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Le Fascinant Capitaine Clegg de Peter Graham Scott

Les films d’horreur de la Hammer revisitent l’aventure. Ici les pirates, dont le souvenir subsiste au village de Romney Marsh sur la côte du Kent, au sud-est de l’Angleterre (face à la France). Le capitaine Clegg y a sa pierre tombale dans le petit cimetière. Il fut un fameux pirate qui s’est joué de la marine britannique, laquelle ne lui a jamais pardonné. Dès qu’il fut pris, il fut jugé et pendu sans délai, l’Amirauté vexée de s’être fait berner durant des années. Mais son souvenir perdure…

Il a, durant ses années de piraterie, laissé sur une île déserte un mulâtre qui avait agressé sa femme, les oreilles fendues et la langue arrachée. Mais celui-ci n’est pas mort. Un navire britannique l’a recueilli et adopté comme « nez » dans la recherche d’alcool et de vin français de contrebande sur la côte.

C’est justement la mission, en 1792, du capitaine de la marine royale Collier (Patrick Allen) et de son groupe de soldats qui débarquent en fin de journée près des marais où, la nuit tombée, d’étranges cavaliers fantômes et des épouvantails qui paraissent vivants effraient les étrangers. Leur indicateur est tombé dans le marais et s’est noyé de frayeur, juste rançon de sa trahison.

Ce n’est que mise en scène pour favoriser la contrebande qui fleurit, sous la houlette du révérend Blyss, pasteur de choc depuis dix ans qui enrichit le village. Tous lui doivent la prospérité, bien loin des impôts, exactions et vexations du roi.

C’est alors une partie de gendarmes et de voleurs qui se joue, transformant le film fantastique en policier. Tonneaux masquant des portes dérobées, souterrains entre l’église et l’atelier de menuiserie, tonnelets d’eau de vie planqués dans des cercueils, livraisons à la brune en corbillard, épouvantails signalant les dangers – tout est là pour mystifier les hommes du roi. La communauté se protège.

Il s’avère vite que le pasteur Blyss (Peter Cushing) est ce fameux capitaine Clegg « pendu » dix ans auparavant mais sauvé grâce à la complicité du bourreau qui refusait l’injustice. Imogène, la servante de l’auberge (Yvonne Romain) est amoureuse du fils (Oliver Reed) du magistrat local, un gros paresseux qui ne veut voir que ce qui l’arrange. Mais la servante n’est pas n’importe qui… (vous le saurez en regardant le film). Désirée par son tuteur et aubergiste Rash (Martin Benson), la fille est l’enjeu de la trahison. Remis à sa place par le pasteur, frappé par le fils du magistrat, l’aubergiste en colère va livrer au capitaine le pot au rose tandis qu’un benêt les égare dans les marais, où les cavaliers fantôme tentent de les effrayer.

Néanmoins, le drame se noue par la vengeance du mulâtre (Milton Reid) qui a reconnu Clegg sous les traits du pasteur. Il ne peut parler, il ne sait écrire, mais il se jette sur lui sans raison apparente et le soupçon germe.

Chacun subira son sort en fonction des actes qu’il a commis, cruauté, trahison ou amour, ce qui en fait un film édifiant bien dans le ton de ces années de morale encore tranquille. Un bon récit avec péripéties ! Avec même un gamin déluré qui sert à l’auberge pour que les jeunes spectateurs puissent s’identifier et participer à l’aventure.

DVD Le Fascinant Capitaine Clegg, Peter Graham Scott, 1962, avec Peter Cushing, Yvonne Romain, Patrick Allen, Oliver Reed, Michael Ripper, Elephant films 2017, 1h19, €17.00

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Îles du soleil

Celles de Polynésie attirent ; celles des récits de marins font rêver ; celles de l’utopie sont éternelles. Espoir d’un ailleurs terrestre bel et bien charnel, mais situé au-delà de l’horizon, l’île – si possible tropicale – est ce paradis sur la terre où l’on va chercher le rêve : le trésor, ou la femme facile, ou le farniente…

Curieusement, l’antiquité connaissait déjà cette utopie îlienne. C’est Diodore de Sicile qui raconte les périples d’un certain Jamboulos au 1er siècle. Fils de commerçant (ce qui explique qu’il pérégrine), Jamboulos et son compagnon sont enlevés par des « Ethiopiens » (symbole alors du pirate sauvage). L’engrenage veut que, par coutume, tous les 600 ans deux étrangers soient envoyés sur la haute mer en boucs émissaires pour purifier la Terre. A charge pour eux de découvrir une « île bienheureuse » qui renouvellera la prospérité pour l’Ethiopie.

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Tous les clichés de l’exotisme encore populaire de nos jours sont déjà là : climat tempéré permettant nudité et abondance, faune et flore étranges et comestibles, habitants beaux et souples, très accueillants. Ils sont grands, forts et bien faits, leur langue bifide permet de parler le langage comme d’imiter le chant des oiseaux. Les sources jaillissent du sol, ici chaudes, là froides ; elles désaltèrent, nettoient, guérissent. Elles permettent des jeux sexuels raffinés avec différents partenaires dont le rire cristallin et les attouchements sensuels prouvent le plaisir. Bien sûr, tout le monde vit en utopie : la communauté hippie était déjà d’actualité dans cette antiquité. Les biens sont en communs, tout comme les femmes et les enfants ; tout le monde baise avec tout le monde, en communauté sans jalousie.

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On vit vieux parce que le plaisir conserve. Seul le suicide est rituel, vers 150 ans (après avoir tout épuisé de la vie). La mort survient comme un sommeil, paisiblement, sous un arbre, dans la nature. Les enfants malformés sont supprimés car ils seraient misérables, les autres soumis à l’épreuve de l’envol. De grands oiseaux les portent un moment. S’ils ne supportent pas cette poésie qui les fait grimper au septième ciel, avec ce mélange sexuel du « rêve de vol » freudien, de sensualité Ganymède pour l’apesanteur agrippé aux plumes soyeuses, de spiritualité jungienne pour voir le monde de haut – ils ne sont pas dignes de vivre. Nul ne doit être malheureux et cela commence dès la naissance. Qui n’a pas les moyens de bien vivre est incité à quitter la vie. Tous les autres en jouissent par tous leurs sens.

Platon est passé par là, collectiviste de raison, visant à briser la nature en enlevant les enfants aux mères et les fils aux pères. Vie commune, frugale, mesurée, le « régime » politique est aussi diététique pour conserver la forme physique, le moral affectif et la mesure intellectuelle : un jour poisson, lendemain oiseau, troisième jours fruits… Toute les heures ne sont pas consacrées au plaisir physique comme en rêvent les ados de 15 ans. Le plaisir affectif y tient aussi une grande place, au chaud dans la communauté où toute femme est la vôtre et tout enfant un fils ou un compagnon. Mais aussi le plaisir mental d’étudier les astres, d’écrire de l’histoire ou des poèmes. Chaque homme va pêcher, tâter des différents métiers et administrer à son tour les affaires publiques. Nul esclavage aux îles du soleil, nulle aliénation – mais l’accord de l’homme avec la nature et avec sa propre nature : tout est « bon », tout est « moral », tout est « béni ».

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Peut-être est-ce pour cela, parce qu’il faut en définitive travailler (pour le bien de tous certes, mais pas seulement jouir), que Jamboulos et son ami furent accusés de corrompre les mœurs. A moins qu’ils n’aient tenté d’introduire des comportements hors nature ? Ou plutôt pour qu’il y ait une histoire à raconter… Au bout de sept ans (quand même), on les renvoya sur la haute mer pour qu’ils regagnent le monde « civilisé ». Les Hiélopolites étaient de « bons sauvages » mais, décidément, la soi-disant « civilisation » leur apparaissait comme une corruption de la vie naturelle.

N’est-ce pas ce qui s’est produit dans les îles Pacifique ? Outre leurs fantasmes, les Occidentaux ont apporté aussi leurs désirs insatiables : baise mécanique, consommation avide, argent conquis, relations tarifées, administration des choses, exploitation des gens. Tout contrôler, tout évaluer, tout régenter – est-ce « cela » la civilisation ? Le mythe grec nous dit qu’alors son inverse devient utopie : tout laisser être, prendre les choses comme elles viennent, et les gens tels qu’ils sont ici et maintenant. C’était cela dans l’antiquité ; l’exemple du « bon sauvage » au 16ème siècle ; le mythe hippie en 1968. C’est de cela que renaît le fantasme écologique aujourd’hui même… et la « réaction » qui va avec : le retour à l’ordre moral, au souverainisme autoritaire, à la dénonciation via Internet (bouton « signalez »).

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Robert-Louis Stevenson, Le Maître de Ballantrae

Ce gros roman baroque qui fait 232 pages au format Pléiade est une sorte de monstre Frankenstein de la littérature stevensonienne. Il mêle le récit d’aventure au roman historique, l’intrigue passionnelle aux mystères du fantastique, pour se résoudre en tragédie humaine : celle de deux frères comme la nuit et le jour, Caïn et Abel, Esaü et Isaac, l’aimé du Diable et l’aimé de Dieu, le Mal et le Bien. C’est un peu trop biblique à mon goût, un peu trop fantasque et rabouté, rédigé entre les Adirondacks américains et les mers du sud, dans le souvenir de l’Écosse abandonnée et du père de l’auteur qui venait de mourir…

Mais nombre de lecteurs ont aimé, surtout à l’époque de sa parution, notamment l’Américain Henry James dont les deux frères portent chacun un prénom.

robert louis stevenson portrait

L’histoire se situe dans l’Écosse de 1746 où Charles Stuart catholique, descendant de Jacques 1er destitué, tente de recouvrer ses droits à la couronne tenue par le roi George, bon protestant. L’aîné Durie, malgré la volonté de son père qui aurait voulu le cadet, joue son destin à pile ou face et choisit de soutenir Charles Edouard Stuart, alors que le cadet doit faire allégeance au roi George II, afin d’assurer la maison contre tout caprice de l’histoire. James est censé tué à Culloden, la déculottée écossaise par les armées anglaises qui scelle le destin de la province. En 1746, il s’agit de sa première mort. Henry prend donc le domaine, le titre et la promise de son aîné.

Sauf que ledit aîné ressurgit comme un incube, « même pas mort », et n’a de cesse de jalouser ce qu’il a joué et perdu. Il va saigner sa famille en réclamant de l’argent, en s’insinuant dans le couple de son frère, en lorgnant sur son neveu enfant épris d’aventures. Les relations se tendent tant entre les deux frères, du fait du mépris et des insultes de l’aîné, qu’un duel intervient à la lueur des chandelles et que James et transpercé par l’épée de son cadet. En 1757 a lieu sa seconde mort.

Sauf que l’aîné ressurgit comme un incube, « même pas mort », et n’a de cesse que de revenir harceler les vivants, jusqu’à s’installer au domaine comme s’il était chez lui. Henry et sa petite famille part donc s’exiler à New York pour refaire sa vie, laissant James avec le minimum garanti sur le domaine ancestral. Mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille, son orgueil le pousse à poursuivre sa vengeance, il n’a de cesse qu’on le supplie à genoux de reprendre son titre et son domaine que le destin – par lui forcé à pile ou face… – lui a ravi. Henry complote de le faire assassiner par des gens de sac et de corde, lors d’une expédition qu’entreprend James pour récupérer son trésor, amassé lors de ses errances en piraterie. Malgré son habileté avec la langue, James ne parvient pas à berner ses compagnons qui n’ont que l’or dans les yeux et il doit se résoudre à feindre la maladie, puis la mort, aidé par un fakir qui est son domestique. Il est donc enterré par un beau jour d’hiver 1764 dans les montagnes proches du Canada, bouche close et narines bouchées.

C’est la troisième mort du personnage.

Sauf qu’il ressurgit comme un incube, « même pas mort », à la lueur d’un feu lorsqu’il est déterré devant témoins par son serviteur indien qui lui a enseigné comment faire le mort en « avalant sa langue ». Mais cette fois, le diable étant dans les détails plus que dans le personnage, ce qui fonctionne en Inde ne fonctionne pas sous des climats gelés : James Durie est bel et bien mort, même si les flammes (diaboliques) du feu de camp ont donné l’illusion d’un retour à la vie. Illusion qui suffit cependant à son frère Henry pour décéder sous le choc, tant il était éprouvé par la persécution de son aîné sur presque vingt ans.

Ce final un peu Grand-Guignol, dont l’auteur reconnaissait les faiblesses, n’arrange pas son livre. Déjà trop long et un brin morbide, il est à peine éclairé par les ressorts classiques du chevaleresque, de la piraterie, des aventures maritimes et de l’inévitable trésor. Comme si l’auteur avait du mal à passer du feuilleton au roman, comme s’il avait du mal à s’élever au-dessus de son époque conventionnelle et confite en austérité chrétienne, comme s’il était malhabile à mettre en scène le Diable lui-même, le grand Séducteur, Celui-qui-prend-toutes-les-formes, le Diviseur qui instille en chacun le désir.

Car l’histoire se résume ainsi : une ordure supportée par un faible sous les yeux d’un lâche. James qui a choisi son sort est malvenu de réclamer son dû ; Henry, qui a cédé par obéissance au père, ne devrait rien devoir ; le pater familias de droit divin ne veut pas voir le mal dans ce fils aîné qu’il adule, tandis que peu lui chaut la bonté de son fils cadet. Où trouver un seul modèle dans cette collection de minables ? Même l’intendant Mackellar, comptable scrupuleux mais pusillanime, ne peut nous contenter, lui qui réduit sa tâche à rouler des yeux, à donner des leçons et à collecter les documents. Il instaure des récits dans son récit, si bien que l’auteur lui-même semble s’y perdre. Quant au lecteur…

A chacun d’apprécier la beauté du diable ou de fulminer contre l’anémie du cadet. A chacun de réfléchir à l’Écosse du patriarcat clanique traditionnel – bien rigide et injuste – opposée à la Nouvelle-Écosse américaine de la gestion économe et de l’entreprise. Vivre sur la bête pour frimer ou faire fructifier sa fortune pour ses descendants ?

Stevenson ne choisit pas, ou du moins pas trop, car pointe malgré tout sa fascination pour James, le Maître de Ballantrae jusqu’à la tombe, et jusqu’à l’épitaphe gravée par le vieux Mackellar lui-même sur la tombe ! Ne vaut-il pas mieux être détesté, admiré et redouté comme l’aîné (chapitre 12, p.877 Pléiade) qu’être faible, mal aimé et tourmenté comme le cadet ? Chacun choisit sa destinée, le premier par le sort, le second par devoir mal placé. Mais le sort, même défavorable par trois fois à l’aîné, est enviable car signe d’une liberté exercée, certes avec orgueil, mais avec des « qualités de distinction, d’assurance et de désinvolture » très enviables (p.863).

Robert-Louis Stevenson, Le Maître de Ballantrae – Un conte d’hiver (The Master of Ballantrae : A Winter’s Tale), 1889, e-book format Kindle, €0.00
Robert-Louis Stevenson, Œuvres II, Gallimard Pléiade 2005, 1389 pages, €59.80
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Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer

mark twain oeuvres pleiade
Une belle aventure de gamins dans la première moitié du XIXe siècle au bord du Mississippi. L’auteur, père fondateur de la littérature populaire américaine, né en 1833 sixième de sept enfants, a passé sa jeunesse de 4 à 18 ans dans le village d’Hannibal au bord du grand fleuve. Il en a fait St Petersburg pour Tom Sawyer. Le village, c’est la famille, même pour Huck Finn qui n’en a pas ; le fleuve, c’est l’aventure, le grand large, le rêve d’être pirate ou brigand. Ainsi l’enfance est-elle constamment tiraillée entre confort et audace, tendresse et courage, discipline imposée et démon de ne pas tenir en place.

Les jeunes personnages des garçons Tom et Huck, des filles Becky et Amy, sont vrais; ils sont tirés de la réalité et du talent de conteur. Si Tom saute la palissade plutôt que de sortir par la porte ouverte, les garçons d’aujourd’hui en font autant, j’en ai un sous les yeux, 11 ans, qui ne manque jamais d’escalader la grille plutôt que de tourner la poignée. Il a besoin d’exercer ses muscles, de dépenser son énergie prépubère, jouant volontiers en tee-shirt à col bayant par douze degrés dehors. Tom, dont la tante a cousu le col de chemise à sa veste pour qu’il ne se débraille pas, le découd en sortant de chez lui : comme tous les jeunes garçons en croissance constante, son corps supporte mal les contraintes vestimentaires.

tom sawyer fait boire le chat

Samuel Clemens s’est fait appeler Mark Twain à 20 ans avant de passer son brevet de pilote de bateaux à vapeur sur le Mississippi en 1859. La « marque deux » signifie qu’il reste deux brasses sous la quille, juste de quoi passer les hauts fonds qui ne cessent de bouger sur le fleuve. Tom et Huck tous les deux sont l’auteur, les deux faces qui le tiraillent depuis l’enfance – les deux faces du peuple américain depuis les origines : le conformisme moral et la vie sans entraves, la Bible et l’existence de pionnier.

Tom est orphelin, vaniteux, malicieux, qui aime qu’on s’intéresse à lui, mais il se montre aussi courageux et généreux ; Huck est fils d’ivrogne, en guenilles, discret et naïf, plus hédoniste que rebelle, heureux de sa complète liberté au jour le jour. Les gamins aiment aller sans contraintes, pieds nus dès le printemps, se frottant aux épines et aux pierres en escaladant les murets, s’éraflant la peau comme les habits et aimant ça, étouffant sous les vêtements qu’ils débraillent, déchirent et salissent sans souci, n’hésitant pas à s’en dépouiller pour se baigner dix fois par jour ou jouer nus aux Indiens, ornés de bandes de boue sur le torse. « Ces fichus habits qui m’étouffent », dit Huck à Tom, « on dirait qu’il n’y a pas d’air qui peut passer à travers ».

kuck finn et tom sawyer film Selznick 1938

Cette liberté fait vivre Huck le gavroche dans un tonneau, comme Diogène, se nourrissant de ce que les gens lui laissent par gentillesse ou en échange de services rendus. Tom, lui, est flanqué d’une tante sévère au cœur d’or, d’un petit demi-frère Sid, enfant modèle et cafteur, et d’une cousine adorable qui est un peu sa grande sœur. Il est amoureux d’Amy, puis de Becky (fille de juge), pour laquelle il se fera fouetter avant que le couple ne se perde lors d’une fête dans une grotte, trois jours durant. Le garçon révélera sa noblesse et sa vaillance en persévérant, protecteur, pour trouver la sortie malgré la fatigue et la faim. Mais il n’aura pas hésité, avant cet exploit, à fuguer près d’une semaine sur une île du fleuve avec ses deux compères Huck et Joe, vivant à l’aise comme des pirates, nus tout le jour et dormant à la belle, même sous un orage formidable qui les trempe comme une soupe.

tom sawyer statue

Ils seront aussi témoin d’un meurtre dans le cimetière à minuit, Tom témoignant in extremis pour sauver l’accusé innocent, Huck prévenant juste à temps les voisins d’un crime prêt de se commettre. Joe l’Indien (le coupable) représente tout ce que la sauvagerie peut avoir de fascinant et d’angoissant dans ce pays encore neuf. Ils trouveront un trésor, le magot amassé par l’Indien plus celui d’une bande trouvé dans une cachette. Mais si Tom finit par épouser la civilisation avec la fortune, la fille et son adoption par le juge, Huck reste ce pré-soixantuitard qui préfère l’ici et maintenant à l’accumulation pour l’avenir. Cigale plutôt que fourmi, libertarien plutôt que capitaliste, naturel (volontiers naturiste) plutôt que citadin. Il s’épanouira dans un second tome.

tom sawyer joue nu aux indiens

Les enfants pensent à la mort, se demandent si l’on tient à eux, sont soucieux du regard des autres – en bref, ils pensent à l’amour. Tom surtout cherche à se mettre en scène, à composer les scénarios des aventures qu’il fait jouer à la bande de garnements dont il est évidemment le chef, et à faire de beaux discours pour les raconter ensuite en enjolivant son rôle. Il est l’auteur du livre, il est le bon vendeur américain, il est le gamin éternel. Ce trait de personnalité n’est pas pour rien dans l’attachement que l’on a pour lui.

L’éditeur anglais a prédit que le livre plaira aux jeunes garçons mais aussi aux philosophes et aux poètes. Il est devenu un classique même si Aventures d’Huckleberry Finn, qui suivra, est mieux réussi, et si l’hypocrisie du politiquement correct censure impitoyablement le mot « nègre » qui apparaît plusieurs fois. Comme s’il suffisait de bannir un mot pour que la chose disparaisse… Les relations de la police américaine avec les Noirs de nos jours prouvent qu’il n’en est rien, même si on les appelle Afro-Américains, ils n’en restent pas moins affreux Américains dans la (bonne) conscience collective.

Nous sommes avec Tom dans le paradis de l’enfance, toujours à la lisière du dressage social et de la liberté sauvage du corps et des pulsions. Cette tension fait tout le sel de la vie rêvée des jeunes garçons. Mark Twain écrit pour les petits Américains ce que Robert-Louis Stevenson écrivit pour les petits Anglais : son île au trésor.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Œuvres, traduction nouvelle Philippe Jaworski, illustrations originales de True W. Williams, Gallimard Pléiade 2015, 1581 pages, €65.00
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Garnier-Flammarion 2014, 288 pages, €5.40
Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer suivi de Les Aventures de Huck Finn, format Kindle, Amazon media, 1655 Kb, €1.94

DVD Tom Sawyer, 1973, réalisation Don Taylor avec Jodie Foster et Johnny Whitaker
DVD The Adventures of Tom Sawyer, 2002, réalisation George Cukor, avec Tommy Kelly et Ann Gillis, Prism, €4.78

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Paul Doherty, Le trésor de l’Indomptable

Paul Doherty Le trésor de l'Indomptable

Nous sommes à Cantorbéry au cœur d’un hiver rigoureux, en 1303. La neige s’infiltre sous les vêtements et la glace fait glisser les chevaux. Les forteresses de pierre sont glaciales malgré les braseros, les chandelles de cire pure, les tentures et tapis, le bon vin. Hugh Corbett, clerc royal d’Edouard d’Angleterre et investi du pouvoir d’enquêter, se voit envoyé dans la ville pour chercher un trésor. Ou plutôt une carte sur parchemin censée dire où il se trouve.

Ne croyez pas en l’imagination débridée de l’auteur : ce trésor du Suffolk existe réellement. Il a circulé longtemps sous forme de légendes, enjolivées par le merveilleux, mais il a été retrouvé par les archéologues après la Seconde guerre mondiale… Il s’agit du bateau viking de Sutton Hoo, où un prince saxon a été enterré avec ses richesses sous un tertre funéraire !

La fiction ne cesse de rencontrer la réalité chez Paul Doherty, éminent professeur d’histoire médiévale dans le civil. Il a l’art de tresser une intrigue d’Agatha dans un décor moyenâgeux plus vrai que nature. Cette fois-ci, il n’est pas en reste. D’obscures vengeances issues de meurtres, des trafics de marchands, des hôtes étrangers assassinés dans leur demeure bien gardée sans que nul n’ait rien vu, des carreaux d’arbalète qui volent ici ou là pour menacer ou pour tuer, une jeune femme divine et froide accusée du meurtre de son mari, un amant, une servante, un médecin, un lord maire, divers moines et mimes…

Hugh et son assistant Ranulf vont de monastères en manoirs, d’hostelleries en guildhalls ; ils arpentent les chemins glacés et les ruelles encombrées ; côtoient Joyeux, ruffians, godelureaux, ribaudes et jouvenceaux, tous en haillons superposés et parfois pieds nus sur la neige. Ils croisent des pendus aux yeux cavés par les corbeaux, des processions funéraires avec croix et encens balancés par les enfants de chœur. Ils hument les bonnes odeurs puis se sustentent de « chapons et volailles cuits au beurre ; tourtes à la croûte dorée agrémentées de sauces noires relevées ; perdrix rôties ; porc craquant servi avec des champignons et des oignons ; soupe aux œufs et au lait, le tout arrosé des meilleurs vins du Béarn. » p.270 Contrastes.

Ce moyen-âge est rude, étonnamment vivant. « Corbett fit ses adieux à Vive-la-joie et s’éloigna, précédé des jouvenceaux qui gambadaient, se bousculaient, donnaient des coups de pieds nus dans la neige, effrayaient les oiseaux et agitaient les bras. La pure exubérance de leur jeunesse fit sourire Corbett : c’était un réconfort bienvenu… » p.155 Chacun y cherche fortune et à se hausser du col. Les passions sont vives et l’intelligence de quelques-uns aussi. L’au-delà inspire de la crainte et de l’espoir. On tue dans les églises, mais le chant qui s’élève des chœurs monastiques est bien beau. On ne craint pas, non sans humour, d’abuser des croyances naïves : « Un vendeur de reliques, barbu, la peau hâlée par le soleil, les yeux étincelants, hurlait qu’il allait mettre aux enchères l’alliance de la Vierge Marie, une lanière des sandales du Christ, et un morceau de la porte de l’église que Simon le Mage avait édifié à Rome » p.161. L’inégalité est forte et presque héréditaire. Dans la ville, les jours de marché, « les miséreux réclamaient une aumône et les riches, l’œil brillant, la lippe vermeille, la peau blanche comme lis, paradaient dans leurs atours de satin et de samit avec, sur la tête, de courts capuchons à la pointe enroulée autour du cou, sur les épaules des capes de laine et, autour de la taille, des ceintures aux cabochons d’or et d’argent » p.100.

Tout commence par un rude pirate arraisonné, se poursuit par les meurtres mystérieux d’une famille de marchands, hôtes du maire de Cantorbery. D’autres comparses sont mêlés à l’histoire et tout se termine par la justice du roi. Si le lecteur en vient à soupçonner à peu près tout le monde, il a des doutes sérieux sur les vrais coupables. On se dit que… Et puis ce ne peuvent être qu’eux ! Mais jusqu’au dernier moment le suspense demeure. Un bon Doherty à lire au cœur de l’hiver devant une tasse de vin chaud à la muscade et à la cannelle, devant les enfants qui jouent, alors que la glace fige les arbres au-dehors.

Paul Doherty, Le trésor de l’Indomptable (The Waxman Murders), 2006, 10/18 2008, 318 p., 8.80€

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Jean-François Marquet, ABC Mer

jean francois marquet abcmer
Quarante mots pour les marins, c’est un peu court, mais alléchant et parfois original. L’auteur, journaliste audio, recycle une émission de Radio France 2011. Une sélection de mots bizarres du vocabulaire maritime est traitée chaque fois sur une page avec le sens commun, une citation, puis le sens marin. Il y a de quoi découvrir.

Ainsi « corbillard » : vous pensez savoir de quoi il s’agit ? A terre, certainement, mais sur l’eau ? Oh, il ne s’agit pas de la mer, cette fois, mais de la rivière : le corbillard était le coche d’eau qui reliait Corbeil à Paris, Corbeil sur l’Essonne.

Original aussi l’origine marine du mot « forban », qui vient de bannir, comme « bandit ». Les forbans sont des aventuriers rejetés des navires, devenus des pirates. Mais leur destin n’était pas écrit dans leur situation, ils auraient pu refaire leur vie ailleurs honnêtement.

On apprend des choses, je vous dis. Mais trop peu : comment embrasser tout l’océan en 40 mots ? D’autant que certaines définitions sont parfois courtes, format minuté de la radio oblige. Par exemple « bord » qui énumère nombre de ce qu’il faut savoir sur le haut bord, le maître à bord et la roulade bord sur bord… mais rien de rien sur bâbord et tribord, pourtant source de confusions et contresens !

Ce petit opus est-il un « livre » ? Non, un divertissement oui, pour passer le temps dans les transports (son format est véritablement « de poche »). Mais un peu cher pour cet usage. Vous serez instruit, mais aussi agacé.

Pourquoi diable l’auteur, qui avoue un « diplôme de lettres modernes » cite-t-il des auteurs anglais pour confirmer le sens des mots français ?! Citer page 11 Stephen King pour « affaler » et page 43 Oscar Wilde pour « estime » est une cuistrerie : c’est le traducteur qui a choisi ces mots, pas l’auteur en langue originale.

Agaçant aussi ces « je cite » avant toute citation. Transposée directement de l’oral radio, cette façon de dire est une ineptie par écrit : les guillemets ou l’italique sont justement là pour ça.

mousse marin

En bref, une publication mais pas vraiment un document, encore moins « un livre ». Sa lecture (qui prend peu de temps) pourra quand même vous divertir, si les mots marins vous intéressent. D’autant que les dessins de Sébastien Léger ont de l’humour, comme « cingler » et « larguer ».

Quant à l’éditeur, malgré la facilité de publier « à tout prix » des noms connus susceptibles de pub dans les médias (le réseau, vous dis-je !), il mérite d’être découvert. J’ai ainsi chroniqué les Mémoires du capitaine Dupont, rescapé de La Méduse, un fort bon livre.

Jean-François Marquet, ABC Mer, 2014, illustré par Sébastien Léger, éditions La Découvrance, 92 pages, €11.00
Le site de l’éditeur
Attachée de presse : Guilaine Depis

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Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym

Edgar Allan Poe Aventures d’Arthur Gordon Pym Folio
J’ai lu ce livre dans ma prime adolescence. En tant que garçon épris de cartes et d’estampes, il m’a fasciné. Relu récemment dans l’édition Pléiade, mais dans la même traduction littéraire de Charles Baudelaire, j’en ai saisi moins l’aventure que le progressif cheminement vers le fantastique, toujours au bord du monde, là où l’inconnu laisse toute sa place à l’imagination.

Tout commence en effet par deux gamins aventureux (et déjà habitués à l’alcool) : leur périple impromptu en canot durant une nuit où la tempête se lève préfigure ce qui va suivre. Mais les drôles ont un peu plus de seize ans. Ce n’est que vers 18 ans qu’Arthur est embarqué par Augustin, de deux ans son aîné, dans le baleinier de son père, armé pour la pêche hauturière sur plusieurs mois. Arthur n’a rien dit à sa famille, sa mère et son grand-père devenant hystériques à la simple évocation de son désir d’aventures.

L’auteur, né en 1809, a l’âge de son aventurier lorsqu’il écrit le livre, c’est peut-être ce qui le rend si réaliste ; l’âme d’un jeune homme est bien rendue dans sa curiosité insatiable, sa fièvre d’action et son imagination sans limites, au bord de l’affolement.

Tout commence pour Arthur par un enfermement dans la cale, pour contrer son débarquement possible s’il est découvert trop tôt, claustration qui se prolonge mystérieusement, jusqu’aux affres de la faim et de la soif, parce que le navire a été pris par une part de l’équipage qui veut se faire pirate. Le massacre des matelots restés dans le droit chemin n’est que la première étape horrifique de la rude vie adulte que les ados sont avides de connaître bien trop tôt. Ils vont être servis !

Après s’être battus avec les mutins qui restaient et leur avoir fendu le crâne, les deux compères aidés de deux marins fidèles qui ont feint d’être du côté des apprentis pirates, jettent par-dessus bord les barbares qui n’avaient eu aucune pitié pour la vie humaine. Ils sont pris par une violente tempête, le brick est démâté, les cales remplies d’eau. Les quatre survivants se sont attachés sur le pont, trempés et affamés plusieurs jours avant d’ôter leur chemise pour se sécher un peu et plonger par l’écoutille pour tenter de trouver à manger.

alexander ludwig marin jean

Un navire vient droit sur eux ; ils se croient sauvés par la Providence (ce hasard dont l’espérance et l’imagination font une volonté) mais le navire n’est peuplé de que morts d’empoisonnement ou d’une brutale maladie, le seul qui semble bouger étant dévoré par une mouette. Un autre navire passera sans les voir. Il faut donc tirer à la courte-paille pour savoir qui sera mangé. Le sort ne tombe pas sur le plus jeune mais (justice immanente), sur celui qui avait proposé le cannibalisme. Il est promptement expédié, découpé et avalé – sans plus d’état d’âme, nécessité oblige.

Mais le sort ne leur est pas plus favorable : Auguste, blessé par un mutin, est rongé par la gangrène et finit par mourir ; les requins se repaissent de son cadavre dans d’horribles craquements. Arthur l’adolescent découvre alors ce que peut devenir un homme dans les situations extrêmes.

Le bateau ne résiste pas à un autre coup de vent et se retourne, quille en l’air, le lest mal amarré ayant bougé dans la cale. Il ne reste que deux survivants : l’inoxydable Arthur, qui a une fois de plus ôté sa chemise, et Peters, Indien à demi-sensé. Ils sont recueillis in extremis par une goélette qui part explorer le pôle sud en attrapant au passage quelques fourrures. Ils ont l’occasion de se refaire un peu et visitent plusieurs îles australes au paysage désolé avant de se laisser faire par un courant marin qui les conduit plein sud. Cette transition de fausse sécurité amène peu à peu Arthur, comme le lecteur qui s’identifie volontiers à lui, à cheminer vers le légendaire et le maléfique : toute couleur s’estompe, toute humanité régresse, toute vie se fait plus cruelle.

La glace qui s’amoncelle fait soudain place à une étendue d’eau libre et l’atmosphère se réchauffe. C’est alors que surgissent les îles imaginaires dans l’inexploré humain. Rien de paradisiaque malgré les apparences ; même l’eau est gélatineuse. Leurs habitants sont noirs, vaguement descendants des Éthiopiens de la Bible ; ils sont rusés et nourrissent de mauvais desseins. Mais ils savent endormir la méfiance et c’est par miracle (ou plutôt par la curiosité sans cesse en éveil d’Arthur qui voulait explorer une faille de la passe) que le garçon et Peters échappent à l’ensevelissement vivant de l’équipage en marche vers la fête d’adieux, à la prise d’assaut du navire à l’ancre et à l’explosion de la cale.

bateau sous voile

Ils ne doivent qu’à leur astuce, à leur courage et à leur détermination brutale d’échapper à la horde qui se rue sur eux. Ils volent un canot, détruisent le seul autre disponible, et voguent à force de pagaie. Arthur ne tarde pas à se mettre torse nu – comme chaque fois que le danger presse – pour faire de sa chemise une voile. Cette sensualité un peu masochiste envers sa jeune chair d’apparence vulnérable décrit assez bien les affres des hormones chez les adolescents tourmentés par l’aventure. Arthur semble jouir des épreuves qui le trempent, l’assomment, le meurtrissent, le noient, l’ensevelissent ou l’affament. Ce plaisir pris par le corps dans l’action virile n’est pas pour rien dans l’étrange charme du livre chez les adolescents garçons. Les filles y sont peut-être moins sensibles, mais je n’ai pas d’exemple récent.

Le courant vers le sud emporte le canot tandis que la chaleur de l’air augmente, jusqu’à une brume qui voile l’horizon. C’est alors qu’est évoqué un « Géant blanc » avant que le carnet ne s’interrompe brutalement. Arthur s’échappe de ce pôle sud maléfique mais il n’en dira rien. Tout d’abord parce qu’on ne le croira pas, dit-il à l’éditeur, puis parce qu’il meurt dix ans plus tard sans qu’on sache comment, mais sans avoir achevé le manuscrit de son histoire. C’est du moins ce que l’auteur nous dit.

Devenu sans doute adulte à 29 ans en 1838, date où paraît le roman, il passe à autre chose, ces Histoires extraordinaires où l’imagination se débride mais avec plus de maturité. Jules Verne donnera une « suite » à l’aventure d’Arthur Gordon Pym dans Le sphinx des glaces.

Voici un bon roman de marine ancien mais éternel, empli d’aventures, de courage et d’imagination, analogue à L’île au trésor de Stevenson, à Deux ans de vacances de Jules Verne, et à Moby Dick de Melville. Tous ces romans répondent à la passion adolescente pour l’action et sont à mettre entre toutes les mains dès l’âge de 10 ans.

Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, traduites par Charles Baudelaire, Folio classiques 1975, 305 pages, €7.90
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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Chasse au trésor à Tahiti

Pour ceux qui ont vécu en Polynésie, Anuanuraro est un nom qui leur rappelle des souvenirs… Non ?

L’atoll d’Anuanuraro dépend de l’atoll de Hao (ancienne base arrière du CEP), ses terres émergées ? 2 km2, la surface de son lagon ? 8 km2. Anuanuraro ou Anuanu-Ouest fut aussi appelé Archange puis Duke of Gloucester Island par les découvreurs. C’est un petit atoll sans passe de 5 km de long sur 3,5 km de large. Racheté par le Territoire, il était la propriété de Robert Wan qui y exploitait une ferme perlière (cela vous rappelle quelque chose, maintenant ?). L’aérodrome privé n’est plus en utilisable.

ballon plage polynesieL’île est réputée détenir un trésor… C’est là que trois hommes passionnés d’archéologie, d’histoire et de chasse au magot ont vécu une aventure rocambolesque depuis le 17 mars dernier. Ils avaient tout prévu sauf le mauvais temps. Débarqués d’un catamaran, ils auraient perdu 80% de leurs vivres dès leur débarquement mouvementé sur l’atoll. Téléphone satellitaire et panneaux solaires ne fonctionnaient pas… Et le catamaran ne devait revenir les chercher qu’entre le 3 et 6 avril !

Mais quel est ce trésor ? L’un des plus gros trésors pirate du monde ! De 3 à 23 tonnes d’or ! Caché où ? C’est un aventurier irlandais Charles Edward Howe qui a organisé de nombreuses expéditions à Pinaki (autre atoll des Tuamotu) suite à sa rencontre en Australie en 1912 avec le dernier survivant d’une équipe de quatre pirates qui auraient volé et caché, de nombreuses années auparavant, le magot, sans jamais rien trouver. Les aventuriers des temps modernes ne remettent pas en cause l’existence de ce trésor mais pensent qu’il se trouverait sur un autre atoll des Tuamotu. Lequel ? C’est bien là la question !

pirates costumes

Ils pensent également que le trésor ne proviendrait pas de la cargaison d’or d’un navire espagnol mais d’un voilier, Le Madagascar, une frégate trois-mâts britannique, mystérieusement disparue corps et biens en 1853 et que les pirates auraient drossé volontairement sur le récif d’Anuanuraro.

Pinaki, appelé également Panaki, ou Whitsunday Island par les Européens est un petit atoll circulaire de 4,5 km de diamètre, un lagon de 1 km de long et 600 m de large, relié à l’océan par un seul hoa. Loin de Tahiti (plus de 1 100 km) l’île est connue car on raconte qu’elle renferme un trésor : un butin de 10 millions de dollars représentant les biens de l’Église catholique au Pérou qui fut embarqué en 1849 sur une goélette qui appareilla de Pisco. Une mutinerie à bord, plusieurs personnes de Nukutavake en 1850 qui affirmèrent avoir vu une goélette semblable à ce navire dans les parages de Pinaki et même un pêcheur affirmait avoir vu des hommes décharger des coffres en bois ! Howe débarqua à Pinaki en 1912, creusa, fouilla l’atoll pendant 18 ans sans jamais rien trouver. D’autres creusèrent d’autres trous…

TAHITI DEPUIS LES HAUTEURS

Il parait que pendant les soirées de bringue, le trésor est toujours un sujet de conversation ! Nos aventuriers ont récolté de précieux débris. Le plus jeune des aventuriers laissé sur place (plus résistant qu’un Australien) a été recueilli par l’hélicoptère Dauphin et déposé sur l’atoll privé de Nukuteppi.

Hiata de Tahiti

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Le malentendu Mélenchon

La France vaniteuse et légère encense un mouton noir parmi une pléthore de moutons blancs en costume-cravate. L’inverse de l’Italie où la population comme la classe politique ont pris conscience de la gravité de la crise, après des années d’illusionnisme Berlusconi. Jean-Luc Mélenchon veut tout et son contraire ; il le tonitrue en brandissant le drapeau rouge des traditions. Dans ce folklore, beaucoup se reconnaissent… mais ils sont trop différents pour jamais s’amalgamer. Mélenchon pratique la politique « à l’ancienne », comme on le dit de l’andouillette ; mais ses partisans sont pour la plupart des jeunes, libertaires anarchistes – uniquement dans le présent.

La raison du bouffon

Les protestataires ne manquent pas dans les pays occidentaux depuis que sévit la crise. Les États-Unis de Bush et de Goldman Sachs ne sont décidément plus un modèle, aussi stupides dans la confrontation des cultures que dans la gestion de l’économie. L’Europe de l’Union est un gros « machin » impuissant qui doit prendre la moindre décision à 27 sans qu’il y ait une quelconque homogénéité. L’Eurozone est une union pratique plus efficace, mais dont le volet de convergence économique et fiscale a été laissé en déshérence par les politiciens de droite comme de gauche depuis Maastricht (1992). Les populations, dopées à l’endettement cigale, se sont trouvées fort dépourvue lorsque la bise fut venue. Elles se croyaient maîtresses du monde, plus avancées moralement, mieux expertes en gestion économique et en innovations… et patatras ! Voilà que l’Inde et la Chine, le Brésil et l’Afrique du sud, commencent à leur tailler des croupières. Certains s’en sortent, avec patience et discipline, conduisant des réformes pour s’adapter dans la durée : la Suède, le Danemark, le Canada, l’Allemagne… D’autres s’effondrent, comme feu l’empire romain : tous les pays riverains de la Méditerranée, dont peut-être la France.

Il y a donc partout des protestataires de l’austérité, du ressentiment contre la finance internationale, les banques, les politiciens en place. Ce sont les Grecs en résistance, les Indignés, les Pirates… et les Mélenchoniens. Car la gauche radicale a régulièrement échoué à rassembler les revendications populaires depuis des décennies. Trop intello, trop hédoniste, trop alter, trop écolo… Mélenchon a le talent de faire croire qu’il gagne, alors qu’il rassemble à peine plus que le total des voix de gauche extrême à chaque élection. Mais il remplit la fonction tribunicienne hier tenue par Georges Marchais puis par Jean-Marie Le Pen. Les proximités sont plus proches que l’on croit. Jean-Luc, comme Jean-Marie, fait haine ; les deux sont des enfants élevés sans père, comme Merah. La crise exacerbe les tensions, pousse donc les partis à la radicalité, ce pourquoi Sarkozy assume la droite, le centre avec Bayrou implose et Hollande flageole. Arrive qui ? La grande gueule « de gauche », franc-maçon que « tout le monde » attend, des bobos intellos aux profs stakhanovistes, et des fonctionnaires moyens aux jeunes en rupture, souvent ouvriers non qualifiés « grâce » à notre merveilleux système scolaire : sénateur socialiste, ex-ministre de Jospin et député européen Mélenchon !

Dans sa bio soigneusement repeignée sur Wikipedia, on apprend que le politicien du peuple a peut-être travailloté comme ouvrier durant ses études (arrêtées à la licence, juste avant les années recherche personnelle), mais qu’il a surtout été élu depuis 1983. A-t-il jamais effectué son service militaire, année « citoyenne » s’il en était ? Silence sur le sujet… Il vit de la politique, est payé par la politique, ne produit que de la politique depuis 30 ans. Que connaît-il du « vrai » monde du travail, de l’entreprise, de la production ? Affectif au point de prendre les expressions des masques nô, licencié de philo, un temps prof, vaguement journaliste, il préfère les grands mots. La révolution, le peuple, l’avenir, la dignité, le citoyen, ça fait bien. Ça chante dans les manifs et les meetings.

Mais pour réaliser quoi ?

Augmenter le SMIC, baisser l’âge de la retraite, distribuer du pouvoir d’achat… mais rester dans l’euro. Comment donc financer la dette abyssale sans les grands méchants marchés financiers ? « Je prends tout » aux riches est un slogan facile, qui ne se réalise qu’une fois s’il advient. Mais alors, plus d’entrepreneurs au-dessus de l’artisan, plus de financement extérieur, plus de convergence européenne – et certainement plus d’euro ! Il faut savoir ce qu’on veut : ou un programme coréen du nord (fermer les frontières et imposer l’égalité par la force) – ou un programme coréen du sud (ouvert au monde et compromis avec les forces mondiales, négociations avec les partenaires européens, et l’enrichissement personnel qui est la seule source du progrès – tous les pays du socialisme « réel » l’ont parfaitement montré).

L’insurrection civique, cela fait joli, mais concrètement ? Qui va canaliser ce vaste foutoir défouloir soixantuitard pour le traduire en intérêt collectif ? Un parti d’avant-garde ? Un leader maximo ? Un néo-Chavez ? Mélenchon se garde bien de trancher, lui qui admire tant Chavez que Morales, lui qui méprise les langues régionales et encense la politique du PC chinois colonisant le Tibet. Autoritaire, centralisateur, jacobin. Ses héros sont Robespierre et Saint-Just, grands humanistes français comme chacun sait. Quand la raison délire, elle n’atteint pas que la finance : sûre du Vrai, du Bon, du Bien, elle cherche à l’imposer à tous, malgré les résistances et les différences. Cela donne le rasoir républicain, la mission coloniale, le j’veux voir qu’une tête ! de l’administration à la française, le communisme léniniste, la Tcheka de Trostki, l’apanage Castro ou Kadhafi… Rien de ce que désire vraiment la base électorale du PDG, ce parti Mélenchon au sigle curieux pour des anticapitalistes.

Pour le comprendre, il faut aller voir ailleurs

Si l’on regarde aux États-Unis, la sociologie électorale montre un divorce croissant entre Boomers et Millenials. Les Boomers sont la génération baby-boom, nés entre 1946 et 1964, majoritairement Blancs anglo-saxons protestants et éduqués. Les Millenials sont la génération portable-mobile-internet-jeux vidéo, nés entre 1980 et 2000, beaucoup plus multiculturels, moins éduqués et racialement divers. Les premiers prennent leur retraite, les seconds entrent dans la vie active. La politique va en être changée. Les communicants agacent, puisqu’ils n’en savent pas plus que le citoyen lambda au vu des années Bush qui vont des attentats du 11-Septembre à la crise financière, en passant par l’occupation de l’Irak. L’Amérique, florissante sous Clinton, est en ruine lorsqu’arrive Obama. Que veulent les Millénials ? Revenir aux valeurs de l’Amérique, au self-made man et à l’esprit novateur. Mais avec plus d’État qui règle (et moins de politiciens). Cela donne à gauche Occupy Wall Street et à droite les Tea parties. Tout cela très libertarien…

Si l’on regarde en Allemagne, voici que monte le parti Pirate, qui entre aux parlements régionaux de Berlin et de Sarre. Il allie les alter, les Verts, les geeks et les protestataires. Tous militent pour la libéralisation d’Internet et leur seul programme est « méfiance » envers les politiciens. Leur insurrection civique consiste à prôner la transparence de tous les débats politiques et sociaux via le net. L’approfondissement du libéralisme vers l’anarchie plutôt que la centralisation bismarckienne…

Si l’on regarde en Espagne, Los Indignados pacifiques et vaguement hippies se radicalisent, aidés par les Black Blocs aux marteaux brise-vitrines. Anarchistes, antimondialistes, égalitaires et libertaires, ils sont contre la contrainte financière, les puissances anonymes et pour reconquérir la politique. Pas vraiment jacobins !…

En tout cela, un point commun : l’hyper individualisme postmoderne. Mélenchon, avec ses revendications collectivistes à l’ancienne fait vieux ringard face à ces courants. Le système politique doit se restructurer, la liberté personnelle est cruciale, l’exigence de participation citoyenne plus criante comme l’avait déjà montré en 2007 Pierre Rosanvallon. Les partis traditionnels échouent à convaincre. En cela Mélenchon a raison d’appeler à faire de la politique autrement… mais pas comme il la voudrait, pourtant.

Le malentendu

Quand on est né en 1951 on n’est plus vraiment jeune, bien qu’empli de ressentiment envers l’autorité parce que le père a divorcé quand il avait 11 ans, parce que le PS l’a « humilié » en donnant un faible score à son courant. Quand on a occupé depuis trente ans les fromages de la République, nanti d’un patrimoine frisant l’ISF et d’un revenu égal à cinq SMIC. Quand on a voté oui à Maastricht et qu’on reste député européen. Quand on se dit trotskiste lambertiste (dont une fraction a soutenu Marcel Déat en 1941, socialiste autoritaire devenu collabo parce qu’antilibéral et anti-anglais, ministre du Travail de Pétain). Quand on est pétri de toutes ces contradictions, comment convaincre dans la durée ? Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite : geeks du divertissement immédiat qui admirent le bouffon comme naguère Coluche ; bobos du « pas assez à gauche ma chère » de 2002 qui ont éjecté Jospin sans même y penser au profit de Le Pen pour le second tour ; nostalgiques de leur jeunesse gauchiste 68 bien enfuie ; volontaristes politiques qui croient encore qu’il suffit de dire « je décide » ; écolos militants qui prônent l’austérité morale ; cégétistes anars qui vivent la lutte des classes à ras d’usine ; militants organisés du parti communiste qui veulent recycler leur méthode…

Il y a une vraie interrogation sur la politique. Elle a été portée par Ségolène Royal en 2007, par les Verts de Cohn-Bendit aux dernières Européennes de 2009 et, hors de France, par le mouvement Occupy Wall Street, les Grecs en résistance, Los Indignados et les Pirates – sans parler de l’humoriste élu maire de Reykjavik en Islande. De la transparence, de la participation, du libertaire : loin, très loin, de Mélenchon ! Qu’il soit à la mode est-il un effet de la société du spectacle ? Son « message » une communication de plus ? Un malentendu ?

Au fond, à qui profite le crime ?

Mais à bon entendeur… La montée Mélenchon profite à Nicolas Sarkozy : tout comme François Mitterrand avait excité le Front national pour faire perdre la droite, tout comme la gauche caviar avait snobé Jospin pour faire advenir Le Pen en avril 2002, la surenchère Mélenchon repousse le centre vers Nicolas Sarkozy au détriment de François Hollande. Et qu’on ne vienne pas m’objecter qu’au second tour ce petit monde va se rallier : avez-vous jamais vu des têtes de linotte penser au-delà du présent immédiat ? C’est l’abstention à gauche qui va gagner, avec la surenchère ; à l’inverse la droite va se ressouder contre le gauchisme Robespierre. Sarkozy pourrait gagner : n’est-ce pas la stratégie du billard, encouragée en sous-main par les ex-UMP qui se disent « impressionnés » par le Mélenchon ?

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Stevenson, L’île au trésor

Ce petit livre est à mes yeux un chef d’oeuvre de la littérature universelle, écrit par un Écossais formé en France, parti aux États-Unis et ayant terminé sa vie dans les îles du Pacifique. Plus fort que Le Clézio !

Parmi les romans qui ravissent les garçons entre 9 et 15 ans, celui de Robert-Louis Stevenson est probablement le plus fort. Winston Churchill lui-même avoue l’avoir lu, offert par son père, à sa sortie en volume (il avait 9 ans et demi) : « Je me souviens du délice avec lequel je dévorais ce roman ». Son image ressurgira spontanément à sa mémoire lorsque, jeune officier, il se fait envoyer comme observateur dans la guerre entre Espagnols et guérilleros à Cuba en 1895, à 21 ans. Si la quête des filles tourne autour de la perte du pucelage, la quête des garçons concerne la virilité. Elles est à découvrir, à maîtriser, à faire reconnaître. Quoi de meilleur alors que l’aventure ? Surtout entre mâles et si elle vise à déterminer ce qui est le bien et ce qui est le mal, le courage et la lâcheté, la vertu et le vice – tous les repères d’un très jeune homme.

Robert-Louis Stevenson commence ce roman pour adolescents en août, lors d’une saison des pluies en Écosse. Il n’est pas indifférent que ce soit son beau-fils Lloyd, 13 ans, qui l’ait inspiré. Ses coloriages l’amènent à dessiner une carte, puis à imaginer ce qu’il y a autour. Ce support du rêve, cette émulation entre une jeune âme et l’adulte écrivain, le soutien de la famille entière prise au jeu, vont faire de cette histoire un chef d’œuvre. « C’est bête et très amusant », écrit Stevenson à W.E. Henley le 25 août 1881. Il ajoute : « pas de femmes dans l’histoire, ordre de Lloyd ». Il s’agit en effet de devenir homme et les mères, sœurs et amies ne font que compliquer la mesure et décourager les épreuves.

Lloyd ayant 13 ans, est du même âge que Trelawney lorsqu’il s’engage dans la Navy. Ce modèle du « seigneur » Trelawney sera le père tutélaire de l’aventure et il est loisible de supposer que Jim Hawkins, le héros de ‘L’île au trésor‘ a cet âge. Son père biologique est mort de fièvre un peu avant le départ ; seuls lui restent le docteur, modèle de l’homme droit, adroit et direct, le seigneur riche mais au-dessus de tout cela – et Silver, marin à jambe de bois, ci-devant pirate. Autrement dit l’ingénieur, l’aristocrate et le bandit, les trois voies sociales du temps. Jim, roturier par naissance, même s’il est gentleman par action, aura à choisir entre les modèles de Silver et du docteur. Son âge malléable en fera un passeur de l’un à l’autre, intermédiaire et passe-muraille ; cette dialectique de relations le rendra homme.

Silver est cuisinier et pirate, pot-au-feu et théâtral, roublard et meneur d’hommes. Il reste mené par ses instincts malgré son intelligence et sa ruse. Il préfère l’action, l’or et une « négresse » – plutôt que rester établi aubergiste avec ce qu’il a déjà. Les pirates ses compères sont insouciants, gaspilleurs, vivant au jour le jour. Tout comme des enfants immatures malgré leur barbe. Jim voit bien où est la tentation ; il voit moins bien l’attirance qui sent un peu le soufre que Long John a peu à peu pour sa fraîche mine. Le docteur Livesey est scientifique, médecin et décidé. Il est le prototype de cet homme d’action généreux, moral et plein de ressources qui représente le modèle donné aux jeunes garçons anglais, et que Jules Verne donnera sous le type de l’ingénieur aux jeunes garçons français. Après avoir erré de l’un à l’autre, tenté par l’aventure au jour le jour et l’hédonisme avec Silver, rapproché du docteur par sa bonne éducation comme par son goût du travail bien fait, Jim trouvera par lui-même sa voie en trahissant l’un et l’autre.

Le trésor, c’est le rêve ; c’est aussi la virilité à prouver en le repêchant. L’île, c’est un mirage ; c’est aussi un bagne à vivre. Il y fait chaud comme sous les tropiques, les arbres et les sources y poussent d’abondance, tout comme les chèvres – mais l’île est loin de tout, bornée de marais à fièvres et de souvenirs hantés. Elle est comme la grotte pour le dragon, un écrin ambivalent – féminin – qu’il faut investir pour le vaincre et accéder à l’or caché en ses profondeurs. Elle n’est pas un but mais un réceptacle. L’initiation mènera le jeune Jim de l’innocence à l’expérience, des 12 ans enfantins aux 14 ans virils. Il éprouvera le mortifère de la jouissance, la dureté de la loi, la responsabilité qui va avec la liberté. Le capitaine Smolett verra en lui « un enfant gâté » (chapitre 33) ; Silver « un gamin qui a de la ressource » (ch. 28) ; Trelawney ne dira rien, peseur des âmes, référence sociale, juge des comportements.

La mer est le domaine des hommes – ceux qui savent manœuvrer une goélette. Elle exige savoir et discipline, mais elle permet la liberté et toutes les conquêtes. L’île est un domaine féminin – enveloppant, ensorcelant, enclos – elle permet l’insouciance par son abondance, promet son trésor, mais emprisonne à vie dans ses rets. Le bateau, l’île, le fort, sont des domaines fermés d’où Jim ne songe qu’à échapper, tout comme il s’est échappé de l’auberge familiale et du cocon maternel, et tout comme il s’échappera de la flatterie sexuelle un peu lourde de Silver. Le coracle, la jungle, les courants de marée, sont des domaines ouverts où il fait bon voyager, explorer, se tester, tout comme l’accomplissement du devoir prôné par le docteur. Ce qui vaut est le chemin, pas l’arrivée : la carte qui porte l’imaginaire importe plus que les doublons d’or à trouver. L’aventure vaut mieux que le trésor. Surmonter les épreuves est l’objectif, qu’importe au fond le résultat.

Jim, mi-homme mi-enfant, va impulser l’action et sauver le bien. Sa pulsion adolescente le rend « frais comme un gardon » ainsi que le complimente Silver (ch. 30) ; son énergie vitale séduit : « mon portrait craché, du temps où j’étais jeune et fringant » (Silver, ch. 26). L’histoire n’avance que grâce à sa jeunesse emplie de curiosité, de désirs, en quête de devenir : il découvre le complot, caché dans un tonneau de pommes ; trouve Ben Gunn lors de sa première fugue hors de la goélette ; se fait adopter par les pirates parce que Silver le désire; prend le bateau pour le cacher lors de sa seconde fugue hors du fort.

La première fois, c’est porté par les jeux offerts par l’île, que lui a fait miroiter Silver le tentateur : se baigner, courir après les chèvres, grimper au sommet pour voir tout l’horizon. Il découvre la jungle, les serpents, les marais, les oiseaux qui sonnent l’alarme. Il assiste à son premier meurtre de sang froid, par derrière, un coup de Silver, après avoir entendu le hurlement prémonitoire d’un autre marin fidèle assassiné. Il est libre, mais seul ; il court « comme en délire » dans l’air « surchauffé » de l’île, véritable étouffoir maternant. Il découvre Ben Gunn, son avenir possible : « j’étais un garçon poli… c’est allé de mal en pis » (ch.15).

La seconde fois, c’est après la bataille du fort. « Un accès de folie », cette fois personnel comme une bouffée d’hormones, le pousse à prendre la poudre d’escampette pour conquérir sa liberté. Notez les mentions de température : Jim a froid quand il est dans le fort au matin, engoncé dans sa vareuse, sous la protection des adultes ; dès la bataille annoncée, le soleil assez haut lui fait mettre « les manches de chemise retroussées jusqu’aux épaules » (ch.21). Il utilise sa mémoire pour trouver le coracle de Ben, ses muscles pour le manœuvrer jusqu’à la goélette, sa tête pour éviter que le câble trop tendu ne l’envoie balader. Cette seconde fois est l’heure d’une renaissance. Des commentateurs l’ont noté, le coracle en osier est comme le berceau de Moïse. Le gamin s’y endort, « bercé par une longue houle calme », ventre maternel fait de mains d’homme qui le prendra enfant pour le rejeter mâle.

Il est un autre à son réveil. Il se laisse ballotter, tant le coracle « ne supportait pas qu’on interférât dans sa manœuvre », tel une mère qui fait tout à son fils. Mais il veut rattraper la goélette devant lui et il apprend à maîtriser l’embarcation en surmontant sa peur et les embruns des vagues. « L’habitude venant », il va où il veut comme un homme – un professionnel, maître de lui et conscient de son devoir. La goélette le reconnaît par son bout-dehors phallique qui le sollicite brutalement. Il l’agrippe avec agilité au lieu de se laisser emboutir comme le coracle ; il est un peu plus viril déjà. Il va commander le navire, initié par un pirate blessé dont il n’est pas dupe malgré ses flatteries.

Poussé à bout, il tue son homme de deux pistolets chargés, engins phalliques ; il est cette fois pleinement viril. D’autant plus qu’il était resté impuissant quelques instants auparavant, pistolet à la main au pied du grand mât, la mer ayant castré son amorce. Cette fois, dans les hauteurs de la vigie, il a soigneusement changé les amorces, déchargé et rechargé chaque arme, maître de lui et organisé. Il a agi en adulte, il survit en homme. Il en garde même une glorieuse blessure de guerre qui fait couler son sang « dans son dos et sur sa poitrine » – comme une onction lustrale sur son torse nu

. La seconde, après l’estafilade aux doigts en prenant un coutelas juste avant la bataille du fort. Ce sont chaque fois des tatouages initiatiques ; il est marqué dans la chair et symboliquement. Le voilà déniaisé, définitivement plus un enfant.

C’est pourquoi il fera contre mauvaise fortune bon cœur lorsqu’il se retrouvera face aux pirates, dans le fort abandonné des autres. Dos au mur et cœur cognant dans sa poitrine, il tiendra un brave discours. Puis il tiendra sa parole de gentleman à Silver, qu’il voit pourtant sans cesse prêt à changer de camp, ambigu en politique comme en affection. Il refusera le tutorat du docteur qui encourage sa fuite derechef, malgré sa peur d’être torturé par les pirates inhumains. Il a vaincu sa solitude, ses émotions, sa terreur même ; il est resté sagace, prompt et moral. Il est digne d’être pleinement un homme désormais.

Nous en sommes heureux pour lui. Heureux enfant quand nous palpitions à ses aventures, écrites en courts chapitres haletants ; heureux adulte quand nous observons avec indulgence cette quête virile que chaque garçon, à son rythme et avec sa propre histoire, a vécu, vit et vivra.

Voilà un beau livre, qui en apprend beaucoup sur la condition humaine.

Robert-Louis Stevenson, L’île au Trésor , Livre de Poche.

La carte de l’île au Trésor a été dessinée par Stevenson et son beau-fils Lloyd.

L’Île au trésor (Treasure Island), téléfilm de Fraser Clarke Heston, 1990, avec Christian Bale dans le rôle de Jim (pas de DVD mais on trouve des scènes sur Youtube !).

Christian Bale dans Treasure Island

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