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La Maison des damnés de John Hough

Une toile horrifique tirée de La maison des damnés, roman d’horreur de Richard Matheson, traduit en français et édité en poche ; Matheson a été le scénariste du film. Comme nous sommes au début des années soixante-dix, le film reflète l’humeur de son époque : une remise en cause de la science, tout en se méfiant des émotions fantasmatiques.

Un milliardaire convoque un physicien, une médium et le dernier survivant du massacre mystérieux, vingt ans auparavant, dans la maison de l’Enfer (titre anglais). Elle appartenait au très riche, excentrique et pervers Emeric Belasco et il veut savoir si l’au-delà existe vraiment, si les morts sont toujours présents, et ainsi de suite. Vastes questions qui agitent toujours les consciences mais ne trouvent jamais aucune réponse plausible.

Voici donc le docteur Lionel Barett (Clive Revill), scientifique spécialiste en parapsychologie mais cartésien. Il veut des preuves et apporte des machines d’enregistrement et de diffusion d’ondes électromagnétiques. Car il est convaincu que le corps humain est capable d’en émettre et d’en recevoir, tout comme un poste de radio. Tout dépend du psychisme et de sa puissance. Son épouse Ann (Gayle Hunnicutt) décide de l’accompagner malgré lui, car elle veut partager toutes les expériences avec lui.

La demoiselle Florence Tanner (Pamela Franklin) est une jeune médium très sensible mais aussi très décidée. Elle paye de sa personne pour s’ouvrir mentalement (et physiquement) et entrer en communication avec les ondes psychiques. Elle croit aux morts toujours présents par l’esprit et se laisse envahir par eux jusqu’à somatiser ce qu’ils veulent (en général, baiser). Ce qui correspond à ses fantasmes refoulés, étant restée demoiselle.

Enfin l’unique survivant, Benjamin Franklin Fischer (Roddy McDowall), médium lui aussi mais « physique », qui se tient en retrait : il connaît trop bien la maison et ses dangers. Il est surtout celui qui ne s’engage jamais et reste spectateur de la vie.

Nous voici avec quatre personnages en un même lieu maléfique, un manoir sombre envahi de brouillard, pour une semaine seulement, temps imparti pour toucher 100 000 £ chacun du milliardaire. L’électricité a été rétablie mais il faut actionner le générateur de secours pour qu’elle illumine un peu les pièces. Des flambées dans les cheminées sont permanentes, alimentées par on ne sait qui. Car personne n’a l’air d’effectuer une quelconque tâche ménagère, qu’il s’agisse de cuisine ou de mettre des bûches dans le foyer. Tout est réservé à l’intellect et aux sensations.

La science se confronte aux croyances en l’au-delà. Ce sont les habituels phénomènes d’objets en mouvement, mais ici amplifiés par une intention agressive. Des plats volent en direction du sceptique scientifique, des lustres de fer tombent sur les protagonistes qui en réchappent de justesse. Mais surtout, dans la chapelle, lieu incongru de ce manoir hanté, une grande croix où le Christ est comme emballé de toiles d’araignées qui l’enserrent dans un filet diabolique. Elle s’effondrera pour tuer.

Les événements se précipitent, comme si un psychisme puissant les actionnait, repoussant ceux qui viennent exorciser la maison. Le suspense est lié à la Bible et au sexe, blasphèmes et perversions, ces obsessions de la société anglaise chrétienne des années d’après-guerre. Ce sont en fait les faiblesses de chacun que la maison met en lumière : Florence est trop candidement croyante aux forces spiritualistes, Barett trop incrédule et méprisant pour accepter que la méthode scientifique ne soit qu’une méthode et qu’elle ne puisse pas tout, Ann sa femme pleine de désirs refoulés, Fischer d’une prudence qui confine à l’inaction.

Florence la médium est soumise à l’attaque d’un chat noir qui se jette sur elle pour la mordre et la griffer, Emeric Belasco, le père, croit-elle, disparu avec les autres il y a 20 ans mais sans cadavre. Cela se passe sans témoin car on n’a jamais vu un chat se jeter sur un humain sans raison apparente. On doit la croire, même si ce sont probablement ses fantasmes freudiens qui agissent. Elle a aussi des cauchemars sexués, jusqu’à se marquer de griffures sur le dos, sauvagement baisée par l’incube, ce démon mâle qui viole les femmes endormies (qui adorent ça, comme la psychologie l’a montré). Elle sent un jeune homme « un très jeune homme, même », qui la désire et se sent seul, c’est « Daniel » Belasco – un être dont nul n’a jamais fait mention. Mais un jeune cadavre enchaîné est découvert dans une pièce. L’enterrer avec les rites chrétiens, comme le fait la bande des quatre, ne suffit pas à lui ôter tout pouvoir de nuisance, semble-t-il. Comme quoi la religion est impuissante, plus que la science elle-même.

Car Barett se fait livrer une machine à ondes électromagnétiques et parvient à « exorciser » le manoir, les ondes scientifiques chassant les ondes psychiques au-delà. Et ça marche… sauf dans la chapelle, où la puissance mauvaise est toujours là. Évidemment, dans une chambre secrète, les murs sont en plomb, et un cadavre momifié attend, malfaisant.

Tout se termine mal, évidemment. Seuls l’épouse de Barett et le survivant Fischer en sortent vivants. Le scientifique et la médium, un homme et une femme, le rationnel sec et affaibli par la polio étant enfant et l’émotionnelle saisie d’exacerbations érotiques, sont éradiqués. Ils sont morts de leurs défauts.

Un partout entre la science et la croyance. En bref, on ne sait pas…

DVD La Maison des damnés (The Legend of Hell House), John Hough, 1973, avec Pamela Franklin, Roddy McDowall, Clive Revill, Gayle Hunnicutt, Roland Culver, BQHL éditions 2019 (audio anglais ou français), 1h33, Blu-ray €6,98

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Il y a un siècle mourait Lénine

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (du nom de la rivière Léna, fleuve de Sibérie), a quitté ce monde le 21 janvier 1924 (131 ans après Louis XVI) après avoir fait beaucoup de mal. Il a fondé le communisme de combat, a théorisé la prise de pouvoir et la façon de le garder par la dictature. Il a profondément transformé la Russie et le monde, renouvelant le messianisme religieux par l’idéologie laïque. Persuadé de détenir la Vérité révélée par la Science, théorisée par Karl Marx, il a gelé le régime pour accoucher de l’Histoire. Résultat : des millions de morts et une arriération économique, politique et mentale qui ont produit un clone de nazi réactionnaire en la personne de Vladimir Poutine.

Petit-fils d’un serf affranchi et d’un marchand juif qui a renié sa religion, Vladimir Oulianov est baptisé orthodoxe et son père enseignant est anobli par le tsar Alexandre II. La tradition de tolérance et d’ouverture de son éducation ne transparaîtra pas dans sa vie adulte. Il faut dire que son père meurt quand il a 16 ans et que son frère aîné est pendu pour complot visant à assassiner le tsar quand il a 17 ans. Il sera exclu de l’université à cause de son nom connoté pour avoir manifesté avec les étudiants. Retiré à la campagne, il lit le Que faire ? de Tchernychevski, roman où le personnage principal est un révolutionnaire ascétique professionnel (il reprendra ce titre en 1902 contre le révisionnisme).

Complété par les œuvres alors publiées de Karl Marx, son idéologie est prête. Il passera en candidat libre les examens de droit et se retrouve diplômé, avocat stagiaire, mais s’occupe surtout de politique. Comme Mélenchon, il n’a guère travaillé dans sa vie, se vivant comme un clerc agitateur du marxisme et un missionnaire prêchant la révolution. Né en 1870, il devra attendre ses 47 ans pour la voir enfin triompher en Russie. Pour la consolider, il se montrera alors impitoyable.

Lénine a été clair dans ses écrits et ses discours :

la révolution doit disposer d’un bras armé,

la dictature est un moyen,

le Parti n’admet pas d’institutions concurrentes,

la politique de la terreur est justifiée par les circonstances.

Maxime Gorki, l’ami de Lénine, dont on donnera le nom à une ville, a eu ces mots terribles : « le peuple russe des villes et des villages, bête à demi sauvage, stupide, presque effrayant, mourra pour laisser la place à une nouvelle race humaine. » Les « hommes nouveaux » de Tchernychevski.

Lénine n’a rien d’un démocrate, ni aucune révérence pour « le peuple ». Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort du journal L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle », et Lénine transporte le centre du parti hors de L’Iskra. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante où sa faction bolchevique est minoritaire. Mélenchon tente de jouer de même avec la Nupes et Poutine en empoisonnant, emprisonnant ou envoyant au goulag tous ses opposants potentiels. En 1917, Lénine espère le miracle de la Révolution mondiale dans trois semaines ou trois mois. Mais les prophéties ne se réalisant pas, il faut sauver du doute la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, qu’il faut détruire. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Staline n’a rien amélioré

Ce qui faisait le génie de Lénine était de ne pas prendre Marx à la lettre, mais seulement comme référence et étendard. Staline vint, matois, terre à terre, dogmatique, il accentua les exagérations fanatiques de Lénine. Pouvait-il en être autrement ? Staline a fait de Lénine un homme devenu mausolée et de sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. En témoigne ce monument de Leningrad ou Lénine, devant la gare de Finlande, harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Toute l’histoire de la Russie, puis de l’URSS, est celle de la force, de la violence, de l’asservissement. Des Mongols aux Bolcheviks puis aux silovikis poutiniens. Lénine, puis Staline avant Poutine, se sont emparés de la force pour conserver le pouvoir.

Lénine croit que le socialisme est le fils de la grande industrie mécanique. Lénine disait : « enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel (…) Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés (…) Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. »

Les règnes de Lénine et de Staline, malgré les illusions lyriques, voient se développer le plus grand mépris pour la vie humaine, qui ne compte pas au regard du Projet communiste (toujours remis à demain). D’après Maksudov, démographe soviétique d’ailleurs interdit de publication du temps de l’URSS :

Les années 1918 à 1926 ont vu la mort de 10,3 millions de personnes par la guerre civile, la famine, les épidémies et la répression.

Les années 1926 à 1938 ont vu 7,5 millions de morts, provoquées par la collectivisation, les exécutions, les déportations.

Les années 1939 à 1958 ont vu plus de 25 millions de morts dus à la guerre (7,5 millions de militaires et 8 millions de civils), aux exécutions et aux déportations de Staline (11 millions de morts environ).

soit plus de 40 millions de morts en 40 ans.

Pour Lénine, le Parti devait être un instrument efficace composé de militants dévoués et instruits ès-marxisme par leurs pairs. Bref, une élite restreinte. Cette exigence, ajoutée à la certitude de détenir la clé permettant d’être dans le sens de l’Histoire, a conduit le Parti à ne jamais se remettre en question, même si l’aptitude de l’instrument à fonctionner dans la clandestinité est moins utile après 65 ans de pouvoir communiste. Des responsabilités on a glissé aux privilèges.

Staline a encouragé cette tendance en faisant entrer massivement au Parti une couche nouvelle, médiocre, mais qui lui devait tout et lui était dévouée. Il a fait du Parti l’instrument docile d’une politique décidée d’en haut, sans débat – la sienne. Comme Poutine, qui reprend de Staline la force et le mépris. Les militants manifestant une quelconque personnalité furent exclus, emprisonnés, envoyés en camps ou exécutés – et Poutine a suivi, en petit chien de son maître.

Khrouchtchev s’est appuyé sur cette couche nouvelle pour gérer le pays. En contrepartie, il lui fallait garantir son statut. Lorsqu’il a tenté de toucher aux privilèges en imaginant une certaine mobilité des cadres, la nomenklatura devenue assez puissante l’a chassé. Elle a investi Brejnev, homme d’appareil sans brillant, pour jouer le rôle d’arbitre et de clef de voûte.

Lénine, pour assurer le pouvoir du Parti Bolchevik a entassé mensonges sur mensonges. Il n’a cure de l’opinion internationale socialiste alors suffoquée d’indignation, il va comme une force, persuadé d’avoir raison. En regard du but, peu importent les moyens. La seule Vérité est d’assurer l’accouchement de l’Histoire. La réalité n’a d’autre consistance que de révéler les lois du matérialisme historique. Poutine « croit » de même en une religion russe, une mission de civilisation contre celle de l’Occident. Lorsque ces vérités ne sortent pas, on croit en un « complot » et l’on épure le Parti et la société. Les purges ont été réclamées par Lénine dès le printemps 1919. Lui ne parlait pas pour le Prolétariat, il estimait constituer lui-même le Prolétariat en l’emplissant de ses paroles et en agissant à sa place (« C’est moi la République », hurlait Mélenchon aux policiers mandatés par un juge). Le règne de Staline a figé les choses : désormais, tout a été dit, de tout temps.

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce que, selon Raymond Aron (Les dernières années du siècle p.118), « il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. »

La propagande est fille du volontarisme politique de Lénine, pour qui les ouvriers ne sauraient parvenir à la conscience de classe par eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lire avec attention et littéralement la presse hier soviétique et aujourd’hui poutinienne officielle, car les intentions des dirigeants y sont clairement exposées. Le « centralisme démocratique » dans le Parti signifie que non seulement la direction fixe l’ordre du jour des réunions, mais « organise » la discussion de façon à mettre en valeur les idées qu’elle juge les meilleures et les apparatchiks fidèles qu’elle désire promouvoir. Tout « débat » est donc un monologue. Dans un système où tout est absorbé par la sphère idéologique, où tout acte est « politique », il ne saurait y avoir débat. De Lénine à Staline, puis Poutine, rien n’a changé : le chef dicte, il a toujours raison. Le discours politique est donc dithyrambe ou chasse aux sorcières. La propagande se trouve être la forme logique du discours totalitaire.

L’entreprise de Lénine voici 70 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires, et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. L’homme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation, ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde. Mais ce communisme devint très vite L’opium des intellectuels, une nouvelle religion qui a remplacé le christianisme, avant le gauchisme des gourous puis l’écologisme mystique.

Dominique Colas, qui a bien étudié Lénine, écrit dans Le léninisme, p.11 : « Un sophisme classique attribue ce qui choque ou déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur de bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des Koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. »  Il n’y a pas un bon et un mauvais communisme : il y a une tentation utopique, mais une réalisation qui ne peut qu’être dictatoriale pour forcer la réalité à entrer dans le cadre prédéfini.

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Jean Rouaud, Les champs d’honneur

Jean Rouaud est né en Loire-Inférieure (depuis renommée « Atlantique »). Dès ses premiers chapitres, il montre les intempéries, la pluie incessante, la flotte qui tombe inexorablement, venue depuis l’océan. A se demander comment tous les Français rêvent d’aller s’installer à Nantes, sur les bords de l’estuaire ou en Vendée…

Mais tel n’est pas son propos. Ce diplômé de lettres écrit une histoire familiale au hasard des mots. Il prend prétexte du climat pour évoquer le grand-père en 2CV, voiture péniche qui tangue, hurle et n’avance pas, percée de toutes parts et qui prend eau. Ce grand-père maternel est Alphonse, ancien tailleur à « Riancé » (en réalité Riaillé). Le jeune garçon qu’est alors le narrateur préfère la DS, beaucoup plus confortable, que son père Joseph a acheté mais dont il n’aura profité que trois mois. Il meurt lui aussi, trop tôt, à peine à 40 ans. Suit dans la tombe sa grand-tante Marie du côté de son père, une ancienne institutrice dont les règles se sont arrêtées à 26 ans lorsque son propre frère Émile est mort gazé durant la bataille d’Ypres lors de la guerre de 14, de même que Joseph, frère d’Émile, tous deux « morts dans les champs d’honneur. »… Aline et Pierre, les parents de son père, sont morts en 1940 et 1941.

Il n’y a que les morts pour marquer le premier tome d’une série de cinq livres autobiographiques, que des Français moyens, des vies banales mais qu’il faut dire. Suivront Des hommes illustres, Le Monde à peu près, Pour vos cadeaux et Sur la scène comme au ciel. La mémoire ne se fixe qu’à la mort, tout le reste est anecdote. Ainsi le gamin de 2 ou 3 ans qui court tout nu dans le mas du sud, répugnant à se laisser habiller, ne serait-ce que d’un simple slip. C’est un petit fait vrai que j’ai pu constater sur certains bambins. Mais les anecdotes servent à tisser le fil d’une histoire, donc à dérouler à l’envers la trame du temps, comme ce dentier de métal, incongru, abandonné dans un saladier fourre-tout, qui servira ensuite de presse-papier aux documents de famille.

Depuis ce premier roman d’une langue riche et imagée, l’auteur a beaucoup écrit sans être vraiment connu. Il tient aujourd’hui une chronique hebdo à L’Humanité.

Prix Goncourt 1990

Jean Rouaud, Les champs d’honneur, 1990, Éditions de Minuit collection Double 1996, 192 pages, €8,00

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Nonsense covidé

Il semble que le Covid ait des conséquences neurologiques chez les asymptomatiques en plus des conséquences physiologiques chez les vraiment malades. Comment considérer en effet les délires de gens sensés sur le nombre de morts et les mesures sanitaires de confinement ? Personne ne sait comment le virus se propage et quelle est sa contagion, notamment depuis que ses mutations accélérées (anglaise, sud-africaine, brésilienne)  le rendent plus transmissible. Mais le quidam, œuvrant sur Internet, se prend pour le savant qui sait tout, affirmant de façon péremptoire que le masque ne sert à rien, que le confinement est imbécile, que le gouvernement cherche à contrôler les gens. Ces délires complotistes porteraient à rire s’ils n’étaient aussi graves.

Nous parlons quand même, au 1er février encore, de 76 000 morts du Covid en France (soit l’équivalent d’une ville comme Antibes ou La Rochelle !) et de 453 000 aux États-Unis (soit la population d’Atlanta et presque celle de Washington !). Nous n’évoquons ici que des pays aux statistiques relativement fiables, car celles qui paraissent en Chine, en Russie ou en Inde sont sujettes à caution. Ce pourquoi raisonner sur les chiffres bruts, sans aucun sens critique, ne peut qu’aboutir à des absurdités. Ainsi lit-on sur les réseaux sociaux, où je rappelle que la parole d’un imbécile vaut autant que celle d’un savant, que « les pays qui confinent n’ont pas plus de morts que les pays qui refusent de confiner ». Sauf que c’est faux, comme en témoignent les chiffres des États-Unis, du Brésil et du Royaume-Uni qui n’ont confiné que tardivement ou pas du tout, comparés aux pays plus soucieux de leur population qui ont pris des mesures à temps comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne.

La lecture des statistiques semble n’être pas à la portée du premier ignorant venu, puisqu’il faut non seulement considérer la source (qui publie ?) mais aussi la fiabilité de l’administration du calcul (forte en France où elle est le fait d’un organisme indépendant, faible en Chine où elle est politique), et enfin la relativité des morts en fonction de la population. C’est ainsi que les pays densément peuplés connaissent des décès par Covid plus importants que les pays plus dispersés. Les contaminations ne se font en effet pas aussi facilement lorsque les territoires sont grands et que les contacts sont limités. C’est pourquoi des pays comme les États-Unis ou la France, aux territoires vastes, concentrent les contaminations dans les métropoles tandis que la moyenne nationale apparaît faible. Mais l’Italie du Nord ou la Belgique, où le réseau des villes est dense, se voient plus facilement contaminés.

Pourquoi donc véhiculer des absurdités comme si elles étaient des vérités scientifiques ? C’est qu’il s’agit de se faire mousser sur les réseaux sociaux, d’avoir son petit quart d’heure de célébrité éphémère, et surtout de tenter de prouver son opinion en ignorant tous les faits qui vont contre. C’est ce que l’on appelle le « biais de confirmation », un effet psychologique qui tend à ignorer tout ce qui ne va pas dans le sens que l’on veut. C’est ainsi que les vérités deviennent « alternatives » et que certains faits gênants sont considérés comme « faux » (fake), à l’imitation servile des ignares américains qui donnent le ton aux soi-disant avancés de toute la planète.

Il est vrai qu’hier être « avancé » signifiait être en faveur du progrès, voir progressiste, tandis qu’aujourd’hui être avancé signifie devenir rétrograde, contester toute technique et toute science considérée comme de « la domination mâle blanche » en faveur d’une élite minoritaire qui vise à la domination mondiale. Élite évidemment pédophile et nazie, ces deux mantras de l’insulte ultime des ignares qui ne connaissent même pas le sens des mots.

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Maria Daraki, Dionysos

Dionysos est un dieu dialectique. Ambivalent, il unit aussi les contraires. C’est un dieu de synthèse, entre le monde d’en bas et celui de l’Olympe, entre l’avant et l’après. Ancien professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-VIII, Maria Daraki nous offre dans ce petit livre une étude d’anthropologie historique passionnante sur la pensée sauvage et la raison grecque.

Il est lumières et ténèbres. Un éclair marque sa naissance. Lorsqu’il sort de la cuisse de Zeus, où il a parachevé sa gestation commencée dans le ventre d’une mortelle, il est armé de deux torches. Il est gardien du feu, rôdeur de nuit, assurant la jonction des ténèbres et de la lumière. Sa couronne est de lierre, plante de l’ombre, soporifique, et il porte la vigne, plante solaire, enivrante, qui pompe les sucs de la terre pour les faire chanter au soleil. Union de la surface terrestre et du monde souterrain, Dionysos circule entre le monde des morts et celui des vivants. C’est pourquoi il est le maître de l’élément liquide, l’eau qui sort de sous la terre puis y retourne. La mer, dit Maria Daraki, n’est « couleur de vin » selon Homère que dans sa fonction dionysiaque d’antichambre du monde ténébreux. Le serpent est l’animal du dieu car il joint le terrestre et le souterrain. Il joint aussi la saison ; par les offrandes alimentaires aux morts, les rituels de végétation relancent la circulation entre sous terre et sur terre. L’abondance est un cycle de dons et de contre don entre Gaïa et ses fils. Le milieu est magique, non humanisé par le travail. Le « sacrifice » de Dionysos, en ce sens, n’est pas une passion souffrante comme celle du Christ, mais un cercle qui traverse la mort pour renaître comme celui d’Osiris.

Pour cela même, Dionysos intègre les enfants à la cité. Il dompte par les rites, dont celui du mariage, les poulains et les pouliches sauvages que sont les jeunes garçons et les jeunes filles. C’est la « culture » qui établira la distinction entre enfants légitimes et bâtards, dont dépend la citoyenneté. Le mariage dompte la virginité (Artémis) et le désir (Aphrodite). Il humanise parce qu’il juridise la sexualité brute. Mais, toujours ambivalent, le dieu instaure les Dionysies qui sont une fête de transgression dans une Athènes très masculine. C’est un carnaval qui lève toutes les barrières. Les temples des dieux sont tous fermés sauf celui de Dionysos. La civilisation est mise entre parenthèses pour se ressourcer et renouveler, comme chaque année, l’alliance du dieu et de la cité. Comme rite d’intégration, on offre au garçonnet dès trois ans des cruches de vin, on fait s’envoyer en l’air les petites filles sur des balançoires, symbole sexuel rythmique. Moitié divin, moitié animal, l’enfant est un petit satyre dionysiaque qui se passe de déguisement. Freud, plus tard, a retrouvé cette intuition en le qualifiant de « pervers polymorphe ». Dionysos lui-même est un amant, un séducteur, pas un satyre. Ni homme, ni enfant ; ni humain, ni taureau ; il se propose à la reine en amant–fleur. Il est l’éphèbe fugace, beauté fragile, triomphe du printemps entre enfance et virilité, inachevé mais en devenir. Une fois de plus, le dieu unit les contraires dans les catégories comme dans le temps.

Car l’humanité grecque antique se pense en catégories collectives : masculin, féminin, enfant. L’union sexuelle est le miracle ou les trois se rejoignent pour perpétuer l’espèce. Homme et femme sont des instruments de la terre, non des agents. Ils doivent subir l’épreuve de médiation pour récolter ce qu’ils attendent, des nourritures et des rejetons. Les figurines « d’enfant–phallus » symbolisent les pères qui renaissent en fils, transmettant au-delà des personnes la catégorie collective mâle. Maria Daraki conclut, dans ce contexte, que l’inceste n’est pas transgression sexuelle mais transgression du temps de filiation. Œdipe est la tragédie des deux logiques : l’une, collective, de reproduction de la catégorie mâle, l’autre de quête d’identité ; le désordre filial produit par l’inceste est insupportable.

Le but d’un homme est de produire un fils, voir un petit-fils s’il n’a que des filles. La continuité de la filiation masculine importe, les femmes ne sont que des vases de nutrition. De même, les femmes sont une race à part, issue de Pandora. Pour les Grecs, la somme des âmes est stable et tourne. Dès que la terre a repris son « germe fécond », l’aïeul devient fécond à son tour et un petit-fils peut surgir du sol. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s’épanouisse l’ensemble du règne vivant, espèces sauvages comprises. C’est l’activité procréatrice équitable de la terre. L’écologie aujourd’hui en revient à cette conception du tréfonds très ancien de l’esprit occidental.

La religion grecque est séparée en deux ensembles : céleste et chtonien. Les Olympiens conduits par Zeus sont personnes juridiques. Les divinités collectives patronnées par Gaïa sont anonymes et polyvalentes (Erinyes, Heures, Grâces, Titans, Nymphes). Elles sont des valeurs vitales dont l’orientation est la reproduction de tout ce qui vit, et sa nutrition. Les hommes, par l’institution civilisée de la société, se donnent comme milieu. Ils s’adaptent à la nature magique par le culte et le rituel, car la terre enfante tout, enfants, bêtes et plantes. Le monde est circulaire, la vie naît de la mort, les opposés sont également nécessaires au système. Les rituels ne sont pas des événements mais l’éternel retour du même, l’aller–retour cyclique des échanges vitaux entre sur terre et sous terre. Au contraire, la raison des dieux use exclusivement des oppositions. Elle est « logique de non–contradiction », selon Aristote. Le vote à l’Assemblée, la décision du tribunal, doivent trancher. La religion olympienne distingue un espace civilisé – ou règnent les rapports contractuels – et un espace sauvage – ou règnent les rapports magico-religieux. L’homme doit choisir, et cette capacité de choix est à la base de l’invention de la morale, de la logique, de l’histoire.

Coexistent donc deux systèmes, deux « intelligences adultes » : la pensée circulaire et la pensée linéaire ; les valeurs vitales et les valeurs politiques ; les rapports magico-religieux au milieu et les rapports de travail sur le milieu ; la logique circulaire « éternelle » et la logique linéaire du « temps » ; le culte et le droit ; Gaïa avec les divinités chtoniennes et Zeus avec les Olympiens ; le mariage reproduisant tout le règne vivant et le mariage reproduisant la cité politique et mâle ; le oui ET le non comme le oui OU le non ; le cercle d’éternel retour et le linéaire du progrès. La tragédie va naître de la transition entre ces deux logiques, et Dionysos va émerger comme médiateur.

« C’est l’athénien qui est tragique au Ve siècle. Mais tragique dans l’euphorie. La nouvelle société, celle de la cité démocratique, est une société profondément voulue. Nul n’a exprimé l’attachement général à la polis plus ardemment que les tragiques. Et ce sont eux qui, en même temps, ont mesuré dans toute sa profondeur le plus épouvantable des gouffres : l’écart entre le social et le mental que nous appelons désadaptation » p.188. L’émergence du dionysisme coïncide avec la carte des cités en Grèce. Le contrat politique importe plus que l’origine ethnique autochtone. L’hellénisation engendre un sentiment de supériorité plus que l’origine. On ne naît pas grec (donc civilisé), on le devient par l’éducation de la cité.

Présent en Grèce depuis le IIe millénaire, fils de Zeus et d’une princesse mortelle, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque. C’est le moment où le démos s’oppose aux nobles, où se fixent les cités et les rapports juridiques. La fonction de Dionysos est de gérer l’antique passé en tant que dieu olympien nouveau. Un Olympien atypique car il permet à tous les autres grands dieux de l’être dans les normes. Dionysos subordonne le système de reproduction au royaume du père, dieu du politique. La religion de terre fut repoussée du côté des femmes et des cultes à mystères. Le dionysisme participe à la fois à la religion de la terre et à la religion civique. Féminin et secret d’une part, masculin et public de l’autre, son culte a deux volets qui se déploient sur deux univers religieux. Il est un médiateur entre deux mondes étrangers. Il aménage l’âme sauvage sans l’altérer, il ménage la raison et l’éthique.

Entre la logique du logos et celle qui l’a précédée en Grèce, il n’y a pas eu passage mais affrontement, puis négociation. Dès que la nouvelle pensée surgit, l’ancienne dispose d’un pôle de comparaison qui lui permet de se penser depuis « l’autre ». La culture grecque que nous aimons est « fusion de deux modes logiques. Celui, linéaire et exclusif, qui est conforme aux besoins de la Grèce du politique, et cet autre exprimant une Grèce sauvage qui avait pensé le monde en cercle et développé une autre logique, circulaire et inclusive, qui traite les oppositions par oui et non. C’est pour avoir superposé le cercle et la ligne que la Grèce a pu réussir cette combinaison des deux qui en est le plus beau produit : non « la raison » mais la raison dialectique. C’est elle qui est en œuvre dans tout ce qui en Grèce est beau, le dionysisme, la tragédie, la dialectique spéculative, les mythes dont l’intrigue inclut son propre commentaire, et la beauté des formes qui, dans l’art, nous donne à voir la greffe de l’abstraction sur les valeurs anciennes, elle, corporelles… » p .230.

La synthèse dialectique est équilibre instable, sans cesse remis en cause. Le débat grec dure encore. « Dans le cas de la Grèce, nous serons précis : c’est la construction de la « personne », de l’identité individuelle, qui introduit contrainte et intolérance, et ouvre une guerre sans merci à « l’âme sauvage ». On ne peut pas être à la fois individu et sujet collectif, avoir et n’avoir pas de contours. Mais comme cela mène loin ! La vraie « personne » est au centre de l’ordre olympien, au centre de la filiation linéaire, au centre du temps irréversible, au centre du tribunal et de la citoyenneté active. En d’autres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la « raison grecque ». » p.235.

Le dionysisme a surgi comme une protestation contre le prix à payer. Elle a été protestation organisée, formalisée en fête. Zeus, dieu juste, a eu deux enfants-dieux seulement, qu’il a pris la peine d’engendrer tout seul : Athéna, déesse de la raison, et Dionysos, dieu de la folie. Le nouveau et l’ancien coexistent en nous comme les deux cerveaux de notre évolution et en notre culture avec la science et le sacré. Et nul besoin d’avoir la foi pour ressentir du sacré. Dionysos est un dieu complexe, intéressant les origines de notre civilisation, et que nous devons connaître.

Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, Champs histoire 1999, 287 pages, €9.00

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Christian de Moliner, L’année du Front

Faisant suite à sa série de romans de politique fiction que sont Le pays des crétins, Trois semaines en avril, et La guerre de France, Christian de Moliner approfondit la vision qu’il peut avoir de notre pays dans les années et les décennies à venir. Nous sommes cette fois quelque part au présent. L’année du Front conte comment le parti nationaliste prend le pouvoir : dans le délitement des élites et les magouilles des gouvernants.

Le président Barrors est un démocrate à principes, mais il se meurt d’un cancer en phase terminale. Il reste cependant le seul recours contre la montée du Front français, avatar du Front national. Sa duchesse blonde et nulle a été remplacée par un habile, François Marèche. Le pouvoir lui est ouvert comme un boulevard car l’opinion est mûre. Les sectaires de l’islam ont en effet pris la main sur les majoritaires et enflammé « les jeunes » qui veulent en découdre avec la police et tous les incroyants. Idriss, député à la proportionnelle intégrale (dérisoire tentative de noyer les extrêmes dans les parlotes de parlement), est désormais impuissant à « négocier » quoi que ce soit. Ce sont les émirs autoproclamés des quatre coins qui font la loi, leur loi locale comme en Syrie. La République n’entre plus sur leur territoire et des barrages filtrent ceux qui sont autorisés et ceux qui sont exclus. Quant aux extrêmes de la droite, une partie des modérés ont ralliés l’extrémisme au Parlement tandis que celui qui se fait appeler « l’Archange » décide de descendre tous les Maghrébins qu’il rencontrera si la police ne reconquiert pas les territoires perdus de la République. Il en tue deux en stoppant un TGV à titre d’avertissement.

Le président de la République répugne à enclencher l’article 16 de la Constitution, qui permet les pleins-pouvoirs afin de rétablir l’ordre républicain. Son ministre de l’Intérieur Vallorgues, pourtant un copain, ne parvient pas à le convaincre de dissoudre simultanément le parti islamiste après un attentat meurtrier dans un lycée du nord, en représailles à celui du TGV, et le parti nationaliste qui a riposté par des manifestations ayant engendré des morts. Cela aurait pourtant été la solution politique la plus réaliste.

Mais les humains étant ce qu’ils sont – trop humains, voire humanistes – ils attendent, ils tergiversent, ils modulent, à la François Hollande. C’est donc la catastrophe annoncée qui survient. La tentative de placer le président devant le fait accompli du recours à la force le pousse à enclencher enfin l’article 16 – mais pour nommer aussitôt Marèche comme Premier ministre sans plus aucun garde-fou. L’engrenage a pris tous les gouvernants dans l’urgence et aucun n’a eu le cran d’imposer une décision en temps voulu.

Le roman, écrit comme un thriller avec un découpage horaire, se lit aisément et passionne. Les héros positifs que sont Saïd Elkraff, énarque beur, et Julie, journaliste canadienne, donnent de la hauteur aux événements qui ballottent les « minables » (terme socialiste) qui gouvernent. La guerre civile est proche car les tabous idéologiques ont empêché d’y voir clair et de prendre les décisions nécessaires à temps.

L’article 16 de la Constitution de 1958, voulu par le général de Gaulle, est précis mais taillé à sa mesure. Il faut « avoir les couilles » de l’enclencher (selon un terme littéraire à la mode). On ne voit pas un mou social et démocrate l’envisager. Et lorsqu’il s’y résigne, c’est bien trop tard ! Les consultations des présidents des Assemblées et du Conseil constitutionnel sont obligatoires, ce que l’auteur néglige un peu vite et qui aurait permis d’approfondir. L’état d’urgence et l’état de siège sont aussi trop rapidement confondus, alors que leur gradation permet justement de prendre les mesures appropriées tout en préparant l’opinion au séisme de l’article 16.

Mais ne boudons pas notre plaisir, les romans de politique fiction sont assez rares pour qu’on les goûte, surtout de la part d’un auteur autoédité qui mérite d’être connu. Exposer le fait que les islamistes seraient ravis d’avoir un gouvernement d’extrême-droite pour souder leur communauté est prouvé par le récit ; la montée des violences populistes dès que les institutions républicaines flanchent est tout aussi magistralement démontré par ce roman. Chacun est pris dans un tourbillon et perd sa hauteur de vue, pourtant nécessaire en temps de crise. Seuls les caractères survivent – ce pourquoi il faut toujours élire des présidents qui ont de la personnalité, pas un vague programme de promesses électorales !

Christian de Moliner, L’année du Front, 2017, éditions du Val, 138 pages, broché €4.50, e-book Kindle emprunt sur abonnement

Les œuvres de Christian de Moliner chroniquées sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

Coquilles à corriger à l’attention de l’auteur :

  • p.9 le traveller’s-cheque n’existe quasiment plus, il est remplacé par les cartes bancaires internationales
  • p.11 filtrera
  • p.11 Chambre ne se dit plus, Assemblée est le terme officiel
  • p.39 sur écoutes
  • p.77 qui a été volé dans le TGV
  • p.99 un martyr (sans e)
  • p.115 on n’écrit pas émail même si cela fait brillant… mais soit e-mail à l’américaine, mél selon le mot forgé par l’Académie (« message électronique ») ou courriel, mot canadien bien adapté (« courrier électronique »).
  • p.116 qu’est-ce qu’une Q.C. ? pas plutôt un Q.G. – quartier général ?
  • p.124 members (sans majuscule et avec un m au lieu d’un n)
  • p.133 klaxon sans majuscule, ce n’est pas un nom propre
  • p.136 la veille… phrase incompréhensible
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Pissac inca

Le site inca de Pissac a été construit vers 1450 dans le style « inca provincial ». Nous nous y rendons en bus, par la route, pour éviter de grimper longuement. Il est établi entre 3400 et 3800 m d’altitude. Poussent encore les fleurs rouges appelées cantutas. On en trouve près de la fontaine aux trois bouches qui s’élève près de l’entrée du site. Devant elle, la falaise est creusée de centaines de tombes incas. Elles ont été presque toutes été pillées, dont une grande partie par un ancien conservateur du site qui revendait les poteries et les statuettes trouvées aux touristes ! Les morts étaient momifiés en position fœtale, symbole de la continuation de la vie : ainsi ils étaient entrés dans le monde par le ventre de leur mère, ainsi ils en sortaient dans le ventre de la terre.

Le quartier important est Intihuatan. Le sentier qui y mène, à flanc de falaise, est gardé par des tours. On l’atteint par le haut. Au centre s’élèvent les restes d’un bâtiment rond, construit autour d’une grosse pierre naturelle. A son sommet sont sculptées deux bites « pour amarrer le soleil » ; c’est le centre du temple consacré à l’astre du jour. La maison du prêtre du soleil est construite en style religieux, « inca impérial ». Au sommet du piton qui surplombe le site s’élève encore une construction en forme de tourbillon. Juan nous explique l’usage de la fontaine établie ici. L’eau, captée depuis la source et apportée par des rigoles de pierre, coule par une bouche qui servait aux visiteurs à se purifier. Deux pierres creusées de part et d’autre de la bouche sur le muret à hauteur d’homme, permettent de se tenir tandis que l’on place la tête et le torse nu sous la fontaine. L’eau, recueillie dans une vasque, coule ensuite dans les canalisations de pierre au bord des ruelles pour alimenter les terrasses cultivées à l’extérieur des murs, en contrebas. Cette eau, sortie de la terre mère, coulant au travers du temple solaire, est ainsi chargée du double sacré nécessaire à la fécondité ; elle va faire germer la terre pour que les récoltes poussent bien.

Juan nous explique un symbole inca courant, gravé ici, ce qu’il appelle « la croix carrée ». Chaque point cardinal reproduit les trois marches qui représentent les trois mondes (ciel, terre, souterrain).

A flanc de montagne sont installés quelques greniers en adobe. Ils sont gardés par deux tours rondes. Les terrasses sont toujours cultivées de nos jours, ce qui explique leur étonnant état de conservation. De l’autre côté de la vallée, sur la paroi d’en face, les terrasses sont différentes. Installées plus récemment, elles montrent que les techniques ancestrales ont été abandonnées. Pablito, organisateur par métier, s’en étonne avec une insistance qui me laisse dubitatif.

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Phantasm de Don Coscarelli

Un réalisateur de 25 ans se met dans la peau d’un adolescent de 13 ans pour évoquer ses pires fantasmes sur la mort.

Le film est un cauchemar fort bien monté où l’imagination invente des « choses » terrifiantes et inédites : la sphère qui percute le front avant de le forer dans un flot de sang, le doigt coupé inhumain qui bouge tout seul, la petite horreur grinçante qui fourrage les cheveux en anti-caresse, les morts transformés en nains esclaves sur un autre monde, l’au-delà en champ de forces qui aspire…

Mike (Michael Baldwin, 16 ans au tournage) vient d’avoir 13 ans alors que ses parents sont morts deux ans plus tôt. Il n’a plus que son frère aîné Jody comme refuge (Bill Thornbury), à cet âge où grandir angoisse. Mais ce frère part en tournée musicale régulièrement et le laisse seul à la maison avec une nounou, à proximité de son ami Reggie (Reggie Bannister) et des sœurs antiquaires.

Cette peur d’abandon est brusquement ravivée lorsque l’un des amis de Jody et de Reggie se fait poignarder à mort, un soir dans le cimetière, alors qu’il baisait ardemment une jeune blonde plantureuse (Kathy Lester). Le shériff est absent, « le juge » dont on parle un moment, jamais saisi. Le cimetière est un pré où gisent des pierres tombales et un édifice baroque où des couloirs de marbre recèlent des cercueils empilés en mausolée. Au sous-sol, l’atelier de cercueils ; au fond du couloir, une porte noire d’où viennent des bruissements et d’étranges claquements. Règne sur cet univers glacé un croquemort monumental tout en noir, The Tall Man (Angus Scrimm), qui apparaît identique à une photo du siècle dernier. On apprendra qu’il prend volontiers les traits de la pute blonde qui attire les hommes au cimetière – et Reggie en sera la dernière victime.

A 13 ans à peine, Mike est un prime adolescent dégourdi qui conduit une moto (curieusement dans le cimetière, où il se gamelle – signe du destin), et même la Ford Mustang de son grand frère, qu’il règle à l’occasion. Ce jeune âge et ces pilotages d’adulte rendent dès le début l’histoire bizarre. D’autant que le gamin n’hésite pas à braver l’interdit de son frère et la terreur qui serait naturelle à cet âge pour aller, de nuit, errer dans le cimetière désert où des ombres l’ont poursuivi la veille. Il va même jusqu’à s’introduire dans le mausolée en cassant une fenêtre ! L’homme en noir le repère et ne le lâchera plus – jusqu’à la fin. Mike l’a vu la veille aux jumelles porter tout seul le cercueil de l’ami assassiné que quatre hommes suffisaient à peine à soulever.

Graves and coffins sont les accessoires obligés de tout fantasme yankee sur la mort ; sex en est un autre et la blonde de volupté, qui s’installe seule au bar en robe bleu nuit pour attirer les jeunes hommes, est un piège. La religion n’apparaît quasiment pas pour conjurer ces craintes, autre bizarrerie, mais ce film américain en reste tout imbibé : le sexe est « mal », le diable menace, l’autre monde est un enfer possible. Mike met à un moment un chapelet dans sa poche de poitrine – celle-là même où il mettra le doigt coupé – mais aucune croix ne décore le cimetière et le chapelet ne servira à rien contre le croquemort immortel.

Mike suit partout son grand frère Jody de peur d’être abandonné. Ce dernier est revenu pour enterrer son ami assassiné et se laisse aller un soir à boire une bière et draguer la fille en bleu, solitaire, au bar. Mike les suit au cimetière où ils vont – bizarrement – baiser ; ce serait soi-disant « excitant ». L’adolescent se repaît du spectacle de son frère en train d’enfourcher la fille et sourit de plaisir lorsqu’apparaissent ses seins nus. Mais il crie de peur lorsqu’un nain à capuche tente de lui sauter dessus par derrière, interrompant la baise – et il va ainsi sauver Jody du coup de poignard fatal auquel s’attend le spectateur pour y avoir assisté dans la première scène.

Après l’escapade de Mike dans le mausolée et le doigt du croquemort coupé en refermant la porte qu’il ramène comme preuve, les deux frères sont comme les doigts de la main. Ils décident, bizarrement seuls, d’en avoir le cœur net et s’introduisent dans le monument – de nuit. Ils découvrent qu’il est un sas pour un autre monde, mais pas celui de la religion. Les morts, récupérés dans les cercueils (ils sont rangés vides), sont compactés en nains qui pèsent une centaine de kilos et expédiés en bidons vers l’ailleurs via un sas magnétique derrière la porte noire.

Jody apprend à son petit frère qu’il faut tirer pour tuer, sans ces sommations ineptes du juridisme qui font perdre du temps. Il descend d’un coup de fusil bien ajusté la sphère foreuse qui fonce vers la tignasse du gamin. Il repousse quelques nains au pistolet à l’occasion. Mais le drame va se nouer, car les frères sont marqués par l’homme en noir qui les veut pour lui. La fin est terrible, en double retournement…

Cauchemar ? C’est ce qui est dit, mais cet univers clos, sans recours à une quelconque autorité (ni flics, ni juge, ni curé, ni adultes), fait revenir sans cesse au même cimetière (où personne n’aurait l’idée saugrenue de s’y balader la nuit), aux mêmes couloirs labyrinthiques du monument funéraire, à la même maison familiale déserte et encombrée. Nous sommes dans l’obsessionnel du rêve, le ressassement maniaque des angoisses de Mike à l’égard de la mort. Ses parents sont décédés, son grand frère va inévitablement les suivre, ses amis y passeront : et lui ?

Don Coscarelli a déclaré y avoir projeté ses terreurs, et on le croit sans peine malgré les invraisemblances et le bricolage de certaines scènes (à cause d’un petit budget). Signe d’obsession, Mike ne porte que trois chemises différentes dans tout le film, malgré les jours qui passent et la boue de ses mésaventures. Il a comme doudou une veste en jean et comme substitut viril un couteau de commando à la Rambo.

Le thème musical lancinant de Fred Myrow et Malcolm Seagrave ajoute à l’atmosphère lancinante, répétitive, obsessionnelle. La lumière, travaillée, baigne de feu au briquet, de vapeur dans les phares, d’un air clinique le funérarium ; l’ombre n’en est que plus menaçante, le grand cimetière sous la lune apparaît comme un antimonde.

Ce film, devenu un classique de l’horreur, a reçu prix spécial du jury au Festival international du film fantastique d’Avoriaz 1979 et a été nommé au Saturn Award du meilleur film d’horreur en 1980. Il ne vaut pas Shining, mais reste à voir !

DVD Phantasm, Don Coscarelli, 1979, Angus Scrimm, A. Michael Baldwin, Bill Thornbury, Reggie Bannister, Kathy Lester, Terrie Kalbus, Lynn Eastman, David Arntzen, ESC editions 2017, 89 mn, €14.68, blu-ray €29.90

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Au nom d’Allah le très haut, le tout miséricordieux

Eh oui, au-delà des huit terroristes dont cinq Français arabes mal dans leur peau issus de la délinquance, c’est bien d’islam qu’il s’agit… Plus de 130 morts et plus du double de blessés, malgré le raté du stade de France. Paris touché au cœur de son métissage bobo dans les quartiers mélangés du nord-est, Paris « la capitale des abominations et de la perversion », où « des centaines d’idolâtres » étaient réunis « dans une fête de perversité » selon le communiqué de Daech : ne voilà-t-il pas une conception de la religion comme quelque chose qui exclut plutôt qu’elle n’unit ?

Religion ou secte ? Si la religion unit les peuples et vise à l’universel, cette religion-là, l’islamique intégriste, salafiste issue du wahhabisme saoudien, est réservée aux seuls croyants, à ceux qui lui font allégeance. Miséricordieux, Allah ? Pour ceux qui se font sauter, ils le souhaitent ardemment, mais seulement pour eux – car ils imaginent aller direct au paradis peuplé de houris et d’éphèbes, où tout ce qui est « interdit » ici-bas est permis en-haut. Pour cela, il faut quitter ce monde mais, comme le suicide est trivial et mal vu, il faut le parer les palmes du martyre, entraîner avec soi des dizaines de mécréants comme hier les tribus ramenaient leurs lots de captifs voués à l’esclavage. Mais oui, c’est toujours bien de l’islam qu’il s’agit.

paris attentats du vendredi 13 novembre 2015 carte

Certes pas la version policée par les siècles de réflexions des érudits, mais celle des origines, toute à feu et à sang, où tous les autres, ceux qui ne croient pas comme vous, sont à zigouiller sans merci. Du temps où la gauche pensait (temps aussi lointain que celui où les bêtes parlaient), Cornélius Castoriadis le disait du communisme, cette autre religion dévoyée dans les massacres de masse. Pour sa démonstration contre, il prenait en exemple le christianisme, aux Évangiles pourtant nettement moins vengeurs que le Coran. Lui l’économiste de l’OCDE, psychanalyste et philosophe né Grec à Constantinople, devenu communiste pour résister aux nazis dans la Grèce de 1941, puis émigré à Paris où il rejoint les rangs trotskistes (comme Jospin) devant le cynisme antidémocratique du Staline après-guerre – lui n’avait pas de leçons à recevoir des » pseudo-intellos » (comme dit la ministre de gauche) qui ne lui arrivent pas à la cheville. « Pas d’amalgame » ? Nous attendons toujours la réforme de l’islam, comme fut celle du christianisme.  Castoriadis :

« Il faut aussi parler du destin historique du marxisme. Il est étrange de voir des gens qui se proclament marxistes ou veulent ‘défendre Marx’ et ignorent avec acharnement cette question. Pourrais-je discuter du christianisme en disant : ‘l’Inquisition, je m’en fous ; le pape, c’est un accident ; la participation de l’Église catholique à la guerre civile espagnole aux côté de Franco, ce sont des prêtres empiriques. Tout cela est secondaire par rapport à l’essence du christianisme, laquelle se manifeste dans telles phrases des Évangiles’. Le christianisme est une réalité sociale et historique instituée depuis deux mille ans : cette réalité, certes infiniment complexe et ambiguë, a quand même une signification que je ne peux à aucun moment ignorer ». Substituez islam à christianisme et vous aurez « la réalité sociale et historique » de l’islam – n’en déplaise aux bobos de gauche qui veulent tout minimiser au nom d’on ne sait quelle synthèse politiquement correcte.

Castoriadis poursuit : « Je ne peux pas faire autrement quand il s’agit du marxisme. Certes, il n’a pas deux mille ans, il n’en a que cent vingt (à la date d’écriture, en 1974), mais dont les soixante derniers sont historiquement très lourds. La réalité du marxisme est d’abord, à un degré écrasant et qui prime tout le reste, qu’il est l’idéologie dont se réclament les régimes d’exploitation et d’oppression totalitaire qui exercent leur pouvoir sur un milliard d’hommes et de femmes » p.55. Même chose pour l’islam : quelques dernières années « très lourdes » historiquement, « réalité d’oppression et de totalitarisme » sur les jeunes et sur les femmes principalement. Il n’y a de religion qu’incarnée, qu’elle soit chrétienne, musulmane ou communiste. On ne juge les arbres qu’à leurs fruits. Et c’est bien de l’islam qu’il s’agit.

Toute croyance est comme une drogue pour oublier sa faiblesse et son mal-être, toute croyance offre le refuge imaginaire où abdiquer sa liberté, dont on a peur. La croyance, qu’elle soit juive, chrétienne, musulmane, communiste ou autre, euphorise à petite dose, elle aide à supporter sa vie lorsqu’elle apparaît trop minable. À forte dose, elle conduit au délire, à quitter la réalité ici-bas pour le rêve en-haut, à mépriser la vie humaine et à désirer mort et destruction, souvent par compensation : ce qu’on n’ose désirer, il faut le détruire. Le Paris bobo du mariage homo ? La mixité festive ? Le sport qui unit blacks-blancs-beurs ? Il faut faire sauter toutes ces « perversions » dans des déluges de feu, comme Sodome et Gomorrhe.

Pour la secte islamique de Daech, la stratégie est d’utiliser les ressortissants d’un pays « impie » pour susciter une guerre civile dans ce « ventre mou » occidental qu’est l’Europe. Où l’islam est inféodé aux conservateurs algériens ou financés par des imams (parfois) fanatiques des Émirats et d’Arabie saoudite. Les États-Unis savent se défendre, on l’a vu en Afghanistan, en Irak, avec l’éradication de Ben Laden. Mais l’Europe ? Trop peu, trop tard, trop gênée par la culpabilité ex-coloniale et par la naïveté chrétienne (belge) ou de gauche (française). Utiliser les néo-musulmans des banlieues et des campagnes, pour près de 40% d’ex-cathos en manque de repères et d’obéissance, comme une cinquième colonne pour susciter lynchages, pogroms et montée du Front national, pour dresser basanés contre blancs, laïcs contre croyants – voilà ce qu’ils veulent. Sans parler de punir « au nom d’Allah le miséricordieux » tous ceux qui s’opposent à leur état islamique autoproclamé : Russie, Turquie, Liban, France. L’internationale de la terreur est l’autre nom du Komintern islamique. Car c’est bien toujours d’islam qu’il s’agit.

Le choix d’un vendredi 13, est-ce un hasard ? Il est curieux que personne, à ma connaissance, ne l’ait mentionné : le vendredi est le jour de la mort du Christ, où Adam et Ève furent chassés (dit-on) du paradis, où Caïn tua Abel, où Hérode fit massacrer les Innocents… Vendredi est le jour où débute le Sabbat et où surgissent démons et spectres. Selon la coutume arabe, il faut commencer les labours le vendredi : ce qui laisse augurer une suite aux attentats de Paris… Le 13 est le chiffre de la Cène où le treizième convive, Judas, trahit le Christ pour trente deniers. C’est aussi dans le treizième chapitre de l’Apocalypse que sont évoqués l’Antéchrist et la Bête. Est-ce vraiment un hasard pour ces « croyants » pénétrés de l’eschatologie du Livre ?

cornelius castoriadis une societe a la derive

Dans un autre texte, datant de 1992, Castoriadis parle de l’islam. « Que faut-il dire des autres ? Ceux qui, par exemple, sont prêts à tuer ceux qui ne pensent pas comme eux ? À tuer Salman Rushdie ? Est-ce qu’ils sont ‘inférieurs’ ? On dira aujourd’hui qu’ils sont différents. Mais nous ne pouvons pas tenir ce que nous pensons de la liberté, de la justice, de l’autonomie, de l’égalité, en nous contentant de parler de ‘différence’. C’est ce que fait pourtant l’immonde salmigondis pseudo-gauchiste, ou pseudo-démocratique contemporain, qui se limite justement là-dessus à des bavardages sur cette «’différence’. Il y a des gens qui croient à la liberté et à la démocratie, et puis il y a des gens qui croient qu’il faut couper les mains des voleurs. Les Aztèques faisaient des sacrifices humains. Est-ce une simple différence ? (…) Nous voulons instaurer une société autonome, et si nous le voulons, c’est évidemment que nous la jugeons préférable à toute autre forme de société actuelle ou envisageable, donc (…) supérieure. Mais sachant ce qu’est l’autonomie, et ce qu’elle présuppose, il ne nous passerait pas par la tête de vouloir l’imposer par la force aux autres. Il y a une fine crête sur laquelle aussi bien dans le présent que dans un avenir moins déplorable (…) nous devons marcher » p.123.

Nous devons être plus durs en ce qui concerne nos libertés, dont la première est la liberté d’expression.
Plus durs sur les valeurs qui sont les nôtres, laïcité et place des femmes.
Plus durs envers les iréniques, les cépaleurfôte, les protecteurs des pôvres ex-colonisés (le dernier il y a deux générations) qui ont bien « le droit » à la « compréhension » s’ils se vengent.
Plus durs contre toutes les croyances et leurs dérives sectaires.
Plus durs envers les imams qui prêchent la haine, l’islam qui ne se réforme pas et pour les voyous qui entassent des armes pour venger leur inaptitude.
Plus durs et plus clairs dans notre politique étrangère, parfois menée un peu trop légèrement, sans souci des moyens nécessaires ni des conséquences.

Pour le reste, François Hollande fait le boulot, il a enfin compris : consulter, décider, exposer – et agir vite – enfin !

Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive – entretiens, 2005, Points essais 2011, 390 pages, €10.30

Islam et islamisme sur ce blog

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Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym

Edgar Allan Poe Aventures d’Arthur Gordon Pym Folio
J’ai lu ce livre dans ma prime adolescence. En tant que garçon épris de cartes et d’estampes, il m’a fasciné. Relu récemment dans l’édition Pléiade, mais dans la même traduction littéraire de Charles Baudelaire, j’en ai saisi moins l’aventure que le progressif cheminement vers le fantastique, toujours au bord du monde, là où l’inconnu laisse toute sa place à l’imagination.

Tout commence en effet par deux gamins aventureux (et déjà habitués à l’alcool) : leur périple impromptu en canot durant une nuit où la tempête se lève préfigure ce qui va suivre. Mais les drôles ont un peu plus de seize ans. Ce n’est que vers 18 ans qu’Arthur est embarqué par Augustin, de deux ans son aîné, dans le baleinier de son père, armé pour la pêche hauturière sur plusieurs mois. Arthur n’a rien dit à sa famille, sa mère et son grand-père devenant hystériques à la simple évocation de son désir d’aventures.

L’auteur, né en 1809, a l’âge de son aventurier lorsqu’il écrit le livre, c’est peut-être ce qui le rend si réaliste ; l’âme d’un jeune homme est bien rendue dans sa curiosité insatiable, sa fièvre d’action et son imagination sans limites, au bord de l’affolement.

Tout commence pour Arthur par un enfermement dans la cale, pour contrer son débarquement possible s’il est découvert trop tôt, claustration qui se prolonge mystérieusement, jusqu’aux affres de la faim et de la soif, parce que le navire a été pris par une part de l’équipage qui veut se faire pirate. Le massacre des matelots restés dans le droit chemin n’est que la première étape horrifique de la rude vie adulte que les ados sont avides de connaître bien trop tôt. Ils vont être servis !

Après s’être battus avec les mutins qui restaient et leur avoir fendu le crâne, les deux compères aidés de deux marins fidèles qui ont feint d’être du côté des apprentis pirates, jettent par-dessus bord les barbares qui n’avaient eu aucune pitié pour la vie humaine. Ils sont pris par une violente tempête, le brick est démâté, les cales remplies d’eau. Les quatre survivants se sont attachés sur le pont, trempés et affamés plusieurs jours avant d’ôter leur chemise pour se sécher un peu et plonger par l’écoutille pour tenter de trouver à manger.

alexander ludwig marin jean

Un navire vient droit sur eux ; ils se croient sauvés par la Providence (ce hasard dont l’espérance et l’imagination font une volonté) mais le navire n’est peuplé de que morts d’empoisonnement ou d’une brutale maladie, le seul qui semble bouger étant dévoré par une mouette. Un autre navire passera sans les voir. Il faut donc tirer à la courte-paille pour savoir qui sera mangé. Le sort ne tombe pas sur le plus jeune mais (justice immanente), sur celui qui avait proposé le cannibalisme. Il est promptement expédié, découpé et avalé – sans plus d’état d’âme, nécessité oblige.

Mais le sort ne leur est pas plus favorable : Auguste, blessé par un mutin, est rongé par la gangrène et finit par mourir ; les requins se repaissent de son cadavre dans d’horribles craquements. Arthur l’adolescent découvre alors ce que peut devenir un homme dans les situations extrêmes.

Le bateau ne résiste pas à un autre coup de vent et se retourne, quille en l’air, le lest mal amarré ayant bougé dans la cale. Il ne reste que deux survivants : l’inoxydable Arthur, qui a une fois de plus ôté sa chemise, et Peters, Indien à demi-sensé. Ils sont recueillis in extremis par une goélette qui part explorer le pôle sud en attrapant au passage quelques fourrures. Ils ont l’occasion de se refaire un peu et visitent plusieurs îles australes au paysage désolé avant de se laisser faire par un courant marin qui les conduit plein sud. Cette transition de fausse sécurité amène peu à peu Arthur, comme le lecteur qui s’identifie volontiers à lui, à cheminer vers le légendaire et le maléfique : toute couleur s’estompe, toute humanité régresse, toute vie se fait plus cruelle.

La glace qui s’amoncelle fait soudain place à une étendue d’eau libre et l’atmosphère se réchauffe. C’est alors que surgissent les îles imaginaires dans l’inexploré humain. Rien de paradisiaque malgré les apparences ; même l’eau est gélatineuse. Leurs habitants sont noirs, vaguement descendants des Éthiopiens de la Bible ; ils sont rusés et nourrissent de mauvais desseins. Mais ils savent endormir la méfiance et c’est par miracle (ou plutôt par la curiosité sans cesse en éveil d’Arthur qui voulait explorer une faille de la passe) que le garçon et Peters échappent à l’ensevelissement vivant de l’équipage en marche vers la fête d’adieux, à la prise d’assaut du navire à l’ancre et à l’explosion de la cale.

bateau sous voile

Ils ne doivent qu’à leur astuce, à leur courage et à leur détermination brutale d’échapper à la horde qui se rue sur eux. Ils volent un canot, détruisent le seul autre disponible, et voguent à force de pagaie. Arthur ne tarde pas à se mettre torse nu – comme chaque fois que le danger presse – pour faire de sa chemise une voile. Cette sensualité un peu masochiste envers sa jeune chair d’apparence vulnérable décrit assez bien les affres des hormones chez les adolescents tourmentés par l’aventure. Arthur semble jouir des épreuves qui le trempent, l’assomment, le meurtrissent, le noient, l’ensevelissent ou l’affament. Ce plaisir pris par le corps dans l’action virile n’est pas pour rien dans l’étrange charme du livre chez les adolescents garçons. Les filles y sont peut-être moins sensibles, mais je n’ai pas d’exemple récent.

Le courant vers le sud emporte le canot tandis que la chaleur de l’air augmente, jusqu’à une brume qui voile l’horizon. C’est alors qu’est évoqué un « Géant blanc » avant que le carnet ne s’interrompe brutalement. Arthur s’échappe de ce pôle sud maléfique mais il n’en dira rien. Tout d’abord parce qu’on ne le croira pas, dit-il à l’éditeur, puis parce qu’il meurt dix ans plus tard sans qu’on sache comment, mais sans avoir achevé le manuscrit de son histoire. C’est du moins ce que l’auteur nous dit.

Devenu sans doute adulte à 29 ans en 1838, date où paraît le roman, il passe à autre chose, ces Histoires extraordinaires où l’imagination se débride mais avec plus de maturité. Jules Verne donnera une « suite » à l’aventure d’Arthur Gordon Pym dans Le sphinx des glaces.

Voici un bon roman de marine ancien mais éternel, empli d’aventures, de courage et d’imagination, analogue à L’île au trésor de Stevenson, à Deux ans de vacances de Jules Verne, et à Moby Dick de Melville. Tous ces romans répondent à la passion adolescente pour l’action et sont à mettre entre toutes les mains dès l’âge de 10 ans.

Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, traduites par Charles Baudelaire, Folio classiques 1975, 305 pages, €7.90
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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Lafcadio Hearn, Le mangeur de rêves

lafcadio hearn le mangeur de reves
Curieux Lafcadio au prénom grec choisi par sa mère, portant le nom de son père Hearn, chirurgien irlandais de la marine anglaise. Né en 1850, il fut très tôt abandonné par son père, puis par sa mère, avant d’être élevé au Pays de Galles par une tante jusqu’à 16 ans. Lâché dans la nature, il connaît la misère, émigre aux États-Unis à 21 ans, puis en Martinique avant sa trentaine. Mais c’est au Japon qu’il trouvera des racines et la paix. Il se convertit au bouddhisme, se marie et a des enfants à demi-japonais. C’est en hommage à son pays d’adoption que ce déraciné recueille les contes populaires, encore très vifs à la fin de l’ère Meiji.

Le lecteur occidental peut prendre conscience de l’envers du Japon, cette vitalité populaire masquée ensuite par le militarisme et la discipline. Cela malgré une traduction ancienne (1980) qui fait précéder tout nom du terme « honorable » et saute pudiquement les phrases trop crues sur la sexualité.

Ces histoires ont été publiées dans diverses revues ou recueils, et Francis Lacassin en a opéré un choix thématique en six parties : songes et mensonges, amours et retours, horreurs et malheurs, vertiges et prodiges, enchantements et désagréments, du fini à l’infini. Le shinto qui révère les sources, les arbres et les montagnes, le bouddhisme qui vante l’impermanence des choses et l’illusion des êtres, tout en enseignant le karma et la réincarnation, ne peuvent que prêter leur doctrine au magique et à l’apparent impossible.

Un aveugle fait pleurer les morts, ils continuent d’errer sur cette terre tant qu’ils ne sont pas apaisés par les cérémonies requises, ils reviennent sous forme de fantômes pour tenter les vivants ou se venger. Car les passions violentes, amour, haine ou fierté, survivent à la disparition des corps. Avant même la réincarnation en nouvel enfant dans une autre famille, ils désirent fermer le cercle de l’inaccompli, éviter le remariage de l’aimé ou consommer sa ruine, remettre les comptes en ordre. C’est ainsi que l’on peut épouser deux fois la même femme, ou naître à nouveau sans avoir rien oublié, ou parler par l’intermédiaire d’un vivant qui ne se souviendra de rien, ou encore être condamné à se repaitre des cadavres pour n’avoir pas officié comme attendu dans son existence précédente. A l’inverse, le samouraï vertueux et courageux se verra accorder le don de la force, le gamin qui dessinait des chats sauvera le village d’un monstre dévorant, l’amoureux d’un portrait fera s’incarner son aimée, la fille sauvée de la peste unira deux familles.

Le temps lui-même est illusion, tout change et tout revient éternellement, jamais le même et pourtant jamais vraiment autre. La leçon philosophique de ces contes populaires est très classique : vivre selon la Loi, se mettre dans le courant, agir avec équité dans sa fonction. Les femmes ont du pouvoir, les enfants sont chéris, les hommes sont courageux, et les éphèbes (chigo) sont très beaux et disciplinés.

Ce remarquable recueil de contes qui se lit avec bonheur vous fera connaître le Japon autrement, découvrir la magie dans un jardin de temple, soupçonner l’âme d’un cerisier au printemps; il vous inspirera la crainte salutaire des étangs dormants et des bois épais la nuit, aux approches des villages. Pour saisir la substance de la culture japonaise, intimement mêlée à la nature, il vous faut sentir comme à « l’époque où l’enfance s’épanouit dans l’adolescence », dit Lafcadio Hearn : ce moment de transition où, tous les sens en éveil et l’émotion affleurante, la raison n’analyse qu’en second, poussée par la vitalité qui monte.

Une grande leçon nietzschéenne, bien plus ample et plus concrète que les pauvres chevrotements écolos des intellos rassis qui cherchent aujourd’hui leur boussole.

Lafcadio Hearn, Le mangeur de rêves, 1904, choix, préface et bibliographie de Francis Lacassin, traduction Marc Logé, 10-18 1993, 411 pages, €10.00 occasion

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Haruki Murakami, Underground

haruki murakami underground
Nous sommes en 1995. En janvier, le tremblement de terre de Kobe a déstabilisé un Japon entré en crise économique après l’explosion de la bulle immobilière au début des années 1990. Ce 20 mars au matin, le métro est bondé de travailleurs. Six lignes sont infectées de gaz mortel sarin contenu dans des poches plastiques enveloppées de journaux pour les dissimuler, que les terroristes percent à coups de parapluie avant de quitter la rame. Il y aura douze morts et plus de 5500 blessés.

Ces terroristes sont membres de la secte bouddhiste ésotérique Aum dont le chef, Shizuo Matsumoto, se fait appeler Shoko Asahara. Il croit l’apocalypse proche et utilise les techniques du yoga dans sa version guerrière tantrique du Vajrayana pour capter et séduire ses adeptes. Son objectif est de prendre le pouvoir à la faveur du chaos et relancer le monde par une humanité purifiée.

Haruki Murakami, romancier, revient de l’étranger où il a passé plusieurs années. L’accumulation des nuages sur le Japon (bulle boursière, tremblement de terre, attentats) l’incite à réfléchir sur sa culture et sur son peuple avec un regard trempé ailleurs. Il cherche en écrivain comment le processus littéraire peut compléter la sociologie trop aride et les médias trop complaisants envers le sensationnel. Lui reste au ras des gens. Il entreprend d’interroger durant toute l’année 1996 une soixantaine de victimes qui acceptent, sur les milliers recensées. Dans un second temps, en 1997, il interroge des adeptes de la secte Aum pour le magazine Bungei Shunju. Ces deux livres sont rassemblés en un seul pour la traduction étrangère, ce pourquoi le lecteur a entre les mains un pavé de 543 pages.

Mais il ne s’ennuie pas à la lecture. Il apprend beaucoup sur la société japonaise, ses peurs, ses obsessions, ses réactions. L’absence de transcendance nationale incite les faibles ou les intellectuellement angoissés à chercher refuge dans les groupes restreints. La pression de groupe lave le cerveau et éradique le moi, au point qu’obéir est une liberté choisie et chérie parce qu’elle dispense de se montrer responsable et de décider par soi-même. Ce sont souvent les plus diplômés et les mieux intégrés dans la société qui aspirent à la secte, par logique névrotique de résoudre toutes les contradictions et par souci de bâtir un monde meilleur où ne vivraient que les purs. La certitude de détenir la vérité permet de mépriser les non-membres, de les considérer comme des immatures ou des ordures, voire dans la version ésotérique de les faire passer dans l’autre monde pour leur bien !

Ne nous moquons pas des sectaires japonais : ils sont aussi normaux que vous et moi, acceptant seulement moins le compromis avec la réalité et avec les autres. « Nos » communistes et « nos fascistes » avant-hier, « nos » gauchistes hier, « nos » islamistes et « nos » extrémistes aujourd’hui ont ce même comportement sectaire de se croire purs, de connaître la vérité révélée, et de considérer les non-croyants comme des déchets qu’il faut rééduquer ou éliminer… Il n’est pas jusqu’à certains technocrates ou certains partisans socialistes ou écologistes qui ne soient atteints du même mal, en plus bénin. Toute crise économique engendre des doutes sur l’avenir et sur les valeurs, donc des comportements-refuge.

Chaque témoignage de victime met en avant le hasard de se trouver là au mauvais moment, contrairement aux habitudes qui faisaient partir plus tôt ou plus tard. Chacun met en cause les autres, indifférents, ou les autorités, paniquées et incapables d’organiser les secours ou même l’information. Seuls les agents en station sont efficaces, obsédés du travail bien fait. « A vrai dire, j’ai des doutes sur la capacité de la police et des pompiers – dit l’informaticien Ogata. (…) J’aimerais savoir ce qui se serait passé si on n’avait pas pris les choses en main nous-mêmes. D’accord, la police locale n’avait aucune expérience de ce genre de situation, mais elle a été presque inutile. On demandait aux flics à quel hôpital aller, et ils n’en avaient aucune idée » p.251.

L’information a été gérée en dépit du bon sens, sans aucune expérience de la première attaque à Matsumoto un an plus tôt, sans aucune initiative des échelons compétents. « Il n’y a pas au Japon de système rapide et efficace pour faire face à une telle catastrophe – dit le docteur Yanagisawa, chef de l’École de médecine de l’université Shinsu ; pas de chaîne de commandement claire. Ça a été la même chose pour le tremblement de terre de Kobe » p.328. Et pour le tsunami suivi de la catastrophe à la centrale nucléaire de Fukushima 18 ans plus tard !

Ce pays, comme le nôtre, ne sait pas apprendre. Le mal japonais est cette hiérarchie pesante qui empêche d’en référer et court-circuite toute information considérée comme « gênante ». Murakami commente : « Les institutions japonaises demeurent un cercle fermé au centre de multiples cercles fermés, hautement sensibles à l’idée de ‘perdre la face’ en public, et refusant donc d’avouer leurs erreurs et de les exposer à ‘l’extérieur’ » p.353. Murakami ne peut s’empêcher de penser à l’expédition coloniale japonaise en Mandchourie, en 1932, qui a abouti à une catastrophe de grande ampleur – pour les mêmes idéaux logiques de pureté et de vie nouvelle. Et qui n’a RIEN appris sur elle-même à la société japonaise ; elle croit que toutes ces déviances sont du passé qu’il suffit d’ignorer – alors qu’elles sont inscrites en elle-même.

Plus qu’ailleurs peut-être, le Japon est fragile de sa structure sociale maternante, qui laisse trop seules les personnalités d’exception, trop intelligentes, inquiètes ou hors normes. Fragilité des êtres et fanatisme font bon ménage dans la psyché : ce n’est pas le film Le ruban blanc, montrant toute la rigidité de la société luthérienne allemande avant la guerre de 14 qui peut le contredire : il a porté le nazisme en germe.

Le libéralisme de la pensée, des mœurs et des initiatives est aux antipodes de ces structures mentales carrées, logiques et écrasantes, qui conduisent au sentiment d’être unique, pur et voué à dominer…

Haruki Murakami, Underground (1997), traduit du japonais par Dominique Letellier, 10-18 2014, 543 pages, €8.65

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Exposition 14-18 au Sénat

senat expo 14-18 excelsior affiche

Jusqu’au 22 juin, le Sénat organise à l’Orangerie du jardin du Luxembourg une exposition gratuite de 120 photographies d’époque, prises par les journalistes de l’Excelsior durant la guerre 1914-1918. Ces photos sont numérisées par la Parisienne de photographie, dans le cadre d’une délégation de service public.

senat expo 14-18 excelsior entree

Dans la grande salle aérée et lumineuse où dorment les orangers des sénateurs durant l’hiver, les photos noir et blanc, tirées en grand format et légendées de façon précise, donnent une image de la grande guerre.

senat expo 14-18 excelsior salle

Une image seulement, très consensuelle avec populo ébahi, victoires alliées des avions abattus et zeppelins capturés…

zeppelin capture bourbonne les bains 1917 senat expo 14-18 excelsior

… ramadan des mobilisés arabes de l’armée française…

ramadan 1917 senat expo 14-18 excelsior

…et décoration des Sénégalais. Il y a même une photo de travailleurs chinois.

medaille militaire aux senegalais 1917 expo 14-18 excelsior

On dirait le monde contre l’Allemagne – déjà – bien avant le nazisme. Du traité félon « de Versailles », aucun mot, les badernes moustachues qui paradent pour la victoire sont responsables mais, selon l’habitude socialiste, pas coupables. Un avion abattu rue d’Assas à Paris est (quand même) allié. Il n’y a pas eu que des victoires, mais il faut chercher.

chute avion rue d assas paris 1917 senat expo 14-18 excelsior

Les soldats russes (pas encore soviétiques) débarquent à Marseille, accompagnées de leur mascotte, un gamin d’une douzaine d’années…

troupes russes a marseille avec mascotte 1916 senat expo 14-18 excelsior

Pétain nous est même présenté arpentant les avenues de Metz à cheval. Le « père la victoire » a pourtant bien mal fini…

petain a metz 9 novembre 1918 senat expo 14-18 excelsior

Pas de cadavre, sauf un Allemand (bien fait pour lui semble montrer « la presse » patriotarde). Les Français ne sont montrés que lisant le journal, bâtissant la cagna, tirant au canon de 75 ou de 120, se faisant soigner. Ils ne meurent jamais ? Jamais en photo en tout cas, malgré les « 1.4 millions de morts militaires » comme l’indique une notice.

cadavre allemand senat expo 14-18 excelsior

Et ils attendent les Américains, dont les premiers débarquent en 1917 à Saint-Nazaire.

premier navire americain st nazaire 1917 senat expo 14-18 excelsior

Les civils subissent – comme d’habitude – mais c’est amplifié par la propagande : les « gothas » bombardent Paris, flanquant une bagnole au trou.

attaque des gothas 8 mars 1918 senat expo 14-18 excelsior

On protège les monuments, même les enfants inventent de nouveaux jeux avec masque.

protection des monuments contre raids aeriens porte st denis 1917 senat expo 14-18 excelsior

Une exposition à voir, mais vite vue. Elle vaut pour la qualité des photos, jamais ressorties des archives depuis un siècle. Mais elle est limitée, patriotarde, vue du « bon » côté (qui a gagné). Il ne s’agit en rien d’une illustration de « la » guerre de 14-18, mais de quelques moments qu’on dirait choisis par des bisounours, tellement l’image qu’on en retire est pâle, édulcorée, de synthèse.

autos requisitionnees invalides 1914 senat expo 14-18 excelsior

Quand il fait trop chaud au jardin du Luxembourg, un détour par l’Orangerie permet d’ajouter un peu de culture à la nature ambiante. Un peu seulement, bien insuffisante et très politique, orientée consensus socialiste pour 2014, mais le livre de Jean-Noël Jeanneney, Jours de guerre (1914-1918) – Les trésors des archives photographiques du journal Excelsior, permet peut-être d’aller au-delà de cette mièvre apparence.

transfert cendres soldat inconnu 28 janvier 1921 senat expo 14-18 excelsior

Et l’expo va même jusqu’au 28 janvier 1921, où les cendres du « soldat inconnu » sont transférées sous l’Arc de triomphe.

D’autres document d’archives numérisés sur le site du Sénat : 1914-1918 : la Grande Guerre vue du Sénat, procès-verbaux et rapports des commissions

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Stefan Zweig, Clarissa

stefan zweig clarissa
Dans ce roman inachevé, l’auteur raconte la guerre de 14 une fois de plus, mais avec les yeux d’une femme. Il écrit direct, intime et incisif, allant droit au but. Clarissa est fille du colonel « statistiques », un maniaque de la collection d’informations et du calcul des moyens. Il fait rapport sur rapport pour dire combien l’armée est impréparée, sans assez de canons, de munitions, d’habillement d’hiver, de ravitaillement, de lits d’hôpitaux, de pansements… Rien n’y fait, là comme ailleurs les fonctionnaires se contentent de fonctionner sans aucune imagination, et les chefs sont contents d’eux-mêmes, se mirent en leur statut.

La guerre survient, bêtement déclarée, stupidement vantée, niaisement patriotarde. C’est évidemment le désastre, la moitié des morts de toute la guerre a lieu dans les six premiers mois, le manque de tout n’a pas été prévu. Le colonel statistiques, promu général en retraite, est rappelé d’urgence pour pallier aux incuries du grand état-major.

Sa fille Clarissa, élevée dans un pensionnat convenable, assidue à bien faire pour plaire à son père, est désormais femme. Elle travaille auprès d’un professeur de neurologie de Vienne qui l’envoie en Suisse assister à un Congrès international juste avant le conflit. Elle y tombe amoureuse d’un professeur français avec qui elle s’entend à merveille.

La guerre survient, bêtement déclarée, stupidement vantée, niaisement patriotarde. C’est évidemment le désastre sentimental et moral, le Français est l’ennemi et retourne bêtement obéir à son « devoir ». Clarissa retourne bêtement de son côté, où elle s’engage comme infirmière sur les hôpitaux du front. Son frère, qui a bêtement choisi la carrière des armes, stupidement vantée, se fait tuer par les Serbes. Son père, qui a bêtement choisi de revenir servir, niaisement patriotard, s’enferme dans les statistiques, toutes désespérantes, après avoir vainement crié dans le désert.

Clarissa est fatiguée, son chef médecin l’envoie se reposer une semaine. Elle apprend à ce moment qu’elle est enceinte : de l’ennemi, ce Français rencontré en Suisse. Scandale si cela se sait ! Vite, avorter. Sauf que ce n’est pas si simple. Outre que c’est interdit par la loi, c’est aussi un acte grave qu’on ne doit pas personnellement regretter. Or tuer un enfant à naître est trahir son père, la patrie, l’humanité et l’idée même d’amour. A cette époque, on ne « fait » pas l’amour, mécaniquement, comme gymnastique, on le « vit » de toute son âme au travers de son corps. Clarissa a aimé Léonard, pacifiste français, même si la guerre l’empêche de savoir s’il est encore en vie et s’il voudrait cet enfant d’une « ennemie ». Le professeur (juif) Silberstein, dans lequel on ne peut s’empêcher de reconnaître quelques traits de Zweig lui-même, offre en quelques pages un plaidoyer mesuré et implacable contre l’avortement.

Clarissa, convaincue par ce regard en elle-même, met donc au monde cet enfant. Mais pas sans lui chercher un « père social », pour que les autres, ces « belles âmes vertueuses » (qui se croient telles) ne persécutent pas le bâtard comme elles ont persécuté une amie bâtarde au pensionnat. Elle épouse au plus vite un jeune aspirant blessé qui a une peur panique de repartir au front. Lâche, enjôleur, trafiquant, cet homme sera un mari blanc jamais là qui la laissera en paix.

Quant à Léonard, il est vivant, mais ses lettres à Clarissa ont été interceptées par son vieux général de père qui décidément ne comprend rien – ni à son époque, ni à la société, ni à sa fille. Non content d’avoir étouffé les âmes de ses enfants par sa rigidité, il détruit systématiquement leurs vies en envoyant son seul fils au front et en condamnant moralement sa seule fille pour avoir « fauté ». Un bel exemple d’imbécile, qui semble se reproduire systématiquement à toutes les époques. Parce que « la vertu » est chose relative et – dans cette histoire – rend criminel.

Nul ne sait comment le roman aurait pu évoluer, déroulant la psychologie du fils dont le père officiel n’est pas le sien, suivant les détours du père biologique qui est un ennemi. Stefan Zweig a interrompu sa vie avant de le dire. Mais tel quel, le roman laisse une belle impression, la psychologie fouillée des personnages touche, tandis que la rage vous prend de l’imbécilité de la guerre et des politiciens aussi niais que vantards – décidément à toutes les époques !

Stefan Zweig, Clarissa, 1941, Livre de poche 1995, 187 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

Tous les livres de Stefan Zweig chroniqués sur ce blog 

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Kauehi Lodge et visite au village

Kauehi Lodge est un endroit très calme, à 2 km de l’aéroport et à une dizaine de km du village de Tearavero. Nous prenons possession des lieux. Nous posons nos marques et discutons avec notre hôte des possibilités de découverte de l’atoll, l’hôtesse étant à Papeete pour le Salon du Tourisme. Nous ne serons que deux pensionnaires pendant cinq jours, la pension nous appartient !

KAUEHI LODGE SALLE DU PETIT DEJEUNER

Nous avons souhaité d’abord découvrir le lodge, explorer les environs immédiats, rencontrer les habitants du bord du lagon : une foule de requins à pointes noires, du plus petit au plus gros, qui inquiètent mon amie M. Elle s’imagine dévorée par les squales. Ils sont très curieux mais inoffensifs !

KAUEHI SALON

Des oiseaux : Chevalier errant de l’Arctique qui hiverne ici ; Noddi noir (Kirikiri) ; Sterne blanche (Kirahu) qui est une émanation des sœurs Hina-tu-a-ni’a (Gris qui veillait dessus, Hina-tu-a-ra’i (Gris qui veillait des cieux) , Hina-tu-a-uta (Gris qui veillait à l’intérieur) et Hina-tu-a-tai (Gris qui veillait en mer), Sterne à dos gris ( Kaveka) ; Sterne huppée (Tara), émanation des Dieux de l’air ; Grande frégate (Kota’a, Kotaha) émanation de ‘Ora-pa’a (guerrier intrépide)le grand esprit mouvant de l’océan et du dieu ‘Oro ; Sterne fuligineuse (Kaveka) ; deux aigrettes des récifs (Otu’u), l’une blanche, l’autre grise qui viendront nous saluer chaque jour. Il n’y a pas de chat, pas de chien à la pension. Jean-Claude nous concocte un délicieux lunch au thon cru, le soir le Chef sera aux fourneaux. Il cuisine toujours des poissons divers le plus souvent grillés, excellents. Il partagera le dîner avec nous, nous discuterons, l’interrogerons. C’est que toutes les deux nous sommes curieuses de tout connaître de Kauehi !

KAUEHI

Dimanche, nous respecterons l’heure du culte avant de nous rendre au village. La population du village de l’atoll est à 90 % catholique.

KAUEHI EGLISE ST MARC

Après neuf heures, JC nous embarque dans sa Land-Rover, nous passons devant l’aéroport désert, après 10 km environ nous arrivons à la porte du village. Nous avons traversé des cocoteraies plus ou moins bien entretenues, évité les fondrières de la route en soupe de corail et nous voici à l’entrée du « bourg ». La messe est dite, les gens sont retournés à la maison, certains font quelques emplettes aux magasins. En fait, il y a deux magasins, ravitaillés par la goélette tous les quinze jours. Notre première visite est pour l’église Saint-Marc, édifiée en pierres de corail taillées à la scie par les habitants et recouverte de chaux blanche. L’intérieur est surprenant, voyez vous-mêmes ! Beaucoup de couleurs, de fanions, les bambins de  l’école maternelle auraient-ils œuvré à la décoration de l’église ? Mais les lustres en nacre et coquillages nous prouvent, si besoin était, que nous sommes bien dans l’archipel des Tuamotu.

EGLISE DE TEARAVERO KAUEHI

Allons rendre visite à la Mairie (républicaine) proche de l’église (catholique). Solide bâtisse en pierres de corail, murs épais, jouxtant  la citerne d’eau douce, elle a encore fière allure mais un petit ravalement de son blason serait du meilleur effet ! C’est là, nous dit-on, que les habitants trouvent refuge lors des cyclones. Il semble que les cyclones des années 1980 (Veena et ses frères et sœurs) ont laissé des marques indélébiles. Mais la mairie a tenu bon. Vive la République ! Vive la Polynésie !

KAUEHI MAIRIE

Les vieilles maisons, en pierre de corail enduites et scellées à la chaux, ont été abandonnées pour les maisons en pinex – délaissées elles-mêmes pour des maisons MTR en parpaings et baies vitrées.

Direction le cimetière. Logique, non ? Surprise : JC nous indique que le cimetière est partagé en 4 « zones ».

  1. d’abord les hommes, mariés ou célibataires dans un premier « enclos »,
  2. puis les femmes, mariées ou célibataires dans un second enclos ;
  3. les enfants mort-nés ou n’ayant pas été baptisés à leur naissance dans le troisième enclos ;
  4. et dans le quatrième enclos les « pestiférés », les concubins, les homosexuels.

Ouah ! Cette ségrégation après la mort existe à Kauehi de nos jours encore ! Malgré la chaleur, cela fait froid dans le dos. En l’absence de curé, c’est un diacre qui officie. Il a demandé à ses paroissiens de réviser leur manière d’enterrer leurs morts. Un couple, même si l’un décède avant l’autre ne devrait-il pas rester réuni ? Refus catégorique des paroissiens, on continue comme par le passé ! Vous, les Popa’a vous en pensez quoi de ce sectarisme dans le cimetière de Kauehi ?

Hiata de Tahiti

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Elisabeth George, La ronde des mensonges

elisabeth george la ronde des mensonges

Ce pavé de plus de 800 pages pourra faire bailler ou ronronner, c’est selon ; pour ma part, je suis plutôt chat. Les premiers regretteront l’action qui se perd dans les méandres de la région des lacs en Cumbria et dans les replis des psychologies modernes ; les seconds goûteront les personnages, leur vie, leurs œuvres, et cette curieuse morale anti-mensonge si chère aux Yankees. Rappelons que Mrs McCabe, alias Elisabeth George, écrit depuis l’État de Washington, bien loin de cette Angleterre dont elle se délecte à décrire les turpitudes fantasmées.

S’il n’y a pas meurtre dans cette histoire, il y a bien deux morts. Le neveu d’un industriel anobli se noie dans un lac au début, la femme du fils à la fin. L’enquête est officieuse et loin de Londres, mais sur les instances de l’aristocratie qui fait jouer ses relations entre gens du même monde. Un comte peut bien rendre service à un baron, même si l’anoblissement est de fraîche date. Un journaliste de tabloïd enquête aussi et le scandale menace. Le mensonge, le non-dit social, les apparences, et même le scoop de caniveau sont la cible de l’auteur tout au long du livre. Mais dire toujours la vérité a-t-il servi à faire du Nouveau monde un paradis terrestre ? Cela se saurait… Elisabeth George a cette arrogance typiquement américaine de considérer le vieux pays comme une contrée sauvage aux mœurs surannées, ni au fait de la psychologie positive ni du volontarisme : un nid de névrosés. Une inversion qui en vaut une autre.

Car la seconde cible de l’auteur est l’ensemble de « ces situations bizarres qui devenaient de plus en plus courantes dans la société actuelle… », comme il est dit p.814. L’Angleterre est présentée comme une société de copulation, obsédée de sexe (tandis que l’Amérique ne serait sans doute rien de plus qu’une bonne vieille société de consommation). Chacun pour soi et Dieu ma bite, s’il ne sauve pas la Reine. Elisabeth George opère donc l’inventaire de toutes les combinaisons sexuelles possibles hors du couple traditionnel : homo, pédo, trans, virtuel, double, séparé, recomposé. Des gamins de 14 ans tournent des vidéos pornos entre mecs quand d’autres s’essayent « dès leur maturité sexuelle » (quoi, à 9 ans ?) avec leurs petites amies jusqu’à se marier. Elle fait baiser les personnages par tous les trous, entre eux, avec d’autres, dans le temps… Tout en sauvegardant les apparences, n’est-ce pas ? C’est cocasse et un tantinet systématique, comme si elle-même avait un compte à régler avec cette « société actuelle » qu’elle dépayse loin de son Washington décent.

Mais elle est redoutable pour fouiller les ventres et les cœurs, l’esprit lui étant plus réticent. Simon et Deborah, Lyndey et Ardery, Havers et Azhar, les parents Fairclough, le couple Manelle et Freddie, le couple Ian et Niamh (au prénom de croqueuse d’hommes), Ian et Kaveh (« Iranien pédé » dit le fils de 14 ans qui n’est pas infecté du politiquement correct yankee), Bernard et Vivelle (25 ans d’écart d’âge), Mignon et l’Internet, Zed et Yaffa, Nicholas et Alatea, etc. Le lecteur assidu aux œuvres de George retrouvera aussi tous ses personnages chéris, habitués à leurs travers et à leur dignité, poursuivant leur existence en se débrouillant comme ils peuvent des aléas qui surgissent du choc des ego et des circonstances.

L’auteur nous mène vers le noir – très noir ! Mais, sous forme de repentance, elle ne peut finir le livre sans une lueur d’espoir et parsème le final de quelques happy ends. Les plus honnêtes et les plus droits traversent les gouttes, tous les menteurs souffrent et pâtissent. Il y a du biblique là-dessous, bien dans le ton moraliste yankee, bien loin du caractère anglais.

Mais l’œuvre se lit à longs traits, découpée efficacement en courts chapitres filmiques qui prennent un à un les personnages et les font avancer simultanément comme au jeu des petits chevaux. Le paysage, mêlé de terre et d’eau, à la brume qui menace, aux traditions architecturales pluricentenaires, est lui-même un personnage de mensonge : ni terre ferme, ni eau navigable, il peut engloutir traitreusement dans les sables mouvants ou submerger d’un mascaret grondant à la vitesse d’un cheval au galop. Rien de clair dans cette région de brouillard, à croire que les cœurs en sont contaminés. Il s’agit plus d’un roman psychologique que d’un roman policier, même si le personnage principal est inspecteur de Scotland Yard. Mais ceux qui aiment la psychologie plus que le sang répandu aimeront. Je suis de ceux-là.

Elisabeth George, La ronde des mensonges (Believing The Lie), 2012, Pocket 2013, 829 pages, €8.65

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Peter Robinson, Beau monstre

2001 Peter Robinson Beau monstre

Dix morts, pas mal pour un polar anglais. Avec ce qu’il faut de pédophilie, de prostitution, de drogue et autres agréments de la jeunesse déboussolée dans une société sans boussole. N’oublions pas que l’auteur, bien qu’Anglais d’origine, vit au Canada et qu’il a dû, comme toutes les Amériques, vivre assez mal les attentats du 11-Septembre. Le roman est paru cette année-là.

Il met donc en scène une « conne américaine » : la caricature d’artiste ‘qui fait confiance à ses sentiments’, femme battue et féministe, militante naïve des Causes Justes, et miss Catastrophe dans toute sa bêtise. Où les bonnes intentions bibliques pavent les enfers réels.

Car la vieille Europe n’est pas la neuve Amérique et la psychologie y connaît de ces profondeurs que n’atteindra jamais le pire tueur en série de là-bas. Que se passe-t-il lorsque vous avez été violée régulièrement enfant, de même que vos frères, sœurs et cousins, enfermée nue dans une cage à la cave (1er chapitre), et que vous rencontrez finalement le Violeur de Seacroft qui aime les séances « spéciales » ? Vous le saurez vers la fin… Le titre anglais, Aftermath, signifie justement les suites de quelque chose.

Pas facile d’enquêter sur les mœurs modernes dans ce pays à l’ancienne : « L’Angleterre était encore au Moyen Âge ne ce qui concernait le recours aux psychologues-conseils » p.120. Il n’empêche que Jenny, docteur en psychologie et toujours amoureuse du désormais commissaire Banks, est bien utile. Elle remonte à l’enfance des victimes et y découvre des choses. Banks peine à se séparer de son ex-femme Sandra, voit à peine ses enfants adultes et envolés, aime toujours autant le whisky Laphroaig et le petit chat sauvage des bois autour de sa fermette à qui il offre du lait à laper. Il hésite sexuellement entre Anne et Jenny, car la vie continue malgré les meurtres et la cinquantaine qui fatigue. Portrait de Banks par une spécialiste : « Il était indépendant, fort, réservé ; peut-être plus vulnérable qu’il ne voulait le paraître, mais ce n’était certainement pas le type à inspirer de la pitié ou à réveiller des instincts maternels » p.459. En bref, attachant, même pour un lecteur homme.

Si le livre a de la peine à démarrer, la construction initiale paraissant fort décousue, les pièces du puzzle se mettent en place à mesure, comme il se doit. Tout s’éclaire, de la cave la plus sombre aux ruelles obscures et aux séances sexuelles à la bougie, avant d’arriver ‘grâce à la police’, en pleine lumière.

Le tout découpé en chapitres haletants et en paragraphes qui présentent comme dans un film la vision de chaque protagoniste. Jusqu’au final assez peu moral (nous sommes en 2001 où les Justes ne gagnent plus guère…) mais efficace. La forme réussie d’un thriller, sur un thème qui fait frémir : tous les ingrédients d’un bon livre.

Peter Robinson, Beau monstre (Aftermath), 2001, Livre de Poche 2007, 539 pages, €7.22

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Survivre à Tahiti

S’il est un endroit dangereux à la Presqu’île, c’est Te Pari. Deux randonneurs français se sont perdus récemment. Grâce à une guide rencontrée quelques jours plus tôt, ils ont pu être hélitreuillés, fatigués et à court de nourriture, par la gendarmerie après s’être perdus plusieurs jours à Te Pari. Te Pari est un des lieux les plus inhospitaliers de Tahiti. Il reste une randonnée aventureuse donnant accès à plusieurs sites sauvages. Vaiote est une vallée isolée à l’extrémité orientale des falaises du Te Pari, qui abrite un ensemble de vestiges archéologiques où l’on trouve de remarquables pétroglyphes.

La grotte de Vaipoiri, au pied des falaises du Te Pari, évoque de nombreuses légendes dont la plus connue est celle de Vei, enfant du pays, qui, fou amoureux de la fille du chef de la vallée, alla affronter les monstres de la grotte. Après avoir accompli cet acte de bravoure, l’union fut acceptée. Il n’y a pas de route pour aller se frotter à Te Pari, il faut  aller à pied ou par bateau. Et attention, vous devez être bien équipés car les puissantes vagues s’écrasant sur les rochers au pied des falaises seront de redoutables pièges pour vous, les randonneurs. Enfin un dernier conseil, prenez un guide local, sinon le Haussariat devra encore faire déplacer le Dauphin. Ça coûte cher une heure d’hélico, et de plus ce sont les contribuables métropolitains qui paient, alors ce que j’en dis …

Il semble qu’il y ait plus de complémentarité entre les médecines traditionnelles et occidentale que de risques d’interaction, selon les médecins. Il faudrait distinguer la pharmacopée kanak « pour les petits maux » et la pratique de la médecine traditionnelle par le guérisseur. Le guérisseur serait plutôt consulté pour des maladies avec les ancêtres, les totems ou le mauvais sort. La maladie s’intègre dans le cadre d’un malheur, d’une malédiction, de la rupture d’un tabou, ce serait un dérèglement du cosmos. Le guérisseur va chercher à identifier ce dérèglement et y remédier par un échange matériel ou immatériel. Mais pour comprendre cette logique il faut d’abord comprendre la société kanak. « L’individu y est indivisible du cosmos. Il vit dans un univers à l’équilibre entre la terre, les ancêtres, les morts et la hiérarchie des vivants. Cette société est perçue à l’équilibre grâce à des échanges, matériels et immatériels ». Propos du Dr Salino.

L’été austral débute en décembre et se termine en mars. La saison cyclonique dans le Pacifique Sud démarre en novembre selon les météorologues. Comme pour les matchs sportifs, la météo nationale de Polynésie, Météo France, fait des pronostics sur les risques de cyclone sous nos latitudes. On semble s’orienter vers une saison plus chaude et relativement plus sèche que d’habitude. Le cumul des précipitations devrait être inférieur aux moyennes trimestrielles, les températures plus chaudes que les valeurs normales observées. El Niño est aux commandes du Pacifique…

La communauté chinoise honore ses défunts deux fois l’an à Ka-San (j’ai déjà parlé de cette fête dans d’anciennes élucubrations) et le cimetière chinois du repos éternel est arrivé à saturation. L’association Si Ni Ton gérante de ce lieu appelé aussi « Repos éternel » compte près de 10 000 tombes, dont la partie principale se trouve sur la commune d’Arue. Certaines tombes ont été laissées à l’abandon, sans aucune descendance. Dans ce cimetière chinois  y reposent aussi des Sud-Coréens, matelots ou pêcheurs et des Indonésiens. Si Ni Tong voudrait acquérir un nouveau lieu, ses recherches demeurent vaines actuellement. Les terrains sont rares et chers. Les Chinois de Tahiti gardent toutefois l’espoir de loger leurs morts décemment afin de pouvoir les honorer deux fois l’an bien que les jeunes générations ont prévenu leurs parents qu’ils ne fêteront pas Kan-San.

Hiata de Tahiti

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Cairn de Barnenez

Face à Carantec à l’est, de l’autre côté de la rade de Morlaix, sur un promontoire faisant le pendant de la Pointe de Penn al Lann, se dresse le cairn de Barnenez. Un cairn est un tumulus, mais collectif et fait de pierres sèches, pas de terre. En bref, c’est un monticule comme ceux que dressent les alpinistes aux sommets et voyageurs en haut des cols, mais avec des tombes dessous.

Il y a plus de 6000 ans, les hommes d’alors, qui étaient tout comme nous et depuis longtemps des Sapiens Sapiens, taillaient la pierre et avaient appris à la polir. Rien à voir avec les Celtes, qui ne sont venus que vers –1500 du centre-Europe. Les Néolithiques de Barnenez étaient sédentaires, cultivant la terre et observant les saisons. Ce sont eux qui ont dressé les alignements de menhirs, probablement pour lire dans les étoiles les dates des semailles et des moissons – et peut-être l’avenir ; ce sont eux qui enterraient leurs morts sous des tables de pierre – les dolmens ; ce sont eux enfin qui, augmentation de la population aidant (hypothèse) ou pertes de batailles à honorer en monument collectif (autre hypothèse) ont réuni les dolmens sous amas de pierres : des cairns. Le cairn de Barnenez a été établi en deux fois : à l’origine 5 chambres, plusieurs siècles plus tard six autres.

L’endroit était connu depuis les origines de l’archéologie tant sa masse ne pouvait échapper aux regards ; on le croyait alors tumulus. Le terrain une fois racheté par un entrepreneur de travaux publics lors de la grande Reconstruction d’après guerre, le cairn sert de carrière ; les pierres y sont toutes détaillées, il suffit de se servir, il y en a dans les 12 000 tonnes. Un autre cairn plus petit, un peu plus au nord, aurait d’ailleurs été détruit avant le classement du site. Les scientifiques se réveillent et finissent par avoir gain de cause ; les crédits traînent et les fouilles durent plus de dix ans, de 1955 à 1968. La mise en valeur culturelle s’effectue depuis, le site se visite, il est payant mais très intéressant.

Le cairn, sur 72 m de longueur et 8 m de hauteur, recouvre onze « chambres » funéraires de 5 à 14 m de long, érigées en dolmen, dans lesquelles ont été découvert des objets allant du néolithique ancien (-4500) au début de l’âge du cuivre (-3900). Des haches en dolérite dure et verte, des pointes de flèche en silex et une en cuivre à aileron et barbelures, des poteries de type chasséen. Des symboles gravés sur les blocs ont une signification que nous ne pouvons pénétrer. Ils ont soit géométriques (triangles, signes en U, croix, friselis), soit réalistes (un arc, une hache emmanchée), soit fantastiques (‘corniformes’, ‘idole à chevelure rayonnante’).

Nous pouvons seulement observer que le monument funéraire surplombe la mer de 40 m, comme une avancée de la terre sur les eaux – peut-être un symbole de ‘grand voyage’ ? Que les chambres s’ouvrent toutes au sud ou sud-est et l’on sait que le soleil les éclaire de son lever à son coucher – peut-être un symbole de vie éternelle comme plus tard en Egypte où le soleil passait dans la nuit avant de revenir cycliquement le jour suivant ? On sait par des trouvailles de haches votives que les peuples du temps vénéraient les fontaines et la mer ; par les gravures qu’ils étaient sensibles au soleil et à la lune ; par les alignements de menhirs qu’ils avaient un regard sur les astres. Nul ne peut en dire plus, sinon que la structure mentale humaine reste la même.

Pour des agriculteurs-éleveurs sédentaires, la vie collective était l’évidence même. L’époque a livré des restes de villages agricoles plutôt populeux et assez égalitaires. On élevait la vache et le porc, quelques moutons et chèvres ; on cultivait le blé et l’orge mais pas l’avoine (à l’âge du fer seulement) ; on connaissait la pomme, la prune et la poire, le chou, la carotte, la fève et le pois, les glands, noisettes, noix, airelles et framboises ; on disposait d’outils et d’armes en pierre, en os et en bois ; on tissait, tressait, taillait, tournait.

Ces tombes-monuments sont une sorte de cimetière qui a duré 1000 ans. La mise en terre ne se fait pas de façon individuelle mais dans le collectif. Comme la construction nécessite plusieurs centaines d’hommes durant plusieurs mois (3 mois de travail à 300 hommes pour le cœur du cairn n°1, évalue-t-on), la société était organisée. Sous quelle forme ? On ne sait pas – mais l’absence de sépultures à part de « chefs », comme il en existera plus tard, milite pour une sorte de « démocratie » organique. Attention aux anachronismes ! Il n’y avait peut-être pas d’assemblées comme l’agora grecque ou le parlement viking, mais peut-être un Conseil des Anciens ou des hommes de prestige, chefs de famille ou de clan.

Toujours est-il que la société du temps était organisée car, sans cela :

• Comment faire venir les pierres, notamment le granit de Stérec, une île proche ?

• Comment bâtir et utiliser un monument sur des centaines d’années, en ajoutant à chaque fois une chambre nouvelle ?

• Comment gérer un tel ensemble funéraire où il faut organiser les inhumations, ranger les squelettes, réduire les ossements, tout comme dans nos catacombes médiévales ?

Le cairn est-il le ‘mausolée’ d’un groupe ethnique ou d’un clan célèbre à l’époque ? L’endroit où l’on enterre les morts, et la façon de le faire, symbolisent souvent une identité, une façon de célébrer le groupe et de montrer aux autres l’union et l’honneur de ses membres. Des cérémonies communautaires et religieuses, une sorte de ‘culte des ancêtres’ ou approchant était probable, car on ne dépense pas tant d’énergie pour rien.

En tout cas, pour qui va le visiter, ce monument impressionne. Surtout lorsque le site est quasi désert, pour cause de pluie battante par exemple. Ce fut notre cas lors de la visite, le guide étant reparti à l’entrée, son exposé effectué. C’est alors que, sous l’eau du ciel bas, face à la terre qui s’émiette en rochers dans le grand océan, avec le soupir du vent et le battement des gouttes sur l’herbe jaune qui se couche, passe un souffle antique. Comme un souvenir des hommes, au moins des émotions de leur temps, qui sont semblables aux nôtres.

Barnenez site des Monuments Nationaux

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Paul Doherty, Le combat des reines (Mathilde 2)

Nous sommes sous le règne du roi anglais Édouard II, encore possesseur de la Gascogne et de ses vins que lorgne le roi de France Philippe le Bel. Les Templiers viennent d’être occis, sous les prétextes fallacieux propres à tous les politiciens lorsqu’ils veulent se débarrasser de leurs adversaires et faire main basse sur leurs richesses. Seule l’Angleterre n’a pas chassé les Templiers et la papauté de Rome, jamais en reste de servilité à l’égard des puissants, menace. Les barons anglais grondent contre le favori du roi, le trop beau Gaveston sorti de la roture. L’époque est donc propice aux complots et cabales, ce qui fait le pouvoir des obscurs – donc des femmes.

Car c’est de femmes qu’il s’agit dans ce roman policier historique. Paul Doherty a soutenu sa thèse d’histoire à Oxford sur la reine Isabelle, fille de Philippe le Bel qu’Édouard II a épousée. Il connaît donc très bien le sujet, son époque et sa psychologie. La garce, violée par ses trois frères lorsqu’elle demeurait encore à Paris, sait y faire en intrigues de toutes sortes. Ce n’est pas un mignon comme Gaveston, une reine douairière comme Marguerite, un évêque repu et retord comme Langton ou des barons grossiers se croyant corégents qui vont lui faire peur. La reine d’Angleterre, venue de France, hait son père et ne sera certes pas son espionne à la cour. Pas plus sa suivante Mathilde, nièce du médecin parisien des Templiers brûlé par les sbires de Philippe et experte en potions de toutes sortes.

Le roi Édouard est réfugié dans son ‘manoir de Bourgogne’ au cœur des terrains étendus du palais de Westminster. Les barons menacent d’un coup de force, soutenus en sous-main par Philippe de France et par les évêques avides du trésor des Templiers. Mathilde et sa maîtresse Isabelle vont déjouer le complot dans une suite de rebondissements où les chambres fermées de l’intérieur et les morts mystérieuses ne manquent pas !

Paul Doherty donne ainsi le tome 2 de la série « Mathilde de Westminster », née de Clairebon, proche de Brétigny en Essonne, qu’il a commencée avec ‘Le calice des esprits’ (chroniqué samedi dernier). Qui aime l’histoire se délectera des intrigues dignes des ‘Trois mousquetaires’. Qui aime le moyen âge se réjouira des détails pittoresques apportés aux menus des banquets, aux vêtements du petit peuple, aux mœurs des ecclésiastiques, à la crédulité sur les reliques, au règlement des marchés et aux enseignes des tavernes.

Et si l’illustre Agatha Christie vous a beaucoup appris sur les effets de l’eau de muguet, vous en saurez autant avec Paul Doherty sur les effets d’une ingestion de violette…

Paul Doherty, Le combat des reines (The Poison Maiden), 2007, édition 10-18 Grands détectives janvier 2010, 347 pages, 8.36€

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Matilde Asensi, Iacobus

Aimez-vous le mystère, le moyen-âge, les Templiers ? Lisez ce livre, vous allez être servis ! Matilde Asensi est journaliste espagnole, elle a baignée toute petite dans ce monde catholique et vénérable des pèlerinages et des églises. Pour son second roman (mais le premier traduit en français), inspiré du Nom de la rose et du Da Vinci code, elle frappe fort. Un moine-soldat de trente ans, Galcerán, appartenant à l’ordre des Hospitaliers pour une faute sociale de jeunesse que nous découvrirons, est mandaté par le pape Jean XXII pour enquêter sur les morts mystérieuses de son prédécesseur, le pape Clément V, du roi de France Philippe le Bel et de son grand chancelier Guillaume de Nogaret. Maurice Druon a écrit une vaste fresque historique passionnante sur Les rois maudits.

C’est que ces trois hauts personnages avaient pour point commun la malédiction in extremis du Grand maître des Templiers Jacques de Molay, brûlé par ordre royal après un procès d’inquisition stalinien. Tout visiteur dans la capitale peut d’ailleurs voir la plaque apposée à l’endroit du bûcher, dans ce square du Vert-Galant qui fait face au Louvre, dominé par le pont Neuf. L’ordre du Temple était devenu très puissant, suscitant des jalousies dans l’église et le siècle, possédant même une forteresse aux marges du Paris médiéval, aujourd’hui le quartier du Temple. L’ordre était réputé être aussi fort riche, ce qui suscitait les convoitises royales, l’État étant toujours à sec pour dépenser sans compter par bon plaisir politique (tradition française qui dure jusqu’à aujourd’hui).

Rivalité de puissance et volonté de taxer ont donc fait chuter le Temple. Sauf que l’on a trop volontiers oublié sa troisième force : celle de la connaissance. S’étant frottés aux pays d’Orient, dépositaires de la culture grecque via les érudits persans, les chevaliers du Temple avaient acquis des savoirs en médecine, en poisons, en alchimie, qui les rendaient redoutables. On dit même qu’ils avaient découvert sous le temple de Salomon à Jérusalem l’Arche d’alliance, véritable pile de Leyde composée de bois d’acacia et d’or pur, qui permet la puissance à qui sait s’en servir.

C’est pour cela que le pape est inquiet : ne va-t-il pas être le prochain sur la liste ? Ces trois morts dans l’année, selon la malédiction de Molay, sont-elles naturelles ? Galcerán va enquêter… et découvrir qu’à chaque fois deux mystérieux personnages étaient dans les parages, disparaissant aussitôt le décès constaté. Jean XXII va donc – grâce à Galcerán – signer l’accord de créer un ordre nouveau de chevalerie catholique, au Portugal. Même s’il sait que le roi du Portugal protège les Templiers sur sa terre et que les derniers qui ont échappé vont s’y rallier.

Mais pour être moine obéissant au pape, soldat chargé d’une mission pour l’Église, on n’en est pas moins homme. Galcerán de Born fut jadis chevalier, d’une bonne famille de noblesse catalane. S’il est entré dans les ordres, ce n’est que sur injonction familiale après avoir connu l’amour à 16 ans. Le premier chapitre le voit rechercher un enfant de 13 ans, trouvé bébé à la porte du monastère Ponç de Riba. Missionné par le pape, il a tous les pouvoirs nécessaires et en use pour engager le novice comme écuyer. Il le nomme Jonas parce qu’il veut le ramener à la lumière après son purgatoire monastique. Ce piment adolescent va injecter de l’humour dans cette quête trop grave. De l’amour aussi, parce que ce garçon est son fils mais qu’il ne lui dit pas de suite. Peu à peu, ces deux êtres solitaires et soumis à obéissance vont se lier, se trouver, s’éduquer l’un l’autre. Jusqu’à remettre en cause ce que la société leur a jusqu’ici imposé.

Car le pape ne s’en tient pas là. Avide d’or et de puissance comme Philippe le Bel, il va lancer Galcerán sur les traces du trésor des Templiers, jamais retrouvé. Le surnom du moine est en effet ‘le Perquisitore’, qu’on peut traduire par enquêteur. Il n’a pas son pareil pour observer, faire parler les gens, mettre bout à bout les indices. Parlant l’espagnol, l’italien, le français et l’arabe pour le présent, le grec et l’hébreu pour le passé, le moine-soldat est aussi versé dans les sciences médicales, apprises dans les traités grecs, arabes et juifs. Il a donc les connaissances suffisantes pour déchiffrer les codes. Car le trésor est disséminé sur le chemin de Compostelle, dissimulé sous des constructions religieuses ornées de symboles à décrypter. Lequel chemin n’est pas celui de Jacques, récupération papale pour garder le pouvoir, mais celui de Priscillien, évêque de Galice du IVe siècle condamné pour hérésie par Rome (p.352) ! Galcerán et Jonas vont rivaliser d’observation et d’acuité intellectuelle pour découvrir quelques dépôts. Aussitôt pillés par les sbires du pape…

Menacé par cette milice papale, écœuré par l’avarice de l’Église et sa volonté de tout régenter, jusqu’aux idées de chacun, le moine-soldat hospitalier va décider de jouer les Jonas pour lui aussi. Il va quitter son ordre sans ordre, pour disparaître avec les siens. Avec son fils qu’il doit parfaire pour qu’il devienne un homme, et que sa mère n’a jamais voulu reconnaître par rigidité sociale. Avec cette femme juive rencontrée à Paris, Sara au teint de lait et aux taches de rousseur, appelée sorcière parce qu’elle maîtrise les poisons et parce que son intelligence lui permet de deviner le destin de ceux qui viennent la consulter. Galcerán de Born va quitter son ordre, sa famille d’origine et jusqu’à son nom pour commencer une autre vie, avoir un autre enfant. Sauf qu’il reste médecin et enquêteur dans l’âme, ce pourquoi il va travailler à consolider ce contrepouvoir au pape et à l’Église que sont les Templiers dont la renaissance a lieu sous un autre nom.

Aventure, mystère, amour, tous les ingrédients sont réussis pour un bon roman policier. Le lecteur apprendra des choses nouvelles : sur le Temple, le pape et le chemin de Saint-Jacques. Il sera ému par les relations père-fils, par les relations femme juive-moine catholique, par l’éveil des consciences. Car tous les personnages évoluent, jamais figés dans leur rôle, ce qui donne au texte une résonance vivante qui parle à chacun de nous. Un bien beau livre qui vous tiendra en haleine, par action, par passion et par raison. Il vous donnera les clés de la liberté !

Matilde Asensi, Iacobus – une enquête du moine-soldat Galcerán de Born, 2000, Folio policier 2007, 387 pages, €7.69 

Les autre romans de Matilde Asensi chroniqués sur ce blog

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Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc

Hitonari Tsuji est une rock star romantique des années 1980 qui vit depuis une décennie à Paris. Le Bouddha blanc est son premier roman, qui a obtenu le prix Femina étranger en 1999. L’auteur a aussi réalisé des films. Adolescent rebelle, il est douceur et violence – et il écrit la nuit, dans le silence. Époux d’une actrice japonaise très connue, ils ont un petit garçon né à Paris, Juto, qui a presque dix ans.

Ce livre très réussi romance l’histoire d’une vie : celle de son grand-père au long du XXe siècle. Les Japonais sont enracinés dans leur pays et dans la nature ; il y a un lien charnel entre l’endroit où vous vivez et la vie que vous transmettez. Exilé en Europe dans la ville lumière, peut-être est-ce pour cela qu’Hitonari tient à se rattacher à cet ancêtre.

Dans la petite île d’Ôno, le grand-père est né vers 1898 dans un univers rural où son père, descendant de samouraï, forge des sabres et des couteaux. L’essor des guerres et la technique va le faire armurier, puis inventeur de motoculteur. C’est toute l’habileté du Japon de tradition qui est contée dans ce microcosme. Les Toyota, Honda ou Sony ne sont pas nés autrement.

Sur son lit de mort, entouré de ses enfants et petits-enfants, Minoru se souvient. Des herbes hautes du marais entre lesquelles courir pieds nus, faisant gicler la boue, à peine vêtu d’un kimono de coton débraillé arrivant à mi-cuisses. Cela après avoir fait exploser en plein vol un crapaud d’un pétard dans l’anus.

Sept ans et déjà en émoi devant les 14 ans plantureux d’une jeune fille, Otowa, premier amour violent qui durera toujours. Il arrachera le vêtement d’Otawa quand il aura douze ans et la possédera, consentante dans les roseaux, mais pour la dernière fois. La jeune fille va se marier, quitter l’île et mourir, d’un « accident » issu de pratiques sadomasochistes de son pervers d’époux. Minoru va épouser « la femme Nue » – qui n’est pas ce que vous fantasmez. Nue est à prononcer Noué. Elle est une noiraude du village rival, sur laquelle son ami Hayato a pissé, enfant, faute d’un garçon sur qui taper. C’est dire la sensualité brute qui possède le petit Japonais.

Minoru est cependant relié comme on le dit d’une religion. A la nature, dont l’eau en crue a pris son frère aîné, glissé de la barque où il se mesurait au sabre de bois avec lui ; sa mère ne s’en est jamais remise. Aux vies antérieures, dont Minoru a parfois d’étranges réminiscences, des impressions de « déjà vu » surtout avant l’âge mûr. Il semble que cette prégnance de l’affectivité s’efface avec les ans et l’emprise de la raison. Mais quand même : un Bouddha blanc lui apparaît en pleine lumière lorsqu’il est au désespoir ou lors d’émotions violentes. Ainsi lorsqu’il a tué un jeune Russe lors de la guerre de Sibérie – et qu’il a aimé cette violence du lui ou moi. Ce crime légal et patriotique le hante jusqu’à le rendre malade et se voir rapatrié.

Ce pourquoi, en sa vieillesse, Minoru le grand-père va s’efforcer de faire le bien pour célébrer la vie plutôt que de forger des armes ou de tuer. Il a la vision d’un grand Bouddha blanc, formé des os concassés des morts qui s’accumulent depuis des siècles sur cette île étroite, disputant la terre cultivable aux vivants. Une belle idée que ce monument qui agrège tous les ancêtres plus ou moins cousins dans un élan vers l’éternel.

Religieux, Minoru ? Certainement. Croyant en un au-delà ? Pas vraiment. « L’enseignement bouddhiste sur le paradis de la Terre Pure est nécessaire aux êtres humains. Mais il n’a d’utilité que sur cette terre, pas dans l’au-delà. Je suis persuadé que dans l’autre monde nous ne pouvons plus penser comme nous le faisons ici-bas. Il me semble que chacun de nous, quel qu’il soit, retourne au néant. Quand le corps se calcine, riches et pauvres, tous égaux, se muent en fumée qui monte vers le ciel » p.278.

Le prêtre du temple, à qui il se confie, lui calligraphie l’une des maximes du bouddhisme : « ku-e-i-ssho. Il signifie l’égalité originelle de tous les êtres, riches ou pauvres. Une fois dépassées les règles fastidieuses et le sens des valeurs propres à chaque société, les êtres humains sont tous égaux » p.249. Tous deviennent un même Bouddha, unis à jamais dans le grand Tout de la nature. Ce lien métaphysique prolonge le lien affectif des êtres de la lignée et l’attachement charnel de l’individu à sa terre et aux sensations.

Si ce livre est un grand livre, c’est parce qu’il ouvre à l’universel. Parti d’une existence infime dans une île minuscule, l’auteur élève au rang cosmique la vie exemplaire de son grand-père. Depuis les émois instinctifs enfantins jusqu’à la sérénité de la grande sagesse, en passant par les passions de l’existence. Tout fait une vie ; tout fait roman ; tout fait ce bonheur de lecture.

Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc, 1997, traduction française Corinne Atlan, Folio2001, 287 pages, €5.89

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Maladies et maux sociaux à Tahiti

Atation ! (attention en prononciation locale), la leptospirose guette en ce début d’année très pluvieuse. Chaque année, cette maladie fait entre 2 et 5 morts en Polynésie. Transmise par l’urine animale, cette bactérie vit dans l’eau stagnante et la boue. La maladie débute comme une grippe avec une forte fièvre, mal à la tête et douleurs musculaires font penser à la dengue. Pas soigné, le microbe peut s’attaquer au foie, aux reins, d’autres complications apparaissent (jaunisse, insuffisance rénale, signes oculaires, cardiaques ou pulmonaires, hémorragies). Alors attention, sinon… « Aiiia Madame, moi sais pas marcher avec sossures… »

En 1914, on a ouvert une léproserie dans la vallée d’Orofara, sur la côte Est de Tahiti, commune de Mahina. Les malades étaient soignés par des diaconesses protestantes. Le village comprenait une église, un temple, un magasin, deux réfectoires, une cuisine commune, un lavoir-séchoir, une infirmerie, une école et son institutrice. Tous les services étaient tenus par les lépreux. La salle de soins était tenue par du personnel métropolitain venu en mission. Les logements de 7 m sur 3 comportaient 2 chambres et un WC. Ils étaient désinfectés régulièrement. Au fond de la vallée, le cimetière des lépreux, aujourd’hui abandonné. Dame Nature offrait mangues, uru, bananiers, tubercules. En 1920, Orofara comptait 83 pensionnaires, en 1933, 133, en 1939, 90. Au milieu des années 1950, la maladie était en voie de régression, voire de disparition. La lèpre, une maladie infectieuse peu contagieuse, mais très mutilante.

Hausse modérée de la délinquance 2011 : +1,3%. A la hausse : les escroqueries, infractions économiques et financières (+40%), les vols à l’étalage (+40%), les coups et blessures volontaires (+10%), les violences sexuelles (+4,6%) les infractions à la législation sur les stups (+20,3%). Mais le pakalolo (lait de cannabis) reste au cœur des crimes malgré la destruction de 63 642 pieds de paka. On cambriole un fare, on s’empare d’un ordinateur et on l’échange contre une boîte de quelques grammes de paka ! Inquiétante tendance, le nombre de mineurs interpellés pour usage de stupéfiants en 2011 est en hausse de 66%. L’an passé, un enfant d’une dizaine d’années avait été trouvé porteur de pakalolo qu’il revendait pour le compte de ses parents.

Toujours plus d’habitants dans le bassin de Taravao. Au moins un quart, voire plus, de la population de Tahiti habite ici mais l’offre de santé de suit pas. Le gros problème c’est l’hôpital. Il est vétuste, manque de personnel. Pas de maternité. Il est courant que les sages-femmes assurent seules des accouchements « bord de route ». L’hôpital ne serait pas vraiment un hôpital, il aurait un statut bâtard et doté de moyens insuffisants.

Une page de la nuit se tourne à Papeete. Le Piano bar de la rue des Écoles, ouvert dans les années 60 par des légionnaires, avait gagné ses lettres de noblesse nocturnes à l’heure du CEP. Il change de concept. Indiqué dans tous les guides de voyage il tenait surtout au fait que le lieu de plaisir fut rapidement investi par les travestis, puis les raerae plus tard. Les militaires étaient là, l’argent aussi, les contrôles routiers absents, la fête battait son plein jusqu’au milieu des années 2000. Les travestis devenus pour la plupart transsexuels ont participé à la notoriété de l’établissement. Chaque année avait lieu l’élection de Miss Piano bar. Les shows des raerae sont finis, place aux sons de DJs.

Hiata de Tahiti

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Voyage aux Gambier 2 : les missionnaires

L’église catholique débarque aux Gambier le 7 août 1834. Quelques prêtres et frères convers s’étaient embarqués au Havre à bord de La Delphine. Les prêtres étaient en soutane blanche, les frères en redingote noire. Ils appartiennent à la Congrégation des Sacrés-Cœurs dite de Picpus, fondée par l’abbé Coucrin en 1805. Le symbole des religieux évangélisateurs des Gambier sont les Sacrés-cœurs de Jésus et Marie, emblème de l’ordre missionnaire.

Un voyage difficile et assez inconfortable de 5 mois. Une escale à Valparaiso après 4 mois de navigation où, dans la chapelle du couvent des Cordeliers, ils sentiront le sol bouger, une secousse de 4 à 5 minutes. Le tremblement de terre se situait à Conception… [Était-ce une autre visite de l’archange Gabriel ? – Arg.] Monsieur Charles Darwin, savant anglais, arriva à Talcahuano trois jours après le séisme.

Nos missionnaires embarquent le 4 avril 1835 sur La Peruviana. Le 9 mai 1835, 8 heures du matin, l’archipel des Gambier leur apparaît. Ils débarquent sur l’île d’Aukena. Qui sont ces indigènes qui viennent frotter leur nez contre le nez des arrivants ? Les accueillant avec des Enakoe, Enakoe ! (bonjour). Les autochtones décrits par les Pères ont la peau cuivrée, des cheveux noirs, le front haut et le nez épaté, les dents très blanches. Les hommes portent une longue barbe. Hommes, femmes et enfants vont nus. Les pères essaieront de les vêtir, cela ne se fera pas sans difficultés ! Ils voudront aussi leur apprendre le travail. Les pères éprouveront des difficultés à comprendre l’autochtone et ses habitudes.

Les missionnaires catholiques ont été bien accueillis par la population car la prophétesse Toapere avait, en 1830, vu deux bateaux avec voiles blanches. Le premier arrivé, anglais, n’a pas été autorisé à débarquer, il a du rester au large car il ne correspondait pas à la description de Toapere. Le second, celui des catholiques était le bon, ils débarquèrent. Les Gambier sont depuis le cœur du catholicisme polynésien.

Les constructions édifiées par ce clergé du bout du monde, avec des moyens limités, demeurent belles malgré les outrages du temps. Ils ont beaucoup construit. Certains édifices ont été ensevelis par la végétation, d’autres ont résisté mais nécessitent de sérieux travaux. La cathédrale de Rikitea a pu bénéficier d’une restauration dans les règles de l’art grâce à des moyens financiers conséquents. D’autres églises et couvents s’éteignent lentement.

Les pères s’attaquent aux idoles et avec l’autorisation du roi, de la reine et du peuple vont les détruire en les brûlant. Quelques-uns échappent à l’autodafé, tel Tu à quatre jambes, dieu supérieur invoqué pour une bonne récolte de maiore (uru). Échappe aussi Nitita-en-corde, qui entortille l’âme de ceux qui lui ont manqué de respect. Puis Rao, le Dieu de la débauche évidemment : on baise toujours dans les îles, malgré les curés célibataires. Ronao l’arc-en-ciel qui attire la pluie, un tambour que le roi a donné aux missionnaires, un coquillage sacré, un bâton dont le dieu Mapitoïti se servait pour assommer les hommes et onze autres idoles prendront le chemin de Rome et de Paris. Les lecteurs qui ont vu l’exposition des Gambier ont pu faire connaissances avec quelques-unes de ces idoles.

L’action missionnaire est une réussite à Magareva (1500 habitants), à Aukena (80 habitants), à Akamaru (300 habitants), à Taravai (150 habitants). Depuis le baptême du roi le 25 août 1896, il n’y a pratiquement plus « d’infidèles ». Si les pères parlent de succès aux Gambier, c’est un échec à Tahiti. C’est que Monsieur Evans Pritchard, sujet de sa très gracieuse Majesté, missionnaire protestant de son état, menace le clergé catholique, impose sa volonté à Tahitison et abuse de son influence auprès de la reine.

Le soir de notre arrivée, turamara au cimetière. Il faut honorer les morts. Tombes peintes en blanc, sable (corail) blanc, fleurs à foison, bougies… Toutes les fleurs poussent ici en particulier en cette saison orchidées et lys.

Une petite idée des constructions entreprises par les pères et frères :

  • 1839 à 1858 cathédrale de Rikitea
  • 1836 église de Taku
  • 1847 Sainte Anne à Rikitea
  • 1847 Saint Pierre à Rikitea
  • 1842 presbytère à Rikitea
  • 1847 tissanderies à Rikitea
  • 1842 maison du roi
  • 1848 les tourelles du roi
  • 1860 goélette
  • 1842 « couvent » de Rouru
  • 1861 porte monumentale de Rouru
  • 1837 St Raphaël de Puireau à Aukena
  • 1853 collège de Aukena
  • 1847 croix en pierre du cimetière à Aukena
  • 1837 Notre-Dame de la Paix à Akamaru
  • 1841 Saint Gabriel à Taravai
  • 1856 première cathédrale de Papeete par les Mangaréviens.

C’était juste une petite idée de ce qu’ont entrepris les pères et frères bâtisseurs des Gambier. Nous allons visiter ce chapelet d’îles pieuses.

Commençons par Aukena dont la tour de guet veille sur la mer.

L’église Saint-Raphaël date de 1840 mais est pratiquement inaccessible.

Le Père Laval avait fait construire un collège pour les jeunes Mangaréviens. Restent les murs qui, si rien n’est fait, seront recouverts par la végétation.

Il demeure un four à chaux, une meule et une tour de guet. Les magnifiques perroquets qui nagent en contrebas de la tour sont énormes, mais ne rejoindront pas les assiettes : ils sont non consommables.

Hiata de Tahiti

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Loi sur le génocide et retour du ‘politiquement correct’

Je le dis tout net : ça suffit ! Je voterai systématiquement CONTRE tout candidat à la présidentielle ou à la députation qui pondra une « loi » visant à imposer une unique vérité aux faits, notamment Sarkozy ou Hollande. Ceux qui doivent établir les faits sont les scientifiques, pas les politiciens – les historiens, pas les députés. Le Parlement n’a-t-il donc rien d’autre à faire que discuter du sexe des anges ? La crise financière, économique, sociale, requiert-il de perdre son temps sur une polémique turco-arménienne ?

Pire : le Parlement a-t-il la compétence ou, mieux, la légitimité ? Est-ce parce qu’il est « représentant » du peuple qu’il peut agir en messager de Dieu et décréter ainsi la Vérité unique, à croire sous peine d’être jeté en geôle ? Les citoyens vont avoir une bien piètre opinion de tels élus – tous pourris d’être ainsi « payés » en voix – s’ils s’affairent aux choses dont ils connaissent rien et qui ne sont pas le plus urgent. Le grand historien Pierre Vidal-Naquet reconnaissait l’utilité de l’arme judiciaire, mais « la loi de 1972 contre le racisme suffit amplement. » « Il ne faut pas qu’il y ait des vérités d’État. Si l’on ne veut pas qu’il y ait des vérités d’État, il ne faut pas qu’il y ait des lois pour les imposer. » De même René Rémond : « C’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier d’établir la vérité en histoire. »

« Écrasez l’infâme ! » s’exclamait Voltaire à propos de l’inquisition catholique comme de la foi littérale du Coran. Nicolas Sarkozy veut-il rétablir la censure des idées et expressions au nom d’une Vérité unique ? N’oublions pas cependant que la loi sur le génocide arménien adoptée le 12 octobre 2006 émanait du parti socialiste… et qu’elle est à nouveau discutée sur la promesse Hollande au Sénat, puisque celui-ci est passé à gauche ! Populisme et démagogie électoraliste ne sont pas l’apanage de la droite ni du président actuel mais la tentation permanent des élus qui craignent pour leurs mandats.

La question n’est pas celle du génocide arménien pratiqué par les Turcs, mais celle de la loi sur le sujet.

Que les Turcs aient mal agi ne fait aucun doute, et l’on voit bien pourquoi. La décadence de l’empire a engendré une réaction conservatrice au détriment des minorités. Le sultan Abdul-Hamid II attise les haines religieuses pour consolider son pouvoir : en 1896 déjà, 350 villages sont détruits autour de Van et leurs habitants arméniens massacrés. L’Américain George Hepworth qui enquête sur les lieux révèle en 1898 : « Il se peut que la main des Turcs soit retenue dans la crainte de l’Europe mais je suis sûr que leur objectif est l’extermination et qu’ils poursuivront cet objectif jusqu’au bout si l’occasion s’en présente.» Le mouvement Jeunes Turcs renverse le sultan mais leur idéologie étroitement nationaliste prône le ‘touranisme’, union de tous les peuples de langue turque ; ils veulent une nation turque racialement homogène : les Arméniens laissent encore 20 000 à 30 000 morts à Adana le 1er avril 1909. Le boycott des commerces tenus par des Grecs, des Juifs ou des Arméniens est lancé en même temps que la réécriture de l’histoire, qui rattache la « race » turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns d’Attila, ou aux Hittites de haute Antiquité. Tout cela ressemble fort à ce que les Allemands ont accompli sous la période nazie.

Comme en 1940, ce qui va précipiter les choses est la guerre. Le sultan déclare la guerre le 1er novembre 1914 et les Turcs tentent de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Ils sont défaits par les Russes à Sarikamish le 29 décembre 1914 et l’empire ottoman est envahi. L’armée bat en retraite et agit violemment contre les Arméniens lors de son repli. Ceux-ci se tournent donc vers les Russes et, le 7 avril 1915, la ville de Van proclame un gouvernement arménien autonome. Le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha, ordonne l’assassinat des Arméniens d’Istanbul puis ceux dans l’armée. Les historiens citent souvent le télégramme transmis par le ministre aux cellules de Jeunes-Turcs : « Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici. » La Loi provisoire de déportation du 27 mai 1915 achève les survivants. Femmes et enfants sont déportés à pied vers le sud et vers Alep, en Syrie ottomane. Le soleil d’été, l’absence de vivres et d’eau, la menace constante des montagnards kurdes causent évidemment de nombreux morts – sciemment voulus. Le gouvernement allemand, allié de la Turquie, censure les informations sur le génocide. Après guerre, c’est en Allemagne que se réfugient les responsables du génocide, y compris Talaat Pacha, mais il est assassiné à Berlin le 16 mars 1921 par un jeune Arménien.

Le traité de Sèvres du 10 août 1920 entre Alliés et empire ottoman prévoit la mise en jugement des responsables du génocide mais Mustafa Kemal décrète une amnistie générale, le 31 mars 1923. La même année, il achève la « purification ethnique » de la Turquie en expulsant les Grecs qui y vivaient depuis la haute Antiquité. Istanbul, ville aux deux tiers chrétienne en 1914, devient exclusivement turque et musulmane.

Donc ce qui fait débat n’est pas le fait du massacre des Arméniens par les Turcs.

Le débat porte, entre historiens spécialistes, sur la décision d’employer « le mot » génocide ou de parler seulement de massacres. C’est que le génocide implique une volonté raciste d’éradiquer une population du fait de son appartenance « nationale, ethnique, raciale ou religieuse » (Petit Larousse). Est-ce que l’esclavage est un « génocide » ? Est-ce que l’expulsion de qui ne croit pas comme vous est un génocide ? Est-ce que la seule déportation sans tuer, mais jusqu’à ce que mort s’ensuive, est un génocide ? Chacun peut se faire sa propre opinion, mais laissons les faits aux historiens… Si la loi actuellement en projet passe, le simple fait d’écrire ce paragraphe vous fera condamner !

Ce qui compte avant tout, en régime démocratique, est que le débat puisse exister, afin que les faits nouveaux soient intégrés au savoir et que chacun puisse affiner son opinion, voire en changer. Le « révisionnisme » est une démarche critique qui vise à réviser la lecture et l’interprétation historique d’un sujet en se fondant sur l’apport de nouvelles sources ou leur réexamen. Il faut le distinguer du « négationnisme » qui a pour but de nier la réalité d’un fait historique confirmé par les sources. Car il y a continuité entre la liberté et la découverte, entre la démocratie et la science. Réviser est une science, nier un dogme. C’est contre les dogmes, notamment religieux, contre les superstitions, les tabous et les interdits que la science s’est formée et qu’elle avance. Souvenez-vous de Galilée ! La limiter par une « loi » est aussi imbécile que décréter que la terre est le centre de l’univers ou que l’homme ne peut descendre d’un ancêtre primate comme les singes parce que c’est écrit dans la Bible. Dans ce cas, pourquoi ne pas qualifier la Bible et le Coran de « négationnistes » et de punir leur lecture d’un an de prison et 45 000 € d’amende ? N’est-ce pas une suite de croyances appelant à la haine et à l’exclusion ?

La France est fondée sur l’idée de société, pas sur le communautarisme. Les législateurs UMP et PS veulent-ils encourager cette dérive ethnocentrée ? Cette surenchère de « victimes » de n’importe quoi ?

  • La communauté est maternelle, enveloppante, affectivement et symboliquement satisfaisante – mais elle ne reconnaît que « les siens » : de sa chair et de son sang, de sa religion et de sa langue. Elle exige révérence de façon aussi absolue qu’une « mère juive ».
  • La société est plutôt paternelle ; elle se veut rationnelle, fondée sur le contrat avec droits et devoirs négociés. On n’y appartient pas ‘de sang’, mais par volonté. Qui veut y entrer est adopté sans problème dès lors qu’il adhère aux valeurs qui « font société ». Mais, fondée sur la liberté personnelle, la société demande la responsabilité. Chacun n’est pas ce qu’il « est » par naissance, mais ce qu’il « fait » ou réussit – d’où qu’il vienne.

Est-ce pour cela que la Turquie conteste désormais Darwin ? Lui préférerait-elle Lamarck ? Il n’y aurait pas « génocide » au sens du struggle for life, mais hérédité des caractères acquis qui ressort de la volonté ? Ou est-ce plutôt parce que l’islamisation de la société rend intolérant à toute autre forme de croyance ou d’appartenance ? Contester le terme « génocide » serait ainsi contester le pouvoir occidental de dire la morale commune et de se présenter en champion éclairé et avancé.

Ce pourquoi décréter ce qui doit être pensé en France sur le sujet est stupide.

Les enjeux nationalistes et religieux n’ont rien à voir avec la vérité mais tout avec l’appartenance. Le politiquement correct réduit l’être au paraître, le culturel au donné, la pensée aux mots-valises. N’importe quel professionnel du choqué va pouvoir traîner en justice n’importe quel historien qui n’aura pas utilisé les mots reconnus par les « victimes », les seuls « acceptables » par leur sensibilité hors société. C’est ce qui est arrivé à Olivier Pétré-Grenouilleau en raison de la loi Taubira, pour sa thèse sur les traites négrières. Heureusement que les juges sont moins godillots que les députés UMP ou PS et qu’ils jugent en fonction de l’honnêteté de l’information… Que la représentation nationale fasse respecter par la loi des valeurs inscrites dans la Constitution, tels les droits de l’homme, très bien. Mais qu’elle en fasse une arme de terrorisme intellectuel pour se mêler de la recherche scientifique, certainement pas ! Il faut garder la différence entre l’histoire qui explique et la mémoire qui juge, ne pas tout mélanger dans la confusion et l’amalgame : c’est cela la pédagogie citoyenne. Car qu’est-ce qu’une loi mémorielle ? C’est l’interdiction faite à quiconque de discuter un fait historique sous peine de poursuites. Une nouvelle religion, en somme…

En république, il ne saurait y avoir de « vérité officielle » : que ceux qui s’apprêtent à voter le sachent, ils seront virés par les citoyens libres et égaux en droits aux prochaines élections. Par moi en premier.

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Novembre

Voici novembre, le neuvième mois. Le paysage se liquéfie sous le ciel bas ; le vent abat des rafales de pluie sur les vitres. L’eau tombe, insistante, inexorable, monotone. Les arbres dénudés frissonnent, tordant leurs branches comme des doigts désespérés vers le plafond des nuages. La forêt est brune et rousse, les feuilles rougies des châtaigniers lancent des lueurs tristes.

L’automne est là brusquement, humide, molle, alanguie. La végétation fond pour devenir couleur de terre et se confondre peu à peu avec elle, humus pourrissant, liquide sale. Voici le temps des morts.

Les fusils claquent dans les bois et sur les champs vides. Le gibier fuit ou s’envole, roux comme les feuilles tombées, dérisoire tentative de camouflage. Sur le fond grisâtre de l’horizon passent des vols de corbeaux noirs.

Le marcheur a froid, la pluie coule dans son cou et son dos, l’humidité s’insinue jusqu’à son cœur et ses os. Dans la pénombre des arbres, sur l’étendue des champs, tout est nettoyé, uniforme, décoloré. Les grillons se sont tu, les oiseaux se cachent, le vent gémit. Le voyageur serre son manteau et relève son col. Il pense à la maison douillette où brûle la lumière, aux sourires de ses proches, à l’alcool âpre qui fait chanter l’esprit près de la cheminée, au livre amical qui parle d’autres pays, aux disques qui révèlent un autre monde.

Face aux éléments hostiles, l’homme est pareil à l’ours. Il aspire à sa tanière et à s’y enfermer pour hiberner. Au centre de son monde calme et clos, où se perpétue un peu de la chaleur d’été, il prend le temps de penser à lui-même, à ses petits et à tous ceux qui ne sont plus.

Novembre, mois des morts et des chasses sauvages.

L’automne, comme le printemps, est une saison instable, une saison qui devient. Elle n’a pas cette plénitude de l’été ou de l’hiver, elle ne dure pas, elle hésite entre regret d’été et prémisses d’hiver. L’automne n’a ni un climat, ni des couleurs, ni des odeurs constants pour en faire une saison. C’est un passage, transition d’une fin d’été à un début d’hiver. L’automne n’est ni la nature morte ou endormie, ni la nature vive et éveillée : en nos pays elle s’endort peu à peu.

Novembre, mois des proches qui sont morts et qui s’effacent lentement du souvenir pour que la vie se perpétue sans le poids du passé.

Il est des hommes rudes que le froid revigore et exalte. L’humidité envahissante de l’automne les stimule et les incite à réagir contre la mollesse du paysage, la liquéfaction du végétal et le pourrissement des fruits. Leur vitalité refuse l’idée de mourir. Non pas l’idée de la mort, qui est inéluctable du seul fait de naître, mais ce passage graduel de la vivacité à la fatigue, la mort lente par la paresse, la vieillesse et la décrépitude. Les guerriers préfèrent quitter la vie les armes à la main, avec brusquerie et courage. C’est pourquoi l’automne, saison langoureuse et lasse, mélancolique et propice aux débordements de sentimentalité, leur déplaît. Ils n’aiment point les transitions, préfèrent ce qui tranche.

Novembre était pour les Celtes Samhain, la fête de la grande bataille des dieux, dont les Chrétiens ont fait la fête de tous les saints.

C’est une vérité d’expérience que le monde extérieur agit sur le tempérament des hommes. Fait-il beau, nous sommes joyeux ; fait-il sombre, le gris du ciel fait lever en nous la tristesse par sympathie. Notre rythme hormonal, notre climat émotionnel, nos états d’âme, semblent suivre ceux de la nature en ses saisons : enthousiaste au printemps, mélancolique en automne, joyeux en été comme en hiver grâce au soleil ou à la neige. Est-ce pour cela que nous revient la pensée profonde de Renan ? « L’histoire du monde n’est que l’histoire du soleil. »

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Le génocide arménien au musée d’Erevan

Le Président de la République française est en Arménie où il a fait hier un discours sur le génocide, appelant la Turquie à reconnaître son histoire. Les historiens débattent, et même les parlementaires (on se demande de quoi ils se mêlent). La question n’est pas politique, elle est historique : il s’agit de faits, pas d’idéologie.

Je suis allé en Arménie, dans la capitale Erevan, je reviendrai dans le blog sur ce voyage. Je suis allé voir, au musée d’Histoire de la ville, la « salle du Génocide ». Aucune notice n’est en anglais, tout en arménien, sauf un texte d’historien, ce qui est assez curieux pour une revendication internationale… Est-ce pour pouvoir dire ce qu’on veut sans craindre de protestations turques ? Trônent en majesté des photos noir et blanc du début du XXe siècle, des foules en attente, des gosses dépenaillés à la chemise turque déchirée sur une poitrine maigre, d’autres nus étiques, un cadavre de gamins déshabillé, le trou de balle sur le sternum. Le 24 avril 1915 fut une date noire pour les Arméniens de Turquie. L’État a décidé de déporter les intellectuels à 600 km de Constantinople, dans une marche à la mort pour anéantir la culture arménienne en Turquie et libérer des postes pour les élites nationalistes. Des institutions américaines ont emmené quelques orphelins, des familles ont pu fuir au Liban, en Arménie orientale, en Europe. Des hommes jeunes ont même constitué une légion arménienne dans l’armée française pour combattre les Turcs durant la Première guerre mondiale.

Il est strictement interdit de photographier quoi que ce soit. Mais le texte en anglais d’un professeur arménien sur le génocide méritait que je passe outre pour connaître le point de vue officiel. La matrone de la salle regardait ailleurs, j’ai pu prendre le texte que voici :

« Arménocide –

Le premier génocide du XXe siècle, le génocide arménien, a eu lieu en 1915. Il est arrivé dans l’empire Ottoman, en Arménie occidentale, le berceau des Arméniens dans les six vilayets (Erzerum, Bitlis, Kharberd, Sebastia, Van et Diarbekit), la cité capitale d’Istanbul et toutes les parties de l’empire où existait une population arménienne. C’était le premier crime sans précédent de l’extermination totale d’une nation par une autre.

Le génocide des Arméniens a été organisé et exécuté par les autorités ottomanes, la partie au gouvernement des Jeunes Turcs appelée ‘Union du progrès’ et ses chefs – le ministre de l’Intérieur Talaat, le ministre de la Guerre Enver, le ministre de la Marine Jemal – et leurs supporters du complot.

Ce n’est pas l’initiative d’individus séparés mais une politique d’État soigneusement planifiée et mise en œuvre.

Aujourd’hui, tous les spécialistes réputés des études sur les génocides, qui ont de fermes principes scientifiques et qui ne donnent pas dans les considérations politiques, reconnaissent que le génocide arménien fut le premier génocide. Selon Franklin Little, professeur à l’université juive de Jérusalem, le génocide arménien a été le début d’une nouvelle ère. Il a écrit que, après les massacres (action de génocide) exécutés par les gouvernements au Cambodge, Soudan, Burundi, Rwanda et Bosnie, on peut appeler le XXe siècle l’ère des génocides, qui a commencé avec le génocide arménien.

Le génocide arménien, suivi par l’Holocauste juif exécuté dans l’Allemagne de Hitler durant la Seconde guerre mondiale, les génocides et tentatives de génocides au Cambodge, Burundi, Rwanda, des Balkans, du Soudan, d’Éthiopie, du Nigeria et d’autres pays indiquent que les génocides ne surviennent pas par accident. Ils sont possibles dans les États qui appartiennent à la typologie des États génocidaires et dans les sociétés classées comme génocidaires.

Tel était l’empire ottoman – un État réactionnaire, militaire-féodal, fondé sur la politique de la violence, de l’oppression, des persécutions et des massacres – une politique visant les peuples non-turcs sans préjuger de leur foi (Assyriens, Arabes, Bulgares, Arméniens, Grecs, Macédoniens, Serbes et autres). Il y a seulement un pas du massacre au génocide.

L’empire ottoman, considéré comme « malade », est entré dans une crise économique, sociale et politique profonde. Au lieu d’user de méthodes civilisées pour résoudre les problèmes, les chefs Jeunes Turcs ont recouru à la politique d’escalade des massacres et du génocide. Ils avançaient une thèse raciale pour forcer les conversions de tous les peuples non-turcs en Turcs, formant ainsi un État et une société ethnique « pure », une thèse fondée sur la suprématie turque. Les peuples qui rejetaient cette politique et restaient fidèles à leur identité nationale étaient sujets à l’extermination physique. Les Arméniens qui ont créé une civilisation unique et qui ont eu foi dans leurs valeurs nationale, culturelles et spirituelles pendant des siècles se sont refusées à devenir Turcs, par volonté ou par force, et ils sont devenus la première nation sujette à génocide.

Une autre circonstance qui a joué un rôle fut qu’en parallèle à la turquisation, les Jeunes Turcs poursuivaient l’idée du panturquisme, la politique d’unir toutes les populations de langue turcophone sous l’empire ottoman, créant le Grand empire Touran. L’Arménie était un obstacle sur la voie du panturquisme qui n’a jamais été levé.

Cette atmosphère de mentalité raciale qui a existé dans l’empire ottoman et la politique poursuivie par les Jeunes Turcs ont conduit au génocide arménien. Un million et demi d’Arméniens en ont été victimes, et environ un million d’enfants, de femmes et de vieillards ont été déportés de leurs maisons et pays pour être exilés dans les déserts d’Arabie ; beaucoup d’entre eux sont morts dans les sables brûlants, de faim, de soif et des férocités des bandits turcs.

L’exécution du génocide arménien a été aussi favorisée par la situation internationale de la Turquie, créée par la Première guerre mondiale, quand la plupart des pays européens étaient en guerre les uns contre les autres. En conséquence, la question de la solution arménienne a été laissée à l’empire ottoman en exclusivité, ce qui est revenu à la manière turque, ce qui veut dire le yatagan (sabre).

Comme résultat du génocide exécuté de sang froid, les Arméniens occidentaux ont perdu leur mère patrie, l’Arménie occidentale a été privée de sa population indigène, les Arméniens. Les survivants se sont éparpillés tout autour du monde aboutissant à la fondation de l’actuelle diaspora arménienne.

Le génocide arménien de 1915 est considéré comme la page la plus noire du XXe siècle. Comme génocide, c’est un crime non seulement contre les Arméniens mais aussi contre l’humanité.

L’historien arabe Moussa Prince a inventé le terme d’Arménocide pour décrire le génocide arménien, considérant l’Arménocide comme « le génocide le plus génocidaire ».

Le génocide arménien n’a pas encore été reconnu par la Turquie moderne, et ses chefs ne se sont pas encore excusés auprès du peuple arménien, comme on pourrait s’attendre d’une nation et d’un État civilisés, comme l’Allemagne s’est excusée auprès du peuple juif. L’Arménocide n’a pas encore été condamné par la communauté internationale, ce qui nous fait regretter que le génocide arménien n’ait pas eu son Nuremberg, comme l’Holocauste juif.

Cependant, dans les dernières décennies, des changements significatifs ont eu lieu sur le sujet, ce qui nous permet d’observer que le processus d’une reconnaissance internationale du génocide arménien a commencé. Le génocide arménien a été reconnu par le Parlement européen, des organisations internationales variées, le parlement d’une quinzaine de pays (Argentine, Belgique, Italie, Canada, Chypre, le Liban, les Pays-Bas, Grèce, Suède, Suisse, Slovaquie, Uruguay, France, Russie) et par le Vatican. » [L’ordre des pays suit probablement la chronologie de cette reconnaissance]

Nikolai Hovhannissian, PH.D en histoire, professeur.

La traduction depuis l’anglais est la mienne.

On notera la lourdeur du vocabulaire, l’inlassable répétition du terme « génocide arménien » puisque l’idée même en est rejetée par les Turcs, l’insistance à être une fois de plus dans les « records » (le premier génocide, le génocide le plus génocidaire)… Mais le texte existe. Il mérite qu’on en témoigne.

La revue L’Histoire a consacré un article sur le sujet : Génocide arménien le scénario, par Fuat Dündar, n°341, avril 2009

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Les Incas du Pérou

On ne connaît pas l’origine des Incas. Certains les font venir des hautes plaines de l’Amazonie, d’autres du Lac Titicaca… Les Incas ont fondé vers 1200 Cuzco, « le nombril du monde » en quechua. Le grand temple du Soleil est devenu les fondations du monastère Santo Domingo. Douze dynasties incas se seraient succédé à Cuzco. Atahualpa appartiendrait à la treizième. Le premier Inca historique est Pachaculec-Inca-Yupan (1438-1471). « Renversement de l’ordre du monde » signifierait son nom. Les Espagnols découvrirent la ville de Cuzco rebâtie par lui.

Les Incas dominaient un immense empire couvrant le Pérou, la Bolivie, l’Equateur, et une partie de la Colombie et du Chili d’aujourd’hui. Les traces de cette civilisation sont partout, chez les gènes des 10 millions d’indigènes parlant le quetchua, dans les objets des musées, dans les ruines du bâti antique. Les Incas ont beaucoup apporté à l’agriculture et à l’architecture. Comment ne pas être admiratif devant les ouvrages colossaux constitués d’impressionnantes pierres taillées et ajustées qu’on ne peut, entre deux blocs, y glisser la lame d’un couteau ?

Sur les crêtes, ils ont construit Machu Picchu, Pisac, Sacsahuaman, des cités-forteresses approvisionnées et surveillées par tout un réseau de chemins et de sentiers d’approche. Les travaux des routes commencés sous la civilisation Chimu se sont poursuivis. Ils les ont agrandis jusqu’à 11 000 km, une route suivant la côte, l’autre la cordillère.

Si la religion catholique a été adoptée par la majorité des peuples d’Amérique du Sud, l’animisme a conservé ses rites millénaires : lorsqu’on passe un col, vous verrez votre chauffeur descendre de voiture ou de car et poser un caillou blanc sur un tas déjà constitué. Le jour des morts on fait libation sur les tombes, on apporte aux défunts à manger, on trinque avec la tequila, on leur fait donner une aubade. Le lutin bossu et grassouillet (ekeko), censé apporté la richesse, est béni ainsi que tous les autres le 24 janvier à La Paz. Le demi-dieu de l’abondance est porteur de tous les désirs en représentations miniatures tels enfants, nourriture, argent, automobile Mercédès. Les poupées du Pérou en laine, coton et fibres végétales n’étaient pas des jouets mais des idoles rituelles. Les guérisseurs font toujours office de médecins.

La musique demeure l’une des plus belles qu’il m’ait été donnée d’entendre que ce soit dans les auberges, les fêtes populaires, sur une place publique.

Les tambours, (cajas et tinyas), percussions, sifflets, ocarina, flûtes de pan (antaras), flûtes droites (quenas), guitare et violon accompagnent les chanteurs et danseurs de valse créole et marinera.

Hiata de Tahiti

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