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Il y a un siècle mourait Lénine

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (du nom de la rivière Léna, fleuve de Sibérie), a quitté ce monde le 21 janvier 1924 (131 ans après Louis XVI) après avoir fait beaucoup de mal. Il a fondé le communisme de combat, a théorisé la prise de pouvoir et la façon de le garder par la dictature. Il a profondément transformé la Russie et le monde, renouvelant le messianisme religieux par l’idéologie laïque. Persuadé de détenir la Vérité révélée par la Science, théorisée par Karl Marx, il a gelé le régime pour accoucher de l’Histoire. Résultat : des millions de morts et une arriération économique, politique et mentale qui ont produit un clone de nazi réactionnaire en la personne de Vladimir Poutine.

Petit-fils d’un serf affranchi et d’un marchand juif qui a renié sa religion, Vladimir Oulianov est baptisé orthodoxe et son père enseignant est anobli par le tsar Alexandre II. La tradition de tolérance et d’ouverture de son éducation ne transparaîtra pas dans sa vie adulte. Il faut dire que son père meurt quand il a 16 ans et que son frère aîné est pendu pour complot visant à assassiner le tsar quand il a 17 ans. Il sera exclu de l’université à cause de son nom connoté pour avoir manifesté avec les étudiants. Retiré à la campagne, il lit le Que faire ? de Tchernychevski, roman où le personnage principal est un révolutionnaire ascétique professionnel (il reprendra ce titre en 1902 contre le révisionnisme).

Complété par les œuvres alors publiées de Karl Marx, son idéologie est prête. Il passera en candidat libre les examens de droit et se retrouve diplômé, avocat stagiaire, mais s’occupe surtout de politique. Comme Mélenchon, il n’a guère travaillé dans sa vie, se vivant comme un clerc agitateur du marxisme et un missionnaire prêchant la révolution. Né en 1870, il devra attendre ses 47 ans pour la voir enfin triompher en Russie. Pour la consolider, il se montrera alors impitoyable.

Lénine a été clair dans ses écrits et ses discours :

la révolution doit disposer d’un bras armé,

la dictature est un moyen,

le Parti n’admet pas d’institutions concurrentes,

la politique de la terreur est justifiée par les circonstances.

Maxime Gorki, l’ami de Lénine, dont on donnera le nom à une ville, a eu ces mots terribles : « le peuple russe des villes et des villages, bête à demi sauvage, stupide, presque effrayant, mourra pour laisser la place à une nouvelle race humaine. » Les « hommes nouveaux » de Tchernychevski.

Lénine n’a rien d’un démocrate, ni aucune révérence pour « le peuple ». Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort du journal L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle », et Lénine transporte le centre du parti hors de L’Iskra. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante où sa faction bolchevique est minoritaire. Mélenchon tente de jouer de même avec la Nupes et Poutine en empoisonnant, emprisonnant ou envoyant au goulag tous ses opposants potentiels. En 1917, Lénine espère le miracle de la Révolution mondiale dans trois semaines ou trois mois. Mais les prophéties ne se réalisant pas, il faut sauver du doute la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, qu’il faut détruire. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Staline n’a rien amélioré

Ce qui faisait le génie de Lénine était de ne pas prendre Marx à la lettre, mais seulement comme référence et étendard. Staline vint, matois, terre à terre, dogmatique, il accentua les exagérations fanatiques de Lénine. Pouvait-il en être autrement ? Staline a fait de Lénine un homme devenu mausolée et de sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. En témoigne ce monument de Leningrad ou Lénine, devant la gare de Finlande, harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Toute l’histoire de la Russie, puis de l’URSS, est celle de la force, de la violence, de l’asservissement. Des Mongols aux Bolcheviks puis aux silovikis poutiniens. Lénine, puis Staline avant Poutine, se sont emparés de la force pour conserver le pouvoir.

Lénine croit que le socialisme est le fils de la grande industrie mécanique. Lénine disait : « enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel (…) Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés (…) Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. »

Les règnes de Lénine et de Staline, malgré les illusions lyriques, voient se développer le plus grand mépris pour la vie humaine, qui ne compte pas au regard du Projet communiste (toujours remis à demain). D’après Maksudov, démographe soviétique d’ailleurs interdit de publication du temps de l’URSS :

Les années 1918 à 1926 ont vu la mort de 10,3 millions de personnes par la guerre civile, la famine, les épidémies et la répression.

Les années 1926 à 1938 ont vu 7,5 millions de morts, provoquées par la collectivisation, les exécutions, les déportations.

Les années 1939 à 1958 ont vu plus de 25 millions de morts dus à la guerre (7,5 millions de militaires et 8 millions de civils), aux exécutions et aux déportations de Staline (11 millions de morts environ).

soit plus de 40 millions de morts en 40 ans.

Pour Lénine, le Parti devait être un instrument efficace composé de militants dévoués et instruits ès-marxisme par leurs pairs. Bref, une élite restreinte. Cette exigence, ajoutée à la certitude de détenir la clé permettant d’être dans le sens de l’Histoire, a conduit le Parti à ne jamais se remettre en question, même si l’aptitude de l’instrument à fonctionner dans la clandestinité est moins utile après 65 ans de pouvoir communiste. Des responsabilités on a glissé aux privilèges.

Staline a encouragé cette tendance en faisant entrer massivement au Parti une couche nouvelle, médiocre, mais qui lui devait tout et lui était dévouée. Il a fait du Parti l’instrument docile d’une politique décidée d’en haut, sans débat – la sienne. Comme Poutine, qui reprend de Staline la force et le mépris. Les militants manifestant une quelconque personnalité furent exclus, emprisonnés, envoyés en camps ou exécutés – et Poutine a suivi, en petit chien de son maître.

Khrouchtchev s’est appuyé sur cette couche nouvelle pour gérer le pays. En contrepartie, il lui fallait garantir son statut. Lorsqu’il a tenté de toucher aux privilèges en imaginant une certaine mobilité des cadres, la nomenklatura devenue assez puissante l’a chassé. Elle a investi Brejnev, homme d’appareil sans brillant, pour jouer le rôle d’arbitre et de clef de voûte.

Lénine, pour assurer le pouvoir du Parti Bolchevik a entassé mensonges sur mensonges. Il n’a cure de l’opinion internationale socialiste alors suffoquée d’indignation, il va comme une force, persuadé d’avoir raison. En regard du but, peu importent les moyens. La seule Vérité est d’assurer l’accouchement de l’Histoire. La réalité n’a d’autre consistance que de révéler les lois du matérialisme historique. Poutine « croit » de même en une religion russe, une mission de civilisation contre celle de l’Occident. Lorsque ces vérités ne sortent pas, on croit en un « complot » et l’on épure le Parti et la société. Les purges ont été réclamées par Lénine dès le printemps 1919. Lui ne parlait pas pour le Prolétariat, il estimait constituer lui-même le Prolétariat en l’emplissant de ses paroles et en agissant à sa place (« C’est moi la République », hurlait Mélenchon aux policiers mandatés par un juge). Le règne de Staline a figé les choses : désormais, tout a été dit, de tout temps.

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce que, selon Raymond Aron (Les dernières années du siècle p.118), « il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. »

La propagande est fille du volontarisme politique de Lénine, pour qui les ouvriers ne sauraient parvenir à la conscience de classe par eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lire avec attention et littéralement la presse hier soviétique et aujourd’hui poutinienne officielle, car les intentions des dirigeants y sont clairement exposées. Le « centralisme démocratique » dans le Parti signifie que non seulement la direction fixe l’ordre du jour des réunions, mais « organise » la discussion de façon à mettre en valeur les idées qu’elle juge les meilleures et les apparatchiks fidèles qu’elle désire promouvoir. Tout « débat » est donc un monologue. Dans un système où tout est absorbé par la sphère idéologique, où tout acte est « politique », il ne saurait y avoir débat. De Lénine à Staline, puis Poutine, rien n’a changé : le chef dicte, il a toujours raison. Le discours politique est donc dithyrambe ou chasse aux sorcières. La propagande se trouve être la forme logique du discours totalitaire.

L’entreprise de Lénine voici 70 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires, et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. L’homme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation, ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde. Mais ce communisme devint très vite L’opium des intellectuels, une nouvelle religion qui a remplacé le christianisme, avant le gauchisme des gourous puis l’écologisme mystique.

Dominique Colas, qui a bien étudié Lénine, écrit dans Le léninisme, p.11 : « Un sophisme classique attribue ce qui choque ou déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur de bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des Koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. »  Il n’y a pas un bon et un mauvais communisme : il y a une tentation utopique, mais une réalisation qui ne peut qu’être dictatoriale pour forcer la réalité à entrer dans le cadre prédéfini.

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Catherine Belton, Les hommes de Poutine

Dix ans d’enquête 2008-2018 par une journaliste qui a été six ans correspondante du Financial Times à Moscou. Les financiers sont en général les mieux informés et les plus lucides. Ces vingt ans du pouvoir de Poutine sont éclairants : ils ferment la parenthèse des dix années Eltsine durant lesquelles la liberté la plus totale avait été introduite sans préparation en Russie. Après l’ère soviétique qui avait duré 75 ans, c’était à la fois un bol d’air frais pour la démocratie et l’économie – mais aussi la peur glacée des responsabilités et de la prise en main de soi. Qui en a tiré avantage ? Évidemment l’élite formée à la soviétique, donc dans les meilleures écoles du renseignement. Déjà Andropov, chef du KGB, avait préparé l’après soviétisme, conscient que le système sclérosé du « communisme » était dans une impasse.

Catherine Belton, dans ces presque six cents pages fouillées, remplies de noms et de dates, issues de nombreuses interviews d’anciens du KGB, d’oligarques, de banquiers et de fonctionnaires, de journalistes d’investigation russes, débrouille ces vingt ans de Poutine (avant la guerre ouverte en Ukraine) et donne le fil rouge : la prise en main du pays par une nomenklatura étroite d’inféodés au nouveau tsar, lui-même issu de leurs rangs et appuyé par la pègre. La Russie 2023 est un pays mafieux où les citoyens sont muselés et où tout le système juridique et politique est comme un village Potemkine, un décor de carton-pâte. Le vrai pouvoir se situe au sommet et tout se passe sur les ordres d’en haut, sans aucun souci du droit, des traités, ni des promesses. Comme il s’agit d’un système, l’homme Poutine n’est pas irremplaçable ; si le tsar est mort, vive le tsar. C’est une révolution qu’il faudrait. Peu probable étant donné l’inertie des Russes, mise à part une étroite frange urbaine éduquée – qui d’ailleurs déserte.

« Poutine avait souvent justifié le renforcement de sa mainmise sur tous les leviers du pouvoir – dont la fin des élections des gouverneurs et le fait de placer le système judiciaire sous le diktat (rappelons que c’est un mot russe) du Kremlin – en disant que de telles mesures étaient nécessaires pour entrer dans une nouvelle ère de stabilité en mettant fin au chaos et à l’effondrement des années 1990. Mais derrière ce patriotisme la main sur le cœur qui, en surface, semblait déterminer la plupart des décisions, il y avait un autre facteur, beaucoup plus troublant. Poutine et les hommes du KGB, qui dirigeaient l’économie à travers un réseau d’alliés loyaux, monopolisaient dorénavant le pouvoir, et ils avaient installé un nouveau système dans lequel les postes gouvernementaux étaient utilisés comme des moyens d’enrichissement personnel » p.37. Voilà le résumé, décliné en trois parties et quinze chapitres, dont le dernier sur le réseau russe et Donald Trump.

Car le système mafieux a recyclé l’argent noir siphonné aux entreprises sous contrôle ou issu de réseaux de contrebande (l’obschak ou butin partagé des voleurs) et confiés aux gardiens de confiance, dans des réserves offshore placées dans des paradis fiscaux et dans des placements judicieux dans des entreprises occidentales. Cela afin de disposer de quoi corrompre et acheter entrepreneurs, courtiers et politiciens. Poutine, jeune officier du renseignement en Allemagne de l’Est, a joué ce rôle pour le KGB avant de l’étendre à Saint-Pétersbourg lorsqu’il fut adjoint au maire Sobtchak avec l’aide du gang criminel de Tambov qui contrôlait le port maritime, puis à l’empire lorsqu’il est devenu président. Il a ainsi évincé de force, avec l’aide des services du FSB et des magistrats menacés, la Yukos Oil Company que son propriétaire, l’oligarque Mikhail Khodorkovsky de l’ère Eltsine, a perdue en 2004 par saisie pure et simple après avoir été accusé de fraude fiscale et jeté en prison. Ce sont les révélations des Panama Papers (p.470), la mise au jour de la laverie moldave après l’assassinat à Londres du banquier russe Gorbuntsov (p.475), les transactions miroirs de la Deutsche Bank (p.478), les oligarques russes complaisamment accueillis à Londongrad (p.409), la naïveté confondante de Bill Clinton puis de Barack Obama sur la géopolitique.

Dans la pure lignée du système soviétique qui finançait ainsi sur fonds secrets – gérés par le KGB – les partis communistes et les fractions gauchistes, y compris le terroriste Carlos le Chacal, la RAF allemande (Poutine y a participé à Dresde) et les Brigades rouges italiennes – cet argent noir finance aujourd’hui les partis pro-Kremlin en Ukraine jusqu’à la guerre, les partis d’extrême-droite et d’extrême gauche des démocraties occidentales ainsi que leurs trublions : les Le Pen (père, mère, nièce), Mélenchon le castriste, Berlusconi l’arriviste bling-bling, Salvini, Orban, Syriza en Grèce, Boris Johnson, Trump… Ce pourquoi « les sanctions » occidentales ne seront jamais efficaces si elles en sont pas totales. La principale source de revenus de la Russie est le gaz et le pétrole ; couper drastiquement les ponts affaiblirait nettement le pays, incapable de créer des industries autonomes malgré ses ingénieurs et chercheurs de talent. C’est que toute mafia fonctionne au rebours de l’efficacité économique et que l’incertitude du droit, laissé au bon vouloir de l’autocrate, n’incite surtout pas à investir dans des projets futurs. C’est probablement la limite du nouveau système, tout aussi sclérosé que le soviétique qu’il a voulu remplacer.

C’est la raison pour laquelle Poutine et son clan ne cessent de booster l’immunité des citoyens russes par des rappels de violence périodiques : les faux attentats de Moscou en 1999 (290 morts), les marins du Koursk laissés volontairement crever au fond de la mer en 2000 (118 morts), le faux attentat du théâtre Dubrovka en 2004 suivi d’un assaut au gaz mal dosé qui a fait plus de morts civils (123) que de faux terroristes (tous descendus pour ne pas qu’ils parlent), l’assaut meurtrier de l’école de Beslan à la rentrée 2004 (334 civils tués dont 186 enfants), la guerre larvée du Donbass (13 000 morts avant 2020), l’avion civil de la Malaysia Airlines descendu par un missile russe dans l’est de l’Ukraine (298 morts), les snipers russes contre les manifestants de Maidan à Kiev en 2014 (44 morts)… Le KGB et Poutine font bon marché de la vie des citoyens, en brutasses élevées dans le système stalinien et les gangs de rue.

L’appel au patriotisme, à la religion orthodoxe, aux souvenirs de l’empire (des tsars et de l’ère soviétique), sont des paravents commodes pour relancer la machine. D’un côté la peur (les arrestations, les spoliations, les assassinats, les attentats), de l’autre l’idéologie (religion, famille, patrie) : avec cela vous tenez un peuple. Surtout s’il est peu éduqué (« à la russe »), disséminé sur un territoire immense, et soumis à la seule propagande télévisuelle et médiatique du Kremlin (comme on dit Gremlin). Autocratie, orthodoxie et nationalité – c’était ce qu’affichait Nicolas 1er, « l’un des tsars les plus réactionnaires » p.316. Karl Marx avait bien analysé le mécanisme de l’idéologie : ce qui justifie la caste au pouvoir. Dans la Russie d’aujourd’hui, la gloire de l’empire et le mythe de forteresse assiégée excusent la mainmise du pouvoir sur tout et tous – et accessoirement les enrichissements égoïstes scandaleux : 50 % du PIB russe entre les mains de 8 familles seulement (p.240), un somptueux palais de 1000 m² sur la mer Noire et au moins 10 milliards de dollars en Suisse pour Poutine (p.386). La « caste » des siloviki – des services du maintien de l’ordre – a remplacé la noblesse tsariste et la nomenklatura du Parti communiste, mais l’autocratie subsiste avec un tsar à sa tête. Tout est évidemment effectué dans la plus pure tactique du mensonge à l’œuvre depuis Staline, sur l’exemple nazi (plus c’est gros, plus ça passe ; niez tout, attendez les preuves ; proposez puis faites le contraire en douce) : ainsi sur Yukos pour balader les investisseurs étrangers, en Crimée où les « petits hommes verts » n’étaient pas Russes jusqu’à ce que la péninsule soit assurée (p.347).

Bien sûr, ce livre passionnant n’est pas de lecture facile, outre qu’il est mal traduit (« évidence » pour indice, par exemple, et certaines phrases alambiquées). Il ne comporte aucun index alors que des centaines de noms apparaissent dans les pages. Il ne comporte aucune note, mais l’éditeur (anglais) assure que l’on peut y avoir accès via une boite mél (pourquoi ? pour constituer un fichier?). Le style de l’autrice est plus proche d’un rapport juridique que d’un livre d’histoire immédiate, juxtaposant les faits et les dates et usant du naming répété comme d’une preuve. Mais ce qu’elle expose recoupe beaucoup d’informations que l’on a pu lire ici ou là depuis des années et offre une cohérence au fond bien étayée. De quoi mieux comprendre l’agression brutale de l’Ukraine, préparée depuis vingt ans. Ne boudons pas notre plaisir.

Livre de l’année 2020 de The Economist et du Financial Times

Catherine Belton, Les hommes de Poutine – Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest (Putin’s People), 2020, Talent éditions 2022, 589 pages, €23,90 e-book Kindle €14,99

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Éternelle tentation communiste

Les débats politiques portent toujours sur le modèle de société désirable. Il y a 25 ans existait la société capitaliste, représentée par l’Amérique et ses incontestables succès. Et la société communiste, représentée par l’URSS à la pointe et par la Chine en développement, avec la base avancée de Cuba en David contre Goliath. Le communisme représentait une utopie syndicale et populaire pour les Français qui donnaient alors autour de 20% au PC à chaque élection ; la jeunesse encensait les diverses formes intellectuelles du gauchisme, de la sophistication trotskiste au simplisme mao ; technocrates et bureaucrates y voyaient le prolongement de l’État-providence avec pour corollaire le renforcement de leur pouvoir social.

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Est arrivée la crise mondiale du pétrole, l’inflation massive, l’incapacité des administrations à réagir – donc la déréglementation. L’URSS s’est écroulée, la Chine a commencé son virage, Cuba a sombré dans la paranoïa sénile. Le monde n’a « plus le choix » parce que dans le concret, aux voix, un système l’a emporté sur l’autre. Ce qui n’empêche pas l’utopie de survivre. On en trouve des traces dans les arguments ressassés de nombre de ceux qui ne sont ni aux affaires, ni aux leviers de l’économie, mais confortablement fonctionnaires. Il est confortable de prêcher du haut d’un statut quand on n’a nulle main à mettre à la pâte.

C’est pourquoi il est utile de revenir à ces débats ardus qui ont fait l’objet de tant de publications savantes. Mieux vaut la rigueur que la mauvaise foi. Guy Bensimon, professeur d’économie à l’IEP Grenoble et chercheur au CNRS, a publié en 1996 un intéressant Essai sur l’économie communiste (toujours disponible). Malgré le jargon qui reste la marque de la sociologie, il plante avec rigueur le décor. Une économie réelle n’existe que dans une société réelle ; or une société est toujours organisée autour de rapports sociaux. Economie de type capitaliste ou économie de type communiste ne peuvent s’analyser sans mettre au jour la domination et les autres types d’échanges sociaux. C’est la faiblesse des critiques néoclassiques que de juger du communisme selon les normes d’une société marchande ; c’est le mérite du russe Alexandre Zinoviev d’avoir mis le doigt sur le sujet.

Tout système social est complexe, il implique une division du travail et des rapports hiérarchiques entre les gens, entre les groupes ; chaque système social est issu d’une ligne historique distincte, ce pourquoi « la transition » russe entre soviétisme et libéralisme ne se fera pas avant une génération au moins. Si l’on dégage les types abstraits, deux lignes apparaissent :

  1. « La ligne historique du communisme, c’est la contrainte de l’organisation sociale » p.245. Chaque individu n’est pas considéré comme unité de décision indépendante mais obligatoirement rattaché à une cellule sociale (production, vie publique, relations personnelles) et chaque groupe de cellules à un bloc, entreprise ou administration. Ces dernières appartiennent à des ministères que coordonne le Plan, impulsé d’en haut par les oukases politiques du Comité Central du parti unique. La société communiste est une société de domination et de soumission des individus à une nomenklatura de quelques-uns qui règlent l’organisation d’une société complexe par la politique.
  2. « La ligne historique du capitalisme, c’est la liberté d’entreprendre et de commercer avec, à la base, ce qui allait devenir la relation de droit et la liberté juridique » p.246. Professions et commerce se sont développés dans les interstices de l’organisation sociale (alors féodale). L’organisation sociale encourage l’activité fictive et fixe les individus à leur groupe – alors que la liberté d’entreprendre promeut l’efficacité du travail et détache l’individu du groupe par les échanges.

Toute organisation sociale tend à contrôler ; toute revendication de liberté pour s’y opposer est ‘capitaliste’, puisque seule l’efficacité de gestion des ressources rares (le propre du système capitaliste) permet l’émancipation économique des individus et groupes sociaux du poids trop étouffant de l’organisation sociale. D’où cette remarque de l’auteur : « Croire que ‘le communisme est mort’ est une pure illusion. Il sera toujours présent tant qu’il y aura des sociétés complexes, y compris dans les sociétés occidentales qui, quoique ‘capitalistes’, ne peuvent se passer d’organisation sociale » p.246. Notons que cette émancipation capitaliste-démocratique-scientifique (les trois sont historiquement liés…) est à la fois ‘contre’ et ‘avec’ l’organisation puisqu’aucun système, même économique, ne peut subsister sans règle.

Mais c’est cette dialectique de l’individu et de la société qui crée la dynamique de l’innovation capitaliste, cette dialectique des groupes et pays créatifs d’économies-monde qui entraîne les autres dans ‘le progrès’. L’actuel débat sur la ‘régulation’ est bien de ce type. L’Etat veut contrôler tandis que les individus résistent. La médiation est assurée, en Occident, par le droit, lui-même élaboré et renouvelé par les instances démocratiques de débats et de votes réguliers.

zinoviev-le-communisme-comme-realite

Pourquoi la tendance centralisatrice (« communiste ») a-t-elle échoué ?

  • De fait, parce qu’historiquement les sociétés sont sorties d’une économie de guerre et de reconstruction (de 1914 à 1991, la fin de la guerre froide).
  • Politiquement, parce que la coexistence des systèmes, durant 60 ans, a clairement montré qu’un type de société et pas l’autre pouvait augmenter son niveau de vie, entreprendre ou choisir la protection d’un statut, libérer sa création artistique, ses loisirs et ses mœurs, s’exprimer librement, aller et venir sans contraintes dans le monde entier. Dès que le Mur et autres rideaux de fer ou de bambou se sont ébréchés, l’exode a été massif, les gens votant avec leurs pieds faute d’autre moyen.
  • Socialement, parce que la lutte (la concurrence dans le type capitaliste) prend une forme inhibante dans le type communiste : « La préventisation est la forme de lutte sociale qui se noue entre individus dépendants les uns des autres du fait de leur cosubordination. (…) Son but est d’empêcher que les individus ne se détachent de la masse ; elle consiste donc à nuire aux individus performants tout en permettant aux faibles de se hisser jusqu’à la moyenne » p.99. Ses moyens sont « les dénonciations, les calomnies, l’usage de faux » ; ses conséquences sont « la tendance généralisée vers la médiocrité, la tendance à l’abaissement du niveau moyen de production de la société, la tendance au renforcement du goût de la société pour l’étalage, le bluff, les formes fictives d’organisation et d’activité, l’imitation de l’activité aux dépens de l’activité réelle » p.100. Les innovations se font en sociétés capitalistes, les recherches d’Etat qui existent en société communiste sont alimentées surtout par l’espionnage technologique (URSS, Chine…) et sont réservées exclusivement à l’armée (ou au pouvoir central) ; elles ne se diffusent pas dans la société ni dans le reste du monde.
  • Economiquement, parce que les sociétés ont jusqu’ici choisi la quantité de biens disponibles, la qualité de la production et la productivité du travail (où excelle le système capitaliste) – plutôt que l’emploi garanti, l’exploitation du travail faible et les risques absents (où excelle le système communiste). A faire une comparaison, il faut lister tous les attributs sociaux et pas seulement se cantonner aux critères purement économiques. Notons que le Japon, société clanique, a opéré une synthèse historique originale des deux jusqu’à présent. Et que la Chine Populaire s’est ouverte au marché tout en conservant une ‘junte’ dite communiste (qui n’est qu’un mandarinat traditionnel où l’idéologie sert de voile). Avec « la crise », le balancier revient vers la protection et la garantie, redonnant au type communiste des couleurs nostalgiques.
  • Oui, mais… l’écologie fait une entrée en force dans les préoccupations et les craintes ! Or, selon Zinoviev, la propension des sociétés communistes à une faible productivité entraîne certaines conséquences : « la baisse d’intensité dans ‘l’échange des substances’ aussi bien à l’intérieur de la société qu’entre la société et son milieu, le ralentissement de tous les processus vitaux, le développement de la croissance purement physique du corps social (croissance économique extensive) (…) l’exploitation cupide de la nature et le parasitisme » p.207. Le capitalisme est plus efficace pour gérer les ressources rares ; le communisme est gaspilleur, extensif et peu soucieux de la moindre efficacité économique – seule la politique compte.

A cette aune, la voie communiste reste barrée et le parti Socialiste français aurait eu raison de tirer un trait sur cette révolution marxiste… s’il l’avait assumé. Reste la voie de l’aménagement, donc du réformisme qui vise à d’abord laisser-faire – avant de corriger.

Guy Bensimon, Essai sur l’économie communiste, L’Harmattan 1996, 272 pages, €23.90

Alexandre Zinoviev, Le communisme comme réalité, 1981, Livre de poche Biblio essai, €4.46

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Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine

anna politkovskaia la russie selon poutine
Voulez-vous comprendre la Russie contemporaine ? Plongez-vous dans le livre d’Anna Politkovskaïa, paru mi-2004 et réédité en Folio-documents. Cette journaliste moscovite a été assassinée – ce qui montre qu’elle dérangeait pas mal de gens puissants, donc qu’elle dévoilait un certain nombre de vérités. C’est ainsi que les méthodes de nervis se retournent contre leurs instigateurs.

En 375 pages, la Politkovskaïa brosse un portrait au vitriol de la « nouvelle société » normalisée de Vladimir Poutine : une société formatée KGB, aux idées aussi courtes et brutales que celles d’un lieutenant-colonel à la mentalité soviétique « qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel » p.340. L’armée, gardienne du régime, opère en toute impunité ; la justice demeure aux ordres ; l’économie mafieuse pille sans vergogne les biens publics avec la complicité active des services de l’État ; la société déstructurée prend des mœurs de sauvage tandis que l’élite a pour elle un profond mépris, n’hésitant pas à massacrer plus de civils que de terroristes lors des prises d’otages.

Qu’il est donc beau, le post-communisme, brutalité léniniste et grossièreté stalinienne réinventées. Qu’ils sont naïfs, ces électeurs français tentés par le poutinisme, extrême-gauche comme extrême-droite, alors qu’ils ont là-bas le modèle « réalisé » de leurs vœux, en expérience ‘live’ depuis des décennies ! Et qu’on ne m’objecte pas que la Russie est « arriérée », qu’elle a « toujours connue le knout », que ce serait impossible en France. Ben voyons !

Qui dit communisme ou nationalisme dit pensée totalitaire parce qu’à prétention « scientifique » ou ethno-matérialiste : « est-ce qu’on discute le soleil qui se lève ? » disait Staline avec son gros bon sens.

Qui dit certitude de posséder « la vérité » (les lois de l’Histoire ou les intérêts nationaux) ne peut que les imposer par la force, pour le bien de tous, pour faire accoucher ce monde inévitable. Ceux qui résistent sont des « malades » à rééduquer ou à éradiquer si irrécupérables : on ne va pas marchander l’avenir ! Tout communisme, tout national socialisme est donc un yaka, et ce yaka tend à régner par la dictature.

Mais lorsque la réalité du monde reste obstinément rétive à cet avenir annoncé, que les mouvements sociaux ne s’agrègent pas « naturellement » en lutte de classes porteuses d’élites nouvelles, que les ethnocentrés ne parviennent pas à faire entendre leur voix nationaliste – la tentation est grande de « composer ». C’est ce que fit la Chine de Deng Xiaoping, c’est ce que tente de réaliser la Russie de Vladimir Poutine. A cette aune, la Russie apparaît plus « asiatique » que la Chine : tout aussi autoritaire mais moins réfléchie, moins contrôlée. La Chine est un centre qui impulse et qui garde ; la Russie est un éclatement où chaque proconsul de province fait à peu près ce qu’il veut. La Chine n’est pas tendre avec ses citoyens, mais elle écoute les doléances et agit quand même pour améliorer le sort du plus grand nombre ; la Russie considère ses soldats comme du « matériel humain » où les hommes de troupe sont esclaves des officiers, où l’on abandonne sans remords les blessés sur le champ de bataille, où l’on repousse avec dédain bureaucratique les tentatives d’une mère pour avoir des nouvelles de son fils militaire envoyé (de façon « non-officielle ») hors de Russie.

vladimir poutine chevauchant un ours

Pour Anna Politkovskaïa, ce retour conservateur aux coutumes soviétiques vient probablement de la guerre en Tchétchénie. Celle-ci fixe un « ennemi », mobilise les « vrais Russes », justifie tous les passe-droits officiels et conforte l’armée, soutien de Poutine.

Mais la guerre et ses exactions, le terrorisme en retour, la sauvagerie du contre-terrorisme, brutalisent les comportements. Tout comme la guerre de 14 l’a fait dans les démocraties européennes. « Un à un les tabous sont brisés et l’ignominie se banalise. Des meurtres ? Bof, nous en voyons tous les jours. Des attaques à main armée ? C’est notre lot quotidien. Des pillages ? Ils font partie de la guerre. Ce ne sont pas seulement les tribunaux qui ne condamnent pas les coupables, c’est la société tout entière. » p.308 La haine du Tchétchène rend raciste et le politiquement correct moscovite s’empresse de licencier les employés d’origines « douteuses », sans autre cause que celles de la xénophobie ambiante. Le même processus a été mis en œuvre à propos de l’Ukraine, dont le gouvernement a été qualifié de « fasciste » parce qu’il avait réticence à s’aligner sur les intérêts de Moscou.

Pendant ce temps – est-ce un hasard ? – les oligarques (presque tous issus de l’ex-KGB) font main basse sur les usines, les monopoles, les commerces. « La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. » p.138 Elle déclasse la classe moyenne pour en faire des pauvres et promeut l’ancienne nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea l’URSS et se tiennent comme une mafia. Les Russes d’aujourd’hui désirent plus que tout la loi et l’ordre, aussi « la nomenklatura doit donc consacrer l’essentiel de son temps à empêcher que la loi et l’ordre ne viennent faire obstacle à son propre enrichissement. » p.139 Aux dirigeants, désormais tout est permis; ils sont au-dessus des lois.poutine baise un gamin

La corruption a pris un essor qu’on ne voit pas en Chine : « Pour garder mes magasins, je dois mettre la main au porte-monnaie. Qui n’ai-je pas arrosé ? Les fonctionnaires de la préfecture, les pompiers, les inspecteurs de l’hygiène, le gouvernement municipal. Sans compter les gangs qui contrôlent le territoire où se trouvent mes boutiques. » p.153 Tous les ambitieux veulent réussir ; ils doivent pour cela faire allégeance au nouveau tsar et à sa cour. Les investisseurs étrangers qui croient à la Russie feraient bien de méditer le récit véridique livré entre les pages 215 et 218 sur la façon cosaque dont sont traités « les actionnaires » dans la Russie de Poutine.

Alors, la Russie ? Si la Chine s’envole dans un développement accéléré avec l’adhésion d’une majorité de la population qui voit son sort s’améliorer malgré l’absence de libertés, la Russie de Poutine s’enlise dans un non-développement global qui réserve à une élite mafieuse des richesses qui vont se réfugier en Suisse ou s’investir sur la Côte d’Azur ou à Paris. Les Russes sombrent dans la dépression sociale, la brutalité des mœurs, la passivité politique. Ils s’alcoolisent, ne font plus d’enfants, cherchent à émigrer. Rares sont encore les patriotes – Anna Politkosvkaïa en a rencontrés, commandants de sous-marins nucléaires en Extrême-Orient. Ceux-ci sont mal payés, assignés à résider à quelques minutes de leur vaisseau, sans aucun moyen pour entretenir le matériel dangereux et sophistiqué dont ils ont la charge. No future ?

Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, 2005, Folio 2006, 384 pages, €9.00

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La vie d’Odessa

Nous descendons l’escalier Potemkine où nombre de touristes russes ou ukrainiens se font photographier, occasion de faire de même pour nous avec des sujets qui ne bougent pas. Au bas, via un souterrain qui traverse sans danger le flot de voitures du boulevard, s’élève la gare maritime, avancée sur la mer. Un pont de fer traverse les voies de chemin de fer dont les innombrables wagons attendent les produits importés.

odessa sculpture port embarquement

La gare maritime est toute neuve et permet, par de vastes esplanades, d’en faire le tour jusqu’au port de plaisance où les yachts, revenus depuis la fin de l’URSS, se balancent aux pontons. Les grues de décharge surplombent les bateaux comme des têtes d’insectes. Il est d’usage de grimper dans la sculpture de gros bébé nu, éclos d’une coque végétale, monument en bronze d’un artiste contemporain.

odessa statue au revoir

Une autre statue de bronze fait recette, celle d’un couple du temps des tsars disant adieu aux voyageurs. La femme en crinoline et chapeau est tournée vers le large, elle tient debout sur le parapet l’enfant qui tend le bras droit vers la mer et le ciel, tout comme le jeune Tadzio dans la dernière séquence du film de Visconti, Mort à Venise. Adieu au père parti au loin, geste d’orphelin ou d’espoir, c’est selon. Nombre de touristes locaux viennent se faire photographier devant ce symbole mitigé, dont un couple avec un enfant, justement ! Tandis que la femme prend son mari et le petit, je prends la même photo, demandant par gestes au gamin de lever le bras comme la statue. Il s’exécute avec grâce, comprenant vite et heureux de cette suggestion.

odessa pouchkine primorski

Nous remontons les escaliers longs de 142 m pour suivre le boulevard Primorski (qui signifie maritime en russe), arboré de platanes. Et ce jusqu’à la statue de Pouchkine qui élève son esprit poétique, en bronze, au-dessus des manants, bien qu’orné d’une étoile rouge de fâcheux souvenirs. Les Ukrainiens aiment beaucoup cette statue, nous apprend Natacha. De 1823 à 1824, le grand poète russe y fut envoyé en exil. Dans ses lettres, il écrivit qu’Odessa était une ville où « on peut sentir l’Europe. On y parle français et il y a des journaux et des magazines européens à lire ». Dans les années récentes, l’écrivain Isaac Babel et la poétesse Anna Akhmatova ont habité Odessa. Jeans moulants, tops collants, maquillages alambiqués, la mode se porte serrée à Odessa, joliment érotique aux regards mâles.

odessa docteur esperanto

Le fondateur de l’esperanto a son buste en bronze qui trône dans un jardinet d’arrière-cour, à Odessa. Moustachu, barbichu et à lunettes, le Polonais juif Zamenhof (1859-1917) a publié à 28 ans son premier essai, Langue internationale, sous le pseudonyme de « docteur Esperanto », celui qui espère. Sa judéité n’est pas étrangère à son aspiration à sortir de son enfance dans le ghetto où, situé à un carrefour d’ethnies, on parlait plus d’une dizaine de langues sans arriver à comprendre ses copains.

odessa vieilles

Son buste veille sur les vieilles qui commèrent et sur une punk locale, percée de partout, qui fume une clope tout en buvant une bière comme une No future berlinoise.

odessa filles

Un roux matou, perché sur un auvent, somnole au soleil. Un peu plus loin, à un carrefour, un panneau indicateur incongru sollicite le regard. Il rappelle, en cyrillique et en latin, le cosmopolitisme d’Odessa par les distances des principales villes du globe : Saint-Pétersbourg 1493 km, Liverpool 2496 km et Marseille 2014 km.

odessa panneaux indicateurs

Les plages sont accessibles au-delà d’un parc et il est amusant d’emprunter un téléphérique de taille jouet, aux cabines ouvertes en plein air à partir de la taille. Chacune est d’une couleur différente et l’on y tient à deux. Le mien est vert pré, d’autres sont jaune d’œuf, rouge vermillon ou bleu azur. Il est conseillé de ne pas avoir trop le vertige, bien que l’on puisse s’asseoir, ce qui limite la danse de l’horizon. Mais les passages sur les pylônes font balancer quelque peu la cabine, même si elle va lentement. Un arrêt sur les câbles, pour quelque maladroit qui n’a pas su sortir à temps à l’arrivée, fait frémir les estomacs sensibles tandis que les jeunes garçons qui remontent de la plage en slip nous envoient signes et saluts moqueurs, trente mètres plus bas.

odessa telepherique vers la plage

Les plages sont noires de monde juste avant midi mais la mer est bleue comme la Méditerranée. Elle est ici qualifiée de « Noire » en raison des faibles différences de température entre les courants du fond et ceux de surface. Ces brassages ne suffisent pas à alimenter un plancton suffisant pour que les poissons puissent vivre. Des gamins brunis viennent se baigner directement depuis leur appartement du centre ville, empruntant les rues en vélo presque nus. Cafés et bars de la plage sont chers et leur rentabilité est augmentée par la location très « bourgeoise » de transats ou de matelas, ou par les services proposés de massage en plein air. C’est toute une industrie, développée à l’ère soviétique, que nous ne connaissons pas sur nos plages.

odessa plage sur la mer noire

Deux gamins en short de bain de 8 et 10 ans viennent mendier sans vergogne auprès des touristes, entre les tables des bars. Ils sont directs mais pas collants. Certains leur donnent 10 hrv, de quoi s’acheter un beignet chacun et un Coca pour deux ailleurs. On estime à 30% les Ukrainiens vivant sous le niveau de pauvreté. Le PIB par tête est de 7400 $ (estimation 2012), mais la richesse est très mal répartie, les 10% les plus riches comptant pour 22.5% de la consommation du pays en 2011 (un tiers de plus qu’aux États-Unis) alors que les 10% les plus pauvres comptent pour 3.8% seulement. Le taux de chômage officiel est à peine au-dessus de 8% (2013) mais si le travail au noir est très répandu, le comptage des vrais chômeurs est un leurre statistique. Au début des années 2000, des enquêtes estiment à près de la moitié du PIB officiel l’économie « informelle », l’État archaïque et clanique peinant à mesurer par son appareillage statistique le dynamisme réel d’une population qui aspire aux richesses et au bonheur pour ses enfants, et qui se « débrouille ».

odessa gamin mendiant torse nu

Le pays reste agricole, y employant 10% de sa population active pour produire du blé, de la betterave à sucre, de l’huile de tournesol, des légumes, de la viande de bœuf et du lait. L’industrie (29% de la population active) est principalement concentrée sur l’extraction du charbon, la production électrique, les métaux, les machines-outils et les véhicules de gros transport, la chimie et l’agroalimentaire. Il s’agit d’une économie productiviste du style d’après guerre, très marquée par la répartition des tâches entre « pays socialistes », ni autonome, ni moderne. S’il y a 59 millions de téléphones mobiles, c’est surtout en raison de l’état déplorable du réseau fixe, hérité de feue l’URSS. Il n’y a encore que 2.1 millions de postes Internet. La Russie représente 26% des exportations ukrainiennes, la Turquie 5% et l’Égypte 4%. L’Ukraine dépend encore étroitement de son grand voisin russe pour le pétrole et le gaz.

odessa russe blonde

Traditionnel lieu de villégiature de l’élite russe au 19ème siècle, puis de la nomenklatura soviétique (Staline y avait sa datcha), ainsi que des « bons de repos » pour un choix de la masse méritante jusqu’en 1991, les rives de la mer Noire sont aujourd’hui moins prisée par les touristes de la CEI. Après la chute de l’URSS en 1991, les dirigeants russes ont “déménagé” sur les rives du Caucase russe, à Sotchi. Les directions touristiques populaires sont devenues la Turquie et l’Égypte, moins chères et plus exotiques pour des habitants de l’Est, privés depuis des générations de voyages à l’étranger.

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Casanova, La patrie en danger

roger demosthene casanova la patrie en danger

Roger Démosthène Casanova (RDC) est quelqu’un. Son CV ne fait pas moins d’une quinzaine de pages. Il montre un être double, passion et raison. Docteur ès science et expert international mais Corse bouillant, analyste mais porté à la décision politique, soucieux de la démographie mais père d’un seul enfant. Il édite un essai qu’il vaudrait mieux appeler pamphlet tant le ton est urgent, mais bourré de références pour qui veut vérifier. Ce qu’il dit n’est pas faux, mais mélangé et excessif. C’est dommage car le sujet mérite une analyse à froid. Un récent sondage TNS met en avant en France la perte des repères, la peur du dynamisme religieux musulman et l’accrochage à la laïcité comme bouée. Autant dire que le thème est d’actualité.

En résumé, pour l’auteur l’avenir est aux sociétés durables. Mais ce qui constitue l’environnement ne se limite pas au milieu naturel ; il englobe aussi toutes les relations complexes des hommes avec la nature et entre eux. La menace actuelle n’est pas seulement climatique ou liée à la rareté relative des ressources ; elle porte aussi sur les conditions de vie en société. Or l’islamisme représente un véritable changement de civilisation en France, qui est ignoré ou dénié.

Non, RDC n’est pas au Front national, il est plutôt dans ces micro-partis que sont Riposte laïque et Résistance républicaine. Il cite Jean Jaurès dès la page 12 : « le courage est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe ». RDC poursuit malheureusement par 9 pages de « marre de… » qui font dans la complainte et n’analysent rien, ne faisant pas avancer un débat nécessaire. Certes, « les partis politiques se comportent de plus en plus comme des clans et non comme des porteurs d’idées et d’idéaux » – mais est-ce le rôle des partis politiques d’être des laboratoires d’idées ? La Constitution leur a reconnu une fonction, celle de sélectionner les candidats aux postes électifs. Les partis sont donc des machines électorales, ni des think tank, ni des universités. Les 45 pages de « Prolégomènes » sont donc en grandes parties inutiles.

Suit une première partie dont on ne voit pas bien ce qu’elle vient faire. Intitulée « Comprendre pour agir », elle ne porte que sur la biosphère, l’eau, l’énergie et tout ça. Certes, les interrelations homme/biosphère et politique/développement durable sont évoquées, mais sans lien ni avec l’introduction, ni avec la partie suivante. Sauf à prouver que les politiciens sont bien légers dans l’analyse et la prévision des catastrophes naturelles, et que les organisations internationales sont de lourdes bureaucraties conformistes inaptes à appréhender la complexité.

La partie 2 est consacrée à la France et sa « démocratie malade », où l’on apprend que l’expression du vote a été confisquée en 2005 par le refus de prendre en compte le NON majoritaire des citoyens français au nouveau Traité européen. Qui a refusé ? Cette oligarchie de la politique, de la finance et des médias peu à peu installée et qui s’organise en « nomenklatura à la soviétique ». C’est vite dit, mal analysé et peu documenté, mais pas faux : les affaires Tapie, Bettencourt, DSK et Cahuzac (entre autres) en témoignent.

La partie 3 est vouée aux « agents et concepts destructeurs de la civilisation occidentale » et au « totalitarisme islamiste ». Le lecteur entre (enfin !) dans le vif du sujet ; il a attendu 137 pages, la moitié du livre. Là, le propos est plus cohérent, mieux organisé, étayé de nombreux renvois à des rapports et à des publications comme à des exemples personnels, l’auteur ayant beaucoup travaillé en Afrique et autour de la Méditerranée dans le secteur minier et le développement, puis comme fondateur et directeur du DESS Gestion de la Planète, développement durable et environnement de Sophia-Antipolis.

roger demosthene casanova

Ces « agents destructeurs » pour RDC sont

  1. le mondialisme, idéologie anglo-saxonne ennemie de l’Europe, qui est pour le marché unique (Londres) et la finance libre (New York),
  2. les « ennemis de l’intérieur » (listés p.146 en redondance de la partie 2) que sont une « invasion sournoise », la « méconnaissance de la réalité par les décideurs », la « servitude volontaire du peuple, sa résignation », la « bulle protégée » de l’oligarchie politico-financière et médiatique, la « médiocrité des dirigeants de notre société » en termes de morale civique, de culture, de courage et de hauteur de vue,
  3. La propagande des lieux communs comme « l’avenir est au métissage », « l’islam a tant apporté à l’humanité », la « Turquie a sa place en Europe »,
  4. la « repentance » entretenue par l’oligarchie démago,
  5. le « déni des cultures » et de leur incompatibilité de valeurs parfois,
  6. le déni historique qui fait de « l’islam (une) religion de paix et de tolérance »

En conclusion, dit l’auteur, il est urgent de « résister », en « légitime défense » à la montée des musulmans et de l’intégrisme dans l’islam. Citant sans distance l’assez douteux révérend Peter Hammond (Slavery, Terrorism & Islam, 2005) – à ne pas confondre avec l’économiste de renom du même nom à Stanford – RDC expose (sans convaincre) qu’autour de 10% de musulmans dans la population il y a délinquance admise envers les non-musulmans et pression rigoriste sur le comportement religieux ; qu’au-delà de 20% de musulmans dans la population naissent des émeutes et des milices « djihadistes » (Éthiopie), voire une guerre civile (Liban Bosnie). La France peut-elle être comparée historiquement, sociologiquement et politiquement à ces pays ? L’exemple de la Turquie de 1915-1920 aurait été plus probant : éradication brutale de tous les non-musulmans par génocide (Arméniens chrétiens) ou expulsion (Grecs orthodoxes). Mais là encore, la France 2013 dans l’UE n’est pas la Turquie en guerre alliée au Reich de Guillaume II.

L’ensemble de l’ouvrage n’est pas convainquant parce que nombre d’immigrés d’origine musulmane en France ne sont pas pratiquants, que ceux qui sont pratiquants sont en majorité ouverts, et que seule une infime minorité de jeunes mal intégrés par les cités et par la faillite de l’Éducation nationale sombrent dans la délinquance, voire le terrorisme. Ce qui n’est pas dit mais qui en revanche est vrai, est que ces immigrés intégrés ou voulant l’être se taisent trop souvent – par lâcheté et démagogie – envers leurs « frères » qui fautent. Qu’ils ne montrent pas (ou pas assez) que le Coran n’a pas une lecture unique, qu’elle a varié dans l’histoire, que le salafisme ne reflète qu’un courant bédouin archaïque, même s’il est financé par la trop riche Arabie Saoudite, et qu’il existe d’autres courants compatibles avec la neutralité de l’État et avec la démocratie.

La conclusion de l’opuscule est un amalgame de récriminations sans liens avérés entre elles comme le mariage gay, la dépénalisation du cannabis, le communautarisme, les naturalisations abusives, le vote des étrangers, le contournement de la laïcité, le « racisme anti-blanc » et l’effet cliquet des renoncements. On est presque soulagé de lire enfin une phrase de raison dans ce qu’il faut bien appeler un fatras conclusif : « Qu’on ne se méprenne pas. Ce n’est pas l’islam religion qui est le problème de fond (chacun peut croire à ce qu’il veut) mais l’islam civilisation qui pousse au communautarisme et à l’explosion de la Nation française » p.216. Pas faux – donc comment agir ?

L’auteur retrouve sa maîtrise pour exposer (beaucoup trop succinctement) trois points :

  1. Poser les principes du vivre ensemble
  2. Les mettre en débat national et européen
  3. User des moratoires pour prendre les bonnes décisions (sur la dette, l’immigration, le droit du sol, la tolérance…)

Au total, je juge le livre mal maîtrisé, qui hésite entre le pamphlet politique (mais sans les bons mots et avec trop de références) et l’essai sur l’avenir durable (qui serait bienvenu et avec des références faisant mieux autorité). Il aurait fallu articuler plus clairement environnement et société durable en décrivant comment chaque peuple décide de faire société par des mythes politico-religieux et des valeurs citoyennes (voir Maurice Godelier) ; dire que cela se constitue historiquement par adhésion et qu’au contraire le « métissage » subi conduit à la révolte du peuple contre la caste oligarchique ; enfin montrer combien aujourd’hui les « résistances » existent (même chez les bobos) : notamment la recherche universitaire (Hugues Lagrange, Gilles Kepel) et le féminisme (Dictionnaire des femmes créatrices, 4800 pages, éditions des Femmes 2013). Dire surtout que l’individualisme poussé par les désaffiliations des Lumières exige une éducation solide et un apprentissage de l’outil Internet… Donc pas mal de boulot pour accoucher de quelque chose qui fasse avancer !

Roger Démosthène Casanova, La patrie en danger, éditions Mélibée 2013, 229 pages, €16.15

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