, avait des désirs noirs (et un père para). Condamné à 8 ans de prison, transféré à Toulouse, il est libéré pour bonne conduite à la moitié de sa peine. Sa femme Krisztina Rády se « suicidera » deux ans après, victime elle aussi de ses violences conjugales… Le groupe Noir Désir se dissout peu après.

Au restaurant nous est servi un menu imposé : une salade russe, une escalope de porc panée avec des pommes de terre vapeur et de la salade, en dessert une génoise marbrée de crème. Le café est compris mais la bière à notre charge. Elle est très bonne, 3€ les 33 cl. Elle sera plus chère partout ailleurs, autour de 5€. Comme elle me fait dormir l’après-midi et me fatigue, je n’en prendrai que deux fois durant tout le séjour.

La cuisine lituanienne est composée surtout de pommes de terre (pour les farcir de tout en cepelinai ou en râpé plokštainis), de betteraves (pour faire la soupe rose), de hareng de la Baltique (cru ou salé), de chou (à fermenter), de concombre, d’aneth (le persil du nord), d’oseille (pour la soupe), de champignons des forêts nombreuses, de crème aigre (pour les crêpes varskeciai), de pain noir au seigle à l’odeur de miel – et aux flatulences inévitables -, de miel (pour le gâteau arrosé skruzdėlyna ou termitière). En boisson le kvas, boisson à base de pain fermenté, la bière, et les « vins » de coings ou de pissenlit.

Nous voyons la tour de Gédymine, un reste du château en briques construit fin XIIIe siècle sur sa butte par le grand-duc Vytautas lorsque Vilnius est devenue la capitale de la Lituanie. La place de la cathédrale comprend une statue du grand-duc de Lituanie avec son « loup de fer » dont parle la légende. « Alors que le grand-duc Gediminas était parti à la chasse dans les forêts de la vallée de Šventaragis vers l’embouchure de la rivière Vilnia, et que la nuit tombait, le groupe de chasseurs fatigués après une longue et fructueuse chasse, décida d’installer leur campement et d’y passer la nuit. Pendant son sommeil, Gediminas fit un rêve inhabituel dans lequel il vit un loup de fer au sommet de la montagne où il avait tué un bison d’Europe ce jour-là. Le loup de fer se tenait la tête levée fièrement vers la lune, hurlant aussi fort que cent loups. Réveillé par les rayons du soleil levant, le duc se souvint de son rêve étrange et consulta le prêtre païen Lizdeika pour l’analyser. Ce dernier dit au duc que son rêve lui indiquait de fonder une ville parmi ces collines. D’après le prêtre, le hurlement du loup représentait la renommée de la ville future : cette ville serait la capitale des terres lituaniennes, et sa réputation s’étendrait aussi loin que les hurlements du mystérieux loup… »

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4 Promenade dans Vilnius

Paysage blanc de neige ce matin, vu de ma fenêtre. Les flocons font un lourd manteau sur les voitures. Les arbres tout chargés de neige ont les branches soulignées par cet immaculé. La lumière est dure et les aplats immaculés soulignent les formes au trait. Il y a longtemps que nous n’avions vu le véritable hiver en blanc. Le petit-déjeuner est banal. Au buffet, de l’œuf en flanc, quelques charcuteries et fromages en tranche, des pains divers dont ce fameux noir de seigle qui a une odeur de pain d’épices. Je prends quelques pommes de terre chaudes et des carottes râpées froides en plus d’un peu de salade. J’aime manger salé le matin.

Notre guide local est alsaco-belge de Francorchant et se prénomme Pierre. Il vit à Riga et guide des voyages dans les pays baltes et en Islande. Il nous dit que les pays baltes sont une destination en baisse en raison des menaces de guerre de Poutine.

Vilnius, fondée en 1323, fête en 2023 ses 700 ans. Nous longeons la rivière Neris, et apercevons le quartier moderne de l’Europe sur l’autre rive. La ville se construit beaucoup. Le ministère de l’énergie arbore une éolienne et des panneaux solaires en plus de la statue traditionnelle.

L’église Saint-Pierre et Saint-Paul a été fondée par le grand hetman Mykolas Kazimerias Pacas. C’est un bâtiment du baroque lituanien bâti entre 1668 et 1676 et orné d’anges en stuc rococo des Italiens Giovanni Pietro Perti et Giovanni Maria Galli. Les saints Pierre et Paul sont représentés en peinture par Pranciskus Smuglevicius. Ça dégouline de nudités enfantines aux cheveux bouclés. Un ange éphèbe tend ses ailes au-dessus des fidèles comme pour s’élancer d’une architrave tandis qu’une diablesse sirène tord son corps serpentiforme sous un socle. Bien au-dessus, deux putti n’hésitent pas à se baiser à pleine bouche – ce qui est plus russe qu’italien ; d’autres s’enlacent avec sensualité – ce qui est plus italien que russe… A la sortie, la mort rôde, squelette tenant une faux près de la porte – ce qui est plus luthérien. Des croix de bois sculptées de motifs païens comme rayons de soleil et feuilles de chêne sont disposées autour de l’église.

Nous montons en bus au point de vue au-dessus de la ville qui nous permet de voir les vieux quartiers, les ruelles à arcades qui permettaient au XIXe siècle de fermer un bloc entier pour mieux le défendre. Il fait froid, la neige fond mais le soleil n’apparaît pas, même s’il n’y a heureusement que peu de vent. Nous sommes vite glacés à piétiner en écoutant les informations du guide aux écouteurs. Nous n’en retenons qu’un dixième, d’autant qu’il parle souvent à côté de son micro.

Le bus fait un grand tour pour nous mener à la porte de l’Aurore dont les remparts protégeaient la vieille ville. Napoléon Ier y est passé avec sa Grande armée. Dans le chemin de ronde subsistant de l’ancien rempart est construite une chapelle à la Vierge adorée, d’ailleurs toute dorée. Il est interdit de photographier, de nombreux pèlerins sont en prière devant la Vierge de miséricorde. Ils sont à la fois catholiques et orthodoxes car la peinture de cette Vierge de miséricorde a accompli des miracles, croit-on, depuis le 17ème siècle où elle fut peinte. La foi orthodoxe est plus fervente que la catholique et que la luthérienne dans ces pays. La religion a en effet été un socle de résistance, une façon d’affirmer sa culture traditionnelle face à la déshumanisation athée de l’homme nouveau voulu par le pouvoir soviétique.

Dans une cour, une boutique d’artisanat en bois traditionnel. Un endroit étonnant, bourré de croix, de chouettes et d’autres animaux à l’extérieur, d’ustensiles et d’objets de foi à l’intérieur.

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3 Riga

Il fait gris, neigeux, froid. Peu d’habitants dans les rues en ce mardi d’avril et de rares enfants. Il y a peu de population dans le pays letton (moins de 2 millions d’habitants), une émigration forte en raison des bas salaires (moins 15% en 20 ans) et le taux de fécondité est devenu très bas (1.74 enfant par femme en âge de procréer). Les voitures roulent toutes en code parce qu’il fait brumeux. Le tropisme antisoviétique et pro-européen est clairement indiqué par l’appartenance à l’Union européenne, à l’euro, à Schengen et à l’Otan. Les couples qui reviennent de Paris avec nous dans l’avion sont vêtus à la mode occidentale un peu passée, de vestes de jean et de maillots de sport au sigle d’équipes américaines.

Sortant du musée, je vais voir la cathédrale orthodoxe rénovée. Elle abritait un planétarium à l’époque soviétique. Une statue de Lénine avait été érigée devant, le bras levé vers l’avenir radieux comme il se doit. Un photographe lituanien plein d’humour avait pris en photo cette statue devant l’église avec la croix dans la main de l’athée communiste, comme s’il la tenait (c’est devenu un même sur les blogs, avec n’importe quoi). Autant dire que le pouvoir a fait scier la croix de l’église aussitôt l’image publiée. Cela faisait partie des micro-résistances au pouvoir totalitaire.

Guita nous dit que cette façon d’envisager les choses subsiste encore aujourd’hui. Par exemple la ville de Riga a débaptisé quelque 200 m de rue où se trouve l’ambassade russe pour l’appeler « rue de l’indépendance de l’Ukraine ». Catholiques, luthériens et orthodoxes cohabitent sans heurt dans le pays, et quelques familles mixtes suivent deux cérémonies dans l’année, tels que Noël ou Pâques. C’est l’occasion d’avoir deux fois des cadeaux.

Une statue de granit du poète Rainis trône dans le parc devant la cathédrale. Plus loin, des vêtements défraîchis pendent aux arbres comme autant de loques en guirlande colorée ; ils appellent aux dons pour les réfugiés.

Nous revenons à l’aéroport pour nous embarquer vers Vilnius en Lituanie, à 20h05. L’avion est lui aussi en retard d’un quart d’heure : il est givré. Des machines spécialement équipées viennent l’arroser en bout de piste.

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2 Riga musée d’art national

Dès notre arrivée, nous prenons le bus pour le musée national des Beaux-arts de Lettonie, un bâtiment du XIXe siècle. Il présente surtout de la peinture locale, principalement du début du XXe siècle. Je vois de belles choses sur la nature, les hommes, les saisons, mais rien de mondial. Il s’agit d’une peinture traditionnelle et régionale, centré sur le pays. Guita, notre guide de la journée, est purement lettone de culture mais lituanienne de nationalité. Elle parle un français chantant un peu archaïque, très clair et plutôt précis. Elle vante la sensibilité à la nature des gens de son pays, capables de manifester contre la coupe des arbres plus que pour l’âge de la retraite. C’est une sensibilité « un peu païenne », dit-elle. Elle est issue de la culture des Vieux Prussiens avant les conquêtes teutoniques et polonaises des XIIe-XIVe siècle.

Un grand escalier s’ouvre pour accéder à l’étage. Ses vitres donnent sur le parc solitaire et glacé où trois ados en survêtement font du skate à grands raclements de planche. Ils ne sont pas très doués. Le hall du premier est orné de cartouches présentant les paysages du pays, dans le style Europe centrale de tradition.

Une belle femme de Johan Nepomuks Hibers en 1845 : elle est sereine en mauve pâle sur fond de vert. La nature, les bouleaux, les lacs gelés, la neige, sont chantés par Janis Roberts Tilbergs.

Les paysages de Mihaels Aleksandrs Mihelsons, peintre du plein 19ème, sont à la fois réalistes et romantisés. Julijs Feders, à la même époque, fait de même. Il présente la nature telle qu’il la voit et la célèbre en sa natureté.

Arturs Baumanis va jusqu’à en faire une Arcadie pour des humains au naturel, demi-nus, vivant en communauté sous l’égide d’un patriarche. Johans Walters fait se baigner des enfants nus en 1904. Janis Rozentals n’hésite pas, en 1901, à peindre des enfants jubilant, au printemps, le torse nu, le garçon de 12 ans comme la fille du même âge. Ils sont amis par la nature. Leur chair chante de joie au soleil renaissant ; ils sont le cosmos qui bouillonne, la sève qui monte, la vie qui s’élance.

Le même peintre expose une mère apaisée, tenant son bébé dans les bras en 1905.

J’aime aussi ce moulin pâteux, coloré, exacerbé, d’Uga Skulme en 1936. Une maison est au fond, un bois sur la gauche ; la forêt et le vent fournissent l’énergie aux hommes. Nikolajs Breikss, en 1936, chante la marqueterie des champs et des prés aux abord d’un village, la nature domptée, adaptée à l’humain par l’humain, havre de paix et de douce prospérité… qui va être bouleversé et ravagé par la guerre qui vient et qui est déjà prévisible en cette fin des années trente.

Le printemps de Vilhelms Purvitis n’en est que plus éclatant, explosant de pétales, la vie en fleurs en 1933 encore, le tragique du végétal exubérant.

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1 Voyage aux pays baltes

Les pays baltes sont un fragment de l’empire soviétique qui s’est détaché en 1991, avide d’indépendance et surtout de liberté. Ils sont trois : la Lituanie tout au sud, bordée par la Biélorussie et l’exclave russe de Kaliningrad (65 286 km², 2.9 millions d’habitants, capitale Vilnius) ; la Lettonie au centre, (64 489 km², 1.9 millions d’habitants, capitale Riga) ; l’Estonie au nord, près de la Finlande et trop près de la Russie, (45 200 km², 1.3 millions d’habitants, capitale Tallin).

Indépendants depuis 1991, ils ont toujours peur de la Russie impérialiste, notamment à cause des missiles Iskander de l’exclave russe de Kaliningrad et des cyberattaques russes ; d’où leur adhésion dès 2004 à l’Union européenne et à l’Otan et leur fort soutien à l’Ukraine agressée en 2022 par les armées de Poutine.

A noter qu’une « exclave » est une enclave extérieure au pays : la région de Kaliningrad (ex-Königsberg – la forteresse royale) a été prise par l’URSS comme butin de guerre sur l’Allemagne. La ville et son port appartenaient à la Prusse, fondée en 1255 par les chevaliers Teutoniques. Kalinine était un bolchevique président du Présidium du Soviet suprême, autrement dit ne potiche d’Etat sans pouvoir (qui n’appartenait qu’au parti Communiste avec Staline à sa tête). Le philosophe Kant et l’écrivain romantique E.T.A. Hoffmann y sont nés, ainsi que la Poutina, l’épouse de Vladimir Poutine.

Dans l’histoire, ces trois pays carrefour ont été dominés par les vikings, les chevaliers Teutoniques, les Danois, la Prusse, la Suède, la Pologne, la Russie des tsars, l’Allemagne, l’URSS. Leurs paysages sont sans relief, une côte basse sur la Baltique, des terres de sables et de sédiments déposés par les glaciers quaternaires, coupés de croupes morainiques, de lacs, de nombreux cours d’eau. La plus haute « montagne » s’élève à 312 mètres dans la « Suisse livonienne » près de Vilno. Près de la moitié des territoires sont en forêt.

Le letton et le lituanien sont des langues indo-européennes, tandis que l’estonien est proche du finlandais. Les Lituaniens majoritairement catholiques, les Lettons et les Estoniens luthériens.

L’Estonie connaît la meilleure croissance, 8.35%, spécialisée en informatique et en énergies vertes ; la Lettonie a 4.5% de croissance, due surtout à la finance ; la Lituanie 4.8% de croissance due au tourisme (dont 30% de russophones). Tous étaient très dépendants du gaz russe jusqu’à l’invasion de l’Ukraine ; la transition est difficile mais en cours.

Les touristes occidentaux, depuis l’invasion armée russe en Ukraine, craignent d’approcher l’Ours de trop près et les pays Baltes sont déserts. C’est l’occasion d’un voyage privé, organisé par un professeur d’histoire géopolitique de l’art à Paris, auquel je me joins.

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Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty

Eneas est un gamin irlandais né à Sligo en 1900. Il va traverser le siècle en vivant la passion de l’Irlande, son calvaire vers la liberté, avec les obstacles de la pauvreté, du chômage et de l’occupation des protestants anglais. Eneas, pas très doué mais doté d’une belle charpente (et notamment d’un large dos sexy), va constamment se fourvoyer. Au point d’être rejeté par cette Irlande dont il est rejeton, et de finir dans les flammes comme il est dit dans la Bible catholique.

Eneas était heureux lorsqu’il était enfant unique. Cela s’est terminé à ses 5 ans, avec la ponte successive de deux petits frères et d’une petite sœur. Son père courait la ville, ivre de musique, prêt à jouer de ses instruments et à chanter pour faire danser les gens. Sa mère faisait ce qu’elle pouvait mais Eneas s’est senti expulsé du nid, incité à faire sa vie dans la rue. Avec les autres garnements aux pulls déchirés, il a volé des pommes au pasteur, il a grimpé sur les murs ornés de tessons de bouteille, il a exploré Tuppenny, fille facile de 13 ans, lorsqu’il en avait 11. Il a surtout été amoureux d’amitié pour un garçon un peu plus âgé, le chef de bande des gamins, Jonno l’orphelin battu. Il l’admirait, il a voulu devenir son plus proche, il l’a sauvé des griffes du pasteur qui l’avait surpris en train de voler des pommes.

Et puis, à 16 ans, désœuvré, Eneas a cherché du boulot ; il n’en a pas trouvé. Il s’est alors engagé « pour la guerre » (la Première) afin de « sauver la France ». On sait (ou devrait savoir) les liens privilégiés qui attachent l’Irlande catholique à la France, fille aînée de l’Église et révolutionnaire, contre les Anglo-saxons protestants et colonialistes. Mais, à 16 ans, seule la marine marchande (britannique) lui était possible. Il a donc « trahi » la cause de l’indépendance irlandaise, selon les cerveaux bornés des chômeurs comploteurs de l’armée républicaine. Jonno n’a plus voulu le saluer à son retour, un an plus tard.

Toujours pas de boulot, plus d’ami, le cordon sanitaire mis autour de lui qui a travaillé pour les Anglais. Eneas, toujours aussi niais de bonne volonté, trouve seulement un emploi dans la police « royale » de l’Irlande, celle qui relève les « traîtres » tués par la cause irlandaise et qui traque les criminels. Car ces règlements de compte ont peu à voir avec la lutte pour l’indépendance, beaucoup plus avec le ressentiment contre ceux qui réussissent et dont on veut prendre la place.

Eneas est alors considéré comme doublement « traître ». Il est mis sur liste noire, les gens importants du pouvoir de l’ombre le condamnent à mort. Jonno vient le lui dire, le provoquer, mais il ne le tue pas. Par reste d’amitié peut-être, par lâcheté plus probablement. Malgré sa tombée en amour pour Viv à ses 20 ans, Eneas est condamné rompre et à sortir à nouveau du berceau de son enfance pour s’exiler ailleurs. Il tarde à la faire car la condamnation n’est pas appliquée, l’indépendance survenue en 1921 retarde les comptes. Mais ils restent toujours écrits, bien loin du catholicisme qui pardonne (la « religion » n’est comme partout que le prétexte idéologique des intérêts égoïstes de ceux qui s’en réclament – c’est vrai pour les cathos en Irlande, pour les islamistes en France, pour les juifs en Israël).

Le jeune homme passe trois années à pêcher le hareng dans l’Atlantique nord, puis il s’engage dans l’armée britannique alors que la guerre (la Seconde) menace. Il a déjà 40 ans et est envoyé dans le nord de la France où il subit la débâcle de Dunkerque. Ne pouvant rembarquer, il s’éloigne dans les terres et va aider un vieux paysan dont les deux fils sont morts à la guerre. Curieusement, car les vignes ne sont pas dans le nord de la France, il va soigner la vigne, faire du vin. Puis, les combats étant retombés, il va trouver une filière pour rentrer en Angleterre où il est démobilisé, traumatisé par Dunkerque.

Il passe quelque temps dans un asile, ou maison de repos pour les post-traumatismes, puis revient une fois de plus chez lui, retrouver sa famille. Tous sont grands et les parents sont vieux. Sa petite sœur est devenue bonne sœur et aide des orphelins ; son frère Tom est devenu maire de Sligo, son frère Jack ingénieur. Eneas n’a plus sa place dans la famille. La condamnation à mort tient toujours tant les militants irlandais ont le cerveau atrophié par l’atavisme, l’alcoolisme et la bêtise nationaliste. Jonno, son maître O’Dowd et les très jeunes nervis, portent des chemises bleues du fascisme irlandais, admirateurs d’Hitler. Eneas doit donc une fois de plus partir.

Il signe un contrat de trois ans en Afrique pour creuser un canal au Nigeria. Il lie amitié avec un Noir nommé Port Harcourt, né à Lagos, qui est épileptique et ne peut continuer à creuser. L’ingénieur blanc (Irlandais) les renvoie à l’entrepôt à la capitale, où ils achèvent leur contrat. Mais, comme en Irlande, la révolte anticolonialiste couve et répand son venin. Les bas du front saouls et fanatiques écument la ville et sèment la terreur, adorant ça. Il massacrent le père d’Harcourt et Eneas fuit. Ne retrouvant pas son ami, il retourne en Irlande, où les années passées n’ont pas atténué la vengeance décrétée une fois pour toutes. Il voit en coup de vent sa famille puis fuit encore pour s’installer sur l’île aux Chiens en Angleterre, où sa pension d’invalidité, accumulée depuis onze ans, lui permet d’acheter une bâtisse pour en faire un hôtel pour chiens perdus sans collier, vieux marins devenus inaptes ou proscrits comme lui.

Cela ne dure que quelques années car O’Dowd et Jonno le retrouvent, ayant filé son frère Jack lorsqu’il vient le voir. Harcourt le protège mais Eneas en a assez, il se sent éternellement condamné. Lui qui n’a jamais tué, même à la guerre, il veut en finir. Une bagarre éclate, le jeunot de moins de 18 ans qui accompagne Jonno sort son pistolet mais Harcourt lui saute dessus, Eneas saute sur son ancien ami Jonno. Dans la bagarre, un coup de feu éclate et l’adolescent tue net son chef sans le vouloir. Effaré de son acte, il fuit à toutes jambes. Il faut dès lors faire disparaître le corps. Quoi de mieux que de brûler la baraque ?

Mais Eneas est lié à Jonno et à son passé. Il croit l’entendre crier, comme s’il n’était pas mort. Il retourne à l’étage où le feu fait rage – et succombe aux flammes purificatrices.

Les tribulations d’Eneas sont un peu comme le périple d’Énée, chassé de sa ville, obligé de s’établir ailleurs. Mais Eneas reste un enfant malgré sa carrure. Il a la candeur et la stupidité des siens irlandais, sauf qu’il est chassé du troupeau de ses semblables. Ce qui en fait un être ambivalent, un homme bon qui veut faire le bien ; un éternel gamin un peu bête qui se laisse emporter par les tumultes de l’histoire. Son double Jonno ne réussit pas mieux que lui, même s’il est du « bon » camp, celui de l’IRA et des Républicains. Un « bon » camp qui est au fond mauvais : celui du jugement sommaire et du crime sans rémission. Un hymne à l’Irlande et à son calvaire, une dénonciation implacable du fanatisme qui fait s’entretuer – pour rien.

Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty (The Wereabouts of Eneas McNulty), 1998, 10-18 2004, 295 pages, occasion. Seule édition disponible sur Amazon, l’édition brochée Plon 1999, 301 pages, à3,99.

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La Russie se complaît en forteresse assiégée

Dans une thèse parue il y a trente ans, l’auteur qui analysait l’image de l’URSS dans la presse française concluait que le pays (réduit depuis à la seule Fédération de Russie), aimait à se sentir persécuté. Il faisait nid pour mieux construire son utopie. A-t-il changé ? Il semble que les constantes longues de l’histoire et de la mentalité russe conduisent à répondre aujourd’hui : non.

Le résumé de sa troisième partie est éclairant aujourd’hui, à propos des Quêtes de la Russie :

« L’opinion française, dont la presse se fait échos et qu’elle traduit dans son discours, a une vision triple de l’URSS au début des années 1980 :

1 dialectique, « l’URSS encerclée » (sacrilège), recherchant sa protection pour construire la cité idéale ;

2 d’exclusion, « la Russie arriérée » (lâcheté), cultivant leur héroïsme inutile dans une Babel ingouvernable ;

3 analogique, « l’empire éclaté » (laisser-aller), désirant l’ordre pour arriver à l’âge d’or. »

1. Le sacrilège de lèse Russie

Le livre récent de Pierre Gonneau, La guerre russe ou le prix de l’empire, d’Ivan le Terrible à Poutine, montre la continuité de l’angoisse russe de se sentir une forteresse assiégée. L’histoire est sans cesse reconstruite et instrumentalisée par les différents régimes pour justifier la guerre au nom de la défense d’une terre sacrée depuis le XVIe siècle. La Troisième Rome ne saurait mourir, ni être envahie, ni être inféodée. L’idée impériale exige la guerre au nom de la mission civilisatrice de la Russie, qui se veut empire pour mille ans.

Cette quête synthétique dialectique qualifie la jeunesse au nom de l’élan vital (analogue à celui que Hitler prônait pour les Aryens) pour conquérir la Cité idéale contre les dissidents et le Mal occidental, pour une civilisation russe affirmée.

2. Le rocher de Sisyphe de la Babel ingouvernable

La Russie est un territoire immense et « multiethnique » comme le dit Poutine (terme que ni Le Pen , ni Zemmour ne reprennent curieusement dans leur admiration sans faille pour l’homme fort du Kremlin). La Russie est donc difficilement gouvernable, sauf par autocratie et despotisme asiatique. Il faut centraliser, surveiller et punir. État fort, dictateur populiste (faute d’être populaire), élections truquées, répression des opposants, services de force. La Russie s’exclut naturellement des démocraties éclairées et choisit la voie d’Ivan le Terrible plutôt que celle de Catherine II ou de Pierre le Grand. Cet héroïsme d’obstiné à rester solitaire est, au fond, une lâcheté. Persévérer dans ses erreurs au lieu d’apprendre des autres – de l’Occident ou de la Chine – est une faute. La Chine, communiste comme l’URSS, a su assurer avec succès son virage vers la puissance grâce à l’économie de marché, toujours contrôlée par le Parti unique. Pas la Russie, enfoncée en mafias et oligarques soumis au régime.

Cette quête héroïque exclut (on aime le martyre en Russie orthodoxe) en qualifiant le peuple barbare (contre ses élites occidentalisées) pour consolider le colosse aux pieds fragiles qu’est la Babel russe, contre le capitalisme impérialiste américain et les valeurs du vieil homme démocratique inverti (dixit Poutine selon ses fantasmes – étonnant que le nombre d’enfants par femme soit supérieur en France LGBTQIA+ à celui de la Russie « tradi »). Tout cela pour un pays nouveau régénéré.

3. L’ordre doit régner pour que l’empire n’éclate pas

Or il a éclaté en 1991 avec les républiques-sœurs qui se sont empressées de déclarer leur indépendance pour ne plus être soumise au colonialisme de Moscou (oui, colonialisme, c’est le sentiment des républiques ex-soviétiques). Ce laisser-aller est le principal reproche de Poutine à son mentor Eltsine et à Gorbatchev qui a affaibli le système immobiliste de Brejnev. Retour à Staline et aux tsars ! Guerre meurtrière en Tchétchénie, mise au pas de la Géorgie, récupération de la Crimée, tentative de soumission de l’Ukraine, alimentation récurrente des dissidences en Moldavie, en Lettonie – et menaces sur les autres états baltes et la Pologne. Poutine fait les gros yeux avec de petits moyens pour assurer ce qu’il croit être l’âge d’or de la promesse historique : devenir la Troisième Rome, le maître de l’Europe, faisant jeu égal avec la Chine en Asie et les États-Unis en Amérique.

Cette quête mystique s’oppose à l’éclatement de l’empire pour restaurer le Léviathan tsariste et stalinien en rétablissant l’ordre nécessaire, au risque de l’Apocalypse (nucléaire), contre le poison (décadent) occidental et les vampires (spéculateurs) des oligarques non inféodés (contrairement aux spéculateurs oligarques « patriotes » qui versent leur obole à la mafia). Cela pour assurer l’Arche salvatrice, l’île au milieu de la tempête du monde, le nouvel Age d’or russe protégé des miasmes (tentateurs) de l’Occident.

Or ces tropismes russes sont de fausses quêtes.

« Pour Alexandre Soljenitsyne [Comment réaménager notre Russie], le communisme est une parenthèse qu’il faut laisser se refermer. Les Russes doivent retrouver les valeurs qui sont les leurs : la morale, la religion, la solidarité. Il ne s’agit pas de transformer le régime, mais de l’abandonner. Les Russes sont les nationaux de l’URSS qui ont le plus souffert de l’empire, ils doivent le laisser éclater pour se retrouver eux-mêmes. »

« Pour Hélène Carrère d’Encausse [L’empire éclaté], l’empire n’était pas viable et la question des nationalités n’a jamais été résolue, contrairement au discours officiel. L’évolution différente des démographies nationales créait à elle seule un problème, les Russes dominants étant de moins en moins nombreux dans l’appareil et dans l’armée, l’éducation croissante des autres nationalités ne leur permettant pas de rester éternellement en tutelle. S’il devait « éclater », l’empire engendrerait un retour sur elles-mêmes des populations russe et slave, et sans doute une modification de régime. »

La quête de Poutine reste un mythe, pas très efficace de nos jours, dans un pays en déclin démographique, économique et politique. « La Nature bucolique de Virgile, poète lyrique qui chante l’accord nécessaire de l’homme avec la terre et les bois pour vivre un âge d’or (les Bucoliques), la rédemption par le labeur fécondant (les Géorgiques), pour réunir l’humanité dans une cité modèle universelle : Rome (l’Enéide). »

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Frank Thiess, Tsoushima

Ne cherchez pas ce livre en librairie, il a disparu. Seuls en subsistent des occasions, cachées dans les recoins poussiéreux des greniers ou en librairies spécialisées. Le site Gallica ne le référence pas. On peut quand même trouver en français (gratuitement) le rapport de l’amiral japonais Togo sur la bataille navale de Tsoushima. Traduit en 1943 en français, le journal La Croix en a fait un compte-rendu le 21 mars 1943, entre autres.

Frank Thiess, né en 1890 en Livonie, était écrivain allemand « émigré de l’intérieur », autrement dit passif face au régime nazi, mais pas sympathisant. Il est mort en 1977. Il fait dans ce livre le récit vivant et détaillé de la défaite russe face au Japon en 1905, événement qui sera le prélude de la révolution bolchevique, de la guerre de 14 et de l’impérialisme nippon – rien que ça.

Il faut replacer l’affaire dans son contexte. Le Japon avait envahi et occupé la Corée contre la Chine ; la Russie était interve­nue pour saisir certaines possessions gagnées par les Japonais et protéger la voie de chemin de fer du Transsibérien jusqu’à son port de Vladivostok. Le Japon avait signé en 1902 une alliance avec le Royaume-Uni qui s’engageait à ne pas soutenir d’éventuelles interventions occidentales. Russie et Japon étaient en protectorat commun en Corée, mais lors de la révolte des Boxers chinois en 1900, la Russie a envoyé des troupes en Mandchourie et y est restée. D’où l’ire des Japonais qui voyaient la Corée menacée. Ils attaquent donc Port-Arthur en 1904 et vont peu à peu gagner contre l’empire russe, au grand étonnement de l’Europe et de la Russie du tsar : comment, ces nains jaunes à peine sortis du Moyen Âge seraient capables d’aligner de puissants cuirassés mieux blindés que les dernières fabrications russes, avec des canons de plus grande portée et une poudre nouvelle plus explosive ?

Mais oui… Une fois de plus, le mythe de la puissance russe en prend un coup – Elsa Vidal l’a récemment rappelé. Le nain jaune est vainqueur du géant blanc. Malgré une résistance acharnée des Russes laissés à eux-mêmes à Port-Arthur par une cour tsariste frivole, des ministres incapables et un tsar Nicolas II velléitaire et effrayé, la citadelle menace de tomber et les bateaux de guerre d’être tous détruits. Devant cette éventualité incroyable, qui en fait la risée de la presse du monde entier, « le tsar » (ou plutôt sa camarilla) décide d’envoyer une expédition de secours depuis la Baltique, en passant par le canal de Suez et le cap de Bonne-Espérance. Sous les ordres de l’amiral Rojestvensky, la flotte russe va mettre des mois à arriver. Port-Arthur tombe en janvier et la flotte n’arrive trop tard, que fin mai.

Frank Thiess note avec délices tous les retards dus à l’imbécilité stratégique des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, aux rivalités de clans autour du tsar, à l’indécision constante de celui-ci, au mauvais état du matériel, au je-m’en-foutisme (déjà !) de l’ouvrier russe tourmenté de ressentiment contre le pouvoir, de l’impréparation crasse des moujiks enrôlés comme marins, au matériel mal conçu, mal testé, souvent en panne – l’éternel problème russe, qui se poursuivra à l’ère soviétique et après…

Déjà, à Port-Arthur, l’amiral Eugène Alexeieff, fils naturel du tsar Alexandre II, avait été nommé commandant en chef des forces navales d’Extrême-Orient par faveur. C’était un satrape mais un mauvais chef. « Il ne comprit jamais que le personnel compte plus que le matériel, et que l’élément le plus précieux ne s’achète pas à coups de millions. Il ne se dit pas que c’est l’homme derrière le canon qui gagne la bataille bien plus que le calibre de sa pièce d’artillerie. Piètre chef, il était incapable de former, d’entraîner et encore moins d’enflammer des hommes. Il ne leur demandait que d’être présents et d’obéir, quand il aurait fallu, au contraire, les faire naviguer, les exercer sans cesse, leur inculquer une doctrine, pratiquer un contrôle de détail direct et serré. Mais Alexeieff pensait que c’était là besogne indigne d’un potentat tel que lui » p.15. Tout est dit du commandement « à la russe » ; on y voit un parallèle saisissant avec Staline – et avec Poutine. Seuls comptent les pourcentages, pas la mentalité. En satrapie, le nombre de gros canons suffit au satrape, incapable de motiver ses hommes, qu’il considère comme des moujiks ignorants et soumis.

L’amiral Rojestvensky est compétent, patriote et organisateur hors pair. Mais comment lutter seul contre des moulins ? « Dans son journal, le lieutenant Sverbéieff, aide-de-camp de l’amiral, excuse la dureté, l’amertume et le mutisme de son chef. ‘On ne lui laissait pas faire son devoir’, dit-il, ‘et en même temps on exigeait qu’il fit plus que son devoir ; on laissait reposer sur lui toute la responsabilité de l’entreprise et on lui coupait à chaque instant l’herbe sous le pied par des manœuvres maladroites et des instructions contradictoires ; on le lançait vers l’ennemi avec un lot de mauvais bateaux et en même temps on freinait sa course par une incessante séquelle d’erreurs et de tracasseries’ » p.147. Voilà ce que dénonçait plus récemment Prigogine – le satrape d’aujourd’hui le fit assassiner d’une bombe en plein vol.

Rojestvensky devra attendre sur ordre une troisième escadre faite de vieux bateaux de guerre retapés au lieu de foncer directement vers Port-Arthur ; il devra faire du charbon ici ou là malgré les tracasseries de l’Angleterre, alliée des Nippons, qui dissuade les puissances neutres comme la France d’autoriser le ravitaillement (tandis que la diplomatie russe, trop molle, ne réagit pas). Puis il fera son devoir, sachant que ses croiseurs les plus modernes sont inférieurs à ceux de l’amiral Togo, qu’ils vont moins vite, que ses canons visent sans télémètres et tirent moins rapidement que les canons anglais adoptés par les Japonais, que sa radio russe (choisie contre Marconi) est obsolète, et que ses rafiots rafistolés seront tous coulés.

Un mélange d’obstacles et de malchances, en même temps qu’un fatalisme très orthodoxe, font que la défaite est inévitable. Dans le détroit de Tsoushima, entre le sud de la Corée et le Japon, les deux flottes se rencontrent et s’affrontent. La bataille est tragique, dans l’honneur pour l’amiral, à qui son homologue Togo rendra hommage au Japon même. On peut la lire sur Wikipédia car on ne l’apprend plus en classe et nul n’en parle plus guère. Et le livre de Frank Thiess n’est pas réédité.

La Russie est vaincue. Par les maux même de sa tradition : croire que le nombre vaut mieux que la qualité, tant en matériel qu’en hommes ; que la stratégie centralisée en chambre est préférable à l’initiative sur le terrain ; que l’honneur sauvera la sainte Russie et sa civilisation sans qu’on fasse ce qu’il faut pour enthousiasmer les hommes, simples rouages. Des maux qui semblent venus de loin et qui perdurent : la chute démographique, l’alcoolisme, les suicides, la fuite vers l’exil, le ressentiment caché contre le pouvoir, le retrait intérieur.

Frank Thiess, Tsoushima – une poignante épopée de la mer, 1936, traduit de l’allemand par D. Geneix, Flammarion collection L’aventure vécue, 1956, 313 pages

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Tieppolo, les 14 stations du Chemin de croix

Pâques est la fête chrétienne par excellence : Jésus, fils de Dieu, meurt le vendredi sur la croix, condamné par les hommes, puis ressuscite le lundi. Cet événement de la foi – Jésus est ressuscité ! – se plaque sur la fête du printemps et le renouveau de la nature.

Giandomenico Tieppolo, décédé à 76 ans en 1804, a illustré la passion et la mort du Christ dans l’église San Polo, sur le campo du même nom à Venise. L’Oratoire du Crucifix abrite ces toiles peintes entre 1747 et 1749.

1e station : Jésus est condamné à mort
2e station : Jésus est chargé de sa croix

3e station : Jésus tombe sous le bois de la croix
4e station : Jésus rencontre sa Mère

5e station : Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix
6e station : Véronique essuie la face de Jésus

7e station : Jésus tombe pour la seconde fois
8e station : Jésus console les filles de Jérusalem

9e station : Jésus tombe pour la 3e fois
10e station : Jésus est dépouillé de ses vêtements

11e station : Jésus est attaché à la croix

12e station : Jésus meurt sur la croix
13e station : Jésus est descendu de la croix et remis à sa mère

14e station : Jésus est mis dans le sépulcre

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Elsa Vidal, La fascination russe

Un essai fascinant d’une journaliste parlant russe, connaissant bien la civilisation russe et au fait de la Russie contemporaine. Pour elle, le tropisme français envers la Russie date de loin, de Voltaire avec Catherine II peut-être, mais il est resté un dogme de la pensée stratégique depuis de Gaulle.

C’est l’objet de la première partie. Le général président voulait équilibrer les puissances anglo-saxonnes, qui avaient libéré le territoire de l’Occupant allemand, avec l’autre puissance européenne une fois le Reich vaincu : « la Russie ». C’était alors l’URSS, qui englobait tout un empire de « républiques » soviétisées, et de Gaulle aimait bien l’idée « d’âme des peuples » . Mais lors de la crise de Berlin en 1961 et de celle de Cuba en 1962, « De Gaulle se range sans hésitation aux côtés de ses alliés occidentaux, un fait généralement passé sous silence par ceux qui aujourd’hui se revendiquent du gaullisme ».

Les présidents suivants se sont engouffrés à sa suite avec plus ou moins d’enthousiasme, mais avec constance. Mitterrand est resté « dans les pas de De Gaulle », Chirac était « amoureux de la Russie » (et parlait vaguement russe depuis l’âge de 15 ans), il a insisté en 1997 pour faire signer l’acte Otan-Russie et l’accord de partenariat UE-Russie, Sarkozy a été un candidat anti-Poutine avant de virer casaque et d’accepter de vendre à la Russie deux frégates Mistral sophistiquées, que Hollande, « exception française », a refusé de livrer après l’invasion de la Crimée en 2014.

Quant à Macron, il a d’abord été dans la conciliation durant deux années entières après l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, déclarant qu’il ne fallait « pas humilier la Russie », avant de prendre l’option d’aider l’Ukraine à résister au maximum. Option qui tient à la position stratégique de la France, seule puissance nucléaire indépendante de l’Union européenne, mais aussi à une tactique électorale qui est de contrer les partis de Le Pen, Zemmour et Mélenchon, tous pro-Poutine, tandis qu’il se pose, étant bloqué sur les réformes à l’Assemblée faute de majorité absolue, comme le président qui prend les grandes décisions sur l’avenir du pays.

Sur la Russie, c’est l’objet de la seconde partie, les Français vont de « faux-semblants et confusions en série ». La « Russie éternelle » a du charme, mais la Russie éternelle n’existe pas ; elle est un mythe. Le pays n’a surtout jamais été « un allié de toujours » ! Les troupes du tsar Alexandre 1er ont occupé Paris en 1814. Sur la Crimée déjà, les troupes françaises ont vaincu les troupes russes à Sébastopol en 1854.

De même « la puissance russe » est un autre mythe. La Russie n’a rien d’un pays invincible. Certes, le territoire est immense et les armées peuvent s’y perdre, faute de commandement suffisant et d’objectifs précis (Napoléon, Hitler), mais les Russes ont souvent été vaincus dans l’histoire : en 1854 par une alliance franco-anglaise en Crimée, en 1905 par les Japonais, alors puissance du tiers-monde, en 1917 par les Allemands, qui lui ont envoyé Lénine en wagon plombé pour la déstabiliser de l’intérieur, en 1942 à cause des erreurs de Staline et après avoir signé le pacte germano-soviétique avec Hitler, en Afghanistan en 1989 après dix ans d’occupation sans résultat – et en Ukraine, où le « pays-frère » qui devait être libéré des pro-occidentaux a résisté en masse et bouté l’armée de Poutine hors du Dniepr.

Et ce n’est pas « la Russie » qui a « sauvé la France du nazisme », mais l’armée rouge de l’URSS, soit 70 millions de citoyens non-russes sur 170 millions de soviétiques. Et les Alliés qui ont débarqué sur son sol, et qui ont massivement aidé l’URSS industriellement indigente en livrant des radios, des camions et du carburant, tout en bombardant massivement les infrastructures industrielles allemandes. La Russie est « une puissance pauvre », selon le mot d’Hélène Carrère d’Encausse. Elle a des missiles nucléaires mais vit mal au quotidien. La seule chose qui la rend attirante pour les intellos français est sa contestation de la puissance américaine.

La propension pro-russe des militaires et du Renseignement français est avérée. Il fallait défendre la Serbie (orthodoxe) par tradition depuis le XIXe siècle contre la Bosnie (musulmane) ; la lutte contre le terrorisme rapproche les services, les Tchétchènes sont laissés aux Russes en faveur d’échange des renseignements sur les mouvements islamistes. L’ancien chef des renseignements intérieurs français Bernard Squarcini, reconverti dans le privé, a plusieurs clients russes oligarques. Le Centre français de recherche du renseignement, dirigé par Eric Denécé « utilise des éléments de langage provenant du Kremlin ». Le militaire préfère l’ordre au chaos, surtout dans un pays nucléaire : plutôt Staline ou Poutine qu’un inconnu imprévisible. En outre, Poutine défend le conservatisme tradi, ce qui tente maints officiers élevés dans la foi catho tradi et le respect des hiérarchies.

Tradi, la Russie ? Pas vraiment, sauf dans les discours officiels. Soixante-dix ans de communisme athée ont libéralisé les mœurs (divorce, avortement, première femme ministre, gestation pour autrui autorisée, suicides à la 3ème place mondiale). « Déprécier l’Occident est avant tout un levier politique puissant en Russie » – il n’y a que les idiots utiles français qui croient à cette propagande, et les pays du « sud global » conservateurs et religieux. Poutine a fait remettre dans la constitution russe en 2020 « la foi en Dieu » ! La Russie reste messianique et se voudrait, comme en 1453, « la Troisième Rome » contre les coups de boutoir de l’islam qui a fait chuter Constantinople. Mais la pratique religieuse est aussi faible que chez nous, et les divorces représentent 68 % des mariages.

L’homosexualité, la pédocriminalité et l’avortement sont les vrais ennemis de Poutine : ils empêchent la renatalité ! En 2022, la population russe est de près de 147 millions d’habitants, inférieure aux 149 millions de 1994, et risque de passer sous les 120 millions d’ici cinquante ans (partie 4). Le tournant réactionnaire du régime est motivé par cette menace vitale, mais aussi par le vieillissent des dirigeants : Poutine a 71 ans. La perspective de la mort incite les dirigeants à se tourner vers la religion… Et à exalter le patriarcat, pas seulement celui de l’orthodoxe Kyrill, mais celui de tous les mâles du pays. Les violences faites aux femmes sont courantes et la Russie est le seul pays du Conseil de l’Europe à ne pas les criminaliser.

Nous ne voulons pas voir que la Russie est violente : à l’intérieur à l’extérieur, dans les films, dans le romantisme machiste de la jeunesse. « Tous les faibles sont exploités, violentés et tués » dans le film Grouz 200 (Cargaison 200). « Tous ces films déploient sans exception et sans espoir une vision pessimiste de la nature humaine – mauvaise – et du monde – chaotique – qui ne peuvent être contenus que par une violence justifiée (…) Dans cette optique, le pouvoir lui-même est un mal nécessaire contre un péril plus grand. » Maximalisme et dualisme caractérisent la culture russe, c’est tout ou rien, le Bien ou le Mal absolus, le Paradis ou l’Enfer. Pas de purgatoire intermédiaire dans l’orthodoxie russe, pas de société civile mais seulement les citoyens et l’État. Toutes les organisations et ONG deviennent « indésirables ». La guerre est un des moyens du pouvoir. Les ex-républiques soviétiques sont déstabilisées par des conflits où la Russie « s’engage ou s’implique (…) Non pas pour les régler mais pour se doter de leviers d’influence » : Arménie-Azerbaïdjan, Transnistrie-Moldavie, Ossétie du sud-Géorgie. Ce n’est qu’après ces conflits que ces pays envisagent de se tourner vers l’UE et l’Otan – pas avant, contrairement à ce que croient les imbibés de propagande.

Pourquoi ce penchant pro-russe est le propos de la troisième partie. L’autrice y voit trois raisons principales, la nostalgie de la grandeur par le souvenir français de l’empire colonial perdu (que la Russie voudrait retrouver après l’URSS), l’obsession anti-américaine pour notre indépendance (Echelon, Prism, contrats des sous-marins avec l’Australie, dépeçage d’Alcatel) – mais la dépendance au gaz et au pétrole russe est minimisée…. Enfin la référence messianique à de Gaulle (sans recul, sans relire ce qu’il a écrit ou dit).

Tout le monde se veut gaulliste (lutte contre le déclin pour Le Pen, la bannière pour Zemmour, les convictions économiques pour Mélenchon, la résistance pour Macron). Mais de Gaulle avait une hauteur de vues qui manque aux politiciens qui voudraient le récupérer. « Stratégiquement, il croit à l’utilité de la relation avec Moscou pour équilibrer l’influence américaine. En revanche, ce qui n’est presque jamais mis en avant dans ce débat, c’est sa loyauté sans faille à l’Alliance atlantique et le fait que, dans sa vision, une entente avec la Russie ne signifie pas une rupture avec Washington ». L’exemple de la crise de Berlin en 1961 est éclairant sur la situation actuelle.

De Gaulle a des mots qui cinglent à la fois l’impérialisme soviétique et la mauvaise foi des politiciens français d’aujourd’hui. Le relire est un plaisir : «A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression, et finalement, facilite et hâte son assaut ». C’est pareil face à un caïd de banlieue ou à un chien agressif. Quand Obama a reculé face à Bachar el-Assad qui a usé d’armes chimiques alors que c’était une ligne rouge américaine, Poutine a senti qu’il pouvait envahir la Crimée sans réaction de l’Occident. Ce qu’il a fait. A l’inverse, quand Nicolas Sarkozy a été à Tbilissi en Géorgie durant l’offensive russe, Poutine s’est arrêté et a négocié. « Dans le système de valeurs de la culture russe, la faiblesse ou les signes de faiblesse sont méprisés. Ce qui pour un Européen est considéré comme un compromis, avec sa connotation positive, est regardé comme une ‘concession’, ce qui a un sens négatif ».

Pour sortir de la fascination, que faire (Chto dielat? demandait déjà Lénine). C’est l’objet de la quatrième et dernière partie de cet essai plutôt riche. Eh bien, il faut d’abord « regarder le régime russe en face » et ne pas s’illusionner : voir qu’il est en réalité répressif à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur. Puis nous voir, nous Français, dans les yeux des Géorgiens et des Ukrainiens, et ce n’est pas très glorieux : « la France, (…) avance sous les traits de discours sur les valeurs, mais se révèle beaucoup plus pragmatique et intéressée ». Toujours l’écart entre a théorie et la pratique, l’idéal et la réalité – le mal français.

Enfin choisir entre être « réalistes ou naïfs ». Les réalistes n’ont que des intérêts, c’est que ce disent Hubert Védrine et Pierre Lellouche, mais cela nous empêche de comprendre réellement le réel : « il sert surtout à réduire au silence ceux qui tentent de faire entendre que notre politique pro-russe par défaut représente maintenant une menace sur notre souveraineté. » Car quel réaliste a pris au sérieux la menace russe sur l’Ukraine ? « Se placer du côté du plus fort et de l’agresseur » – c’est le parti de Pierre Lellouche et d’Eric Zemmour. Mais la Russie de Poutine est-elle forte ? Il est bien naïf de le penser, puisqu’elle craint la « contagion démocratique »… tandis que son PIB est la moitié de celui de l’Inde, dépassée même par les économies de l’Allemagne et de la France réunies. Quant à sa protection sociale, elle est bien inférieure à celle qui existe en Europe ! Pourquoi donc se soumettre ?

Elsa Vidal, La fascination russe – Politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie, Robert Laffont 2024, 324 pages, €20,00 e-book Kindle €13,99

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Le discours de Vlad la Terreur

A l’Assemblée fédérale de Russie le 29 février 2024, autrement dit hier, Vladimir Poutine veut à la fois préparer sa population à une mobilisation militaire (impopulaire), tout en mobilisant les esprits patriotiques contre l’Occident (impie). Comme pour Hitler, la guerre est le moyen pour lui de rester au pouvoir indéfiniment ; il ne connaît que la force, comme les bagarreurs de rues dont il a été – il ne la lâchera pas comme ça. Ce pourquoi les appels candides à la « négociation » avec la Russie des (trop) belles âmes intéressées à « la paix » et à la « fin des massacres » est une illusion. Pour négocier il faut être deux. Or Vlad l’empaffeur ne veut rien négocier. Il est en position de force et en profite – qui ne le ferait ? Pour éviter la guerre, il faut la préparer. Vlad le rempileur n’a que trop profité en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée, au Donbass, des faiblesses et lâchetés occidentales. Il ne connaît que la force, seule la force peut limiter ses désirs immodérés.

Soyons réalistes et – surtout, écoutons ce qu’il a à dire. Dans son discours il parle de « nos objectifs stratégiques, des questions qui, à mon avis, sont d’une importance fondamentale pour le développement confiant et à long terme de notre pays. » La Russie est confrontée à des changements radicaux en raison des sanctions : repli sur soi, économie de guerre, militarisation du politique. «  Il est important pour nous d’accélérer le rythme de résolution des tâches sociales, démographiques, infrastructurelles et autres, tout en atteignant un niveau qualitativement nouveau d’équipement de l’armée et de la marine. »

Les grandes écoles sont transformées en casernes et en centre de propagande idéologique ; les universités sont mises au pas. « Les militaires et les vétérans ayant fait des études supérieures et possédant une expérience en matière de gestion, quels que soient leur grade et leur position, pourront participer à ce programme. L’essentiel est qu’il s’agisse de personnes ayant fait preuve de leurs meilleures qualités et ayant montré qu’elles étaient capables de diriger leurs camarades. » La militarisation de la société doit être du haut en bas, elle prépare la suite : la guerre perpétuelle. Les anciens vétérans, lorsqu’ils reviendront, seront la base de cette nouvelle élite patriote. « Ils devraient occuper des postes de premier plan dans le système d’éducation et de formation des jeunes, dans les associations publiques, dans les entreprises publiques, dans les affaires, dans l’administration nationale et municipale, à la tête des régions, des entreprises et, en fin de compte, des plus grands projets nationaux. » « Je le répète, la véritable élite, ce sont tous ceux qui servent la Russie, les travailleurs acharnés et les guerriers, les personnes fiables, dignes de confiance, qui ont fait leurs preuves, qui ont prouvé leur loyauté envers la Russie. »

Finies les oppositions, quiconque n’est pas avec le président est contre la Russie et sa civilisation. Exit les traîtres ! Emprisonnés, empoisonnés, suicidés, abattus, traqués dans le monde s’il le faut, la combat n’a aucune limite. Finies les privatisations juteuses : tous les oligarques soupçonnés d’être tièdes verront leurs propriétés confisquées « par l’État » (autrement dit la mafia proche de Poutine).

Comme Staline, Poutine veut renouveler les élites pour en mettre de nouvelles à sa botte. Staline avait fait entrer massivement de jeunes communistes incultes pour qu’ils votent en sa faveur et le considèrent comme un intellectuel ; Poutine a conspué la fête des « presque nus » de la jet-set moscovite. Pour lui, c’est une caste qui se croit des droits et des privilèges particuliers (tiens, pas lui ?) et qui ne rendent aucun service à la société (c’est vrai, Moscou n’est pas une fête). Les Occidentalisés ont déjà quitté le pays (autour de un million de personnes, croit-on) et les autres vont être mis au pas (dans des camps de redressement ?). Pour les anciens combattants en Ukraine (qui ont survécu, ce qui fait peu de monde ..), une nouvelle filière de formation va être mise en place pour leur assurer une place dans la société au retour de guerre. Comme après la 2GM en Occident… la Russie n’invente jamais rien.

L’enjeu ? « la Russie est le bastion des valeurs traditionnelles sur lesquelles s’est bâtie la civilisation humaine ». La Chine, empire millénaire, appréciera ; les chefferies africaines aussi. Mais Poutine n’en est pas à une contradiction près. Le combat doit être porté jusque chez l’adversaire par la subversion, la propagande, le hacking, l’enrôlement d’« idiots utiles ». Le poutinisme est un humanisme, tous les partis pour la tradition doivent se rallier à son kimono blanc. Utiliser la force de l’adversaire pour, habilement, le terrasser : telle est l’essence du judo, que Poutine pratique depuis son adolescence. Il faut quitter l’intégration économique dans les structures occidentales par l’exportation de matières premières et d’énergie (le piège où les Allemands, gros nigauds avides, se sont fait engluer) pour assurer l’autarcie russe – et exporter vers les ennemis de l’Occident : Chine, Iran, Afrique.

Car si la Russie est immense par son territoire, elle est un nain par sa population (145 millions d’habitants) : natalité en berne, mortalité forte, système de soins défaillant, alcoolisme et violences conjugales. Poutine, qui se tourne vers la Chine, a peur d’être absorbé. Pour l’instant, l’empire « du milieu » a d’autres préoccupations, mais dans l’avenir ? Poutine voudrait faire exister la Russie comme « grande puissance » à l’égal de l’URSS ; pour cela, il lui faut l’Europe. Non seulement les provinces irrédentistes peuplées de russophones et plus largement les territoires perdus de l’empire, mais toute l’Europe. Face au continent asiatique dominé par la Chine, au continent américain dominé par les États-Unis, le continent européen doit être dominé par la Russie, seul pays capable – selon Poutine – d’unifier les divisions.

Pour cela, travail-famille-patrie, la trilogie des fascismes. « Et bien sûr, l’objectif principal de la famille est la naissance d’enfants, la continuation de la race humaine, l’éducation des enfants, et donc la continuation de notre Peuple multinational. Nous voyons ce qui se passe dans certains pays, où l’on détruit délibérément les normes morales et les institutions familiales, poussant des peuples entiers vers l’extinction et la dégénérescence ». Aussi, « une famille nombreuse avec beaucoup d’enfants doit devenir la norme ». Hitler avait dit la même chose. Mais il n’a pas eu d’enfants – et Poutine ? Seulement deux…

Guerre ouverte, conquête de territoires, mais surtout menaces, sujétion par la peur, domination des esprits. Voilà le plan. A moins que, forces nucléaires aidant, la Russie soit à demi-vitrifiée – comme l’Europe – et que la Chine alors en profite de s’emparer de toute la Sibérie, quasiment vide de Russes. Poutine aura échoué, mais tout son peuple avec lui. Comme le disait Hitler, que périsse l’Allemagne puisqu’elle n’a pas été capable de vaincre.

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Tintin au pays des Poutine

Le satrape mafieux a été « réélu » – comme sous Staline – par la menace du goulag, du poison ou des balles. 187% de oui au moins !

C’est ce genre de « démocratie » que nous préparent les Zemmour et Maréchal, préparés par les Le Pen. Une communauté fermée et pas une société ouverte – même si elle doit poser des limites car le multiculturel n’est pas viable.

En Europe occidentale, la citadelle du roi est remplacée par l’agora de la cité… Pas chez Poutine. Les Russes aiment semble-t-il leur esclavage soumis au tyran; bien peu s’opposent. Même avec leurs pieds. Seuls les éduqués citadins le font, ils s’exilent. Ne restent que les moujiks et le bas-peuple : les préférés du tyran démagogue.

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Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam

Henri Mouhot fut un explorateur, naturaliste et archéologue, né en 1826 à Montbéliard et qui est tombé amoureux de la Cochinchine encore sauvage. Il part en Indochine dès 1858 pour collecter des insectes et des reptiles autour de Bangkok, puis va explorer vers le Vietnam via le Cambodge, enfin va (re)découvrir Angkor, qu’il écrit Ongkor, l’écriture n’étant pas encore fixée. Il en est ébloui.

Son récit, écrit à la Chateaubriand dans le style fleuri de son époque, est un témoignage irremplaçable des premiers temps modernes du Siam, du Cambodge et du Laos vers 1860. Paysages, faune, flore, population, tout est décrit avec verve et réalisme. L’explorateur sera aidé par les sociétés savantes anglaises (les françaises pleines de morgue et de conservatisme n’ayant pas daigné lui répondre…). Il aura aussi le soutien des diplomates et commerçants européens de Bangkok, des missionnaires français, des mandarins locaux sur lettres de recommandation du roi, et des Chinois, commerçants partout en Asie. « Ces Chinois émigrés sont d’habiles cultivateurs, des commerçants intelligents ; ils parlent le siamois comme s’ils étaient nés à Siam, chent le bétel comme des indigènes ; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le roi ; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l’argent viennent les honneurs » p.24.

Comme tous ses contemporains, Mouhot a pour première impression la « saleté repoussante » des villes, les enfants tout nu dans la boue qui n’arrêtent pas de se vautrer dans la rivière, puis le grouillement de foule, le bruit, la pluie ou la chaleur, enfin les moustiques, sangsues, serpents – plus tard dans la jungle léopards et tigres. Récemment marié en Europe, il est sensible aux enfants, comme on l’est jeune adulte à la trentaine : « j’ai vu les enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, se jeter dans la rivière, nager et plonger comme des poissons. C‘était un spectacle curieux et ravissant, surtout par le contraste qu’offrent les enfants avec les adultes. Ici comme dans toute la plaine de Siam que j’ai parcourue depuis, j’ai rencontré des enfants charmants que je me sentais porté à aimer et à caresser, tandis qu’arrivés à un certain âge, ils s’enlaidissent par l’usage du bétel qui noircit leurs dents et grossit leurs lèvres » p.17. L’auteur note « l’esprit de famille », mais aussi que les pères peuvent vendre comme esclaves leurs enfants et même leur femme en cas de besoin.

Leur théâtre dure 24 h, les funérailles t3 jours, mais pour le roi 6 mois. Le roi du Siam à Bangkok est Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr-Maha-Mongkut, abrégé en roi Mongkut, dont il faut bien prononcer le g et le t. Il est maître « absolu des êtres et des choses en son royaume » p.31, « chef infaillible de l’armée, de la loi et du culte » – un vrai Poutine.

Le voyageur ne doit pas confondre Siamois et Annamites. Les « Siamois sont mous, paresseux, insouciants et légers, mais généreux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L’Annamite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux » p.88.

Lui prendra un boy annamite mais surtout un boy chinois, un jeune Phram de 18 ans fils d’un planteur de poivre qu’il aime beaucoup et qui lui fermera les yeux lorsqu’il décèdera des fièvres en forêt tropicale en 1861. « Un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infatigable ; il m’est déjà fort attaché et a grande envie de m’accompagner au Cambodge » p.95. Il reviendra plusieurs fois dans ses notes sur les qualités du jeune homme. Car Mouhot est un être sensible, croyant, un peu perdu loin des siens et de sa patrie ; il s’attache volontiers, allant jusqu’à pleurer lorsqu’un boy le quitte pour retourner chez lui (p.300). Ou lorsqu’il aperçoit la croix chrétienne sur une maison missionnaire loin de tout : « Vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle, on s’agenouille, on prie, on oublie. C‘est ce que je fis » p.114.

Le Cambodge reste pauvre et sous-développé car soumis au despotisme asiatique – le même qui demeure en Russie actuelle : « Toutes les taxes pèsent sur le producteur, le cultivateur ; plus il produit, plus il paye ; donc, porté à la paresse par l’influence du climat, il a une autre raison pour caresser ce vice : moins il produira, moins il paiera, et par conséquent moins il aura à travailler. Non seulement on retient la plus grande des meilleures parties de la population en esclavage, mais toute espèce d’extorsion, de concussions sont employées par les hauts mandarins, les gouverneurs et les ministres ; les princes et les rois eux-mêmes donnent l’exemple » p.173. L’ère Hollande qui a augmenté massivement les impôts à l’époque des 35 h le prouve : je connais des médecins qui ont réduit leurs heures pour ne pas travailler pour le roi de l’Élysée et sa gabegie administrative.

En 1860, Henri Mouhot s’attarde sur le site d’Angkor, encore enseveli sous la jungle. Seuls quelques temples en ruines émergent. Mais c’est un enchantement, « des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques » p.183.

S’il s’amuse du jeu des singes avec les crocodiles (p.93), s’il savoure le goût du durian à l’odeur de cadavre (p.104), il aime être dans la nature plutôt que dans les villes. Il en devient lyrique comme Chateaubriand découvrant le Nouveau monde : « Nous avouons sincèrement que nous n’avons jamais été plus heureux qu’au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de sa forêt, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! Dussé-je laisser ma vie dans ces solitudes, je la préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyant de ces salons du monde civilisé, où l’homme qui pense et qui sent se trouve si souvent seul » p.215. Il la laissera. Malade, son journal se termine le 5 septembre 1861 et il se contente ensuite de noter quelques repères jusqu’au 19 octobre, « je suis atteint de la fièvre » et au 29, jour de sa fin : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieu !… » p.300.

Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos, écrit en 1861, publié en 1868, Olizane 1999, 315 pages, €18,00 e-book Kindle €2,49

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Duong Thu Huong, Terre des oublis

Ex-communiste vietnamienne qui a dénoncé la lâcheté des intellos de son pays (des collabos comme chez nous…), l’autrice née en 1947 a un regard aigu sur la société où elle vit. Elle a été arrêtée par le PC en 1991 et relâchée quelques mois plus tard sur pression internationale. Dans ce roman, écrit juste avant de quitter le Vietnam pour un exil en Europe, elle décrit le petit peuple post-guerre, son conservatisme, son cerveau lavé par des décennies de propagande, ses jalousies populaires.

Elle prend pour prétexte un événement : le retour de guerre d’un jeune homme oublié du Nord-Vietnam, qu’on croyait mort depuis quatorze ans. Bôn, parti à 17 ans, s’était seulement « égaré » au Laos durant six ans après huit ans d’opérations… Une sorte de désertion par solitude, doublée d’une certaine stupidité native, à peine rachetée par son retour volontaire lors d’une rencontre avec un commando viet infiltré au Laos. Sauf que ce revenant va provoquer une vague de drames.

On ne revient pas impunément quatorze ans plus tard sans trouver quelques changements. Sa femme, épousée dans la hâte à 17 ans dans la fièvre sexuelle de l’adolescence avant de partir combattre les Américains, se retrouve mariée depuis dix ans à un autre homme, l’entreprenant Hoan qui a réussi ses plantations de caféiers et de poivriers avant de relancer la boutique familiale de Hanoï tenue par ses soeurs. Le couple a un petit garçon, Han, 6 ans, dont la tante tante Huyên s’occupe. Ils habitent une grande maison au village et tout le monde est heureux… jusqu’à l’arrivée du revenant.

La coutume veut que la femme retourne à son premier mari, et le Parti, en la personne du Président de la Commune, le laisse clairement entendre : un « héros » de la guerre doit pouvoir retrouver ses biens et son statut. « La jalousie et la rancœur, comme un instinct, imprègne en permanence l’esprit des paysans. La médiocrité et la bassesse recèlent une force supérieure à celle des gens d’honneur car elles ne connaissent ni lois ni règles, ne dédaignent aucun mensonge, aucune fourberie. De tout temps, quiconque vit dans les villages et les communes doit obéir sans discuter à la volonté silencieuse des masses s’il ne veut pas être isolé, attaqué de tous les côtés » p,61. Miên se soumet donc, la mort dans l’âme, et retourne vivre dans la cahute de son ancien mari, qu’il partage avec sa sœur acariâtre et incapable, qui se fait faire des enfants par n’importe qui et les laisse vivre dehors sales et tout nus.

La situation aurait pu s’équilibrer si Bôn avait été apte à quoi que ce soit. Mais il ne parvient pas à cultiver la terre que la Commune lui a alloué, ni à effectuer aucun travail. Il est malade, se laisse vivre, déprime, dépérit. Miên ne l’aime plus, depuis le temps, alors que lui n’a cessé de rêver à son corps juvénile durant ses années de guerre et de jungle. Ce n’est pas du sentiment, mais de la faim sexuelle frustrée. Il n’arrive pas à comprendre que l’eau a coulé dans la rivière et que le temps a passé, que les choses changent et que sa femme n’est pas sa propriété mais une personne qui a elle aussi des droits et des désirs.

Il n’y parviendra jamais. Son obsession est de planter lui aussi un gosse à « son » épouse pour assurer son droit de propriété sur son corps. Mais il reste longtemps impuissant, usant de médicaments traditionnels du vieux Phieu, avant de la violer. Mais le fœtus n’est pas viable, il est handicapé et mort-né. C’en est trop pour Miên qui décide de reprendre sa vraie vie conjugale avec Hoan, ce que le droit lui assure car l’acte de mariage avec Bôn n’existe plus, annulé par sa déclaration de décès administrative. Seul existe l’acte de mariage avec Hoan. Il fallait cependant que la communauté villageoise se rende compte de l’incapacité de Bôn et transforme son culte automatique du « héros » de guerre en vue réaliste sur l’homme qui est revenu. « Nous avions peur qu’on nous traite de gens cupides, ingrats. Quand à Hoan, il a peur qu’on lui reproche d’être un homme qui non seulement est resté paisiblement à l’arrière en temps de guerre, mais a encore volé le bonheur d’un combattant qui s’est sacrifié pour le peuple, pour la patrie. Finalement, tout est arrivé à cause d’un seul mot, la Peur » p.282.

Autour de cette histoire, l’autrice en profite pour dresser le portrait du village, des rancœurs et des jalousies, de la paresse et de la réussite, des diktats idéologiques et des réalités crues. Bôn a été heureux dans sa jeunesse, jusqu’à ce que la guerre la happe. Il s’est retrouvé dans la jungle soumis aux bombardements américains et a perdu son sergent, un jeune gars de la ville qui l’avait pris sous son aile et dont il était tombé dépendant, sinon amoureux, au point de rapporter seul son cadavre dans les lignes durant des jours.

Hoan, fils d’instituteur fringuant à 18 ans, coqueluche de toutes filles par son côté sportif et intelligent, n’a jamais pu aller à l’université car il s’est fait piéger par une mégère, la régente du magasin de sa mère confisqué par le Parti. Elle l’a fait boire un soir et l’a jeté dans les bras de sa fille de 14 ans. Elle n’en était pas à sa première coucherie et n’attendait que le bon parti pour se marier. Hoan en a été humilié, n’a pas fait d’études, a laissé sa « femme » s’installer et se faire entretenir chez son père, mais n’a plus voulu jamais la voir. Une fillette est née, probablement pas de lui, qu’il n’a jamais voulu connaître. Le divorce n’a été prononcé que par un contre-piège, la constatation d’adultère de la fille avide de sexe avec un homme adulte devant plusieurs témoins.

C’est tout ce petit monde grouillant de vie et proche de la terre et des réalités crues que fait surgir l’autrice, évoquant avec gourmandise les paysages des collines et des plaines, la végétation profuse et les pêcheurs musclés, la vie des putes avides de fric et les affaires des intermédiaires obligés du commerce. Un beau roman dépaysant comme les lianes de la jungle.

Grand prix des lectrices de Elle 2007

Duong Thu Huong, Terre des oublis, 2005, Livre de poche 2007, 701 pages, €10,40, e-book Kindle €21,99

Duong Thu Huong, Oeuvres : Au-delà des illusions – Les Paradis aveugles – Roman sans titre – Terre des oublis, Bouquins 2008, 1056 pages, €30,50

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Albert Morice, Saigon

La collection Heureux qui comme… (référence au poème de Joachim du Bellay) accueille des récits de voyageurs du passé, comme la Sicile de Guy de Maupassant, Pompéi de Théophile Gautier, Florence d’Alexandre Dumas, Sparte de Maurice Barrès ou Angkor de Pierre Loti. Saigon (écrit sans tréma selon Albert Morice) s’appelle Hô Chi Minh-Ville depuis 1975 et la victoire nationale communiste du nord sur le sud. Utopie marxiste selon laquelle l’Histoire commence à Karl, renommant les villes en pré-Woke pour faire table rase de tout le passé. Ainsi Karl-Marx Stadt, Leningrad, Stalingrad, Hô-Chi-Minh-Ville. Comme si Paris s’était renommée François-Mitterrand-Ville…

Ce n’était pas « mieux avant » mais Albert Morice a connu le Saigon de 1872, ancien village de pêcheurs khmers proche du delta du Mékong devenue petite ville de cases sur pilotis des marchands viets et chinois venus par le grand fleuve. Les troupes coloniales françaises se sont emparées de Saigon en 1859, après la création d’un Ministère des Colonies l’année précédente. Albert Morice a alors 10 ans. Il deviendra médecin après deux ans d’études médicales (depuis, les études s’allongent à l’infini sans guère mieux soigner, hors techniques…) et demandera à partir en Cochinchine comme médecin de Marine en 1872. Il restera deux ans dans la péninsule indochinoise avant de revenir pour six mois en métropole où il publie sa suite d’articles sur Saigon dans la célèbre revue Le Tour du monde. Lorsqu’il repart en 1876, ce n’est que pour quelques mois, il est rapatrié sanitaire pour tuberculose et meurt à Toulon à 29 ans.

Il n’a pas eu le temps de faire d’enfant et s’intéresse à tout, en dilettante ou en naturaliste. Il aime les plantes, les insectes, les serpents, les animaux ; quant aux divers types humains, il les considère comme à l’époque de la suprématie blanche : des peuples-enfants à peine dérivés du singe. C’est du moins sa première impression, largement partagée par ses lecteurs à l’époque. Il changera d’avis au fil des mois et des pages, car cette supériorité culturelle n’engendre chez lui aucune haine, seulement de la répulsion initiale pour les mœurs et surtout la saleté. Le XIXe siècle est hygiéniste et Morice est médecin. Toutes les maladies comme la malaria, le trypanosome, le choléra, la dysenterie, la lèpre, le ténia, la variole, la bourbouille, se concentrent sous les tropiques, dans la proximité de l’eau et la promiscuité grouillante des êtres.

Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir de l’empathie pour les petits mendiants qui donnent du feu aux cigarettes, « la grêle charpente des femmes annamites », et, « au milieu de ces vices des races privées de liberté, (…) des qualités qui permettent d’espérer beaucoup : une gaieté touchant trop souvent au persiflage, une aptitude puissante à apprendre et à comprendre et, chose singulière, un certain orgueil de race, du moins chez quelques-uns » p.27. Autrement dit, tout n’est pas perdu, l’éducation et l’hygiène vont civiliser ces mœurs encore sauvages. L’observation naturaliste se veut neutre d’idéologie, et le sentiment de fierté blanche se met en retrait face aux réalités des gens. Ce pourquoi Albert Morice, malgré les sursauts d’expressions qui nous semblent aujourd’hui inacceptables, reste un voyageur qui sait voir.

Ainsi « le gamin de Saigon », décrit comme le gamin de Paris de Delacroix dans son tableau sur la Liberté guidant le peuple (seins nus), ou le Gavroche de Victor Hugo que son auteur a fait mourir en 1832. Comme son modèle parisien d’enfant-moineau, « le gamin de Saigon est un être hybride : c’est un enfant de Paris enté sur un lazzarone, et transporté sous le soleil de l’Orient » p.31. A moitié nu ou en loques, il sert de porteur dans les villes, de guide et de ramasseur de gibier lors des chasses, de protecteur contre les buffles agressifs qu’il connaît bien, de tuteur aux Blancs inhabiles à marcher sur les minces talus des rizières alors que lui-même plonge « avec insouciance ses jambes dans l’horrible boue chaude » p.32.

Morice passe en revue les troupes annamites, les femmes congaï, leurs costumes, leurs caractères, le machouillage du bétel, la fumerie d’opium, l’enterrement, la fête du Têt, les spectacles (interminables) de marionnettes. Il préfère s’intéresser aux geckos, aux margouillats, aux crocodiles (qui se mangent), aux tigres (qui préfèrent dévorer l’indigène nu plutôt que le Blanc trop habillé), l’éléphant blanc, le cobra (dont il a pris la mère et une portée !), les fourmis noires (qui dévorent tout), les scorpions (aucun mortel), les araignées, les singes (de diverses sortes), les mini-cerfs, le varan, le pangolin, l’herpéton tentaculé (ou serpent à barbe qui vit dans l’eau)…

Quant à la ville, la rive « de droite était couverte de fort petites cases en torchis et en paillote, qui pour la plupart trempaient à moitié dans le Donaï ; sur la gauche s’étalait Saigon (et non pas Saïgon comme on s’obstine encore à l’appeler en France)» p.16. La ville blanche aux maisons de pierres grignote peu à peu l’arroyo chinois aux maisons de bois sur la rivière. Le médecin reste trois mois dans la capitale du sud avant d’aller en mission à Choquan et Cholon puis à travers toute l’Indochine.

Il recueillera nombre d’animaux, surtout des serpents, qu’il fera livrer au Jardin des Plantes à Paris, et des sculptures Cham (du IIe à la fin du XVIIe siècle) qu’il enverra au musée Guimet de Lyon. La moitié des caisses couleront avec le vapeur naufragé Meï-Kong des Messageries maritimes. Elles seront récupérées dans les fonds marins en 1995 et ramenées en Europe.

Un récit d’exotisme et de curiosité pour le monde et les êtres vivants qui montre combien le choc initial de civilisation laisse peu à peu place au décentrement de soi pour aborder la réalité des choses.

Albert Morice, Saigon, 1875, Magellan collection Heureux qui comme… 2018, 125 pages, €7,01, e-book Kindle €4,99 ou emprunt abonnés (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Sarah Dars, La morte du Bombay-Express

Ce livre est au croisement d’une fan de romans policiers et d’une spécialiste des langues orientales qui a beaucoup voyagé en Mongolie et en Inde entre autres. Sarah Dars, française, écrit sur la mentalité et les mœurs indienne comme si elle y était née. C’est ce qui fait son charme et ravira ceux qui sont allés en Inde du sud et connaissent ses paysages et ses habitants.

Bien sûr, son brahmane médecin détective amateur, expert en art complet du Kerala, art martial et art médical en même temps – le Kalarippayatt qui apprend à tuer et à soigner – est un peu « trop », comme disent encore les ados, trop parfait, séduisant, souple, invincible, intuitif. Mais c’est un plaisir de lire ses déductions et de suivre ses aventures. Une sorte de Sherlock Holmes en plus convivial, bien que végétarien et abstinent de tout alcool. A l’anglaise, il ne se promène jamais sans parapluie, moins contre la pluie ou le soleil que comme bâton de combat.

Doc – il ne porte que ce surnom – est flanqué d’un compère médecin à la Watson, le fidèle Arjun. Habitant Madras, ils prennent le train pour Bombay, Mumbai comme on dit aujourd’hui par nationalisme hindou anti-anglais – bien que le nom de Mumbai vienne du portugais… Le Bombay-Express se traîne sur les plaines assommées de chaleur et se tortille sur les pentes des ghats qui traversent la péninsule indienne entre deux océans. C’est lors d’une nuit à bord que, dans le compartiment des premières, une femme en sari synthétique meurt d’un incendie, la porte verrouillée.

Qui l’a fait ? S’est-elle suicidée par le feu comme les veuves traditionnelles qui suivent leur mari dans la mort ? Mais le sien de mari, le jeune producteur de Bollywood Bijal, fils de la célèbre star Tâmrâ, tous deux dans le même train, est bien vivant. Il est fusionnel avec maman et dédaigne sa jeune Priyânka, fille d’un magnat de l’industrie probablement épousée pour sa dot – que son père a finement cantonnée pour éviter que le mari ne mette la main dessus. Alors, est-ce un meurtre ? Mais quid de la porte verrouillée ? Et que vient faire le trop beau secrétaire de Bijal dans cette affaire, lui qui a tiré le signal d’alarme mais est retourné dans son compartiment immédiatement après ?

A Bombay, aux 18 millions d’habitants sous la mousson, l’enquête policière piétine et Doc joue les intermédiaires entre la famille du mari, dont il soigne la star éprouvée par ces événements, la famille de la morte, qui soupçonne fortement l’époux bollywoodien Bijal, et la police, dont l’inspectrice névrosée irascible ne sait comment avancer. Il en profite pour établir un régime pour Kaustubh son beau-frère, dont l’épouse Kamalâ cuisine trop bien pour son tour de taille. En se promenant, il est pris à partie par un malfrat à qui il fait son affaire – sans le tuer. Raghunâth le jeune secrétaire bengali disparaît, il se sent menacé, Doc le recherche. Est-il coupable de quelque chose ?

Doc le brahmane expert en arts du Kerala, se veut un homme complet, un sage qui déverse sa bienveillance sur ses semblables trop accrochés par leurs émotions. « Il devait être en plus ferré sur la philosophie, la morale, la stratégie, et capable, par conséquent, de participer à des joutes verbales comme à toutes sortes d’affrontements purement doctrinaux » p.200. Mais si cette mort n’était au fond qu’une sinistre plaisanterie ? Un rire du destin ? Un karma qui se gondole ?

Sarah Dars, La morte du Bombay-Express – Une enquête du brahmane Doc, 2002, Picquier poche 2013, 245 pages, €7,10 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Promenade en bateau sur les canaux d’Amsterdam

Nous longeons le canal Singelgracht pour prendre un bateau de Weteringplantsoen. C’est une péniche promenade de conception plutôt ancienne dont les sièges sont trop bas pour bien voir. L’esquif va lentement faire le tour des canaux en passant par l’Amstel, la rue de Spinoza, virer dans le Nieuwe Vaart pour entrer dans le port avant de repasser sous Central station et nous ramener par Brouwersgracht vers le Pinsen gracht – le canal du prince – passer devant la maison d’Anne Frank et l’église de l’Ouest, Western Kerk. Sur Oosterdok, les docks de l’Ouest. Une fois passé la bibliothèque publique, s’ouvre le Sea Palace, le café le plus branché d’Amsterdam. Il est déjà plein aujourd’hui mais il s’orne l’été de jeunesse à demi déshabillée en train de bronzer sur le quai, à ce qu’on nous dit au micro. Nous retournons à notre point de départ en bateau au bout d’environ une heure et demie.

Ce n’était pas une expérience très intéressante car nous avons vu peu de choses, et les commentaires en anglais étaient d’une grande banalité. Nous avons appris que les Pays-Bas étaient une puissance maritime, qu’Amsterdam était un gros port, le deuxième du pays après Rotterdam, que le peuple hollandais était l’un des plus tolérants qui soit, même si la société a ses tabous. En bref, rien de passionnant. Nous aurions pu la remplacer par une visite libre du musée Van Gogh.

Le marché aux fleurs (Bloemenmarkt) est situé le long du canal Single, juste au-delà des anciens remparts de la ville ancienne. On ne le voit pas de la rue, mais les boutiques sont des bateaux arrimés au bord du canal. Ne subsistent que des graines et de petites plantes en pot, mais aussi des vendeurs de cannabis officiels qui déclinent leur production en diverses variétés et forces, et en assaisonnent des pâtisseries.

De très rares maisons de fromage de Hollande existent aussi, pour le folklore, mais plus aucun sabot, pourtant fort à la mode il y a encore trente ans. Le gouda est décliné en différentes versions, de nature à cumin, basilic, paprika, safran, et ainsi de suite. Je ne sais pas s’il y en a au cannabis mais je n’en serais pas étonné. Nous allons visiter également quelques boutiques de faïence de Delft où sont quelques belles choses, mais fragiles à rapporter.

Suit le béguinage – Begijnhof – où des dames seules et peu argentées venaient se réfugier entre elles pour y habiter dès la fin du XIVe siècle. Un endroit très calme, isolé des rues bruyantes alentour, dont la célèbre Kalverstraat. Elles pouvaient sortir et n’étaient pas religieuses, mais y étaient en sécurité car l’endroit était initialement entouré d’eau, accessible par une seule porte gardée. Une chapelle leur permettait les dévotions sans avoir à sortir du quartier. Leur église est devenue le siège de l’Église réformée anglaise d’Amsterdam.

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Musée Van Loon à Amsterdam

Dans un hôtel particulier du XVIIe siècle à la façade de grès classique, dans le canal de l’empereur – KeisersGracht – la famille Van Loon a installé un musée d’ambiance. Elle occupe toujours la maison, mais à partir du second étage, laissant le rez-de-chaussée et le premier étage aux visiteurs. Il s’agit d’un intérieur bourgeois riche ou, dès l’entrée, sur la droite, un salon tendu de tissu offre ses fauteuils Louis XV et ses bergères garnies de toile de Jouy, ainsi que des portraits d’ancêtres et des photos de famille récentes encadrées.

Sur la gauche, la salle à manger avec une grande table dressée pour le dîner aux multiples couverts et verres, les plats à salade, à légumes et à viande. La table fait face aux deux hautes fenêtres sans rideaux qui donnent sur le canal. Ni rideau, ni volet, les Hollandais n’ont rien à cacher, chacun peut regarder chez eux sans que cela les gêne. Derrière, près de la porte, un dressoir où repose la vaisselle précieuse, les services à thé, à café et à gâteaux.

Après ces deux pièces, dans le couloir d’entrée, s’ouvre l’escalier principal, monumental, dont les hautes marches permettent depuis le palier du premier étage de toiser les arrivants en imposant sa présence. Sous l’escalier, sur la droite une pièce de service et, sur la gauche, une cuisine au robinet à pompe et aux casseroles de cuivre bien astiquées.

En montant au premier étage, s’ouvrent les chambres des enfants car la famille était nombreuse, ce pourquoi les descendants actuels ont été capables de conserver le patrimoine. Dans la chambre de gauche côté jardin, ont été installés des panneaux de bois peints de décors romantiques et exotiques donnés par la reine à sa suivante Van Loon. Sur la droite, une chambre au grand lit, probablement pour des amis, ou de grands enfants.

Côté canal, une grande chambre avec lit à baldaquin à la polonaise, les rideaux étant rassemblés en une sorte de chignon au-dessus du lit. On dit que le baldaquin servait à retenir les bestioles qui pouvaient tomber des poutres rongées par les vers. Les gens auraient eu la terreur d’avaler un insecte en dormant la bouche ouverte. C’était aussi, probablement, pour garder la chaleur dans une pièce où le feu s’éteignait durant la nuit. Dans la chambre de droite, deux lits jumeaux d’enfants très mignons avec des portraits de jeunes garçons et de petites filles.

Au second étage, la chambre des parents.

En redescendant, nous accédons au jardin à la française, tout de buis taillés, après une terrasse ou prendre le soleil avec une table et des bancs à dossier, entouré de putti nus flanqué d’arbustes. Au-delà du jardin, l’orangerie. Elle servait aussi d’écurie pour les chevaux. Selon une photo en noir et blanc, les plus petits des enfants attelaient un bouc à leur carriole.

Après cet intermède musée, dans l’Amsterdam fortuné de la bourgeoisie commerçante, nous allons par les rues et en traversant les canaux sud jusqu’au quartier des musées. Sur Led Zeppelin, ou plutôt Leidseplein, s’ouvre toute une série de cafés et de restaurants où nous avons toute liberté de déjeuner durant une heure et demie. Nous sommes sept à nous installer au café De Waard pour déguster une salade ou un plat de pâtes, ou de sandwiches avec une petite bière Bavaria à huit euros. Le café espresso est très ristretto et coûte quatre euros. J’ai pris pour ma part une salade du chef avec beaucoup de verdure et diverses choses dedans, dont un jaune d’œuf mollet (mais pas le blanc), tout cela pour 31 €.

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Vieille ville d’Amsterdam

En ce dimanche, il fait soleil mais froid. Un vent glacé vient de la mer du Nord. C’est emmitouflé dans nos vestes et nos écharpes, certaines portant même des gants, que nous allons arpenter la vieille ville d’Amsterdam entre les trois canaux principaux de Messieurs les bourgeois (Heren), du roi (Keizer) et des princes (Prinsen). Ces canaux concentriques forment une toile d’araignée qui enserre les quartiers et irrigue toute la vieille ville des marchandises apportées par les bateaux. Le nom de la ville vient de la digue (dam) sur l’Amstel (la rivière).

Nous commençons face à la gare ferroviaire d’Amsterdam Central station. Sa construction a bouché l’entrée du vieux port qui arrivait auparavant juste devant la bourse de commerce, le long du Damrak. Les trois croix de saint André que l’on voit représentées un peu partout sur les panneaux municipaux sont les trois mots de la devise de la ville : « héroïque », « déterminée », « miséricordieuse » – ou, selon la tradition populaire, les trois menaces principales : eau, feu et peste.

Nous passons devant l’église Saint Nicolas mais nous n’y entrons pas. Toutes les églises sont payantes en Hollande. Nous empruntons une rue qui s’appelle Nieuwe Brugsteed, pour aller sur les canaux centraux du quartier rouge. Car dans le port d’Amsterdam, il y a des marins, et les marins ont besoin de dames plus que de hamsters. C’est donc dans ce quartier « chaud » que se tiennent les vitrines au rideau rouge derrière lesquels se pavanent les dames dévêtues, surtout ouverts le soir. En ce dimanche matin, nous ne voyons qu’une ou deux praticiennes en string qui exhibent au soleil derrière les vitres des formes à la Rubens. Le guide, bien que grande folle, prend un ton pincé pour évoquer avec la pruderie bourgeoise dégoûtée de rigueur ce qui se passe ici le soir. Des sex-shops côtoient des vendeurs de cannabis et la rue elle-même sent le sexe. Il y a même un musée du hash. Un père et deux jeunes ados, des Français, remontent l’endroit : curiosité ou éducation ? Comme par dérision, le quartier chic et branché est juste dans le prolongement du quartier chaud, le long du canal Oudezijds Voorburgwal. Ici les appartements sont rares et chers.

Nous traversons plusieurs canaux sur des ponts, à la vénitienne, pour aboutir au City Hall, bâtiment moderne qui contient l’opéra, construit sur l’ancien quartier juif rasé sous l’occupation. La statue de Baruch Spinoza (1632–1677), né à Amsterdam, y a été spécialement érigée. Nous traversons l’Amstel, rivière au nom de bière, pour emprunter la rue Amstel jusqu’à Rembrandtplein. C’est ici le quartier le plus chic et le plus cher de la ville. Des voitures de luxe sont garées en épi le long du canal, des Porsche, des SUV BMW, des Teslas électriques, tandis que de l’autre côté de la piste cyclable aux vélos incessants (sans passage piétons !), s’élèvent des façades étroites mais richement décorées, notamment dans le haut. Si les maisons sont resserrées, c’est parce que l’impôt foncier était calculé sur la largeur de la façade. La richesse ostentatoire consistait donc à avoir une façade très large.

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Musée Prinsenhof à Delft

Le Prinsenhof – la cour des princes – est le bâtiment où Guillaume de Nassau est venu se réfugier en 1583 avant d’y être assassiné un an plus tard par Balthazar Gérard ; il était originellement le couvent Sainte-Agathe. Nous y voyons le couloir où il a été arquebusé, deux trous de balle encore conservés dans le mur. Le prince d’Orange, dit « le Taciturne » car il parlait peu, chef de la révolte des Pays-Bas espagnols contre le roi d’Espagne Philippe II, fils de Charles Quint. Les Espagnols offriront une prime à qui l’assassinera et, après avoir échappé à plusieurs tentatives, la dernière sera la bonne. Poutine n’a rien inventé.

Le bâtiment organise une exposition consacrée au Delft de Vermeer. Elle présente le contexte culturel et historique de l’époque du peintre. J’en ai parlé antérieurement. Des tableaux de ses contemporains montrent que les sujets qu’il traitait était ce qui plaisait au public, quelques documents prouvent que non seulement il a existé mais qu’il a eu une vie et laissé des peintures en héritage.

Quelques paysages de Delft sont présentés, mais pas aussi vivants que celui de Vermeer. Il y a les mêmes filles, les mêmes intérieurs, les mêmes portraits et les mêmes scènes de genre, mais d’un talent moins affirmé.

Les tableaux d’autres peintres présentent des scènes de bordel avec les mêmes codes esthétiques : les perles, le petit sourire, la chaufferette pour se faire des sensations sous les jupes, les lèvres pulpeuses, le regard direct, la lettre. Pour moi, la Jeune fille à la perle est peut-être prête à s’offrir, mais elle a à peine 13 ans et reste virginale. Comme le guide dérape parfois dans des envolées émotionnelles d’inverti lyrique, laissons-lui son avis. En tout cas, nous en saurons plus sur Vermeer en revenant parce que nous y aurons réfléchi.

Une salle est consacrée à la fabrication de la faïence, parfois affinée pour ressembler à la porcelaine avec plusieurs cuissons successives.

Le musée ferme à 17h30. À la sortie, un joli petit garçon–fille de 4 ans, ou peut-être fille–garçon. « Iel » a les cheveux longs, blonds, un pantalon de jean mais une chemise fleurie à col rond sous le pull. « IIe » a une attitude décidée de garçon mais les jeunes parents sont peut-être branchés, adeptes du sans–genre.

Il y a de la circulation sur l’autoroute pour rentrer à Amsterdam en ce samedi soir. De très nombreuses voitures sont de couleur noire, peut-être un reste du vieux fond austère calviniste. Les champs sont séparés par les canaux de drainage et d’irrigation. On cultive surtout des fleurs. Nous revenons à l’hôtel vers 18h30, fatigués d’en avoir trop vu d’un seul coup. J’ai besoin de décanter. À l’arrêt du bus, au retour, toute une bande de Chinois attend le car. Ils sont venus peut-être pour l’exposition du siècle. La plupart portent encore des masques, le tourisme reprend.

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Il y a un siècle mourait Lénine

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (du nom de la rivière Léna, fleuve de Sibérie), a quitté ce monde le 21 janvier 1924 (131 ans après Louis XVI) après avoir fait beaucoup de mal. Il a fondé le communisme de combat, a théorisé la prise de pouvoir et la façon de le garder par la dictature. Il a profondément transformé la Russie et le monde, renouvelant le messianisme religieux par l’idéologie laïque. Persuadé de détenir la Vérité révélée par la Science, théorisée par Karl Marx, il a gelé le régime pour accoucher de l’Histoire. Résultat : des millions de morts et une arriération économique, politique et mentale qui ont produit un clone de nazi réactionnaire en la personne de Vladimir Poutine.

Petit-fils d’un serf affranchi et d’un marchand juif qui a renié sa religion, Vladimir Oulianov est baptisé orthodoxe et son père enseignant est anobli par le tsar Alexandre II. La tradition de tolérance et d’ouverture de son éducation ne transparaîtra pas dans sa vie adulte. Il faut dire que son père meurt quand il a 16 ans et que son frère aîné est pendu pour complot visant à assassiner le tsar quand il a 17 ans. Il sera exclu de l’université à cause de son nom connoté pour avoir manifesté avec les étudiants. Retiré à la campagne, il lit le Que faire ? de Tchernychevski, roman où le personnage principal est un révolutionnaire ascétique professionnel (il reprendra ce titre en 1902 contre le révisionnisme).

Complété par les œuvres alors publiées de Karl Marx, son idéologie est prête. Il passera en candidat libre les examens de droit et se retrouve diplômé, avocat stagiaire, mais s’occupe surtout de politique. Comme Mélenchon, il n’a guère travaillé dans sa vie, se vivant comme un clerc agitateur du marxisme et un missionnaire prêchant la révolution. Né en 1870, il devra attendre ses 47 ans pour la voir enfin triompher en Russie. Pour la consolider, il se montrera alors impitoyable.

Lénine a été clair dans ses écrits et ses discours :

la révolution doit disposer d’un bras armé,

la dictature est un moyen,

le Parti n’admet pas d’institutions concurrentes,

la politique de la terreur est justifiée par les circonstances.

Maxime Gorki, l’ami de Lénine, dont on donnera le nom à une ville, a eu ces mots terribles : « le peuple russe des villes et des villages, bête à demi sauvage, stupide, presque effrayant, mourra pour laisser la place à une nouvelle race humaine. » Les « hommes nouveaux » de Tchernychevski.

Lénine n’a rien d’un démocrate, ni aucune révérence pour « le peuple ». Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort du journal L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle », et Lénine transporte le centre du parti hors de L’Iskra. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante où sa faction bolchevique est minoritaire. Mélenchon tente de jouer de même avec la Nupes et Poutine en empoisonnant, emprisonnant ou envoyant au goulag tous ses opposants potentiels. En 1917, Lénine espère le miracle de la Révolution mondiale dans trois semaines ou trois mois. Mais les prophéties ne se réalisant pas, il faut sauver du doute la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, qu’il faut détruire. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Staline n’a rien amélioré

Ce qui faisait le génie de Lénine était de ne pas prendre Marx à la lettre, mais seulement comme référence et étendard. Staline vint, matois, terre à terre, dogmatique, il accentua les exagérations fanatiques de Lénine. Pouvait-il en être autrement ? Staline a fait de Lénine un homme devenu mausolée et de sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. En témoigne ce monument de Leningrad ou Lénine, devant la gare de Finlande, harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Toute l’histoire de la Russie, puis de l’URSS, est celle de la force, de la violence, de l’asservissement. Des Mongols aux Bolcheviks puis aux silovikis poutiniens. Lénine, puis Staline avant Poutine, se sont emparés de la force pour conserver le pouvoir.

Lénine croit que le socialisme est le fils de la grande industrie mécanique. Lénine disait : « enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel (…) Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés (…) Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. »

Les règnes de Lénine et de Staline, malgré les illusions lyriques, voient se développer le plus grand mépris pour la vie humaine, qui ne compte pas au regard du Projet communiste (toujours remis à demain). D’après Maksudov, démographe soviétique d’ailleurs interdit de publication du temps de l’URSS :

Les années 1918 à 1926 ont vu la mort de 10,3 millions de personnes par la guerre civile, la famine, les épidémies et la répression.

Les années 1926 à 1938 ont vu 7,5 millions de morts, provoquées par la collectivisation, les exécutions, les déportations.

Les années 1939 à 1958 ont vu plus de 25 millions de morts dus à la guerre (7,5 millions de militaires et 8 millions de civils), aux exécutions et aux déportations de Staline (11 millions de morts environ).

soit plus de 40 millions de morts en 40 ans.

Pour Lénine, le Parti devait être un instrument efficace composé de militants dévoués et instruits ès-marxisme par leurs pairs. Bref, une élite restreinte. Cette exigence, ajoutée à la certitude de détenir la clé permettant d’être dans le sens de l’Histoire, a conduit le Parti à ne jamais se remettre en question, même si l’aptitude de l’instrument à fonctionner dans la clandestinité est moins utile après 65 ans de pouvoir communiste. Des responsabilités on a glissé aux privilèges.

Staline a encouragé cette tendance en faisant entrer massivement au Parti une couche nouvelle, médiocre, mais qui lui devait tout et lui était dévouée. Il a fait du Parti l’instrument docile d’une politique décidée d’en haut, sans débat – la sienne. Comme Poutine, qui reprend de Staline la force et le mépris. Les militants manifestant une quelconque personnalité furent exclus, emprisonnés, envoyés en camps ou exécutés – et Poutine a suivi, en petit chien de son maître.

Khrouchtchev s’est appuyé sur cette couche nouvelle pour gérer le pays. En contrepartie, il lui fallait garantir son statut. Lorsqu’il a tenté de toucher aux privilèges en imaginant une certaine mobilité des cadres, la nomenklatura devenue assez puissante l’a chassé. Elle a investi Brejnev, homme d’appareil sans brillant, pour jouer le rôle d’arbitre et de clef de voûte.

Lénine, pour assurer le pouvoir du Parti Bolchevik a entassé mensonges sur mensonges. Il n’a cure de l’opinion internationale socialiste alors suffoquée d’indignation, il va comme une force, persuadé d’avoir raison. En regard du but, peu importent les moyens. La seule Vérité est d’assurer l’accouchement de l’Histoire. La réalité n’a d’autre consistance que de révéler les lois du matérialisme historique. Poutine « croit » de même en une religion russe, une mission de civilisation contre celle de l’Occident. Lorsque ces vérités ne sortent pas, on croit en un « complot » et l’on épure le Parti et la société. Les purges ont été réclamées par Lénine dès le printemps 1919. Lui ne parlait pas pour le Prolétariat, il estimait constituer lui-même le Prolétariat en l’emplissant de ses paroles et en agissant à sa place (« C’est moi la République », hurlait Mélenchon aux policiers mandatés par un juge). Le règne de Staline a figé les choses : désormais, tout a été dit, de tout temps.

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce que, selon Raymond Aron (Les dernières années du siècle p.118), « il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. »

La propagande est fille du volontarisme politique de Lénine, pour qui les ouvriers ne sauraient parvenir à la conscience de classe par eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lire avec attention et littéralement la presse hier soviétique et aujourd’hui poutinienne officielle, car les intentions des dirigeants y sont clairement exposées. Le « centralisme démocratique » dans le Parti signifie que non seulement la direction fixe l’ordre du jour des réunions, mais « organise » la discussion de façon à mettre en valeur les idées qu’elle juge les meilleures et les apparatchiks fidèles qu’elle désire promouvoir. Tout « débat » est donc un monologue. Dans un système où tout est absorbé par la sphère idéologique, où tout acte est « politique », il ne saurait y avoir débat. De Lénine à Staline, puis Poutine, rien n’a changé : le chef dicte, il a toujours raison. Le discours politique est donc dithyrambe ou chasse aux sorcières. La propagande se trouve être la forme logique du discours totalitaire.

L’entreprise de Lénine voici 70 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires, et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. L’homme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation, ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde. Mais ce communisme devint très vite L’opium des intellectuels, une nouvelle religion qui a remplacé le christianisme, avant le gauchisme des gourous puis l’écologisme mystique.

Dominique Colas, qui a bien étudié Lénine, écrit dans Le léninisme, p.11 : « Un sophisme classique attribue ce qui choque ou déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur de bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des Koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. »  Il n’y a pas un bon et un mauvais communisme : il y a une tentation utopique, mais une réalisation qui ne peut qu’être dictatoriale pour forcer la réalité à entrer dans le cadre prédéfini.

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Delft

Delft la ville n’est pas très loin de là. Sur la place, des boutiques de faïence et de fromage.

Un ado blond pâle aux joues rouge fait claquer son skate en essayant de le retourner au pied, sans succès. Il est perdu dans sa musique entre les oreilles, le nez au vent, le corps en fête, à peine vêtu d’un sweat noir à capuche.

Nous visitons la nouvelle église, Niew Kirk, autrement dit protestante, avec la chaire au centre et son abat-voix, aime à répéter le rabat-joie de guide. Cette église gothique est devenue une sorte de panthéon de la maison d’Orange.

Dans le chœur s’élève le mausolée de Guillaume de Nassau, père de la patrie. Il a pris la tête du soulèvement des Provinces Unies contre Philippe II d’Espagne. Il est présenté en gisant de marbre blanc, son chien fidèle à ses pieds, une fille en bronze soufflant dans la trompette de sa renommée, entouré de colonnes ou s’adossent les quatre vertus théologales, tandis que des Putti nus en bronze surmontent le tout. Sur le pourtour est dessiné un chemin de rois, des plus anciens jusqu’aux plus récents.

Après le déjeuner au De Waag, nous visitons les canaux de Delft, petite ville à taille humaine avec des portes au ras de l’eau pour décharger les marchandises comme à Venise.

Les vieilles façades ont des toits à redans. Une plaque indique sur un coin de la place l’endroit où le père de Vermeer avait sa boutique.

La Vieille église du XIIIe siècle contient les restes de Vermeer sous une dalle, du moins le croit-on, ainsi que les restes de sa femme, de sa belle-mère et de trois de ses onze enfants sous la même dalle familiale. Personne ne sait si la dépouille du peintre est encore dessous.

Le registre funéraire de la Oude Kerk (vieille église de Delft) atteste où l’artiste repose. Mais un document exposé au Prinsenhof indique qu’il a été enterré avec les honneurs, son cercueil porté par 14 personnes avec sonnerie de la cloche de l’église. La chaire est ornée des quatre évangélistes avec leurs animaux symbole, le tétramorphe.

Un vitrail de 1960 raconte toute l’histoire des Pays-Bas.

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Musée Mauritshuis à La Haye 2

Je retiens une scène délicieusement morale de Jan Steen, 1665, où des adultes font n’importent quoi, pervertissant les gamins par leur exemple : le père rigolard donne à fumer une pipe à son fils, la femme au décolleté défait se fait verser à boire tandis qu’une chaufferette lui émoustille les dessous, la vieille chante sans savoir lire les notes, les autres font du tapage, le bonnet de travers. Le titre donne la leçon du tableau : les vieux chantent, les enfants fument – soit il ne faut jamais donner le mauvais exemple aux gamins.

Le même a peint vers 1658 une Fille mangeant des huîtres avec une manifeste gourmandise. Elle semble céder à la tentation, en cachette des personnes à l’arrière-plan, et inviter du regard le spectateur à partager avec elle la fraîcheur sexuelle et aphrodisiaque du coquillage délicieux. Une manière de vanter sa moule.

Du même toujours, la Vie humaine de 1665 est comme une scène de théâtre. Le rideau se lève sur une vaste salle où toutes les activités ont lieu, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge avancé : cuisiner, élever des enfants, jouer de la musique, badiner, converser, servir…

Le Démocrite en philosophe rieur, de Johannes Morceles vers 1630, a un rire plus satirique ou frappé de folie que libérateur. Il est matérialiste et sceptique, ce qui est fort peu chrétien et pas très catholique. Selon Juvénal, « toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. » Il regarde ici la mappemonde et se gausse des vermisseaux humains qui font de leurs bagatelles des questions métaphysiques alors qu’elles n’ont aucune importance.

De Frans Hals, le Jeune garçon riant (vers 1627) dont la bonne bouille ronde pleine de dents s’étire en grenouille tellement il est joyeux de vivre. Les tableaux de fleurs additionnent toutes les saisons en un méli-mélo artistique.

Mais c’est le tableau de Paulus Potter, Le Taureau (1647), qui fait grimper aux rideaux le guide : la vache a de beaux yeux alors que le paysan est banal et balourd. Quant au taureau, il n’en parle même pas : il a un problème avec les mâles.

Le Chardonneret de Carel Fabritius (1654), peintre de Delft mort lors de l’explosion de la poudrière en pleine ville, qui le ravit. La bête est fine, le plumage bien lissé, les couleurs sobres.

Il y a des Rembrandt, pléthore de Rembrandt célèbres. Par exemple La Leçon d’anatomie du docteur Tulp où le cadavre en premier plan est une anamorphose. Il est de taille réelle uniquement si l’on regarde le tableau depuis la gauche.

Il a peint également une Andromède (vers 1630), matrone aux gros seins et au ventre arrondi de bourgeoise, dénudée jusqu’au sexe et pendue par les deux mains le long d’un rocher. Elle attend le monstre qui viendra la violer, ou le prince charmant Persée qui viendra la délivrer. Mais il faut de l’imagination devant cette rentière égarée dans la mythologie.

Même chose pour Homère (1663), fort peu grec mais plus vieillard de ghetto.

Suzanne qui peigne ses cheveux, en 1636, est plus dans le ton.

D’autres « trönies » – trognes ou portraits. Celui d’Un vieux.

D’un Jeune homme au béret à plume.

D’un Homme qui rit. Lough out loud !

De Hendrick ter Brugghen, La Libération de Pierre, en 1624, fait du premier apôtre un vieillard frileux et effrayé devant la jeunesse impétueuse de l’ange resplendissant de jeunesse fougueuse qui vient le délivrer. Il croise les mains en vieux conservateur et a un mouvement de recul face à l’audace d’oser. L’ange, l’épaule droite dénudée, s’est approché jusqu’à presque le baiser sur la bouche, afin de lui insuffler un peu de cette énergie vitale qui le quitte.

La boutique présente beaucoup de gadgets à la vente, frappés du logo de la Jeune fille à la perle : des chaussettes, des cravates, des mugs, des porte-clés, des carnets, des reproductions. Même une chatte en même. Il va de soi que je n’achète aucun « souvenir ».

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Musée Mauritshuis à La Haye 1

Nous visitons le musée de peintures de la Mauritshuis, ancienne résidence du comte. C’est ici qu’est présentée habituellement La Jeune fille à la perle de Vermeer, prêtée pour l’exposition à Amsterdam. J’en ai parlé antérieurement. Le Siècle d’or hollandais présente sa peinture, de Rembrandt le géant aux petits maîtres peu connus. Une horde de petits enfants écoute une conférencière accordée à leur âge, assis par terre ou blottis entre les bras d’une maman. Les Hollandais semblent aimer les enfants.

Le Portrait d’une femme d’Allemagne du sud, vers 1520, d’Hans Holbein II est strict mais coloré. La femme, en coiffe de nonne jaune, arbore une paire de seins moulés au-dessus de son corset serré que laisse voir amplement le manteau sombre ouvert. Elle est chez elle, elle se montre. Les mains croisées, elle est sage, compassée.

Le Portrait d’un homme à barbe rousse de Lucas Cranach II, en 1548, est plus sévère, le manteau noir prenant presque toute la place, comme pour éteindre la chevelure et la longue barbe qui flamboient. Les sourcils sont un peu froncés, dans un effort de faire sérieux, tandis que le regard erre au loin, vers les hauteurs, et que la bouche se serre. Pas question d’être assimilé à Judas, l’apôtre traître.

Anthony van Dyck peint en 1627 le portrait de Peeter Stevens, calvitie naissante, moustache et bouc, la main gauche fortement gantée, habit noir et fraise blanche. Tout le conventionnel du temps.

Hans Holbein II peint encore vers 1540 Jeanne Seymour, troisième épouse d’Henri VIII d’Angleterre. La femme était laide mais il l’embellit, jusqu’à tromperie sur la marchandise. Elle donne naissance au futur Edouard VI, ce qui suffisait à Henri VIII, dit Barbe bleue, avant de mourir de fièvre puerpérale.

Encore un Saint Jérôme de Paul Bril, en 1592. Le saint est tout petit sur un coin et tourne le dos à la nature grandiose ; il lui préfère ses fantasmes, qu’il rêve nu, tourné vers l’obscurité d’une grotte. Il symbolise tout le renoncement au monde en même temps que les affres de l’imagination. A l’inverse, que la nature est belle, avec son couple normal, assis en pleine lumière contre un rocher !

Rubens fait des effets de lumière avec la Vieille femme au garçon avec des chandelles, de 1617. Il est inspiré du Caravage mais en moins tourmenté et plus vivant. C’est une scène paisible qui est là, une vieille qui songe à sa jeunesse tandis que le gamin lui sourit.

David Teniers II, en 1644, peint l’Intérieur d’une cuisine dans laquelle officient Anna Brueghel sa femme et David son jeune fils. La tourte au cygne et le cygne farcis, mis en évidence, sont symboles d’amour, sinon de sexe. Le gibier, le jambon, les poissons, les pommes, sont autant de fruits qui rappellent le paradis, mais il est ici terrestre : bien manger et bien baiser avant tout. La femme comme l’enfant n’ont d’yeux que pour le cygne en majesté sur la table.

Il peint aussi l’Alchimiste, qui montre une autre sorte de cuisine, distillant la matière pour découvrir la pierre philosophale.

L’Adoration des bergers de Jacob Jordaens, 1617, vous fait entrer dans le tableau comme si vous étiez l’un des bergers, ainsi que Caravage le faisait. Le visage de la Mère, heureuse, et celui de l’Enfant, repus, sont un trésor pour les bergers alentours, du plus jeune qui se tord les mains d’émotion au plus âgé empli de componction. Le vieillard au-dessus est probablement Joseph.

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La Haye

Nous prenons le car pour Den Haag (la haie du comte, qui servait de remparts symboliques), ville administrative et capitale d’environ 550 000 habitants. Il y a peu de circulation en ce samedi matin.

Nous Français appelons ce pays Hollande et cela date de Napoléon. Il avait en effet désigné le département sous ce nom, alors que ce ne sont les noms que de deux provinces des douze qui composent les Pays-Bas, la Hollandia méridionale et la Hollandia septentrionale. Les gens du cru appellent leur pays Netherlands. Le nom officiel en français est Pays-Bas.

La Hague est le siège du Parlement, de la Cour suprême et du Conseil d’État, la résidence du roi et du Premier ministre, ainsi que de certaines institutions internationales, dont la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale, la Cour permanente d’arbitrage, Europol, Eurojust, la Commission internationale pour les personnes disparues, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Elle est désertée en grande partie le week-end car les fonctionnaires n’y habitent pas. Les grands immeubles modernes abritent les institutions.

Contrairement à ce que nous affirme ce Belge de Bernard, c’est bien Amsterdam qui est la capitale des Pays-Bas, La Haye n’est que le siège du gouvernement. La ville est le siège social de multinationales néerlandaises telles que Royal Dutch Shell, KPN l’opérateur télécom et les assurances Aegon et Nationale Nederlanden.

Il y a du soleil mais un vent froid et, même si nous croisions beaucoup d’ados en T-shirt et des gamins en bermuda ou culottes courtes, nous gardons frileusement veste et écharpe en plus de nos polos.

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Rikjsmuseum d’Amsterdam 2

Thomas de Keyser a peint en 1628 Le portrait de Jan, Simon et Hendrick Verstegen, manifestement catholiques dans la république. Le petit au centre, est le bébé Simon tout nu comme le Christ enfant. Potelé, il porte la croix d’or ; il mourra peu après la réalisation de la peinture. Les deux grands l’entourent, 10 et 12 ans peut-être, l’aîné protecteur avec le bras derrière le petit frère.

Heindrick Avercamp peint Un paysage d’hiver avec des patineurs qui fait rêver, aujourd’hui que le climat qui se réchauffe raréfie drastiquement la neige. Vers 1600, les hivers étaient rudes en Europe du nord et les lacs comme les rivières gelaient. Chacun pouvait patiner, emmitouflé et chapeauté ; chaque déplacement était un jeu à condition qu’on fut encore jeune.

Barend Cornelis Keokkoek, au nom croassant comme un corbeau, a peint lui aussi un Paysage d’hiver entre 1835 et 1838 situé vers l’embouchure du Rhin. Tout est calme, les gens travaillent, la maison assoupie sous la neige fait face au Rhin entre les arbres.

Anthony van Dyck a fait en 1641 le Portrait de Guillaume II prince d’Orange, 14 ans, et de sa fiancée Marie Stuart, 9 ans. La très jeune fille porte le cadeau de l’adolescent au-dessus de son cœur, une broche en diamants. Les visages sont beaux, reposés, les lèvres ourlées, avec toute la fraîcheur de la puberté.

Des peintures italiennes du XVIIIe siècle donnent une chaleur au musée. Telle cette Grotte du Pausilippe à Naples d’Antonie Sminck Pitloo, peinte en 1826. Il y a une lumière au fond du tunnel et les humains bistres le long de la falaise ocre n’iront pas en enfer.

Cornelis Kruseman, en 1823, peint la famille italienne sous la forme d’une Piété. Toute la hiérarchie humaine est respectée, le fils aîné, énergique et décolleté est le plus grand, le vieux père en second, la mama au centre, la petite fille virginale aux boucles d’or en dernier. Si les mâles dominants sont peints à la façon réaliste hollandaise, les femelles jeunes sont idéalisées à l’italienne. Toute la diagonale conduit vers le trésor qu’est la petite fille, tandis qu’un regard contraire va de la grande sœur au grand frère – la génération d’après.

Les Cascades de Tivoli avec l’orage qui approche, d’Abraham Teerlink, peint en 1824, montre que le loisir s’oppose aux éléments, que le tourisme ne se fait pas au paradis mais sur une terre changeante à la nature profuse et menaçante. L’atmosphère est électrique, exaltante.

Maria Mathilda Bingham et deux de ses enfants, de l’Anglais Thomas Lawrence vers 1810-1818, est une scène d’intimité familiale. Les enfants ne sont pas complètement habillés, la petite fille a la bretelle droite qui lâche sur son épaule nue tandis que le petit garçon n’a pas attaché sa chemise pour se frotter à la fourrure du gros chien. Le père est absent, la famille divorce ; peut-être est-il sur la gauche, hors du tableau, là où les regards de l’ex-épouse et du fils convergent.

Lawrence Alma-Tadema peint en 1872 la Mort du premier né de Pharaon selon la Bible, livre de l’Exode. Moïse et Aaron contemplent le deuil du roi dû aux Sept plaies d’Égypte envoyées par Dieu, le jaloux et nationaliste Jéhovah, le Yahvé des Juifs. Le père est triste et grave, la mère désespérée, l’enfant gît quasi nu, un bijou sur sa gorge tendre, il est innocent mais frappé cruellement.

Un tableau de chat est mignon et très réaliste. Henriette Ronner-Knip peint un Chat jouant vers 1878. Un noir et blanc joue avec des dominos sur une table où un cendrier plein et un cigare incandescent risquent de tomber à tout moment. Instant suspendu, catastrophe possible, scène de contraste.

Une salle est consacrée aux marines, puis aux maquettes de navires à voile et à vapeur avec la coupe de la motorisation. Le Naufrage sur la côte rocheuse de Wijnand Nuijen, en 1830, est de style romantique, présentant la faiblesse de l’homme face aux puissances de la nature. La mer est déchaînée sous le soleil qui pointe parmi les nuages. Les naufragés à demi-nus gisent sur le sable, comme des épaves, tandis que la coque navire, écrasée sur les rochers, ballotte encore sur les flots. A propos du commerce oriental, une boite avec de l’opium présenté en différente doses, rappellent le monopole sur l’opium instauré par l’Etat à la fin XIXe.

Cornelis Claesz van Wieringen montre en 1621 l’Explosion du navire amiral espagnol à la bataille de Gibraltar, le 25 avril 1607. Ce fut la première victoire navale hollandaise. Le tableau montre le navire éventré par le feu, des débris projetés en l’air, un navire de conserve éperonné et des barques emplies de soldats qui fuient.

L’époque est dure. Les corps des frères De Witt, attribué à Jan de Baen entre 1672 et 75 pendent la tête en bas, nus, éventrés le 20 août 1672 à La Hague par leurs opposants politiques de la république batave. Ils ont été les boucs émissaires de « l’année du désastre » 1672.

De nombreuses maquettes de bateaux, voiliers aux mâts délicats de divers modèles.

Des armes navales et de poing sont en vitrines, dont deux curieux pistolets à crosse d’ivoire dont l’extrémité représente une tête humaine. Il y a aussi un kriss malais ondulé comme un serpent, et une couple de longues épées à deux mains, immenses et peu pratiques ; elles devaient demander une grande force pour être maniées et être peu efficaces en défense de près. Je vois des gamins fascinés.

Suit une salle de porcelaines et de biscuits de Meissen. Les personnages ont la nudité délicate et nacrée, les joues roses et les tétons placés haut.

Des carreaux de faïence de Delft écrivent par leur succession une véritable histoire dessinée, montrant la construction d’un bateau ou un naufrage, les trois étages de la fabrique de porcelaine ou des putti musiciens.

Des bijoux précieux en or et pierres précieuses.

La partie d’art asiatique contient de belles statues de bodhisattvas et de dieux ou gardiens, des torses de déesses.

Ajita le luohan sage suiveur de Bouddha. Shotoku Taishi à 2 ans qui a répandu le bouddhisme une fois adulte, des estampes,

Maitreya le Bienveillant, le Bouddha du futur.

Des porcelaines décorées en bleu de Delft dont, sur un vase, des femmes jouant au foot !

Devant les deux gardiens musculeux statufiés, un vivant gamin à lunettes et doudoune fait des effets de muscles pour que sa mère le photographie.

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Rembrandt au Rikjsmuseum d’Amsterdam

Le cœur du musée est représenté par les salles Rembrandt dont La ronde de nuit (au titre exact de La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch), peinte vers 1640, tient tout un mur. Seule une copie est visible, peut-être à cause du vandalisme qui sévit parmi les écolos tarés.

Rembrandt Harmenszoon van Rijn, né en 1606 à Leyde d’un père meunier sur le Rhin, est l’auteur prolifique de près de 300 peintures et plusieurs centaines de dessins et d’eau-fortes. Il a touché tous les thèmes et s’est fait une spécialité du clair-obscur, adapté du Caravage. Même des paysages, bien que le portrait lui ait été le plus demandé.

Il peint rugueux, charnel, vivant. Il aime les gens, même les plus humbles et les plus vieux.

Il s’est installé en 1631 à Amsterdam et a habité un temps le quartier juif, bien qu’étant lui-même chrétien réformé. D’où le titre d’un de ses tableaux, La Fiancée juive, peut-être son fils Titus et Magdalena van Loo qu’il a épousé en 1668, date approximative de la peinture.

Il a en tout cas côtoyé Baruch Spinoza, le célèbre philosophe juif, et a inspiré nombre d’écrivains, penseurs et artistes juifs comme Max Liebermann et Marc Chagall.

Il n’a eu qu’un enfant vivant, son fils Titus, représenté les yeux baissés, portant l’habit d’un moine franciscain. Il survivra au gamin qui, lui-même, avait mis enceinte sa femme d’une fille.

Rembrandt s’est présenté lui-même en apôtre Paul avec tous les attributs, démontrant que Paul, bien que saint, est une personne ordinaire avant tout.

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Rikjsmuseum d’Amsterdam 1

Nous prenons le tram avec un forfait pour trois jours, ce qui nous permettra de l’emprunter pour revenir à l’hôtel. Il y a foule à l’entrée du musée. Nous ne faisons heureusement pas la queue, grâce aux billets de groupe déjà pris. Des scolaires en primaire et en collège arpentent les salles mais aussi des familles en ce vendredi. Nous allons d’abord visiter le musée dont la rénovation s’est terminée en 2013. Je ne peux rendre compte de tout, le musée est trop riche. Je ne vous donne qu’une sélection de ce qui m’a marqué.

Le Louvre des Pays-Bas est un musée qui se visite en une journée, heureusement. Il retrace l’histoire de l’art hollandais, ce qui permet de resituer Vermeer dans la lignée et l’époque. Ce sont les primitifs flamands qui ont maîtrisé la peinture à huile et ont fait tellement attention aux détails. Le réalisme de Frans Hals vient d’eux, tout comme la minutie de Vermeer.

Des scènes bibliques, comme il se doit, jalonnent le 16ème siècle. Une tablette mémoriale vers 1500 montre combien la vie est brève et que le destin est le tombeau.

Jan Cornelisz Vermeyen, Sainte famille v.1528, expose un Bambin musclé nu en sa nature humaine, déjà adulte dans son regard, prêt pour sa Mission de sauvetage du genre homo.

Jan Mostaert, Adoration des mages XVe

Les peintres de genre sont Jan Steen et De Hoogh, tandis que Ruysdael ou Van Goyen ont rendu l’atmosphère particulière des canaux, des plaines humides et des ciels tourmentés.

Dans la partie d’art ancien, j’apprécie grandement les petits bijoux que sont les noix sculptées en buis de scènes bibliques ou d’église, comme les anges musiciens. Elles viennent de l’atelier d’Adam Theodrici et ont été réalisées entre 1500 et 1530.

De facture un peu plus ancienne, fin XVe siècle, le bon et le mauvais larron dansent sur leurs croix dans le même bois de buis.

Vers 1400, c’est un Christ au corps très étiré, en bois, qui vient de Bunde, un village près de Maastricht.

Le Dernier souper, vers 1520, provient d’Ulm et sculpte le Christ et ses apôtres lors de la Cène. Le très jeune Jean se penche pour baiser la main de Jésus, juste au-dessus du sexe, comme avide de dévorer déjà la chair du Christ qui est dans le plat devant lui, tandis que celui-ci donne à manger à Judas qui va le trahir. Les dix autres apôtres, tous barbus et à la chevelure ondulée, regardent ailleurs.

Étrange histoire que celle de saint Vitus, sculpté en bois vers 1500. C’était un gamin sicilien de 12 ans qui avait la foi chrétienne et n’a pas voulu abjurer malgré sa torture, flanqué nu dans un chaudron d’huile et de résine bouillantes. Il a survécu aux épreuves, soutenu par sa foi.

Autre étrangeté cet Episode de la conquête des Amériques par Jan Jansz Mostaert, peint en 1535. Dans un décor aride aux falaises sculptées par la mer, une horde d’indigènes tout nus qui surgissent de partout combattent une section d’Espagnols casqués, armés et vêtus de fer, fraîchement débarqués. C’est un choc des civilisations quasi extraterrestre.

La Vénus couchée de Lambert Gustris, vers 1540, est une belle femme nue voluptueusement allongée sur son matelas avec la main sur son sexe, tandis que d’autres femmes vaquent, habillées, à leur musique ou aux soins du linge, au fond de la pièce. Ce contraste érotique rend le spectateur voyeur d’une intimité qui, pourtant, devrait être morale, puisque les humains, dans les Provinces unies, « n’ont rien à cacher ». Les gamins s’amusent devant ; cela les émoustille.

Vers 1560, Pieter Pietersz offre à voir un Homme et une femme au fuseau qui est à la fois un portrait et une morale : l’homme sans conteste désire la femme, son regard exclusivement tournée vers elle et tenant un vase à la main, tandis qu’elle est tournée vers le spectateur, comme pour l’interroger sur ce qu’elle doit faire : choisir la vertu ou le vice. Mais elle a déjà choisi : son fuseau, clairement phallique et piquant au bout, s’est tourné vers son vagin.

C’est carrément un bordel que figure Pieter Aertsen en 1552, sous le titre gai de Danse de l’œuf. Il faut tout en dansant, retourner une écuelle en bois sur l’œuf qui roule, sans le casser. Tout le tableau désincite les mineurs à la débauche. Un jeune garçon se tient en effet sur le seuil et regarde.

Joachim Beucklaer, en 1566, présente une Cuisine bien garnie. Mais c’est la visite du Christ à Marie et Marthe, en tout petit et en gris, en fond de tableau, qui est le sujet principal. Le contraste entre la profusion de nourritures terrestres colorées et la voie spirituelle chrétienne austère en noir et blanc est mise en évidence pour édifier le spectateur.

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Musée Frans Hals de Haarlem

Il est situé dans un hospice de 1608 aux salles dallées de marbre lisse, racheté en 1908 par la municipalité pour y loger les collections d’art néerlandais des XVIe et XVIIe siècles, dont les biens des couvents, congrégations ou institutions religieuses catholiques de la ville, confisqués après 1578.

Frans Hals a fait le portrait des administrateurs, ou régents, un homme pour les vieux et une femme pour les vieilles. Le peintre s’était spécialisé dans ce que voulait sa clientèle : du portrait, le plus souvent collectif.

Les officiers des arquebusiers sont attablés pour leur banquet annuel et le peintre les a rendus vivant grâce aux couleurs de leurs habits, à la diversité de leurs expressions et aux bonnes choses à manger sur la nappe.

Les régents et régentes de l’hospice de vieillards sont au contraire en vêtements noirs et ont l’air austère. Un gamin à la bonne bouille ronde s’esclaffe dans un recoin.

Le guide nous donne quelques clés de lecture des tableaux. Les personnages qui regardent le spectateur sont les notables. Les gens les plus importants sont ceux qui sont assis. La diagonale guide le regard et la perspective est donnée par la table ou par la position des pieds de ceux qui sont représentés. Les mains sont assurées sur les accoudoirs et en bord de table, ou bien accueillantes et ouvertes, dirigées vers le spectateur pour l’inviter à participer, ou encore affectives, placées sur le cœur pour témoigner de sa bonne foi.

Les Douze membres de la Fraternité des pèlerins de Jérusalem, peints par Jan Van Scorel en 1528, alignent leurs têtes. Celles-ci étaient peintes et disposées au dernier moment selon la hiérarchie des Importants : ceux qui vous regardent le sont plus que ceux qui ne vous regardent pas. Chacun est surmonté de son blason pour bien les reconnaître.

Frans Hals, en peignant en 1541 les Régents de l’hôpital St Elisabeth, a fait qu’aucun des personnages ne regarde le spectateur, ni ne se préoccupe du dernier arrivé ; tout se concentre sur le Régent assis en bout de table, toutes les mains vont vers lui et les siennes ont un mouvement d’enfermement sur sa personne. C’est un instant suspendu, comme surpris, un instantané. Le tableau est beaucoup plus vivant que l’alignement de têtes pur et simple.

Ces tableaux étaient exposés soit à l’entrée des hospices pour inspirer confiance, soit à l’entrée des guildes de commerçants pour donner une idée de l’importance et de la prospérité de ceux avec qui l’on venait signer des contrats commerciaux. Chacun connaissait les codes et pouvait ainsi savoir à qui il avait à faire avant même de le rencontrer.

Frans Hals n’a par exemple pas été tendre avec les vieilles régentes de sa fin de vie lorsqu’il a peint, à plus de 80 ans, les Régentes de l’hospice des vieillards en 1664. Il a dû se retirer à l’hospice lorsqu’il fut tombé dans la misère et a peint un tableau commandé par les régentes. Il ne les aime pas et les peint de façon très réaliste, sinon lucide : elles sont plutôt un repoussoir.

Outre les Frans Hals, on y voit aussi le Triptyque de la Naissance, de la Flagellation, de la Crucifixion et de la Résurrection du Christ d’un suiveur d’Hans Memling.

Une Madone au Bambin blond.

Le Mariage de Thétis et Pélée avec profusion de personnages à poil de Cornelis Cornelisz van Haarlem

Le Moine et la Béguine où un moine pince le sein d’une nonne devant le raisin et le vin (tous deux de 1591).

Un Massacre des Innocents montre de jeunes enfants torturés et égorgés, hurlant, tandis que les corps musculeux nus des mâles qui les massacrent arborent des fesses et des torses en pleine euphorie sexuelle. Le contraste est un raffinement de sadisme, mêlant la cruauté au plaisir dans un paganisme tourmenté.

Une Tentation de saint Antoine de Jan Mandijn (1555) est, à la Jérôme Bosch, un grouillement de bestioles infernales issues de l’imagination enfiévrée de l’ermite continent qui peine à se concentrer sur sa Bible.

Jan de Braij peint en 1663 Peter de Braem et sa famille, accueillis par le Christ qui déclarait : « laissez venir à moi les petits enfants. » Il y a en effet profusion de petites filles blondes, outre deux garçons adultes.

La mère et l’enfant de Peter de Grebber (1622) reprend les codes de la Vierge à l’Enfant, mais version protestante, terre-à-terre : il s’agit d’une véritable mère qui donne le sein à son bébé déjà grand, tout en lisant un livre. Le démarquage du catholicisme se fait avec le livre – petit pour une Bible – et la coiffe de la femme – qui évoque l’auréole de Marie.

J’aime bien l’Accueil des enfants à l’hospice de charité pour les orphelins de Jan de Braij en 1663. Il figure trois des sept vertus de charité : nourrir les affamés, abreuver ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus. Un robuste gamin de 12 ans, en premier plan sur la droite, a déjà ôté toutes ses guenilles pour commencer à enfiler une culotte ; son copain vis-à-vis, déjà vêtu, s’enfile avidement de la nourriture dans la bouche.

La Partie à l’intérieur de Dirk Hals en 1628 met en garde le spectateur contre le libertinage, la gaieté et la fièvre du jeu en présentant des personnages rigolards, paillards et soiffards qui braillent, éclusent et se bâfrent dans un tintamarre de plats heurtés et de viole. Pendant ce temps, un couple de petit garçon et petite fille, tous deux vêtus comme les adultes, se prennent la main au-dessus d’un gros chien placide aux yeux fatalistes. C’est truculent et plein de vie.

Pieter Brueghel II, en 1625, peint ses fameux Proverbes hollandais dans un village imaginaire : humains et animaux font ce qu’il ne faut pas faire et mettent le monde sens dessus-dessous. Près de 90 proverbes moralisateurs sont ainsi illustrés et l’on passe plusieurs minutes à les chercher et les deviner. Il y a : jeter l’argent par les fenêtre, tenter de faire de l’ombre au soleil, qui trop embrasse mal étreint, tondre la laine sur le dos, et ainsi de suite.

En face, la Maison de poupée de Sara Rothé van Amstel, du XVIIIe siècle, donne une idée des Intérieurs de maison dans la bourgeoise marchande prospère. Au rez-de-chaussée la cuisine d’un côté de l’entrée, la salle à manger de l’autre, au premier étage le salon et la bibliothèque, au second étage les chambres, au dernier étage les cellules des bonnes et nurses.

Les natures mortes me ravissent par leur minutie et par le traitement de la lumière. Elles ont un sens moralisateur, montrant la brièveté de la vie qu’il faut saisir à pleines dents, l’huître encore vivante offerte à la mort sans coquille, un citron à demi-épluché doux en apparence mais astringent aux gencives, comme la vie. Les fleurs vives se fanent, la nourriture se gâte, la belle argenterie se ternit. La tarte aux mûres de la nature morte peinte par Willem Claeszoon Heda (1660) est crevée et dégouline de fruits cuits parfaitement morts. Les harengs sont fumés et le gibier faisande. Parfois est ajouté un crâne pour insister sur le symbole.

La nature morte aux fruits, noix et fromages de Floris van Dijck, peinte en 1613, offre du dessus un empilement de fromages flanqués de fruits et de pain, une épluchure pendante au premier plan. Le tout soigneusement coloré, de façon à sentir la texture de chaque bonne chose. Le guide nous fait remarquer que souvent les plats sont en déséquilibre, on dirait qu’ils vont tomber. C’est une façon de happer le spectateur qui a le réflexe immédiat de tendre la main pour le rattraper.

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