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Louis-Ferdinand Céline, Guerre

On sait que Céline a fui Paris en 1944 et que son appartement a été « saisi » et occupé par un résistant, Yvon Morandat. Ce gaulliste de gauche devenu brièvement secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales, chargé de l’Emploi dans le dernier gouvernement de Georges Pompidou, a occupé l’appartement montmartrois, rue Girardon de 1944 à 1946. Les 5 316 feuillets de la main de Céline sur une étagère sont mis au garde-meuble. Le journaliste culturel Jean-Pierre Thibaudat affirme que Morandat aurait proposé au retour en France de l’écrivain de lui restituer ses écrits, à condition de payer la facture du garde-meuble dans lesquels ils se trouvent. Céline a fait sa mauvaise tête, Morandat aussi – les manuscrits sont restés dans une malle… mais dans la famille Morandat (et non pas au garde-meuble). Volés/sauvés, ils ont été redécouverts par sa fille en 1982, dix ans après sa mort.

Ce sont ces feuillets qui sont publiés en 2022, après transcription difficile, certains mots restant illisibles, d’autres peu clairs. Guerre est le premier tome de la série de redécouvertes et a le mérite de donner une description très proche du réel de la blessure de Louis Ferdinand Destouches en 1914, à 18 ans, dans les Flandres belges, alors qu’il était brigadier des transmissions. Il a été atteint sévèrement d’une balle au bras et projeté par une explosion qui le blessera à la tête ; il aura de constants bourdonnements d’oreille et déclaré invalide à 70 %. Il sera décoré de la médaille militaire.

Le récit, commencé dans le réel, diverge très vite vers le fantasme à la Céline. Le garçon n’a encore que 18 ans et s’engager a été un moyen de s’évader de sa prison parisienne, entre des parents très petit-bourgeois et un métier étriqué dès 14 ans de ciseleur en bijouterie. Il a bien rempli sa mission à la guerre. Lorsqu’il se retrouve à l’hôpital, son obsession, comme celle des autres blessés, est le sexe. Dès le premier soir, il se fait d’ailleurs branler par l’infirmière nommée L’Espinasse, qui se prend d’affection sexuelle pour lui. Une transposition de la véritable infirmière Alice David, affectueuse mais très prude, qui n’aurait certainement pas violé les convenances.

Mais Céline jeune ne pense qu’à ça, son compagnon le plus proche est même qualifié de maquereau qui fait travailler pour lui une jeune Angèle de 18 ans bien roulée. Les bordels et la prostitution sont interdits dans la ville belge proche du front, mais « Cascade » (son nom n’est pas fixé) fait venir sa pute et la met au turbin. Elle se fait les Anglais de l’état-major installé dans la ville. C’est une gagneuse et elle aime baiser. Elle aime aussi arnaquer et fait jouer au jeune Destouches le rôle du mari qui surgit en pleine action pour faire honte au client avide et lui extorquer la forte somme. Un Écossais très blanc et très musclé la chevauche si bien et si longtemps que le pseudo-mari en est fasciné et ne joue pas son rôle. Il est meilleur dans le cas suivant, avec un Anglais propriétaire d’usine qui l’invite à Londres. Ce sera l’objet du prochain manuscrit.

La guerre a été l’épreuve initiatique qui a profondément marqué (et perturbé) Céline l’écrivain. Il en est probablement devenu cynique et pacifiste, découvrant tout ce dont l’humain est capable lorsque les barrières sociales et morales s’effondrent. Il en a pris sa vocation de médecin, désireux de remédier à la misère humaine. Mais aussi probablement sa paranoïa contre les germes qui attaquent la santé, tant les virus et microbes dans le corps que « les Juifs » dans le corps social. Profondément défiant, blessé au point d’être constamment offensé, il ressort de l’expérience brutale de la guerre empli de ressentiment contre la société bourgeoise, la morale conventionnelle et l’hypocrisie sociale. Il sera tenté par le grand remplacement de tous les politicards incapables et affairistes de son temps par l’espoir viril et vigoureux du nazisme. Il n’en a pas mesuré les effets, ni analysé l’esclavage de masse.

Ce manuscrit enfin publié montre aux lecteurs de Céline son style encore en formation, argotique mais sans plus, éjaculatoire constamment, le mélange de comique qu’il voit toujours dans le tragique, germe de ses romans futurs. Guerre a été écrit après Voyage au bout de la nuit mais avant les autres œuvres. Se lit bien pour tous (avec glossaire d’argot en fin de volume) et ravit les céliniens (avec fac-similé de quelques pages manuscrites).

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, 1934, Gallimard 2022, Folio 2023, 217 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

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John Galsworthy, A louer

Suite du précédent volume chroniqué sur ce blog, ce tome-ci suit les enfants des personnages précédents. Soames l’avoué, imbu de propriété et de collections, a eu une fille, Fleur, lui qui voulait un fils. Il en est désormais entiché et passe tout à la jeune personne de 18 ans. Son cousin et ennemi juré Jolyon a, lui, eu un fils prénommé Jon quelques mois auparavant. Et voilà les deux enfants désormais adolescents, à l’âge des amours.

Là se noue le drame, et le romanesque post-victorien. Ils tombent amoureux l’un de l’autre alors que les familles se détestent, Jolyon ayant « volé » Irène, la première femme de Soames qui ne voulait plus de son mari et ayant « réussi » un fils alors que lui n’a eu « qu’une » fille.

Le pire est que Soames avait donné rendez-vous à Londres à Fleur dans une galerie d’art tenue par sa cousine June (ces familles à ramifications sont une plaie pour le lecteur!). Or Irène amène en même temps son fils Jon voir les œuvres modernes. La rencontre a lieu devant le tableau de Paul Post (un peintre imaginaire) intitulé La cité future, « une grande toile uniquement couverte de carrés rouges » p.20. Il suffit d’un coup d’œil, raffermi par un second au salon de thé où Soames a voulu entrer pour éviter Irène – qui a eu la même idée – et voilà les deux enfants raides dingues l’un de l’autre.

Mais, de chaque côté, chacun répugne à le voir, minimise, évoque une haine ancienne – et fait tout ce qu’il ne faut pas faire pour attiser la curiosité et la rébellion des jeunes. Le « secret de famille » est dévoilé par bribes d’abord, par un élément étranger (de surcroît « belge ») qui courtise ouvertement la seconde femme de Soames, lequel s’en fout ; puis par June qui en dit trop peu ; par Irène à sa fille en édulcorant ; enfin par le père de Jon sur le point de mourir d’une crise cardiaque annoncée, sous la forme d’une lettre à son fils chéri et aimant, trop sensible pour ne pas la prendre au tragique.

Tout le roman tourne autour du secret des familles et du drame que ce poids fait peser sur les enfants, tout comme dans la tragédie grecque. Le destin familial et le regard social empêchent tout bonheur en inhibant toute relation naturelle.

Or la guerre de 14, la plus con jamais décidée en Occident, a bouleversé les traditions, les mœurs et la société. En Angleterre aussi, même si l’Allemagne a été la plus touchée et accouchera en réaction du nazisme. Dialogue entre père et fils qui s’aiment : « La propriété personnelle, la beauté, le sentiment, tout s’en va en fumée. Nous n’avons plus droit à rien, de nos jours, plus même à nos émotions, car elles sont gênantes, nos émotions, pour retourner au néant. (…) Le nihilisme est la religion du jour, continuait Jolyon ; nous sommes revenus au même point que les Russes il y a 60 ans. – Non, papa, s’écria Jon. Nous voulons seulement vivre, et nous ne savons comment – à cause du passé ; voilà tout » p.183.

Fleur, qui le veut, va-t-elle épouser Jon qui la désire ? En fille gâtée à son père qui a toujours obtenu tout ce qu’elle a voulu, ce serait probable. Et pourtant… l’honneur moral de Jon est-il apte à céder en tout ? Suspense.

Le roman (qui peut se lire indépendamment du reste de la série) se dévore à souhait et le lecteur s’attache aux jeunes protagonistes, bien plus près de lui que les vieux victoriens. Mais nous sommes juste avant les années 1920, cela fait déjà un siècle, et les mœurs de ce temps s’éloignent peu à peu des nôtres.

John Galsworthy, A louer (In Chancery) – La saga des Forsyte tome 3, 1920, Archipoche 2018, 331 pages, €7,95 e-book Kindle €7,99

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Colette, Chéri

Léa, une femme de 49 ans, a connu Fred depuis tout petit ; elle a fait son initiation vers ses 16 ans et l’a surnommé Chéri. Elle est l’amante-maman, la mère biologique étant une vieille peau dévoyée de demi-mondaine. Mais il faut bien que la société retrouve ses droits : Chéri doit se marier. La jeune Edmée, de son âge, est intelligente et discrète, mais… elle ne sera jamais l’équivalente de l’Initiatrice. Drame théâtral.

De cette pochade mondaine, tout à fait dans l’air du temps d’après-guerre porté à la bagatelle après massacre, Colette fait une histoire émouvante et grave : la sienne. Elle aussi a vieilli, mariée plusieurs fois et toujours à un moment déçue. Elle aussi a connu des émois pour de jeunes adolescents, celui ébauché en Marcel dans Claudine à Paris, l’Apache de L’ingénue libertine, les chasseurs d’hôtel de La retraite sentimentale. Elle aussi a « initié » son beau-fils, Bertrand de Jouvenel, le fils de son mari Henry, lorsqu’il avait « un peu plus de 16 ans » – et l’a gardé auprès d’elle jusqu’à ses 25 ans et son mariage.

Rien de très neuf : Rousseau a eu sa Madame de Warens qu’il appelait « maman »… ; Stendhal a fait de Julien le très jeune amant de Madame de Rénal et de Fabrice l’amant-jouet de la Sanseverina ; même Flaubert dans Madame Bovary fait de l’apprenti du pharmacien un amoureux de 15 ans ; Radiguet fera du Diable au corps l’incarnation de ce regain de vitalité sexuelle de la guerre. Plus récemment, Gabrielle Russier succombera à l’un de ses lycéens – tout comme notre actuelle Première Dame – et les téléfilms américains sont remplis de très jeunes athlètes attirés par des rombières. Mais c’est bien la guerre de 14 qui est la rupture. Le vieux monde bourgeois, prude et vaniteux, est mort dans les tranchées. Il faut désormais vivre et s’éclater soi plutôt que d’éclater sous les obus de l’industrie. Chéri est un hymne à la chair, qui est esprit, à l’animal qui fait le fond humain. L’amour est l’incandescence du désir, de l’affection et de l’image mentale, ces trois étages qui, lorsqu’ils sont unis vers un même but égalent les êtres humains aux dieux.

Fred Peloux dit Chéri, à 18 ans, fait de la boxe avec Patron dans la propriété à Honfleur de Léa. « Léa souriait et goûtait le plaisir d’avoir chaud, de demeurer immobile et d’assister aux jeux des deux hommes nus, jeunes, qu’elle comparait en silence : « Est-il beau, ce Patron ! Il est beau comme un immeuble. Le petit se fait joliment. Des genoux comme les siens, ça ne court pas les rues, et je m’y connais. Les reins aussi sont… non, seront merveilleux… Où diable la mère Peloux a-t-elle péché… Et l’attache du cou ! une vraie statue. Ce qu’il est mauvais ! Il rit, on jurerait un lévrier qui va mordre… » Elle se sentait heureuse et maternelle, et baignée d’une tranquille vertu. « Je le changerais bien pour un autre », se disait-elle devant Chéri nu l’après-midi sous les tilleuls, ou Chéri nu le matin sur la couverture d’hermine, ou Chéri nu le soir au bord du bassin d’eau tiède. « Oui, tout beau qu’il est, je le changerais bien s’il n’y avait pas une question de conscience » p.741 Pléiade.

Car Colette approfondit. Chéri n’est pas un gigolo, il a de l’argent et sait compter ; Chéri n’est pas un minet, il est viril et délicatement musclé. L’auteur double la différence d’âge entre les amants, bannit tout idéalisme pour la réalité de la chair et l’attrait réciproque de la beauté, fait durer la relation sept ans. La Bible est pleine de ce chiffre sept, de Dieu qui acheva le monde en sept jours (Genèse 2.2) à l’esclave hébreux qui sort libre au bout de sept ans (Exode 21.2) et du roi Salomon qui construira une maison pour l’Éternel lui aussi en sept ans. C’est le temps de l’apprentissage, de l’initiation, de la maturité. Le vieillissement de la femme et le mûrissement du jeune homme aboutiront à la crise de l’amour. Il demeurera, mais ne sera plus charnel. Que sera-t-il ? Colette, après l’avoir bercé de sensualité et de délicats sentiments, laisse le lecteur dans une délicieuse incertitude.

Colette, Chéri, 1920, Livre de poche 2004, 185 pages, €7,20, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Guy des Cars, Cette étrange tendresse

Guy des Cars, ce journaliste qui a écrit nombre de romans à succès dans les années soixante n’est parvenu à devenir écrivain. Il reste de troisième zone, loin des plus grands malgré son ambition. La question est : pourquoi ?

Il écrit une belle langue mais trop banale ; il prend des situations scabreuses qu’il porte aux extrêmes mais sans les analyser en profondeur ; il crée des personnages qui semblent des caricatures, sans qu’on puisse vraiment s’y identifier. Ecrivain superficiel qui récupère des faits de société pour intriguer mémère, à une époque où les séries télé n’existaient pas, il ne passe pas la durée.

Cette étrange tendresse est celle d’un écrivain à succès de la cinquantaine pour un adolescent en pleine beauté éphébique d’à peine 18 ans. Il l’a recueilli lorsqu’il n’avait pas encore 15 ans et qu’il se retrouvait seul, orphelin ; il est devenu son « parrain ». Non, il n’a pas couché avec lui ni ne l’a perverti ; s’il le désire, c’est en secret, comme honteux en cette époque de machisme triomphant d’après-guerre. Mais il n’est pas un père de substitution ; s’il lui assure le vivre et le couvert, finance ses études de lettres en fac (première année), s’il l’associe à son œuvre en lui laissant taper ses manuscrits de pièces de théâtre, il est férocement jaloux. Alain, l’adolescent, est sa chose. Lui, André Forval, veut le façonner à son gré, faire de lui un écrivain comme lui. Son amour est dévorant, fusionnel, excessif.

Malgré le ton convenable, les passions sont exacerbées, bien trop. Le Pater familias sur le modèle du Père d’Ancien testament est déjà passé de mode et l’effet Pygmalion, fort à la mode chez Gide, Peyrefitte et Montherlant, n’a jamais produit de génies. Forval commet une pièce intitulée La voleuse, à la suite de nombre d’autres qui disqualifient à chaque fois les femmes comme fourbes et prédatrices. Guy Augustin Marie Jean de Pérusse des Cars, d’une bonne famille, élevé chez les jésuites et qui a vécu trois mariages, a écrit lui-même nombre de romans misogynes intitulés L’Impure, La Brute, La Dame du cirque, Le Château de la Juive, Les Filles de joie, Le Faussaire, L’Envoûteuse, La Justicière, L’Entremetteuse, La Maudite… Il sait de quoi il parle, même s’il s’amplifie et se panthéonise sous les traits du Grantécrivain André Forval.

Le directeur du théâtre et son metteur en scène vont proposer à l’auteur Forval une jeune femme sans expérience d’actrice pour jouer le rôle principal de voleuse. Ce sera Olga, une chanteuse de cabaret qui fait un tabac tous les soirs dans le bouge où elle se produit, moins pour son talent ou sa voix que pour son incarnation de « la » Femme. Comme s’il en existait une…

Alain, emmené par les trois hommes pour voir la fille et tester sa présence en scène, est subjugué et tombe « amoureux ». Ce n’est qu’inflammation des sens encore vierges, exacerbée par la rétention d’époque qui infantilisait les jeunes jusque fort tard dans l’existence. L’auteur en rajoute à merci sur sa beauté fragile, sa pureté d’âme effarouchée, son abîme sentimental. Il aime à en faire une pauvre petite chose « jeune » et vulnérable, une proie tendre pour la cougar en mal de mâles.

Le mal est fait, la première impression est cruciale. Forval, jaloux de cet engouement, fera tout pour le contrer. Il cherchera à rabaisser l’actrice, la sensuelle, la femme. Il en fera une putain dès 15 ans, avide de bite, n’hésitant pas à coucher avec qui lui plaît – et surtout avec qui la sert. Elle fera d’Alain son jouet pour avoir le rôle ; elle se laissera proposer de coucher par son acteur partenaire pour qu’il l’aide ; elle baisera avec l’ignoble Raoul, son « protecteur » patron du cabaret ; elle fera l’entraîneuse pour lui dans son rade.

Alain croit à l’amour ; elle ne croit qu’au sexe. Lui est absolu, elle l’utilise comme outil pour son plaisir et pour son succès. La jeunesse croit que l’amour et le sexe se confondent ; la Femme sait qu’il n’en est rien – jamais. Et que finalement « la tendresse », même « étrange » est peut-être le véritable amour, détaché du sexe. Mais l’expérience est douloureuse. Tout finira mal mais c’est mal dit, c’est « trop » comme on dit aujourd’hui. Vraiment trop, malgré le beau langage et les imparfaits du subjonctif.

Guy des Cars, Cette étrange tendresse, 1960, Folio 2001, 320 pages, €0.90 occasion, e-book Kindle €5.49

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Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

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Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale

Frédéric Moreau est un jeune homme moyen ; en 1840 il vit sa jeunesse comme un dû. Moyen physiquement, il n’a aucune de ces fortes pulsions qui poussent un individu à agir ; moyen affectivement et moralement, il n’a aucune passion assez puissante pour lui permettre de s’imposer dans la vie ; moyen intellectuellement (et nul spirituellement), il n’est que velléitaire, sans études et sans métier, sans rien qui l’intéresse un tant soit peu : il ne peint pas, n’écrit pas, ne plaide pas. Frédéric Moreau est un raté et son « éducation sentimentale » durera toute sa vie. Il terminera fruit sec en se félicitant d’avoir connu un seul moment de bonheur : celui ou, avec son ami de collège Deslauriers, il va aux putes à 16 ans et décide par peur du ridicule de ne pas consommer…

Comme l’écrit Edmond de Goncourt, cela demeure « un roman qui raconte dans une sacrée nom de Dieu de belle langue l’histoire d’une génération » (lettre du 14 novembre 1869 citée p.618 Pléiade). Celle qui va de 1840 à 1851 et a vécu trois régimes, du légitimiste au bonapartiste en passant par l’orléaniste, sans compter « l’esprit de pion » du socialisme qui a flotté sur tout cela. Où les soubresauts de la société ont accouché du chacun pour soi ; où l’incertitude de tout lendemain ont incité à l’égoïsme, recentré sur le jouir ; où le peuple lâché dans les rues comme des barbares a conduit à voter pour l’ordre et le conservatisme. Tiens ! notre époque en serait-elle un reflet ? « La France veut un bras de fer pour être régie », fait dire Flaubert au père Roque. 1848 veut singer 1789 qui voulait singer les Romains : la somme des désillusions pourrit tout idéalisme politique dans un avortement général de l’esprit. La société est désormais condamnée au matérialisme bourgeois, à l’enrégimentement des convenances et à la platitude des idées reçues. Tout cela préparait le prurit égalitaire effréné de notre époque post-moderne, le triomphe de l’opinion que Tocqueville commençait à dénoncer, la loi du marché, la marchandisation de l’art comme des corps, la peur de tout. Eh ! nous y sommes.

Frédéric – dont le prénom signifie ‘protecteur de la paix’ en germanique – est un faible, velléitaire, lâche et impuissant ; un indécis travaillé de vastes illusions et qui se serait bien contenté de naître s’il eût été riche et noble. Mais voilà, dans ce siècle bourgeois il faut se faire par soi-même et le fils unique d’une veuve provinciale en est bien incapable.

Il tombe en amour à 18 ans sur le bateau qui le ramène en Normandie d’une femme adulte, déjà mère de famille, Madame Arnoux. Il gardera cet amour platonique sa vie durant, tel un chevalier courtois, sans jamais oser le réaliser. Monté à Paris pour étudier le droit (qui ne lui servira à rien), il soudoie une cocotte, puisque cela se fait par tout le monde dans le monde. Sa Rosanette, passée entre toutes les bites depuis l’âge de 15 ans où elle fut vendue par sa mère, est vulgaire et ignorante mais bonne fille ; l’enfant qu’elle met au monde est-il celui de Frédéric ? Rien n’est moins sûr car elle accueille plusieurs hommes, mais elle veut le lui faire croire et y croit peut-être elle aussi. Le marmot a la décence romanesque de mourir au bout de quelques mois d’une quelconque maladie, pauvre gamin. Ces deux femmes sont le jour et la nuit, l’amour et le sexe, encore que Frédéric soit peu ardent à la baise.

Deux autres vont se partager son cœur décidément irrésolu : Madame Dambreuse et Louise. La première est son idéal social, pas très belle mais sûre d’elle-même grâce à sa fortune et à sa position dans le monde. Elle n’aime guère son mari et préfère s’afficher avec de jeunes hommes qui lui font la cour, sans aller jusqu’à l’alcôve ; Frédéric est de ceux-là au bout de quelques années. La Dambreuse lui propose le mariage dès que son mari crève mais Frédéric l’indécis, flatté, finit par refuser sur un mouvement d’humeur lorsqu’elle acquiert par jalousie un coffret de Madame Arnoux vendu aux enchères après saisie des biens. Elle est l’intrigante et la bourgeoise, toute sociale, le contraire de Louise Roque, jeune oison campagnarde connue tout enfant par Frédéric, son voisin de Nogent. Le père Roque est riche car il a bâti sa fortune en maquignon avisé ; la mère de Frédéric verrait bien son fils épouser la donzelle, pas vraiment jolie mais vive et amoureuse, toute animale. Goncourt, dans sa lettre précitée, déclare « une scène bijou est la scène où la petite Louise, une de vos créations les plus délicieuses, envie la caresse que les poissons ressentent partout, on n’est pas plus cochonnement et plus enfantinement sensuelle, et le cri suave (voilà une épithète que je vous envie) qui jaillit comme un roucoulement de sa gorge. C’est du sublime de nature ». L’observateur Flaubert a su croquer les enfants, leur côté direct et animal, indompté socialement. Mais croquer n’est pas croquer et le dessin ne fait pas l’ogre : Frédéric est attendri mais préfère les mûres.

Entre ces quatre femmes, la jeune animale et l’adulte sociale, la femme idéale et la putain pratique, le jeune homme reste niais. Il ne peut choisir parce qu’il ne veut choisir. Décider en tout lui est un supplice, il préfère se laisser bercer par les événements comme un petit garçon dans les bras de maman. Dès lors, ce sera la société qui l’agira et non pas lui qui agira sur la société. Il subira et passera le siècle sans le vivre. Sans cesse il « aspire à » mais reste sans volonté, inapte à vouloir son désir.

Flaubert, en écrivain réaliste qui « fouille et creuse le vrai tant qu’il peut » (lettre à Louise Colet 12 janvier 1852 citée p.1043 Pléiade) – Zola en fera le précurseur du naturalisme -, montre comment un même tronc d’une génération de province peut se diviser dans la société : son ami Deslauriers épousera Louise et deviendra préfet raté, mal vu du gouvernement ; Frédéric, après avoir mangé les trois-quarts de sa fortune dans les futilités et les lorettes, deviendra rentier médiocre resté célibataire. Ces Bouvard et Pécuchet du grand monde illustrent la condition petite-bourgeoise du temps : beaucoup de désirs et peu de qualités, une ambition démesurée mais aucun entregent. L’Education sentimentale est le pendant des Illusions perdues balzaciennes (1843). Monsieur Frédéric, contrairement à Madame Bovary, ce n’est pas lui.

Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1859 (relu 1880), Folio 2015, 512 pages, €6.30

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

Gustave Flaubert, Madame Bovary – L’Éducation sentimentale – Bouvard et Pécuchet – Dictionnaire des idées reçues – Trois Contes, Laffont Bouquins 2018, €30.00 e-book Kindle €19.99

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Philippe Hériat, La foire aux garçons

Raymond Gérard Payelle dit Philippe Hériat, né en 1898 et décédé en 1971, est un auteur oublié. Peut-être parce qu’il s’est fourvoyé dans le théâtre, genre qui fascinait sa génération et que le théâtre passe beaucoup plus vite que le roman. Mais, engagé à 18 ans dans la Grande guerre, il est devenu acteur de cinéma, assistant metteur en scène notamment de René Clair, comédien, ne devenant romancier que plus tard. Rares sont cependant ceux qui ont eu successivement le prix Renaudot (1931), le prix Goncourt (1939) et le Grand prix de l’Académie française (1946). Comme quoi connaître les honneurs de son vivant ne présage en rien de sa notoriété future – au contraire.

Ce roman du milieu des années trente, lorsque l’auteur en est lui-même au milieu de sa trentaine, évoque ses souvenirs de jeune comédien après-guerre durant les années folles. La guerre de 14 a émancipé les femmes car elles ont pris du pouvoir et de la fortune tandis que les maris, frères et fils étaient tués au front. Veuves ou célibataires, ces dames ont pris des gigolos, ces très jeunes hommes bien faits et bien membrés qu’elles mettent volontiers dans leur lit tout en les sortant dans le monde et lançant souvent leur carrière. Ainsi en est-il de Rémy, le héros d’une bande de jeunes avec Loulou, Bébé, Jojo, Nino, Boris. Il est lancé par Léone, l’épouse du directeur d’une revue de music-hall qui réclame, dès les premières pages : « je veux des boys ! et à poil ! ». C’est pour créer un tableau intermédiaire entre les scènes des girls mais dit combien le public a changé : ce sont désormais les femmes qui font la mode au théâtre et même les bourgeoises vieillies aiment se rincer l’œil d’anatomies masculines fraîches et fermes, autant que leurs vieux maris des seins et des gambettes féminines.

C’est donc la foire aux garçons dans ce milieu artistique où les réputations se font et se défont dans les alcôves. L’auteur nous fait suivre Rémy de ses 18 ans (« un corps charmant » formé à la piscine d’Auteuil avec ses amis) à ses 27 ans (où il se marie avec une provinciale après de multiples expériences). Rémy est gentil, cultivé, bien fait de sa personne, ce qu’il entretient par la musculation torse nu avec ses potes à Paris. Mais il cherche l’Hâmour comme aurait dit Flaubert, cette fusion des corps et des âmes qu’il croit naïvement survenir lors d’un orgasme partagé en même temps. Las ! il lui faut déchanter. Car, attentif à bien faire, il sort de lui dans l’acte pour s’observer, se contraindre, et si, au dire des dames, il « fait bien l’amour » avec souci de sa partenaire et délicats préliminaires, lui reste insatisfait. Il connait la volupté sexuelle avec de nombreuses femmes, dont les étudiantes de l’hôtel Jussieu, véritable phalanstère pré-68 où toute amitié génère rapide coucherie et échanges, sans plus de lendemain. Mais il ne connait l’amour véritable qu’avec une seule, Aimée dite Mémé, la plus vieille (plus de 35 ans) – et hors du sexe, lorsqu’ils échangent des confidences et des secrets de famille. Amour et volupté en phase ne se rencontrent jamais. La fin le voit se résigner à aimer d’un amour tendre sans rêver au grand soir, la vie de couple partagée sans idéal inaccessible.

Mais l’itinéraire initiatique du garçon donne un roman bien mené, féru de descriptions cocasses et de scènes d’anthologie, comme ces quatre pages du chapitre V où Rémy, encore adolescent, décrit comment, étape par étape, il faut faire l’amour à une femme pour qu’elle jouisse et s’attache ; pour lui ce sera Pierrette, qui l’introduit auprès de Léone. Un véritable manuel des préliminaires et de l’attention digne d’intérêt pour nos puceaux qui commencent souvent trop jeunes et dans la presse d’être découverts. Ou encore ce petit port inventé de Saint-Ruffin sur la Méditerranée (un décalque de Saint-Tropez) décrit chapitre XVI où, le soir venu, devant les boites à la mode déambulent des garçons « de 14 à 40 ans » peu vêtus ou torse nu pour se faire admirer des rombières et choisir pour une passade et un cadeau. Le lecteur se croirait chez Gide, à Saint-Ruffin, cerises à plein jardin dit le dicton… Dans la villa des femmes les garçons se baignent nus tandis que les invitantes commentent leur anatomie et disent leurs désirs, ce que découvre Rémy qui fait la sieste la peau à même la terre entre les vignes.

Gigolo est un métier qui demande de l’entretien permanent : de l’hygiène, de la culture physique, du soin capillaire et manucure, du cosmétique. Rien d’homo chez le gigolo mais du narcissisme devant miroir et le souci des bourses (celles des femmes qui ont l’épargne). « Leur extérieur luxueux et fabriqué dénaturait leur virilité », écrit l’auteur au chapitre IX. Car, comme la comédie ou le cinéma, ils sont truqués, artificiels, construits. Ils jouent un rôle. Et c’est lorsque Rémy s’aperçoit que sa partenaire préférée Aimée joue un rôle elle aussi avec son demi sourire sans cesse plaqué sur son visage, qu’elle ne quitte qu’en secret dans les profondeurs d’une église sombre pour s’en reposer, qu’il s’aperçoit que sa relation avec elle n’est pas authentique. Peut-être moins dépendant que ses amis parce qu’il sait travailler et gagne son propre argent au lieu de se laisser entretenir, Rémy perçoit chez Aimée ce côté « ogresse » – qu’on feint de découvrir aujourd’hui comme une incomparable nouveauté sous le nom anglo-saxon de « couguar ». Or ce comportement est de tous temps car l’apparence compte plus que la réalité dans l’attrait sexuel : le mâle doit faire parade, comme le paon. Ce pourquoi « l’amour » n’existe pas, cet amour au sens global en français qui fusionne sexe et âme, exploit physique et affection tendre, plaisir et respect. « Trop faire l’amour sans amour, peut-être cela tue l’amour », se dit Rémy au dernier chapitre, après ses multiples chevauchées.

Un roman du siècle écoulé qui vaut d’être relu et médité.

Philippe Hériat, La foire aux garçons, 1934, Gallimard Folio 1973, 256 pages, €5.99

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GR 20 corse il y a 40 ans

En notre année pandémique, les vacances se font à proximité et la France est privilégiée. La Corse m’a attiré jadis, je l’ai parcourue à pied, en bateau, en voiture et même en avion. Aujourd’hui, je ne me sens pas d’y retourner : trop de monde, trop de Corses « parisiens », trop de gens. Il y a quarante ans, c’était différent.

Depuis que j’ai entendu parler du sentier de grande randonnée qui traverse la Corse par les montagnes de l’intérieur, le GR 20, j’ai eu envie de le suivre. Des garçons pris en stop deux ans auparavant jugeaient le parcours trop dur – mais ils étaient très jeunes, portés à l’excès, tentés par la facilité et trop grégaires pour ne pas se monter la tête. A 16 ou 17 ans, on abandonne aussi vite qu’on se lance. Des filles, chargées plus au sud, avaient trouvé le même parcours sans difficultés, à condition d’aller à son rythme. Le peu que j’avais vu des montagnes corses, depuis la route, me tentait.

Aujourd’hui, certains font la course – pardon, le « trail » – toujours plus ultra, pour boucler le parcours de 180 km sur 14 000 m de dénivelée en 32 heures, je n’ai jamais compris pourquoi. Pour moi le voyage est un une façon de se promener pour rencontrer les paysages, les autres et la nature, pas une course au profit de la gloire médiatique. Qu’a-t-il vu, le Thévenard durant cette épreuve ? Qu’a-t-il appris, sinon qu’il n’était pas le man du record ? Quel intérêt que courir pour courir ? Il y a quarante ans, lorsque j’ai entrepris le GR20, c’était avec de toutes autres pensées et un tout autre objectif. Certes, le sentier corse faisait partie des projets que l’on se donne à la fin de l’adolescence tel qu’aller au sommet du Mont-Blanc, découvrir le Tibet, croiser à Tahiti, traverser l’Atlantique à la voile et explorer la nature sauvage au Canada comme les trappeurs.

L’année en question, 1981, rien de précis n’étant encore envisagé, au contraire des années précédentes. J’ai lancé le projet en juin auprès de mes amis et connaissances. Accords, désistements, le lot habituel des enthousiastes qui deviennent réticents avec de faux prétextes. Début août, nous sommes trois : Eric, Annick et moi. J’ai connu ce jeune couple de 18 ans originaire de Saint-Etienne à la colonie de vacances où ils étaient moniteurs comme moi. Ils paraissaient sérieux, sympathiques et discrets. Je suis à peine plus âgé qu’eux.

Le trajet Nice–Calvi a été effectué en une nuit de traversée. J’ai dormi sur le pont. Il fait chaud et la mer est d’huile. Des souvenirs me reviennent à parcourir Calvi qui s’anime peu à peu. Mon sac à dos fait 14 kg ; il est probablement un peu lourd pour la marche, mais nous verrons bien. J’ai pourtant réduit les vêtements et le matériel au minimum mais il faut quand même un duvet, une cape de pluie, un appareil photo et un carnet de notes, une trousse de secours, une lampe de poche, un réchaud à gaz, une marmite – et la gourde d’un litre qui pèse son kilo. Il faut laisser de la marge pour la nourriture à emporter pour durer trois jours au moins. Nous avons prévu de faire le GR du nord au sud, comme préconisé par le topo-guide, « de Calvi à Porto-Vecchio ». Le sac d’Éric est plus lourd car il veut jouer les mâles virils auprès de sa fragile copine.

Nous partons à pied le vendredi 14 août sur la route de Calvi à Calenzana, 12 km en long parcours rectiligne avec des dizaines de voitures passant dans les deux sens. Nous restons plusieurs heures sur la plage à nous reposer de la nuit, et effectuons deux arrêts bienvenus, le premier à un robinet, le deuxième entre la vigne et l’amandier aux fruits à peine mûrs mais déjà délicieux. Nous faisons des courses indispensables à Calenzana, du potage en sachet notamment. Le soir venu, nous dormons sur le GR à 20 m du village.

Au matin, nous refaisons quelques courses pour compenser notre repas d’hier soir et partons à midi. Nous déjeunons à la fontaine d’Orteventi d’où l’on découvre les villages et la plaine. Monte la fumée d’un incendie de maquis. Plusieurs heures de montée assez raide par une chaleur accablante et une forêt brûlée, cela nous occupe l’après-midi. Les sources sont des oasis pour la pause.

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Robert-Louis Stevenson, Catriona

Ce roman d’initiation est la suite d’Enlevé ! paru sept ans auparavant. David Balfour n’a plus 16 ans mais 18 et ce supplément le prend juste au sortir du premier, le 25 août 1751, comme si le feuilleton se poursuivait. Il est écrit pour jeunes filles, paru dans un magazine féminin avant d’être publié en livre, ce qui peut expliquer l’importance donnée aux épreuves de l’adolescent précocement rendu adulte et à sa conquête (longue et ardue) de l’amour. Il faut dire que « l’adolescence » est un état sociologique récent ; les périodes traditionnelles faisaient passer directement les enfants à l’état adulte dès la puberté, soit par le travail, soit par le mariage. Ces deux caps sont difficiles à franchir pour David, Ecossais accusé de complicité de meurtre sur un Anglais, puis partagé entre son coup de foudre pour Catriona l’impétueuse et Barbara la railleuse.

Car David est (jeune) homme d’honneur : il veut sauver un innocent de la corde et donc témoigner en sa faveur, au risque d’être emprisonné à son tour, jugé et condamné ; il veut déclarer sa flamme à la fille d’un proscrit, lâche et traître à la fois, au risque de perdre l’amour de la fille comme celui de l’autre fille qui le trouve à son goût. Nous sommes dans le feuilleton à rebondissements et dans une atmosphère politique (la soumission-colonisation de l’Ecosse par l’Angleterre) propice aux coups de théâtre. L’auteur y est sensible comme Ecossais, mais aussi par ce qu’il voit des manigances des impérialismes coloniaux aux Samoa où il vit désormais.

Le roman se lit donc avec plaisir, comme on lit Alexandre Dumas ou Walter Scott, la psychologie de la jeunesse en plus. Car David est empoté, scrupuleux, trop gentil. La fin d’Enlevé ! établit sa fortune puis la mort de son oncle avare lui donne le titre de laird de Shaws, mais son amitié avec Alan Beck, descendant Stewart du roi d’Ecosse banni, l’a mis en fâcheuse posture. Il veut étudier le droit et devenir avocat au barreau d’Edimbourg (tout comme Stevenson lui-même) mais est pris dans les rets de la justice aux ordres, compromises avec l’occupant et avec les clans rivaux.

La société, mais surtout la politique, le débectent : « l’aperçu de ce que j’avais vu du monde, ces derniers mois, était de nature à assombrir mon caractère. J’avais rencontré beaucoup d’hommes, des autorités dans leurs domaines, parfois, par leur naissance ou leurs talents, et qui, parmi eux, pouvait se vanter d’avoir les mains propres ? (…) J’avais vu toute leur avidité, tout leur égoïsme, et il ne me serait plus jamais possible de les respecter » (partie 1 chapitre 18).

Il est bizarrement aidé par lord Prestongrange, dont on ne sait s’il le veut pour gendre ou s’il se sert de lui pour manipuler le procès truqué du coupable désigné qui doit être pendu. Le lord a trois jeunes filles et il fourre le garçon de 18 ans gonflé d’hormones entre leurs pattes. L’aînée l’aime bien et le raille pour le dégourdir ; elle servira d’entremetteuse pour Catriona, une opposante à son père mais dont elle admire le cran tout en rendant hommage à la fidélité naïve mais inébranlable de son amoureux David. Elle aime la sincérité et vit l’amour par procuration.

Cette suite est composée en deux parties, où David est confronté à chaque fois à des dangers différents : la politique en premier avec le procès pour meurtre jugé d’avance, la conquête amoureuse en second avec un père de jeune fille haïssable. Guidé à chaque fois par son cœur (ce qui fait le style romantique), le jeune surmontera pas à pas chaque épreuve et de garçon deviendra homme. Le lecteur s’aperçoit à la fin qu’il conte cette histoire bien des années après l’avoir vécue, alors qu’il a épousé Catriona, rénové le château de Shaws et élevé deux enfants désormais adolescents, une Barbara et un Alan, en hommage à ses deux amis les plus chers : Barbara Prestongrange et Alan Beck.

Robert-Louis Stevenson, Catriona, 1893, CreateSpace Independent Publishing Platform 2016, 264 pages, €14.72

Stevenson, L’Île au trésor / Le Maître de Ballantrae / Enlevé / Catriona / Veillées des îles / Un Mort encombrant / L’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr. Hyde, Robert Laffont Bouquins 1984, 1114 pages, occasion €4.07

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

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Steven Saylor, Les sept merveilles

Le lecteur qui a suivi Gordianus le Limier dans ses enquêtes à Rome au temps de Sylla puis de César le retrouve en jeune homme d’à peine 18 ans. Nous sommes en 92 avant JC et son père envoie le garçon loin de Rome où des troubles politiques se préparent, peut-être même une guerre civile. Gordianus est devenu officiellement un homme et un citoyen pour avoir revêtu la toge virile le jour de ses 17 ans. Il est accompagné d’Antipater de Sidon son tuteur, poète grec de Phénicie qui a réellement existé. On lui attribue notamment la première mention d’une liste des Sept merveilles du monde, toutes situées dans l’empire conquis par Alexandre. Antipater, par précaution, a simulé à Rome sa propre mort et s’est fait enterrer au su de tous pour mieux disparaître. Le lecteur saura pourquoi à la fin.

Ce tour du monde antique, Gordianus s’en délecte, surtout qu’il connait à 18 ans sa première expérience sexuelle (avec une femme) et les multiplie à chaque étape, comme il le résume avec nostalgie p.327 : « A Ephèse, j’avais connu ma première femme et à Rhodes, mon premier homme. A Halicarnasse, Bitto m’avait instruit dans l’art de l’amour et à Babylone, je m’étais accouplé avec une prêtresse d’Ishtar. Mais je n’avais jamais encore couché avec une déesse » – ce qu’il fit aussitôt avec Isis au cœur de la grande pyramide de Khéops en Egypte. Bitto (malgré son nom équivoque en français) est la belle-sœur d’Antipater et s’est convertie, une fois veuve, en hétaïre, sorte de geisha de l’époque.

Rhodes est connu par son colosse et Gordianus y connut charnellement un colosse gaulois de son âge, dont les mœurs étaient naturelles, comme disaient les historiens romains. L’auteur – qui se veut good as you – ne manque pas de citer Diodore de Sicile qui cite probablement Posidonius, sur les mœurs des Gaulois : « Quoique leurs femmes soient parfaitement belles, ils ne vivant avec elles que rarement, mais ils sont extrêmement adonnés à l’amour criminel de l’autre sexe et, couchés à terre sur des peaux de bêtes sauvages, souvent ils ne sont point honteux d’avoir deux jeunes garçons à leurs côtés » p.400. Né au 1er siècle avant dans une île provinciale, Diodore était plus moraliste qu’historien et il ne manque pas d’amplifier et de déformer ceux qu’il cite. Si la nudité est clairement attestée et semble-t-il fort appréciée des guerriers virils comme des apprentis guerriers, les relations entre mâles n’ont probablement pas cette systématique que Diodore leur prête, non sans attirance trouble. Il est en effet courant qu’on affiche son horreur pour une pratique qui fascine et que l’on envie, sans oser l’adopter soi-même par rigorisme « moral ». Chez Diodore, né en 90 avant, la morale romaine était déjà préchrétienne. Bien que les témoignages gaulois direct manquent, hors la statuaire, l’attirance entre adulte et éphèbe devait être celle de guerriers portés à l’hommage personnel, pas une débauche de tous les instants. Les jeunes dont l’épée était encore « vierge » du sang des ennemis étaient dans un état « féminin » qui appelait le don masculin initiatique du fluide spermatique. La sensualité, si elle est naturelle, est toujours codifiée dans les sociétés humaines.

Il reste que Saylor fait de Gordianus un hétérosexuel affirmé et qu’il lui fait découvrir et acheter en dernières pages celle qui deviendra sa femme : Bethesda.

Il existe sept merveilles mais dix chapitres. C’est que chacune des étapes est une nouvelle en soi, publiée telle quelle en revues, et qu’elle comporte une intrigue. Les trois chapitres ajoutés servent de liant pour en faire un roman policier historique de bonne facture. Car le livre se lit agréablement tout en étant instructif. Il va sans cesse en rebond d’un endroit à l’autre, du temple d’Artémis à Ephèse où il sauve une jeune fille de 14 ans accusée de meurtre qui danse nue pour la déesse, au phare d’Alexandrie où il déjoue un complot contre Rome. La liste des sept merveilles est utile à réviser et leurs descriptions précises sont tirées des textes anciens cités en notes. La grande pyramide d’Egypte est la plus ancienne, datant de 2550 avant JC, les jardins suspendus et les remparts de Babylone suivent en 600 avant, puis la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie en 432 avant, le temple d’Artémis à Ephèse reconstruit en 356 avant, le mausolée d’Halicarnasse en 350 avant, le colosse de Rhodes en 290 avant (écroulé par un tremblement de terre), enfin le phare d’Alexandrie en Egypte en 280 avant JC.

Steven Saylor, Les sept merveilles (The Seven Wonders), 2012, 10-18 2016, 405 pages, €7.50 e-book Kindle €9.99

Les romans policiers historiques de Steven Saylor sur ce blog

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Elisabeth George, La punition qu’elle mérite

« Elle », c’est tout un tas de personnages féminins dans le roman : Havers, gros sergent bulldog qui n’en fait jamais qu’à sa tête et que l’on voudrait bien virer aux confins de la province, Ardery, commissaire alcoolique de plus en plus dépendante et qui déraille trop souvent pour rester à son poste, plus une pléthore de mères abusives de filles et de garçons…

Mais le titre n’explique rien, il est seulement la trame psychologique de l’intrigue vainement compliquée qui se déploie sur plus de 650 pages découpées au petit bonheur la chance par des lieux et des dates. C’est captivant mais pas retord et le lecteur devine le coupable bien avant la fin, ne gardant un doute sur un comparse qu’assez avant dans l’histoire.

Tout commence par une biture express d’étudiants anglais dans la petite ville de Ludlow dans le Shropshire. Ils fêtent la fin du trimestre et se saoulent au cidre ou à la Guiness (il faut en boire des litres !). Les filles sont bourrées et ne savent plus ce qu’elles font, les garçons sont bourrés et n’ont qu’une idée en tête – s’ils peuvent. Tous ont 18 ans à peine, juste sortis du lycée et pour la première fois en colocation, indépendants de maman. La liberté devient la licence et les scènes de baise crue ne manquent pas : attouchements, fellation, sodomie, pénétrations. L’auteur jouit de mettre en scène des adolescents à peine mûrs dans ce pays de sauvages qu’est le Royaume-Uni déstructuré d’aujourd’hui. La bite anglaise remplace le flingue américain mais c’est bien la même absence de tout scrupule dans l’assouvissement du désir qui est décrit par une Susan Elizabeth George de 70 ans, née en 1949 : son fantasme.

L’ilotier du coin surnommé Gaz remplace les flics disparus pour cause de compression de personnel due aux économies budgétaires. Il se préoccupe d’enfourner la viande saoule dans sa voiture les soirs de beuverie et de ramener au bercail les ados déglingués avant qu’ils ne se battent et cassent tout. Il est peu payé, vit seul faute de moyens et ne pense qu’à monter dans la hiérarchie en faisant de la lèche à son grand chef femme, qui l’a remarqué lors du stage. Elle lui a demandé comme une faveur de surveiller tout particulièrement son fils unique chéri Finn, en pleine rébellion adolescente, qui vit pour la première fois hors du domicile familial. « Il avait des dreadlocks d’un côté de la tête et le crâne rasé de l’autre. Et, sur son cuir chevelu à découvert, un tatouage représentant une femme sauvage hurlante, la bouche grande ouverte sur sa luette et des canines démesurées, dont une dégouttait de sang » p.169. Un portrait de sa mère, sans doute.

Ludlow, Shropshire

Un diacre de la commune très empathique et frénétiquement actif dans les associations pour les enfants a été retrouvé suicidé par pendaison à l’aide de son étole dans le local de l’ilotier ; il avait été arrêté sur ordre du central et devait être transféré pour interrogatoire après une accusation anonyme de pédophilie. Son père, homme influent qui ne peut le croire, mandate son député pour faire une enquête approfondie sur ce suicide. Pour une fois que la queue remue le chien, la Met est donc conviée immédiatement à aller voir sur place si « la procédure » a bien été respectée. Pas plus. La commissaire Ardery se voit confier la tâche, flanquée du sergent Havers pour tester sa capacité à obéir aux ordres. Une mutation lui pend au nez et elle file doux.

Ardery ne voit rien, pressée de retourner à Londres retrouver ses jumeaux de 9 ans dont son mari a la garde parce qu’elle est alcoolique et qui vont bientôt partir en Nouvelle-Zélande où il est muté. Havers s’acharne, ne lâchant aucune piste, souvent à tort mais parfois à raison. C’est elle qui met en avant les fâcheux 19 jours de latence entre l’accusation et l’arrestation – sans qu’aucune enquête n’ait été entreprise entre temps pour vérifier les faits. Le suicide aurait donc eu lieu à tort ? Ne s’agirait-il pas d’un suicide ? Auquel cas qui aurait intérêt à faire taire le diacre ? Qui a été pédophile dans l’histoire ? La pédophilie n’aurait-elle été qu’un prétexte à la mode pour masquer autre chose ?

A cause de cette faille qu’elle n’a pas remarquée, Ardery, plus dépendante de la vodka que jamais, est dessaisie au profit de Lynley (qui avait refusé d’être commissaire à sa place) et l’enquête reprend avec Havers sur de nouvelles bases. C’est le prétexte, comme à chaque fois chez Elisabeth George, de se plonger dans la sociologie des petites villes du Shropshire : Ludlow, Worcester, Burway, Hindlip, Wandsworth… L’auteur est allé voir sur place, faire les repérages nécessaires des lieux et se documenter sur des personnages plausibles du coin, ce qui donne à son roman un air de vérité. C’est toujours passionnant.

Il y a Ding (Dena), fuyant sa famille où son père s’est pendu tout nu et sa mère remariée, ce pourquoi sa fille s’est jetée dans le sexe à 12 ans pour n’en plus jamais sortir, baisant, pipant, picolant tant et plus – mais pas mauvaise fille, au fond, amoureuse de Bruce son colocataire beau gosse qui a faim de chairs nouvelles mais en pince pour elle quand même. Il y a Missa, semi-indienne intégrée, brillante étudiante en maths qui brutalement chute de niveau passé Noël après une soirée trop arrosée, et qui veut se marier sans le consentement de sa mère à un artisan un peu simplet qui anime la forge de la ville pour touristes. Il y a Finnegan le rebelle que sa mère flic haut gradé couve et surveille et qui en a assez. Il y a Gary l’ilotier, appelé Gaz, élevé dans une secte en Irlande d’où il s’est enfui à 15 ans, initié au sexe dès qu’il a pu bander, dans la promiscuité encouragée du groupe. Il y a Peace, le serveur polyvalent de l’hôtel, prénommé par une mère gauchiste Peace-on-Earth comme sa sœur End-of-Hunger. Et bien sûr Ian Druitt, le suicidé accusé d’être pédocriminel même si personne ne s’est jamais plaint de lui, au contraire, mais qui vivait seul dans une chambre donnant au-dessus d’une école maternelle…

Depuis plusieurs romans, le chemin compte plus que l’objectif chez Elisabeth George. Il faut aimer les gens pour apprécier le déroulement sinueux de l’histoire à prétexte policier. Peu d’action et beaucoup de psychologie et de sociologie, telle est la recette de cette prof formée à la psychopédagogie. Avec plus ou moins de bonheur – ce roman-ci se situant dans la moyenne. Le lecteur amateur passe un bon moment, captivé par les portraits de ces drôles de British. La fin est téléphonée et prévisible, mais la vie des enquêteurs se poursuit, Havers reste et présente un spectacle de claquettes, Ardery part (provisoirement) et Lynley procrastine à nouveau dans ses amours.

Elisabeth George, La punition qu’elle mérite (The Punishment She Deserves), 2018, Presses de la Cité mars 2019, 670 pages, €23.50 e-book Kindle €15.99

Les romans policiers d’Elisabeth George chroniqués sur ce blog

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Lafcadio Hearn, Kokoro

Kokoro veut dire le cœur, l’esprit et l’âme à la fois. Il exprime le sentiment de l’éphémère, si bouddhique et tellement japonais. Car le pays est voué aux catastrophes naturelles, typhons, tremblements de terre, raz-de-marée, quand ce ne sont pas les catastrophes initiées par les hommes : guerres, naufrages, incendies, accidents industriels. Peu de constructions ou d’objets sont faits pour durer. Le pays a connu plusieurs capitales et le temple shinto d’Isé est démoli tous les vingt ans selon la coutume, sa charpente découpée en milliers de petits talismans distribués aux pèlerins.

Tout ce qui existe dans le temps est destiné à périr. Le Japonais a le sentiment aigu du présent, de l’éclosion printanière au chant des cigales l’été, du rougeoiement des feuillages d’automne à la beauté de la neige l’hiver. Le nuage ou la vague montrent l’illusoire mobilité du réel. Les humains sont dociles au changement et acceptent ce qui vient.

L’auteur a un talent incomparable pour décrire l’âme comme être intérieur unique et intangible qui n’existe pas. Le moi japonais n’est pas individuel mais est un agrégat de l’esprit des ancêtres, la somme concentrée de toute la pensée créatrice des vies antérieures. Le karma est la survivance non de la même personne mais de ses tendances qui se combinent à nouveau pour former une autre individualité. Chacun se considère comme multiple. La lutte entre les bons et les mauvais penchants trouve sa raison d’être dans le conflit opposant les volontés diverses et mystérieuses qui composent le moi.

Lafcadio Hearn est lui-même fils d’un chirurgien de marine anglais et d’une mère grecque. Il découvre le Japon à 40 ans et épouse une japonaise et le bouddhisme. Il est multiple, comme l’être japonais. Car, dans cet archipel nippon, tous sont un, tous les humains font partie du même cosmos. La forme est le vide, comme l’atome n’est qu’un agrégat descriptif d’une multitude de particules dans un même champ de forces. Toute l’humanité peut être reconnue en chacun, tout comme la valeur et la beauté précieuse de toute vie ici et maintenant. Le diable lui-même est beau à 18 ans, dit l’expression japonaise cité p. 213. Ce qui forme et dissout le karma, ce destin, ce qui tend à la perfection du nirvana, cette fusion avec le tout, ce n’est pas notre moi au sens occidental, mais le divin en chaque être.

Un beau livre pour saisir la mentalité nippone, non réédité depuis longtemps.

Lafcadio Hearn, Kokoro, 1896, Minerve 2000, occasion

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Steven Saylor, L’étreinte de Némésis

Après l’enquête précédente huit ans auparavant, Gordien le Limier a adopté Eco, le fils muet que sa mère avait abandonné. Le jeune homme a désormais 18 ans et porte depuis quelques mois la toge virile. Gordien est amoureux de son fils, « il ressemblait à une statue de Narcisse contemplant son reflet sous le ciel étoilé » p.29. Il lui est aussi cher que son esclave égyptienne Bethesda, qu’il affranchira, épousera et dont il attendra un enfant à la fin.

Mais un coup est frappé un soir à sa porte du quartier de l’Esquilin à Rome : un officier, bras droit de Marcus Crassus, riche rival de Pompée, vient le quérir pour une enquête secrète. Dans sa villa de Baia, au nord du golfe de Naples, Lucius le cousin de Crassus a été assassiné. Comme la révolte de Spartacus bat son plein en Italie, deux esclaves sont vite soupçonnés, d’autant qu’ils ont pris des chevaux et ses sont enfuis. Les chevaux reviennent sans eux au matin.

Le scénario est trop simple pour le Limier, trop évident, comme si l’on avait mis en avant de faciles boucs émissaires dans une affaire privée et familiale un brin tortueuse. Crassus est très riche et se moque pas mal des esclaves. Lucius vivait dans une villa qui est la propriété de son cousin et, comme le bétail contaminé est abattu pour éviter toute contagion, tous les esclaves doivent être massacrés pour donner l’exemple. Rome se doit d’être impitoyable aux émules de Spartacus le Thrace qui tue les hommes et les garçons et viole les femmes romaines avant de piller les maisons. Aux jeux funéraires qui suivront les sept jours du deuil de Lucius, les quatre-vingt-dix esclaves seront sacrifiés dans une arène après les combats de gladiateurs sur ordre de Crassus.

Gordien est furieux, humaniste avant la lettre, préchrétien dans un monde pourtant resté bien païen au 1er siècle avant. L’auteur rejoue les bons sentiments de La Case de l’oncle Tom et assimile peut-être trop vite esclaves nègres des Sudistes avec les esclaves des Romains. C’est du moins l’impression qu’il laisse par sa propension à s’apitoyer sur n’importe lequel – surtout s’il est jeune et mâle. C’est le cas pour Apollonius, grec de 18 ans bâti en athlète avec une grâce de dieu, dont l’officier bras droit de Crassus est éperdument amoureux ; c’est le cas pour Alexandros, jeune Thrace musclé et velu dont Olympias, apprentie Sybille, aime à baiser le beau corps ; c’est le cas pour l’enfant Meto, vaillant et dégourdi, qui doit y passer avec les autres. Autant la précédente enquête était centrée sur Cicéron, autant celle-ci est intégralement centrée sur l’esclavage sous toutes ses formes : aux galères, au service dans la maison, aux champs, dans les mines.

Lucius a été retrouvé dans son atrium mais n’est pas mort sur place, quelqu’un l’a transporté. Il est décédé d’un coup violent à la tête mais l’arme n’a pas été retrouvée. Des documents comptables manquent dans la bibliothèque et de mystérieux plouf retentissent près du hangar à bateaux, en contrebas de la villa sur les hauteurs avec vue sur la mer. Flanqué d’Eco, Gordien enquête, mais piétine longtemps car l’énigme est particulièrement coriace.

Ce n’est qu’in extremis, après avoir interrogé la Sybille de Cumes environnée d’herbes odoriférantes et côtoyé les bouches de l’Hadès dans les vapeurs de soufre des solfatares, s’être à demi noyé pour découvrir une grotte dans la falaise, avoir été battu une fois et assommé une autre, qu’il va approcher la vérité. Mais celle-ci est à peine croyable. Est-ce vraiment lui le coupable ? Evidemment non, il n’y aurait de coup de théâtre sans cela car ce roman historique est aussi un roman policier. L’érudition n’empêche nullement l’action, ni l’enquête les sentiments familiaux. Autre coup de théâtre, Eco retrouve la voix, une émotion et quelques herbes suffisent à le guérir de cette inhibition due à une maladie d’enfance.

Le lecteur aura pénétré l’intimité de l’existence à la villa avec ses bains privés chauffés par le volcanisme, ses fresques décoratives de dauphins et poissons, ses élevages de murènes, ses plats d’oursins au cumin sous la lumière douce de Campanie. Il mesurera aussi l’inflexibilité de la loi romaine et la cruauté de la fameuse « vertu » vantée dans les textes classiques sur lesquels nous avons peiné au collège en classe de latin. Les Romains sont loin des Grecs, plus matérialistes et concrets, moins cultivés et intellectuels. Marcus Crassus a parfois même des propos de « vertu romaine » qui susciteront le fascisme, tant la grandeur de Rome passe avant les sentiments des individus. Steven Saylor rend bien l’esprit du temps, malgré une faiblesse anachronique pour les esclaves. Némésis, la juste colère des dieux, ne permet pas tout aux humains : l’équilibre doit être respecté pour l’ordre du monde.

Steven Saylor, L’étreinte de Némésis (Arms of Nemesis), 1992, 10-18 Grands détectives2000, 368 pages, €3.24 e-book Kindle €9.99

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Gérard Guerrier, Alpini

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Nous sommes en 1913 et Jean, 17 ans, (Gianni pour son père), est en famille avec son cousin Dante et le guide autrichien Walter en montagne. Le temps est beau mais se gâte vite. Faut-il accélérer pour atteindre le sommet et redescendre ensuite ? Le vent devenu fort infléchit l’itinéraire, faut-il éviter la crête et passer sous une corniche ? Tous ces choix de l’instant, à effectuer dans l’urgence, peuvent être ensuite regrettés. Et c’est ce qui arrive. Une avalanche sépare le groupe, mais c’est le moindre mal ; une seconde détache tout un pan de rocher qui s’écrase… sur le père, industriel à Milan.

Nous sommes en montagne et c’est le drame, le destin. L’adolescent en sort bouleversé, mûri. D’autant qu’un an plus tard, la guerre la plus absurde du siècle advient. La bêtise nationaliste s’attise et « l’honneur », cette vertu aristocrate dévoyée par les petit-bourgeois, excite les pauvres en esprit. Les peuples s’entraînent mutuellement à la guerre, cette grande lessiveuse des nations, faucheuse de jeunesse. Que faire lorsque l’on est à l’aube de sa vie, à 18 ans, et que l’on est à la fois français par sa mère, italien par son père, apparenté allemand par ses grands-parents alsaciens, et que votre parrain de montagne est un guide autrichien ? Faut-il se battre contre ses gènes ?

Nous sommes dans la tragédie et Jean, avisé malgré son âge, choisit par tâtonnement le moindre mal. Il s’engage en Italie parce qu’appelé par la France ; il choisit les troupes de montagne plutôt que l’infanterie. Il restera dès lors au cœur de son pays de cœur, les Alpes bergamasques. Le 23 mai 1915, l’Italie s’engage à son tour dans la guerre, poussé par le socialiste « patriote », le très mélanchonien Mussolini. Jean est à l’école d’officiers et c’est comme sous-lieutenant des Alpini, l’équivalent italien de nos chasseurs alpins, qu’il va combattre les Autrichiens – mais surtout tenir les crêtes. Il n’a qu’une hantise : se retrouver face à Walter, son guide, mobilisé par l’Autriche-Hongrie. Et c’est d’ailleurs ce qui va se produire…

Dans le même temps, jeunesse oblige, Jean tombe amoureux d’une pianiste milanaise, Antida, dont le père fait une cour assidue à sa veuve de mère. Les mœurs de l’époque entouraient le sexe de tout un apparat d’évitement qui avivait le désir mais laissait incertain sur les désirs de l’autre. Jean se laisse dépuceler dans l’urgence par une jeune gitane sicilienne que son cousin lui a présenté au bordel. Avec Antida il se contente de baisers, de caresses, mais point au-delà : il faut être sûr de soi, attendre la fin de la guerre, le diplôme, au risque de ne pas s’en sortir. Or l’attente est longue à l’arrière pour une jeune fille empêtrée de convenances. Dante, aussi brun, velu et musclé que Jean est blond, imberbe et longiligne, n’a pas de ces pudeurs. Il va toujours droit au but, au combat comme en amour. Il prend d’assaut les redoutes comme les filles. Que se passe-t-il entre lui et Antida lors d’une permission seul à Milan ? Se passe-t-il d’ailleurs quelque chose ?

Nous sommes dans l’aventure et la mort, en montagne et en amour. Amour filial, du père passé au parrain guide, amour maternel, amour fraternel, amour sexuel – tout est mêlé, avec les sentiments associés comme la jalousie, la rivalité, la crainte de décevoir. Les hauteurs ne pardonnent pas l’erreur ; leurs leçons répétées permettent-elles de se mieux guider dans la vie ? L’auteur a contrasté ses personnages : les deux cousins ne sont pas du même monde, l’un bourgeois et l’autre du peuple ; la fiancée et la putain n’ont pas les mêmes désirs, Antida la position sociale et Maria le plaisir ; la mère vivante et le père décédé n’ont pas les mêmes valeurs, elle veut protéger son enfant jusqu’à trahir, lui offre post-mortem l’exemple du travail qu’il faut accomplir malgré tout.

Ce roman très vivant et bien documenté se lit avec plaisir ; très souvent, captivé par la lecture, le lecteur se croit dans l’action même. L’auteur remue les grandes passions que sont l’affection pour les êtres et le saisissement face à la puissance de la nature, liant l’une à l’autre dans une époque mouvementée. La nôtre, un siècle plus tard, le devient : faut-il y voir un signe ? L’écriture cherche moins les effets que l’efficacité, à la manière de Stendhal – lui aussi amoureux d’Italie. Le roc exige le sec, la neige fige le sang, seul l’esprit surnage, dans la pureté lumineuse des cimes.

Gérard Guerrier, né en 1956, a quitté Allibert Trekking à 60 ans fin 2014, après en avoir été huit ans le directeur général. Il « redevient un accompagnateur en montagne et un voyageur comme les autres » – mais adepte comme moi du « voyage actif ». Comme son héros Jean, il a appris la montagne dans les Alpes, est devenu ingénieur, a épousé une concertiste allemande et a habité en Italie du nord. Sa traversée des Alpes à pied de Neuschwanstein à Bergame avec son épouse a donné lieu a son premier roman, L’opéra alpin, paru en 2015.

Gérard Guerrier, Alpini – De roc, de neige et de sang, 2017, éditions Glénat collection Hommes et montagnes, 263 pages, €19.99

e-book format Kindle, €9.99

Une autre chronique de ce roman parue dans Libération

Et dans Babelio

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André Gide, Journal tome 1 – 1887-1925

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Un Journal d’écrivain est sa vie même sans brouillon. Mais hachée, incomplète, sucée par ses autres œuvres et publications. André Gide commence un Journal à 18 ans, en 1887 ; il ne le terminera – volontairement – qu’à 80 ans, en 1949. Ce premier tome en Pléiade offre les 38 premières années de Journal. Il a été complété, corrigé, rétabli. Partant de l’édition partielle 1889-1939 approuvée par l’auteur en 1939 chez Gallimard, il a été augmenté des publications antérieures et postérieures, des manuscrits de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet et des cahiers et papiers de Catherine Gide. Les erreurs de dates et les fautes d’attribution de noms ont été corrigées d’après les manuscrits, les textes évacués concernant sa femme Madeleine et les noms propres des contemporains rétablis.

Ce Journal devient donc une œuvre à part entière. Il est l’existence faite littérature, miel élaboré de tous ces petits riens cumulés et distillés, inégaux ou insignifiants, mais qui prennent leur sens dans l’ensemble. « Absurde théorie qu’on inventa en France, d’après Gautier et Flaubert, qu’il faut séparer l’œuvre de l’homme comme si l’œuvre se plaquait sur l’homme en postiche, comme si tout ce qui est dans l’œuvre n’était pas dans l’homme auparavant, comme si la vie de l’homme n’était pas le soutien de ses œuvres, sa première œuvre » (16 janvier 1896) p.213. Sartre en a été impressionné et analyse, dans ses Carnets de la drôle de guerre en 1939 : « Il s’agit en somme de se jeter dans l’univers pour que l’univers vous renvoie votre image » (cité p.1321).

Le Journal ressort de l’histoire personnelle et de la psychanalyse, de l’individualité agissante et pensante, de la sociologie d’un milieu et d’une époque. Direct et cumulatif, il accompagne l’œuvre d’écrivain et d’éditeur. « Il me faut, par tous les moyens, lutter contre la dislocation et l’éparpillement de la pensée. C’est aussi pour cela que je me suis réattelé à ce journal » (2 janvier 1907) p.545. Il connait plusieurs départs, dus à plusieurs motivations. En 1887, il est celui d’un adolescent encore scolaire qui note des faits et des idées pour son premier roman, Les cahiers d’André Walter (1891) : « Il serait intéressant pour moi, plus tard, de retrouver comment les idées me sont venues, et de voir quelles sont les lectures ou les événements qui les ont fait naître » (25 août 1888), p.28. En 1902, c’est l’exemple de Stendhal, dès 1905 une habitude ponctuée de silences : « Un journal est utile dans les évolutions morales conscientes, voulues et difficiles » (8 octobre 1891) p.143. Les journaux de voyages sont tirés à part – et rétablis ici à bonne date. Entrainement à s’exprimer, « ce carnet, comme tous les autres ‘journaux’ que j’ai tenus, a pour but de m’apprendre à écrire rapidement » (4 juillet 1914) p.802.

Il n’est jamais facile de publier son Journal de son vivant, les contemporains s’offusquent des remarques ou jugements, l’épouse se trouve violée dans son intime, les mœurs particulières ne sont pas acceptées. L’intérêt, ou la gloire, ne peuvent qu’être posthumes, le décalage du temps permettant d’apaiser les susceptibilités et les chocs. Lorsque Madeline brûle en 1918 ses lettres de 30 années, c’est une partie de sa vie qui lui est arrachée. Il gardera dès lors sous clé ses carnets et cahiers, et désignera des exécuteurs testamentaires de confiance au cas où. Il effectuera même quelques publications confidentielles d’une douzaine d’exemplaires pour certaines parties auxquelles il tient le plus. Rien ne dira en effet assez les ravages de « la famille » sur les papiers non publiés des écrivains ! Honte sociale, pudeur personnelle, volonté morale de censure – ce ne sont qu’élagages et déformations pour paraître. Tolstoï et Nietzsche en ont été victimes, entre autres.

André Gide, de parents protestants et orphelin de père dès 11 ans, couvé par sa mère (elle meurt quand il a 26 ans), est un être complexe. Très sensible, il se met trop à la place des autres et reste souvent timide dans l’expression directe. Son écriture est en général apprêtée par souci de dire exactement les nuances de sa pensée, ce qui ne la rend pas toujours lisible. Dans le Journal, au contraire, il est le plus souvent sans apprêts. Même si la migraine ou la fatigue laissent parfois des phrases alambiquées courir ou des coupures abruptes survenir, force est de dire que la lecture de ces premières 1293 pages (sans les notes) est agréable. Le lecteur se trouve confronté à des textes variés et vivants, à une pensée par fragments qui se mûrissent et se complètent, en bref à un être perçu en devenir sur la durée. Ma première confrontation il y a une quarantaine d’années avec le Journal partiel, publié en édition ordinaire, ne m’avait pas laissé cette impression de finitude.

La personnalité de l’auteur s’y dévoile avec ses qualités d’âme, ses doutes métaphysiques et ses scrupules littéraires, sans oublier le désir qui le tourmente. Car Gide, jamais en accord social avec son être intime, est tourmenté entre sexe et religion, sans ce recours à l’absolution catholique qui permet toutes les frasques si la repentance suit. « Mon christianisme ne relève que du Christ. Entre lui et moi, je tiens Calvin ou saint Paul pour deux écrans également néfastes » (30 mai 1910) p.637. Le travers d’être seuls détenteurs légitimes de la Vérité révélée ne touche pas que les catholiques de son époque, il est un trait constant de toutes les sectes, y compris socialistes, libérales, écologistes ou islamistes : « La vertu doit rester leur monopole et tout ce que l’on obtient de soi sans le secours de patenôtres ne compte pas. De même, ils ne nous pardonnent pas notre bonheur : il est impie ; eux seuls ont le droit d’être heureux. C’est du reste un droit dont ils usent peu » (1er juillet 1923) p.1222.

La « Belle époque » était moins belle que rêvée, encore très corsetée, la bourgeoisie était moraliste et la société littéraire minuscule, vendant peu, fort envieuse des autres. « Dans le public, on ne connait de moi-même que la caricature et comme elle n’invite guère à me connaître mieux, l’on s’y tient. Que dis-je ? si même certains ont la curiosité de me lire, c’est avec un esprit si prévenu que le sens vrai de mes écrits leur échappe. Ils ne finiront par y voir que ce qu’on leur a dit qu’il s’y trouvait ; et par n’y voir plus autre chose » (3 décembre 1924) p.1266. Cette remarque est toujours actuelle – ô combien !

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Mais André Gide n’est pas que sexe en rut, il a nombre d’amis véritables (Ghéon, Pierre Louÿs, Jacques Copeau, Marcel Drouin, Charles du Bos, Paul Claudel, Philippe Berthelot, Roger Martin du Gard, Jacques-Emile Blanche, Paul Laurens, Francis Jammes, Paul Valéry, Jean Schlumberger, Théo Van Rysselbergue, les parents et les enfants Allégret…) ; il élève chiens, chat et même oiseau à Cuverville en Normandie ; il s’intéresse aux métayers et à leurs enfants, faisant servir une soupe populaire durant les restrictions de 1914-18 ; il se mobilise en 1914 pour les réfugiés belges et parraine activement un Foyer d’accueil ; il édite les talents nouveaux via la NRF (Aragon, Breton, Montherlant), aide les jeunes à trouver leur place dans la société et donne des leçons ou des lectures aux petits. Tristan Bernard et un comité d’autres intellectuels vont même jusqu’à proposer à Gide en août 1914 de s’occuper des 12-18 ans désœuvrés à Paris ! (p.843) – il décline… Ce Journal nous permet de découvrir un Gide humain, d’une bonté naturelle qui ne se réduit ni à ses désirs, ni à son devoir. « Je n’ai écrit aucun livre sans avoir eu un besoin profond de l’écrire » p.661 ; de même est-il dans les relations humaines. Il évoque en lui « le don de sympathie qui, toute ma vie, a fait mon heureux tourment et ma plaie », p.1157.

Il ne renonce pas pour cela à juger : « Plus passionné qu’intelligent », dit-il d’un certain Jean-Marc Bernard, poète et critique maurassien heureusement oublié ; « prodigieusement peu cultivé, comme tous ces nationalistes qui, sous prétexte de cultiver uniquement leur terre et leurs morts, ignorent à peu près tout le reste du monde » (7 mai 1912) p.726. S’il s’étend longuement sur l’angoisse de 1914, « on achète huit journaux par jour » (12 août 1914) p.835, il n’évoque même pas l’armistice de 1918. Car « voici que s’établit un poncif nouveau, une psychologie conventionnelle du patriote, hors quoi il ne sera plus possible d’être ‘honnête homme’. (…) Chacun a peur de rester en retard, d’avoir l’air moins ‘bon Français’ que les autres » (15 août 1914) p.837. Brexit et Trumpisme rivalisent avec Poutinisme et Erdoganisme pour patrioter à tout va. Et les Français, toujours à la traîne mais très scolaires, vont probablement suivre… Relire ces pages de Gide en pleine mêlée a quelque chose de salubre pour l’esprit.

Gide, lui, voyage et lit beaucoup, en français mais aussi en allemand, en anglais, en italien ; il joue régulièrement de la musique, traduit des livres. Il s’intéresse au monde et à tout le monde. Il n’est pas pour cela universaliste béat comme nos intellos bobos. Cosmopolite parce qu’il goûte le monde entier, il n’aspire pas à imposer la morale unique des élites occidentales (de moins en moins) sûres d’elles-mêmes. Ainsi lors d’un voyage : « C’est de Turquie qu’il est bon de venir, et non de France ou d’Italie, pour admirer autant qu’il sied le miracle que fut la Grèce ». Il éprouve « une aversion » pour la Turquie, qui n’a rien d’européen ni d’exotique : « Dans cette malheureuse Anatolie, l’humanité est non point fruste, mais abîmée », écrit-il (mai 1914) p.785.

L’ailleurs des lieux, des gens et des pensées lui permet une vue plus juste de la France. « Peuple oratoire, habitué à se payer de mots, habile à prendre les mots pour les choses et prompt à mettre des formules au-devant de la réalité » dit-il le 8 octobre 1915. Il ne s’en excepte pas, en tant qu’intellectuel ‘indigné’ : « Pour averti que je sois, je n’échappe pas à cela et reste, encore que le dénonçant, oratoire » (p.894). Encore en est-il conscient, de même que des qualités au revers des défauts : « Nul plus que le Français, en général, ne vit pour les autres, ou en fonction des autres, ou par rapport aux autres ; de là tout aussi bien sa vanité, sa politesse, son amour de la politique, la prise qu’il offre à l’émulation, la peur du ridicule, le souci de la mode, etc. » (5 février 1916) p.925.

Sur ceux qui se piquent d’être écrivains (à méditer par les actuels !) : « Oui, je crois que l’application manque beaucoup plus souvent que le don. L’insuffisance d’application provient souvent d’un doute sur sa propre importance ; mais est due plus fréquemment encore à une suffisance excessive » (1er mars 1918) p.1060. Et de mettre en garde : « J’appelle ‘journalisme’ tout ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui » p.1160.

« Bien peu de gens aiment vraiment la vie ; l’horreur du changement en est preuve. Ce qu’on aime le moins changer, avec son gîte, c’est sa pensée. Femme, amis, cela passe ensuite ; mais gîte et pensée, c’est une trop grande fatigue. On s’est assis là ; l’on s’y tient. On meuble alentour à sa guise, en faisant tout à soi très ressemblant, on évite qu’il contredise ; c’est un miroir, une approbation préparée ; dans ce milieu l’on ne vit plus, l’on s’invétère. Bien peu, je vous assure, aiment vraiment la vie » p.306. Ecrit en 1900… c’est non seulement toujours d’actualité, mais de plus en plus, tant Facebook, Google et les réseaux sociaux vous renvoient en miroir ce que vous laissez de traces ! Décidément, ce Journal est aussi une lecture utile pour notre temps.

André Gide, Journal tome 1 – 1887-1925, édition complétée 1996 Eric Marty, Gallimard Pléiade, 1748 pages, €76.00

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Amour grec antique

buffiere eros adolescent

PRÉALABLE :

Je ne cautionne en RIEN les pratiques mentionnées ci-après, J’EXPLIQUE ce que fut la conception grecque antique. Il s’agit de science historique, pas de morale.

Le massacre islamiste d’une cinquantaine de gais dans une discothèque de Floride à Orlando rappelle combien les religions du Livre issues du Moyen-Orient, que ce soit la juive, la chrétienne ou la musulmane, sont intolérantes au désir sexuel. Le seul désir licite est réservé à Dieu pour Sa gloire, la reproduction en série de Ses fidèles, et l’obéissance soumise à Ses commandements. Tout le reste est péché et éternelle consomption dans les flammes de l’enfer : car c’est prendre à Dieu que de désirer autre chose que Lui, de préférer la chair à l’esprit, le matérialisme de ce monde à la gloire de (l’hypothétique) autre. Dieu est totalitaire, il commande tout et exige soumission, il veut tout pour lui, en Père archaïque.

Bien différentes étaient les sociétés européennes antiques. Thucydide fit même de la nudité en Grèce un symbole de civilisation ! Nul ne peut comprendre la civilisation occidentale et l’histoire de la Grèce antique, sans saisir au fond ce phénomène social de la pédérastie. Qu’elle que soit la position de chacun sur le sujet, approbation, indifférence ou dégoût, le désir homosexuel est un fait humain. Qu’il soit inné ou acquis, en propension dans le besoin affectif durant l’enfance ou déclenché par une éducation trop rigoriste (Mateen, l’islamiste, avait longuement fréquenté la boite gai, manifestement très tenté…), ce n’est pas un « choix » de vie. Mais ce désir multiforme n’est pas le Mal en soi, seules ses conséquences peuvent être bonnes ou mauvaises.

dover homosexualite grecque

Les sociétés antiques européennes reconnaissaient le désir dans ses multiples manifestations : polymorphes durant l’enfance (la sensualité de l’eau, des pieds nus sur la terre, des caresses maternelles), panthéistes à l’adolescence (se rouler nu dans l’herbe mouillée, se frotter aux arbres, exercer ses muscles et les voir jouer sous la peau, se mettre torse nu, s’empoigner avec ses camarades), génitales avec la maturité (le désir se focalise). Mais les Grecs n’avaient pas de mots pour distinguer homosexualité et hétérosexualité. Chacun, selon les moments, pouvaient réagir à des stimuli homos ou hétéros mais la bisexualité comme mode de vie n’était pas admise. Le désir réciproque d’hommes appartenant à la même classe d’âge, s’il était naturel dans la sensualité enfantine et la sexualité exploratoire adolescente, n’était pas socialement bien vu au-delà, vers 18 ans. Le citoyen guerrier adulte était un mâle actif, destiné à éduquer les plus jeunes et à faire des enfants, pas à s’égarer dans une sexualité stérile pour la cité. On se mariait, honorait sa femme, mais on lutinait les beaux éphèbes.

Les causes de la pédérastie grecque sont historiques. À relief haché, atomisation politique ; le problème majeur des cités en guerre perpétuelle était la survie. La fonction qui comptait le plus était inévitablement le guerrier : citoyen, adulte, mâle. Les femmes, peu aptes au combat car souvent enceintes ou flanquées de marmots, furent dépréciées à l’aune des valeurs de la cité. Du fait de leur moindre disponibilité physique, on en vint à mettre en doute leurs capacités physiques, puis intellectuelles, et même leur volonté. Pour les mâles, rompus aux durs exercices militaires et à la contrainte du danger, les femmes ne savaient pas résister aux tentations de la sécurité, du confort et du plaisir ; on les croyait portée à la soumission. Mariées tôt, vers 15 ans, peu cultivées sauf exception, elles étaient confinées au gynécée où elles avaient la garde des enfants en bas âge. Une « femme honnête » selon les critères grecs ne pouvait sortir de chez elle que pour trois raisons : participer à une fête publique, faire des achats, accomplir des obligations religieuses.

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Faisant de nécessité vertu, les hommes mariés tard, vers 30 ans, s’entraînaient à la guerre et valorisaient les vertus viriles. Nul ne peut s’étonner qu’ils désirassent alors des adolescents au teint frais, au corps souple, au cœur tendre, qui exhibaient leur nudité sur les palestres. Ils avaient sur les femmes plusieurs avantages : leur liberté, leur adhésion aux valeurs des guerriers, et une grâce comparable à celle des corps féminins. Les jeunes mâles apparaissaient bien supérieurs aux filles en intérêt et en disponibilité. Les vases représentent éraste (protecteur barbu) et éromène (éphèbe imberbe et cheveux longs) face à face, en caresses ou en baiser.

Les garçons étaient jugés pour ce qu’ils promettaient d’être une fois épanouis. Le courage, la résistance à la douleur, la fidélité, la musculature, étaient valorisés. La qualité des relations entre aînés et plus jeunes était pour lors différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Les rapports se devaient d’être complets, car la formation d’un guerrier sollicite toutes les capacités humaines : les sens, l’affectivité, l’esprit et l’idéal. Un soldat se doit d’être physiquement fort, moralement courageux, intellectuellement rusé, et de croire à ce qu’il fait. La relation la plus riche est avec un être en complète harmonie avec soi, qui valorise toutes ces qualités communes. Si les citoyens pouvaient aussi assouvir leurs désirs sexuels sur les prostituées ou sur les jeunes garçons esclaves, leur inclination profonde allait vers ces guerriers en fleur qu’ils côtoyaient et entraînaient chaque jour, dont l’admiration et la séduction leur importait.

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Le combat avait induit un culte du corps fondé à la fois sur la puissance et sur la souplesse. La beauté (kalos) est avant tout physique en Grèce antique : l’allure, le teint, la conformation équilibrée, les gestes mesurés et hardis. Kalos n’est pas employé au sens moral. L’idéal traduit par la sculpture et la peinture de vase est l’éphèbe de 12 à 18 ans, au corps harmonieusement développé par la pratique du pentathlon (lutte, course, boxe, saut en longueur, lancer du disque, lancer du javelot). Ces exercices sont complets, ils donnent souplesse, endurance et force. Aucune partie du corps n’est privilégiée, donc hypertrophiée ; la musculation est générale, le corps est aimé pour ses possibilités, non pour son apparence. La beauté grecque n’a donc rien à voir avec celle de nos messsieurs Muscles chère aux homosexuels contemporains, mais plutôt avec celle des nageurs juvéniles.

Durant l’été grec, sur les palestres aux senteurs balsamiques où l’on s’exerçait nus entre pairs, dans les gymnases où l’on se frottait mutuellement d’huile ambrée avant de s’empoigner et de rouler dans la poussière, la sensualité faisait partie du quotidien ; elle était naturelle, admise, encouragée. L’exercice échauffe, le contact électrise, la performance séduit, la concurrence stimule. La grâce corporelle et l’effort d’un être jeune émeuvent toujours le plus âgé. La vulnérabilité des anatomies en développement fait que les coups, les prises et le cuir participent d’une obscure fascination.

adulte et adolescent palestre

Quant aux adolescents, ils ne restent pas des anges (il n’y a pas d’abstraction éthérée que sont les anges dans les sociétés antiques). Travaillés de puberté, ne pouvant par interdit social aborder les filles, ils ne sont pas insensibles aux désirs virils ; ils admirent les plus forts, les plus glorieux, ils voudraient les imiter en tout et être valorisés par eux. Leur sensualité s’extériorise, ils cherchent à séduire, se mettent en valeur. C’était un honneur que d’être désiré ; l’estime de soi en était valorisée.

Mais le désir est lié à l’estime, et l’on ne peut estimer ce que l’on peut acheter. En outre, ni les femmes, ni les esclaves, ni les prostitué(e)s ne pouvaient parler combat ou philosophie, ni adhérer aux valeurs du citoyen guerrier. Le besoin de relations personnelles intenses ne pouvait être satisfait que par un semblable en devenir. Le mariage, les enfants, la communauté, ne satisfaisaient pas pleinement cette exigence. L’amour profond ne pouvait naître du couple, où l’égalité ne régnait pas, ni des amis politiques ; il se fixait plutôt sur un être à protéger, à éduquer, à élever au même rang que le sien.

Tout n’était pas permis : aucune fellation entre éphèbe et adulte n’est présentée sur les vases peints (alors qu’il en existe pour les couples hétéros et entre pairs adolescents), et le coït anal est une forme de mépris (réservé aux prostitués, passifs par nature) ou de domination (les bergers entre eux). Les positions de la femme (dominée) dans les représentations antiques sont bien distinctes de celles de l’adolescent. Celui-ci est aimé debout, de face, entre les cuisses ; à l’inverse, la fille est prise par derrière et penche le buste ou bien se trouve dessous si l’amour se pratique allongé.

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La distinction cruciale est entre actif et passif ; le citoyen libre ne peut être passif, ce serait déchoir et laisser entendre à cette société de guerriers que l’on admet être « vaincu ». L’adolescent peut encore se permettre de jouer sur l’ambiguïté, de se laisser aimer, de s’offrir à qui le valorise socialement, de se travestir durant les fêtes : il n’est pas égal de l’adulte, ni mûr, ni citoyen responsable. Une fois l’âge atteint d’être citoyen, ce genre de comportement lui est socialement interdit : ce serait vouloir rester dans l’immaturité, irresponsable et poids mort pour la cité.

L’amour entre adulte et garçon (jamais avec un enfant non pubère) n’est reconnu socialement que s’il est une véritable relation affective, dont le but est l’éducation du futur citoyen guerrier. Il s’agit d’un vieux rite d’initiation attesté en Crète et resté fort à Sparte, répandu dans tout le monde grec. Mais à Athènes, prostitution et proxénétisme sur la personne de citoyens libres, femmes ou enfants, étaient des crimes, tout comme le viol, et passibles de mort.

L’enseignement grec est chose vivante, de main à épaule, de bouche à oreille, d’esprit à esprit. Il nécessite un maître et non des livres. Il vise à acquérir le savoir par raisonnement contradictoire de l’accoucheur d’âme, mais aussi à forger les vertus par l’exemple. Éduquer, c’est élever et non gaver. Inculqué par l’érotisme, l’affection et l’estime, l’enseignement grec forme des hommes complets, robustes, trempés et brillants. Pour Platon, l’amant féconde spirituellement l’aimé en déversant son sperme entre ses cuisses, la tendresse en son cœur et le raisonnement en son esprit. Il devient le père de ses connaissances et de ses vertus, il couve ses affections, il surveille sa valeur physique, morale et intellectuelle. L’amour ouvre à la connaissance parce que l’être entier a soif et arde de remonter à la source. La beauté d’un corps incite à la beauté du cœur, prélude à découvrir la beauté d’une âme.

sergent homosexualite et initiation chez les peuples indo europeens

Dernier stade de l’amour pédérastique, le dévouement. Le garçon aimé devient sacré ; on peut mourir pour lui ou avec lui – et réciproquement. Ainsi tombèrent à Chéronée les Trois-cents de Thèbes. Là se révèle le sentiment cosmique que les Grecs avaient de cet amour. Si Aphrodite préside à l’amour entre homme et femme, c’est Éros qui préside à l’amour des adolescents. Éros apparaît avec Hésiode comme l’une des forces qui succèdent au chaos, bien avant que naissent les dieux et les hommes. Il pousse les éléments de la matière à s’assembler et à s’unir. Il apparaît ainsi comme le lien individuel le plus fort dans la cité. Celle-ci, pour sa survie, l’encourage, car Éros est liberté : il lie les guerriers, assure la transmission des vertus, protège contre les ennemis ; il assemble les citoyens et protège contre les tyrans (Harmodios et Aristogiton).

L’amour grec a donc peu à voir avec le mythe qui court les esprits aujourd’hui. Les pédérastes d’Occident qui agressent les impubères auraient été condamnés pour viol en Grèce ancienne, les homos de plus de 18 ans méprisés comme soumis, les obsédés sexuels et les pervers du fist-fucking châtiés.

L’amour grec était bien circonscrit par ses acteurs et dans ses buts. Moyen d’éducation hors pair, façon la plus efficace de former par l’exemple et l’attention des guerriers hors du commun, il respectait la personne de l’adolescent et ne se poursuivait pas après l’apparition de la première barbe, vers 16 ans. La sexualité n’était que secondaire, loin derrière l’érotisme sensuel, l’amitié tendre et l’estime personnelle. Car ce qui comptait, en Grèce ancienne, était non le Bien en soi mais la vertu, non le Mal absolu édicté par commandement de l’au-delà mais le vice ici et maintenant. L’individualisme n’existait pas : était encouragé ce qui était bon pour la cité, puni ce qui était mal pour la collectivité.

Xénophon le résume à merveille lorsqu’il évoque Lycurgue dans la République des Lacédémoniens : « Quand un homme qui était lui-même honnête, épris de l’âme d’un jeune garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre avec lui, il le louait et voyait dans cette amitié le plus beau moyen de former un jeune homme » 2.13.

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François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc

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L’histoire est vraie, le récit est un roman. Narcisse Pelletier fut ce marin français abandonné sur une côte du Queensland australien en 1858 à 18 ans, et récupéré 18 ans plus tard par des marins anglais. Ramené en France, il devint gardien de phare.

Mais le récit de François Garde, fonctionnaire énarque et ancien Secrétaire général du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, s’inspire librement de l’histoire pour « déconstruire » la robinsonnade. Nous sommes deux siècles après le Robinson Crusoé de Defoe, trois décennies après le Vendredi de Tournier. L’homme occidental, aujourd’hui, n’emporte pas la civilisation à la semelle de ses souliers, il est – hors des pays tempérés – l’homme nu, page blanche où tout réécrire.

Narcisse à 18 ans est encore un gamin. Fluet mais musclé, obéissant mais fanfaron, il n’a que sa bite et son couteau pour survivre dans la baie déserte où le bateau l’a abandonné. Durant quatre jours, il ne fait rien, trop dépendant pour se prendre en mains. « L’absolue solitude dans laquelle il était précipité le renvoyait aussi à son entière responsabilité » p.110. C’est une vieille aborigène qui l’abreuvera, le nourrira, le prendra en charge comme si elle était sa mère. Car il est vrai que le Blanc jeté dans la nature sauvage est aussi inapte et nu qu’un petit enfant ; ce pourquoi il se servira des plats après tous les autres, les anciens, les hommes puis les femmes – car il n’est rien dans la tribu.

Il devra tout oublier pour renaître. Et s’il répète au début plusieurs fois « Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la goélette Saint-Paul », s’il se souvient des mémoires de son parrain à Eylau et de la pute qu’il a sautée au Cap, c’est de moins en moins, comme si le temps usait la mémoire. Celle-ci n’est pas morte, mais enfouie – puisqu’elle ne sert à rien dans le bush.

A deux fois 18 ans, Narcisse aura vécu deux vies. C’est une troisième qui l’attend, à 36 ans, lorsqu’il monte par curiosité dans la chaloupe des Anglais alors qu’il pêchait à pied sur le rivage. Il ne parle que la langue sauvage, faite de sifflements et de clics, il a oublié le babil de l’Occident. Le gouverneur de Sydney, bien embêté de savoir à qui refiler le naufragé, va convoquer tous les étrangers pour savoir quelle langue il peut reconnaître, et c’est le français qui l’emporte. Mais s’il reconnaît le langage, Narcisse est bien incapable de le parler ; il doit tout redécouvrir – non réapprendre, mais dévoiler : le sens, la grammaire, l’accent, le passé et le futur, le conditionnel. Car il est devenu autre.

Son mentor est cet explorateur velléitaire et raté, vicomte rentier membre de la Société de Géographie, écartelé comme tout son siècle entre la morale et la science. Il veut sauver une âme compatriote et, en même temps, étudier l’être humain comme un objet. Il le vêt, le nourrit et le protège, mais en même temps veut tout savoir. S’il lui réapprend à parler, c’est pour son enquête sans pudeur. Et pour son grand-œuvre : fonder une nouvelle science, l’Adamologie !

Narcisse, lui, n’a survécu que parce qu’il a su oublier. Il s’est fondu dans la vie sauvage en occultant tous ses réflexes conditionnés de Blanc chrétien puritain : il est allé tout, nu, a vu baiser et violer devant ses yeux, a dû manger avec ses mains et parfois cru, s’est enduit de suie et de boue contre les moustiques, a dormi avec une vieille et avec des enfants. Il s’est même « marié » avec une sauvage, si l’on en croit une confidence échappée par émotion ; il a eu deux petits qu’il a laissé derrière lui sans presque s’en souvenir. Car on ne vit qu’au présent lorsque l’on est sauvage. Le passé se résume à la lignée et à sa place dans le clan, le futur n’existe pas.

lezard camille baladi

Le retour à la société bourgeoise conventionnelle de l’empire, en 1861, est une cruelle acculturation. Il faut se vêtir et manger à la fourchette, ne pas regarder les femmes dans les yeux ni observer les couples s’accoupler, il faut dire ce qu’il faut et jouer les hypocrites… Par contraste, « notre » société apparaît bien compliquée et tordue en relations humaines. Le seul humain qui ne court pas dans Londres, observe-t-il, est un clochard qui mendie… Le travail est requis pour manger, la Science justifie toute contrainte, quand ce n’est pas la Religion. L’humain, lui, compte peu. D’où le mutisme du « sauvage blanc » qui déclare plusieurs fois en guise d’explication : « Parler, c’est comme mourir ». Il y a des comportements qu’il est impuissant à expliquer parce que l’Occidental est impuissant à comprendre.

Dans ce roman qui est plus qu’un récit d’aventures, l’auteur alterne les chapitres à la troisième personne où Narcisse évolue tel qu’en lui-même avec les chapitres à la première personne où l’explorateur Octave de Vallombrun écrit au Président de la Société de Géographie à Paris. Il y a loin de l’homme au texte tant la médiation de l’individu socialement situé, de la langue polie, des convenances bourgeoises et morales, des normes universitaires, sont des filtres qui édulcorent, déforment et caricaturent. La Science, au XIXe, se résume souvent à une ignorance satisfaite où le préjugé politiquement correct compte plus que le réel observé. A-t-on vraiment changé à l’ère d’Internet ?

Il y a du tragique chez Vallombrun comme chez Narcisse : tous deux sont pris dans un destin qui les dépasse, emportés par une société impériale et impérieuse qui croit tout mesurable, même la soumission à la Croyance.

C’est pourquoi ce roman peut se lire à plusieurs niveaux.

  1. Le premier, le plus facile, accessible aux jeunes adolescents, est celui de l’ensauvagement et de l’aventure en pays inconnu.
  2. Le second, plus élevé, est une réflexion sur la méthode expérimentale, sur le choc moral entre la Science et l’Homme : peut-on faire d’un humain l’équivalent d’un rat de laboratoire ?
  3. Le troisième, plus exigeant encore, renvoie à notre société sûre d’elle-même et dominatrice, surtout fin XIXe, volontiers missionnaire, humanitaire, colonisatrice, impérialiste. Même les bonnes volontés comme celle de Vallombrun peuvent peu dans l’emportement social qui les enserrent et les contraint.

Tout le XXe siècle sera une déconstruction critique de cette arrogance, de cet impérialisme de Raison, de ce totalitarisme de religion. Les « sauvages » sont eux aussi « civilisés » : ils n’ont pas la même culture que nous mais la leur est parfaitement adaptée à leur survie dans leur environnement. Quant à nous, sommes-nous vraiment épanouis et heureux chez nous, dans nos contraintes de toutes sortes ?

Ce roman faussement léger a obtenu une multitude de prix, c’est dire combien la littérature en France manque au fond de talents à reconnaître… (Prix Goncourt du premier roman 2012, grand prix Jean-Giono 2012, prix littéraire des grands espaces Maurice Dousset 2012, prix Hortense Dufour 2012, prix Edmée-de-La-Rochefoucauld 2012, prix Emmanuel-Roblès 2012, prix Amerigo-Vespucci 2012, prix Ville de Limoges 2012).

François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc, 2012, Folio 2015, 383 pages, €7.70

e-book format Kindle, €7.49

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Robert-Louis Stevenson, La flèche noire

robert louis stevenson la fleche noire
Écrit en feuilleton pour Young Folks, puis abandonné après un premier élan, repris par la suite aux Etats-Unis après exil, la rédaction dura cinq ans. C’est dire combien le fil se perd un tantinet après la fougue du début. Stevenson n’aimait pas ce roman et sa femme n’a jamais voulu le lire, comme il le déclare avec humour dans sa préface. Mais le succès auprès des lecteurs fut immédiat et le jeune comme l’adulte d’aujourd’hui comprennent vite pourquoi.

Nous sommes à la fin du moyen-âge, en Angleterre, durant la guerre des Deux roses entre York et Lancastre, vers 1465. Richard « Dick » Shelton est un jeune homme de 18 ans orphelin, sous la coupe de son tuteur sir Daniel. Il est naïf et droit, loyal à ceux qui l’ont élevé lorsque son père fut tué. Mais des hommes sont abattus systématiquement à l’aide d’une flèche noire, et sir Daniel est sur la liste. Car il est impitoyable aux faibles, change d’allégeance selon le vent et ne suit que son bon plaisir. Il sait mener les hommes mais ne sait pas où il va, sinon se conserver.

Tel Robin-des-bois, Ellis Duckworth dont la ferme a été pillée et brûlée par sir Daniel, se cache dans la forêt de Tunstall avec ses compagnons hors-la-loi, et entreprend de se venger. Il sait qui a tué le père de Richard. Mais celui-ci exige des preuves, écartelé entre ses deux loyautés, celle de sa famille à venger et celle du seigneur qui l’a élevé. D’où cette première partie enlevée et captivante, emplie d’aventures et de bagarres. Le siècle n’est pas tendre et nombre de gais compagnons périssent sous les flèches ou les coups de poignard ou d’épée. Mais la menace constante fait aimer plus encore la vie et profiter de chaque instant.

Richard se prend de pitié pour un jeune garçon « qui paraît douze ans » enlevé par un coup de main par son tuteur sir Daniel. Quand le gamin réussit à s’enfuir, Dick devient son protecteur par esprit chevaleresque. Malgré la fatigue et les intrigues, les deux fuient dans les bois. Ils se querellent et se réconcilient, la faiblesse de l’un touchant la force musclée de l’autre. Dès lors, le portrait de Richard Shelton est établi et restera stable tout au long du récit : vigoureux mais sans cervelle avec un cœur de chapon. Il est un tempérament à la croisée du Moyen-Age et de la Renaissance, force brute qui refuse d’éliminer les émotions. Ce pourquoi il choisira à la fin le bonheur conjugal plutôt que la gloire militaire…

Mais Richard n’est pas fini. Il reste un enfant niais parce qu’il fonce sans observer. Il ne voit pas que John est une fille, Joana, alors que tous les adultes autour de lui le voient. Il la traite en garçon, troublé cependant de s’y attacher. Thème d’époque, la fin 19ème, l’homoérotisme frisait l’homosexualité, les filles étant reléguées au rang inférieur avec activités dédiées. C’était différent au Moyen-Age et l’auteur sait jouer du décalage des époques pour faire de cette ambiguïté une aventure. « Et moi, dit Richard, qui me souci des femmes comme d’une guigne, je me suis pris d’amitié pour toi, pensant que tu étais un garçon, sans même me demander pourquoi j’avais pitié de toi. Quand j’ai voulu te battre avec ma ceinture, le courage m’a manqué. Et puis tu as avoué que tu es une fille, Jack, car je veux encore t’appeler Jack ! Maintenant je sais que tu m’es destinée » p.354 Pléiade. Dans ce monde idéal de l’imaginaire lointain, le garçon dont on s’est pris d’affection adolescent peut naturellement devenir son épouse une fois mûr. Ce n’est pas rien dans le succès du livre auprès des jeunes lecteurs dans ces années 1880.

Avant de convoler, Richard devra faire ses preuves d’adulte. Après s’être cherché – vainement – des pères de substitution comme modèles, sir Daniel trop vil, sir Oliver le chapelain qui lui apprit les lettres trop faible, Bennet Hatch qui lui apprit les armes trop brute, Ellis Duckworth ami jadis de son père trop obnubilé par la vengeance, Lawless (qui veut dire Sans-loi) trop anarchiste et égoïste, Lord Foxham oncle de Joanna trop noble – Richard finira par se trouver tout seul. Il se fraiera un chemin de lui-même dans la jungle de la forêt, des flots, des renversements d’alliances, des loyautés et des coups de main.

Il échouera par trois fois à délivrer Joanna, reprise par sir Daniel, dans une réminiscence inconsciente des trois reniements du Christ par Pierre, ce robuste apôtre au cœur faible. Poussé par son audace irréfléchie, il bataillera aux côté d’un chevalier bossu solitaire pris à partie par sept reîtres dans la forêt, sans savoir qu’il s’agit du duc de Gloucester, futur Richard III – qui le fera chevalier après une autre bataille.

Trois quêtes se mêlent et se composent dans cette histoire : celle de la vengeance, immédiate mais trop basse ; celle de l’amour, ambigüe puisqu’il s’agit initialement d’un garçon qui se révèle une fille ; celle de soi enfin, la principale au fond, dans la lignée de l’Île au trésor, d‘Enlevé ! et de La chaussée des Merry Men. Roman d’apprentissage, la Flèche noire montre comment devenir adulte, quitter le monde guerrier qui ravit les douze ans pour explorer le monde adulte des vingt ans en passant simplement le monde amoureux des dix-huit ans.

Cela paraît élémentaire en le lisant ; pas sûr que cela soit aussi simple en le vivant… Ni à l’époque de l’histoire, ni à l’époque de la parution en feuilleton, ni encore aujourd’hui pour tous ceux qui s’efforcent à la maturité.

Car il faut opérer des choix personnels difficiles – ou alors se laisser faire par la destinée. Être un homme ? Ou un être passif qui se laisse faire ?

Robert-Louis Stevenson, La flèche noire (The Black Arrow), 1888, CreateSpace Independent Publishing Platform 2015, 218 pages, €12.12
Robert-Louis Stevenson, Œuvres II, Gallimard Pléiade 2005, 1389 pages, €59.80
Les œuvres de Robert-Louis Stevenson chroniquées sur ce blog

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Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons

tom wolfe moi charlotte simmons
Un gros livre, plus de mille pages, mais l’on ne s’y ennuie jamais. C’est que Tom Wolfe, ancien journaliste, sait distiller les informations soigneusement collectées avec le fil d’une histoire à visée morale. Nous sommes dans la sociologie et dans la série télé, intimement mêlées comme un professionnel sait le faire. Si vous plongez dans ce roman énorme, vous en saurez bien plus sur les États-Unis et sur la modernité à la mode que bien des articles, films ou traités. Vous serez édifié !

Charlotte Simmons est une provinciale de Sparta, bourgade perdue des montagnes, où l’existence reste à ras de terre, traditionnelle et gouvernée par le qu’en-dira-t-on et les principes religieux. Très bonne élève de son lycée, malgré les tentations de s’amuser et les garçons qui la cherchent, elle obtient une bourse pour la prestigieuse université Dupont (nom inventé), qui façonne à l’égal de Harvard, l’élite de l’Amérique.

A 18 ans, voici donc la godiche jamais sortie des jupes maternelles plongée dans le bouillon de culture et de sexe d’un campus américain. Dépaysement garanti ! Charlotte Simmons découvre bien vite que ce qui compte dans ce temple du savoir, est moins l’étude que la baise, moins l’esprit que le muscle, moins la prestance intellectuelle que d’être « cool ». La coolitude est l’expression gentillette du politiquement correct, du suivisme de horde, du faire-comme-tout-le-monde. Quiconque n’est pas cool est ostracisé, méprisé.

Le politiquement correct est une boue insidieuse qui encrasse l’esprit et les comportements. A force de vouloir être bon garçon ou bonne fille, tolérant avec toutes les idées, on en vient à accepter l’inacceptable – simplement parce que cela se fait. « Putain de… moutons ! Ils se contentent d’avaler la merde de mouton qu’il leur sert et de la régurgiter chaque fois qu’il leur pose une question. Comme ça, on finit par ne plus dire ce que l’on pense, et bientôt c’est cette merde qui devient ‘convenable’, et alors on continue à la répéter, à la ressasser, parce qu’on ne veut pas être ‘déplacé’, pas le genre de gus qui ne se fait plus inviter nulle part sous prétexte qu’il risque de produire un couac dans la conversation… » p.963.

Heureusement que Charlotte est une fille, pas mal de sa personne et d’un individualisme exacerbé – ce que l’Amérique tient pour de la volonté. A peine décrottée de sa province, la voilà confrontée au snobisme des filles et fils de riches (pensions privées, fripes de marque et gadgets électroniques à gogo). Toute emplie de principes chrétiens, la voilà confrontée aux écarts de race, de classe et d’apparence.

baiser

Car l’égalité formelle, sans cesse réaffirmée par l’Amérique, laisse apparaître à nu toutes ces inégalités de nature que l’habillage de civilisation savait plus ou moins masquer. Les Noirs admis à Dupont ne le sont pas pour leurs performances intellectuelles mais pour leurs muscles saillants et leur agressivité de ressentiment au basket. Les gais et lesbiennes qui revendiquent une égale dignité peuvent manifester autant qu’ils le veulent, mais n’en sont pas moins laissés à leurs masturbation intellectuelle et à leur faible carrure. Les demi-dieux de l’université sont les « géants » du stade ; toutes les filles séduisantes veulent « être leur pute », toutes rêvent de « baiser une star ».

C’est que le sexe est frénétique à Dupont, « du sexe comme de l’azote ou de l’oxygène ! Le campus entier en était baigné, gonflé, lubrifié, gorgé, stimulé ! Excitation permanente, baise, baise, baise, baise, baise… » p.198. Ces quatre années entre l’infantilisme de la minorité au lycée et la future vie professionnelle et familiale sont consacrées aux « expériences » en tous genres « quatre ans pendant lesquels tu peux tout faire, tout essayer, sans qu’il y ait de… conséquences. Pas de traces, pas de dossier, pas de blâme » p.241. De reconnaissance en caresses, de mots gentils en dépression, la première année coincée Charlotte se fera une réputation de pute en six mois, « allant » bien malgré elle avec trois stars de l’université successivement…

Nageurs de l’université Standford, USA

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Pour les garçons, la trilogie bite-bière-et-baston l’emporte haut la main ; seule la baston est remplacée pour les filles par fringues-et-maquillage. Le garçon est obsédé par la virilité, qui se manifeste par la musculature, la grossièreté et la violence – surtout pas par l’agilité d’esprit. Qui oserait « enfreindre le grotesque code d’honneur des sportifs de campus, lequel interdisait de se comporter en étudiant ‘normal’ ? » p.193. Celui qui travaille bien est un bouffon, tout comme dans nos banlieues ; ceux qui s’en sortent le font en cachette. Quant aux « incroyables abdos » p.709, ils font se pâmer les filles, les étourdissent à point pour le « ramonage » inévitable où il s’agit moins de sentiment que de se « vider ».

Dans cette anarchie hormonale et sociale, Charlotte Simmons n’est plus elle-même. Ses résultats scolaires chutent, ses relations vont de la fausse amitié aux faux amours, sans qu’elle réussisse à trouver le bon équilibre sensuel (trop coincée), affectif (trop émotive) et intellectuel (trop dispersée). Elle erre entre les matières littéraires et la neurologie, entre sa co-chambre snobinarde et les délaissées devenues copines mais langues de vipère, entre le trop beau Hoyt, le géant niais touchant Jojo et l’intello-juif centré sur lui-même Adam. Elle se fera violer – avec son tacite consentement – tombera en dépression avant qu’Adam ne la sauve, avant de sauver elle-même Jojo en devenant malgré elle son guide spirituel.

Basketball, Greg Finlay à l’entraînement

basketball greg-finley shirtless

L’on s’étonne, comme Français, que la relation sexuelle soit connotée aussi « sale » par le puritanisme hypocrite yankee : Charlotte ne peut-elle baiser (avec préservatif) simplement, sans en faire une métaphysique ? Elle parle au contraire de « dégradation et d’humiliation, de descente au plus profond de la fange » p.734. Comme si le sexe n’était pas naturel, comme si elle-même était un ange… Il s’agit bien du mépris chrétien-américain de la vie ici-bas, de la hantise puritaine de la matière, de l’idéal Disney du pur esprit affectant de mépriser le corps pour une vie parfaite… Entre pute universitaire qui se fait un « honneur de laisser ces géants se servir des fentes de leur bas-ventre ou de leur visage comme il leur plairait » p.870, et l’amour éthéré de l’épouse-chrétienne-modèle qui ne consent à faire des enfants qu’une fois tous les cinq ans, dans le noir et sans plaisir, n’y aurait-il pas un juste et plus naturel milieu ?

Passant du rien au tout, on comprend que dans ce « bordel » universitaire (terme cru mais exact de ce qu’y s’y passe), la fille de 18 ans soit désorientée et perdue : ces « valeurs de l’Amérique » inculquée par la famille et la religion, sont bien malmenées par la vanité, le sexe et l’arrivisme. L’éducation d’aujourd’hui préparant les adultes de demain, le lecteur français ne peut que mesurer combien le laxisme disciplinaire, la lâcheté du politiquement correct et l’indulgence pour les « fautes de jeunesse » ont pu aboutir aux malversations Madoff, à l’escroquerie des subprimes, à la niaiserie de l’invasion de l’Irak pour commander la démocratie – et à toutes ces tentatives d’imposer au reste du monde l’imperium américain.

Hyper-individualistes, contents d’eux, se croyant missionnés carrément par Dieu, les adultes des États-Unis aujourd’hui sont les mêmes qui, ados, ont paradé, violé, triché allègrement dans les campus universitaires au début des années 2000. Il faut lire Tom Wolfe pour saisir tout ce que la modernité venue d’Amérique peut avoir de toxique dans son laisser-aller de comportement, son hypocrisie sociale, sa lâcheté morale. Et pour comprendre combien l’idéologie socialiste, scolairement traduite par Belkacem, est un clone de cette Amérique-là.

Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons (I am Charlotte Simmons), 2004, traduction Bernard Cohen, Pocket 2007, 1010 pages, €11.20

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Michel Leiris, L’âge d’homme

michel leiris l age d homme
Né en 1901, Michel Leiris fut trop jeune pour la Première guerre mondiale et trop vieux pour la seconde ; il fera un peu de Résistance dans le groupe du Musée de l’Homme. Plus que la guerre qui a laissé son empreinte sur ses contemporains, il s’est trouvé marqué par la conscience coupable qu’on inculquait à cette époque dans le milieu catholique bourgeois qui était le sien.

Névrosé par l’autorité, rendu masochiste par son rôle de souffre-douleur en tant que petit dernier, torturé de culpabilité sur les plaisirs sexuels, porté à se sacrifier, il ne peut qu’associer jouissance à transgression, violence à plaisir amoureux. Il découvre à 29 ans la reproduction noir et blanc de femmes nues par Lucas Cranach : Lucrèce qui pointe son poignard sur son sein (elle s’est suicidée d’avoir été violée) et Judith qui tient de la main droite une épée et de la gauche la tête tranchée d’Holopherne (Assyrien qui assiégeait les Juifs). Ces meurtrières deviennent ses fétiches, femmes dangereuses qui font peur, femelles castratrices qui le rendent longtemps impuissant.

Très sensible, allant jusqu’à pleurer de désespoir avant de rêver, à 14 ans, de bras féminins où se perdre, il est sans cesse tiraillé entre son désir naturel de chaleur humaine et ses inhibitions dues au Surmoi catholique. Il aime à faire souffrir qui il aime pour offrir sa consolation et savourer son remord.

C’est vers l’âge de 7 ans qu’il connait sa première érection en forêt, en voyant grimper aux arbres des enfants de son âge pieds nus. L’éducation classique lui fait associer le marbre à la volupté, la froideur de la pierre sur sa peau nue le fait jouir. « La solennité de l’antique me séduit et aussi son côté salle de bain », dit-il drôlement (p.787 Pléiade). Érotisme et cruauté font bon ménage sous la contrainte autoritaire où l’interdit ne peut donner du plaisir que dans la transgression violente. Orgies de Quo Vadis, viol des vierges avant les lions, torture des martyres chrétiennes démembrées nues sur un chevalet…

Il associe l’amour à la tauromachie, la lutte avec la femme s’apparente à celle du taureau et du toréador. Leiris se voit-il en matador, tout séducteur esthétique et danseur ? Ou bien en taureau pataud, séduit par les passes de la muleta qui l’empêchent d’encorner ? Il dit de la corrida la « beauté surhumaine, reposant sur le fait qu’entre le tueur et son taureau (la bête enrobée dans la cape qui la leurre, l’homme enrobé dans le taureau qui tourne autour de lui) il y a union en même temps que combat – ainsi qu’il en est de l’amour et des cérémonies sacrificielles… » p.798.

cranach lucrece et judith

S’il se masturbe dès qu’il peut, vers 10 ou 11 ans, il ne sera dépucelé par une femme qu’à 18 ans après moult ratages, connaîtra quelques expériences homosexuelles peu concluantes au début de sa vingtaine avec Max Jacob et Marcel Jouhandeau, plus exalté d’amitié qu’excité par le sexe, avant de se marier bourgeoisement avec Zette à 25 ans et lui rester à peu près fidèle jusqu’à sa mort. « L’amour est l’ennemi de l’amitié (…) l’amitié n’est vraiment entière que pendant la jeunesse alors que les paires d’hommes et de femmes ne se sont pas encore formées, attaquant dans ses bases mêmes cet esprit de société secrète par lequel les rapports amicaux, s’ils sont tout à fait profonds, ne manquent pas d’être dominés » p.869.

Le plaisir lui paraît un péché, seul compte l’Hâmour comme se moquait Flaubert, cette exaltation sulpicienne de la sensiblerie. « En amour, tout me paraît toujours trop gratuit, trop anodin, trop dépourvu de gravité ; il faudrait que la sanction de la déconsidération sociale, du sang ou de la mort intervienne, pour que le jeu en vaille réellement la chandelle » p.889. Le sadisme ne fait pas jouir sans le sentiment du sacré. « Ce qui me frappe le plus dans la prostitution, c’est son caractère religieux » dit-il p.792. Le désir du fruit défendu est le péché originel qui a brûlé son âme comme un fer, malgré les rationalisations de l’âge adulte. « Je me conduis toujours comme une espèce de ‘maudit’ que poursuit éternellement sa punition, qui en souffre mais qui ne souhaite rien tant que pousser à son comble cette malédiction, attitude dont j’ai tiré longtemps une joie aiguë bien que sévère, l’érotisme étant nécessairement placé pour moi sous le signe du tourment, de l’ignominie et, plus encore, de la terreur – vraisemblablement mes plus violents facteurs d’excitation » p.893.

Le succès de ce récit psychanalytique a été grand parce que deux générations au moins se sont retrouvées dans ces inhibitions et ces tourments. L’interdit catholique était sévère et a produit nombre de névroses du même genre. Mai 68 a heureusement nivelé le terrain pour la génération née après 1960 et l’autorité n’a plus ce caractère implacable et vengeur du Commandeur. Si ce photomontage de scènes et fantasmes d’enfance est aujourd’hui daté, il reste un bon exemple des ravages du cléricalisme sur la sexualité des gens, qui a touché nombre de plus de 60 ans. Peut-être la nouvelle intolérance qui naît avec la religion musulmane, dans sa version intégriste à la mode, va-t-elle revivifier ce genre d’interdits et ces affres sexuelles ?

La lecture de la vie sexuelle début du siècle dernier, dite par Michel Leiris, peut permettre d’y voir plus clair.

Michel Leiris, L’âge d’homme, 1939, Folio 1973, 213 pages, €6.40
Michel Leiris, L’âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, 1939, Gallimard Pléiade 2014, édition Denis Hollier, 1389 pages, €68.00

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Un mineur est-il incapable ?

Les mineurs sont les citoyens qui n’ont pas atteint leurs 18 ans – sauf émancipation, possible dès 16 ans. Mais la loi donne des responsabilités selon l’âge du mineur. Être mineur n’est pas un état fixé sans nuances mais un devenir majeur au fil des années.

7 ans, selon « son degré de maturité » art. 371 du Code Civil, l’enfant peut s’exprimer dans une procédure le concernant, porter plainte ou être entendu par un juge, donner son avis sur une famille d’adoption s’il est orphelin, consentir aux actes médicaux.

10 ans, possibilité d’être mis en garde à vue dans les locaux de police 12 h maximum prolongeable une fois, condamnation à des sanctions éducatives, interdiction de paraître en certains lieux ou de rencontrer certaines personnes, obligation d’accomplir une activité d’aide ou de réparation.

12 ans, ouverture d’un Livret jeune en banque et droit d’y déposer des sommes sans intervention du représentant légal (Art. L221-24 Code monétaire et financier). Dès leur puberté, les enfants ayant entre garçons ou filles de leur âge des relations sexuelles consenties, ne sont pas condamnés par la loi ; ils ne le sont qu’en cas de viol ou de violence, devant les tribunaux pour mineurs (où ils ne pourront avoir au maximum que la moitié de la peine d’un majeur).

garcon torse nu fille aux epaules

13 ans pour choisir de vivre avec l’un de ses parents en cas de divorce, modifier sa nationalité s’il réside en France depuis l’âge de 8 ans, ouvrir un compte Facebook, subir une condamnation pénale (mais par des tribunaux spécialisés), subir un mandat d’arrêt européen, être incarcéré dans une prison pour enfant, droit de s’opposer au changement de son nom, de s’inscrire sur le fichier automatisé pour refuser qu’un prélèvement d’organes soit opéré sur son corps après la mort.

14 ans, droit de travailler pendant la moitié des vacances scolaires, d’être apprenti junior, droit de conduire un cyclomoteur après avoir passé un Brevet de sécurité routière. A 14 ans ½ possibilité de suivre la formation préalable délivrée par une fédération départementale de la chasse en vue de l’autorisation de chasser accompagné.

15 ans pour avoir légalement des relations sexuelles consenties, homo ou hétérosexuelles (sauf avec une personne ayant autorité sur lui) – mais le viol d’un mineur de 15 ans ou sa corruption ont des peines majorées. La mineure de 15 ans peut recourir aux méthodes contraceptives (pilule, avortement) même sans consentement des parents, demander la convocation du conseil de famille et assister aux séances, admissibilité aux épreuves du Brevet de base de pilotage d’avion, aux épreuves théoriques de l’examen préalable au Permis de chasse.

ados amoureux

16 ans pour travailler, ouvrir un compte en banque, disposer d’un carnet de chèque et d’une carte à retraits limités, adhérer à un syndicat professionnel, créer une association, créer et gérer une société (avec autorisation des parents) ou être associé (sans autorisation) d’une S.A.R.L. ou d’une société anonyme – mais pas d’être commerçant avant 18 ans. Il a le droit à demander une imposition séparée, disposer par testament de la moitié de ses biens. Il peut reconnaître un enfant naturel, a le droit de passer le permis de chasse et le permis de conduire A1, le droit de conduire accompagné (depuis 2014), de demander sans autorisation des parents l’acquisition ou la perte de la nationalité française ou la réintégration dans cette nationalité, demander la francisation de son nom. Âge minimal pour être émancipé par décision de justice. Il peut être jugé par une cour d’assises spéciale en cas de crime. Dans certains pays (mais pas en France), droit de voter comme citoyen, droit de conduire un véhicule automobile.

17 ans pour s’engager dans l’armée, droit de répudier la nationalité française si un seul parent étranger.

majorite en france tableau

Ce n’est qu’à 18 ans révolus que l’on est considéré en France comme « majeur », avec tous les droits (et les responsabilités) y afférent.

Cette modernité est due au président Giscard d’Estaing, qui a abaissé l’âge de la majorité en 1974, restée figée depuis 1792 à 21 ans. Sous l’’Ancien régime, auquel certains partis de droite aimeraient revenir, la majorité n’était atteinte qu’à 25 ans – congelée depuis le droit romain ! En contrepartie (soupape sexuelle à l’ordre social ?) jusqu’en 1792 les filles pouvaient se marier dès 12 ans et les garçons dès 14 ans…

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Stendhal, Le Rouge et le Noir

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Dès le premier chapitre, est campé le personnage type du “bourgeois” : conformiste, accumulateur, obsédé par l’argent. Le bourgeois ne fait rien, il exploite : les forces naturelles (le torrent de la ville), ses appuis politiques (il détourne ainsi le torrent vers son terrain), la main d’œuvre disponible pour sa fabrique de clous (« les jeunes filles fraîches et jolies »). Dès la première phrase, est décrit le biotope du bourgeois : une « petite » ville de province, riche de « petites » industries gérés par d’anciens paysans aux « petites » ambitions, leur horizon borné par le « petit » paysage entre glacier et collines. Stendhal songe ici à sa ville natale, Grenoble : « tout ce qui est bas et plat dans le genre bourgeois me rappelle Grenoble, écrit-il dans sa Vie de Henri Brulard, tout ce qui me rappelle Grenoble me fait horreur ; non, horreur est trop noble, mal au cœur » IX. Avide, borné, provincial, le bourgeois selon Stendhal est tourné exclusivement vers lui-même – il est définitivement « petit ». Ce pourquoi l’auteur dédie en épigraphe Le Rouge et le Noir « To the happy few » (à l’heureux petit nombre)…

Son esprit même est étroit. « Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : « rapporter du revenu ». À lui seul il représente la pensée habituelle des trois-quarts des habitants » 1I. Tout s’achète, le confort et le paraître, les produits et les services, tant l’armée de réserve des ambitieux est grande. Et c’est ainsi que le loup fut introduit dans la bergerie, le jeune Julien engagé comme précepteur des enfants de Louise de Rênal, qui s’ennuie. Héritière fortunée, cloîtrée chez les Jésuites d’où elle est sortie à 16 ans pour être aussitôt donnée en mariage, sans amour, à un homme de 20 ans plus âgé, elle a son premier enfant un an plus tard, puis deux autres espacés de deux ans. Telle est la vie « productive » et étriquée des femmes dans la bourgeoisie de province. Entourée de gens qui ont « peur de manquer », elle n’a guère l’occasion de rencontrer la passion, même si certains lui font assidûment la cour. « Ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes » 1III.

Par contraste, l’éphèbe Julien a tout du personnage des romans de Paul de Kock qui se répandent à cette époque dans les campagnes : « C’était un petit jeune homme de 18 ou 19 ans, faible en apparence, avec des traits réguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu (…) Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front et, dans les moments de colère, un air méchant (…) Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur » 1IV. Contraste du pur-sang et du percheron, « une âme noble et fière » contre « la grossièreté et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix » 1VII.

Ce plébéien ambitieux est tel le Persan de Montesquieu ou l’enfant du conte d’Andersen, le seul à voir – et à dire publiquement – que le roi est nu. Le bon sauvage découvre l’hypocrite société. Son vieux curé dit à Julien : « Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses passions » 1VIII. La situation a-t-elle changé ? « La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi ‘bête’ dans les petites villes de France, qu’aux États-Unis d’Amérique » 1I. « Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation, ajoute Stendhal, qui font les Robespierre » 1IX. Comment dynamiter cette bastille ?

Par l’amour, le grand subversif, parce que sans lois et purement individuel. Il fait exploser le verrouillage social des modestes pleins d’énergie comme des femmes passionnées. L’acte sexuel instinctif, affectif, rend intelligent et spirituel. Il court-circuite les hiérarchies et les institutions, l’érotique est une politique ! Ce n’est pas pour rien que Julien fait encore l’amour à Mme de Rênal dans sa cellule de condamné à mort. La puissance, avant d’être une volonté, se manifeste à la racine ; le vit est la vie.

film 1954 Le_Rouge_et_le_noir photo

Stendhal écrit « sec », son tempérament tourné vers l’énergie et l’action, sa formation plutôt mathématique à l’école Polytechnique, son engagement très jeune dans la carrière militaire aux côtés de Bonaparte, ne le poussent ni aux élégies ni aux trop longues phrases. Le style, n’est-il pas l’homme même ? Il déteste le contemplatif et l’imagination enfiévrée, « allemande » ; il révère l’activisme et le panache « italien », tout comme la rigueur « espagnole » ; s’il se méfie quelque peu de l’Angleterre, il adopte son utilitarisme appliqué à l’écriture et loue Walter Scott pour avoir écrit des romans d’action. En cela, Stendhal est de son temps – où il ne suffit plus de naître. Après 1789, il faut désormais à chaque homme « se construire » par l’éducation, la lecture et la fréquentation des autres ; par l’ambition, la volonté personnelle et le travail ; par le devoir, qui remplace le Dieu vengeur jésuite par l’Être de bonté et de justice de Voltaire. « N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? » s’interroge Julien 1XV.

le rouge et le noir film 1954

Or, la France aurait besoin de se régénérer auprès de ces gens qui aspirent – aujourd’hui comme en 1830. « Rien ne ressemble moins à la France gaie, amusante, un peu libertine, qui de 1715 à 1789 fut le modèle de l’Europe, que la France grave, morale, morose que nous ont léguée les Jésuites, les congrégations et le gouvernement des Bourbons de 1814 à 1830 » (Projet d’article sur Le rouge et le noir, 1832).

Mettez « doctrinaires de gauche » en place de Jésuites, « intérêts d’argent » en place de congrégations et « gouvernement Hollande » en place de celui des Bourbons, et vous aurez une bonne peinture de notre époque… « C’est l’esprit de parti (…) Il n’y a plus de passions véritables au XIXème siècle ; c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France » 2IX. Et comme dit Mathilde : « les jeunes gens de la cour n’aiment à marcher qu’en troupe (…) Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul » 2XII.

Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830, Livre de poche 1997, 576 pages, €4.60
Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830, Garnier-Flammarion 2013 avec commentaires de Marie Parmentier, spécialiste de la littérature du XIXe siècle, de l’université Paris III, 640 pages, €4.60
Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 1, Gallimard Pléiade 2005, 1248 pages, €52.50
DVD Le Rouge et le Noir, films de Claude Autant-Lara 1954 avec Gérard Philipe et Danielle Darrieux, Gaumont 2010, 194 mn, €21.70

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Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym

Edgar Allan Poe Aventures d’Arthur Gordon Pym Folio
J’ai lu ce livre dans ma prime adolescence. En tant que garçon épris de cartes et d’estampes, il m’a fasciné. Relu récemment dans l’édition Pléiade, mais dans la même traduction littéraire de Charles Baudelaire, j’en ai saisi moins l’aventure que le progressif cheminement vers le fantastique, toujours au bord du monde, là où l’inconnu laisse toute sa place à l’imagination.

Tout commence en effet par deux gamins aventureux (et déjà habitués à l’alcool) : leur périple impromptu en canot durant une nuit où la tempête se lève préfigure ce qui va suivre. Mais les drôles ont un peu plus de seize ans. Ce n’est que vers 18 ans qu’Arthur est embarqué par Augustin, de deux ans son aîné, dans le baleinier de son père, armé pour la pêche hauturière sur plusieurs mois. Arthur n’a rien dit à sa famille, sa mère et son grand-père devenant hystériques à la simple évocation de son désir d’aventures.

L’auteur, né en 1809, a l’âge de son aventurier lorsqu’il écrit le livre, c’est peut-être ce qui le rend si réaliste ; l’âme d’un jeune homme est bien rendue dans sa curiosité insatiable, sa fièvre d’action et son imagination sans limites, au bord de l’affolement.

Tout commence pour Arthur par un enfermement dans la cale, pour contrer son débarquement possible s’il est découvert trop tôt, claustration qui se prolonge mystérieusement, jusqu’aux affres de la faim et de la soif, parce que le navire a été pris par une part de l’équipage qui veut se faire pirate. Le massacre des matelots restés dans le droit chemin n’est que la première étape horrifique de la rude vie adulte que les ados sont avides de connaître bien trop tôt. Ils vont être servis !

Après s’être battus avec les mutins qui restaient et leur avoir fendu le crâne, les deux compères aidés de deux marins fidèles qui ont feint d’être du côté des apprentis pirates, jettent par-dessus bord les barbares qui n’avaient eu aucune pitié pour la vie humaine. Ils sont pris par une violente tempête, le brick est démâté, les cales remplies d’eau. Les quatre survivants se sont attachés sur le pont, trempés et affamés plusieurs jours avant d’ôter leur chemise pour se sécher un peu et plonger par l’écoutille pour tenter de trouver à manger.

alexander ludwig marin jean

Un navire vient droit sur eux ; ils se croient sauvés par la Providence (ce hasard dont l’espérance et l’imagination font une volonté) mais le navire n’est peuplé de que morts d’empoisonnement ou d’une brutale maladie, le seul qui semble bouger étant dévoré par une mouette. Un autre navire passera sans les voir. Il faut donc tirer à la courte-paille pour savoir qui sera mangé. Le sort ne tombe pas sur le plus jeune mais (justice immanente), sur celui qui avait proposé le cannibalisme. Il est promptement expédié, découpé et avalé – sans plus d’état d’âme, nécessité oblige.

Mais le sort ne leur est pas plus favorable : Auguste, blessé par un mutin, est rongé par la gangrène et finit par mourir ; les requins se repaissent de son cadavre dans d’horribles craquements. Arthur l’adolescent découvre alors ce que peut devenir un homme dans les situations extrêmes.

Le bateau ne résiste pas à un autre coup de vent et se retourne, quille en l’air, le lest mal amarré ayant bougé dans la cale. Il ne reste que deux survivants : l’inoxydable Arthur, qui a une fois de plus ôté sa chemise, et Peters, Indien à demi-sensé. Ils sont recueillis in extremis par une goélette qui part explorer le pôle sud en attrapant au passage quelques fourrures. Ils ont l’occasion de se refaire un peu et visitent plusieurs îles australes au paysage désolé avant de se laisser faire par un courant marin qui les conduit plein sud. Cette transition de fausse sécurité amène peu à peu Arthur, comme le lecteur qui s’identifie volontiers à lui, à cheminer vers le légendaire et le maléfique : toute couleur s’estompe, toute humanité régresse, toute vie se fait plus cruelle.

La glace qui s’amoncelle fait soudain place à une étendue d’eau libre et l’atmosphère se réchauffe. C’est alors que surgissent les îles imaginaires dans l’inexploré humain. Rien de paradisiaque malgré les apparences ; même l’eau est gélatineuse. Leurs habitants sont noirs, vaguement descendants des Éthiopiens de la Bible ; ils sont rusés et nourrissent de mauvais desseins. Mais ils savent endormir la méfiance et c’est par miracle (ou plutôt par la curiosité sans cesse en éveil d’Arthur qui voulait explorer une faille de la passe) que le garçon et Peters échappent à l’ensevelissement vivant de l’équipage en marche vers la fête d’adieux, à la prise d’assaut du navire à l’ancre et à l’explosion de la cale.

bateau sous voile

Ils ne doivent qu’à leur astuce, à leur courage et à leur détermination brutale d’échapper à la horde qui se rue sur eux. Ils volent un canot, détruisent le seul autre disponible, et voguent à force de pagaie. Arthur ne tarde pas à se mettre torse nu – comme chaque fois que le danger presse – pour faire de sa chemise une voile. Cette sensualité un peu masochiste envers sa jeune chair d’apparence vulnérable décrit assez bien les affres des hormones chez les adolescents tourmentés par l’aventure. Arthur semble jouir des épreuves qui le trempent, l’assomment, le meurtrissent, le noient, l’ensevelissent ou l’affament. Ce plaisir pris par le corps dans l’action virile n’est pas pour rien dans l’étrange charme du livre chez les adolescents garçons. Les filles y sont peut-être moins sensibles, mais je n’ai pas d’exemple récent.

Le courant vers le sud emporte le canot tandis que la chaleur de l’air augmente, jusqu’à une brume qui voile l’horizon. C’est alors qu’est évoqué un « Géant blanc » avant que le carnet ne s’interrompe brutalement. Arthur s’échappe de ce pôle sud maléfique mais il n’en dira rien. Tout d’abord parce qu’on ne le croira pas, dit-il à l’éditeur, puis parce qu’il meurt dix ans plus tard sans qu’on sache comment, mais sans avoir achevé le manuscrit de son histoire. C’est du moins ce que l’auteur nous dit.

Devenu sans doute adulte à 29 ans en 1838, date où paraît le roman, il passe à autre chose, ces Histoires extraordinaires où l’imagination se débride mais avec plus de maturité. Jules Verne donnera une « suite » à l’aventure d’Arthur Gordon Pym dans Le sphinx des glaces.

Voici un bon roman de marine ancien mais éternel, empli d’aventures, de courage et d’imagination, analogue à L’île au trésor de Stevenson, à Deux ans de vacances de Jules Verne, et à Moby Dick de Melville. Tous ces romans répondent à la passion adolescente pour l’action et sont à mettre entre toutes les mains dès l’âge de 10 ans.

Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, traduites par Charles Baudelaire, Folio classiques 1975, 305 pages, €7.90
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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Haruki Murakami, Les attaques de la boulangerie

haruki murakami les attaques de la boulangerie

Par deux fois, les personnages de Murakami attaquent une boulangerie. Ils reproduisent par l’absurde cet « impôt révolutionnaire » tellement à la mode dans les années 1970, sur l’exemple de Staline dans la Russie des tsars finissants. Mais les banques sont ici remplacées par les producteurs de pain et les patrons sont soit communistes, soit étudiants précaires d’une grande chaîne.

Les attaquants sont jeunes. A 18 ans, ils ne veulent pas travailler et ont faim. Ils veulent se bourrer de pain – seulement de pain – sans rien payer. Ils s’avancent donc avec un long couteau – non plus entre les dents comme les cocos rouges – mais derrière le dos. Une invraisemblable vieille hésite à choisir sa marchandise, repose et reprend, faisant bouillir les activistes affamés – mais ils ne veulent pas se faire une vieille. On avait de la pudeur dans la jeunesse gauchiste japonaise.

Et puis flop ! Le patron leur permet de manger tout le pain qu’ils veulent… Sans rien payer ? Sans un sou, oui, puisqu’ils ont faim, mais pas sans rien en échange. Une petite malédiction, peut-être ? Brrr, non, plutôt écouter du Wagner. Ce musicien connoté nazi (bien qu’il fut mort bien avant Herr Hitler), est adoré du patron communiste – contradiction bien réjouissante que n’hésite pas à accentuer Murakami. Les deux jeunes sont obligés d’écouter Tristan et Isolde durant deux heures. Leur âme en est-elle changée ?

C’est ce à quoi s’attaque la seconde nouvelle, publiée cinq ans plus tard et reprise en français dans L’éléphant s’évapore. L’un des héros s’est marié et s’éveille en pleine nuit, tout comme sa femme, affamé. Évidemment rien dans le frigo, que quelques bières (vite descendues), deux oignons fripés, du beurre et du désodorisant. Que faire ? Lénine en a écrit tout un ouvrage, Chto dielat ?,  mais les deux jeunes un peu moins jeunes décident d’aller braquer une nouvelle boulangerie après que le mari eut raconté à son épouse ce qu’il l’avait fait à 18 ans.

Sauf que les boulangeries en pleine nuit, dans Tokyo, sont fermées : qui aurait l’idée d’acheter du pain avant le matin ? La femme prend alors les choses en main, soupçonnant que la fringale qui les tient résulte de cette obscure malédiction jadis sur son mari, plus ou moins formulée, en tout cas wagnérisée. Elle choisit ce qui se rapproche le plus d’une boulangerie : un bon vieux Mc Donald’s, ouvert 24 h sur 24, tenu par des étudiants et des employés prolétarisés.

Un pistolet exhibé à bon escient (dont on ne sait d’où il vient…) fait emballer trente burgers et ligoter les trois employés, tandis que deux clients, aussi jeunes que les braqueurs de jadis (et peut-être leurs fantômes), dorment lourdement sur une table. La faim est apaisée, la malédiction éradiquée. Le narrateur s’en aperçoit lorsqu’il ne voit plus en imagination un volcan sous la surface de la mer, lorsqu’il se penche de sa barque imaginaire. Métaphore de l’existence (la barque), de l’incessant changement (l’eau), de la menace qui pèse (le volcan) ?

Voici en tout cas deux allègres et mystérieuses nouvelles qui se lisent d’un trait, illustrées en vert et or sans que l’on perçoive souvent le rapport avec le texte, mais agréables à regarder. Il y a de la magie dans le surgissement des choses chez Murakami ; le dessin l’accentue. Les éditions de poche 10-18 explorent ce genre minimaliste à images pour les petits lecteurs vite zappeurs qui ont besoin de poser les yeux sur une illustration pour ne pas être sans cesse tentés d’aller voir leur Smartphone. Pourquoi pas ? Tout n’est pas bon à éditer, mais certaines nouvelles de Murakami s’y prêtent admirablement. Ce fut le cas de Sommeil, chroniqué sur ce blog.

Et le livre, malgré son prix modique, peut faire un cadeau de luxe pour un ami branché ou une mamie lettrée. Il se classe dans le genre livre-objet avec sa couverture rigide et son papier glacé, plus que dans le genre texte littéraire.

Haruki Murakami, Les attaques de la boulangerie (nouvelles), 1981 et 1985, 10-18 2013, illustrations de Kat Menschik, 75 pages, €7.98

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Vallée des Rois

Ce matin, nous visitons la Vallée des Rois. Un guide verbeux et peu intéressant nous attend – le même nul déjà subi à Edfou. Parmi les guides qui nous ont fait visiter les sites, un seul s’est révélé cultivé ; les autres sont des bavards pour masse ignorante. Ce baratin pour touristes m’ennuie. Certains guides en français ou en anglais, entendus dans les tombes royales étaient plus concrets, décrivant et expliquant les illustrations peintes sur les parois. Pas le nôtre, il discourait sur l’histoire et la chronologie, en historien pour vieilles dames ; nous aurions pu être à l’extérieur tant ce qu’il disait avait peu à voir avec ce que nous avions sous les yeux. Nous visitons les tombes de Ramsès IV et de Menenthep.

vallee des rois

Les groupes se pressent et se suivent en rangs serrés. Il y a trop de monde pour voir bien et cela beugle dans toutes les langues. Les guides verbeux et creux les retiennent à mi-couloir et au fond, au grand dam d’une saine conservation des peintures sur les parois : le gaz carbonique dégagé par les respirations abîme les couleurs. Mais qui s’en soucie en Égypte ? Nous retrouvons une fois de plus le laxisme, la corruption, l’absence complète de vision de l’avenir, le goût du lucre immédiat de cette population. « Inch Allah ! » est le slogan facile – Dieu y pourvoira. Cette courte-vue me laisse pantois.

toutankhamon chambre du sarcophage vallee des rois

Ma stupéfaction est amplifiée par la fraîcheur et le riant des couleurs qui subsistent au travers des millénaires. Nous descendons dans la salle funéraire par de longs hypogées en pente dont les parois sont couvertes de peintures et de hiéroglyphes sur les murs et les plafonds. Les artisans antiques travaillaient pour éterniser le réel, c’est pourquoi sans doute leur art est si vivant ; ils ne figuraient pas une impression d’individu mais obéissaient à des canons fixés par la tradition. Les parois sont décorées d’inscriptions et de représentations religieuses qui illustrent les « livres funéraires ». Surtout le tombeau de Ramsès IV, qui fut désigné par les savants de l’expédition de Bonaparte comme « le triomphe de la métempsycose ». Ce sont des cosmographies qui décrivent la course du Soleil dans l’autre monde. La vertu magique des images peintes et des mots gravés devaient permettre la renaissance du roi, identifié à l’astre solaire dans sa barque après son triomphe sur les mille dangers terrifiants de l’obscurité et du royaume des morts. Les Égyptiens inventent « la magie imitative » en dessinant sur les parois des tombeaux tout ce dont le défunt aurait besoin dans l’au-delà. Car le corps momifié ne reprenait vie qu’à condition de recevoir la nourriture du culte funéraire afin d’entretenir son Ka – l’énergie vitale – près du corps. Au fond d’une paroi, une frise de prisonniers nus, sans tête, les mains liées derrière le dos, figurent les ennemis de l’Égypte démonisés.

toutankhamon

La tombe de Toutankhamon a été découverte par hasard par Howard Carter le 4 novembre 1922. C’est la plus petite tombe de la Vallée. Elle n’a jamais été pillée et a livré des trésors. Sa découverte est peut-être la plus extraordinaire aventure des annales de l’archéologie. Elle touche à la mort, à l’art, à la richesse, et remue ainsi beaucoup de pulsions puissantes en l’homme. Toutankhamon, « symbole vivant d’Amon » est ce tout jeune roi, amoureux et audacieux, rendu universellement célèbre par la presse. Il est figé ici dans sa tombe.

Le couloir s’enfonce profondément et raide. Il n’y a presque rien à voir, mais délicieusement personne en cette heure de déjeuner. Seul, je médite un long moment sur les mystères antiques. Je suis heureux d’être venu ici. L’antichambre ne contient rien, l’une des chambres ne se visite pas. La salle funéraire de peut-être quatre mètres sur six était emplie de mobilier, aujourd’hui au musée du Caire. Elle ne contient plus qu’une auge de grès rose dans laquelle la momie repose toujours, le visage recouvert d’une copie de ce masque fameux, exposé dans le monde entier. Le sarcophage est orné aux quatre angles de figures protectrices, Isis, Nephtys, Neith et Selkis aux ailes étendues autour du corps. Plusieurs des sarcophages successifs de la cuve se trouvent au musée du Caire.

Le décor des parois est vivant, très coloré, sur fond ocre, bien que d’un style banal. Je reconnais cinq babouins, ils sont responsables du décompte des Heures de la Nuit ; puis la barque d’Amon et le dieu représenté en scarabée ailé. Nous sommes dans le monde des morts décrit par le Livre de l’Am Douat. En face, la momie du pharaon de 18 ans, accompagnée de son Ka (reconnaissable à la clé de vie qui pend à sa ceinture) est accueillie par Nout, embrassé par Osiris, mis en présence d’Anubis. Puis le pharaon est représenté une fois encore, face à au roi Ay vêtu d’une peau de panthère qui pratique le rite de l’ouverture de la bouche, symbole de résurrection, avec cette curieuse pince. Et Toutankhamon, accompagné par Anubis, reçoit la vie d’Hathor à l’aide de la clé de vie dirigée vers son souffle. Sur le mur de droite, neuf amis du mort et trois prêtres tirent la barque funéraire qui contient le sarcophage. C’est peut-être là que tout commence… J’ai regardé la scène à l’envers.

La nonchalance et le laisser-aller des fonctionnaires préposés à la surveillance de chaque tombe me permettent d’en visiter une nouvelle. Nous avons droit à trois tombes pour chaque billet. A chaque entrée, le fonctionnaire arrache un coin du billet. Je n’ai que deux coins arrachés et je peux donc voir un nouveau site. Je choisis alors la tombe de Ramsès IX, vers 1156-1136 BC. Elle est bien conservée, très colorée et, pour une fois, ses parois sont protégées des frottements par des plaques de verre. Sont illustrées les offrandes du roi à Rê à Osiris et à la déesse de l’Ouest, Meretseger. Je reconnais un démon à tête de chien décrit dans le Livre des Morts. Les babouins sont présents là aussi, comme le Soleil et la résurrection, les serpents.

vallee des rois carte

Nous ressortons et, sur le parking où les cars se croisent dans une noria incessante, un petit Blanc a ce trait d’humour de parader habillé en pharaon d’opérette, chemisette de soie translucide et coiffe trapézoïdale en tissu à bandes noir et or sur la tête. Il m’arrache un sourire. C’est bien lui qui a raison de se moquer du « sérieux » culturel de ces Égyptiens qui exploitent le passé comme à Disneyland, sans que « le » passé ne soit « leur » passé. L’arabisme est passé par là, encouragé par Nasser, ce fellah ignare et bien trop musulman pour tolérer que l’antiquité égyptienne soit autre chose qu’une mine à exploiter le touriste. Jean-Philippe Lauer, qui a passé plus de 70 ans de sa vie au service de l’histoire de l’Égypte, décrit parfaitement dans ses mémoires cette subite indifférence culturelle des nouveaux dirigeants de l’après-Farouk. Seul l’appât du gain les a retenus de transformer à nouveau les temples en carrières et de miner les pyramides pour faire place aux nouveaux quartiers du Caire. Ils ont laissé se dégrader les statues grecques découvertes à Saqqarah, et ils auraient bien englouti Abou-Simbel et Philae définitivement si la communauté internationale ne s’en était pas émue et n’avait financé les travaux de déplacement.

Et quel guide local nous aurait fait remarquer, par exemple, que la vallée des Rois est un désert hostile, sans eau, ni verdure, ni oiseau ? Il devait être effrayant dans l’antiquité, hanté par les chacals et les chouettes, et préserver ainsi le territoire des morts des convoitises des pillards. Qui a noté le sommet naturel en forme de pyramide qui domine à cet endroit la montagne thébaine ? Si les pharaons ne construisaient plus de pyramides, mais simplement leur tombeau au creux de la montagne, ce n’était pourtant pas à n’importe quel endroit !

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Yukio Mishima, Une soif d’amour

mishima une soif d amour

Kimitake Haraoka a 25 ans lorsqu’il publie cette œuvre sous le pseudonyme de Yukio Mishima. L’histoire d’une femme têtue, romantique et violente qui pourrait reprendre certains traits de sa grand-mère. Car Mishima, même s’il n’a jamais officiellement franchi le pas de la transgression, est homosexuel. C’est dire le regard d’entomologiste qu’il pose sur la gent féminine en butte aux désirs sans limites. Tout le contraire des garçons, jeunes animaux pleins de vie, qui vont où leur désir du moment les pousse – sans plus. Etsuko fait tout un plat de l’Hâmour (comme disait Flaubert pour s’en gausser) ; Saburo vit l’accouplement dans l’instant et la sensualité au quotidien, sans voler plus haut que la glèbe.

Etsuko est femme de la ville, mariée à un prétentieux, fils de paysans promu et devenue veuve car elle n’a pas su attiser le désir de son époux. Saburo est un jardinier inculte (avec l’humour Mishima de cet oxymore), aux services de la famille du patriarche à la campagne depuis la fin de son école primaire (vers 14 ans). Yakichi est le modèle autoritaire, égoïste et grondeur du mâle traditionnel japonais, directeur d’une société de transport revenu passer sa retraite dans son domaine des champs où il règne sur la maisonnée de ses fils et belles-filles. Yakichi prend chaque soir la veuve Etsuko, qui se laisse faire mais n’en projette pas moins sur le jeune Saburo, 18 ans musclés et hâlés, ses fantasmes d’amour idéal.

Amour au sens occidental, romantisme impossible dont le Japon d’après-guerre s’entichait volontiers. Le Japonais est resté plus nietzschéen que rousseauiste ; il est pragmatique, proche de la nature, du naturel. Contre ces valeurs nouvelles de la ville, venues de l’étranger par l’occupation américaine et par la mode, qu’Etsuko et le couple de son beau-frère incarnent à leurs manières. « C’est un monde factice », dit Yakichi, « dans ce monde factice, il n’est rien qui vaille de sacrifier sa vie » p.106. « Kensuké et Chieko (…) n’avaient aucun préjugé moral et s’en glorifiaient mais, à cause de cette attitude, ils ne jouaient toujours qu’un rôle de spectateur dénué de tout sentiment d’équité » p.153. Mishima donne ici la parfaite définition de la société du spectacle, que Guy Debord se vantait d’avoir inventée.

nageur japon

A cette affectation des sentiments, Saburo s’en sort par l’ignorance animale et Etsuko par la passion de la jalousie portée au paroxysme. Elle n’aura de cesse de détruire ce bonheur de l’instant du jeune homme ; de le manipuler jusqu’à ce qu’il croie que le mieux serait de baiser, alors qu’elle hurle au viol – puis le tue d’un coup de pioche !

La liberté de l’animal qui se meut naturellement dans le monde, est brimée par les conventions idéalistes de la mode venue de la ville. Etsuko, femme aigrie et rapetissée par son existence, ne peut supporter la grande santé du jeune homme dont elle admire la poitrine par la chemise ouverte, ou le teint doré de la peau lors d’une fête. « Comme si tout son corps était un hymne à la nature et au soleil, chaque pouce de sa personne, lorsqu’il était en train de travailler, semblait déborder de vie exubérante » p.214.

Le tragique naît de ce contraste entre le jeune homme et la femme mûre, entre la campagne et la ville, la nature et la culture, le spontané et le factice, le concret et l’idéalisme.

Mishima a des antennes pour saisir ces passions qui s’entrechoquent, ces caractères qui s’emportent, chacun suivant son chemin – incompatible. L’amour à l’occidentale, à la mode de la ville, conduit à la folie. Celle des grandeurs et celle de l’impossible.

Etsuko est un beau personnage de Phèdre japonaise qui ensorcelle le lecteur.

Yukio Mishima, Une soif d’amour, 1950, traduit de l’anglais par Leo Lack, Folio 1987, 256 pages, €6.27

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Yasunari Kawabata, Kyoto

Yasunari Kawabata Kyoto

Tout commence par les violettes au creux du vieil érable, puis se prolonge par les cerisiers en fleurs du sanctuaire shinto Hiean Jingu. L’ancienne capitale, Kyoto, est pour Kawabata l’essence du Japon, de la nipponité. Le cerisier au printemps, c’est la vie même : « l’arbre semblant moins avoir produit ses fleurs que les branches n’être le simple support de ce foisonnement » p.13. A l’origine, il y a la nature, l’élan de vie qui s’épanouit en fleurs fragiles aux pétales roses comme les joues teintées d’émotions des très jeunes filles. Chieko se promène sous les cerisiers avec le jeune homme de 18 ans, Shininchi, son ami d’enfance choisi pour sa beauté à 7 ans comme Chigo (éphèbe) sur un char de parade de la fête de Gion. Il aura le privilège symbolique de se marier avec le dieu.

« Que c’est féminin, si on regarde bien… observa-t-il. Les fines branches qui penchent, les fleurs, tout est à la fois luxuriant et d’une extrême délicatesse » p.13. Car la nature est la Mère, à l’origine, celle qui met au monde et laisse pousser, indifférente. Chieko est une enfant trouvée, adoptée par un couple de commerçants en gros de tissus. De qui est-elle la fille ? Au fond, de la nature même, par-delà la mère porteuse – qui l’a abandonnée à la naissance et a disparue. Car c’est bien la nature qui va faire retrouver à Chieko sa sœur jumelle Naeko. En allant voir les troncs lisses des cryptomères de Kitayama, son amie reconnaît un double de Chieko parmi les paysannes. Les jumelles vont lier peu à peu connaissance, malgré l’écart des conditions sociales.

Et ce n’est pas par hasard si la reconnaissance a lieu lors de la fête de Gion, durant les Sept dévotions aux divinités du sanctuaire de Yasaka. Ce sanctuaire est dédié à Susanoo le petit frère provocateur d’Amaterasu, déesse du soleil qui tisse la toile de l’univers et arrière grand-mère du premier empereur du Japon Jimmu. Shinichi/Chigo se confond avec Naeko, l’ami d’enfance avec la sœur jumelle. Ainsi sont les meilleures unions « naturelles », dirait-on. Chacune aura un amoureux, mais l’ambigüité demeure de savoir de quelle sœur est amoureux chaque prétendant : de la fille-nature ou de la fille-héritière ? L’auteur a la délicatesse de laisser dans l’avenir la réponse.

kiyomizu dera kyoto

Loin des pays de neige et des amours impossibles, Kawabata signe ici son meilleur roman, dix ans avant son suicide. Tout est jaillissement, enracinement et exubérance. La vie encore traditionnelle de Kyoto se voit menacée par la modernité. Les artisans reculent devant l’industrie, les relations d’homme à homme devant la gestion, le contact avec la nature devant l’urbanisation et l’automobile. Même les geishas doivent attendre 18 ans avant de se livrer aux plaisirs. Ce que regrette Takichirô, père adoptif de Chieko, lorsqu’il rencontre celle qui accompagne une tenancière de maison de thé qu’il connait : « vraiment adorable, si blanche de carnation. Elle devait avoir quatorze ou quinze ans » p.111.

Le début des années 1960 bouleverse le Japon autant que la guerre et Kawabata le déplore. Il relie ici ce qui ne doit pas mourir, malgré l’accélération contemporaine : l’émerveillement devant la vie, le chant des hormones, le goût du travail bien fait. Chaque être naît artiste dans son domaine, de la préparation du thé au tissage de ceintures, du polissage des troncs au commerce de gros, de la création de motifs à la perfection des geishas. Il ne faut pas perdre ce contact de l’esprit avec les choses, de la création avec les êtres. On ne crée pas plus « en soi » qu’on « échange » tout court. Chacun est relié, pas égocentré ; l’individu est unique, mais ne se révèle qu’au travers des autres.

C’est le message des jumelles, nées de la même femme mais ayant eues chacune un destin différent, jusqu’à l’amour de la nature qui les a rapprochées. « Les fleurs vivent. Vie brève, mais vie évidente. Les années reviennent et les boutons s’ouvrent – comme vit la nature » p.58. « Elles fleurissent de toute la force de leur vie. » De même les jumelles, ou le jeune Shinichi : « Comment est-il possible que de si beaux enfants viennent au monde ? » p.68.

Si vous ne connaissez pas Kyoto, ce roman devrait vous donner envie d’y aller. Certes, la ville a changé, mais subsistent dans ses parcs et parmi ses temples l’atmosphère ici décrite par Kawabata : la nature parmi les hommes. Vous y verrez les cerisiers en fleurs au printemps, les bambous de l’été, les érables aux feuilles rouges à l’automne, les troncs lisses des cryptomères et le vert des pins en hiver. Décors vivants dans lesquels passent les êtres jeunes, pleins de vie, les vêtements ouverts aux souffles. Tout cela crée des « dieux » innombrables au cœur des sources et des pavillons de bois, et laisse une impression de sacré, d’union avec le tout, de sacrément vivant.

Yasunari Kawabata, Kyoto, 1962, traduction Philippe Pons, Livre de poche 1987, 192 pages, €5.32

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Elisabeth George, Le rouge du péché

Elisabeth George Le rouge du peche

Cette fois ci, Élisabeth George vous offre le crime parfait. Non qu’on ne trouve point le coupable ! Après de multiples sondages dans le passé et enquêtes sur les liens du présent, le lecteur et les personnages savent pertinemment qui il est. Mais aucune preuve ne permet de l’inculper. Limites de la justice, carences de la police, impuissance des hommes, Élisabeth George joue avec le genre policier et renouvelle le récit. ‘Careless in red’ pourrait se traduire par ‘Négligence en rouge’ ou ‘Carences rouges’. Le rouge est en effet la couleur de la veste du garçon assassiné ; la couleur du foulard et des escarpins de sa pute de mère ; la couleur de la passion et de la vengeance.

Nous sommes en Cornouailles, cette Californie du sud de l’Angleterre. Thomas Lynley, commissaire en disponibilité de New Scotland Yard, randonne depuis 40 jours après que sa femme Helen enceinte de leur fils eût été tuée à Londres pour rien par un Noir de douze ans (‘Anatomie d’un crime’, déjà chroniquée sur le blog).

Il découvre un cadavre de jeune homme au pied d’une falaise de schiste, une escalade qui s’est mal terminée. Le gamin a 18 ans et deux passions : le surf et la baise. Il y est athlétique, énergique entre les jambes mais rien entre les deux oreilles comme le dira l’une de ses amantes. Mais (préjugé bien américain) quoi faire en Cornouailles hors le surf et la baise ?

Probable signe des temps, cette quasi décennie néo-conservatrice de George W. Bush rend Élisabeth McCabe, dite George, bien plus américaine qu’anglaise. Elle décrit ici la vieille Europe du ton neutre et supérieurement amusé de l’ethnologue devant les Bororos. La litanie des prénoms régionalistes est pour quelque chose dans cet exotisme : Santo, Benesek, Madley, Daidre, Kerra, Dellen, Tammy, Selevan, Jago, Edrek, Gwynder… L’Angleterre, désindustrialisée – la City et le désert anglais – ne survit chichement que de petit artisanat de service (planches de surf sur mesure, tourisme sportif, pâtés chauds, chambres d’auberge, journal local) et d’administration (médecine, école, police). La population n’y vit que pour le sexe. Dès 13 ou 14 ans, les jeunes font ça sur la plage ou dans les grottes, « nus ou à demi-vêtus » comme le précise on ne sait pourquoi l’auteur. Dès 17 ou 18 ans, l’activité devient frénétique, tirant en permanence tout ce qui bouge. Le vocabulaire prend son ampleur : clouer sur le matelas, fourrer, niquer, baiser, se faire, farcir – « prendre son plaisir » en est presque bénin. Il y a comme une obsession américaine de femme puritaine mûre (from Ohio) pour les galipettes ‘hétéro only’ des jeunes anglais dans ce roman 2008.

Rien d’étonnant à ce qu’intervienne l’autre symptôme du mal américain : l’obsession biblique, style Ancien testament. Ce pourquoi la traduction française arrangée du titre n’en tord pas le sens, pour une fois. Les références au Bien et au Mal commandés par le Livre y sont constantes, depuis le rouge putassier et le paiement du péché sexuel jusqu’à l’œil pour œil de la vengeance ultime. Comme si l’Angleterre était un pays cagot et bigot à l’égal des États-Unis de Bush ! On ne dira jamais assez combien le 11-Septembre et la décennie bushiste ont tordu la mentalité américaine dans le sens de la névrose obsessionnelle. Cela se voit dans les romans de la période, dont celui-ci.

Reste qu’Élisabeth George est une professionnelle. Elle a un grand talent de conteuse. Malgré le nombre de pages (791), on se surprend à passer deux heures sans lever les yeux, attiré et séduit par le talent de la romancière. L’auteur a créé un écheveau de personnages, une dizaine, qu’elle toronne en une histoire multiple où chacun réagit sur chacun. A chaque rupture de séquence, on a envie d’en savoir plus. L’enquête elle-même n’est pas un modèle du genre, Lynley et Havers (héros habituels des romans de George) n’intervenant que pour la figuration, l’inspecteur local Bea – une femme de la cinquantaine – se dépatouillant comme elle peut des brêles qu’elle a sous ses ordres, de la glu des citoyens qui se connaissent tous et de son intendance de femme divorcée avec fils ado.

L’important est la psychologie. C’est ce qui fait qu’on l’aime. Elisabeth George réussit une belle empathie avec les personnages les plus divers, ramenant leurs faits et gestes aux grandes passions humaines : le rapport père-fils, mère-fille, grand-père et petite-fille, adulte-adolescent, garçon-fille à l’âge pubère, vieux beau-ménopausée avec besoins, etc. Il y a de l’amour et de la haine, des regrets et des pleurs, des résiliences surprenantes et des missions manquées. Le tout forme une tragédie, moins grecque que talmudique, dont le message est : il n’y a pas forcément de justice et souvent les innocents payent… pour rien. Encore qu’ils ne soient jamais vraiment innocents ! Vous avez dit péché « originel » ?

Élisabeth George, Le rouge du péché (Careless in red), 2008, Pocket octobre 2009, 791 pages, €7.98 

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John Burdett, Bangkok Tattoo

Nous retrouvons l’inspecteur thaï Sonchaï, de la police de Bangkok, accessoirement partenaire d’un claque tenu par sa mère le soir. Ni le bien, ni le mal ne sont clairs en Asie où le binaire des religions du Livre n’a pas cours. Tout est nuances. Ainsi le sexe est-il joyeux, tout au rebours du puritanisme yankee. L’histoire commence rituellement par le meurtre d’un grand Américain – évidemment espion – dans une chambre d’hôtel avec une fille – évidemment prostituée.

Mais le schéma simpliste qu’on imagine ne saurait être selon nos habitudes. Il est bien sûr que le colonel de police, parrain de la prostituée, veut étouffer l’affaire. Il est clair que l’ennemi militaire de la police cherche à le faire tomber. Il est inévitable que la CIA soupçonne Al-Qaïda puisque la Thaïlande a des marges musulmanes. Mais tout est illusion, comme toujours, voile de Maya dit le bouddhisme dont la Thaïlande est imprégnée. Bangkok se déploie dans son chatoiement asiatique, tout en variations et porté par le karma, cette accumulation de bienfaits permettant d’accéder à la fin des réincarnations.

L’auteur joue avec ses personnages, il leur donne des caractères attachants bien dessinés. Chanya, paysanne futée, sait se faire aimer des hommes sans compromettre son esprit, tout en calculant combien financer un hôpital pour soigner des malheureux peut lui faire gagner de bienfaits pour contrer ses turpitudes sexuelles. Apparaît Lek, le doux adjoint de 18 ans tout frais sorti de l’école de police, qui se demande s’il est garçon ou fille et adore danser. Le colonel Vikorn joue tous les rôles, avec une subtilité politique inégalée. Un imam musulman et son fils, sont contrastés comme le noir et le blanc du Livre, mais transcendés par l’amour filial et la sagesse infinie d’Allah. Un otaku japonais, autiste informatique depuis tout petit, dessine divinement des tatouages sur la peau avec des aiguilles de bambou traditionnelles. Sonchaï, inspecteur né de GI et de pute, tombe amoureux et va peut-être enfin rencontrer son vrai père, avocat américain qui l’a conçu lors d’une permission du Vietnam. Et qui diable est Don Buri

L’intrigue et bien amenée, embrouillée à l’asiatique et contée d’un ton léger. L’humour entrelace la tragédie et offre de savoureux aperçus des contradictions thaïs comme des blocages yankee.

Les chapitres sont ainsi égrenés par des intermèdes édifiants où Pisit, la vedette de la radio Rod Tit FM, invite des personnalités à débattre des questions sociales de Thaïlande. Le journal de Chanya ouvre des abîmes de réflexion sur l’aspect chevalin des ‘executive women’ américaines qui – en oubliant d’être femmes – incitent les mâles à aller voir ailleurs ou à sombrer dans la psychose. Bouddha reste omniprésent, indulgent et sage, orientant la spiritualité de tous les actes, même ceux en apparence les plus sordides.

A savourer comme une soupe Tom Yam après une mise en appétit de sauterelles grillées !

John Burdett, Bangkok Tattoo, 2005, 10-18 juin 2009, 381 pages, 7.69€

Retrouvez tous les romans policiers thaïs de John Burdett et la Thaïlande sur ce blog

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Jules Verne, Voyage au centre de la terre

Parmi l’un de ses premiers Voyages extraordinaires Jules Verne, écrivain pour la jeunesse féru de théâtre, part explorer les entrailles du globe. Il publie son roman comme un récit, exactement un an après l’aventure qu’il date de mai 1863. Le respectable professeur d’université Lidenbrock a acheté un manuscrit d’un alchimiste islandais du XVIe siècle, Arne Saknussemm. De retour dans sa maison ancienne à pignons de Hambourg (aujourd’hui détruite par les bombes incendiaires alliées), il convoque son neveu orphelin Axel, 18 ans, pour lui faire part de sa découverte. Un parchemin crypté de runes s’en détache. C’est le début, haletant, d’une aventure sans équivalent jusqu’alors.

Jules Verne est un poète de la science. Positiviste, comme son temps, il croit dur comme fer aux découvertes et explorations. Le savoir humain n’a d’autres limites que le temps et les préjugés. Chaque pas en avant contre l’obscurantisme est une aventure de l’esprit comme de la volonté. Lidenbrock enrôle l’adolescent Axel, pourtant amoureux de la pupille du professeur, Graüben, 17 ans, et monte aussi sec une expédition vers l’Islande. Il faut près d’un mois, en ce temps là, pour accéder à l’île isolée. Le train jusqu’au Danemark, l’embarquement sur un voilier de commerce, les chevaux jusqu’au volcan éteint Snaeffels au nord-ouest de Reykjavík, enfin l’escalade, puis l’attente. Car le soleil se montre rarement au sommet du volcan entouré de glaciers. Or c’est lui qui, selon le cryptogramme, indique la bonne cheminée du volcan qui mènera au centre de la terre.

Nous sommes dans l’aventure et elle est bien menée ; dans la spéculation scientifique où les doutes comme les hypothèses sont bien expliqués ; dans le théâtre avec les trois personnages aux caractères bien tracés. Lidenbrock est un savant, donc sûr de lui et dominateur mais aussi courageux, entreprenant et résistant, ce qui n’empêche pas une certaine tendresse pour son neveu. Axel est un gamin de 18 ans, donc exalté mais encore tendre, physiquement moins fort que les adultes mais observateur et plein de vie. Hans, l’Islandais chasseur d’eiders, est un flegmatique, fidèle à son patron et à son oie apprivoisée, mais fort comme un Viking. Ces trois caractères-là se complètent.

Descendus par un jeu de cordes dans la cheminée volcanique, fort loin du sommet, ils pénètrent dans des galeries sombres, à peine éclairées par les fameuses lampes de Ruhmkorff qui produisent chimiquement de l’électricité. Ils se perdent, crèvent de soif, Axel défaille. Révisant son hypothèse, Lidenbrock rebrousse chemin pour choisir une autre voie et le génie humain permet d’obtenir de l’eau. Une cascade, qui prend toujours la meilleure pente, les guide vers les profondeurs. Axel se perd, étourdi comme un gamin. Une fois encore le génie humain via la science des sons, va permettre de le retrouver. C’est alors une mer intérieure qui s’ouvre, où les trois compagnons vont s’embarquer sur un radeau fabriqué de bois fossile. Rencontre de monstres marins du jurassique, puis d’un cimetière de squelettes de l’ère secondaire et même de l’homme fossile de l’ère quaternaire, dont Boucher de Perthes vient de découvrir les restes dans la Somme !… Pour l’aventure, il fait chaud (et Axel se déshabille), l’atmosphère est saturée de vapeur électrique qui donne une lumière diffuse.

Mais il faut bien conclure. Après cette exploration inédite, et avoir retrouvé une dague gravée aux initiales d’Arne Saknussemm, la voie qu’il indique est bouchée par un séisme. Qu’à cela ne tienne ! Les compagnons n’ont pas emporté autant de bagages sans y trouver quelques ressources. Du fulmicoton fera l’affaire : faisons sauter l’obstacle. Mais là, retournement quasi écologique, la nature ne fait pas toujours ce qu’on veut d’elle. L’explosion libère une lave qui emporte les naufragés sur leur radeau dans de vraies montagnes russes, « à trente lieues à l’heure ». Les voilà échaudés par le magma qui les pousse cette fois vers le haut. Axel ne garde comme vêture qu’un pantalon déchiré avec ceinture, ce qui permet à Hans de le retenir au bord du précipice. Car, sans le voir, ils sont projetés par un volcan à la surface !

Les voilà sur une pente, dans un paysage d’oliviers, avec la mer bleue au pied. Où sont-ils donc ? Un gamin effrayé de les voir « à moitié nus » le leur apprend : depuis l’Islande, ils se retrouvent dans les îles Lipari ! De retour à Hambourg, ils sont fêtés comme des héros et les controverses scientifiques reprennent de plus belle. Axel n’en a cure : après cette épreuve initiatique, il est définitivement adulte. N’oublions pas que Jules Verne écrit pour les adolescents de son temps. Axel épouse sa Graüben et – l’histoire ne le dit pas – ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Peut-être pas autant que les dix-neuf de cette ferme d’Islande, qu’Axel a mignoté sur ses genoux à l’aller, mais quand même.

Un film a été tiré de cette aventure en 1959 et il est aussi beau que le livre. D’abord parce que les décors fantastiques ont été bien réalisés, le carton-pâte donnant l’illusion du vrai et les canyons américains faisant très ‘centre de la terre’. Ensuite parce que le réalisateur a ajouté une intrigue entre savants qui donne du piquant policier à l’aventure. La sensualité qui couve dans le roman avec les femmes, bien plus présentes que dans le livre, s’éclate avec Axel en jeune homme athlétique (rebaptisé ici Alec) que les frottements, la chaleur et les malheurs font sortir complètement nu du cratère à l’arrivée – et devant des bonnes sœurs ! Seconde guerre mondiale oblige, le professeur Lidenbrock est renommé Lindenbrock et appartient à l’université d’Édimbourg…Pas question de filmer un héros allemand, tout le monde en devient écossais ! Quatre personnages sont ajoutés à ceux du livre : le professeur Göteborg qui va tenter de piquer l’idée à Lindenbrock, sa femme Carla qui fera partie de l’expédition (impensable aux temps victoriens de Jules !), l’oie Gertrud qui sera l’occasion de scènes filmiques, enfin le descendant Saknussemm en genre nazi régnant sur un empire de mille ans.

Il existe aussi un film d’Eric Brevig, sorti en 2008 chez Metropolitan Export. Le professeur devient Anderson, Axel rapetisse à douze ans et devient Sean, tandis que le guide islandais est politiquement et correctement transformé en bonne femme pour plaire aux minorités activistes. Autant dire que ce divertissement commercial est pour môme  ou pour faire avaler burgers et coca aux masses lobotomisées. Juste pour faire du fric avec la marchandisation d’un mythe, rabaissé au bas niveau des foules banlieusardes américaines. Seule la 3D pallie la nullité du scénario réécrit.

Ce ‘Voyage au centre de la terre’, auquel on ne peut pas croire une seconde au XXIe siècle, reste actif dans l’imagination, offrant une vision positive de la science et de l’ingéniosité de l’homme. Il donne aux jeunes l’envie de bouger et de pousser leur vie, d’explorer pour la science. Ce n’est pas là son moindre mérite. Mais mieux vaut lire le livre ou voir le film de 1959 que la merde commerciale des années 2000 !

Jules Verne, Voyage au centre de la terre, 1864, Livre de poche jeunesse 2008, 5.22€

Film de Charles Brackett, 1959, Twentieth Century Fox, avec James Mason (Lindenbrock), Pat Boone (Alec), Arlene Dahl (Carla), en DVD, 10.47€

Film d’Eric Brevig (version 3D blu ray) 2009, Metropolitan Export

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