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Le journal intime de Bach, Mozart, Chopin

Ces jolis petits livres font partie d’une série publiée de podcasts de France Musique, écrit par Marianne Vourch, et lus par Denis Podalydès, Nicolas Vaude, Clément Hervieu-Léger.

Ils font cent pages et sont richement illustrés. ils content la vie d’un musicien, écrite à la première personne, comme un journal. C’est un peu léger sur les événements de l’existence, mais donne une teinture rapide en éclairant une œuvre.

Très agréable à lire et orne une bibliothèque dès l’enfance.

Marianne Vourch, Le journal intime de Jean-Sébastien Bach

Marianne Vourch, Le journal intime de Wolfgang Amadeus Mozart

Marianne Vourch, Le journal intime de Frédéric Chopin

Coffret des trois, éditions Villanelle 2023, €49,50 (lien sponsorisé Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Les Évadés de Frank Darabont

Le réalisateur de La ligne verte (chroniqué sur ce blog) adapte une nouvelle de Stephen King, paru dans le recueil Différentes Saisons (chroniqué sur ce blog). Un détenu à tort s’évade à l’aide d’une affiche de Rita Hayworth sur les murs de sa cellule. Pas seulement par l’imagination devant la femme, mais pour masquer le tunnel qu’il creuse derrière.

Le jeune banquier Andy Dufresne (Tim Robbins), sous-directeur (vice-president en américain) est condamné en 1947 pour avoir tué sa femme qui le trompait et son jeune moniteur de golf de huit balles – soit deux de plus que le barillet du revolver, ce qui indique la préméditation. Lui jure ne pas avoir tué. Certes il est allé devant la maison où ils bisaient ; certes il avait un revolver – mais il était ivre et il est parti au bout d’un moment sans rien faire et a jeté le revolver dans le fleuve. On ne l’a pas retrouvé en draguant le fond, ce qui met en doute sa parole. Le jury le condamne comme coupable – et à perpétuité, aux États-Unis deux fois « la prison à vie » pour les deux meurtres (les Yankees auraient-ils plusieurs vies, comme les démons?).

Le voilà conduit à la grande prison d’État de Shawshank, où il doit se soumettre à la discipline de fer du directeur Samuel Norton (Bob Gunton) – un faux-cul « chrétien » qui aime citer la Bible tout en s’affranchissant de ses commandements – et du capitaine Byron Hadley (Clancy Brown), un costaud sadique qui adore dominer à coup de matraque ceux qui ne peuvent se défendre.

Andy reste réservé mais finit par se lier à Red, un Noir américain (Morgan Freeman) qui assure un trafic de tout ce qui peut se procurer, contre un petit pourcentage. Il veut un marteau taille-pierre pour sculpter des pièces d’échec dans les cailloux de la prison. Ce qui fut fait, de même qu’une grande affiche de Rita Hayworth, qui sera remplacée au fil des ans par Marilyn Monroe éventée par la bouche de métro, puis par Raquel Welch à peine déguisée de linges. Andy Dufresne a une idée obstinée : s’évader. Il se sait innocent, injustement condamné, brimé en prison au-delà du raisonnable par une bande de pédés (les Trois sœurs) qui le violent à loisir après l’avoir tabassé.

L’espoir, tout est là – avec la volonté. Car il ne suffit pas d’attendre et d’espérer naïvement sans rien faire. L’espoir est la meilleure chose, à condition qu’il soit actif. Il mettra dix-neuf ans à réaliser son objectif mais y parviendra de façon brillante en creusant un tunnel avec le petit marteau… derrière les affiches de filles, puis en empruntant le tuyau d’égout qui mène à la rivière à cinq cents mètres des murs pour éviter l’odeur. Entre temps, il fait devant tout le monde comme si de rien n’était, utilisant sa tête à défaut de muscles pour se faire une place. Il écrit au Sénat pour obtenir des fonds pour la bibliothèque et, à force de lettres, deux par semaines sur six ans, obtient gain de cause. Il apprivoise le redoutable capitaine sadique en lui faisant économiser les impôts (fort lourds après-guerre) de l’héritage de son frère, puis en conseillant un gardien pour une épargne-études pour ses fils, enfin en rédigeant toutes les déclarations de revenus des gardiens de la prison, et même celle du directeur.

Lequel voit d’un bon œil ce détenu tombé du ciel (grâce à Dieu) qui peut l’enrichir gratuitement. Andy, par sa connaissance des failles du système fiscal et des mécanismes financiers, blanchit pour le directeur les pots-de-vin attribués par les entrepreneurs de la région pour la main d’œuvre gratuite des prisonniers. Le directeur, en bon « chrétien » puritain, voit la main de Dieu dans cette manne et ne veut surtout pas qu’Andy sorte du système.

Aussi, lorsque Tommy Williams (Gil Bellows), un jeune rocker illettré arrive en « poisson frais » dans l’établissement et qu’il déclare qu’un détenu dans une autre prison lui a raconté avec force détails le double meurtre qu’il a accompli chez le le riche play-boy prof de golf et sa pétasse qu’il était en train de baiser – la femme d’un banquier ! – Andy demande la révision de son procès. Mais le directeur ne veut rien entendre. Il va même, en bon « chrétien » croyant traditionnel, défendre sa position sociale « voulue par Dieu » et sa richesse mal acquise mais « bénie de Dieu » en faisant tuer tout simplement le garçon par le capitaine sur le mirador en « tentative d’évasion ». Il l’avait convoqué tout seul hors les murs exprès pour lui faire avouer son mensonge mais, lorsque Tommy lui a juré que le détenu lui avait vraiment avoué son double meurtre avec précision et jouissance, il l’a fait éliminer. Pas question que la poule aux œufs d’or disparaisse de la prison.

Andy, qui avait appris à lire au jeune homme et qui l’avait formé pour obtenir son diplôme primaire avec 12 de moyenne, va donc se venger. Non seulement de la société inique qui l’a condamné sans l’entendre ni même chercher bien loin, mais aussi de la prison et de ses dirigeants inhumains. Non seulement il s’évade de façon artiste en 1966, mais il va dépouiller le directeur de tous les fonds accumulés, qu’il a mis sous un nom d’emprunt, envoyer aux journaux la comptabilité de la prison qu’il tenait depuis des années, et dénoncer le capitaine comme meurtrier récidiviste de prisonniers. IL fera arrêter le sadique et se suicider en bon « chrétien » le pécheur directeur. « La Bible vous sauvera », avait dit le bon « chrétien » au prisonnier pour l’inciter à lire le Livre. De fait, Andy avait caché son petit marteau à l’intérieur des pages découpées…

Évidemment, pas de femmes, sauf en pin-up sur les murs, ce qui peut indisposer les féministes bornées. Pour le reste, le film ne manque ni d’humanité, ni d’humour. La scène où le directeur hystérique s’aperçoit de visu que le prisonnier ne s’y trouve plus, alors qu’il a été noté présent à la fermeture des grilles la veille au soir ; la scène où le vieux bibliothécaire Brooks (James Whitmore), libéré au bout de 50 ans, se retrouve sans position et désorienté dans la vie civile, inadapté au monde car « institutionnalisé » de la prison ; la scène où Andy, fraîchement évadé et ayant endossé le costume et les chaussures du directeur qui lui faisait bien cirer, se retrouve dans les banques et retire les fonds avec de faux papiers parfaitement imités ; la scène où il diffuse de la musique d’un opéra du divin Mozart par les haut-parleurs de la prison, bien meilleur que la Bible pour donner un moment de beauté absolue aux misérables…

Mais aussi la scène où Red, passant devant un jury de libération conditionnelle, se fait retoquer à chaque fois parce qu’il dit être réhabilité, et n’est enfin admis à la libération au bout de quarante ans que parce qu’il déclare qu’il ne sait pas ce que « réhabilité » veut dire et qu’il « n’en a rien à foutre ». Et qu’il va sous un arbre de Buxton, dont Andy lui avait parlé, pour trouver une pierre qui ne devrait pas s’y trouver, et la boite qu’elle recouvre, où des instructions lui sont données pour rejoindre Andy au Mexique, sur la plage de Zihuatanejo où ils vont tous deux vivre le reste de leur temps sur l’argent sale du directeur, en réparation de tout ce que la société leur a fait, pêchant, gérant un petit hôtel, conduisant en mer des touristes.

DVD Les Évadés (The Shawshank Redemption), Frank Darabont, 1994, avec Tim Robbins, Morgan Freeman, Bob Gunton, William Sadler, Clancy Brown, TF1 studios 2008, 2h16, €11,73

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Souvenirs, souvenirs, 20 chansons françaises au piano

Les versions instrumentales de vingt chansons françaises célèbres du XXe siècle par un pianiste libanais. L’objectif est de faire des ces pièces musicales des œuvres à part entière, hors les paroles chantées. Avec une préface de Miche Brel, l’épouse de feu Jacques.

Vous pourrez trouver une Lucienne Delyle (Mon amant de saint Jean), une Mouloudji (La complainte de la Butte), une Lucienne Boyer (Parlez-moi d’amour),une Piaf (Sous le ciel de Paris), une Aznavour (Emmenez-moi), une Fréhel (La java bleue), deux Trenet, deux Brel, deux Montand, deux Duteil, trois Barbara, trois Brassens. Les plus connues.

A chaque page les paroles, la partition et un commentaire sur l’origine de la chanson.

Ainsi Charles Trenet a-t-il écrit La mer en vingt minutes à peine, Brel a dédié Ne me quitte pas à la lâcheté des hommes – « un con et un raté »-, Mon amant de saint Jean a été repris par Truffaut dans Le dernier métro, Les copains d’abord de Brassens pour le film d’Yves Robert, Mouloudji pour le film French cancan de Jean Renoir, Prendre un enfant par la main d’Yves Duteil pour ses propres petits en vacances au Portugal dont la fille de 13 ans doit être consolée, La chasse aux papillons de Brassens inspirée d’un poème de Goethe, Mon enfance de Barbara à la suite de sa jeunesse juive dans un pays collabo – « la guerre nous avait jeté là / d’autres furent moins heureux, je crois, / au temps joli de leur enfance » – avant Göttingen, l’émotion de ces étudiants allemands si gentils avec elle – en 1964…

La chanson, c’est avant tout l’émotion, ce pourquoi elle est si populaire. Un album de souvenirs – en musique.

Souvenirs, souvenirs, 20 chansons françaises au piano avec CD et QR code MP3 à télécharger, texte Marianne Vourch, pianiste Abdel Rahman El Bacha, Éditions Villanelle 2023 www.editions-villanelle.com 44 pages, €24,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Patrice Montagu-Williams, Brésil – les colères d’un géant

Le Brésil est la moitié de l’Amérique latine, tout y est grand – c’est « un géant », le cinquième pays de la planète en termes de superficie. Une seule langue, une seule religion, un très large métissage et qui aime l’être : tout cela fait une nation, réunie autour du futbol et des telenovelas de TV Globo. C’est un pays tourné surtout vers le présent et qui se fracture politiquement par imitation des populismes, dont le nord-américain.

« L’exaltation de l’harmonie raciale a toujours coexisté au Brésil avec une hiérarchie sociale profondément enracinée et une violence croissante dans la société », explique Silvia Capanema, Brésilienne maître de conférences en langue portugaise et en civilisations brésilienne et latino-américaine à l’Université Paris XIII. Mais ne nous trompons pas : les riches sont blancs et les pauvres sont noirs – statistiquement.

Paul Claudel, Blaise Cendrars, Roger Bastide, Claude Levi-Strauss, l’auteur a pris la suite des ces écrivains français dès l’été 1968. Il présente son Brésil, l’Amazonie, ses fleuves de parfois 40 km de large avec un mascaret de 4 m de haut sur plusieurs dizaines de km à 60 km/h, charriant le poisson-boeuf, qui mesure près de 3 m et pèse jusqu’à 450 kg !

Et ses villes. Sao Paolo – Sampa comme on dit ici – c’est une agglomération tentaculaire de plus de 20 millions d’habitants, la 3ème du monde. C’est là que se concentrent les musées d’art et les artistes, ouverts sur le monde. Rio, c’est au contraire « la violence qui fait plus de victimes chaque jour, l’échec de la pacification des favelas, le règne des gangs, la corruption généralisée, les fonctionnaires payés avec des mois de retard, les hôpitaux ne pouvant plus recevoir de malades… » et 20 % de la population dans les taudis – même si les JO de 2016 ont permis de réaménager un peu la ville. Salvador de Bahia, c’est « le dépaysement assuré » avec son ascenseur qui relie ville basse et ville haute. Brasilia est la capitale administrative, construite géométriquement, au centre du pays : « Lúcio Costa et Oscar Niemeyer feront (…) le modèle futuriste et utopique de la ville de demain. »

Dans ce pays sévissent les maux endémiques : la déforestation amazonienne 3 B de l’agrobusiness (boeuf-balles-bible), les évangélistes prosélytes, le trafic de drogue, la corruption, les séries télé. Mais aussi la musique et la danse (samba, bossa-nova, lambada), la littérature (Gilberto Freyre, Machado de Assis, Jorge Amado).

Suit un entretien sur les races et le Brésil avec la doctoresse en sciences politiques Isabel Lustosa, historienne et écrivaine réputée au Brésil et un autre entretien sur l’économie politique avec Claudio Frischtak, ex-professeur adjoint à l’Université de Georgetown aux États-Unis, économiste au ministère de la Santé au Brésil, consultant auprès de la Banque mondiale et président de la société Inter B. Consultoria.

Ce dernier conclut : « Nos politiques n’ont aucun sens de l’intérêt général. Et il faudra sans doute plus qu’une génération pour que cela change. En attendant, ils n’agiront que s’ils craignent pour leurs intérêts ou qu’ils se sentent menacés. Il faut donc que l’opinion maintienne sa pression ».

En moins de 100 pages, voilà brossée « l’âme du peuple » brésilien d’aujourd’hui.

Patrice Montagu-Williams, Brésil – les colères d’un géant, Éditions Nevicata Bruxelles, collection L’âme des peuples, réédition 2023, 96 pages, €9,00 e-book Kindle €6,99

Les œuvres de Patrice Montagu-Williams déjà chroniquées sur ce blog

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Amadeus de Miloš Forman

Adapté d’une pièce de théâtre de Peter Shaffer, elle-même inspirée assez librement d’une pièce de Pouchkine, écrite en 1830, le film n’est pas une biographie mais une vision romancée de Wolfgang Amadeus Mozart. Amadeus, « aimé de Dieu » (Tom Hulce), est le fil conducteur qui l’oppose dans cette fiction à Antonio Salieri (F. Murray Abraham) qui joue le démon (il a d’ailleurs un gros nez). En vrai, Salieri s’est dit responsable de la mort de Mozart mais sur le plan figuré, comme n’ayant pas accueilli dignement le génie et avoir tardé à reconnaître la nouveauté de sa musique. Ici, il raconte sur la fin de sa vie à un prêtre venu l’assister à l’hôpital (Herman Meckler) son duel avec Mozart, sa jalousie et son reniement de Dieu pour l’avoir laissé choir, lui le laborieux, au profit de cet épouvantail à la facilité déconcertante.

Reste un film long et harmonieux qui baigne dans les notes, tourné (à Prague plutôt qu’à Vienne) dans des décors d’époque et avec des personnages plus vrais que nature. L’archevêque prince de Salzbourg Hieronymus von Colloredo (Nicholas Kepros) a la suffisance d’église de son temps ; l’empereur Joseph II du Saint-empire romain germanique de Vienne (Jeffrey Jones) est moins sot que l’on pourrait penser ; le clan des « Italiens » de la cour est aussi bête et machiavélique que l’engeance des courtisans partout et en tous temps – c’est l’un d’eux qui pense que L’enlèvement au sérail a « trop de notes » ! ; le public des grandes cocottes applaudit parce que tout le monde le fait tandis que le populo du théâtre bouffon est bon public pour les farces et apparitions de La flûte enchantée. Que lui commanda en vrai Emmanuel Schikaneder (Simon Callow), grand ami franc-maçon de Mozart.

Cette « belle histoire » inventée oppose la nuit Salieri au soleil Mozart, la vieillerie à la jeunesse (ils n’avaient pourtant que 6 ans d’écart en vrai, que le film a forcé à 14), le besogneux au génie – l’aimé de Dieu au médiocre. Pourtant, c’est Salieri qui a réussi socialement et a de la fortune, pas Mozart qui jette l’argent par les fenêtres et ne pense qu’à baiser, picoler, rigoler – et composer – avec son rire idiot qui gâche un peu le film. Marié en 1782 à Constance dite Stanze (Elizabeth Berridge) malgré son père Léopold (Roy Dotrice), le couple a eu six enfants en neuf ans dont le dernier en juillet 1791. Seuls deux garçons ont survécu. On a dit du rire de Mozart, selon les témoignages par lettres, qu’il était comme « du métal rayant du verre », mais il fait tache dans l’ensemble. C’est plutôt le hennissement d’une jument en chaleur que l’expression d’une joie spontanée de cet homme-enfant. Plutôt petit, 1,62 m si l’on en croit les biographes qui ont dû le mesurer pour que cela soit aussi précis, Wolfgang était une bête de cirque, formaté depuis la prime enfance par un père aimant mais autoritaire et fusionnel à faire le singe savant devant les cours d’Europe. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été libertaire et amoureux du Figaro de Beaumarchais – interdit dans l’empire austro-hongrois -, exécrant les courtisans et les simagrées, sûr de sa perfection musicale et peu diplomate envers les Grands comme envers ses collègues. Il imposera ses Noces de Figaromalgré l’empereur et malgré la cour.

Salieri, qui s’est voué tout enfant à la musique devant Dieu à cause d’un père trop normal, terre à terre, bâfreur et ignorant, est présenté comme jaloux du jeune Mozart qui réussit tout ce que lui n’a pas pu ni su : folâtrer dans les salons avec une jeunette qui arbore les pommes de ses seins jusqu’à la naissance des tétons, arriver en retard devant l’empereur, émettre des objections à ce qu’il dit, retenir un morceau de musique en ne l’ayant entendu qu’une seule fois, écrire ses partitions comme on écrirait une lettre – en bref oser. Tout ce que la Révolution française accomplissait à la même époque, les Lumières bouleversant la société européenne aussi fort que le mouvement de mai 68. Mozart est un génie parce qu’il est vrai. Cela ne veut pas dire qu’il « s’exprime » spontanément sans jamais avoir appris : au contraire ! Depuis tout petit, il a pratiqué assidûment le piano, le violon et la musique et ce n’est qu’une fois aguerri par tous ces exercices que jouer et composer sont devenus pour lui une seconde nature, tout comme Victor Hugo parlait en alexandrins ou Chateaubriand en prose romantique.

Salieri n’a pas assisté à la mort de Mozart, pas plus qu’il n’a tenu la plume pour sa Messe de requiem, mais la dynamique de la fiction exigeait un deus ex machina – le spectre du Commandeur de Don Giovanni,l’image du père comme du Père qui rappelle la règle, et emporte dans la mort après les trois coups du Destin.

Ce film amoureux de Mozart a obtenu de nombreuses récompenses au milieu des années 1980 – et c’est mérité. Je l’ai revu avec bonheur.

DVD Amadeus, Miloš Forman, 1984 (la version director’s cut rallongée de vingt minutes en 2002 ne semble pas disponible en DVD doublage français), avec Tom Hulce, F. Murray Abraham, Milos Forman, Elizabeth Berridge, Simon Callow, Roy Dotrice – et sir Neville Marriner dirige la musique, Warner Bros entertainment 2000, 2h33, €9,89

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La malédiction de Richard Donner

Un film satanique devenu culte, dans la lignée des superstitions protestantes : et si votre fils était le diable ?

Un diplomate américain, Robert Thorn (Gregory Peck) est prévenu dans la clinique de Rome où sa femme Katherine accouche (Lee Remick) que leur bébé est mort-né. Un prêtre tout en noir, qui est là semble-t-il par hasard, l’incite à prendre pour fils un bébé orphelin qui vient de naître et dont la mère est décédée à l’accouchement ; l’enfant n’a aucun parent. Après avoir hésité, Thorn veut faire plaisir à son épouse qui désirait tant un enfant : il accepte. C’est la première des bonnes intentions qui vont paver son enfer. Accepter le mensonge n’est pas moral, c’est ainsi que le diable s’introduit dans les détails.

Nommé ambassadeur à Londres, Robert Thorn fête le cinquième anniversaire de son (faux) fils Damien dans le parc de la résidence. Tout le monde boit du champagne, avale de délicieux canapés, s’amuse. Damien comme les autres sur une aire gonflable où tous les enfants se culbutent et sautent. Soudain, la nurse de Damien l’appelle d’une fenêtre : « Damien, regarde-moi ! » Puis elle saute et se pend devant la foule médusée. C’est le premier incident diabolique d’une série qui va s’amplifiant à mesure des pouvoirs grandissants avec l’âge : la crise du gamin en allant à l’église, la fuite terrorisée des girafes, l’agressivité exacerbée des gibbons au zoo, la présence insistante d’un rottweiler qui gronde lorsqu’un étranger hostile s’approche de « son » enfant – roux comme le veulent les superstitions médiévales sur le signe de l’enfer. Chacun peut noter aussi l’étrange comportement de la nouvelle gouvernante venue d’on ne sait où (Billie Whitelaw au vague air inquiétant de David Bowie) qui n’en fait qu’à sa tête et dont Katherine n’a pas vérifié les références ni qu’elle était bien envoyée par l’agence. Katherine a d’ailleurs l’air d’une fille à papa un brin demeurée : en tout elle ne sait pas, elle n’ose pas, elle tergiverse.

Peu à peu le doute s’installe, Katherine est excédée par Damien qui ne l’aime pas et dont elle sent, au fond d’elle, qu’il n’est pas son enfant ; Robert est excédé par la gouvernante qui dit oui et fait ce qu’elle veut, impose le chien noir malgré ses ordres et chasse les autres domestiques de la maison. Un prêtre obsédé par Satan (Patrick Troughton) – et qui parle par énigmes faute de savoir s’exprimer – le rencontre plusieurs fois pour lui annoncer que son fils de 5 ans est l’Antéchrist prévu par l’Apocalypse de Jean, que sa femme est enceinte mais que Damien va tuer le fœtus pour rester le seul à disposer de l’héritage afin d’imposer son pouvoir une fois adulte, que lui Robert Thorn doit impérativement communier tous les jours pour « avoir le Christ en lui », éloigner sa femme de Damien, aller voir à Megiddo, l’ancienne Armageddon de la Bible, l’archéologue juif Carl Bugenhagen (Leo McKern) qui lui apprendra comment contrer l’Antéchrist… Thorn hésite, comme d’habitude ; il doute, il n’a pas la foi, ce qui est impardonnable en pays yankee. Il sera puni.

Sa femme est précipitée du premier étage par un Damien en petit vélo qui bouscule le guéridon sur lequel elle est montée pour arranger des plantes (futilité coupable) ; elle se brise l’humérus et fait une fausse couche. Le prêtre énigmatique qui l’avait prédit est poursuivi par une nuée dans un ciel serein et transpercé d’un paratonnerre (dérision du bouclier devenu arme). Il n’arrive cependant rien à Robert Thorn lui-même, Damien « aime » son papa par pure utilité car il doit le protéger pour lui assurer la fortune qui lui permettra le pouvoir d’agir en Antéchrist.

Un photographe de presse qui suit l’ambassadeur (David Warner) est intrigué par des rais de lumières qui impressionnent sa pellicule à chaque fois qu’il photographie quelqu’un qui va subir une mort violente : la nurse, le prêtre, lui-même. Il en parle à Thorn et enquête sur la mort du prêtre qui vivait dans un réduit entouré de pages de la Bible et de crucifix. Incité à en savoir plus après la chute de sa femme, Thorn décide de l’aider. Ils se rendent à Rome mais découvrent que l’hôpital où est né Damien a entièrement brûlé, surtout les archives mais aussi une part du personnel. Le prêtre qui a incité à l’adoption est paralysé, rendu à demi idiot par l’incendie, mais parvient à tracer au charbon de bois (une craie aurait été trop virginale…) le nom d’un cimetière.

Robert Thorn l’ambassadeur et Keith Jennings le photographe, se rendent dans le cimetière abandonné et découvrent grâce aux dates de naissance et de décès (le 6 6 6, le 6 juin à 6 h du matin, le chiffre de la Bête dans l’Apocalypse) les tombes de la mère de l’enfant. La première recèle un squelette de dragon que le spectateur n’entrevoit que trop brièvement, la seconde un squelette de bébé au crâne défoncé : on a donc tué le fils de Katherine et de Robert pour imposer Damien à sa place ! Un quarteron de rottweilers noirs diaboliques attaque les deux fouille-merde du diable et les mordent au sang. De retour à l’hôtel, Thorn apprend que sa femme, à qui il a ordonné de quitter l’hôpital et Londres sur l’heure, a été défenestrée – par quelqu’un…

Le diable s’éveille et Damien devient dangereux. Ce n’est pas un enfant mais le Mal sous apparence de chair, ce qui est dur à accepter pour un père, même adoptif, comme pour tout adulte normalement constitué. L’homme de Megiddo révèle comment éradiquer l’Antéchrist à l’aide de sept poignards (chiffre juif symbolique), sur l’autel d’une église. Il rappelle que, selon la Bible, texte chéri des Yankees, l’Antéchrist arrivera quand les Juifs seront revenus à Sion (aujourd’hui en Israël), quand l’Empire Romain sera revenu à son summum (la Communauté économique européenne constituée en 1972 et que le Royaume-Uni rejoint en 1973), ce qui ancre le film dans l’actualité et fait peur aux crédules américains (c’est le début du complotisme !).

Mais Thorn hésite, une fois de plus, il a des scrupules et de bonnes intentions. Tuer un enfant ? Tuer son propre fils aux yeux du monde ? Jennings se propose d’agir à sa place mais, ruse du diable, il subit de plein fouet un camion du bâtiment dont le frein à main a lâché comme par hasard. La vitre qu’il transportait décapite le photographe et, cette fois-ci, le spectateur peut contempler à loisir, sous plusieurs angles et au ralenti, la tête coupée qui rebondit. De quoi le préparer à la suite.

Car Thorn va rentrer à Londres pour supprimer le diable à face d’ange. Sauf qu’il en sera empêché par une suite d’obstacles sur sa route, le rottweiler, la gouvernante, les flics – et Dieu ne sauvera pas l’Amérique. La dernière image d’un sourire est la plus inquiétante. Il y aura une suite, Damien – La malédiction 2 – et même deux avec La Malédiction finale ! Et encore d’autres ensuite : autant exploiter le filon.

Ce film a fait l’objet d’un buzz maléfique pour le faire mousser : l’avion de Gregory Peck frappé par la foudre, un autre qu’aurait dû prendre l’équipe a disparu en vol, la femme du réalisateur décapitée dans un accident de voiture. La bande son elle-même diffuse les chœurs d’une messe en latin à la gloire de Satan, sous le titre d’Ave Satani… Tout est question d’audace pour faire du fric : le compositeur Jerry Goldsmith remporte pour cela l’Oscar de la meilleure musique de film en 1977. Je ne sais si l’argent est en soi diabolique mais le diable fait toujours vendre : le film a été le plus rentable de l’année à sa sortie.

  • Oscar de la Meilleure Musique pour Jerry Goldsmith en 1977.
  • Nominé comme Meilleure chanson originale (Jerry Goldsmith) aux Oscars 1977.
  • Nominé comme Meilleur Film d’Horreur à l’Académie de Science-Fiction, Fantaisie et Horreur 1977.
  • Nominé comme Meilleure actrice de second rôle (Billie Whitelaw) aux BAFTA Awards 1977.
  • Meilleure Photographie (Gilbert Taylor) à la British Society of Cinematographers 1976.
  • Nominé comme Meilleur Scénario (David Seltzer) aux Edgar Allan Poe Awards 1977.
  • Meilleur Actrice (Billie Whitelaw) aux Evening Standard British Film Awards 1978.
  • Nominé comme Meilleur Acteur Débutant (Harvey Stephens) aux Golden Globes 1977.
  • Nominé comme Meilleur Album de Bande Originale (Jerry Goldsmith) aux Grammy Awards 1977.
  • Nominé comme Meilleur scénario dramatique (David Seltzer) aux Writers Guild of America 1977.
  • Nominé comme Meilleure adaptation DVD aux DVD Exclusive Awards 2001.

 N’en jetez plus !

DVD La malédiction (The Omen), Richard Donner, 1976, avec Gregory Peck, Lee Remick, Harvey Stephens, Billie Whitelaw, David Warner, 20th Century Fox 2001, 1h46, €13.26 blu-ray €31.40 

DVD La Malédiction L’Intégrale – Coffret 6 DVD : La Malédiction, Damien, la malédiction II, La Malédiction finale, La Malédiction IV, L’éveil, La Malédiction 666, Fox Mathé Europa 2006, €34.80

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Préface aux souvenirs

Mes souvenirs ne sont pas tous écrits ni filmés car se souvenir, c’est actionner sa mémoire, sans laquelle la personnalité n’existe pas. Nombre d’images existent donc en moi sans être matérialisées. Ne vivre qu’au présent signifie rester dans l’instinct, sans morale ni sentiment. La conscience exige une vie intérieure et elle ne peut se fonder que sur les souvenirs vécus. Ils alimentent la sensibilité au-delà de la sensation pure. Chacun a sa forme privilégiée de mémoire ; la mienne est plutôt visuelle, presque architecturale. D’autres ont une mémoire plus auditive. La mémoire olfactive est pour ma part très importante, faisant remonter les images et les sentiments envers les êtres, aimés ou détestés. Mon goût pour la gastronomie vient peut-être de cette propension-là.

Je ne suis pas Marcel, encore moins Proust, mais je pense que chaque personne a quelque chose en lui de l’universel proustien. La « madeleine » (qui n’était, selon les textes alternatifs des éditions Gallimard dans La Pléiade, qu’une vulgaire tartine de pain grillé) évoque des souvenirs affectifs sublimés, des sentiments retrouvés d’un temps perdu. Nostalgie ou aliment de la création ? Chacun en fait ce qu’il veut. Marcel Proust a embelli en gâteau un morceau de pain ; pour ma part je préfère le pain nourrissant du peuple à l’illusion sucrée bourgeoise.

Le souvenir conserve les êtres aimés ; avec leurs images, leurs parfums, leurs musiques, ils restent présents durant notre vie entière. Ce pourquoi il est bon, de temps à autre, de se replonger dans les photos, les albums, les lettres et cartes postales, les cassettes ou (plus récemment) les vidéos. Ils sont les restes d’un présent enfui à jamais. Amour, amitié, admiration sont autant d’élans conservés dans la mémoire que ces objets matériels ravivent. Car rien n’est jamais perdu, mais enfoui au plus profond ; parfois, il suffit de réussir à ouvrir le tiroir… Evidemment, il faut en être conscient, le passé ainsi chanté est embelli : chacun ne garde que le meilleur, la mémoire fait office de passoire qui évacue le petit lait pour ne garder que la crème (positive ou négative). Mais n’est-ce pas cela qui forme l’utilité du souvenir ? Aider à vivre, donner un sens, apprécier la fuite du temps.

Connaître, au fond, c’est encore se souvenir : de ce qu’on a appris, de ceux qu’on a lu ou écouté, de ce qu’on a vécu. Y aurait-il savoir sans souvenirs ? Education sans réminiscence ? Une conscience et même un Moi sans la mémoire ? Le souvenir nous donne une raison d’être dans le présent pour préparer le futur : il est un trait d’union entre celui que nous étions jadis et celui que nous sommes à présent. Les bouddhistes l’appellent le karma, tout en affirmant que le « moi » n’existe pas mais n’est qu’un agrégat de souvenances et sensations dont les nuances changent sans cesse en fonction du présent. Pourquoi pas ? Mais raviver la mémoire permet au passé d’être présent ; à un certain passé mémorisé et sélectionné d’être dans un présent vécu, certes, mais interprété.

La nature n’a aucun souvenir, seulement des traces biologiques ou physiques de ses transformations. Seul l’humain, peut-être, a une mémoire consciente au présent. Elle lui permet d’interpréter le passé pour le faire servir à l’aujourd’hui et à élaborer des probabilités sur demain. Sans mémoire, un ordinateur ne sert à rien ; sans « datas », les algorithmes fonctionnent dans le vide – et « l’intelligence artificielle » ne saurait exister. Apprendre, c’est évoluer de ses expériences et erreurs, donc se souvenir.

La mémoire n’est donc pas un ressassement éternel du même mais une base de données utile à élaborer l’analyse, fût-elle morale, logique, sentimentale ou sensitive. La nature n’a pas conscience qu’elle existe, l’homme si – et peut-être (après-demain ?) l’intelligence artificielle. Bien sûr, les « artistes » tirent des violons nostalgiques sur l’enfance perdue, sur la jeunesse enfuie, sur les amours décomposées, sur ce qui aurait pu être et n’a jamais été. Mais le passé ainsi reconstitué par le souvenir est construit, embelli, recréé. Il est support à l’imaginaire, bien plus beau que le vrai. Trompeuse et inexacte, la mémoire n’est qu’humaine, tout magistrat instructeur le sait trop bien.

Mais l’illusion est support à l’élan qui, lui, est vérité, tel que Rousseau nous l’a montré. Ce pauvre orphelin éperdu de mère et « adopté » à 16 ans par une maitresse-maman qui l’initie au sexe, pleurera toute sa vie le bonheur jamais atteint ; le monde entier lui en veut, ses meilleurs « amis » ne sont que mauvaises gens qui complotent sa perte ; ses enfants sont donnés tout aussitôt à l’assistance publique… Mais quelle sensibilité pour son temps ! Quelle prescience des institutions à venir ! Quel style fluide et sensible ! Je n’aime pas la personne de Jean-Jacques mais j’aime la plupart de ses œuvres. Le musicien-écrivain-philosophe s’évade trop souvent dans l’imaginaire afin de ne pas agir ; il se fait des ennemis par crainte même que ses amis lui en veuillent ; il a peur d’aimer les enfants parce qu’il les voudrait selon l’Idéal. Donc il ne s’engage pas, il ne se construit pas, il reste à jamais inachevé, adolescent perpétuel, révolté épidermique. Ce qui est précisément pourquoi il est universel.

Le souvenir n’est pas un arrêt du temps mais une trace en mémoire, ce qui n’est pas la même chose. Jamais les êtres rencontrés ne reviendront tels qu’on les a vus ou connus. Si d’aventure nous parvenons à les retrouver (par moteur gogol et autres réseauziaux), nous sommes immanquablement déçus. Cela m’est arrivé : soit ils ne se souviennent pas de vous, soit ils n’ont pas envie de renouer un lien qui n’a plus de sens. Malgré les moments forts ou intimes vécus, c’est du passé. Chacun est désormais autre et il serait vain de vouloir régresser à celui que nous étions. Les photos figent le temps physique mais le temps moral, sentimental et sensuel passe inexorablement. La beauté du moment, la vie immédiate, les égarements des sens ne reviendront jamais. Une autre beauté, une autre vie, un autre bouquet de sensations existent mais la mémoire n’est que pour soi, les autres n’ont pas la même trace du même souvenir en eux.

J’aime avant tout suivre les êtres dans la durée, assister à leur transformation qui n’est le plus souvent, je l’ai constaté à l’envi, qu’une révélation de la personnalité en germe. Voir grandir des enfants, de tout bébé à l’âge adulte, est l’un de mes grands bonheurs dans l’existence. Surtout ceux que j’aime, mais pas seulement. Des voisins anonymes, à qui je n’ai jamais dit un mot, des inconnus qui vivent alentour. Voir comment ils épanouissent leur personne m’est une joie profonde – on ne se refait pas. La vie est un roman dont il suffit de feuilleter les pages. En garder des traces est mieux que parcourir un livre car c’est une œuvre qui n’est pas encore écrite et que l’on n’écrira peut-être jamais. Il s’agit moins de documenter son existence que de garder au vif les souvenirs qui nous constituent en tant qu’être humain : encore une fois l’amour, l’amitié, l’admiration, au détriment de tous les sentiments négatifs vécus mais volontairement oubliés ou minimisés. Il est des gens dont je retrouve le nom mais qui ne m’évoquent absolument rien alors que d’autres restent éternellement présents à mon souvenir : Florence, Nicole, Yann, Christine, Jean-Pierre, Olivier, Eliane, François, Camille, tant d’autres…

N’ayons pas peur de notre mémoire ni des traces futiles que nous conservons sous forme de photos, cartes, lettres, invitations, enregistrements – tout ce que nos héritiers jetteront sans remords. Ils forment ce que nous sommes, nous seulement. Après nous, le déluge.

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Youri Fedotoff, Le testament du Tsar

C’est un véritable roman d’aventures que nous livre ce descendant d’un Russe blanc et d’une comtesse hongroise né à Paris en 1959, arrière-petit-fils du général Hyppolite Savitsky, dernier commandant de l’armée blanche du Caucase. Honneur, panache, courage, le lecteur se retrouve dans Le prince Eric, version adulte.

Nous rencontrons dans les premières pages Michel Trepchine à 22 ans et déjà commandant. L’auteur n’aime pas parler des enfants ni vraiment des adolescents ; il préfère ses personnages adultes pour les faire jouer aux échecs. Et des échecs, il y en a, tant les réactionnaires refusent de voir que l’histoire ne régresse jamais et qu’il faut s’y adapter ou périr. C’est le destin de Michel et de Sacha que d’en montrer les deux faces. Michel est fils d’un comte exilé par erreur sur ordre du tsar Nicolas II, adopté comme filleul à la mort de son père. Un filleul est un fils choisi, couvé et éduqué comme le fait un vrai père. Le tsar a engendré un jeune Alexis hémophile et reporte sur Michel, parfaitement sain et vigoureux, les espoirs qu’il forme pour la dynastie.

Mais la révolution survient, la bolchevique, due surtout au conservatisme et aux lâchetés de l’aristocratie de cour. Elle est menée de main de maître par le stratège Lénine et par le tacticien Trotski (qui est sans conteste juif et sans attaches nationales). Michel, bien jeune et à peine sorti du Corps des pages comme son ami Sacha, s’engage dans l’armée blanche. Mais pas plus celle-ci que la précédente n’est apte à faire régner l’ordre. Il manque une volonté politique et des hommes au caractère assez affirmé pour l’incarner.

Convoqué à Irkoutsk par son tuteur conseiller de la cour, le marquis de Villeneuve, un noble périgourdin descendant de chirurgien de la Grande armée laissé en Russie par Napoléon, Michel se voit confier un précieux parchemin scellé, secrètement délivré par le tsar : son testament. Il désigne Michel Trepchine comme « régent » de l’empire, faute de Romanov qui ait des couilles. Sont adjoints à ce testament deux coffrets emplis de diamants patiemment amassés au fil des siècles, une part du fameux « trésor du tsar » jamais retrouvé.

Aidé par la princesse Tin, jeune et jolie Siamoise qui fut la compagne de Villeneuve, Michel s’évade de Russie en avion via le Tibet et rejoint, muni d’un faux passeport délivré par un parent anglais de sa famille, la Suisse (où il dépose le testament à la banque) puis Paris (où il œuvre à organiser l’émigration blanche). Il a caché les diamants en un lieu isolé du Tibet et n’en garde que trois à monter en bijou pour la princesse qui l’a aidé. Archibald Blunt, l’Anglais de l’Intelligence service, est qualifié de « saphiste », joli mot mais impropre, ne s’appliquant précisément qu’aux femmes. Il aimera Michel d’un amour jaloux, puis son fils Dimitri, avant d’errer entre plusieurs fidélités depuis Cambridge…

Michel est un cosmopolite de son siècle, parlant russe et français tout comme anglais et allemand, puis hongrois et italien, et peut-être une ou deux autres langues. Il a de la famille dans tous les pays séparés alors par des frontières, artificielles aux alliances matrimoniales des grandes dynasties aristocratiques (exclusivement blanches). Son père est russe et sa mère bavaroise, apparentée à la couronne britannique, avec un passeport suisse ; sa grand-mère est hongroise et le fils de son tuteur Villeneuve est devenu américain. C’était le melting pot libéral de l’Europe d’avant 14. Puis les nationalismes sont venus, cassant la globalisation…

Après la guerre, puis la guerre civile, Michel se marie et fait deux enfants, une fille aînée Julie et un fils cadet Dimitri. Il se découvre un autre fils, Nicolas, conçu avec la princesse Tin lorsqu’ils fuyaient de concert par-dessus l’Himalaya, une épopée rocambolesque aux commandes d’un Bréguet biplan. Michel avant 1940 est un homme comblé : père, époux, riche, actif, entouré. Il souffre cependant de l’exil. La Russie devient pour lui comme un Graal, le poussant à des plans extravagants. Les Russes ont comme les Anglais, dit l’auteur, « cette étrange schizophrénie dans laquelle se côto[ie] une intelligence pratique et la faculté de lâcher prise dans des exubérances parfois très excentriques » p.290.

Son ami d’enfance Sacha Boulganov, prince russe, est passé du côté bolchevique en raison des idées modernes de la philosophie occidentale sur l’égalité et le matérialisme comme de sa déception du milieu aristocrate incapable. Mais la pratique paranoïaque de Staline ne tarde pas à le faire déchanter. Il ne doit qu’à l’amitié du vulgaire et obtus Vorochilov de n’être pas emporté dans les « procès » pour trotskisme ou trahison et il s’exile en Sibérie, dans le village même des Samoyèdes (ou Nénètses que l’auteur semble confondre avec le village savoyard de Samoëns), où Michel a passé son enfance à cause de l’oukase d’exil de son père. C’est là que l’enfant au prénom d’archange a vu de près un tigre blanc, venu lui flairer le visage en le regardant droit dans les yeux. Le fauve ne l’a pas croqué et Michel est désormais surnommé par ceux qui l’admirent « le tigre de Sibérie ». Les chamanes y ont vu un signe d’élection.

L’inique traité de Versailles, imposé par les puissances victorieuses de la Première guerre mondiale, a redécoupé l’Europe en pays artificiels où les nationalités sont souvent irrédentistes. Ce placage abstrait sur la réalité humaine va engendrer inévitablement la Seconde guerre mondiale, chacun des pays monte aux extrêmes de la passion et appelle un dictateur exécutif. Ce chaos va-t-il permettre de rétablir l’ordre divin en sainte Russie ? Michel est loyal et volontaire, mais que peut-il contre les forces sociales du destin, les intérêts commerciaux yankees et le machiavélisme bolchevique ?

Le progrès technique emporte toute valeur morale et précipite l’efficacité avec l’avènement du type humain du Travailleur selon Ernst Jünger, le rouage sans âme de la Technique ; les anciennes pulsions libérales et humanistes, d’essence aristocratiques, sont balayées, engendrant les millions de morts des deux guerres mondiales et un chaos planétaire dont nous ne sommes pas encore sortis. Le monde matériel change trop vite pour que les humains adaptent leur mental ; ils n’ont pour réponse que la crispation intransigeante sur les idées d’hier et la violence jusqu’au massacre pour imposer leur droit. Seule peut-être la musique, dont l’épouse de Michel est experte, exprime la part des anges de l’humanité terrestre malgré la « médiocrité puérile des hommes » p.327 selon le chef d’orchestre Karvangler, une chimère de Karajan et de Furtwängler.

Ce beau roman d’aventures emporte et donne à réviser l’histoire tragique du XXe siècle. Il est parsemé de remarques fort justes sur la politique et les hommes, le régime de monarchie constitutionnelle et la démocratie, l’antisémitisme et le capitalisme libéral, le couple et les fils, le nazisme et le communisme. Il nous apparaît bien souvent la sagesse même parce que l’auteur, comme nous, connait la suite : l’histoire du passé se reconstitue aisément, celle du futur est plus aléatoire…

L’auteur laisse entendre que ce « testament du Tsar » pourrait être vrai, selon ce que lui a confié en 2004 son père en exil. Mais que nous importe ? Pas plus qu’un Bourbon ne règnera sans doute sur la France, un Romanov ne remontera désormais sur le trône de la Russie. Reste une aventure épique dans la lignée morale des scouts devenus aujourd’hui pères et grands-pères.

Le sous-titre du roman laisse entrevoir une suite, la période après 1945 étant à la fois plus délicate et plus proche, dédiée aux fils.

Youri Fedotoff, Le testament du Tsar – Chaos 1917-1945, 2019, Y&O éditions, 418 pages, €23.00 e-book Kindle €9.99

Le site de l’auteur

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Une petite histoire de l’opéra…

Ils sont six dans une bande de Normands. Ils revivifient la « grande » musique sous couvert du jazz. Ils usent de nombreux instruments incongrus tels qu’accordéon, balafon, banjo, batterie, boite à rythme, clarinette, cornemuse, cymbalum, glockenspiel, guimbarde, guitare, marimba, piano et piano « séparé », saxophone, soubassophone, trombone, tuba, vibraphone – sans parler de la Voix. Elle est celle de Tineke Van Ingelhem, soprano.

Leur projet ? Composer des morceaux inspirés de morceaux d’opéras : la toccata de l’Orfeo de Monteverdi, la Habanera de Bizet, Tristan de Wagner. Ils sont drôles, inventifs, joyeux. L’opéra se réinvente comme aux beaux jours du XIXe siècle où il était fredonné dans les rues.

Laurent Dehors est le directeur artistique et explore dans cet opus 2 ce qu’il avait débuté dans l’opus 1. Une histoire et ses cassures, une composition et un décalage. Une image renversante de l’opéra trop sérieux.

« Tous dehors » est le nom du groupe et la région Normandie le soutient, tout comme le Ministère. On se demande ce que deviendrait « l’Art » sans l’Etat en France…

L’album est sorti hier 20 septembre, après un concert de lancement le 18. A Paris.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Tous Dehors, Une petite histoire de l’opéra opus 2, 2019, €13.99

Tous Dehors, Une petite histoire de l’opéra opus 1, 2011, (indisponible pour le moment)

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Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer

Ce roman va plonger le lecteur dans l’univers initié des croyants de Wagner et le grand amour qui naît des passions remuées par la Tétralogie à Bayreuth. Il est cependant trop court, trop autobiographique, écrit au trop plat temps présent, pour véritablement décoller. En reste un drame romantique de la fin des années 1970 qui accroche le cœur comme l’âme.

Une femme qui dit « je » raconte son expérience première du festival de Bayreuth en 1978. Longtemps, elle avait aimé Wagner. A 4 ans déjà, sur les genoux de son grand-père, adorateur du Maître, elle sentait que musique et amour étaient à l’unisson. Elle s’est donc fait une fête de vivre parmi l’élite des amants de la musique totale, dont Nietzsche disait qu’il était difficile de se déprendre (lui l’a fait).

Bayreuth en festival, ce sont des journées entières d’opéra sans presque aucune pause, un bain de musique et de lumières, des acteurs pris par leur rôle et le mythe, en arrière-plan, qui remue l’or et l’amour, la passion et le tragique. Patrice Chéreau officiait cette année-là.

Parmi les spectateurs, des gens connus et, parmi eux, des relations et des amis de la narratrice. Un chef d’orchestre (le Jean-Claude Casadeus qui a écrit une très courte préface ?), un « écrivain-célèbre » de la gauche presque au pouvoir, géant boulimique de mots, de bouffe et de femmes (le Jean-Pierre Angrémy alias Pierre-Jean Remy, auteur de la Floria Tosca citée, qui a aujourd’hui disparu des radars littéraires ?). Je n’ai lu de lui que le prix du roman de l’Académie française pour Une ville Immortelle, un imaginaire de Florence, mais cela ne m’a pas laissé un souvenir impérissable : ne comptant pas le relire, je l’ai très vite donné.

L’auteur égrène ses souvenirs et romance probablement ses sentiments. Il est dommage qu’elle ne viole pas la réalité jusqu’à l’imaginaire en étoffant et développant les personnages pour en faire des mythes. L’ogre aurait été apprécié pour « Jean-Pierre ». Elle est retenue par la posture du « je » qui inhibe son élan. Qu’aurait été ce roman si elle avait créé « elle » et accouché d’une personne qui lui ressemble, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ? Elle aurait conté au passé simple, ce temps allègre et romanesque, ou au passé composé teinté de mélancolie au lieu de la platitude du temps présent qui est le pire de la mode. Cela aurait libéré son écriture et fait du quasi récit un vrai roman. A ne savoir choisir entre raconter sa vie ou inventer un monde, l’auteur se colle un handicap et livre une œuvre bancale, trop courte, inaboutie.

Que de belles pages, pourtant, dans ce livre ! Le début est un peu lent, la première phrase ne commence déjà qu’à la page 15, et la trivialité de cacher les billets pour Bayreuth sous la boite à œufs du frigidaire paraît incongrue. Puis la musique s’élève, le roman se construit comme une partition musicale ; elle enveloppe la narratrice comme le paysage, et l’écriture s’envole, lyrique. La passion naît de petites choses engluées dans la grande, les sentiments remués comme la mer par les vagues. Bayreuth est un bain de jouvence, un culte orgiaque à l’opéra – auquel je n’ai jamais assisté mais que l’auteur rend suffisamment bien pour que l’on puisse croire en être.

Le titre, énigmatique, est tiré d’une œuvre de jeunesse de Richard Wagner. Il dit le grand amour impossible, le fusionnel des jumeaux Siegmund et Sieglinde, le conflit entre l’amour et la puissance pour Siegfried et Brunhilde, les facettes de la personnalité irréconciliables en même temps. Tout amour est contingent, mené par la passion, elle-même attisée par l’illusion lyrique dont la musique séductrice de Wagner amplifie les effets. « Je me complais dans cette confusion douce-amère : le baiser de Jean-Pierre au cœur de la forêt et celui de Siegfried sur son rocher entouré de flammes » p.119.

Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer, 2019, éditions L’Harmattan collection Amarante, 143 pages, €15.50

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Conte d’été d Eric Rohmer

Tout commence le 17 juillet et se termine le 4 août ; le film est rythmé par des inserts de dates comme si le temps des vacances s’égrenait, inexorable. Gaspard (Melvil Poupaud) sort d’une maîtrise de mathématiques à Rennes, un peu perdu et guitariste amateur. Il débarque seul de la vedette sur la Rance et s’installe dans la maison d’un « ami » (les fils de bourgeois ont toujours beaucoup d’« amis »). Durant deux jours, il déambule, solitaire, sur la plage, au bord de la mer. II n’a pas de problème d’argent, ne fait rien, il attend.

Un soir qu’il va manger une crêpe et avaler un bol de cidre comme le veut la mode, la serveuse Margot (Amanda Langlet), est touchée par sa fragilité et sa solitude. Elle le revoit sur la plage où il va se baigner, pâle et mince, le torse lisse sans muscle apparent, et l’interpelle. Il fait plus juvénile que son âge et son instinct maternel qui commence à la travailler en est remué. Ils sympathisent et elle s’installe dans le rôle de confidente, une « amie » non amoureuse.

Gaspard attend Léna (Aurélia Nolin) qui a promis de le rejoindre « vers Saint-Lunaire » (nom évocateur !) vers la fin juillet. Elle est partie en Espagne avec sa sœur et le copain de celle-ci. Mais elle n’arrive pas, n’écrit pas, ne téléphone pas. Gaspard s’en croit amoureux mais elle ? Lorsqu’elle apparaît enfin, c’est une virago contente d’elle-même tenant par-dessus tout à sa liberté personnelle qui se révèle. Elle n’aime que les garçons soumis, pas ceux qui souhaitent imposer quoi que ce soit, même par négociation réciproque. Gaspard est fort en math mais nul en sentiments. Il laisse « le hasard » choisir, c’est-à-dire la loi des grands nombres et la provocation des circonstances.

Margot, ethnologue des marins bretons qui attend son petit ami archéologue parti à l’étranger, le traîne en discothèque un soir. Une Solène décidée (Gwenaëlle Simon) n’a d’yeux que pour lui, séduite par son côté pâle ténébreux. Elle n’apprécie pourtant que les sportifs musclés, selon les deux petit-amis successifs qu’elle « largue » en une semaine. Solène le mène en bateau avec son oncle, mais refuse de coucher « la première fois ». Il n’y aura pas de seconde fois intime car Léna qui refuse l’ENA, saute sur Gaspard alors qu’il erre à bicyclette, lunaire à Saint-Lunaire.

Le voilà, lui le solitaire, avec trois filles pour l’été. Il a promis à chacune « d’aller à Ouessant » avec elle, sorte de mirage et de bout du monde pour « se trouver », mais aucune n’ira, car il ne sait pas choisir, donc accomplir. Il ne veut pas quitter Léna, intello égocentrée qui ne l’aime pas, ni Solène qui préfère de plus virils et déterminés. Il ne voit pas que Margot commence à tomber amoureuse de lui, bien qu’il « se sente bien avec elle » et elle avec lui. Il a composé une chanson de marin à la guitare pour Léna mais la donne à Solène qui ne la mérite pas, juste parce qu’elle est là. Alors que Margot fait sa thèse sur les chants de marins et qu’elle aurait probablement aimé en être destinataire.

Gaspard est un étrange jeune homme, matheux qui préfère la musique, amoureux qui ne sait pas dire non, breton qui ne connait rien à la Bretagne. Il « ne fait pas le poids » auprès de Léna, selon les cousins, et Léna est très sensible à l’opinion des cousins. Eux ont laissé le grattage de guitare pour faire des études de commerce et voient d’un mauvais œil la bohème prolongé de l’adolescent taciturne, homme sans qualités. Lui ne voit rien : ni le faux « amour » de la fille intello, ni l’attrait purement sexuel de la fille pour l’été qui lui tâte sans cesse la poitrine, ni la tendresse qui naît de l’adéquation des tempéraments avec Margot. Seul le hasard le sauvera, les coups de fil qui se succèdent un après-midi en accéléré se terminant par la proposition d’un « ami » de le mettre en relation avec un vendeur de magnétophone d’occasion huit pistes pour « sa musique » – à condition de faire affaire loin de Dinard et dès le lendemain. Gaspard n’a pas à choisir, il se défile, trop heureux, laissant la construction de sa maturité en suspens.

Le film a du charme et Melvil Poupaud, à 23 ans, de la présence. Il réussit à en faire une absence en distillant avec une diction nette des sentences définitives et contradictoires que l’on sent écrites. Il apparaît extérieur à son enveloppe de banale endive qu’il vêt d’une collection de tee-shirts à col en V uniquement dans les noir, blanc et gris, surmontée d’une touffe de boucles dans tous les sens. Il craint les groupes car il a peur de s’y perdre, de prendre un masque qui n’est pas lui mais un peu quand même, imposé. D’ailleurs il le dit : « je suis transparent, je n’existe pas » – et le spectateur tend à le croire. Au fond, la plus vraie et la plus vivante est bien Margot (29 ans), la seule fille avec laquelle Gaspard ne se croit pas obligé de jouer le rôle du sexuellement actif en tâtant les seins et embrassant la bouche, croyant que c’est ce qu’elles veulent toutes ou que c’est le masque obligatoire de l’ado mâle normal.

Les mots ne sont pas les actes et, si les adolescents s’en grisent, ils en sortent malheureux. Les familles en vacances alentour, les couples qui se promènent et les enfants qui se baignent, forment un contraste éclatant entre la vraie vie et la vie rêvée, entre la maturité adulte et l’illusion jeune. Gaspard n’est pas aimable, il est touchant ; il n’est pas beau, il est inachevé. Le parfait croisement de l’étudiant matheux qui se croit musicien, du futur fonctionnaire qui se voit en poète. En bref un bobo des années 1990.

DVD Conte d’été, Eric Rohmer, 1996, Potemkine films 2018, 1h43, €12.97

DVD Contes des quatre saisons, coffret Eric Rohmer, Potemkine films 2013, standard €34.90 blu-ray 49.99

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Largo Winch de Jérôme Salle

Un bon film d’aventures à la gloire des affaires, tourné juste avant le krach retentissant de 2008 qui fait encore des vagues. Il est tiré des seize volumes de la bande dessinée inventée par Jean Van Hamme au début des années 1980 avant Thorgal et dessinée par Philippe Francq.

Nerio Winch, « métèque » parti de rien, a réussi à bâtir un conglomérat mondial. De double nationalité suisse et américaine, il a établi son siège social à Hong Kong « parce que la Chine lui promettait un grand développement ». Le spectateur trouve ici l’acmé du mondialisme sans scrupules, le pur intérêt privé allant là où les profits allèchent, sans aucun lien personnel. Ce monde, qui disparait dans l’hubris affairiste et la concurrence féroce des nationalismes qui ressurgissent, est une curiosité. Le scénariste introduit des passions humaines shakespeariennes dans le monde froid de l’économie.

Car Nerio (Miki Manojlovic), qui croque une pomme vespérale sur le pont de son yacht ancré dans les eaux de l’île Victoria à Hong Kong, se penche sur un bruit d’eau qui provient de la mer. Il est happé par un plongeur tout en noir qui le noie tout simplement. Il est déclaré mort par accident. Qui va capter son empire ? La belle et glacée Ann Fergusson (Kristin Scott Thomas) aux crocs aiguisés et à la volonté de fer ? L’ex-trafiquant d’armes Mikhaïl Korsky (Karel Roden), épave camée, alcoolisée et pas rasée à la Houellebecq ?

Coup de théâtre : un fils est révélé. Adopté mais réel, élevé en secret en Croatie puis en Suisse, probablement aimé mais devenu routard chic au Brésil après sa rébellion ado contre son « père ». Le garçon se prénomme Largo, terme venu de nulle part mais qui a été fortement donné aux petits garçons après la sortie du film. Un prénom de crise ? Une façon bobo d’exorciser la mauvaise fortune ? L’acteur qui joue le jeune homme de 26 ans, Tomer Gazit, en a 33 ans au tournage. Il représente la quintessence du cosmopolitisme façon XXe siècle : né en Allemagne de parents juifs israéliens mais élevé en France dès 9 ans, il aurait des grands-parents biélorusses et lituaniens côté paternel et yéménites côté maternel. Rien de bien grave à titre personnel, mais une charge symbolique forte dans le film. Emacié et peu émotif il va, comme poussé par les circonstances, ballotté par les affaires.

La performance de casting a été de découvrir des acteurs crédibles pour jouer Largo bébé, enfant puis adolescent. Jake Vella, Kerian Mayan, Benjamin Siksou ressemblent tous à un Tomer Sisley à 1 an, 11 ans, 20 ans.

Tandis qu’il se fait tatouer un scorpion sur l’épaule par un Chinois du Brésil pour se rendre « invincible » (sic !) il entend une femelle se faire violenter par de gros mâles flics. Il vole à son secours et à coup de krav maga les met en fuite ; il s’échappe torse nu sur une moto avec la blonde (Mélanie Thierry), ce qui donne une course poursuite haletante dans les favelas. La fille se révélera une pute au sens capitaliste, une fille de haut vol qui loue son sexe sans affect pour de l’argent, beaucoup d’argent, n’hésitant pas à jouer les agents doubles et même triples si elle peut gagner de tous les côtés. En bref après la baise (évidemment torride mais surjouée), le bel étalon endormi est piqué par l’hétaïre et se retrouve serré par les flics à côté de deux paquets de cannabis bien épais. Il est condamné à 50 ans de prison. Exit donc l’héritier, même s’il ne sait pas que son père adoptif vient de mourir.

Mais il a appris à se débrouiller seul. Il joue donc au camé et maîtrise sans problème les deux geôliers qui viennent le tirer de sa cellule ; il les y enferme et va récupérer son passeport chez le chef… où il trouve Freddy, le garde du corps de son père qu’il connait bien et qui l’a tiré de mauvais pas, adolescent. Freddy (Gilbert Melki) a posé un paquet de dollars pour acheter sa libération mais Largo n’en a pas besoin ; il assomme le chef, empoche les dollars et saute dans un 4×4 avant de défoncer les voitures et motos de flics qui peuplent la cour (« c’est ma méthode ») puis la porte de la prison.

Le spectateur en aura dès lors pour tous ses yeux : si la psychologie est sommaire et les expressions d’acteurs réduites au minimum, les scènes d’action sont réussies, rythmées par une musique adaptée comme dans James Bond. Trahisons et finance font bon ménage, l’intelligence consistera à les contrecarrer, mais surtout le culot comme au poker (dont l’acteur Tomer est un adepte fini).

L’héritier aura du mal à se faire reconnaître des grosses têtes qui composent son Conseil d’administration – mais il possède 65% des parts dans une Ansalt du Lichtenstein (trust privé très utilisé pour l’évasion fiscale) qui évite les droits de succession car les titres sont au porteur. Mais lorsqu’il faut les produire, tout est bon pour pister l’héritier qui sait et mettre la main sur les papiers… Largo s’abouche avec Korsky, Freddy joue les traîtres, Fergusson ordonne et contrôle – jusqu’à l’assemblée générale du groupe où tous les coups tordus se révèlent aux actionnaires ravis.

DVD Largo Winch, Jérôme Salle, 2008, avec Tomer Sisley, Kristin Scott Thomas, Miki Manojlovic, Mélanie Thierry, Gilbert Melki, Karel Roden, Steven Waddington, Anne Consigny, Radivoje Bukvic, Nicolas Vaude, Benjamin Siksou, Kerian Mayan, Jake Vella, Wild Side vidéo 2009, 1h44, standard €4.70, blu-ray €11.94

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Nick Hornby, Haute fidélité

La fidélité n’est pas son fort à Rob, 35 ans, qui vient de se voir largué par sa dernière copine Laura. C’est qu’il est un ado attardé qui veut garder « toutes les possibilités ouvertes » à sa vie, sans prendre la voie d’une seule fille ni du couple avec enfants. Ce pourquoi il a interrompu ses études, toujours à cause d’une rupture sentimentale, et qu’il est propriétaire d’un magasin de disques dans un quartier isolé plutôt minable, qu’il tente de maintenir à flot. Ses deux aides, employés à plein-temps mais payés à mi-temps, sont comme lui des attardés, fans de musique d’hier – de leurs années de jeunesse envolée.

Il faudra peut-être un jour entreprendre l’analyse sociologique des années soixante en Angleterre où « la musique » (rock, pop, folk et variantes) a obsédé les adolescents mâles d’une façon vécue nulle part ailleurs. Toutes leurs émotions passaient par la musique ; ils ne tombaient amoureux que sur un air ou selon les paroles de chansons ; ils étaient mélancoliques parce c’était ce qui marchait le mieux en chanson ; ils ne pensaient pas la mort parce qu’il y a très peu de chanson sur la mort. « Peut-être donc que ce que j’ai dit, sur le fait qu’à force d’écouter trop de disques on fout sa vie en l’air… peut-être qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, finalement » (Seize). A suivre les monologues du personnage, on le conçoit.

Rob est de ce type, discutant sans fin sur ses « cinq titres préférés » avec ses compères ratés, passant régulièrement sa collection de disques vinyles à l’expérience des rangements (ordre alphabétique puis date de parution, puis date d’achat). Puéril, velléitaire et de mauvaise foi, il s’enkyste dans le rôle de loser sans jamais se sentir une quelconque responsabilité à ce qui lui arrive. Bande-t-il ? Ne bande-t-il pas ? Est-ce à bon escient ? Faut-il perforer au marteau-pilon comme Ian, le voisin du dessus qui lui a raflé Laura ? Faut-il la jouer amusant, joyeux, tendre ? Rob est un peu chacun de nous – les mâles – avec le décentrement de ce pays étranger et à cette date désormais révolue. Son égocentrisme affligé est dépeint avec cet humour anglais fait d’absurde et de dérision qui nous échappe parfois, mais qui est délicieux lorsque nous parvenons à y pénétrer.

Le chapitre Un où il relate ses « cinq ruptures inoubliables » à 12 ans, 13 ans, 15 ans, 19 ans et 26 ans est émouvant ; tout comme le chapitre Dix hilarant sur sa propension au « fiasco ». « On est parvenu à l’adolescence, on s’est arrêté net ; on a tracé la carte à ce moment-là, et les frontières n’ont pas bougé d’un poil depuis » (Treize). Mais, à 35 ans, n’est-il pas temps d’en sortir ? Ses copains d’école y sont parvenus, pourquoi pas lui ? « La différence entre ces gens-là et moi, c’est qu’ils ont fait leurs études et pas moi (ils n’ont pas rompu avec Charlie, moi si). Résultat : ils ont des boulots intelligents et moi un boulot idiot, ils sont riches et moi pauvre, ils ont confiance en eux-mêmes et moi je suis inconséquent, ils ne fument pas et moi si, ils ont des opinions et moi des listes » (Vingt et un).

Rob s’en sortira grâce à une fille – à Laura avec qui il renoue. Elle saura le prendre et le valoriser ; elle le tirera de la complaisance morose où il se plaisait. L’auteur, professeur à Cambridge et journaliste, a 38 ans lorsqu’il publie ce roman. Il y livre une bonne part de sa propre expérience de la vie.

Nick Hornby, Haute fidélité (High Fidelity), 1995, 10-18 2010, 320 pages, €7.50 e-book Kindle €8.99

Un autre roman de Nick Hornby chroniqué sur ce blog

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Pascal Quignard, Les ombres errantes

Ni essai, ni roman, ce texte fait de morceaux ciselés comme des « citations » pour la postérité, évoque les bienfaits de l’ombre contre la logique et la modernité, la mort toujours au bout de chaque vie, l’oubli vite venu des personnages qui se croient grands, le passé qui ne passe pas et s’impose – sans oublier les abîmes de l’écrivain qui se sent au bout d’un fil.

Les quelques trente premières pages sont assez laborieuses et déconcertent, on saute du chevalier Le Cerf qui sévissait en 1618 à Wen Bigu dans le Jin Ping Mei et au bombardement de Pearl Harbor avant de retrouver la vie de Rancé puis la légende de saint Brice… Enfin vient « le dernier roi des Romains », qui a beaucoup plus aux incultes qui découvraient la Gaule après les barbares et a valu le prix Goncourt à l’auteur en 2002. Syagrius fut vaincu par Clovis, dont le nom signifie Louis mais qui s’appelait Chlodovecchus. Evidemment, Chlodo fait moins chic que Louis.

Et la littérature dans tout ça ? Point de récit ni de héros mais le temps qui réfléchit sur l’auteur dont la mémoire submerge la plume. C’est érudit, cultivé, précisément tracé. Mais aussi indocile à tout ordre formel et obsédé du jadis. Le chemin est vite dit : « lire c’est errer » et le lecteur est invité à l’errance. Le charme de la petite musique finit par opérer, surtout lorsque les chapitres deviennent plus longs que des aphorismes, ce qui survient à peu près vers la moitié.

Pascal Quignard est un écrivain, mais la liste de ses 39 livres publiés avant celui-ci depuis 1969 laisse rêveur. Est-ce une œuvre ou une dispersion au gré de la plume au vent ?

Pascal Quignard, Les ombres errantes – Le dernier royaume, tome 1, 2002, Folio 2004, 208 pages, €6.60

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Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour

Dédié « à maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte », ce premier Delteil est un roman des années folles. Publié en 1922, il a la fraîcheur de neuf ; le romancier monte du Midi à Paris et fait chanter la langue. La profusion des adjectifs n’en fait pas un maître d’écriture mais donne un ton ; Delteil est une musique avant un récit, le baroque en littérature.

Car son livre est un conte où l’exotisme joue le rôle de décentrement exigé par le propos. La Sibérie est immense, sauvage, contrastée et sensuelle. Ludmilla nait au bord du fleuve Amour, qui va l’emporter sa vie durant. Amour consommé avec son frère cadet Octomir dès que le garçon atteint l’âge de puberté ; peut-être initié avant par le pêcheur qui la ramène dans es filets lorsqu’elle a 8 ans et que sa barque chavire. « A quinze ans, Ludmilla est une fille en fleurs au bord du fleuve Amour. (…) Dans une robe courte en toile de Vladivostok, elle cultive un corps moderne qui se compose d’un ventre pubère et sans reproche, de jambes sûres, et d’une poitrine avec ses attributs » chap. III. Ludmilla est la Nature faite femme, une énergie en marche nommée à la tête d’un régiment de femmes dans l’armée du tsar après avoir été enlevée par un officier et chargeant les bolcheviks rouges de leur avenir « les cheveux au vent et les seins nus » chap. IV.

Toute l’armée ennemie en est amoureuse, dont deux jouvenceaux, officiers rouges nommés Boris et Nicolas. Ils se sont connus au collège et s’aiment, « plus tendres que deux frères » chap. IV, presque amants bien qu’ils aient sacrifié leur virginité dès 13 ans le même jour à la même femme. « Nicolas paraissait plus jeune, et né bâtard de quelque juive incirconcise et d’un beau marchand anglais de passage dans le gouvernement du Kouban. (…) Il avait retroussé sa chemise sur sa gorge lactée. Dans l’entrebâillement de l’étoffe, pointait un bouton mamellaire pareil à un clou de girofle. Boris se leva (…) Alors, délicatement, il se pencha sur l’épaule blanche, et il posa un baiser compliqué sur la nuque ingénue » chap. IV.

Tous deux, roses et blonds, frais et souples, vont tomber amoureux de la même Ludmilla, déserter les bolcheviks pour la rejoindre à Shanghai et la baiser. Jeunes et cruels, ils n’hésiteront pas à mettre le nom du consul américain qui bouffonne auprès de Ludmilla sur un ordre en blanc pour le faire fusiller au nom du commissaire politique bolchevik.

Après quelques visites de bordels sensuels où des Nègres d’Afrique à poil se font fustiger par un Céleste en costume de collège anglais tandis qu’un enfant nu leur injecte quelques drogue aphrodisiaque, Ludmilla désire retrouver son village du fleuve Amour. Mais Ludmilla choisit – et c’est la tragédie. Nicolas est jaloux, puis Boris ; Nicolas manque de mourir de scorbut, Boris d’être fusillé pour avoir jeté dehors deux soldats bolcheviks qui torturaient son ami. Nicola, remis, passe la journée en barque sur le fleuve avec son amoureuse. Boris, frustré, lutine le jeune télégraphiste de 14 ans en uniforme bleu marine si joli à son teint pâle que Ludmilla a sauvé de l’ataman Semenoff, aide de camp de l’amiral Koltchak, tandis qu’il jouait à jeter des enfants aux requins sur le pont du bateau qui le sauvait des rouges. La belle a léché l’eau de pluie qui avait coulé dans le nombril du jeune garçon avant de le chevaucher plusieurs fois. Boris, jaloux de tous étrangle le télégraphiste. Tant de beauté fragile lui rappelle Ludmilla, ou Nicolas. Laissant la sauvagerie monter en lui en cette époque de tous les possibles, où se révolutionnent les mœurs alors que craquent toutes la barrières traditionnelles, Boris agit en jeune Semenoff mu par sa seule énergie sans barrière, vouée à son bon plaisir ; il jette le cadavre de l’enfant dans une fosse où un ours est pris au piège.

Mais Ludmilla et Nicolas sont toujours ensemble, cela le torture et ne peut durer ; il faut qu’il la possède à nouveau, que son ami alterne avec lui dans les mêmes bras. C’est la tragédie de l’amour d’être unique, ce que n’est pas le plaisir. Le terme « amour » en français est trop ambigu, absolu, englobant sexe, affection et dévouement dans un même mot. Tant qu’il y avait plaisir, les deux amis-frères partageaient ; lorsqu’il n’y a que l’amour, il faut choisir – donc déchirer leur fraternelle amitié. Boris tue Nicolas, qui accepte le destin.

En voyant son cadavre passer sur les eaux du haut d’un pont, Ludmilla tue Boris. Mais l’Amour coule toujours : immuable, naturel, indompté.

Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour, 1922, Grasset Les cahiers rouges 2002, 140 pages, €7.90 e-book Kindle €5.49

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Matisse

Un vieil ami aujourd’hui décédé, une exposition, des livres m’ont fait redécouvrir l’œuvre peinte. Matisse est un peintre que j’aime parce qu’il peint le bonheur. Bonheur de vivre : luxe, musique, danse, harmonie – tous ces titres d’œuvres qui font état du bouillonnement vital et de la joie de peindre. Bonheur de créer, de remuer le fond sensuel des hommes, de réconcilier l’humain avec la nature dont il est issu, par le biais du regard. La couleur n’est qu’une sensation et c’est dans la lumière que la sensation est la plus forte. D’où l’attirance de Matisse pour le sud : la Corse, le Maroc, Tahiti, Nice. Le sud où l’on sait vivre, nu ou presque sans contraintes et baigné de lumière.

Bonheur de l’urgence, comme un élan vital qui court dans sa peinture. Le « dépêche-toi » d’un tard-venu à l’art de peindre, la puissance virile d’un vieux sensuel qui aime les femmes et les couleurs. Urgence qui se ressent par le regard qui glisse et papillonne d’un coin à l’autre de ses toiles colorées au relief écrasé comme sur les tapisseries. Urgence des couleurs vives qui se choquent et se changent sans cesse. « On n’a jamais fini » : ni d’aimer, ni de créer, ni de survivre. La vie, comme la lumière du jour, éternellement se recommence. C’est ce que doit traduire la peinture.

Matisse a eu une très vive perception du Maroc, de cette lumière bleue du ciel qui envahit tout. Tanger : Paysage vu d’une fenêtre. Ce qui est vivant est jaune et rouge : le vase, les fleurs, les gens sur la place où se réverbère le soleil. Le vivant baigne dans la lumière qui est bleue ou verte selon qu’elle est du ciel ou du végétal. Zohra, le Rifain, présentent le même contraste. Les poissons qui sont vivants sont rouges et roses, de même que les parures humaines : les broderies, les babouches. Les vêtements prennent la couleur du bain lumineux par osmose. Les êtres sont intégrés dans leur environnement, ils font corps avec lui, ils y sont heureux comme des poissons dans l’eau.

Une atmosphère déjà ressentie en Europe l’année d’avant, avant cette Grande guerre qui annihilera pour longtemps le bonheur, le sentiment que l’on peut s’épanouir dans un monde en paix, créé pour l’homme. Matisse est un peintre « d’avant » la guerre, d’un âge d’or qui nous paraît, aujourd’hui désirable et lointain. La conversation nage dans le bleu, l’homme debout, rigide et prêt à l’action (n’importe laquelle) parle à la femme assise qui attend (et laisse peut-être mûrir en elle un bébé). Par la fenêtre s’étend le jardin du monde, décors et terrain de jeu pour Adam et Eve 1911.

Le monde est un paradis. Matisse l’avait peint ces mêmes années : la Danse, la Musique, les Joueurs de boules. Des humains nus et lumineux s’ébattent dans un décor éthéré, simple figuration colorée comme une atmosphère ou un bain. Poissons rouges ou roses dans un bocal vert et bleu, les humains sont tels que la nature les fait, ils nagent et jouent, ils sont heureux.

Les intérieurs sont traités comme des tapisseries où tous les détails sont sur le même plan, les humains dans leur aquarium intérieur. Les poissons rouges ressemblent à La famille du peintre et à La desserte rouge. Les personnages baignent dans leur bain coloré, ils y nagent.

Matisse veut « donner à une surface très limitée l’idée d’immensité. » Sa pensée sait capter librement les formes, sans imiter, libéré de tout académisme. Il a l’intelligence de son exaltation, la maîtrise de son euphorie. Il travaille sa toile comme une femme, longuement, patiemment, brassant et grattant en rythme pour faire monter peu à peu la grande jouissance de la création. Orgasme des couleurs dans un tourbillon de formes. L’amour est communion ; il participe au mouvement de la nature et de la vie.

Xavier Girard, Matisse une splendeur inouïe, Découvertes Gallimard 2008, 176 pages, €6.54

Volkmar Essers, BA Matisse, Tashen Basic Art 2016, 95 pages, €10

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La femme infidèle de Claude Chabrol

Nous sommes à l’ère de la bourgeoisie triomphante, chérie de Claude Chabrol par fascination-répulsion, juste avant la première « crise » du pétrole qui allait précipiter tout ce beau monde dans les mutations accélérées de l’économie. Charles (comme Bovary) est marié depuis onze ans à Hélène (comme celle de Troie) et ils ont un fils de 10 ans, Michel (comme l’archange).

Michel Bouquet interprète Charles, un directeur de cabinet d’assurances parisien prospère, propriétaire d’une vaste demeure dans un grand parc en Yvelines ; il est d’apparence droit et posé, mais dans les faits opaque et contradictoire, à la fois glacial de manières mais émotif au plus profond. Stéphane Audran (la propre épouse de Claude Chabrol à cette époque) interprète l’épouse modèle qui élève le fils, tient sa maison et se désennuie dans une virée de courses ou chez le coiffeur à la mode : Carita ; mais cette façade cache le tourment de la proche ménopause, l’envie de séduire encore et l’éloignement du mari qui prend de l’embonpoint, n’aime pas danser ou s’amuser et encore moins faire l’amour. Stéphane Di Napoli (ancien bambin dans Poly, et futur fils écrasé de Que la bête meure) incarne l’enfant-poupée Michel, 10 ans, blond impeccablement coiffé à la Claude François et portant des chemises de coton bleu ou des polos Lacoste ; il aime grandir entre ses deux parents et joue l’enfant sage comme une image, mais pique sa crise quand on ne s’intéresse pas assez à lui.

Tout a l’air normal, mais la musique décalée, lancinante, incite le spectateur au doute ; il est tourmenté de l’orage qui monte. Car la belle Hélène a un amant, rencontré au cinéma, qui est un écrivain un peu bohème – habitant Neuilly quand même. Et le pauvre Charles finit par s’en douter, surprenant sa femme interdite au téléphone, puis déjà partie de son rendez-vous Carita. Il engage un détective privé (Serge Bento) pour en avoir le cœur net et la preuve, le nom, l’adresse et la photo de l’amant (Maurice Ronet) lui sont donnés. Il va le confirmer par lui-même, observant sa femme sortir d’un taxi pour se ruer vers l’amant qui la fait entrer pour deux heures qu’on imagine bien remplies.

Dès lors, le film a le choix : soit il fait une scène, soit il bascule dans le diabolique. La bienséance bourgeoise préférerait le premier, le naturalisme socialiste le second. C’est bien le second qui est choisi, après mai 68. Toute bourgeoisie est apparence, la domination devant s’exercer « naturellement » sur les choses et les êtres. Charles a tout domestiqué : sa femme, son fils, sa maison, son jardin, son cabinet. Tout est ordonné, prévu, organisé. Le couple tient depuis onze ans mais le fils venu de suite a stoppé les maternités : un héritier suffit au bourgeois, surtout quand il est mâle. Au bout de cinq ans, l’épouse a souhaité quitter Paris pour la campagne proche, premier signe d’ennui une fois le bébé grandi. Mais elle n’a pas trouvé de quoi s’occuper et elle bovaryse, rêvant d’étreintes torrides et de bohème moins planifiée. Avec ce personnage d’Hélène, le bourgeois bohème pointait en 1969 le bout de son nez.

La chambre conjugale est tendue de bleu pétrole et de marron ; elle est chargée comme les intérieurs victoriens. Le lit est commun mais chacun dort de son côté, lui en pyjama boutonné jusqu’au cou sous les couvertures, elle en nuisette à mi-cuisses au-dessus : elle a trop chaud. Lui met de la musique classique, elle ouvre la fenêtre derrière les épais rideaux. Tout est décrit de l’étouffement et de la domestication.

Posséder des biens ne suffit pas ; il faut aussi posséder les âmes via les corps : l’épouse, le fils, la domestique. Pour cela, imposer une vision « naturelle » de la domination par la retenue des paroles et des corps : politesse du gamin vêtu et coiffé comme un mannequin, jeu des « je t’aime – moi aussi » des époux blasés, encanaillement discret dans un restaurant chic avant la boite sage, affectation d’indulgence pour la femme d’une relation qui ne sait pas se retenir et se saoule. Mais le bourgeois n’est pas aristocrate, il n’a pas des générations successives d’hérédité et d’éducation policée derrière lui. Il a l’apparence mais n’incarne pas l’authentique. Sa nature ancestrale (populaire, paysanne) ressurgit aux contrariétés : il commande, se met en colère, tue. Il y a de la bête sous le costume trois pièces du mâle jaloux qui abat son rival ; de la chatte en chaleur chez la bourgeoise coiffée Carita et portant des robes de couturier ; de l’animal même chez le gamin trop bien brossé qui veut bien avoir le prix d’excellence s’il est autorisé à goûter du champagne et qui ne supporte pas de sécher sur la pièce manquante à son puzzle de clown inachevé.

L’image de la famille idéale, de la maison de catalogue et de l’enfant modèle craque sous les poussées de la chair et des pulsions, révélées par mai 68. Les apparences sont sauves mais les tableaux vivants du bonheur familial à regarder de vieilles photos, du déjeuner sur l’herbe un soir d’été, du dîner pris à trois à la table où la conversation languit, sont contredites par la télévision. La bienséance des deux seules chaînes est parfois interrompue, comiquement par une mire indiquant un incident technique de monopole (la SNCF poursuit allègrement cette pratique en 2018). Cela montre combien l’apparence est fragile, l’image éphémère quand elle n’est pas renouvelée ; elle prouve que la règle est la seule façon de survivre à la jungle : bien travailler à l’école, lire des livres plutôt que regarder la télé, éviter l’amoralité du jouir sans entraves, remplir le constat plutôt que payer au noir.

Sauf que la nature reprend ses droits… Hélène se laisse ravir, Charles agit comme un amoureux jaloux, Michel comme un acteur perfectionniste dans son rôle de futur bourgeois héritier. Il y a meurtre, dissimulation du corps, disparition signalée, nom et adresse d’Hélène dans le carnet du disparu, intervention des flics, le jovial bronzé (Michel Duchaussoy) et le cadavérique silencieux qui se touche le nez à chaque fois qu’un mensonge est proféré (Guy Marly). Le travelling arrière laisse le futur à l’appréciation du spectateur, le point n’est pas mis sur le i du mot fin. La femme et l’enfant sont masqués par le fatras de la végétation du parc bourgeois, comme si la nature digérait cette bourgeoisie d’apparence sous la réalité de ses sucs. Mais l’époux et père, emmené pour interrogatoire, sera peut-être « naturellement » relâché – faute de preuves.

Un grand film sur l’époque de vos parents et sur les premiers craquements de la bourgeoisie pompidolienne, reconstruite après la guerre, contente de soi et menacée par tout ce qui allait changer.

DVD La femme infidèle, Claude Chabrol, 1969, avec Stéphane Audran, Michel Bouquet, Stéphane di Napoli, Maurice Ronet, Michel Duchaussoy, Guy Marly, Serge Bento, 2001, €24.00 import belge

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JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires

Les enfants ont ému Jean-Marie Gustave Le Clézio et il fait de cette émotion de la littérature. L’image de ces petits princes, filles et garçons, livrés en ces huit contes, est celle de la liberté, de la découverte de la vie malgré les contraintes, des sensations : la mer jusqu’au ventre, le soleil sur sa peau, le vent dans les cheveux ébouriffés.

Pareillement purs, émerveillés, poètes, ces petits princes transcrits en littérature sont la quintessence de l’enfance, cet état d’inachevé et de disponible qui est perdu à l’âge adulte. Ils sont solitaires et accordés aux éléments. On ne peut être enfant dans la ville car les contraintes tuent le rêve. Pour vivre son enfance avec plénitude, il faut vivre au naturel, c’est-à-dire selon les météores. Ainsi les enfants de Le Clézio sont-ils souverains.

Par-delà leur âge, ils sont éternels en ce qu’ils ont de plus humain : ils sont ceux qui écoutent et deviennent, ouverts aux autres, aux bêtes, aux végétaux, aux matières. Celui qui est dans le monde est, à ce stade de son développement, encore malléable, impressionnable au sens photographique, prêt à tous les rêves, à toutes les amitiés, à toutes les découvertes. Il est un premier mouvement pour tous les possibles.

Une ville au bord de la mer, un début d’été. Dans ces avenues ouvertes sur le large, erre Mondo, 10 ans, les yeux noirs obliques, les cheveux bruns cendrés selon la lumière, la peau cuivrée sous le jean et le T-shirt vert trop grand. Il est léger, silencieux, assuré. Il vient de nulle part, éternel présent. A ceux qui lui plaisent, il demande : « est-ce que vous voulez m’adopter ? » Dans le monde ordinaire, personne ne répond ; mais qui ne dirait oui, sans hésiter ? Mondo parle avec les humbles, les solitaires, les marginaux, ceux qui savent observer et qui ont la sagesse la plus profonde. Le matin, il regarde le soleil se lever, le laisse chauffer son corps, puis il se met nu et nage longtemps, ami de l’eau. C’est un enfant du Sud.

En Islande, l’enfant du Nord, Jon a 12 ou 13 ans. Il aime le son du vent, l’eau glacée des torrents et la lumière qui entre « en lui par toute la peau de son corps et de son visage (…) comme un liquide chaud » p.126. Ivre de cette lumière, il se roule tout nu « sur le sol humide, en frottant ses jambes et ses bras dans la mousse » qui le couvre de gouttes froides. Puis le soleil lui brûle « le visage, la poitrine et le ventre ». Il ne sait pas ce qu’est le désir sexuel, il en découvre un avant-goût en se vautrant par terre sensuellement comme un ver. Première initiation, qui est charnelle.

La seconde sera spirituelle : il grimpe la montagne de basalte, malgré le vent qui le frappe avec violence. La nature entière le pénètre et le possède. Il faut prendre ces mots au sens fort, quasi érotique. « La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche (…) Son cœur battait très fort dans sa poitrine, poussait son sang dans ses tempes et dans son cou » p.130. Comme si la nature lui gonflait toute la chair de son énergie vitale en commençant par le ventre et lui montant irrésistiblement à la tête.

En haut de la montagne, surgit un dieu sous la forme d’un enfant lumineux. Il a le regard changeant, bleu intense ou gris, la voix douce et fragile, il est habillé « comme les bergers » – c’est-à-dire presque pas. Solitaire et gracieux, il aime la musique qui parle au plus profond de l’être, au cœur et à l’esprit, aux fibres peut-être. Jon se met à l’aimer, aussi brusquement et aussi fort que l’on aime à la prime adolescence. Lorsqu’il s’éveille au matin, l’enfant-lumière endormi près de lui a disparu. « Jon ressentit une telle solitude qu’il en eu mal au centre de son corps, à la manière d’un point de côté. » Il redescend mûri, son enfance l’a quitté, il n’est plus ce berger tendre et fragile d’hier. Il a vécu une expérience initiatique.

Dans ce livre, il y a d’autres enfants encore : Llulaby, Juba, Petite-Croix, Alia, Daniel qui n’avait jamais vu la mer, et Gaspar qui partage quelques semaines la vie de quatre enfants bergers d’Afrique du Nord rencontrés par hasard. Mais Mondo et Jon restent mes préférés.

J’ai déjà chroniqué ce livre d’une autre façon sur ce blog

JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires, 1978, Folio, 310 pages, €11.72

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Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel

Quel merveilleux garçon que cet Alexandre que l’on surnommera plus tard « le Grand ». L’auteur sait nous le faire aimer. De son écriture fluide, l’émotion naît bien souvent. Le sujet s’y prête sans peine tant l’on admire chacune des anecdotes qui courent les siècles sur l’enfant.

A 4 ans, un serpent le prend pour ami et vient se chauffer le long de son corps nu, la nuit. L’enfant ne l’étrangle pas comme Héraclès auquel il se réfèrera plus tard, mais le caresse et le porte à sa mère. Premier signe de son destin exceptionnel : prendre les choses comme elles viennent, avec innocence, aller jusqu’au bout de son premier mouvement, se sentir l’ami des bêtes et l’ami des dieux.

Cheveux blond-roux, yeux gris, peau fine et laiteuse, corps nerveux et chaud, de petite taille, Alexandre enfant ne tenait jamais en place. Qu’est-ce qui le faisait courir, consumer son existence, tout entier à l’instant ? Peut-être l’angoisse née de l’inconfort d’un père volage et d’une mère tumultueuse ? Ecartelé entre l’amour exigeant de l’une et l’admiration pour l’autre, voudra-t-il se prouver qu’il peut égaler le roi et protéger la reine ? Associé tout petit par sa mère aux fêtes religieuses où l’on chante et danse, il sera pris par la musique. Un jour qu’il jouait devant son père, celui-ci lui reproche violemment de se laisser aller à des plaisirs de femme. Alexandre s’est alors enragé à devenir un homme, un soldat, un stratège, dans le but de forcer son admiration.

A 7 ans, il est confié à Léonidas, son oncle, qui lui donne une éducation spartiate. Le garçon résiste, se forge un corps d’acier et une âme trempée. Mais il n’a pas de garde-fou : il se jette dans la lutte comme dans la musique ou dans la lecture d’Homère. Il en rêve la nuit, il le pense en macédonien, sa langue maternelle, et non en grec. D’une intelligence vive, doué d’une excellente mémoire, il se souvient de passages entiers de tirades héroïques – et du nom de tous les gardes de son père.

Il tue son premier sanglier et son premier homme vers 12 ans – et devient adulte. A 13 ans, il rencontre son cheval Bucéphale, qu’il gardera jusqu’à 30 ans, et Héphaistion, né le même mois et la même année que lui. Eduqué trois ans par Aristote, il garde à 16 ans le sceau du royaume en l’absence de son père, devient général à 18 ans et roi à 20 ans.

Ce destin fabuleux est aussi profondément humain. Il est orgueilleux mais l’honneur prime tout. Entier partout, il l’est surtout en amour. Celui pour sa mère est difficile, pour son cheval absolu et pour Héphaistion évident. Il ne se discute pas. Il s’agit d’une affection vraie d’avant les sens, un attachement profond d’adolescent, jamais remis en cause, qui ne se terminera que dans la mort. Le mystère du « compagnon idéal », comme un jumeau, était sans doute nécessaire à cet enfant hypersensible et déchiré entre ses parents. Aurait-il accompli sa destinée sans cette présence attentive et toute dévouée à ses côtés, jour et nuit ?

Les deux meilleurs passages du livre, peut-être les deux moments les plus forts de sa vie, sont des moments d’amitié : celui où il apprivoise l’ombrageux Bucéphale sous les yeux de son père, et ce soir de bataille à Chéronée où il erre avec Héphaistion parmi les cadavres des trois cents du Bataillon sacré.

On peut exister sans amour, mais peut-on vivre ? Toute la jeunesse d’Alexandre répond que non.

Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel, 1970, Livre de poche 2004, 604 pages, occasion €1.98

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Guillermo de La Roca, 10 ans en 1939

L’auteur a introduit la flûte des Andes en France en conséquence d’une existence mouvementée. On peut par exemple l’écouter sur YouTube.

Né en 1929, il est prime adolescent durant la guerre, ce qui va bouleverser sa voie tracée dans une fratrie de cinq enfants sous la houlette d’un père directeur d’usine. A 10 ans à Lourdes, où il est né, il préfère le lance-pierre aux rédactions, surtout lorsque le sujet porte sur un déni de défaite.

Aussitôt après, la famille déménage près de Sochaux, dans le Jura proche de la Suisse – qui reste neutre. Son père, blessé de la guerre de 14 et rengagé en 40, revenu du camp de prisonnier en Allemagne, dirige un département de l’usine Peugeot et fait de la résistance comme ses fils aînés. Pas Guillermo, laissé à ses 14 et 15 ans. Compte-tenu des circonstances, l’éducation se fait à la maison, quatre heures par jour de 1940 à 1945, car le collège en ville est sans cesse menacé par les bombardements alliés.

L’année scolaire de l’après-guerre voit le garçon envoyé en pension chez les Bénédictins dans le Morvan ; il n’y reste qu’un an, renvoyé pour indiscipline et peu d’intérêt pour l’étude – et pour la religion. Dès lors, que faire sinon travailler ? Son père l’envoie cependant trois mois en Allemagne occupée en 1946, dans une famille qui lui fait découvrir la nature et la musique, en plus d’apprendre la langue.

L’auteur se souvient notamment d’un Requiem de Mozart sublime, donné par un orchestre reconstitué dans les ruines d’une église de Stuttgart…

Fin de l’enfance. Le lecteur passe sans transition à Buenos Aires. Nous sommes en 1949 et, a 20 ans, Guillermo est ouvrier d’usine. Il sera subjugué par la flûte en Colombie dans les mois qui suivent, jouant pour lui seul, apprenant avec un maître local, s’isolant à Cuzco au Pérou, en 1971, pour en jouer sur le site grandiose. Et parfois dans les cafés sud-américains lorsqu’il rentre à Paris. Nous n’en saurons pas plus.

L’auteur a désormais 88 ans et livre au fil de la plume quelques anecdotes marquantes de sa vie, sans composer au sens strict une biographie. Mais il a le sens du cocasse et sait résumer les situations en quelques lignes pleines d’humour. Comme ce bus mitraillé par des révolutionnaires colombiens parce qu’ils avaient confondu « conservatoire » et « conservateurs » – quand l’idéologie compense l’illettrisme. Ou encore cette femme de ménage à qui son mari a fait quinze enfants – tout en faisant quinze autres gosses avec sa maitresse.

Guillermo de La Roca, 10 ans en 1939, 2017, PhB éditions, 97 pages, €10.00 (en cours de parution)

Le site de PhB éditions (Philippe Barrot)

Guillermo de La Roca sur le site de Guilaine Depis

Les œuvres de Guillermo de La Roca chroniquées sur ce blog

CD Guillermo de La Roca, Andes : flûtes et guitares, Buda Records 2001, CD €18.90, MP3 8.29 

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Phantasm de Don Coscarelli

Un réalisateur de 25 ans se met dans la peau d’un adolescent de 13 ans pour évoquer ses pires fantasmes sur la mort.

Le film est un cauchemar fort bien monté où l’imagination invente des « choses » terrifiantes et inédites : la sphère qui percute le front avant de le forer dans un flot de sang, le doigt coupé inhumain qui bouge tout seul, la petite horreur grinçante qui fourrage les cheveux en anti-caresse, les morts transformés en nains esclaves sur un autre monde, l’au-delà en champ de forces qui aspire…

Mike (Michael Baldwin, 16 ans au tournage) vient d’avoir 13 ans alors que ses parents sont morts deux ans plus tôt. Il n’a plus que son frère aîné Jody comme refuge (Bill Thornbury), à cet âge où grandir angoisse. Mais ce frère part en tournée musicale régulièrement et le laisse seul à la maison avec une nounou, à proximité de son ami Reggie (Reggie Bannister) et des sœurs antiquaires.

Cette peur d’abandon est brusquement ravivée lorsque l’un des amis de Jody et de Reggie se fait poignarder à mort, un soir dans le cimetière, alors qu’il baisait ardemment une jeune blonde plantureuse (Kathy Lester). Le shériff est absent, « le juge » dont on parle un moment, jamais saisi. Le cimetière est un pré où gisent des pierres tombales et un édifice baroque où des couloirs de marbre recèlent des cercueils empilés en mausolée. Au sous-sol, l’atelier de cercueils ; au fond du couloir, une porte noire d’où viennent des bruissements et d’étranges claquements. Règne sur cet univers glacé un croquemort monumental tout en noir, The Tall Man (Angus Scrimm), qui apparaît identique à une photo du siècle dernier. On apprendra qu’il prend volontiers les traits de la pute blonde qui attire les hommes au cimetière – et Reggie en sera la dernière victime.

A 13 ans à peine, Mike est un prime adolescent dégourdi qui conduit une moto (curieusement dans le cimetière, où il se gamelle – signe du destin), et même la Ford Mustang de son grand frère, qu’il règle à l’occasion. Ce jeune âge et ces pilotages d’adulte rendent dès le début l’histoire bizarre. D’autant que le gamin n’hésite pas à braver l’interdit de son frère et la terreur qui serait naturelle à cet âge pour aller, de nuit, errer dans le cimetière désert où des ombres l’ont poursuivi la veille. Il va même jusqu’à s’introduire dans le mausolée en cassant une fenêtre ! L’homme en noir le repère et ne le lâchera plus – jusqu’à la fin. Mike l’a vu la veille aux jumelles porter tout seul le cercueil de l’ami assassiné que quatre hommes suffisaient à peine à soulever.

Graves and coffins sont les accessoires obligés de tout fantasme yankee sur la mort ; sex en est un autre et la blonde de volupté, qui s’installe seule au bar en robe bleu nuit pour attirer les jeunes hommes, est un piège. La religion n’apparaît quasiment pas pour conjurer ces craintes, autre bizarrerie, mais ce film américain en reste tout imbibé : le sexe est « mal », le diable menace, l’autre monde est un enfer possible. Mike met à un moment un chapelet dans sa poche de poitrine – celle-là même où il mettra le doigt coupé – mais aucune croix ne décore le cimetière et le chapelet ne servira à rien contre le croquemort immortel.

Mike suit partout son grand frère Jody de peur d’être abandonné. Ce dernier est revenu pour enterrer son ami assassiné et se laisse aller un soir à boire une bière et draguer la fille en bleu, solitaire, au bar. Mike les suit au cimetière où ils vont – bizarrement – baiser ; ce serait soi-disant « excitant ». L’adolescent se repaît du spectacle de son frère en train d’enfourcher la fille et sourit de plaisir lorsqu’apparaissent ses seins nus. Mais il crie de peur lorsqu’un nain à capuche tente de lui sauter dessus par derrière, interrompant la baise – et il va ainsi sauver Jody du coup de poignard fatal auquel s’attend le spectateur pour y avoir assisté dans la première scène.

Après l’escapade de Mike dans le mausolée et le doigt du croquemort coupé en refermant la porte qu’il ramène comme preuve, les deux frères sont comme les doigts de la main. Ils décident, bizarrement seuls, d’en avoir le cœur net et s’introduisent dans le monument – de nuit. Ils découvrent qu’il est un sas pour un autre monde, mais pas celui de la religion. Les morts, récupérés dans les cercueils (ils sont rangés vides), sont compactés en nains qui pèsent une centaine de kilos et expédiés en bidons vers l’ailleurs via un sas magnétique derrière la porte noire.

Jody apprend à son petit frère qu’il faut tirer pour tuer, sans ces sommations ineptes du juridisme qui font perdre du temps. Il descend d’un coup de fusil bien ajusté la sphère foreuse qui fonce vers la tignasse du gamin. Il repousse quelques nains au pistolet à l’occasion. Mais le drame va se nouer, car les frères sont marqués par l’homme en noir qui les veut pour lui. La fin est terrible, en double retournement…

Cauchemar ? C’est ce qui est dit, mais cet univers clos, sans recours à une quelconque autorité (ni flics, ni juge, ni curé, ni adultes), fait revenir sans cesse au même cimetière (où personne n’aurait l’idée saugrenue de s’y balader la nuit), aux mêmes couloirs labyrinthiques du monument funéraire, à la même maison familiale déserte et encombrée. Nous sommes dans l’obsessionnel du rêve, le ressassement maniaque des angoisses de Mike à l’égard de la mort. Ses parents sont décédés, son grand frère va inévitablement les suivre, ses amis y passeront : et lui ?

Don Coscarelli a déclaré y avoir projeté ses terreurs, et on le croit sans peine malgré les invraisemblances et le bricolage de certaines scènes (à cause d’un petit budget). Signe d’obsession, Mike ne porte que trois chemises différentes dans tout le film, malgré les jours qui passent et la boue de ses mésaventures. Il a comme doudou une veste en jean et comme substitut viril un couteau de commando à la Rambo.

Le thème musical lancinant de Fred Myrow et Malcolm Seagrave ajoute à l’atmosphère lancinante, répétitive, obsessionnelle. La lumière, travaillée, baigne de feu au briquet, de vapeur dans les phares, d’un air clinique le funérarium ; l’ombre n’en est que plus menaçante, le grand cimetière sous la lune apparaît comme un antimonde.

Ce film, devenu un classique de l’horreur, a reçu prix spécial du jury au Festival international du film fantastique d’Avoriaz 1979 et a été nommé au Saturn Award du meilleur film d’horreur en 1980. Il ne vaut pas Shining, mais reste à voir !

DVD Phantasm, Don Coscarelli, 1979, Angus Scrimm, A. Michael Baldwin, Bill Thornbury, Reggie Bannister, Kathy Lester, Terrie Kalbus, Lynn Eastman, David Arntzen, ESC editions 2017, 89 mn, €14.68, blu-ray €29.90

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François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes

François Cheng est français d’origine chinoise ; né dans le Shandong, il arrive à 20 ans dans notre pays pour être universitaire, élu à l’Académie française en 2002. Cette origine originale éclaire sa façon particulière d’écrire des romans. Il allie la trame romanesque à des personnages bien caractérisés, dans un style poétique chinois et enrobé d’une philosophie toute imprégnée d’harmonie des contraires. Bien loin du réalisme plat et des amours mécaniques de nombre d’auteurs français jamais sortis de France en esprit, dont la philosophie ne vole qu’au ras du bitume de quartiers parisiens excentrés.

Trois personnages pour un destin, mais une seule âme à la fin. Chacun erre ici-bas dans une enveloppe charnelle éprise de pulsions, de désirs et engluée dans l’affectif ; tous se retrouvent au-delà dans l’harmonie, s’enrichissant de leurs contraires. Plus de désirs dans l’éternité, donc plus de mouvement. La tragédie est ici et maintenant, dans notre monde, où il faut vivre déchiré, les extrêmes tout emmêlés.

Chun-niang est une jeune fille vendue par ses parents pour cause de famine et violée régulièrement dès 14 ans par le tenancier de l’auberge où elle sert les clients. Remarquée par la Cour, elle est prise à 16 ans comme concubine du vieux roi. Elle est âme du trio, mère de tous, vouée au service, « énigme du visage, du regard » p.119. Elle est du signe de l’eau (p.122), souple et obstinée à frayer son chemin via la moindre pente.

Gao Jian-li est un jeune homme éperdu de ses sens, berger dès l’enfance par amour des bêtes (jusqu’à consommer ses pulsions sexuelles en excès avec eux). Il est charmé par la musique issue des cordes de zhou qu’un vieil aveugle errant lui fait entendre à l’adolescence. Emporté au point de tout quitter, le jeune garçon le suit, le sert et apprend. « Magie des paroles entrelacées » p.119, il est nature, du signe de bois, ce matériau vivant qui s’enracine dans le sol et fait chanter ses branches. Il tentera lui aussi la mission impossible, mais échouera et mourra sous la torture longue et raffinée qui lui est due.

Jing Ko est un gamin batailleur, épris de coups et aimant l’exercice. Il se loue dès sa jeunesse comme mercenaire, est engagé pour tuer le roi mauvais du pays voisin qui veut tout conquérir pour devenir empereur ; il échoue et crève. Mais il aura au moins tenté cette mission impossible de faire un petit mal pour un plus grand bien. Son signe est bien sûr celui du feu.

Le mouvement du roman est l’amour que chacun inspire aux autres, avec Chun-niang comme centre. Il y a plus que l’amour (trop souvent désir sexuel pris comme valeur d’éternité) : il y a l’amitié. « Noble amitié, noble amour. Heureux ceux qui connaissent les deux dans le même temps. Si l’amour enseigne le don total et le total désir d’adoration, l’amitié, elle, initie au dialogue à cœur ouvert dans l’infini respect et à l’infini attachement dans la non-possession. Les deux, vraie amitié et vrai amour, s’épaulent, s’éclairent, se haussent, ennoblissent les êtres aimants dans une commune élévation. Moment miraculeux. Si miraculeux qu’il ne saurait se lover dans la durée » p.43. Comme cela est beau et bien dit !

Dans ce drame à trois voix avec chœur, les chapitres alternent, racontés par l’un ou par l’autre. Chacun doit faire bien ce qu’il sait faire, même s’il échoue. Les deux garçons sont le yin et le yang de Dame Printemps, sens du nom de Chun-niang. Les pulsions et les passions mènent les humains : le désir, la survie, le combat, la justice. Mais de plus hautes valeurs les commandent, qui sont sociales, au contact les uns des autres : l’amour, l’harmonie. Chantée par Gao Jian-li « pour que, par cette incantation même, tous ceux qui aspirent à la voie rejoignent le rythme originel et qu’ainsi, en fin de compte, le Ciel ne nous oublie pas, qu’au contraire il garde mémoire, jusqu’à ce que la résonance universelle se mette à nouveau à sonner juste » p.91.

Chun-niang reste la seule survivante du trio engagé dans la voie de la justice : « Je serai la bougie à flamme persistante. C’est tout ce que je sais faire. C’est tout ce que je peux faire » p.101. Mais les âmes des deux autres viennent la visiter chaque soir, dès avant l’éternité. « L’âme ? C’est bien par elle que la vraie beauté d’un corps rayonne, c’est par elle qu’en réalité les corps qui s’aiment communiquent »

Les âmes éclatées retrouvent leur unité première dans le grand Tout qui termine toute vie.

« Il n’y a plus de demeure, il n’y a plus que la Voie

Toute vie est à refaire

A refaire et à réinventer » (p.122).

Il est bien certain qu’un tel roman, bien que court, ne se lit pas distraitement. Ce qui explique les commentaires parfois peu obligeants des zappeurs et autres superficiels qui survolent à tire d’ailes les phrases qui méritent, par leur poids de sens, de pénétrer en profondeur. Pour être lecteur, il ne suffit pas d’agiter ses yeux de gauche à droite, encore faut-il que les neurones connectent et que le cerveau s’intéresse. Ce roman précieux est à réserver aux lecteurs avertis, ou plus simplement à ceux qui aiment s’imprégner de la beauté des phrases, de leur densité de sens.

François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, 2012, Livre de poche, 125 pages, €5.10, e-book format Kindle €5.99

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Michel Déon, La montée du soir

L’année de la parution du roman, l’auteur a 67 ans ; il sent peu à peu sa vitalité se ralentir. « Vient un moment de la vie où nous nous apercevons que les amitiés, les amours, les sentiments et jusqu’aux mots et aux noms que nous croyons perdre par une sorte de maladresse déprimante, en réalité nous quittent d’eux-mêmes, animés d’une sournoise volonté de fuite » p.9.

Lui vivra jusqu’à 97 ans mais son personnage, nommé Audubon du nom d’un célèbre dessinateur d’oiseaux, sent que « les rats quittent le navire » dès ses 55 ans. Michel Déon reprend ici l’une des hantises de son œuvre, déjà présente dans Un taxi mauve, l’atteinte cardiaque. Ce qu’on aime nous quitte, ce pourquoi notre cœur lâche – ou peut-être est-ce l’inverse, ce et ceux qui nous quittent sont le symptôme de cette faiblesse qui survient en nous.

Gérard Aubudon, maître d’usine depuis deux générations, grimpe un sommet ; il se sent là-haut comme un maître du monde quand, à la descente, sa canne fétiche le quitte, rebondissant sur les rochers avant de dévaler la pente jusque dans un roncier. De retour à sa villa, l’homme mûrissant apprend que sa maîtresse Angèle qui habite juste de l’autre côté du lac le quitte pour un plus gras plus riche. Et jusqu’au madrépore qu’il avait rapporté de Mer rouge pour son apparence de fouine qu’il retrouve cassé par sa femme de ménage. Décidément, rien ne va plus. Sont-ce les habitudes qui sont remises en cause ? Est-ce plutôt la vieillesse qui fait désirer ces habitudes et que surtout rien ne change ?

L’homme n’aura de cesse que de refaire le chemin à pied, avec effort, pour retrouver sa canne de marche, béquille et doudou. Il aura l’impression de reprendre la main sur son destin et de remonter la pente. A moins que son cœur ne lâche en route… Si son chien retrouve effectivement l’objet, l’auteur laisse dans le flou la réalité du cœur. Nous ne saurons rien ni de l’organe, ni d’Angèle, ni de Marie sa femme, ni d’Emilia qu’il découvre en tenancière du moulin où viennent déguster son pain les routiers et les randonneurs. Petite bonne à 16 ans, elle était la maitresse secrète de son ami de lycée devenu militaire, descendu en Algérie ; il ne l’avait jusqu’ici pas remarquée…

Dans ce petit roman de la vieillesse, Michel Déon revient sur un thème favori : quand et comment le corps vous quitte, alors que toute votre jeunesse et votre appétit de vivre sont encore intacts dans votre esprit. Lorsque l’on se retrouve seul face à ce déclin (inéluctable), c’est alors que la vie prend son sens.

Ce n’est pas un grand roman qui vous emporte, mais une petite musique qui vous charme. Le style est classique et familier, il vous berce et vous mène jusqu’au bout sans temps mort.

Michel Déon, La montée du soir, 1987, Folio 1989, 154 pages, €6.60, e-book format Kindle, €6.49

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André Lorent, Fugato

Cet « opéra-roman » est écrit dans le genre de la fugue. Ce genre – dont le nom vient du latin fuite – est fondé sur la répétition : sujet, réponse, contre-sujet. Les voix se développent en variations, déforment le sujet ou le contre-sujet, mutent, ornent, amplifient ou minorent. L’art de la fugue adapté à l’écrit est le sujet du livre plus que l’histoire elle-même, une banale obsession amoureuse.

Un sexagénaire tombe raide dingue d’une vingtenaire et n’aura de cesse que de la garder dans ses filets. Celle-ci, un brin névrosée, se rebelle et agite les barreaux de sa cage, plus ou moins imaginaires d’ailleurs – qui l’empêche de faire ce qu’elle veut, sinon elle-même ? Tout cela dans l’univers de l’opéra, mise en scène et musique. Carlo à Lecce, Giovanna à Venezia.

Le récit et les lettres échangées font sujet et contre-sujet, la fuite de la jeune femme sert de fugue au roman, tandis que ses expériences diverses avec les hommes, avec les femmes, fournissent le point et le contrepoint.

Autant dire que le lecteur est emporté, comme par un opéra, mais qu’il faut aimer la musique pour adhérer au procédé, tant l’histoire de sexe entre névrosés est peu de l’amour mais de la paternité frustrée, du fusionnel désiré et haï, du désir trouble pour la jeunesse, de l’envie de protection… Qu’on en juge par exemple p.127 : « Il était à l’écoute de ses accusations et tâchait d’en saisir le sens profond. La basse continue de l’orgueil blessé, du dégoût, de l’indignation, soutenait une ligne mélodique brisée, agitée comme l’électrocardiogramme d’un cœur affolé. D’une manière obscure, l’infidélité de son amant représentait aux yeux de Giovanna l’échec de son pouvoir de séduction, de sa capacité à garder son homme. »

Belle langue et chapitres courts, dans une édition soignée sur papier crème au fort grammage – imprimé en Bulgarie. L’auteur, spécialiste de Balzac, suit peu son maître dans la peinture des milieux sociaux. Il improvise plutôt cette fugue qui court l’amour en s’inspirant des livrets d’opéra.

André Lorent, Fugato, 2017, Cohen & Cohen éditeurs Paris, 267 pages, €21.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Les Blues Brothers de John Landis

Les Frères du Blues sont Jake « Joliet » (John Belushi) et Elwood Blues (Dan Ackroyd), un petit gros et un grand maigre, tous deux affublés d’un chapeau noir, d’un costume noir, d’une cravate noire et de lunettes noires Ray-Ban Wayfarer. Même leur voiture, une Dodge Monaco 1974, est noire et blanche, ancienne voiture de flics aux parechocs, moteur et amortisseurs renforcés. Ce qui permet de folles courses-poursuites dans les centres commerciaux, la campagne ou sur les avenues de Chicago. On dit que treize Bluesmobiles et une cinquantaine de voitures de police furent détruites durant le tournage – ce qui entretient la légende de ce film-culte.

Jake sort de la prison Joliet d’Illinois – d’où son surnom – pour un braquage de station-service qui a mal tourné. Son frère Elwood l’attend à la sortie avec une voiture de flic d’occasion. Les deux vont tout d’abord chez la bonne-sœur dirigeante de l’orphelinat où ils ont passé leur enfance en noir et blanc. Car tout est noir et blanc dans ce film : les costumes des Brothers, l’uniforme de « la pingouine », leur voiture, l’orchestre de Noirs et de Blancs qu’ils tentent de reformer, le légal et l’illégal – et peut-être l’Amérique elle-même, en proie au doute des années Carter.

La leçon est que tout peut se résoudre en rythme et musique, les impôts dus par l’orphelinat, le mauvais goût des bouseux du Bob’s Country Bunker dont le patron (Jeff Morris) ressemble furieusement à Nicolas Hulot, la police et même la prison. Car il s’agit d’une « mission du Seigneur » comme le chante un révérend endiablé – James Brown lui-même !

Ce film réunit toute une brochette d’artistes célèbres : outre les Blues Brothers, James Brown, Cab Calloway, Ray Charles, Aretha Franklin, John Lee Hooker ; Steven Spielberg y fait même une apparition comme le percepteur qui affiche sur la porte de son bureau « retour dans 5 minutes ».

La frénésie chasse le blues plus que les flics machos, la rigide discipline nazie du parti des svastikas ou l’hystérie amoureuse de l’ancienne fiancée de Jack (Carrie Fisher) aussi démesurée (bazooka, explosifs, lance-flammes, pistolet-mitrailleur) que malhabile (elle détruit tout alentour mais n’atteint jamais ses cibles).

Les Brothers furent histrions de télé avant de créer leur propre groupe de blues. L’émission Saturday Night Live de la chaîne NBC faisait monter la fièvre du samedi soir. Ils tentent de la pérenniser dans le film. Leur look de tueurs à gage de la Mafia aux costumes de croque-mort italien ne fait pas peu pour leur succès. L’apparence de sérieux qu’ils donnent (habillés comme les Men in black du FBI) explose en arnaques, danses et musiques de rythm and blues, avant de se muer en courses folles à la James Dean où les flics – trop peu fantaisites – n’ont pas le beau rôle.

L’époque (juste avant les années Reagan) était à la dérision, Nixon venant d’être « empêché » pour mensonges après le Watergate, Jimmy Carter ne se montrant pas à la hauteur des événements : le deuxième choc pétrolier dû à l’Iran venait de débuter et la centrale nucléaire de Three Mile Island connaissait la plus grave fuite radioactive qui ait jamais eu lieu sur le territoire des Etats-Unis.

Une explosion de rythmes d’essence sexuelle pour un pays qui avait vraiment besoin de se retrouver son énergie ; un film qui reste culte vu qu’aucun n’est aujourd’hui capable de réunir autant de talents, dans un scénario aussi dynamique, avec des effets spéciaux aussi démesurés. Action, rires, musique : toute une Amérique du divertissement qui se met en scène en 2h30 pour notre grand plaisir.

DVD Les Blues Brothers (The Blues Brothers), film de John Landis, 1980, avec John Belushi, Dan Aykroyd, James Brown, Cab Calloway, Ray Charles, Aretha Franklin, Universal Pictures 2006, €9.64 

Site officiel : http://bluesbrothersofficialsite.com/

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Michel Déon, Thomas et l’infini

L’auteur, qui dédie ce livre à ses deux enfants Alice et Alexandre, écrit à 56 ans pour les petits. S’il est évidemment lisible par les adultes (et les nuls prendront la précaution d’acheter l’édition « pédagogique » dûment estampillée par les professeurs des écoles), il est destiné aux enfants « à partir de dix ans ».

C’est qu’il parle de la mort – avec délicatesse, mais sans religion ni illusion. Toute de pudeur, la mort est nommée ELLE et vient sur une musique hypnotique qui donne envie de s’abandonner en entier, sans mal mais irrémédiablement.

Le petit Thomas est malade, il a la fièvre et prend des cachets. Ses talons surtout lui font mal car ils chauffent intolérablement (je n’ai pu découvrir de quelle maladie précise était ce symptôme). Lorsqu’il veut être soulagé, Thomas attend la nuit, cache le cachet comme savent le faire les enfants, et rêve au lieu d’un sommeil lourd.

Les animaux en peluche de sa chambre, les affiches au mur et les bruits qu’il entend, en plus de ses désirs, l’emmènent vers une île pacifique où le soleil règne au-dessus de la végétation choisie, le doux ressac de la mer formant une basse au bruit apaisant de l’eau qui glougloute en cascade. L’enfant y trempe ses pieds nus et cette sensation lui fait du bien.

Il a choisi le lion (rapiécé après une morsure de son chien), le tigre moustachu, les daims doux, les perroquets moqueurs ; il a planté des agapanthes et des cerisiers – même si ces plantes ne poussent pas sur les atolls de l’océan. Son île est son refuge, son invention. Il s’y isole loin du monde et des tourments.

Sauf qu’un fantôme vient lui rendre visite, ni vivant ni mort, amenant le froid avec lui ; mais c’est un être avec lequel Thomas peut parler en égal. Il s’appelle Maurice et occupait la maison des parents de Thomas avant eux. La jeunesse du petit garçon le touche et il veut le sauver d’ELLE. Pour cela il lui conseille de se méfier des belles musiques hypnotiques, il l’emmène dans une grotte où se réunissent les fantômes comme lui qu’ELLE n’a pas emportés.

Mais dans la vaste assemblée, personne ne peut répondre à LA question de Thomas, pourtant toute simple : « L’infini. Où ça s’arrête, l’infini ? » p.42. Seule une dame le peut ; elle se tient à la porte, voilée. Thomas va la voir ; en confiance, et il entend la musique : c’est ELLE qui vient le prendre et répondre à sa question ultime. « Quand elle chantonna, il sut que c’était ELLE et il lui serra la main courageusement » p.76.

Lorsque j’avais lu ce conte à 20 ans, il m’avait beaucoup ému. L’âge venant, je sens moins l’émotion que la raison de l’auteur. Michel Déon veut expliquer la mort à ses petits-enfants sans recourir aux mensonges des religions consolatrices, sans régresser aux mythes prémodernes. Ce n’est pas simple en notre société d’individus ; il y réussit bien.

Ce court livre est illustré de dessins à l’encre du Suisse Etienne Delessert qui ajoutent une touche baroque un brin fantastique et excite l’imagination. Cette œuvre à deux a obtenu le Prix européen de littérature pour la jeunesse en 1976.

Michel Déon, Thomas et l’infini, 1975, Folio junior 2009, 80 pages, €5.70

Edition Folio 2002 avec « accompagnement pédagogique » par Isabelle Genier et Cécile Templier, 152 pages, €6.00

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog

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Prince des ténèbres

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Œuvre lourde, lente, où l’angoisse monte, lancinante, scandée par une musique envoûtante. Nous sommes dans un huis-clos où chacun se referme sur soi, ni les autres en tant que collègues d’une même recherche, ni l’espoir d’un couple, ni même la Bible qui dit l’espoir d’être sauvé à la fin des temps, ne permettant de s’en sortir. Car le Mal est en nous, le démon dans le monde, l’antimatière à l’intérieur de la matière.

Un prêtre meurt dans un quartier délabré de Los Angeles où subsiste une église désaffectée ; il laisse une clé dans un coffre et un journal en testament. Il révèle appartenir à la mystérieuse Confrérie du sommeil, dont l’existence a été cachée au Vatican depuis des siècles, afin de protéger le monde. L’église recèle, dans sa crypte, un étrange cylindre de verre où tournoient des effluents verts qui, peu à peu, s’amplifient. En émane une puissance, en conjonction avec les ondes qui parviennent d’une lointaine galaxie et atteignent enfin la Terre.

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Le père Loomis (Donald Pleasence), dépositaire du testament, va mandater le physicien Birack (Victor Wong, asiatique à barbiche et à l’œil gauche demi-fermé) pour étudier la chose, en accord avec les cardinaux catholiques de Los Angeles. C’est toute une équipe d’étudiants post-doc, chacun brillant en sa spécialité, qui est réunie par le professeur un week-end dans l’église déserte. Ce qu’ils vont découvrir remet en cause toutes les certitudes. La science comme la religion ne sont que des croyances ; elles sont mises à l’épreuve de la réalité inouïe. Et c’est une mathématicienne, Catherine (Lisa Blount), qui va découvrir que le cylindre contient le fils de Satan… L’angoisse saisit les personnages face à cet inconnu que l’on croyait refoulé selon la Bible dans les ténèbres extérieures.

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D’autant que le cercle se referme : ce secret bien gardé qu’aucun humain ne soupçonne, l’église désaffectée entourée de SDF zombies qui massacrent tous ceux qui tentent de fuir, la crypte où le cylindre étend sa maléfique influence, le réseau mis en commun des câbles informatiques et des compétences qui converge sur la même chose : l’innommable. Rien ne peut briser le cercle paranoïaque : ni la fuite, ni les hypothèses, ni le couple que tente vainement de former Brian (Jameson Parker) et Lisa Blount (Catherine Danforth). Les ténèbres envahissent tout, la Créature contamine ceux qui s’approchent de trop près, candidement confiants en leur savoir scientifique ou abêtis par la curiosité (maléfique depuis Eve) : un jet de liquide comme une éjaculation faciale – et les voilà recréés à l’image du non-Être, zombies d’humain animés par le Mal. Comme quoi le sexe était perçu comme le véhicule du Mal à l’ère du retour à l’ordre moral sous Reagan, quelques années après la découverte du SIDA en 1983. Le retour au puritanisme des mœurs date de ce moment-là, et Prince des ténèbres en témoigne.

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Chacun est seul avec ses fausses certitudes : la Bible pour le père Loomis, qui prie vainement à Jésus-Sauveur avant de prendre en main une hache pour trucider le diable incarné en zombie ; les autres pour le gay du groupe, Walter (Dennis Dun, sino-américain de 35 ans), qui attend d’être sauvé des chiottes où il s’est réfugié avant de creuser lui-même le mur (dont on s’étonne qu’il fasse près d’un mètre d’épaisseur à cet endroit !) ; son nouveau boy-friend possible Jameson, après un grave échec pour Lisa, qui choisit de précipiter le fils du diable (et elle-même avec) au travers du miroir alors qu’il commence à tirer son père Satan dans ce monde-ci. Agir plutôt qu’attendre, faire plutôt que croire, dans l’immédiat plutôt que dans l’attente. Car si tout vaut tout, autant choisir par instinct – on ne fera pas plus mal.

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Le miroir est, comme dans les temples shinto, l’image même de l’incertitude : il renvoie ce qu’on lui envoie. Matière-antimatière, Jésus-Diable, raison-phobies, science-croyance, espoir-pessimisme, action-soumission. C’est de même un message du futur qui parvient en miroir au présent, via le même rêve que fait tout membre du collectif venu étudier le cylindre.

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Ce film est sorti en 1987, sous le président Ronald Reagan qui pourfendait « l’empire du Mal ». L’URSS vivait ses dernières années sous Gorbatchev, un traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire et les euromissiles sera signé en fin d’année. Mais les Etats-Unis étaient menacés aussi par la drogue, le dictateur du Panama Manuel Noriega sera inculpé cette année-là par un tribunal de Floride pour trafic. Et par sa finance : le krach de 1987 sera le premier d’une série qui mènera vingt ans plus tard à celui dont nous vivons aujourd’hui les derniers développements politiques.

Pour sauver le monde, il faut reconnaître ses faiblesses – dont savoir que l’on ne sait rien n’est pas la moindre. Une fois ceci posé, il n’y a pas de tragique car nous sommes en Amérique : si chacun se prend en main, choisit la raison et le positif, alors le Mal n’aura aucune prise. Encore faut-il « vouloir », ce qui signifie avoir l’énergie en soi-même. Tel est le message du pays des self-made men.

DVD Prince des ténèbres (Prince of Darkness) de John Carpenter, 1987, avec Donald Pleasence, Victor Wong, Jameson Parker, Catherine Danforth, Dennis Dun, Susan Blanchard, Anne Marie Howard, Studiocanal 2005, €13.00

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Vendredi 13

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Premier film d’une série comme – hélas ! – les Yankees y cèdent quand le film original a bien marché. La suite, me dit-on, est assez mauvaise ; ce premier opus a le mérite de la fraîcheur, même s’il est assez lent pour nos critères d’aujourd’hui. Mais il était osé en 1981, mêlant comme toujours amour et mort, scènes de sexe et scènes de meurtre. Avec, ici, le couteau de chasse comme substitut de pénis… je ne vous en dis pas plus.

L’histoire se passe au fin fond d’un état rural américain, autrement dit chez les sauvages. Un camp de vacances pour ados au bord d’un lac est réputé maléfique depuis qu’il a connu en 1957 la noyade d’un gamin, Jason, puis en 1958 le meurtre d’un couple de moniteurs surpris en train de baiser. Le garçon a été éviscéré, la fille égorgée.

Vingt ans après, comme dans les Trois mousquetaires, le centre de vacances de Crystal Lake a l’intention de rouvrir et Steve le directeur (Peter Brouwer) embauche six moniteurs – trois gars et trois filles pour respecter le déjà politiquement correct (mais les minorités visibles n’en faisaient pas partie).

Annie, une monitrice qui aime les enfants est embauchée comme cuisinière ; elle arrive avec son gros sac à dos, roulant les épaules et claquant les portes avec des gestes brusques, en vrai faux-mec que les filles 1980 se croyaient obligé de jouer par féminisme naissant. Le camionneur obèse de malbouffe (Rex Everhart), tout comme la grosse tenancière de bar du coin – vrais portraits de l’Amérique – tentent de la dissuader, tandis qu’un demeuré sexuellement perturbé (Walt Gorney) enfourche son vélo écolo en prophétisant un massacre. On se demande s’il est net, piste possible…

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Avec les activités génésiques qui commencent presque aussitôt dans la voiture qui amène un trio, puis dans le camp où le directeur aide une fille à réparer une gouttière branlante, enfin par les jeux entre ados attardés de tous ces jeunes dans la vingtaine dont les muscles mâles ou les seins femelles apparaissent gonflés d’hormones, le spectateur se dit que le sexe et le mal vont – une fois de plus – déformer les choses réelles.

Ce qui ne manque pas d’arriver – nous sommes en Amérique. A part le destin rapide de la future cuisinière, embrochée à la forestière dans un fourré, celui des autres se distille avec lenteur. La caméra à l’épaule se met souvent à la place du tueur et l’image est efficace. La musique grinçante de Harry Manfredini reproduit une atmosphère à la Psychose, bien que le rythme et les contrastes soient moins frappants. Il y a toutes les atmosphères dramatiques requises : la nuit, le lac immobile, l’orage, la pluie battante, la voiture qui tombe en panne, le générateur saboté, les lieux isolés qui grincent.

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Le directeur, parti avec sa Jeep chercher du matériel, ne reviendra jamais de la ville, malgré l’obligeance d’un shérif qui le reconduit jusqu’aux abords du camp ; il y rencontre son destin muni d’une lampe torche et d’un couteau. L’un des garçons, Ned (Mark Nelson), qui a simulé une noyade dans le lac (sans le savoir comme le gamin jadis), est égorgé dans un lieu isolé pour avoir crié au secours comme le noyé, sans que personne ne l’entende. Ce qui est haletant est qu’on ne sait pas pourquoi, ni qui opère.

Restent trois personnes, un couple qui se forme, un autre garçon et une fille solitaire relevant d’une rupture. Le couple qui s’est trouvé, Jack (Kevin Bacon) et Marcie (Jeannine Taylor), s’isole dans un baraquement sous l’orage pour baiser, comme ceux de 1958 – et il leur arrive la même chose. Ils sont tous deux beaux et bien faits, vigoureux et dessinés. Leur baise dure ce qu’il faut pour apprécier, en débardeur puis torse nu, puis entièrement nus, selon la gradation savante qui (à l’époque) mettait en appétit. Mais la fille – nunuche, comme souvent dans les films américains – a « envie de pisser » après l’amour (!). Elle sort donc pour rencontrer une hache dans les toilettes – évidemment isolées – où elle va bêtement chercher les zones obscures en croyant qu’« on » lui fait une blague. Le garçon resté allongé jouit de son corps repu, remet son débardeur parce qu’il fait un peu froid après l’intense activité génitale qu’il vient d’avoir, et allume « un joint » – comme c’était furieusement la mode à cette époque post-hippie.

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Tous ces détails de l’hédonisme ambiant sont cruciaux, parce qu’ils vont connaître la punition divine (selon les critères bibliques) : une main lui saisit le front par derrière (le siège présumé de l’intelligence), tandis qu’un couteau de chasse perce la couche et vient trancher lentement la gorge (comme on le fait d’une bête pour qu’elle soit casher). La jeunesse dans sa puissance a été sacrifiée au Dieu vengeur, comme Isaac par Abraham. Mais pas d’ange ici pour retenir la main : le moniteur baiseur n’a que ce qu’il mérite, même si aucun gamin à surveiller ne peuple encore le camp.

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Alice (Adrienne King) est la seule à ne pas baiser dans le film et c’est – selon la morale biblique américaine – ce qui va la « sauver ». Elle sera l’unique survivante du massacre, bien que le noyé – Jason, qui deviendra célèbre dans les films qui suivront – tente de l’emporter in extremis avec elle sous les flots. Pour se venger. Car le spectateur perçoit très vite qu’il y a un lien entre la mort du jeune garçon et le massacre des moniteurs. Le couple qui a baisé en 1958, a déjà baisé en 1957 – en laissant le gamin qui ne savait pas nager sans surveillance. Quelqu’un donc en veut à tous ces jeunes qui se croient responsables mais qui préfèrent leur plaisir hédoniste à leur fonction. Le centre ne rouvrira pas, foi de tueur !

Reste Alice, la fille solitaire. Avec Bill, le dernier garçon (Harry Crosby). Il est beau, gentil, tendre, prévenant, mais n’est pas travaillé par la bite comme les deux autres. Ils ne savent pas encore que tout le monde a été massacré ; ils n’ont pas vu les corps ; ils pensent qu’ils se donnent tous du bon temps entre eux et les laissent à leurs activités supposées. Un strip-monopoly les a bien un peu excités, mais l’orage et la pluie ont refroidi leurs ardeurs. Ce pourquoi le tueur, qui les veut, les fait sortir en coupant le générateur. Le garçon va voir – il disparaît. La fille va voir – elle découvre son cadavre embroché de flèches derrière la porte ; le garçon avait fait la démonstration de son habileté à l’arc. Symboliquement, il est mort de trois flèches : une dans l’œil – pour ne pas avoir surveillé ; l’autre dans la gorge – parce que le noyé a hurlé et que personne ne l’a entendu ; la troisième dans le poumon – siège du souffle perdu par Jason. Mais personne ne comprend, vingt ans après – et c’est bien là le tragique.

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La fille va hurler (selon l’hystérie américaine de convention), se barricader à multiples tours, se jeter d’un côté et de l’autre de la pièce comme une poule affolée, puis tout débarricader pour se précipiter vers une Jeep qui arrive, croyant voir revenir le directeur. Ce n’est qu’une femme (Betsy Palmer), une amie de la famille de Steve qui possède le camp.

La suite n’est pas racontable sans dévoiler le suspense – contentons-nous de dire qu’Alice s’en sortira, mais de justesse. Entre temps schizophrénie, voix de Psychose (tues-la !), coups, gifles, duel au couteau, bagarre dans le sable mouillé, décapitation… Les voies du saigneur sont impénétrables. On voit peu le sang dans les films de l’époque ; tout comme les seins nus, c’était encore tabou. Mais la décapitation est filmée au ralenti, ce qui permet de bien imprégner le spectateur.

Nunuche elle aussi, la dernière survivante se croit à l’abri au milieu du lac, dans un canoë. Elle y restera jusqu’au matin lorsque les flics du coin – arrivés trop tard, comme la cavalerie yankee – la verront de loin. Mais lorsqu’elle leur fait signe, elle est saisie brutalement par le zombie Jason… pourri mais qui hante toujours les fonds.

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A moins qu’elle n’ait rêvé ? Dans le lit d’hôpital où elle se réveille, elle apprend que les flics l’ont tirée de l’eau et qu’ils n’ont vu personne, aucun « enfant ». La suite au prochain numéro est alors donnée par la réflexion de la fille : « alors il est encore là ».

Ce n’est pas gore, un brin maladroit, trop lent pour nos habitudes prises depuis les années 80 – mais se laisse regarder avec intérêt. Le contraste entre cette jeunesse éclatante de sève et l’horreur de la vengeance à l’arme blanche reste prenant.

DVD Vendredi 13 (The Friday 13th) de Sead Cunningham, 1981, avec Betsy Palmer, Adrienne King, Harry Crosby, Laurie Bartram, Kevin Bacon, blu-ray Warner Bros 2003, €8.59

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