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Marek Halter, La reine de Saba

Marek Halter, qui offrit des fleurs à Staline à 9 ans et fut mime Marceau à 15 ans et peut-être espion israélien adulte (mais il a beaucoup d’imagination), fut aussi, je m’en souviens, le chantre de mai 68 conjointement avec Edgar Morin. J’avais acheté pour une bouchée de pain dès 1971ce livre déjà d’occasion qui ne fut jamais réédité, et que j’ai donné rapidement. Le titre étonné sonnait comme le mê mê mê mê d’un mouton qui a vu Dieu (Mais mai, mai mais). Il n’est pas resté dans les mémoires, composé d’articles raboutés écrit à chaud et en aveugle, et a disparu des bibliographies. Juif, Halter a fait depuis beaucoup d’exercices d’histoire juives pour chanter la judéité. Ainsi sur Eve, Abraham, Jérusalem, le Messie, Sarah, Lilah, Tsippora, Marie, Bethsabée… Il livre en ce roman le peu qu’il croit savoir sur la mythique reine de Saba.

La malkat Sheva en hébreu était Noire et fille de roi, ce qui fait beaucoup couler d’encre. Elle a habité l’ouest du Yémen et le sud de l’Ethiopie, de part et d’autre de « la mer Pourpre » il y a trois mille ans, ce pourquoi les Français, ces incorrigibles blagueurs, en ont fait un gâteau au chocolat. Il est dense, croustillant dessus et humide dedans, tout comme le con di reines. Le ptit chef Pierre Hermé vous en livre sa propre recette – dit-on – sur un site.

L’auteur cueille la reine des prés yéménites à 6 ans, vive et impertinente en tunique très courte, comme il se doit. Elle deviendra femme de rêve aux tuniques translucides désirée par tous les mâles vers 16 ans, et reine impitoyable aux ennemis. C’est que de veules vassaux cupides ont chassé son père vieillissant du pouvoir de la moitié du royaume sis au Yémen et s’empressent d’attaquer l’autre rive éthiopienne dès que la nouvelle du décès est rapportée. Mais Makéda, reine de Saba non mariée désignée devant tous par son père, sait s’entourer de fidèles et écouter les étrangers. Elle tend un piège à la flotte du traître Showba, trop beau et trop blanc pour être honnête selon les préjugés de l’auteur.

Juste avant, la tempête (divine ?) a poussé sur ses côtes trois étrangers juifs, qui viennent du nord de la part du roi Salomon, fils de David, roi d’Israël et de Juba et moins copain avec Pharaon dont il a épousé une fille… parmi tant d’autres. Salomon est aussi juste qu’impitoyable et entretient un harem de plus de « mille » femmes (nombre exagéré sans aucun doute). Il épinglerait bien la belle Négresse de Saba à son palmarès… Réputé sage selon ce qu’en rapportent les émissaires, Salomon attise la curiosité de la reine. Notamment cette anecdote très biblique du bébé réclamé par deux mères que le roi décide de faire trancher en deux pour que chacune en ait la moitié. C’est alors que la vraie mère se révèle.

Les mois passent car il faut du temps pour communiquer en ce temps-là. La reine récupère Saba, châtie le traître et attend la réponse à sa réponse. Salomon la convie à Jérusalem et elle y court, se faisant tout un cinéma sur un tel homme aussi grand que beau et juste. Elle se trouve face à un homme de 60 ans, plus très frais mais encore vert et galant. Il tombe en amour car la femme se montre égale de l’homme, ce qui était étrange en ce temps-là, susurre l’auteur. Ils vivent trois jours de fièvre où la baise est amour (ce qui ne dure jamais), puis s’éloignent. Elle surtout qui rejoint son royaume elle est pleine d’un fils qu’elle prénommera Ménélik.

La reine se serait convertie à la foi juive dans le grand Temple de Jérusalem avec Yahvé pour Dieu unique, mais ce n’est qu’une supputation d’un Juif d’aujourd’hui soucieux de rameuter ses brebis si elles sont célèbres. « La sagesse (…) habite le corps des femmes comme le corps des hommes. La sagesse ne sépare pas, elle unit. Elle veut la paix et le ventre plein » (Epilogue). Marek Halter se veut le chantre de la paix entre les peuples et de l’interfécondation sous la main de Dieu et son imagination réécrit l’histoire qu’on ne connait guère.

Moins passionnant que les romans sur les reines d’Egypte d’autres auteurs et autrices plus inspirés, celui de Marek Halter sur la reine de Saba fait passer un moment. L’amour n’est jamais très loin de la guerre.

Marek Halter, La reine de Saba, 2008, Pocket 2009, 352 pages, €5.95 e-book Kindle €8.99

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Joseph Kessel, Fortune carrée

Une fortune carrée est une voile de très gros temps : celle que monte Henry de Monfreid sur son mât en mer Rouge lorsqu’il veut passer le détroit de Bab-el-Mandeb. Elle symbolise la « chance » pour Kessel, cet esprit d’initiative et ce courage dans l’aventure qui permet de s’en sortir dans les tempêtes, qu’elles soient sur mer, sur terre ou dans les âmes. Revenu du Harrar et du Yémen, ayant publié son reportage à gros succès Marchés d’esclaves, Kessel fait de ces « choses vues » un roman. Les personnages sont inventés, le décor est vrai.

Trois personnages rythment trois parties : le comte Igricheff, un bâtard kirghize de russe élevé à cheval, « demi-nu » jusqu’à l’âge de raison où son père le reconnait et le fait éduquer ; Kessel en a pris le modèle sur le consul soviétique du Yémen, Bers, prince Eristoff. L’aventurier français Mordhom est la caricature touchante d’Henry de Monfreid. Enfin Philippe, jeune riche parisien venu enfin « vivre » dans l’aventure des romans qui ont bercé son enfance après un chagrin d’amour ressemble au jeune frère de l’auteur, Lazare, tendrement chéri jusqu’à son suicide pour une femme, incompréhensible.

La première partie se déroule au Yémen, l’Arabie heureuse sous la férule de son imam redoutable qui fait la guerre aux Zaranigs et la gagne. Igricheff, chef de mission commerciale révoqué et rappelé à Moscou par les Bolcheviks, décide de partir à l’aventure pour lui tout seul sur le cheval de l’imam Chaïtane (le diable). Il emporte la caisse du consulat et s’allie aux Zaranigs pour défendre la côte, dans un combat sans espoir mais empli de panache « à la russe ». La seconde partie voit le bâtard poursuivi attraper in extremis le boutre de Mordhom qui quitte le pays sans avoir pu vendre sa cargaison d’armes. Il navigue en eaux troubles pour gagner la côte d’Abyssinie, essuyant la menace d’arrestation d’un émir à Moka puis une redoutable tempête, avant d’échouer dans l’antre de Mordhom, une oasis cultivée sur le plateau de Dakhata où le repos libère. La troisième partie est pour le jeune Philippe, affectionné de Mordhom qui voit en lui un être à « chérir et protéger », une sorte de filleul à initier, lui confiant la mission de convoyer les armes invendues au marchand d’esclaves Saïd dont la caravane du Harra va éviter les postes officiels et acheter le tout pour livrer en Arabie.

L’imaginaire et l’exotisme sont à leur paroxysme dans ce roman pour adolescent qui peut toujours se lire tant il captive. Ainsi Moka, décrite p.813 : « le choc de la beauté. A la clarté suprême du clair de lune, se détachait du bleu-noir de la mer et du pelage fauve des dunes une immense ville d’argent. Remparts et bastions, minarets en fuseaux, palais et maisons hautaines nouaient et dénouaient leur réseau fantastique comme dans un rêve délicat et nacré. Toute la puissance, tout le charme et tout le secret de l’Arabie des contes semblait dormir là, derrière les murailles massives, au fond des demeures blanches où Philippe croyait voir, dans les cours dallées de marbre et bruissantes de jets d’eau, vivre des femmes nonchalantes, enfin dévoilées, heureuses de respirer la nuit ».

C’est un conte dans la lignée d’Alexandre Dumas pour la chevauchée du style et de Robert-Louis Stevenson pour la saveur des passions jeunes. Les femmes n’ont pas leur place dans cet univers mâle et, qui plus est, musulman. La seule fille « à peine pubère » Yasmina est une bergère enlevée par le chaouch attaché à Igricheff et « donnée » à Philippe avant de finir sous la protection de Moussa, demi-esclave mais brave et fort. Les uns et les autres sont-ils consommé leur conquête ? Rien n’est dit, le livre peut être laissé entre toutes les mains. Tout est pris comme faits : de l’empire absolu des imams au rôle subalterne des femmes en islam et à l’esclavage admis et encouragé par le Coran. Les aventuriers prennent le monde tel qu’il est et les circonstances comme elles viennent ; ils s’adaptent pour vivre de tous leurs sens le paroxysme de leurs passions. C’est cela qui fait la beauté de ce roman candide, issu du réel côtoyé en reportage mais magnifié par le rêve. La sauvagerie des paysages et des tribus envoûte littéralement les jeunes hommes et l’auteur la fait partager au lecteur, liant le paysage à l’état d’âme.

L’amitié entre mâles est célébrée à la manière des scouts ou de l’armée, la fraternité des épreuves et du combat est plus intense que les bras d’une femme qui « lient » et empêchent. « Quand hurle l’instinct de la vie, les autres voix se taisent » p.879. Car à l’époque, Alexandra David-Néel, Ella Maillart, Isabelle Eberhardt étaient des exceptions ; le risque n’était guère pour la gent féminine. Igricheff fait de l’aventure un pillage à la Mongol, une pure mystique d’exister ; Mordhom veut s’enrichir mais cela reste secondaire, la vie qu’il mène en liberté auprès de jeunes sauvages lui suffit ; quant à Philippe, il a encore une âme d’enfant pure et idéaliste, il vit l’aventure comme un grand jeu fraternel.

La contrepartie de se mettre constamment en danger est la souffrance mais surtout la solitude : abyssale chez Igricheff, tempérée par les indigènes chez Mordhom, elle est contrée par les camarades chez Philippe. Jusqu’à la mort car « il était trop blanc pour vivre » p.966, trop civilisé, trop imbu de sa supériorité rationaliste et technique. La solitude révèle à soi-même, « un étincelant miroir qui réfractait toutes les émotions, tous les espoirs, tous les effrois » p.925. Allez dans le désert, vous le vivrez ; je l’ai vécu au Sahara, dans ces abîmes qui hantaient Pascal.

Joseph Kessel, Fortune carrée, 1932 (revu 1955), Pocket 2002, 320 pages, €5.50

DVD Fortune carrée, Bernard Borderie, 1955, avec Pedro Armendariz, Paul Meurisse, Pathé, 1h48, occasion

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Marché d’esclaves

Kessel en reportage pour le Matin, vingt livraisons en 1930 plus dix sur les secrets de l’Arabie. Au vu du succès considérable, le recueil sera publié trois ans plus tard avec les vingt plus six des dix articles. Il faut dire que le journaliste plonge directement dans l’Aventure, celle des livres pour adolescents (Gustave Aymard, Mayne Reid…) et celle des romanciers « orientalistes » de son temps (Pierre Benoit, les frères Tharaud). Il introduit et fait connaître Henry de Monfreid qui, sur les traces de Rimbaud, fait de la contrebande d’armes sur la mer Rouge ; il l’encourage à publier ses souvenirs, qui seront un grand moment. Ils ont enchanté ma propre adolescence : « Il y a la liberté, la nudité, les flammes du soleil, le murmure de l’eau et des arbres, le spectacle d’être primitifs » p.696 Pléiade.

Kessel apprend en Syrie que tous les chefs bédouins avaient des esclaves à leur disposition ; en parlant, il découvre que l’usage est traditionnel dans toutes les sociétés arabes. C’est que « le Coran admet l’esclavage. Nul souverain arabe, et surtout Ibn Séoud, ne peut heurter de front la forteresse terrible de la foi » p.689. Pire même : certains croyants trop pauvres doivent vendre leurs enfants pour revenir du pèlerinage à la Mecque. Les centres sont l’Abyssinie et le Hedjaz ; Kessel a pisté la traite depuis le rapt des enfants et des femmes Chankalla, Sidamo ou Oualamo – toutes populations nègres méprisées en Ethiopie – jusqu’à leur convoyage sur la mer Rouge et leur passage, au nez et à la barbe des vedettes des grandes puissances, vers les pays acheteurs. Ils partent à quatre, une bande composée du lieutenant de vaisseau Lablache-Combier, du médecin militaire frère d’écrivain Emile Peyré, et de l’écrivain (oublié) Gilbert Charles par goût du sport et du voyage. Lablache, grâce aux services de renseignements de la Marine, met en contact les quatre avec le cinquième : Henry de Monfreid qui connait tout le monde sur place. Malgré le gouverneur français au nom de frileux, Chapon-Baissac, qui hait Monfreid le corsaire qui le bafoue en trafiquant armes et haschich, la petite bande emprunte des sentiers sauvages à l’écart des pistes, traverse des déserts en armes jusqu’à la mer, puis croise sur le boutre de Monfreid jusqu’au Yémen dans la tempête, puis dans les îles inhabitées qui servent de relais aux convoyeurs, dont « Saïd » (nom modifié) le trafiquant recommandé par Monfreid.

Ce beau programme sera l’occasion de descriptions dantesques de la sauvagerie africaine comme de la beauté des corps et de la luxuriance ou de la rudesse de la nature. Un monde inexploré, barbare, comme aux commencements du monde. Kessel « chasse » l’enfant avec un guerrier, « Sélim », « adolescent (qui) ressemblait, par la puissance et la souplesse de ses muscles, par son rictus, à un animal de proie ». Il va chasser une petite fille gardeuse de chèvres, que Kessel va « racheter » pour la faire libérer, tandis que Sélim repart en chasse pour prendre cette fois un jeune garçon. L’équipe se sépare pour égarer les autorités coloniales du Chapon, une partie par la mer avec Monfreid et l’autre en caravane dans les régions désertiques sur la piste de Saïd et de son convoi d’esclaves, avec Kessel jusqu’au Gubet Kharab où les deux vont se rejoindre pour passer la mer. « Défilés arides et magnifiques, rocs de cuivre, champs de lave et de pierres noires, palmiers au lait qui enivre, hérissés de poignards danakil pour que l’étranger sache qu’en y touchant il mérite la mort, déserts noirs avec ses pistes de galets funèbres, ses lits de torrents desséchés, ses déchirures tragiques, ses points d’eau au creux des pierres, mais désert absolu, voilà quel fut l’horizon, changeant par ses lignes mais immuable par le soleil, dur, l’air bleu et la terre sombre, de notre caravane » p.646. Comment ne pas rêver ? Ce sont ces descriptions qui m’ont fait voyager, explorer le monde après les idées.

Les aventuriers se font peur, durant le trajet, avec le guerrier dankali « Gouri », un véritable tueur qui veut son quota de meurtres d’ennemis de sa race pour être un homme viril. « Mince et souple, tout en muscles fins, durs et dangereux, cet homme avait une terrible figure d’oiseau de proie. Ses petits yeux étirés étaient d’une dureté de pierre et bizarrement striés de sang. Sa bouche, très mince, son nez en bec pointu, son front étroit et son rictus montraient une fierté et une cruauté inexorables » p.647. Il châtre systématiquement tous ceux qu’il égorge, qu’ils soient déjà morts ou encore vivants. Il sera abattu par un garde de la caravane d’esclaves lorsqu’il voudra trop s’en approcher, malgré les ordres de Kessel, pour tuer et encore tuer.

Style sec et sens du suspense, descriptions minutieuses et grandioses, c’est un document humain de « choses vues » sans pareil. Il captive et entraîne le lecteur en participant, sans le laisser simple spectateur. Il pénètre même profondément dans les abîmes de l’âme « civilisée » en revivifiant les comportements prédateurs de nos ancêtres chasseur-cueilleurs puis guerriers conquérants… jusqu’au colonialistes de son époque. Jouir de courir et de capturer, déguster l’égorgement et les mutilations, savourer un bœuf entier cru… Les plus forts asservissent les plus faibles et c’est cela la « nature ».

La civilisation exploite tout autant, peut-être de façon moins physiquement barbare, encore que les exactions bolcheviques qui s’achèvent et les pogroms nazis qui débutent, sans parler des « chasses au nègre » du Ku Klux Klan aux Etats-Unis qui perdurent – prouvent que sous le vernis se cache toujours la bête. Ce n’est pas l’ex-Yougoslavie ni le Rwanda à notre propre époque qui le démentiront ! Quant à l’esclavage dans les pays musulmans, il demeure, tapis dans le texte même du livre religieux, ne demandant qu’à renaître dès que des intégristes s’en emparent. Dénoncer la traite passée, c’est bien, mais dénoncer l’esclavage au présent, c’est mieux ! Il nous manque des journalistes Kessel plutôt que ces moralistes de bureaux qui encombrent les médias.

Grands reportages en mer Rouge : Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, 1930, et Xavier de Hauteclocque, Le turban vert, Arthaud classiques 2020, 440 pages, €28.00 e-book Kindle €18.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Îles du soleil

Celles de Polynésie attirent ; celles des récits de marins font rêver ; celles de l’utopie sont éternelles. Espoir d’un ailleurs terrestre bel et bien charnel, mais situé au-delà de l’horizon, l’île – si possible tropicale – est ce paradis sur la terre où l’on va chercher le rêve : le trésor, ou la femme facile, ou le farniente…

Curieusement, l’antiquité connaissait déjà cette utopie îlienne. C’est Diodore de Sicile qui raconte les périples d’un certain Jamboulos au 1er siècle. Fils de commerçant (ce qui explique qu’il pérégrine), Jamboulos et son compagnon sont enlevés par des « Ethiopiens » (symbole alors du pirate sauvage). L’engrenage veut que, par coutume, tous les 600 ans deux étrangers soient envoyés sur la haute mer en boucs émissaires pour purifier la Terre. A charge pour eux de découvrir une « île bienheureuse » qui renouvellera la prospérité pour l’Ethiopie.

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Tous les clichés de l’exotisme encore populaire de nos jours sont déjà là : climat tempéré permettant nudité et abondance, faune et flore étranges et comestibles, habitants beaux et souples, très accueillants. Ils sont grands, forts et bien faits, leur langue bifide permet de parler le langage comme d’imiter le chant des oiseaux. Les sources jaillissent du sol, ici chaudes, là froides ; elles désaltèrent, nettoient, guérissent. Elles permettent des jeux sexuels raffinés avec différents partenaires dont le rire cristallin et les attouchements sensuels prouvent le plaisir. Bien sûr, tout le monde vit en utopie : la communauté hippie était déjà d’actualité dans cette antiquité. Les biens sont en communs, tout comme les femmes et les enfants ; tout le monde baise avec tout le monde, en communauté sans jalousie.

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On vit vieux parce que le plaisir conserve. Seul le suicide est rituel, vers 150 ans (après avoir tout épuisé de la vie). La mort survient comme un sommeil, paisiblement, sous un arbre, dans la nature. Les enfants malformés sont supprimés car ils seraient misérables, les autres soumis à l’épreuve de l’envol. De grands oiseaux les portent un moment. S’ils ne supportent pas cette poésie qui les fait grimper au septième ciel, avec ce mélange sexuel du « rêve de vol » freudien, de sensualité Ganymède pour l’apesanteur agrippé aux plumes soyeuses, de spiritualité jungienne pour voir le monde de haut – ils ne sont pas dignes de vivre. Nul ne doit être malheureux et cela commence dès la naissance. Qui n’a pas les moyens de bien vivre est incité à quitter la vie. Tous les autres en jouissent par tous leurs sens.

Platon est passé par là, collectiviste de raison, visant à briser la nature en enlevant les enfants aux mères et les fils aux pères. Vie commune, frugale, mesurée, le « régime » politique est aussi diététique pour conserver la forme physique, le moral affectif et la mesure intellectuelle : un jour poisson, lendemain oiseau, troisième jours fruits… Toute les heures ne sont pas consacrées au plaisir physique comme en rêvent les ados de 15 ans. Le plaisir affectif y tient aussi une grande place, au chaud dans la communauté où toute femme est la vôtre et tout enfant un fils ou un compagnon. Mais aussi le plaisir mental d’étudier les astres, d’écrire de l’histoire ou des poèmes. Chaque homme va pêcher, tâter des différents métiers et administrer à son tour les affaires publiques. Nul esclavage aux îles du soleil, nulle aliénation – mais l’accord de l’homme avec la nature et avec sa propre nature : tout est « bon », tout est « moral », tout est « béni ».

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Peut-être est-ce pour cela, parce qu’il faut en définitive travailler (pour le bien de tous certes, mais pas seulement jouir), que Jamboulos et son ami furent accusés de corrompre les mœurs. A moins qu’ils n’aient tenté d’introduire des comportements hors nature ? Ou plutôt pour qu’il y ait une histoire à raconter… Au bout de sept ans (quand même), on les renvoya sur la haute mer pour qu’ils regagnent le monde « civilisé ». Les Hiélopolites étaient de « bons sauvages » mais, décidément, la soi-disant « civilisation » leur apparaissait comme une corruption de la vie naturelle.

N’est-ce pas ce qui s’est produit dans les îles Pacifique ? Outre leurs fantasmes, les Occidentaux ont apporté aussi leurs désirs insatiables : baise mécanique, consommation avide, argent conquis, relations tarifées, administration des choses, exploitation des gens. Tout contrôler, tout évaluer, tout régenter – est-ce « cela » la civilisation ? Le mythe grec nous dit qu’alors son inverse devient utopie : tout laisser être, prendre les choses comme elles viennent, et les gens tels qu’ils sont ici et maintenant. C’était cela dans l’antiquité ; l’exemple du « bon sauvage » au 16ème siècle ; le mythe hippie en 1968. C’est de cela que renaît le fantasme écologique aujourd’hui même… et la « réaction » qui va avec : le retour à l’ordre moral, au souverainisme autoritaire, à la dénonciation via Internet (bouton « signalez »).

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Jean Christophe Rufin, L’Abyssin

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L’histoire se déroule au temps de Louis XIV. Si elle évoque l’Abyssinie, nom Grand Siècle de l’Éthiopie chrétienne, c’est plus comme une contrée fabuleuse que comme un pays réel. La majeure partie des 699 pages du roman parle d’ailleurs peu du pays mais beaucoup plus de la France et de sa prétention. A cette grande époque, Louis XIV est un dieu-soleil autour duquel tout doit tourner, même les mouches, les ordres religieux et le Pape.

Nous avons donc un jeune homme : curieux, hardi, aventureux, aimant ses semblables. Accolons-y une jeune fille : élevée au couvent, dépucelée par la vie qu’elle observe, obstinée, aimant une seule personne. Flanquons le couple de quelques faire-valoir, Maître Jurémi, huguenot exilé et Françoise qui a eu des malheurs. Voilà pour les héros. Les anti-héros sont un Consul de France, tout empli de sa propre importance comme le veut sa charge “à la française”, quelques intrigants autour de lui et divers Jésuites et Capucins. Comme dans Molière, la jeunesse va s’opposer à la vieillesse, la fille au père qui veut la marier contre son gré, autant épris de noblesse que de fatuité, la modernité légère à la pesante tradition.

Et, comme il se doit, l’amour triomphera des convenances et des intrigues.

Jean-Baptiste Poncet, apothicaire exerçant la médecine sans être diplômé de faculté, est heureux au Caire, dans ces échelles du Levant qui offrent à un jeune homme sans naissance et sans fortune toute l’initiative qu’il peut prendre. Tout jeune qui se rend aujourd’hui en Californie, à Sydney, Singapour ou Tokyo pour fuir l’inertie française, le malthusianisme des postes et l’esprit de caste – allait hier en orient, où les Turcs appréciaient le savoir pratique.

Tout le contraire du consul de France au Caire, homme sans qualité nommé par naissance et faveur, que sa fille retrouve sans l’avoir connue, élevée au couvent depuis ses sept ans. Le consul et père fait venir en recommandé un gentilhomme pour établir la demoiselle, malgré les soupirs de l’intrigant et odorant Macé son adjoint. Mais Monsieur le Consul de Maillet voit sa fille Alix en décider autrement – et se faire déflorer exprès pour empêcher le contrat. Elle s’enfuit avec son amant Jean-Baptiste qui sait si bien séduire les plantes, les bêtes et les cœurs vrais.

Avant ce happy-end, la quête du jeune homme doit quand même se dérouler selon les rites : se qualifier pour concourir, vaincre les épreuves, et mériter la belle – tout comme dans les contes.

Une suite d’intrigues force ledit Jean-Baptiste à monter une ambassade hasardeuse vers cette Éthiopie qui déteste les prêtres venus de Rome et dont nul n’est jamais revenu. Jean-Baptiste en reviendra parce qu’il ne se prend point au sérieux, nommé ambassadeur auprès de Louis XIV par le Négus lui-même. Il ne profitera pas de ce titre arraché de haute lutte pour se hausser du col, une tentative en ce sens échouant sous les intrigues. Jésuites, Capucins et autres ordres “moraux” sont plus soucieux de politique que de foi et pratiquent bien peu cette charité chrétienne qu’ils vantent aux autres à longueur de sermons. Le lecteur ne manquera pas d’y voir une certaine caricature de socialistes, que l’auteur a fréquentés assez dès l’ère Mitterrand pour en connaître les ressorts.

Ce livre au titre éthiopien parle de l’image jésuitique de l’Éthiopie par les savants de cour (travers très français). Il parle de haute politique accouchant de souris (entre autres parasites). Il parle de la France en son miroir, arrogante, se poussant du col, infatuée, ne considérant la “mondialisation” d’époque que si elle consent à tourner autour de son soleil. Tout Français pourvu d’un statut appartient à une caste ; il prend dès lors « une expression d’importance, c’est-à-dire, car les deux choses sont fort voisines pour l’apparence, un air offensé et comme indigné par l’outrecuidance de ces indésirables intrus » p.515.

Jean-Christophe Rufin a ainsi de ces expressions qui sont autant de bonheurs de lecture. Elles rendent ce roman d’aventure digne d’être lu. Bien écrit, enlevé, assez gros pour durer le temps d’un voyage, il manifeste que l’auteur aime ses personnages – et c’est là tout, si l’on veut qu’un roman soit bon.

Jean-Christophe Rufin, L’Abyssin, 1997, Folio 699 pages, Prix Goncourt du Premier Roman, Prix Médicis 1997, €10.20

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Michel Leiris, L’Afrique fantôme

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Ethnographie contre esthétisme, Michel Leiris mal dans sa peau, « pas fini » à 28 ans, quitte le Surréalisme qui lui paraît stérile, entame une psychanalyse pour difficultés à vivre en couple, puis cède aux sirènes du voyage initiatique lorsque Marcel Griaule lui demande de participer à l’expédition Dakar-Djibouti comme secrétaire-archiviste. Leiris n’a aucune compétence en ethnographie, ni en prise de vues, ni en dessin, ni en langues africaines, ni comme naturaliste, mais il accepte.

Il veut vivre ailleurs que dans le cocon intello-parisien, hors du système capitaliste en crise, ailleurs que dans son milieu bourgeois étriqué. Déjà publié, mais sans succès, l’écrivain pense que la discipline de l’écriture scientifique lui ouvrira un style. De fait, ce gros livre de voyage devient une expérience intérieure. De l’Afrique fantasmée à l’Afrique éveilleuse de fantômes personnels, jusqu’au témoignage sur une Afrique coloniale disparue, c’est une mise à l’épreuve, celle du danger, celle du vécu. Les êtres du continent noir remettent en question la rationalité occidentale et leurs mœurs plus libres bousculent la fameuse morale bourgeoise. Voyage thérapeutique donc, mission scientifique et initiation littéraire. « C’est la grande guerre au pittoresque, le rire au nez de l’exotisme. Tout le premier, je suis possédé par ce démon glacial d’information » 15 août 1931. Sans oublier la critique des mœurs coloniales, exploitation des hommes, commerce sexuel des femmes, méthodes parfois brutales de prédation d’œuvres ethnographiques, l’argent tenant lieu de relations humaines.

La mission Dakar-Djibouti se déroule de mai 1931 à février 1933, à travers les colonies françaises et anglaises d’ouest en est, avant d’entrer en Éthiopie indépendante, membre de la SDN depuis 1923. Durant ces mois, Michel Leiris va s’astreindre à consigner tout ce qui arrive, autour de lui et en lui. En s’initiant à l’enquête de terrain, il quitte l’attitude de touriste pour tenter l’empathie avec les autres. Sortir de soi n’est pas facile, d’autant plus qu’on est bourré de complexes. « Une grande partie de ma névrose tient à l’habitude que j’ai de coïts incomplets, inachevés, à cause d’un malthusianisme exacerbé. (…) Faute de pouvoir – pour des raisons morales liées à mon pessimisme – renoncer à ce malthusianisme, faut de pouvoir au moins l’exercer bravement, sans reculer devant les moyens médicaux, je ne me sens pas un homme ; je suis comme châtré » 18 juillet 1932. Il ne baisera personne durant deux ans.

Ce pourquoi il va observer les autres, les sauvages, l’exubérance nue. Ainsi le mariage bobo (qui n’a rien à voir avec les bourgeois bohèmes, pas encore inventés à Paris) : il « s’accomplit de la manière suivante : devant le tamtam, quand tout le monde est bien excité, le jeune homme qui brigue la main d’une jeune fille se jette sur elle, devant tout le monde. S’il ne la pénètre pas d’un seul coup, il est considéré comme inapte et le mariage n’a pas lieu » 24 juillet 1931. De quoi lever bien des inhibitions… Les Peuls dès la puberté, « garçons et filles pas encore ou depuis peu coupés », se réunissent en association galante, le goumbé ; l’on y danse, bâfre, chante, et « certains font l’amour sous leurs petites tables » 11 août 1931.

michel leiris l afrique fantome photo

Le dérèglement systématique de tous les sens est pour lui proprement religieux : il relie aux forces obscures du vital. « Noblesse extrême de la débauche, de la magie et du charlatanisme » 13 septembre 1931. Jusqu’à la barbarie aussi, mais après la guerre de 14 et l’injonction de Lénine, la barbarie n’est plus ce qu’elle était ; le chaos mental n’est-il pas nécessaire à faire naître une nouvelle civilisation ? « D’une voix gentille et dans un français parfait, l’enfant raconte le rite pégou qui consiste en l’enterrement debout, dans le trou creusé par les jeunes gens, d’un volontaire (?) vivant – homme, femme ou enfant – auquel on plante un clou dans le crâne et au-dessus duquel on élève une terrasse qu’on entoure d’arbres. Sur cette terrasse sont ensuite sacrifiés périodiquement des animaux, et l’abondance règne au village. Sinistre chose qu’être un Européen » 28 septembre 1931.

« Chronique personnelle », dit-il de son œuvre dans un brouillon d’avant-propos esquissé le 4 avril 1932. Le voyage le dépouille, mais jusqu’à sa peau d’Européen seulement ; il reste au fond de lui tenu par le langage, toutes ses impressions passent par les mots, ses sensations par le discours sur elles. Rien de vrai, tout authentique ; l’existence est épiée, digérée, reconstituée en œuvre de littérature.

Si la première partie africaine coloniale est agréable à lire et enlevée, l’auteur n’ayant presque pas le temps de tout dire, la seconde est empesée, engoncée dans quelque marécage mental. Après d’interminables palabres avec les douanes d’Abyssinie, l’équipe se fixe à Gondar et commence son enquête approfondie sur les démons et les rites de possession par les zar (sortes de démons qui prennent possession de vous). Leiris se vautre dans la vie sauvage, allant jusqu’à désirer une négresse aux personnalités multiples, roublarde paysanne qui n’oublie jamais de quémander argent, sucre et parfum. Il se complaît dans le sauvage, allant jusqu’à participer à un sacrifice où il se retrouve coiffé d’un poulet éventré vivant… Jusqu’où doit-on aller pour se fuir ? Jusqu’à quelle abjection doit-on se soumettre pour grandir ? « La vraie religion ne commence qu’avec le sang… » 27 octobre 1932.

La lassitude vient avec l’expérience. « J’étais de moins en moins capable de voir des mages et des Atrides dans ces paysans tout simplement d’une avarice sordide » 30 octobre 1932. L’âge d’homme arriverait-il enfin ? « Jamais la science, ni aucun art, non plus qu’aucun travail humains n’atteindront au prestige de l’amour et ne pourront combler une vie si le manque d’amour l’anéantit » 27 décembre 1932. Ni l’ethnographie, ni le journal, ne donnent d’amour; l’épouse restée à Paris, si. La mission s’achève en février de l’année suivante – et Michel Leiris en revient avec un gros livre, celui qui se lancera en littérature.

J’ai bien aimé les trois-quarts du périple ; on peut le prendre et le laisser dans rien perdre des saveurs. Mais l’entrée puis le séjour statique en Abyssinie (l’Éthiopie actuelle où je suis allé un jour) est pesante, parfois agrémentée de description formelles répétées d’une longueur factuelle quasi « scientifique ». Malgré ce défaut, le livre se lit encore avec bonheur près d’un siècle plus tard. Il dit beaucoup sur l’éternité des qualités et des travers humains. Michel Leiris est mort en 1990 dans l’Essonne.

Michel Leiris, L’Afrique fantôme, 1934, Gallimard Tel 1988, 655 pages, €18.90

Michel Leiris, L’âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, 1934, Gallimard Pléiade 2014, édition Denis Hollier, 1389 pages, €68.00

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Casanova, La patrie en danger

roger demosthene casanova la patrie en danger

Roger Démosthène Casanova (RDC) est quelqu’un. Son CV ne fait pas moins d’une quinzaine de pages. Il montre un être double, passion et raison. Docteur ès science et expert international mais Corse bouillant, analyste mais porté à la décision politique, soucieux de la démographie mais père d’un seul enfant. Il édite un essai qu’il vaudrait mieux appeler pamphlet tant le ton est urgent, mais bourré de références pour qui veut vérifier. Ce qu’il dit n’est pas faux, mais mélangé et excessif. C’est dommage car le sujet mérite une analyse à froid. Un récent sondage TNS met en avant en France la perte des repères, la peur du dynamisme religieux musulman et l’accrochage à la laïcité comme bouée. Autant dire que le thème est d’actualité.

En résumé, pour l’auteur l’avenir est aux sociétés durables. Mais ce qui constitue l’environnement ne se limite pas au milieu naturel ; il englobe aussi toutes les relations complexes des hommes avec la nature et entre eux. La menace actuelle n’est pas seulement climatique ou liée à la rareté relative des ressources ; elle porte aussi sur les conditions de vie en société. Or l’islamisme représente un véritable changement de civilisation en France, qui est ignoré ou dénié.

Non, RDC n’est pas au Front national, il est plutôt dans ces micro-partis que sont Riposte laïque et Résistance républicaine. Il cite Jean Jaurès dès la page 12 : « le courage est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe ». RDC poursuit malheureusement par 9 pages de « marre de… » qui font dans la complainte et n’analysent rien, ne faisant pas avancer un débat nécessaire. Certes, « les partis politiques se comportent de plus en plus comme des clans et non comme des porteurs d’idées et d’idéaux » – mais est-ce le rôle des partis politiques d’être des laboratoires d’idées ? La Constitution leur a reconnu une fonction, celle de sélectionner les candidats aux postes électifs. Les partis sont donc des machines électorales, ni des think tank, ni des universités. Les 45 pages de « Prolégomènes » sont donc en grandes parties inutiles.

Suit une première partie dont on ne voit pas bien ce qu’elle vient faire. Intitulée « Comprendre pour agir », elle ne porte que sur la biosphère, l’eau, l’énergie et tout ça. Certes, les interrelations homme/biosphère et politique/développement durable sont évoquées, mais sans lien ni avec l’introduction, ni avec la partie suivante. Sauf à prouver que les politiciens sont bien légers dans l’analyse et la prévision des catastrophes naturelles, et que les organisations internationales sont de lourdes bureaucraties conformistes inaptes à appréhender la complexité.

La partie 2 est consacrée à la France et sa « démocratie malade », où l’on apprend que l’expression du vote a été confisquée en 2005 par le refus de prendre en compte le NON majoritaire des citoyens français au nouveau Traité européen. Qui a refusé ? Cette oligarchie de la politique, de la finance et des médias peu à peu installée et qui s’organise en « nomenklatura à la soviétique ». C’est vite dit, mal analysé et peu documenté, mais pas faux : les affaires Tapie, Bettencourt, DSK et Cahuzac (entre autres) en témoignent.

La partie 3 est vouée aux « agents et concepts destructeurs de la civilisation occidentale » et au « totalitarisme islamiste ». Le lecteur entre (enfin !) dans le vif du sujet ; il a attendu 137 pages, la moitié du livre. Là, le propos est plus cohérent, mieux organisé, étayé de nombreux renvois à des rapports et à des publications comme à des exemples personnels, l’auteur ayant beaucoup travaillé en Afrique et autour de la Méditerranée dans le secteur minier et le développement, puis comme fondateur et directeur du DESS Gestion de la Planète, développement durable et environnement de Sophia-Antipolis.

roger demosthene casanova

Ces « agents destructeurs » pour RDC sont

  1. le mondialisme, idéologie anglo-saxonne ennemie de l’Europe, qui est pour le marché unique (Londres) et la finance libre (New York),
  2. les « ennemis de l’intérieur » (listés p.146 en redondance de la partie 2) que sont une « invasion sournoise », la « méconnaissance de la réalité par les décideurs », la « servitude volontaire du peuple, sa résignation », la « bulle protégée » de l’oligarchie politico-financière et médiatique, la « médiocrité des dirigeants de notre société » en termes de morale civique, de culture, de courage et de hauteur de vue,
  3. La propagande des lieux communs comme « l’avenir est au métissage », « l’islam a tant apporté à l’humanité », la « Turquie a sa place en Europe »,
  4. la « repentance » entretenue par l’oligarchie démago,
  5. le « déni des cultures » et de leur incompatibilité de valeurs parfois,
  6. le déni historique qui fait de « l’islam (une) religion de paix et de tolérance »

En conclusion, dit l’auteur, il est urgent de « résister », en « légitime défense » à la montée des musulmans et de l’intégrisme dans l’islam. Citant sans distance l’assez douteux révérend Peter Hammond (Slavery, Terrorism & Islam, 2005) – à ne pas confondre avec l’économiste de renom du même nom à Stanford – RDC expose (sans convaincre) qu’autour de 10% de musulmans dans la population il y a délinquance admise envers les non-musulmans et pression rigoriste sur le comportement religieux ; qu’au-delà de 20% de musulmans dans la population naissent des émeutes et des milices « djihadistes » (Éthiopie), voire une guerre civile (Liban Bosnie). La France peut-elle être comparée historiquement, sociologiquement et politiquement à ces pays ? L’exemple de la Turquie de 1915-1920 aurait été plus probant : éradication brutale de tous les non-musulmans par génocide (Arméniens chrétiens) ou expulsion (Grecs orthodoxes). Mais là encore, la France 2013 dans l’UE n’est pas la Turquie en guerre alliée au Reich de Guillaume II.

L’ensemble de l’ouvrage n’est pas convainquant parce que nombre d’immigrés d’origine musulmane en France ne sont pas pratiquants, que ceux qui sont pratiquants sont en majorité ouverts, et que seule une infime minorité de jeunes mal intégrés par les cités et par la faillite de l’Éducation nationale sombrent dans la délinquance, voire le terrorisme. Ce qui n’est pas dit mais qui en revanche est vrai, est que ces immigrés intégrés ou voulant l’être se taisent trop souvent – par lâcheté et démagogie – envers leurs « frères » qui fautent. Qu’ils ne montrent pas (ou pas assez) que le Coran n’a pas une lecture unique, qu’elle a varié dans l’histoire, que le salafisme ne reflète qu’un courant bédouin archaïque, même s’il est financé par la trop riche Arabie Saoudite, et qu’il existe d’autres courants compatibles avec la neutralité de l’État et avec la démocratie.

La conclusion de l’opuscule est un amalgame de récriminations sans liens avérés entre elles comme le mariage gay, la dépénalisation du cannabis, le communautarisme, les naturalisations abusives, le vote des étrangers, le contournement de la laïcité, le « racisme anti-blanc » et l’effet cliquet des renoncements. On est presque soulagé de lire enfin une phrase de raison dans ce qu’il faut bien appeler un fatras conclusif : « Qu’on ne se méprenne pas. Ce n’est pas l’islam religion qui est le problème de fond (chacun peut croire à ce qu’il veut) mais l’islam civilisation qui pousse au communautarisme et à l’explosion de la Nation française » p.216. Pas faux – donc comment agir ?

L’auteur retrouve sa maîtrise pour exposer (beaucoup trop succinctement) trois points :

  1. Poser les principes du vivre ensemble
  2. Les mettre en débat national et européen
  3. User des moratoires pour prendre les bonnes décisions (sur la dette, l’immigration, le droit du sol, la tolérance…)

Au total, je juge le livre mal maîtrisé, qui hésite entre le pamphlet politique (mais sans les bons mots et avec trop de références) et l’essai sur l’avenir durable (qui serait bienvenu et avec des références faisant mieux autorité). Il aurait fallu articuler plus clairement environnement et société durable en décrivant comment chaque peuple décide de faire société par des mythes politico-religieux et des valeurs citoyennes (voir Maurice Godelier) ; dire que cela se constitue historiquement par adhésion et qu’au contraire le « métissage » subi conduit à la révolte du peuple contre la caste oligarchique ; enfin montrer combien aujourd’hui les « résistances » existent (même chez les bobos) : notamment la recherche universitaire (Hugues Lagrange, Gilles Kepel) et le féminisme (Dictionnaire des femmes créatrices, 4800 pages, éditions des Femmes 2013). Dire surtout que l’individualisme poussé par les désaffiliations des Lumières exige une éducation solide et un apprentissage de l’outil Internet… Donc pas mal de boulot pour accoucher de quelque chose qui fasse avancer !

Roger Démosthène Casanova, La patrie en danger, éditions Mélibée 2013, 229 pages, €16.15

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