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Sylvain Tesson, La panthère des neiges

Un jour de Pâques, l’écrivain Sylvain Tesson rencontre le photographe Vincent Munier. Il l’invite à chasser les bêtes à l’affût avec lui, en commençant par un couple de blaireaux. Enthousiaste de cette façon de voir, Sylvain Tesson décide de partir avec lui traquer à l’objectif la mythique panthère des neiges, quasiment disparue au Tibet. « Comme les monitrices tyroliennes, la panthère des neiges fait l’amour dans des paysages blancs » p.23. Il ironise, cisèle ses phrases en aphorismes, mais il est conquis.

Il en tire un petit livre de voyage qui mêle le récit à la méditation, les conversations avec ses compagnons et les citations d’auteurs, l’observation des enfants tibétains et celle des yacks qu’ils gardent, ainsi que les autres bêtes, celles qui volent comme les rapaces ou celles qui chassent comme le loup ou la panthère. La solitude glacée amène aux souvenirs, et l’auteur croit voir souvent dans la panthère au loin l’image de sa mère au regard altier ou cette fille sauvage des Landes qu’il a aimé un temps sans pouvoir se fixer.

Car il va voir la panthère plusieurs fois. Une bête superbe qui se camoufle et passe son temps à dormir, le reste à chasser, comme un gros chat tacheté. L’affût à 5000 m d’altitude dans l’Himalaya n’est pas de tout repos car il fait volontiers -25°. Mais cette pratique de l’observation immobile est comme une voix du zen. « La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu’on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse » 123.

C’est ce mode de vie que découvre Sylvain Tesson, lui qui était toujours assis sur des oursins, ne tenant jamais en place depuis ses 20 ans, poussé par cette neurasthénie qui lui fait fuir les humains et la civilisation. Les Français contemporains sont amoureux de ces écrivains qui chantent le désespoir, apanage hier des Allemands avec Schopenhauer, désormais passé en français avec Cioran, Michel Houellebecq et le journaliste politicien Éric Zemmour. « Fabuler d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens », disait Nietzsche cité avec gourmandise p.162. Sylvain Tesson préfère comme lui un monde célébré à un monde augmenté ; il préfère vénérer ce qui se tient devant lui et ne rien attendre, se souvenir beaucoup et se garder des espérances.

« L’affût commande de tenir son âme en haleine » p.183. Dans un monde pressé et superficiel, se poser et observer en profondeur choque les petits esprits évaporés en zapping permanent. Sylvain Tesson en fait une philosophie de l’existence, un élitisme à la mesure de l’époque. Moi qui connais le Tibet et ses hauts plateaux d’altitude, j’en sors encore ragaillardi. Là est l’aventure, dans un monde qui se croit fini.

Prix Renaudot 2019

Les photos de la panthère des neiges par Vincent Munier sont dans un autre livre, Tibet animal minéral, avec des poésies de Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson, La panthère des neiges, 2019, Folio 2021, 193 pages, €7.60 e-book Kindle €7.49

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Matthieu Ricard, L’Esprit du Tibet

Pour le centenaire de la naissance en 1910 de Dilgo Khyentsé Rinpoché, le moine bouddhiste Matthieu Ricard (fils de feu Jean-François Revel), réédite le livre d’hommage qu’il a consacré à son maître spirituel. Il a étudié douze ans auprès de lui.

Très illustré de photos de l’auteur, orné de textes de méditation, de poèmes du maître ou de ses inspirateurs, ce beau livre est, pour qui le lit attentivement, une profonde introduction à ce pays mystérieux, de haute élévation spirituelle, qu’est le Tibet.

Approcher l’esprit du Tibet n’est pas anodin aujourd’hui. Les Chinois han communistes ont en effet entrepris de détruire au canon, par les camps puis par la colonisation massive et l’industrialisation matérialiste ce peuple des montagnes. Cela pour extirper ce qu’ils ne comprennent pas et appellent de façon méprisante et scientiste les quatre « vieilleries ».

Mais aussi parce que le sous-sol tibétain est riche de minerais rares, vitaux pour l’industrie patriotique, et que ses hauts-plateaux contrôlent l’eau du sud-ouest asiatique tout en mettant sous le feu des missiles nucléaires de Pékin n’importe quelle puissance régionale. Enivrés par leur essor économique, les Chinois han ne se sentent plus et usent de leur puissance pour vilipender quiconque un tant soit peu connu qui reçoit le Dalaï-lama. Cette forme de terrorisme intellectuel est condamnable. Il faut y résister.

Selon les enseignements du maître, il faudrait chercher chez les Hans « la nature de l’Esprit », attitude qui seule permet de rester ouvert. L’existence du précieux Khyentsé (rinpoché veut dire précieux) montre combien le bouddhisme est une discipline exigeante qui prend toute une vie. Les dons précoces ne suffisent pas, un maître doit vous reconnaître. Il va désormais s’attacher à vous enseigner la voie droite, vous apprendre à lire et relire et à réciter par cœur des volumes entiers de textes de sagesse. Vous devrez pratiquer assidûment et par longues périodes la méditation en solitaire pour, enfin, transmettre et enseigner. Car le bouddhisme n’est rien s’il ne transmet. Nul ne fait son salut tout seul et l’état de compassion envers les autres est une étape obligée pour atteindre l’Eveil. A votre tour de reconnaître un ancien maître spirituel dans un petit enfant qu’il vous reviendra de former.

Matthieu Ricard, L’Esprit du Tibet – La vie du maître Dilgo Khyentsé Rinpoché, préface du Dalaï-lama, 1996, éditions La Martinière, réédition 2009, 167 pages €51.90

Ou (non illustré) Points-Seuil 2001, 176 pages €6.50

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Youri Fedotoff, Le testament du Tsar

C’est un véritable roman d’aventures que nous livre ce descendant d’un Russe blanc et d’une comtesse hongroise né à Paris en 1959, arrière-petit-fils du général Hyppolite Savitsky, dernier commandant de l’armée blanche du Caucase. Honneur, panache, courage, le lecteur se retrouve dans Le prince Eric, version adulte.

Nous rencontrons dans les premières pages Michel Trepchine à 22 ans et déjà commandant. L’auteur n’aime pas parler des enfants ni vraiment des adolescents ; il préfère ses personnages adultes pour les faire jouer aux échecs. Et des échecs, il y en a, tant les réactionnaires refusent de voir que l’histoire ne régresse jamais et qu’il faut s’y adapter ou périr. C’est le destin de Michel et de Sacha que d’en montrer les deux faces. Michel est fils d’un comte exilé par erreur sur ordre du tsar Nicolas II, adopté comme filleul à la mort de son père. Un filleul est un fils choisi, couvé et éduqué comme le fait un vrai père. Le tsar a engendré un jeune Alexis hémophile et reporte sur Michel, parfaitement sain et vigoureux, les espoirs qu’il forme pour la dynastie.

Mais la révolution survient, la bolchevique, due surtout au conservatisme et aux lâchetés de l’aristocratie de cour. Elle est menée de main de maître par le stratège Lénine et par le tacticien Trotski (qui est sans conteste juif et sans attaches nationales). Michel, bien jeune et à peine sorti du Corps des pages comme son ami Sacha, s’engage dans l’armée blanche. Mais pas plus celle-ci que la précédente n’est apte à faire régner l’ordre. Il manque une volonté politique et des hommes au caractère assez affirmé pour l’incarner.

Convoqué à Irkoutsk par son tuteur conseiller de la cour, le marquis de Villeneuve, un noble périgourdin descendant de chirurgien de la Grande armée laissé en Russie par Napoléon, Michel se voit confier un précieux parchemin scellé, secrètement délivré par le tsar : son testament. Il désigne Michel Trepchine comme « régent » de l’empire, faute de Romanov qui ait des couilles. Sont adjoints à ce testament deux coffrets emplis de diamants patiemment amassés au fil des siècles, une part du fameux « trésor du tsar » jamais retrouvé.

Aidé par la princesse Tin, jeune et jolie Siamoise qui fut la compagne de Villeneuve, Michel s’évade de Russie en avion via le Tibet et rejoint, muni d’un faux passeport délivré par un parent anglais de sa famille, la Suisse (où il dépose le testament à la banque) puis Paris (où il œuvre à organiser l’émigration blanche). Il a caché les diamants en un lieu isolé du Tibet et n’en garde que trois à monter en bijou pour la princesse qui l’a aidé. Archibald Blunt, l’Anglais de l’Intelligence service, est qualifié de « saphiste », joli mot mais impropre, ne s’appliquant précisément qu’aux femmes. Il aimera Michel d’un amour jaloux, puis son fils Dimitri, avant d’errer entre plusieurs fidélités depuis Cambridge…

Michel est un cosmopolite de son siècle, parlant russe et français tout comme anglais et allemand, puis hongrois et italien, et peut-être une ou deux autres langues. Il a de la famille dans tous les pays séparés alors par des frontières, artificielles aux alliances matrimoniales des grandes dynasties aristocratiques (exclusivement blanches). Son père est russe et sa mère bavaroise, apparentée à la couronne britannique, avec un passeport suisse ; sa grand-mère est hongroise et le fils de son tuteur Villeneuve est devenu américain. C’était le melting pot libéral de l’Europe d’avant 14. Puis les nationalismes sont venus, cassant la globalisation…

Après la guerre, puis la guerre civile, Michel se marie et fait deux enfants, une fille aînée Julie et un fils cadet Dimitri. Il se découvre un autre fils, Nicolas, conçu avec la princesse Tin lorsqu’ils fuyaient de concert par-dessus l’Himalaya, une épopée rocambolesque aux commandes d’un Bréguet biplan. Michel avant 1940 est un homme comblé : père, époux, riche, actif, entouré. Il souffre cependant de l’exil. La Russie devient pour lui comme un Graal, le poussant à des plans extravagants. Les Russes ont comme les Anglais, dit l’auteur, « cette étrange schizophrénie dans laquelle se côto[ie] une intelligence pratique et la faculté de lâcher prise dans des exubérances parfois très excentriques » p.290.

Son ami d’enfance Sacha Boulganov, prince russe, est passé du côté bolchevique en raison des idées modernes de la philosophie occidentale sur l’égalité et le matérialisme comme de sa déception du milieu aristocrate incapable. Mais la pratique paranoïaque de Staline ne tarde pas à le faire déchanter. Il ne doit qu’à l’amitié du vulgaire et obtus Vorochilov de n’être pas emporté dans les « procès » pour trotskisme ou trahison et il s’exile en Sibérie, dans le village même des Samoyèdes (ou Nénètses que l’auteur semble confondre avec le village savoyard de Samoëns), où Michel a passé son enfance à cause de l’oukase d’exil de son père. C’est là que l’enfant au prénom d’archange a vu de près un tigre blanc, venu lui flairer le visage en le regardant droit dans les yeux. Le fauve ne l’a pas croqué et Michel est désormais surnommé par ceux qui l’admirent « le tigre de Sibérie ». Les chamanes y ont vu un signe d’élection.

L’inique traité de Versailles, imposé par les puissances victorieuses de la Première guerre mondiale, a redécoupé l’Europe en pays artificiels où les nationalités sont souvent irrédentistes. Ce placage abstrait sur la réalité humaine va engendrer inévitablement la Seconde guerre mondiale, chacun des pays monte aux extrêmes de la passion et appelle un dictateur exécutif. Ce chaos va-t-il permettre de rétablir l’ordre divin en sainte Russie ? Michel est loyal et volontaire, mais que peut-il contre les forces sociales du destin, les intérêts commerciaux yankees et le machiavélisme bolchevique ?

Le progrès technique emporte toute valeur morale et précipite l’efficacité avec l’avènement du type humain du Travailleur selon Ernst Jünger, le rouage sans âme de la Technique ; les anciennes pulsions libérales et humanistes, d’essence aristocratiques, sont balayées, engendrant les millions de morts des deux guerres mondiales et un chaos planétaire dont nous ne sommes pas encore sortis. Le monde matériel change trop vite pour que les humains adaptent leur mental ; ils n’ont pour réponse que la crispation intransigeante sur les idées d’hier et la violence jusqu’au massacre pour imposer leur droit. Seule peut-être la musique, dont l’épouse de Michel est experte, exprime la part des anges de l’humanité terrestre malgré la « médiocrité puérile des hommes » p.327 selon le chef d’orchestre Karvangler, une chimère de Karajan et de Furtwängler.

Ce beau roman d’aventures emporte et donne à réviser l’histoire tragique du XXe siècle. Il est parsemé de remarques fort justes sur la politique et les hommes, le régime de monarchie constitutionnelle et la démocratie, l’antisémitisme et le capitalisme libéral, le couple et les fils, le nazisme et le communisme. Il nous apparaît bien souvent la sagesse même parce que l’auteur, comme nous, connait la suite : l’histoire du passé se reconstitue aisément, celle du futur est plus aléatoire…

L’auteur laisse entendre que ce « testament du Tsar » pourrait être vrai, selon ce que lui a confié en 2004 son père en exil. Mais que nous importe ? Pas plus qu’un Bourbon ne règnera sans doute sur la France, un Romanov ne remontera désormais sur le trône de la Russie. Reste une aventure épique dans la lignée morale des scouts devenus aujourd’hui pères et grands-pères.

Le sous-titre du roman laisse entrevoir une suite, la période après 1945 étant à la fois plus délicate et plus proche, dédiée aux fils.

Youri Fedotoff, Le testament du Tsar – Chaos 1917-1945, 2019, Y&O éditions, 418 pages, €23.00 e-book Kindle €9.99

Le site de l’auteur

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Le Dalaï lama parle de Jésus

Ce livre est né d’une rencontre entre chrétiens et bouddhistes en Angleterre en 1994. Ce qui me frappe le plus est le contraste entre la verbosité des religieux chrétiens et la concision du dalaï-lama bouddhiste. Il pratique merveilleusement la douceur, la clarté et le rire, trois qualités oubliées de l’Eglise, confite depuis trop longtemps dans le rigorisme, l’abscons et le déplorable sérieux. La rencontre visait à obtenir son commentaire sur certains textes « importants » des Évangiles – importants pour les chrétiens.

Le dalaï-lama commence par rappeler que le bouddhisme ne reconnaît ni créateur ni sauveur personnel. En revanche, « je crois que le but de toutes les grandes traditions religieuses n’est pas de construire de grands temples à l’extérieur, mais de créer des temples de bonté et de compassion à l’intérieur, dans nos cœurs » p.32. Contre les fastes catholiques (combien de divisions ?) et la volonté de pouvoir des protestants, il rappelle les origines morales de la religion, dégagée du siècle et des superstitions. Il rejoint en cela les grandes pages du stoïcisme ou des Messieurs de Port-Royal. « La pratique religieuse vise en priorité à une transformation intérieure du pratiquant, à le faire passer d’un état d’esprit indiscipliné, rebelle, dispersé, à un état qui soit discipliné, dompté et équilibré » p.33.

En Occident, nous avons la lecture des grands auteurs ; en Orient, on préfère pratiquer la méditation. Cela vise à canaliser l’énergie mentale. Nul n’attend le Messie mais prend son destin en main pour se sauver lui-même en suivant la Voie. L’unité de l’être exige que l’on fasse servir l’émotion à la raison et réciproquement : « la compassion est un type d’émotion qui détient un potentiel de développement (…), s’appuie solidement sur la raison et l’expérience (…). Ce qui se passe alors est une jonction de l’intellect et du cœur » p.42.

Pour le dalaï-lama, tous les êtres humains participent de la même nature divine et « il n’existe pas d’être humain qui n’ait rien à voir avec votre vie » p.74. Nul être ne peut laisser indifférent. Les ignorer par égocentrisme, laisser surgir des émotions fluctuantes distinguant entre amis et ennemis, nuisent non seulement aux autres mais aussi à soi-même. « On s’aperçoit que les attitudes, les émotions et les états d’esprit sains comme la compassion, la tolérance et le pardon, sont fortement liés à la santé physique et au bien-être. Ils augmentent le bien-être physique, tandis que les attitudes et les émotions négatives ou malsaines comme la colère, la haine, les états d’esprit perturbés, minent la santé physique » p.48. Ces prétextes sont très chrétiens mais avec un souci réaliste de considérer l’humain comme un esprit et un cœur, indissolublement dépendants d’un corps. Mens sana in corpore sano. Pratiquer la morale fait du bien et l’on aimerait que les chrétiens méprisent moins le corps.

Les démons sont, selon le dalaï-lama, non ces êtres métaphysiques en guerre contre le Dieu créateur, mais ces impulsions négatives au fond de chacun d’entre nous. La pratique de la méditation aide justement à maîtriser la conscience afin d’obtenir une connaissance claire du monde, donc à adopter une attitude sage ou « juste » (dans le sens de la note de musique, qui est dans le ton). L’idéal est d’entrer en harmonie avec l’univers qui nous entoure.

Mais pas d’idéalisme naïf : on ne « tend pas l’autre joue » comme cela. Il est licite d’utiliser la force pour contraindre si on l’estime vraiment nécessaire. Ici encore, le réalisme l’emporte, ce qui rend si vivants les propos du dalaï-lama. « Même quand la motivation de l’auteur de l’acte est pure et positive, si l’on a recours à la violence, il est très difficile d’en prévoir les conséquences. Pour cette raison, il est toujours préférable d’éviter une situation exigeant d’avoir recours à la violence. Néanmoins, si vous vous trouvez placés dans une situation qui exige manifestement d’agir par la force pour vous défendre, il est impératif de répondre de manière appropriée. Dans ce contexte, il est important de comprendre que la tolérance et la patience n’impliquent pas de se soumettre ou de céder à l’injustice. La tolérance, dans son sens véritable, devient une réponse délibérée de votre part à une situation qui normalement appellerait une forte réponse émotionnelle négative comme la colère ou la haine » p.122. Le bouddhisme se traduit autant dans ces propos du dalaï-lama que dans les préceptes du guerrier samouraï : la violence de l’ego ne résout rien, prendre le comportement requis et ajusté aux circonstances est ce qu’il faut. L’état d’esprit courageux évite d’être trop affecté par l’incident pour maîtriser au mieux la situation.

Tentation permanente du chrétien, la rédemption passe-t-elle par la souffrance ? Non, répond le dalaï-lama. Il est faux de croire qu’il serait bon de souffrir. Le but de notre existence est de chercher le bonheur. « Cependant, comme les épreuves et les peines font naturellement parti de l’existence, il est capital d’avoir à leur égard un point de vue qui nous permette de les aborder de manière réaliste » p.52. Je reconnais là un stoïcisme actif.

Quant aux rites, ils ne sont pas indispensables mais aident à créer une atmosphère favorable à l’éveil  spirituel. Sans dimension intérieure, ils ne sont qu’un simple cérémonial. « La foi vous conduit à un état plus élevé d’existence, conclut le dalaï-lama, tandis que la raison et l’analyse vous mènent à la libération complète (…). La foi doit être fondée sur la raison et la compréhension (…). C’est pourquoi nous voyons le Bouddha, dans ses propres écritures, admonester ses adeptes qui acceptent ses paroles simplement par vénération pour sa personne » p.128. Le bouddhisme m’apparaît plus réaliste et mieux en phase avec les gens ordinaires, moins accaparé par le pouvoir que le christianisme.

Le Dalaï lama parle de Jésus, 1999, J’ai lu 2008, 314 pages, €6.80

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Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine

Le début des années 1970 s’est intéressé, dans la lignée hippie californienne, à la pratique du bouddhisme. 11e réincarnation du vieux Trungpa, ce tibétain d’aujourd’hui à étudié longuement en Inde, puis quatre ans la psychologie et les religions comparées à Oxford, avant de fonder un centre de méditation en Écosse, puis un autre au Colorado où se trouvait sa principale clientèle.

Il se situe contre le « matérialisme spirituel » qui est illusion de s’élever alors que l’on s’enfonce dans son ego. La voie bouddhiste consiste à recouvrer l’état d’éveil, qui est la condition originale de notre esprit lorsqu’il n’est pas encombré par l’ego et par la paranoïa. L’éveil est la naïveté de l’enfant, du poète et du philosophe, tous attentifs à ce qui est, disponibles et ouverts au monde.

Les perversions de l’adulte sont mises en images par l’auteur. Il les appelle « les trois seigneurs du matérialisme » :

  1. la forme : un souci névrotique qui nous incite à créer du plaisir et des possessions, à contrôler la nature ;
  2. la parole : l’inclination à tout interpréter, à ne pas voir les choses en elles-mêmes mais à construire des concepts comme filtres rassurants de la réalité ;
  3. l’esprit : ces disciplines psychologiques ou spirituelles utilisées pour maintenir notre conscience de soi comme les drogues, la prière, le yoga, les transes.

La voie bouddhiste du salut est moyenne : tu ne dois rien imposer de force à ton esprit, ni le laisser vagabonder. Il faut s’accorder la faveur de se faire confiance. Pour cela, il suffit simplement nous laisser être – être pleinement ce que nous sommes, sans complexes ni blocages, en plein devenir. Se féliciter ou se blâmer signifie rechercher un refuge ; au contraire, il faut lâcher prise pour se trouver en harmonie avec le monde tel qu’il est.

Bouddha, l’exemple, n’était pas un religieux fanatique essayant d’agir en accord avec un idéal élevé. Il abordait les gens ouvertement, simplement, sagement. Cette sagesse est le sens commun. Il faut cesser de chercher quoi que ce soit ou essayer de découvrir un « trésor spirituel ». Il faut plutôt être intelligemment qui l’on est, là où l’on est – ni plus, ni moins. « Voir » avant tout la qualité fondamentale d’une situation telle qu’elle se présente plutôt que d’essayer d’en « faire » quelque chose. Cette inspiration de se trouver juste dans la situation est la « compassion » bouddhiste. Elle permet de danser avec la vie, de communiquer avec les énergies du monde. Pour cela, nous devons nous ouvrir et nous donner. Cela ne signifie pas donner quelque chose à quelqu’un mais lâcher prise sur ses exigences, se fier à sa richesse primordiale et entrer en relation. Toutes les relations, alors, deviennent intéressantes, ce qui apporte la patience.

On va son chemin, tout simplement, selon chaque situation. Il n’y a ni acceptation ni rejet, ni amis ni ennemis, nulle obsession de vaincre ni d’offrir, plus d’espérance ni de crainte (vaines). Les situations sont vues telles qu’elles sont, sans les forcer, par-delà le jugement du bien et du mal. L’ouverture ne signifie pas le détachement béat et zombie, mais la liberté. Comme nous n’attendons rien d’une situation, nous sommes libres d’agir, ce qui se produit de façon authentique et appropriée. Aucune hésitation, incertitude ou peur, puisque nous savons qui nous sommes.

Le sens de l’humour signifie que voir les deux pôles d’une situation en même temps. Cela provoque une joie rayonnante, celle de ne pas entrer dans une situation de peur ou d’espoir mais de rester au-delà, dans une vision panoramique et ouverte.

« Je suis » est une expression bric-à-brac. Elle met en scène un singe enfermé dans une cage avec cinq fenêtres pour les cinq sens. Cette cage, il la désire, il la hait, il l’ignore stupidement. Alors il hallucine et projette ses désirs vers un monde idéal de dieux où tout serait parfait. Il veut défendre ce bonheur jalousement. Il se sent à l’aise dans le monde des hommes mais court à la stupidité brute de l’animal avant d’avoir la nostalgie des mondes supérieurs ; alors il cauchemarde et se hait. Il a fait le tour des six mondes tibétains.

C’est dans le seul monde humain que surgit la possibilité de briser la chaîne, grâce à l’intellect. On peut comprendre que le monde n’a jamais été extérieur mais que c’est sa propre attitude de séparation du « je » et de « l’autre » qui crée la cage. Une discipline est nécessaire pour amener aux laisser-être et faire disparaître les barreaux ; il faut que l’ego s’use comme une vieille chaussure. La conscience ne naîtra que de la simplicité, du plain-pied avec les choses. Respirer, marcher, servir le thé, deviennent alors des moments privilégiés dans l’acuité d’être. L’esprit devient paisible, intelligent, curieux. C’est l’aspect spontanéité de l’État éveillé.

Six activités prennent place d’elles-mêmes :

  1. la générosité : c’est la communication, le désir de s’ouvrir sans motif, de donner, en faisant simplement ce que requiert chaque instant dans chaque situation ;
  2. la discipline : ne pas se lier un ensemble de règles ; désintéressé, on agira selon cette ouverture, en harmonie avec ce qui est ;
  3. la patience : qui ne désire rien n’est fasciné par rien ; il est alors lent, sûr et continu comme la marche de l’éléphant, il entretient une situation fluide avec le monde ;
  4. l’énergie : les rythmes créateurs de notre vie nous mettent en joie, la vue panoramique intéresse à la vie telle qu’elle est et vivre pleinement est alors une joie ;
  5. la méditation : elle est la conscience des situations telles qu’elles sont, dans l’environnement ;
  6. la connaissance : voir les situations en elle-même sans séparer les concepts, sans chercher à les interpréter ou à forger une analyse, car la forme est illusoire, il n’y a pas de réalité à découvrir qui serait immuable, tout change et se trouve une forme ; il faut saisir les choses telles qu’elles sont, dans leur devenir et leur complexité.

« L’illumination consiste à être éveillé dans l’ici et le maintenant » p.211.

Tout simplement.

Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine, 1973, Points sagesses 1976, rare occasion €67.36

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The Undead de Roger Corman

Malgré la couverture racoleuse à tête de mort, il ne s’agit pas d’un film de zombies. L’histoire est tirée d’un fait divers réel survenu en 1952 aux Etats-Unis : un hypnotiseur amateur a plongé son épouse en transe et elle s’est retrouvée un siècle auparavant incarnée en Irlandaise nommée Bridey Murphy.

Roger Corman transforme le XIXe siècle en siècle du roi Mark, dans la Cornouaille médiévale de Tristan et Yseut. Un soir de brume intense à Londres, un psychiatre qui revient de longues années d’initiation au Tibet vient trouver son ancien professeur à l’Institut de psychologie américaine. Il tient une jeune femme à la main, pas frileuse car elle est décolletée comme si de rien n’était.

Parce qu’elle a plusieurs vies, sinon une vie éternelle en plusieurs corps. C’est ce que veut démontrer le psy. Il joue pour cela à l’apprenti sorcier en hypnotisant Diana pour la faire régresser dans ses vies antérieures. Avec ce qu’il a appris au Tibet et au Népal, il veut fusionner son esprit avec elle et donc explorer l’époque où elle reviendra de mémoire.

Ce qui est fait. Diana se révèle être Hélène, accusée d’être sorcière en ces temps où le christianisme peinait encore à s’imposer ; il fallait frapper par la terreur, comme Lénine le fit pour imposer la croyance communiste. Hélène est donc enfermée dans la tour de la mort et sera exécutée à l’aube. Pendragon, qui l’aime, veut la sauver mais ne sait trop comment faire. Il est poursuivi par une Diana ophidienne qui ondule de la croupe par lascivité et qui veut à tout prix le baiser. Lui refuse ; Diana est une véritable sorcière maléfique dont la mère a scellé un pacte avec le Diable. La jeune femme, pour parvenir à ses fins, propose alors à Pendragon de sauver Hélène s’il consent à vendre son âme au Diable.

Nous sommes évidemment dans la nuit du sabbat et le Prince des enfers apparaît à minuit juste dans le cimetière du lieu. Tous les exploités, les nullards, les bancroches, viennent signer pour accéder à une vie normale et Pendragon se laisse faire. Jusqu’à ce qu’un chevalier en armure – qui est le psy dont l’esprit a réussi à suivre sa patiente hypnotisée – l’en dissuade.

Nous avons jusque là une histoire de sorcières classique où les filles se transforment en chattes noires ou en chauve-souris et où Meg Maud, sorcière bénéfique vouée à soigner, amuse par sa laideur, sa canne torte et son gros bon sens paysan. Le film est tourné en noir et blanc dans une brume campagnarde édifiante, avec des cottages typiques et un croque-mort sentencieux qui se croit ensorcelé – peut-être parce qu’il dit la vérité ? Mais l’hypnotisme a changé le cours de l’histoire d’Hélène et de Diana dans le temps. Si Hélène est sauvée, sa vie s’achèvera à son terme et sans plus ; si elle meurt à l’aube comme prévu, elle aura des vies sans fin et sauvera Diana la sorcière.

Ce dilemme shakespearien fait tout le sel du film. D’autant que le deus ex machina, le psy revenu du Tibet, voit son orgueil puni de s’être pris pour Dieu. Et le Diable en rit encore.

DVD double The Undead, Roger Corman, 1957, avec Pamela Duncan, Richard Garlan, Allison Hayes, Richard Devon, 1h10 (+ bonus La cité des morts, John Moxey, 1960, 1h16), Pinnacle 2003, €15.98

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Chogyam Trungpa, Méditation et action

Le bouddhisme est souvent exploré à plaisir comme une religion ésotérique aux innombrables dieux et comme une voie difficile, jalonnée d’épreuves mystiques vers le salut. Tout cela flatte le vulgaire et son exigence de merveilleux. Mais, comme nous l’apprennent des sages, il est aussi une philosophie pratique de très haute tenue. Trungpa, qui fut abbé de monastère tibétain, puis dirigeant d’un centre religieux bouddhiste en Ecosse, traduit en termes simples l’expérience de Bouddha et son enseignement.

La souffrance et l’ignorance viennent de l’ego qui empêche chacun de voir les choses telles qu’elles sont. Les désirs et les émotions obscurcissent et rendre incapables d’apprendre. Conceptions, idées, espoirs et craintes sont des illusions : ce sont des créations de nos spéculations. Il nous faut acquérir l’attention nécessaire pour tout scruter et passer outre au sens commun et aux idées reçues.

Le bouddhisme est la seule grande religion où l’on ne reçoit pas dévotement une révélation enjoignant de se soumettre inconditionnellement et d’obéir aux commandements sous peine des enfers éternels, mais où l’on donne l’exemple d’un homme : Gautama Bouddha. Chacun peut devenir bouddha par discipline personnelle. Il faut se mettre soi-même en état de réception pour comprendre la situation qui se présente et s’en servir spontanément. Tel est l’éveil : l’aptitude à observer en faisant taire son ego pour laisser être les choses sous nos yeux.

Cet état s’atteint par un entraînement progressif, volontaire et discipliné. Il faut s’accepter tel que l’on est pour utiliser un ou plusieurs caractères positifs en soi comme levier. On construit en intégrant, pas en éliminant ou en niant. Un maître est utile comme révélateur de situation pour éviter de retomber dans l’ego, mais c’est bien le disciple qui se cherche et se trouvera par lui-même. Comme en psychanalyse, qui n’a au fond pas inventé grand-chose. Le maître n’éduquera pas mais pourra créer les conditions propres à l’étincelle. Une conscience attentive se développe par des exercices appropriés de concentration dans le but d’atteindre, dans chaque situation, un état de lucidité, d’ouverture des sens et de l’esprit – et un retrait de l’ego qui juge et interprète en illusionniste. La conscience attentive vise à voir simplement ce qui est, sans filtre égotistes. Cet état sincère et complet de bienveillance impersonnelle permet de percevoir les événements comme un tout, donc le jaillissement des impulsions créatrices accordées au moment présent.

Il s’agit d’acquérir la patience lucide et l’œil stratégique du guerrier zen : dans la bataille, le combattant prend les choses comme elles viennent et y fait face de tout son être pour passer outre. Il n’attend rien de l’extérieur et ne peut changer la situation : il entre lui-même en paix et saisit lucidement l’événement pour y répondre. Il vit dans la réalité, il « est » avec elle, participe de son mouvement.

Pour cela, il est nécessaire de s’entraîner à la concentration, première étape de l’effacement de l’ego par la mise en retrait des émotions et préjugés, pour atteindre l’état de perspicacité qui est celui de la conscience lucide, une énergie intelligente qui permet d’appréhender les événements dans leur totalité par une attitude ouverte. Ces exercices peuvent appartenir à des disciplines diverses : yoga, arts martiaux, tir à l’arc, marche ou course, mais les plus simples concernent la respiration, qui calme le physique pour ouvrir le mental. Le souffle est l’expression unique du « maintenant ». Se concentrer sur lui éduque à ressentir le moment présent pour se tenir en accord avec la situation plutôt que de spéculer sur l’après ou de regretter l’avant. Il faut devenir un avec la conscience de respirer, la sensation du souffle, le sentiment d’être au monde. Lorsque surgissent les pensées, les observer comme des pensées extérieures au lieu d’en suivre le déroulement : les regarder surgir, puis disparaître, voir leur nature transitoire.

Cette philosophie simplement exposée rejoint les réflexions de Socrate sur l’illusion des opinions, le poids social de la doxa et l’exigence d’une critique personnelle, tout comme les préceptes stoïciens d’appartenance au mouvement de la nature et de sérénité morale par la pleine conscience de ses actes, comme aussi l’individualisme observateur de Montaigne, la critique radicale de Nietzsche et l’ouverture humble devant les incertitudes de l’observation absolue du XXe siècle, d’Heisenberg à la théorie du chaos et des sous-ensembles flous. Le bouddhisme est un élément de cette chaîne d’intelligence humaine à laquelle j’appartiens, pour qui Dieu n’est autre qu’une projection enflée de l’ego, et qu’il importe bien plus de s’éduquer soi-même à vivre à propos. Il vaut mieux se prendre en main consciemment qu’obéir à des commandements, observer et apprendre plutôt que de croire et se soumettre.

Chogyam Trungpa, Méditation et action, 1969, Points Seuil 1981, €7.90

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Alexandra David-Néel, Journal de voyage 1904-1917

Étonnante de volonté et de bon sens, cette Alexandra qui épouse Philippe Néel le 4 août 1904 et s’embarque le 11 pour un voyage qui dure encore vingt ans plus tard. Sa fascination est pour les Himalaya, sommets géographiques et sommets de l’esprit. Elle trouvera le reste du monde terne et gris après l’Himalaya, ce qui la rend injuste envers le Japon ou la Corée, venant après, qu’elle n’a pas su apprécier.

L’Himalaya ! « Bungalow sur la hauteur dans un endroit dégagé avec un superbe panorama de montagnes qui bleuissent dans le soir, s’enveloppent lentement de nuages pour dormir. Et tout cela est grand, démesuré ! Ah ! Que l’on comprend que tant de sages de l’Inde ou du Tibet se soient retirés ici pour méditer et apprendre la leçon de sagesse et de sérénité qui flotte dans l’air et que les cimes graves des monts se redisent l’une à l’autre dans les soirs bleus et dans les matins roses. Comment revoir encore les villes, s’asseoir encore auprès des mortels affairés, agités, quand on a vécu ici ces heures éloquemment silencieuses » 18.05.1912.

La grandeur, mais avant tout le bon sens – malgré son admiration, Alexandra ne le perd jamais. Elle comprend vite, au-delà des apparences. Qu’il y a par exemple dans les religions plusieurs degrés en fonction de l’éveil intellectuel des pratiquants. Que de la superstition à la philosophie, le terrain est vaste pour toutes sortes d’apparat et de théâtre. Que tout cela est vain, car on se trouve toujours seul devant l’énigme. « Il était beau, grand, souverainement impressionnant, de voir le yogi balayant d’un geste large tout l’entourage d’images et de symboles, le reniant : « ils sont bons pour les gens de petite intelligence, seulement », et reprenant la pensée des Upanishad, la pensée maîtresse de l’Inde, « trouver tout en soi » 28.05.1912. Un lama lui dira, sur cette remarque : « Vous avez vu l’ultime lumière ».

Dont acte. Toute est apparence, éphémère. « C’est le ‘moi’ dont on redoute la disparition, l’anéantissement, mais qu’est-ce que le ‘moi’ ? – Un mirage, un torrent perpétuellement fuyant, fait de millions de particules diverses venues de multiples places, de multiples organismes. Il y a immortalité, éternité, en l’universelle et infinie existence. (…) Folie de dire ‘moi’, nous qui sommes légion, folie de parler de commencement ou de fin. Des mots !… Non pas seulement des mots, mais la réalisation vivante de cette vérité pour ceux qui réfléchissent, qui méditent. Cela, ce n’est pas le paradis dispensé par la grâce d’un Dieu, c’est la connaissance acquise par soi-même de l’éternelle vie. C’est, comme le Bouddha l’a promis à ses disciples, entrer en cette vie même dans l’éternité et ne plus connaître la mort » 23. 06. 1912. Chacun fait son salut tout seul. D’où l’anarchisme foncier des sannyasins qui rejettent tout ce qui fait la vie du monde : observances, préjugés, lois, religions. Ils s’inclinent devant tous les dieux parce qu’ils ne croient à aucun, « leur transcendante indulgence sourit à tous les essais des hommes en quête de cieux à gravir » 09.09.1912.

Cette lucidité s’étend à tout : aux dieux comme aux mouvements passionnels. « La bravoure est encore la plus sûre des attitudes. Les choses perdent de leur épouvante à être regardées en face, comme les fantômes que crée l’ombre de la nuit, elles apparaissent toutes différentes à celui qui marche vers elle et les scrute. Celui qui, sans peur, au lieu d’écouter le spectre de la mort, va à lui, lui enlève son voile, le dépouille de la défroque carnavalesque dont l’ignorance des foules l’a affublé, constate qu’il ne reste rien de l’effroi qu’il inspire à ceux qui ne l’entrevoient que de loin à travers leur terreur » 25.03.1913. Tout simplement.

La sagesse est de faire taire notre tumulte intime et d’écouter : « Vaines sont toutes nos paroles et nos discussions, fermons les yeux et écoutons bruire l’activité des choses, regardons couler le torrent des atomes » 28 08.1913. Car « le bouddhisme est une religion sans Dieu, qui ne se préoccupe ni d’affirmer ni de nier l’existence d’un Dieu, qui ignore, tout simplement, cet être extraordinaire, inimaginable : le Dieu personnel tel que l’entendent les religions sémitiques » 13.02.1914. Et encore : « Il n’y a pas de saints parmi les bouddhistes, il y a « ceux qui savent », « ceux qui sont éveillés », les autres, ceux qui occupent… » 27.04.1914. Chacun progresse à son rythme dans la voie de l’éveil, chacun selon ses capacités. « Tout l’enseignement du Bouddha est là. Il n’a jamais demandé aux gens comme le font les chrétiens de se mutiler moralement ou physiquement par la renonciation. Il leur a simplement dit de regarder, d’analyser, de se rendre compte de la valeur des choses et de se décider ensuite. Le bouddhiste ne renonce qu’à ce à quoi il ne tient plus parce qu’il en a mesuré le vide, le néant » 11.1914. « Au fond, religions, philosophies, le monde et les êtres qui s’y meuvent en des gestes divers, tout cela n’est qu’un rêve, qu’images mouvantes sur une toile de cinéma ; tout cela n’est qu’une histoire que l’immuable « Un » se raconte à lui-même comme disent les vedantins, ou une histoire racontée par personne à personne, comme l’enseignent les sûnyâvadins. Dès lors, celui qui sait le grand secret sourit à la fantasmagorie de sa vie et de celle des autres, sourit à la fantasmagorie du monde et la grande paix l’environne » 06.12.1914. Rien ne dure, tout est éphémère et impermanent. Il est vain de s’accrocher aux êtres ou aux choses. Tout n’est qu’apparence, grand flux universel.

Mais chacun peut se laisser, un temps, fasciner par l’apparence si celle-ci vous apaise et vous grandit. Comme les Himalaya pour Alexandra David-Néel : « La steppe, les solitudes, les neiges éternelles et le grand ciel clair de « là-haut » me hantent. (….) L’on restait perpétuellement immergé dans le silence ou seul le vent chantait, dans les solitudes presque vides même de vie végétale, les chaos de roches fantastiques, les pics vertigineux et les horizons de lumière aveuglante. Pays qui semble appartenir à un autre monde ; pays de titans ou de dieux. Je reste ensorcelée » 12.03.1917.

Alexandra David-Néel, Journal de voyage 1904-1917, tome 1, Pocket 2010, 480 pages, €8.30

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Les chemins de la liberté de Peter Weir

Dix ans après la chute de l’empire soviétique, ce film profondément humain rappelle ce que fut le formatage social stalinien de « l’Homme nouveau », via cet instrument que copieront les nazis : le goulag. Un jeune soldat polonais, Janusz (Jim Sturgess à la bouille de gamin), est accusé en 1940 d’espionnage et de sabotage, ces termes fourre-tout du soupçon. Sa femme, torturée, le trahit, même s’il refuse de signer ces accusations. Il est envoyé en Sibérie où, par moins 40° centigrades, les hommes sont forcés à trimer dans la forêt enneigée ou dans la mine. Plus que les gardiens, les chiens et les miradors, c’est l’immensité sibérienne (13 millions de km²) et son climat extrême qui constituent la prison pour 15 millions de zeks.

Avant d’être trop affaibli et démobilisé, Janusz songe à s’évader. Un autre détenu, intello prof d’égyptologie à Léningrad, l’encourage et le fait rêver ; mais lui n’a aucune intention de prendre le risque, il se contente d’alimenter son fantasme. C’est avec « Monsieur » Smith (Ed Harris), Américain d’origine finlandaise venu travailler à Moscou avec son fils, que Janusz va concrétiser son projet. Ils s’adjoignent Voss le Letton (Gustaf Skarsgård), et le russe Khabarov (Mark Strong).

Le goulag est composé pour la plupart de non-Russes : « Staline n’aime pas les étrangers », dit l’un d’eux. Son socialisme est national, même s’il est plus centré sur la classe sociale que sur la race. Encore que… Forger un « Homme nouveau » n’est-ce pas l’une des formes du racisme ? Eradiquer la culture de l’autre à la racine en tuant tous ses intellectuels, ses cadres et ses officiers (comme les Polonais massacrés par l’Armée rouge à Katyn) n’est-ce pas l’une des formes du génocide ? C’est ainsi que, pour les staliniens, les criminels de droit commun, les voleurs, les meurtriers, sont « du peuple » car de la sous-bourgeoisie, alors que les « ennemis du peuple » sont irréductiblement non-socialistes, donc décrétés non-humains. Ce pourquoi Valka (Colin Farrell), criminel tatoué qui a tué, au Staline sur la poitrine, menace Janusz de son couteau gravé d’un loup pour partir avec eux – mais restera du bon côté de la frontière : il est Russe et veut rester en Russie.

Sa violence et sa débrouille le font accepter car il s’agira de survivre durant des semaines dans les étendues glacées. Un soir de tempête hivernale, alors qu’un complice débranche le groupe électrogène, ils sont sept à franchir la barrière et à courir vers la forêt. La neige les aveugle, le manque de vitamines inhibe la vision nocturne pour ceux qui sont restés trop longtemps prisonniers, le froid est mordant. Janusz, qui a vécu dans les montagnes, coupe de l’écorce de bouleau pour en confectionner des masques et pouvoir avancer sans être gelé. Il devient le patron, reconnu par Valka. Leur fuite réussit, ils ne sont pas longtemps poursuivis (on se demande pourquoi) ; les gardiens comptent-ils sur la rigueur du climat et sur les populations locales à qui l’on promet une prime pour toute tête d’évadé ?

Mais le groupe est volontaire et déterminé. Janusz sait comment trouver le sud, à l’aide du soleil et d’un bâton. Le sud est le pôle de la liberté, la seule direction qui permette d’échapper à l’URSS et à son enfer socialiste. Il « suffira » d’atteindre par la forêt dense le lac Baïkal en disputant aux loups les proies abattues, de le longer en se nourrissant de poissons, puis de piquer vers la Mongolie en traversant la ligne gardée du Transsibérien et le désert de Gobi – enfin, puisqu’ils s’aperçoivent que la Mongolie est elle aussi communiste, de traverser l’Himalaya pour atteindre le Tibet puis l’Inde contrôlée par les Anglais. Soit au moins 6500 km à pied.

Une fille s’adjoint à eux, Irina (Saoirse Ronan), apeurée et menteuse, Polonaise évadée d’une ferme de redressement pour jeunes après la mort de son petit frère, mais finalement acceptée. Elle les fera parler individuellement, et cet aspect humanise le film. Car le groupe formé de bric et de broc va se transformer : le chacun pour soi du camp (voulu par le socialisme pour déshumaniser) devient peu à peu solidarité (par la reconquête de la liberté). Valka tue des animaux avec son couteau, Smith pêche à l’aide d’un hameçon fait d’un fragment de barbelé, le Letton fait la cuisine – chacun a son rôle, ce pourquoi il est respecté par les autres. Le gel, la faim, les moustiques, la crasse, la fatigue, puis le soleil et la soif, l’altitude, sont autant de maux qu’ils devront surmonter. Les faibles disparaissent car telle est la loi de la jungle sibérienne : le jeune dévitaminé qui ne voit pas le feu en rapportant du bois et meurt gelé, un autre de faiblesse, la fille d’insolation. « Monsieur » Smith lui-même, épuisé, ne devra qu’au jeune Janusz trop « gentil » de survivre ; il lui rappelle pourquoi il doit s’en sortir : pour pardonner. Lui veut revenir pour pardonner à sa femme qui l’a trahie par faiblesse ; Smith doit s’en sortir pour témoigner qu’on ne brise pas les hommes en tuant leur fils sous leurs yeux. Car David, 17 ans, est mort d’une balle dans la tête devant son père qui devait avouer être un saboteur. Smith – un faux nom, donné pour suivre la paranoïa stalinienne qui exigeait qu’on en dise le moins possible pour ne pas être soupçonné – est un père meurtri qui se reproche d’avoir entraîné son rejeton en URSS par idéalisme, ce pays où chaque lettre du nom est un mensonge : quelle union ? quelle république ? quel socialisme ? quels soviets ?

Le film s’inspire assez librement du récit À marche forcée du britannique d’origine polonaise Sławomir Rawicz, soldat envoyé au goulag pour « être » Polonais. L’auteur n’a pas réalisé cette marche lui-même mais raconte l’histoire vraie de prisonniers qui l’ont réussie. Le titre anglais, The Way Back, joue sur le double sens : le chemin du retour ou le retour en arrière. Le titre français fait ironiquement référence à la trilogie romanesque de Jean-Paul Sartre, Les Chemins de la liberté, où les personnages sont torturés par leurs choix, leurs principes et exigences. Ils se croient libres mais ne sont qu’en quête de liberté ; soit ils la refusent, soit ils en font un principe de vie, soit ils revendiquent un « droit » bafoué. Mais quel est ce « droit » abstrait si l’on ne sait pas le conquérir et le défendre ? Sartre était un compagnon de route convaincu du communisme, avec cet art des intellos parisiens de regarder le monde avec un strabisme divergent : dénoncer la réalité jamais idéale, en même temps que vanter un idéal jamais réalisé que par contrainte et force – donc contre ce même idéal. Encenser Staline, puis Castro, avant d’aviser Mao, quel naufrage pour « la pensée » politique française ! Ce film a le mérite de rappeler la réalité toute crue : l’URSS était un quadruple mensonge et le goulag était son idéal réalisé.

Malgré de beaux paysages et des acteurs convaincants, le message naïvement humaniste manque un peu de sel et l’impitoyable rigueur de l’épopée est traitée un peu légèrement : les populations locales qui devraient traquer les évadés sont inexistantes et l’Himalaya est franchi en quelques plans malgré l’énormité de l’altitude ou du climat et l’absence complète de provisions. Les plans lointains sur les libérés marchant en file sont trop nombreux et les gros plans de tension insuffisants pour adhérer complètement, même si la musique un brin planante aide. Il n’y a pas de scènes vraiment dures, or la réalité a dû en connaître. C’est un beau film, mais peut-être pas assez fouillé sur les tares du socialisme réel et sur les épreuves à surmonter pour être libre.

DVD Les chemins de la liberté (The Way Back) de Peter Weir, 2010, avec Jim Sturgess, Ed Harris, Colin Farrell, Saoirse Ronan, Mark Strong, Gustaf Skarsgård, Metropolitan Video 2011, 2h08, standard €8.85 blu-ray €17.37

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Alexandra David Néel, L’Inde où j’ai vécu

Cette dame est morte à 101 ans en 1969 après une existence bien remplie. A Paris, elle fit des études de philosophie et de langues orientales à la fin du siècle avant-dernier, dans cette République IIIe triomphante. De la génération des Alain, Péguy, Barrès, Maurras, Valéry, Bergson, elle était douée de cette curiosité du monde, de cette ouverture aux idées qu’engendrait ce siècle libéral en plein essor scientifique et industriel. Elle voyagea dans toute l’Asie durant trente ans. Dans ce livre, elle évoque l’Inde.

Mais ce n’est pas seulement une relation de voyage ni un livre de souvenirs, malgré les portraits parfois ironiques des gourous et autres sâdhus. Il s’agit plutôt d’un essai d’appréhension mentale de l’Inde, une tentative de décrire par l’intérieur cette culture très ancienne. Une démarche de philosophe et d’ethnologue bien dans l’air de son temps. Pour connaître, il faut aimer ; pour bien décrire, il faut expérimenter. Sans se départir de sa culture occidentale, Alexandra a vécu en sympathie avec l’Inde. Elle est restée elle-même, raisonnable, observatrice, jamais dupe. Mais son regard paisible et passionné ouvre à ce monde exotique – par certains côtés si proche de nous dans sa quête.

C’est ainsi qu’au fond l’Inde religieuse sait que les dieux n’existent pas. Seule l’énergie primordiale, appelée Shakti, la Mère, a quelque consistance. Elle est l’inconnaissable cause, génératrice et destructrice des matières et des esprits. Elle préexiste aux atomes et demeure après leur destruction. Nous-mêmes, comme les dieux et tous les autres êtres, appartenons au même jeu du monde dont elle est le principe moteur. L’être en soi joue avec lui-même – et nous en sommes une parcelle.

Dieux et démons n’ont ainsi pas d’autre vie que celle que nous leur prêtons. Ils sont créés par l’énergie que dégage la foi en leur existence, par les sentiments de crainte ou d’amour qu’ils inspirent, et par le culte social élaboré pour servir cette foi. Ils ne sont que des images en creux, les projections des hommes.

Mais cette foi commune réagit elle-même sur les individus. Pour eux, les dieux existent parce que l’énergie de la foi, canalisée par leur image, est une puissance réelle. Les statues sont « rendues vivantes » par un rite que décrit la voyageuse. L’assemblée des fidèles doit donner vie à un morceau de bois sculpté à l’image d’un dieu. Réunis autour de la statue, les croyants concentrent leurs volontés individuelles et opèrent une transfusion d’énergie qu’ils incorporent dans l’effigie. Les statues des dieux agissent donc comme des accumulateurs, ils sont « chargés » religieusement. On peut leur en retirer le courant, mais elles ne se déchargent pas si, périodiquement, le culte des fidèles contribue à leur redonner vie. Les idoles anciennes, adorées depuis des siècles, accumulent une énergie considérable. Ces images sont douées d’une force psychique qui dépasse de beaucoup le pouvoir individuel de chaque fidèle. D’où leur capacité d’hallucination.

Au Tibet, des exercices psychiques visent à produire des créations mentales revêtant des formes matérielles. Ces exercices, volontairement entrepris, font naître un compagnon ou s’incarner un dieu. L’élève le voit, lui parle, ressent sa présence. Parfois, l’hallucination s’impose à lui et l’accompagne. Dans certains cas exceptionnels, la puissance d’évocation psychique est telle que d’autres personnes aperçoivent aussi ces apparitions… Les exercices sont destinés à faire comprendre aux disciples éveillés que toutes les apparitions sont l’œuvre de ceux qui les voient. Notre rationalisme occidental est-il aussi ancien et aussi sage ?

Les dieux ont cependant un rôle, surtout auprès des gens ordinaires. Ils servent de projections héroïques, d’images exemplaires. Ce qui compte sont les sentiments que les dieux font naître en nous. Ils sont des excitants qui activent en chacun des énergies qui, autrement, demeureraient latentes. La ferveur envers un objet symbolique se réfléchit sur l’adorant et fait de lui, par effet miroir, un nouvel individu.

Car l’être humain doit devenir ce qu’il est ; c’est le rôle des gourous et des dieux de l’y aider pour l’en accoucher. D’après les tantras, il existe trois classes d’individus :

  1. Pashou (l’animal) est le degré inférieur, dominé par les instincts ; il peut être honnête et bien brave mais il est l’homme moyen conventionnel, lié par la peur, la faim, les habitudes.
  2. Vira (l’héroïque) est le degré intermédiaire où l’activité et la passion dominent les instincts.
  3. Divya (le dieu) est le degré supérieur où intelligence et spiritualité dominent.

Ces trois classes sont étrangement proches de celles que Nietzsche a données dans Ainsi parlait Zarathoustra (Des trois métamorphoses) : le chameau, le lion et l’enfant. Seul ce dernier est innocence et oubli, jeu naturel de l’énergie primordiale : il a surmonté les angoisses de base de la survie, il est au-delà de la révolte passionnelle contre ce qui l’entrave. Il est liberté cosmique, mouvement premier, une roue qui roule sur elle-même, un oui sacré à tout ce qui survient.

Seul le sage sait que, derrière les apparences multiples de l’univers, n’existe qu’une seule réalité, le Soi unique de toutes choses. Devenir sage, accéder au stade du Divya, c’est donc, par une discipline corporelle, par une maîtrise des passions, par un entraînement psychologique et spirituel, écarter ce voile de l’illusion, celle de la conscience séparatrice, et devenir conscient du Soi unique et cosmique.

Le code religieux Hindou divise pour cela l’existence en trois périodes : l’étude auprès d’un maître durant la jeunesse, le mariage pour assurer la descendance à l’âge mûr, enfin le rejet du monde et la méditation dans le troisième âge de la vieillesse et de la retraite. Discipliner les instincts, aimer et procréer, accéder enfin à la sagesse – telles sont les trois étapes de l’existence durant lesquelles la conscience mûrit.

Le sage (sannyàsin) rompt avec toutes les lois sociales et religieuses. Et cela est bien, car ces lois sont faites pour encadrer l’homme moyen. Désormais, le sage est son propre maître, aussi libre que l’enfant qui joue, libre de rejeter ce que bon lui semble, y compris ce « paradis après la mort » (Avarga) qui n’est qu’une béquille consolatrice pour les faibles.

Face à cette sagesse en développement, le christianisme apparaît bien pauvre et bien superstitieux. L’Inde exige de chacun la discipline enfant, le devoir social adulte, et l’ascèse à la retraite : seuls les être supérieurs se libèrent par la Connaissance. Aucune église n’impose un dogme, aucun clergé n’impose son pouvoir à des ouailles en troupeau considérées comme des mineurs incapables, inaptes et ignorants. Seuls ceux qui ont progressé dans la voie peuvent former personnellement des disciples. Ils sont les accoucheurs des âmes et non les répétiteurs ou les confesseurs. Chacun reste face à lui-même car chacun est un reflet du Tout.

Je comprends qu’Alexandra David-Néel ait été séduite par cette conception du monde si profonde et si moderne.

Alexandra David Néel, L’Inde où j’ai vécu, 1951, Pocket 2003, 416 pages, €7.40

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Eliot Pattison, Le seigneur de la mort

Depuis l’an 2000, l’Américain juriste Eliot Pattison écrit sur le Tibet. Il déplore le colonialisme chinois et l’acculturation forcée de ceux-qui-savent-mieux-que-vous-ce-qui-est-bon-pour-vous. Le communisme, cet héritage de gauche dévoyé des Lumières, rencontre le nationalisme du Pays du milieu pour imposer par la force sa vision du monde aux « arriérés » que sont les populations non-Han.

Le Tibet est donc envahi, normalisé, les « dissidents » placés en camps de travail ou en hôpital psychiatrique, les morts servant aux juteux trafics d’organes de la corruption endémique chinoise.

C’est dans ce contexte que l’auteur situe ses romans policiers. Shan est un ancien inspecteur trop intègre de Pékin relégué au goulag parce qu’il a révélé quelques malversations de hauts pontes du Parti. Il n’est personne. Avec les moines tibétains rencontrés dans le camp, il a appris une autre résistance, celle toute intérieure de l’esprit. Les liens des causes et des effets sont enchevêtrés et seule la Vérité permet de comprendre, donc d’avancer. Il le démontre à ses divers maîtres du Parti ce qui lui donne une semi-liberté pour enquêter. Son but ultime est de faire libérer son fils Ko, menacé d’être décérébré comme irrécupérable. Cette dernière enquête est donc cruciale pour lui, comme pour son ancien tortionnaire le colonel Tan, accusé de meurtre.

Car lorsque la ministre du Tourisme de la République populaire et une alpiniste américaine connue sont assassinées de deux balles de gros calibre sur la route de l’Everest, tout ce que la province compte de flics et de services s’entend à dissimuler la réalité pour accuser le colonel Tan, les moines renégats et faire porter le chapeau aux éléments « indésirables » de la société communiste. Mais Shan a vu, il était là. Toute sa tactique va consister à diviser les pontes entre eux pour faire surgir la vérité des faits – et obtenir ce qu’il désire : son fils.

Vérité qui ne va pas plaire, sauf à la petite juge implacable venue de Pékin pour faire le ménage dans la corruption ambiante, selon les directives du Parti. Car la vérité est que la ministre Wu a été à la tête des gardes rouges qui ont mis à sac la région du temps de Mao, et que la région s’est particulièrement braquée contre les oukases de Pékin, aidée en sous-main de 1942 à 1971 par les Etats-Unis qui faisaient passer des armes et entraînaient l’armée de résistance du Tibet depuis le Népal. Cette double histoire oubliée, celle de la Révolution culturelle qui a fait beaucoup de mal à la Chine et celle de la trahison américaine aux résistants tibétains, est volontiers occultée par les livres d’histoire. La vérité est en général ce qui plaît, pas ce qui est…

Le mérite de l’auteur est de resituer ces événements passés dans le présent, avec ses intérêts économiques et ses rivalités politiques, dans un Tibet dont la spiritualité se meurt parce que la région est stratégique pour l’empire.

L’enquête est lente et décousue comme un puzzle dont il faut rattacher les morceaux. Mais tout prend son sens à la fin, sous le regard de Chomolungma, la montagne la plus haute du monde, où Milarepa a passé le bouddhisme en poèmes, il y a mille ans.

Eliot Pattison, Le seigneur de la mort (The Lord of Death), 2009, 10-18 2012, 429 pages, €9.10

Les autres romans sur le Tibet d’Eliot Pattison sur ce blog

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Musée des Beaux-Arts d’Oulan Bator

Le musée des Beaux-Arts a été créé à l’époque soviétique où toute ville digne de ce nom se devait d’en avoir les accessoires indispensables : maison du Peuple, place aux défilés, théâtre, hôpital, stade et musée. Ce dernier date de 1966 et célèbre, dans la succession de ses salles, le Progrès social. Tout commence par une peinture rupestre attribuée aux Mongols d’il y a 40 000 ans, s’il en était. Ils vivaient alors dans la grotte appelée aujourd’hui Gurvan Thenker. Nous sautons aussitôt aux bronzes du 3ème siècle, pointes de flèches et poignards. Ces pointes de flèche sont toutes différentes pour un usage à chaque fois différent : certaines sont un sifflet d’alarme, d’autres rondes pour assommer, à petites pointes pour mieux percer, tripointes pour gros gibier, à feuille pour pénétrer plus profond. Tout l’art du prédateur se trouve complaisamment inscrit dans une vitrine. Des bouquetins sont sculptés sur une stèle, la pierre personnelle d’un mort de certain rang. Le style se fait « turc » en raison de la Route de la Soie et des influences qu’elle amène. Nous avons sauté les siècles pour entrer dans le chamanisme des 6ème et 7ème siècles de notre ère. Une peinture du 9ème siècle, un masque, la décoration 13ème siècle d’un palais en céramique polychrome.

Nous sautons l’arrivée du Bouddhisme pour entrer de plain-pied dans la salle des sculptures du Grand Sculpteur Zanabazar, gloire nationale. Né en 1635, mort en 1724, ce petit-fils du khan Avtaï, converti au bouddhisme par le Troisième Dalaï Lama, a été formé au Tibet aux études religieuses étant enfant. Le nom de Zanabazar, en sanscrit, signifierait « éclair de savoir ». La légende veut que ses premières paroles, à l’âge de trois ans, fussent pour réciter une invocation bouddhiste. Il est devenu khan-moine, « Bogdo Gegen » selon la dénomination officielle, et sculpteur. Les torses de ses statues mâles sont toujours triangulaires, plats avec des épaules marquées et des mamelons en bouton pression. Les visages sont réguliers, sereins, les paupières très étirées à la mongole, le nez légèrement en bec, la chevelure bleue, luxuriante et bouclée. Une statue de la déesse Tara ressemble, dit-on, à sa petite amie à 16 ans.

Une salle est consacrée aux tankas, les peintures religieuses bouddhistes. Elles répondaient à des canons de proportions très précis. Les petits détails peints sur les bords sont étonnamment vivants, réalistes et truculents, à la Bruegel. Dans une scène d’enfer, les méchants se font bouffer, déchirer, étriper et bouillir par les démons grimaçants qui ont l’air de s’amuser comme des gamins en cour de récréation.

Sont énumérés complaisamment les huit symboles auspicieux bouddhiques : la conque, la roue, l’ombrelle, le mandala, la bannière, la fleur de lotus, le poisson doré et le vase aux trésors. Un grand mandala 19ème est en applique de soie très précieuse.

Une salle est réservée au folklore « populaire ». Une danse religieuse du Tsam illustrée ici, datant du 19ème siècle, était destinée à chasser le mal et apporter la chance à la communauté. Des masques en papier mâché, des trompes de bronzes et divers instruments entourent les visiteurs. Un masque de danse en fragments de corail pèse 45 kg ! Dans la salle du 20ème siècle, une peinture sur coton est intitulée « the arkhi feast ». Il s’agit d’une scène de beuverie et des conduites peu montrables induites, l’arkhi étant l’alcool distillé à partir du lait de vache, aussi fort que la vodka. Originaire de l’Inde, cet alcool a suivi la progression du bouddhisme parmi les pasteurs et il se conserve dans une panse de mouton. La peinture est un festival de détails croustillants et pleins d’énergie où bagarres et copulations ont la plus large part. La boutique du musée attire plusieurs membres du groupe. Ils semblent avoir un tropisme rare pour les achats « de touristes ».

Rien ne nous est dit de la Mongolie au 20ème siècle. Depuis l’écroulement du communisme, ce n’est plus politiquement correct pour attirer les investisseurs. Quand débute la révolution chinoise de 1911, la Mongolie était alors province de la Chine. Princes et lamas possédaient presque tous les pâturages et la moitié du cheptel. Sur 250 000 mâles, près de 100 000 s’étaient faits moines pour avoir une vie plus facile que travailler pour les redevances et les métayages. Cette oisiveté, non exempte de débauche entre garçons, a fait baisser la natalité qui ne s’est réveillée qu’après la mort du Bogdo Gegen en 1924, ce « Bouddha vivant » descendant du premier khan converti au bouddhisme. En novembre 1924, une Assemblée adopte la première Constitution de République Populaire sous le contrôle absolu du Parti selon Lénine. La première université est créée en 1942, le 1er Plan quinquennal est inauguré en 1948, enrôlant obligatoirement tous les éleveurs dans des coopératives – non sans résistances. Les premiers combinats industriels datent de 1960. Le pays ne s’est ouvert sur l’international qu’à compter de son entrée à l’ONU en 1961, adhérant au COMECON, le conseil d’entraide des pays soviétiques en 1962. Le premier ambassadeur en France ne sera envoyé qu’en 1966. Une nouvelle constitution parlementaire a été promulguée en 1990 après les manifestations sociales de 1989 (qui suivent celles de Tien an Men en Chine pop) mais le parti communiste ne perd le pouvoir qu’en 1996 au profit d’une coalition démocratique.

Un restaurant nous accueille pour reposer nos yeux et nos esprits qui commencent à être embrumés de sommeil. Salade et brochettes sont arrosées de bière et de café pour rester éveillés. S’installe un gros Blanc, sans doute Russe, accompagné de deux poupées vêtues « à la mode ». Ce qui signifie, ici, short de jean ultra-court et bustier collant, le tout faisant ressortir agressivement vulve et seins. Peu de bijoux et maquillage appuyé donnent un air de « professionnelles » à ces deux filles qui ne sont peut-être que snobs. Leur passage jette en tout cas un froid surpris parmi les mâles occidentaux d’âge pubère. A l’opposé, se pose une famille aux deux petits garçons turbulents mais plus mignons et moins provocants que les deux objets sexuels qui paradent encore à table, allumant leur cigarette avec des manières, sirotant leur bière vulgaire à petites gorgées sucrées, jetant un œil ici où là pour vérifier qu’elles sont bien le centre d’attraction de tout ce qui porte queue dans la salle.

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Samsara de Ron Fricke

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Ce n’est pas un film d’action mais un documentaire de contemplation. Retour au muet, mais en couleurs. Sur une musique planante, des vues de paysages somptueux, de monuments célèbres et de gens pittoresques se succèdent sur une heure et demi. C’est beau et décevant.

Les montagnes, les vallées, les déserts, survolés à la Yann Arthus-Bertrand séduisent toujours ; les hauts-lieux se reconnaissent, induisant une connivence ; les enfants colorés, les femmes allaitantes, les hommes impassibles et les vieillards ridés sont l’humanité. Mais quel message passe de tout cela ? Que la planète est une dans sa diversité ? En ce cas manquent cruellement les petits blonds de Russie, d’Europe et d’Amérique du nord. Les Boys Choirs d’Oxford ou les rats de l’Opéra parisien sont-ils moins humains que les Ladyboys de Thaïlande ou les karatékas en kata de Corée du sud ? Les pays nordiques et le grand nord n’ont pas non plus séduits le réalisateur ; la seule neige présente est celle du Tibet, puis aux alentours du Mont-Blanc.

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Tourné dans 25 pays durant 5 ans, ce film semble un digest accéléré de cent trente ans de National Geographic à l’usage des Nuls, sans que jamais le lieu ne soit nommé, ni que les populations ouvrent la bouche. Nous sommes dans le grand mélange multiculturel aseptisé, vu de Sirius, comme si la pellicule devait servir à informer quelques extraterrestres sur ce qui se passe sur la planète bleue. Il me rappelle ces PowerPoint animés que s’échangent les plus de cinquante ans sur les merveilles de la nature, les lieux connus les plus célèbres et les amours des bêtes.

Images léchées en 70 mm panavision, couleurs saturées, mise en scène ludique, il s’agit de pure performance. Comme si la technique était l’alpha et l’oméga de la culture américaine d’aujourd’hui. Le monde apparaît plus beau que nature. Même les machos à kalach des pays musulmans, hiératiques face caméra, sont nimbés d’une certaine noblesse par l’objectif. L’Europe n’est illustrée que par deux jeunes filles au ventre nu qui déambulent sous la galerie Vittorio Emanuele de Milan, et par deux jeunes hommes assis torse nu, la gorge barrée d’une chaîne de métal. Aucun enfant, alors qu’ils sont pléthore sur l’Asie et l’Afrique.

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Il n’y a guère que les Yankees adipeux, saisis en accéléré en train de bâfrer des burgers, de s’empiffrer de frites picorées en accéléré, de s’ingurgiter des bocks de coca sans respirer, qui aient l’air de ce qu’ils sont : laids et vulgaires, incultes. Les seuls adultes blancs « normaux » américains (ceux que l’on peut rencontrer dans la rue) sont un trio familial de nracistes, nationaux Riffle associés, fusils en main, crosse rose pour la fille…

Certains appellent ce documentaire filmique un « poème » ; il est pour les incultes. Certes, les images en accéléré des paysages sous les étoiles ou au lever du soleil sont édifiantes, montrant le temps qui passe et l’ossature de la terre qui reste. Certes, les gestes mécaniques des chaînes de production ou d’abattage des volailles ou des porcs (de quoi dégoûter le quart de l’humanité musulman) apportent un certain humour. Certes, les défilés militaires rythmés et les saluts matinaux au président des usines asiatiques prouvent la robotisation des êtres. Mais pour quoi dire ? Ron Fricke est photographe et monteur, pas auteur. Il n’est pas à la hauteur. Plus qu’hypnotique, il est un brin soporifique.

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Le New Age n’est pas spirituel, il n’est qu’une consolation vite faite pour gens pressés. Toutes les cérémonies religieuses juxtaposées dans le film en restent au pittoresque, tournées en clichés, même si la pierre noire de La Mecque, vue de haut, est rarement filmée. Le sublime recherché dans les travellings aériens effrénés aplatissent les paysages. Le misérabilisme des putes thaïs se trémoussant en bikini et hauts talons, ou des gestes à la chaîne des soudeuses coréennes en usine, ou encore des gamins philippins en marcel lâche trifouillant les champs d’ordures, ne veut rien dire. La roue de la vie exige des causes aux conséquences, une vie antérieure pour préparer les vies futures.

Le monde dans lequel nous vivons – le samsara – est mêlé de bon et de mauvais, de sublime et d’ordure. Mais juxtaposer sans ordre les scènes par leur ressemblance ne signifie rien, alors que le terme samsâra dans l’hindouisme exprime l’ensemble de ce qui circule. Pauvre multiculture globish, qui mêle sans comprendre… jusqu’à l’inculture, la seule technique tenant lieu de lien humain.

Vous pouvez sans état d’âme offrir ce film en cadeau, tout le monde « aimera » – comme on « like » sur Facebook. Mais n’y cherchez pas une œuvre, ce n’est qu’un documentaire ripoliné passe-partout.

DVD Samsara de Ron Fricke, 2011, ARP sélection 2013, blu-ray €18.79

Le Samsâra de Pan Nalin est bien meilleur, enraciné dans une culture, contant une histoire, ouvrant sur l’avenir.

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Samsâra de Pan Nalin

samsara de pan nalin dvd 2001 prestige
Ce film italo-franco-indo-allemand se passe au Ladakh, l’Himalaya indien. Il a été tourné par un Indien du Gujarat, Pan Nalin, en trois langues : hindi, ladakhi et tibétain – avant d’être doublé pour la diffusion internationale. Il met en scène des acteurs et des amateurs, les somptueux paysages d’altitude de la montagne à nu, vite verdoyante dès qu’il y a de l’eau, et la lumière crue qui ne veut rien laisser dans l’ombre. Il a pour thème le désir et le renoncement, le dilemme de la vie spirituelle ou de la vie charnelle.

Samsâra est le monde dans lequel nous vivons, où nul bien n’est sans mal et nul mal sans quelque bien. Irrémédiablement mêlé en bon et mauvais – tout relatifs – c’est l’univers de la majorité des humains, hommes, femmes, enfants, bêtes et plantes. La vie spirituelle fait échapper certains de cette existence matérielle en les vouant dès l’âge de cinq ans aux monastères. Des moines adultes, jeunes et vieillards, s’occupent des enfants et des adolescents, leur apprennent les rites et la méditation, les encouragent dans la Voie. Car chacun doit trouver la sienne : nul Dieu tonnant, jaloux et vengeur, pour vous commander une fois pour toutes ce qu’il faut que vous fassiez à chaque heure de la journée ! C’est à chacun de suivre son karma et de se réincarner de plus en plus haut dans la spiritualité avant le nirvana final, la fusion avec le grand Tout universel.

Le bouddhisme tibétain, antique, mystérieux et profond, nous change avec bonheur des religions du Livre, volontiers impérialistes, autoritaires et rigides. Tashi (Shawn Ku), jeune moine dans sa vingtaine, a été l’un de ces petits amenés à cinq ans au monastère. Il s’est retiré pour une méditation profonde dans un ermitage de montagne. Trois ans, trois mois et trois jours plus tard, une procession de moines à pied et à cheval traverse les hautes altitudes à plus de 4500 m pour aller le sortir de sa transe profonde. Il va mettre des semaines à récupérer l’usage de ses sens et de ses membres, et à renouer des relations sociales. La première est avec un chien noir qui l’a reconnu, la seconde avec son compagnon du même âge, la troisième avec son maître spirituel Apo, doyen du monastère (Sherab Sangey).

Mais avec le retour à la vie naturelle renaissent les pulsions corporelles. La nuit, il bande ; en jeune homme vigoureux, il éjacule dans ses couvertures comme un adolescent. Il en est étonné, fâché, puis s’interroge. Tous ses sens semblent avoir été exacerbés par sa retraite spirituelle ; s’étant retiré dans son monde intérieur, il goûte plus vivement et précisément le monde extérieur.

Lors d’une cérémonie bouddhiste auprès des paysans aisés qui font pousser l’orge nécessaire à la tsampa, cette bouillie consistante des tibétains que l’on mélange au thé et au beurre de yak, Tashi s’enthousiasme pour les mains et les pieds d’une belle fille qui le sert, Pema (Christy Chung). Lors d’un rêve nocturne, il lui fait l’amour, expérience qui laisse en son esprit une trace profonde.

Son supérieur, attentif à son élève et à ses doutes, finit par lui apprendre que le rêve était la réalité et que la fille Pema est venue volontairement baiser avec lui dans son sommeil. Il n’y a pas de « faute », nous ne sommes pas dans l’univers disciplinaire des religions du Livre ; mais il y a question : la voie du désir est-elle celle qui conduit au nirvana ? Pour approfondir la libre réflexion de son élève, Apo l’envoie consulter les textes et les images dans un monastère tantrique ; on y apprend la voie qui passe par le corps et les sens afin de les surmonter, pour s’en défaire si l’on veut accéder à la spiritualité. Ce pourquoi Tashi peut contempler des images érotiques qu’il suffit de tourner à la lumière pour voir ce qu’il devient de la chair : putréfaction et squelette. On ne peut fonder une éternité sur l’éphémère, ni le plus haut degré spirituel sur ce qui reste corruptible.

samsara tashi

Mais Tashi est jeune, énergique et, pour lui, intégrer le désir à la spiritualité semble possible. Gautama Bouddha lui-même, ce grand Exemple de libération spirituelle, n’a-t-il pas vécu durant 29 ans en homme ordinaire, marié, amoureux, papa ? Peut-on renoncer aux désirs tant que l’on ne les a pas connus et expérimentés ? Grave question que tous les parents connaissent avec leurs jeunes enfants. Et que les moines savent aussi, regardant avec indulgence les moinillons imiter avec forces mimiques les grands danseurs masqués du rituel. Saturer les désirs est semble-t-il le premier pas vers la modération… Il faut se brûler une fois pour savoir intimement que le feu brûle et contrôler son usage. Expérimenter permet seul d’apprendre, la théorie n’y suffit jamais.

Tashi quitte donc le monastère pour devenir paysan. Il recherche Pema, qu’il a « dans la peau » autant qu’elle hante son esprit. Car si elle est venue volontairement à lui, ne faut-il pas y voir un signe ? L’aigle qui plane haut dans le ciel ne fond-t-il pas de temps à autre sur une proie pour s’en nourrir ? Le jeune homme quitte donc ses habits de moine, symboliquement en passant un fleuve à gué. Son chien qui l’a suivi ne le reconnait plus et s’enfuit. Il est donc seul et s’engage comme ouvrier agricole pour rentrer la moisson ; le père reconnait le lama honoré qui est venu chez lui, l’embauche et lui envoie sa fille. Celle-ci ne sait plus que penser : est-ce un moment d’égarement qui l’a poussée ou le mouvement de l’amour ? Cet amour qui va au-delà du sexe et qui est union déjà, préfiguration de celle du grand Tout dans le bouddhisme. Le désir est énergie du monde et il faut l’intégrer aux forces de l’univers pour se réconcilier avec le Tout.

Tashi s’immerge alors dans la nature productive des champ gorgés de blé, des étoffes tissées du poil de yak, des femmes à la peau couleur de fruit mûr. Il désire tout, avide de toucher, de palper, de sentir. Il se marie, procrée un fils, dénonce l’injustice du marchand qui triche sur la balance en achetant le blé, il entreprend lui-même d’aller vendre directement la récolte à la ville pour une meilleure somme, il honore avec appétit sa femme mais aussi une amie sensuelle de celle-ci, il mignote son fils Karma (Tenzin Tashi). L’amour est un bonheur renversant (la caméra met le bas en haut, symboliquement), produire aussi – bien que cela signifie reproduire l’éphémère, le réincarner sans cesse, au détriment de la fusion avec le Tout. Mais il suffit de voir le regard apaisé et heureux du gamin lorsqu’il voit ses parents s’embrasser nus sur la couche conjugale pour s’apercevoir que tout est lié. Le sexe n’est pas péché au Ladakh, mais lien plus intime dont le fruit est l’enfant.

samsara baise renversante

Nous sommes dans le conte philosophique aux images soigneusement cadrées, aux couleurs volontairement saturées, aux personnages de caractère noir et blanc – comme la lumière brute des hautes altitudes. Les jugements bobos condescendants à la sortie en France en 2002, qu’on peut lire encore sur les sites des Inrocks, de Libération ou de Télérama, montrent combien le gauchisme culturel reste colonialiste au fond, narcissique et imbu de sa supposée supériorité morale. Ces bonobos de bobos n’ont rien compris au film, n’y reconnaissant que de l’exotisme New Age ou une publicité documentaire pour voyagiste. Cela montre la pauvreté culturelle de ces pseudo-universalistes qui jugent de tout entre eux tout en restant confits en chambre. Je suis moi-même allé au Tibet, au Ladakh, au Népal ; j’ai côtoyé les moines et les paysans, je témoigne du réalisme de ce film et des exigences spirituelles qui règnent en altitude.

samsara de pan nalin dvd 2001

Certes, le film est long sur la fin, mais les questions qu’il soulève sont universelles, très loin des petitesses mesquines des religions du Livre aujourd’hui (ce ne fut pas toujours le cas). Pema revendique, comme l’épouse de Bouddha, le droit elle aussi de « renoncer » au monde. Mais si elle renonce, que va devenir l’enfant ? Est-il « déjà un homme », comme l’affirme son père ? Les liens charnels et les liens sociaux sont des liens qui enserrent. Peut-on faire son salut tout seul ? Bouddha lui-même y a renoncé, restant un sage qui donne l’exemple, retardant sa fusion avec le Tout pour attirer par son exemple le maximum d’autres humains. Tashi peut-il donc se retirer à nouveau en monastère, comme s’il n’avait rien vécu ? Le film s’achève sur cette interrogation… et sur cette réponse énigmatique :

« Comment éviter qu’une goutte d’eau ne sèche ?
– En la jetant dans la mer… »

DVD Samsâra de Pan Nalin, 2001, €10.98
Edition prestige 2 DVD, film Samsâra + documentaire Toulkous de Pan Nalin sur deux lamas réincarnés, Paradis distribution, €66.00 ou occasion €14.80
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80 ans pour le Dalaï-lama

Dalai lama mon autobiographie spirituelleTenzin Gyatso, 14ème Dalaï-lama, fête son 80ème anniversaire aujourd’hui. Réfugié à Dharamsala au nord de l’Inde depuis l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, ce chef spirituel du Tibet lutte pacifiquement pour la reconnaissance de la culture tibétaine et le respect des coutumes par les Han éradicateurs au nom du Maoïsme, cette dictature avide de créer un homme « nouveau ». Prix Nobel de la Paix en 1989 ; le Dalaï-lama est qualifié par les politiciens idéologues chinois de « loup en robe de moine ». Ce pourquoi, après avoir réduits les monastères au canon, envoyés les jeunes en camps, colonisés le pays tout entier – pour exploiter les métaux rares, l’uranium et l’eau – ils « rééduquent » moines, nonnes et déviants par « l’éducation populaire », cette forme mentale socialiste du gavage des oies visant à penser autrement qu’on pense par soi-même.

Dalaï est un terme mongol conféré en 1578 par l’Altan Khan à l’abbé gelugpa de Drepung ; il signifie « océan ». Le premier dalaï-lama est numéroté troisième car, par modestie, il a attribué rétrospectivement le titre à ses deux prédécesseurs. Les Tibétains croient que, lorsque survient la mort physique, la conscience d’un être contient l’empreinte (ou karma) de toutes ses expériences et impressions passées, dans cette vie et dans les vies antérieures. Conscience et karma renaissent dans un nouveau corps, animal, humain ou divin. S’efforcer d’élever sa conscience dans chaque vie permet de se réincarner dans un être plus conscient encore, jusqu’à la Libération du cycle des vies. Le dalaï-lama est la manifestation d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de compassion, porteur du lotus blanc.

Dalai Lama L'art du bonheur

Mais les Chinois n’en ont cure : pour eux, marxistes matérialiste nationalistes, il n’existe « qu’une seule Chine » et la reconnaissance juridique d’un tel état de fait, légitimé par la force en 1959 alors que les traditions historiques sont plus floues, doit être le préalable obligatoire à toute négociation. La terre d’abord, l’esprit ensuite. Pour cela, le Dalaï-lama est incité s’occuper de la Voie et à laisser les choses terrestres à des représentants sous allégeance de Pékin. L’autonomie culturelle serait alors possible, le national communisme han reconnaissant aux minorités le droit d’exister tant qu’elles ne font aucun ombre à l’avenir radieux. L’Occident répugne à accepter ce coup de force mais ne prend aucune mesure qui pourrait fâcher le géant : le commercial affairiste prime les droits de l’homme, dont les pays occidentaux ne se drapent que lorsqu’ils y ont intérêt..

Pourquoi aller visiter le Tibet ? Parce que les paysages du toit du monde, les temples refaits pour le tourisme après les saccages rouges, les cérémonies hautes en couleurs où les costumes comptent autant que les gestes, les moines rieurs ou sérieux mais toujours préoccupés de la voie droite, tout est spectacle mais tout aussi est vie intérieure. Sous la vitalité des corps élevés dans l’air raréfié perce la force de l’esprit, ouvert sur les énergies. En regard, quelle est notre force, à nous, Occidentaux ?

Je suis allé deux fois durant plusieurs semaines au Tibet, marchant à pied dans les montagnes ou en vélo tout terrain sur les pistes de cols en villages. Les habitants du cru, bien que simples, rudes et peu lavés, sont directs, malins et pittoresques. Leurs superstitions mettent un peu d’étrange dans notre matérialisme. Le Tibet nous rappelle peut-être qu’on ne vit pas que de confort et de gadgets, mais aussi de rêve et de fraternité.

Le bouddhisme, très ancien au Tibet, ne cherche pas à convertir à l’adoration d’un dieu jaloux et souverain, mais à éveiller la conscience de chacun, à son rythme et à son niveau, par une série d’étapes graduelles. Du plus superstitieux au plus spirituel. Le renoncement à l’anarchie des désirs permet de maîtriser instincts, passions et pensées afin d’atteindre calme intérieur et vue pénétrante. La compassion, étape ultérieure, permet de dépasser le jeu des apparences, la notion d’ego ou d’entités objectives pour s’éveiller à la nature ultime des choses qui est jeu infini de relations transitoires.

Ce qui permet de comprendre que la souffrance est due à l’ignorance parce que l’homme croit que tout est fixé éternellement alors que tout change sans cesse. La vision pure propre au Vajrayana, adoptée au Tibet, effectue la synthèse des étapes précédentes qui sont celles du Petit puis du Grand véhicule, pour reconnaître en tout être la nature de bouddha et en tout phénomène la pureté originelle.

Dalai-lama signature

La transmission du savoir, de maîtres à disciples, a ce côté humain et efficient que les Grecs avaient déjà adopté comme le meilleur. La formation dispensée par un gourou n’est pas un savoir de secte ou un programme de simples connaissances : c’est un éveil. Elle consiste à faire prendre conscience au disciple de sa propre réalité intérieure, ce qui détermine son développement et le cours de sa vie. Un gourou ne peut donner que ce qu’il a lui-même réalisé, il est un exemple vivant et un guide. Il ne borne pas la transmission de son savoir au seul domaine intellectuel ou scolaire mais va aux sources profondes du pouvoir spirituel grâce à ses lectures des textes anciens et à la pratique de méditation.

Cette introspection très ancienne sur les forces profondes de l’esprit en l’homme n’aboutit pas au désespoir mais, à l’inverse, au goût de vivre le plus vif. L’existence est une discipline pour se connaître et connaître l’unité du monde. Et la boucle est bouclée dans ce cycle sans fin que chaque existence recommence. Rien n’est acquis jamais car l’être humain est éducable et que sa formation ne s’achève pas avec sa vie, mais dure dans ses vies futures tant qu’il n’a pas atteint l’Éveil – qui est l’union avec le Tout.

bouddhisme Tintin au Tibet 1960

Le Christianisme considère l’homme créé par Dieu avec pouvoir sur le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne qui traitait l’humain de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. Ce pourquoi l’actuel Dalaï-lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances.

Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Dans le Bouddhisme, elles seraient plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré qui me fait considérer que le Bouddhisme mène à une conscience humaine plus haute, en l’absence d’un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte le destin tel qu’il vient, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut. L’homme ne s’illusionne pas sur le monde (déni) ou sur l’avenir (l’espérance), il agit au présent afin d’acquérir une conscience plus forte et une liberté plus grande. Il ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), ni de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (qu’est-ce donc que le « soi » ?) – mais il « compatit » parce qu’il est touché par les maux d’autrui.

Il les ressent et comprend la souffrance humaine dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres hommes. Cette compassion n’est alors pas la charité pour se faire mousser mais ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme compatissant devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père » et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime.

dalai lama sur le tibet

Le Tibet nous apprend ainsi qu’il est une vertu bien plus haute que le « devoir moral » cher aux nantis coupables : la sagesse personnelle, acquise par discipline durant toute sa vie et avant, qui permet seule de vraiment comprendre le monde et les hommes.

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Racisme, injure à la mode – mais au-delà du mot ?

Nier scientifiquement les races n’est pas le problème, la dignité humaine est question de droit, pas de biologie. Se croire supérieur est remis en cause par l’histoire même. Seuls les échanges permettent d’avancer – à condition d’être ouvert, donc capable d’être soi, bien formé par le système scolaire et la société. Or l’idéologie antiraciste est devenue un politiquement correct qui conforte l’immobilisme et ne veut rien connaître du ressentiment des petits Blancs. Elle est la bonne excuse des gens de gauche pour surtout ne rien changer aux maux de la société. Pour vivre ensemble en bonne intelligence, il faut plutôt conforter transparence et démocratie : c’est de la politique, ni de la science, ni de la morale.

1/ Les races humaines n’existent pas pour la biologie moléculaire qui ne considère que les gènes ; pas plus pour la génétique des populations qui fait des « races » des fréquences statistiques en perpétuel changement. Mais les classifications faites par chacun pour parler des autres ne sauraient se réduire au réductionnisme moléculaire. La science peut nous dire comment est fait le monde ; elle ne nous dit rien sur la façon de nous conduire. Ce qui est en question dans la société n’est pas la différence entre minorités visibles, mais l’égalité des droits et devoirs en dignité et comme citoyens. Les rapports sociaux sont infiniment plus importants dans la vie de tous les jours que les classements en fonction des peaux, des sangs et des gènes. L’égalité des droits ne doit rien à la biologie ; la politique n’est pas, chez nous, une biopolitique. En démocratie, les assistés imbéciles ont les mêmes droits que les géniaux inventeurs et nul ne peut savoir si l’un est plus « utile » à la société que l’autre car ni le génie ni la bêtise ne se transmettent par les gènes, seulement par l’éducation, la culture et le milieu historique. Nul être humain ne se réduit à un ensemble de caractéristiques objectives, mesurables, scientifiques. Le sujet ne saurait être un objet.

Nous ne vivons pas chaque jour dans une population de gènes, nous vivons dans une population d’humains. Claude Lévi-Strauss le disait déjà dans Race et histoire (1951) : il ne faut pas confondre les caractéristiques biologiques et les productions sociales et culturelles. Certains médicaments, comme le vasodilatateur BiDil sont efficaces seulement chez les populations d’origine africaine – c’est un fait d’expérience. Mais reconnaître ce fait n’est pas de l’ethnocentrisme, qui consiste à rejeter tout ce qui ne correspond pas à notre norme. Ni de la xénophobie, qui consiste à faire de l’étranger (à la famille, au village, à la région, à la nation, à la race) un bouc émissaire de tout ce qui ne va pas dans notre société. Comme les Grecs disaient « barbares » tous les non-Grecs – forcément non-« civilisés ». Les ados aujourd’hui « niquent » ou tabassent tous ceux qui ne sont pas comme eux (photo) : où est la différence ?

Elle est dans la culture : quand Alexandre a vaincu les Perses, il a bien vu que la civilisation n’était pas seulement grecque. Et de cette fécondation croisée est née la grande bibliothèque d’Alexandrie – progrès – avant son incendie par les sectaires chrétiens, puis son éradication totale par l’islam intolérant.

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2/ L’évolutionnisme biologique formulé par Darwin est fondé sur l’observation des espèces, mais le « faux évolutionnisme », selon Lévi-Strauss, est fondé sur l’apparente continuité historique qui aurait fait se succéder les civilisations dans un Progrès linéaire. Or le progrès n’est jamais linéaire : mille ans avant Jésus, on croyait la terre ronde ; mille ans après, on la croyait plate… Les civilisations stables dans la durée n’en sont pas moins subtiles et en évolution, même si leur histoire – tout aussi longue que la nôtre – présente peu de changements apparents. Les civilisations à la même époque se juxtaposent et échangent des marchandises, des idées et des hommes ; elles se combattent ou s’allient. La Renaissance se caractérise par la rencontre des cultures grecque, romaine, arabe, orthodoxe avec la culture européenne ; le jazz, le blues, viennent du melting-pot américain par le rythme africain et les vieilles chansons de marche françaises. Seule la puissance fait qu’une civilisation s’impose provisoirement, mais la puissance est sans cesse remise en cause : le Royaume-Uni régnait sur le monde en 1914 ; il a cédé le pas aux États-Unis dans les années 1930 ; ceux-ci vont probablement céder le pas à la Chine d’ici la fin du siècle.

Pour Lévi-Strauss, les sociétés qui connaissent le plus d’échanges ont pu cumuler le plus les idées, les capitaux et les innovations. Ce que montrent aussi l’historien Fernand Braudel et les économistes Joseph Schumpeter, Nicolaï Kondratiev et Immanuel Wallerstein. Chaque grappe d’innovations engendre de nouveaux métiers qui rebattent les distinctions sociales. La globalisation, au lieu d’aboutir à une même culture, amène plus de diversité. Elle est le moteur du progrès qui, par ses innovations, produit à son tour une diversité de cultures. A condition d’être ouvert à la nouveauté, et bien formé pour la recevoir. C’est là qu’est le problème…

3/ Être ouvert, c’est avoir une personnalité forgée par le savoir scolaire, mais aussi par les disciplines comme le sport qui forment le caractère. Pour être ouvert aux autres, il faut d’abord être soi. Claude Lévi-Strauss, dans la conférence Race et Culture prononcée à l’UNESCO à Paris en 1971, déclare : « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs pouvant aller jusqu’à leur refus et même leur négation ». Scandale pour les béni oui-oui du politiquement correct ! Ce n’est pourtant que ce que tous les sages disent à leurs disciples : « Deviens ce que tu es » (temple de Delphes), « trouve ta voie » (Bouddha), « des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants » (Nietzsche), « vaincre toutes les aliénations de l’homme « (Marx), « tuez le Père » (Freud). Pour être soi même, il faut quitter sa famille, se dresser contre la tradition paternelle, sortir de son milieu. C’est à ce titre seulement que l’on devient adulte et responsable, individu créateur et pas un pion formaté interchangeable. Dire que tout ne vaut pas tout, ce n’est pas être « raciste » ni ingrat, mais déclarer que certaines façons d’être ont à nos yeux plus de valeurs que d’autres. Est-ce que l’école et même la société forment des êtres de caractère et de culture ? La démission du système depuis 1968 et peut-être avant (1940 ?) n’est-elle pas une part du problème ?

Racisme anti blanc Monde 16mars20054/ Créée sous l’égide de l’UNESCO en 1950, l’idéologie antiraciste était destinée à lutter contre les séquelles du nazisme et à affronter l’apartheid qui régnait aussi bien en Afrique du sud qu’aux États-Unis. Mais le politiquement utile est devenu politiquement correct. L’association CRAN s’est créée  sur le critère de la « race » noire – ce qui disqualifie son combat même. L’apartheid a été éradiqué, sauf peut-être entre Israël et Palestine, mais n’empêche nullement des massacres « ethniques » en ex-Yougoslavie, les « génocides » au Rwanda et au Congo, ou autres répressions de « minorités » au Tibet, en Birmanie ou en Irak – sans que l’UNESCO s’en émeuve. Le retour des guerres de religion a remplacé ces derniers temps les guerres raciales. Mais le mécréant est situé par les croyants bien en-dessous de l’humain, comme s’il était d’une autre « race » : donc exploitable, vendable, corvéable à merci. Le lumpen proletariat d’Arabie Saoudite, les chrétiens enlevés et négociés par les sectes islamiques, les Coptes massacrés par les « musulmans en colère » sont autant d’exemples de sous-humanité traitée comme du bétail – dont les « antiracistes » ne disent pas un mot.

En nos pays développés, le tabou sur les minorités visibles, victimes – forcément victimes – fait que l’on ne peut critiquer leurs travers sans être accusé de la rage : le racisme. Pourquoi ne pas dire qu’il y a plus de délinquants d’origine maghrébine dans les prisons françaises que la moyenne ? Pourquoi ne pas dire aussi que de très nombreux étudiants aux noms maghrébins présentent des thèses en économie, finance, mathématique, médecine et autres domaines ? En quoi serait-il injurieux de dire les faits ? Au contraire, la transparence permet seule de remonter aux causes et de tenter des solutions. L’attitude du déni ne sert que l’immobilisme et le fantasme du Complot.

Progressisme de substitution, paravent commode à l’immobilisme du système social, l’idéologie antiraciste remplace la lutte des classes et fait religion pour les laïcs. Le « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » a été engendré la mondialisation et par l’essor des techniques, aboutissant à cette création médiatique : le consommateur aliéné. Nul ne peut plus blasphémer sans être aussitôt moralement condamné par la bonne conscience « de gauche » – forcément de gauche – confite dans le contentement de soi.

Les prolétaires sont d’autant plus racistes que leur privilège de Blancs est bien la seule chose qui les distingue de leurs collègues de couleur, tout aussi exploités et méprisés. Les homophobes sont d’autant plus attachés à leurs privilèges d’hétérosexuels que c’est bien un des seuls dont ils peuvent encore jouir en ces temps de féminisme. Comprendre cela, c’est saisir que « le racisme » n’est pas une conviction profonde mais une réaction d’humilié qui cherche à se distinguer socialement. C’est donc pouvoir agir sur les causes : le chômage, le déclassement, les ghettos périurbains, l’inadaptation scolaire… Tout ce à quoi échappent les bobos confortablement installés dans les CDI par copinage, le statut social par mariage, les centres-villes, les écoles privées. La gauche, par son « indignation » moraliste, se garde bien de concrètement agir. Surveiller et punir est plus paresseux que de se retrousser les manches sur l’emploi, la formation, le logement, les programmes scolaires et la formation des maîtres.

Que veut-on ? L’assimilation au nom du nivellement de toutes les différences ? Ou la juxtaposition en bonne intelligence de communautés fermées sur elles-mêmes ? Ni l’un ni l’autre, me direz-vous peut-être ?…

Donc acceptons les différences, acceptons que l’on parle des différences, acceptons les règles de la bonne intelligence – dont la première consiste à ne pas choquer les autres en public, en agitant des bananes ou en arborant un niqab.

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Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

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La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

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Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

bouddhisme carte de diffusion

Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

bouddhistes carte repartition

Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

Pour approfondir :

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Elliot Pattison, La prière du tueur

Connaissez-vous le Tibet ? Oui, mais le Tibet chinois ? Celui en butte à l’éradication jusqu’à la racine des traditions et coutumes « médiévales » ainsi qu’il en a été décidé au nom de la Science infuse marxiste par Pékin ? Eliot Pattison, juriste américain devenu économiste et expert des affaires chinoises écrit des romans policiers pour vous le faire connaître. L’Amérique a connu sa déculturation indienne, les pionniers venus d’Europe ne prenant pas de gants avec les superstitions et autres traditions. Mais elle regrette et a fondé des chaires d’enseignement des coutumes Navajo par exemple – pas la Chine.

Eliot Pattison La priere du tueur

Vous êtes pour que le Tibet vive selon sa propre culture ? N’oubliez pas naïvement que Pékin ne fait qu’appliquer ce que les jacobins parisiens ont appliqué, deux siècles durant, dans les provinces : interdit de parler breton ! saisie des biens du clergé ! laïcisation forcée des mœurs ! rationalisme à tous les étages ! Les Chinois passés par Mao – l’instituteur de nos intellos 1970, de type Philippe Sollers – sont certes plus frustes et plus brutaux que les instituteurs de la IIIème République mais l’objectif est le même : « libérer » les paysans de l’oppression du clergé et des croyances. « Libérer » signifie convertir à la croyance nouvelle… tout aussi croyance que l’ancienne.

Ce recentrage étant effectué, nous sommes donc à même de bien comprendre les deux parties en présence au Tibet : les Hans modernes et progressistes – et les Tibétains traditionnels et croyants. Ce sont ces forces qui s’affrontent dans les romans d’Eliot Pattison. Son héros est Han de Pékin, ancien inspecteur de la Sécurité proche des pontes du Parti. Pour avoir découvert une vérité gênante pour certains dirigeants, il a connu le goulag chinois au Tibet, sa femme a divorcé et son fils de 10 ans a tourné hooligan. Shan a rencontré au Tibet une nouvelle famille, des moines persécutés qui croient en la réincarnation et se préoccupent des divinités en cette vie.

Un village ignoré des autorités, au pied de la montagne du Dragon assoupi, vient chercher le trio pour résoudre une série de meurtres rituels. Nous voilà pénétrant dans le vrai Tibet, celui des immensités et de l’ivresse d’altitude. Il y fait très chaud quand le soleil donne et très froid lorsqu’il descend. La végétation est rase et l’herbe suffit à peine pour nourrir les troupeaux ; seules de rares plaines où coule un ruisseau sont propices à la culture de l’orge, nourriture de base des Tibétains. Ils font leur tsampa avec, la farine d’orge grillée mangée avec le thé au beurre de yack rance. Les ombres dures et les mystères de la montagne, où des masses ferreuses dans le sol attirent régulièrement la foudre, donnent un aspect fantastique à tout ce qui survient. La mort sur un antique chemin de pèlerins qui s’élève vers les sommets, par des vires secrètes et des grottes dérobées, a tout pour faire peur aux hommes.

Surtout que la montagne, semblant déserte, se révèle très passante. Nous sommes là au cœur du vrai Tibet. Qui a voyagé comme moi en ces apparentes solitudes sait bien qu’il suffit de s’arrêter quelque part pour que surgissent ici et là quelques têtes d’adolescents curieux, filant la laine (apanage des mâles au Tibet) ou des gamins crasseux et dépoitraillés à nu malgré le froid, qui « gardent » quelques brebis, aidés de molosses poilus plus gros qu’eux.

Pattison n’est pas nostalgique de l’ancien Tibet. Mais il en respecte profondément les croyances, venues de loin, qu’il apparie volontiers aux traditions Navajo. Ce sont tous deux des peuples proches de la nature, attentifs aux plantes et aux phénomènes, qui cherchent la voie spirituelle pour être en accord avec l’univers.

gamin dépenaille du tibet

Pattison introduit la Chine contemporaine dans la trame du récit. Ce village ignoré des autorités l’est par corruption, ce fléau si répandu du socialisme au pouvoir (l’égoïste est en socialisme celui qui ne pense pas à moi). L’or, hier lumière dont il fallait faire offrande aux dieux, est devenu avidité commerçante pour acheter de l’électronique. La science, tellement révérée par Pékin, emprisonne ses savants réputés pour garder leurs recherches secrètes. Et la jeunesse ne croit plus à rien, surtout pas au Parti.

Vous serez déroutés par les cent premières pages : c’est normal, le Tibet est déroutant. Mais accrochez-vous comme un randonneur sur sa montagne, vous accomplirez pas à pas le chemin. Progressivement, tout se mettra en place et l’intrigue – compliquée, pleine de rebondissements, comme tout au Tibet – vous séduira. Nous sommes vraiment au Tibet chinois, et bel et bien aujourd’hui ! Voilà un roman qui vous fera mieux comprendre ce pays.

Eliot Pattison, La prière du tueur (Prayer of the Dragon), 2009, 10/18 2009, 505 pages, 9.12€

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Eliot Pattison, Les fantômes de Lhadrung

Eliot Pattison Les fantomes de lhadrung

Ne pas se presser pour lire ce gros roman policier tibétain. Nul ne se presse au Tibet, où la nature impose son immensité aux âmes et la transparence de son air raréfié à l’esprit. Une vie entière permet d’y trouver la sagesse, qui permettra de se réincarner en une autre vie plus élevée, jusqu’à la fusion ultime avec le grand Tout qui clôt le cycle des réincarnations. Le Tibet est un pays bio que le matérialisme athée et scientiste des Han communistes vient polluer.

L’ex-inspecteur Shan est Han lui aussi, mais condamné une dizaine d’années auparavant au lao gai par les pontes du Parti dont il avait montré les malversations. Sa peine a été accomplie au Tibet, parmi les ex-moines et les gens simples qui ne veulent pas abandonner la foi pour les slogans. Libéré par le colonel Tan, byzantin gouverneur militaire du comté, il reste tenu en laisse : à la moindre incartade, il réintègre le camp de travail.

Mais les événements locaux obligent le colonel à faire appel à ses talents reconnus d’enquêteur, pour le bien du pouvoir, mais aussi du Tibet. Un homme est tué puis disparaît dans une cascade proche d’un temple tibétain détruit. Au même moment, le vol d’une peinture vénérable est effectué habilement à la Cité interdite, ce haut lieu politique pourtant si sévèrement gardé. Et, excusez du peu, un riche Américain collectionneur de Seattle se fait cambrioler la même nuit tous ses objets religieux achetés à prix d’or… Y a-t-il une relation cosmique entre ces événements ?

Bien sûr ! On ne serait pas Tibet, autrement. A la suite des aventures précédentes (voir les romans chroniqués dans l’ordre sur ce blog), Shan va retrouver son fils, connaître enfin l’Amérique et préparer une retraite spirituelle dans les montagnes. Le fils, Ko, a été abandonné par son père à 10 ans pour cause d’arrestation. Le gamin en a voulu au pouvoir, au socialisme, à sa mère qui s’est empressée de divorcer du mari politiquement incorrect. Il a chahuté à l’école, abattu des poteaux téléphoniques, joué au hooligan anti « socialiste », en bref a manifesté son besoin de père et son ressentiment envers le Parti omnipotent si peu en phase avec l’idéal d’épanouissement communiste. Autant dire qu’il a été condamné bien vite aux mines de charbon. Il a aujourd’hui 19 ans, un corps musclé par les travaux de force, et la haine dans le regard. Il ne connait que le combat, comme un animal sauvage. Shan aura bien du mal à capter son intérêt, à ne pas encourir son mépris, et à lui faire capter un peu de la sagesse millénaire du Tibet.

Les aventures dangereuses vécues ensemble, avec l’inspecteur Yao et le lama Lokesh, avec l’agent Corbett du FBI et le colonel Tan, avec une anglo-tibétaine, un directeur de musée pékinois et deux exécuteurs des basses œuvres, vont rapprocher père et fils. Mais, surtout, les méchants seront punis. L’avidité marchande focalisée sur l’or va se briser sur les mystères des temples cachés dans les montagnes himalayennes. La non-violence des sages aura raison de l’agression des armes.

gamin moine tibet

L’auteur, Américain lui-même, joue du contraste entre le connard yankee type – riche, arrogant, commerçant, immature – et l’enquêteur moraliste du FBI – respectueux des faits, opiniâtre sur l’enquête, soucieux des êtres humains. Oui, les États-Unis ont besoin de la sagesse du Tibet. Le roman a été écrit en 2004 au moment où Bush avait envahi l’Irak, juste pour montrer au monde qui a la plus grosse. Cet infantilisme est remis à sa place par l’exemple de l’empereur chinois Quianling : il y a des siècles, il voulait faire d’un lama tibétain son successeur. Plus proche de nous, en 1904, l’expédition anglaise du colonel Younghusband au Tibet pour raisons stratégiques a conduit à la conversion de nombre d’officiers à la philosophie du lieu. Comme quoi l’Occident anxieux, perpétuellement pris dans l’action immédiate, a besoin de recul et de sagesse pour le bien de son âme.

Eliot Pattison, Les fantômes de Lhadrung (Beautiful Ghosts), 2004, 10-18 2010, 573 pages, €9.69

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Eliot Pattison, L’œil du Tibet

Eliot Pattison L oeil du Tibet

L’auteur, américain amoureux du Tibet, poursuit son périple dans la province historique, cette fois aux confins du Changtang et de l’Amdo. L’ex-inspecteur han Shan, flanqué de son compère l’ex-moine tibétain Lokesh, ont pour mission de rapporter l’œil d’une divinité dans sa province d’origine. Œil volé par l’armée chinoise lors de la “pacification”, cet autre nom de l’occupation coloniale.

Le mouvement de « progrès » marxiste se poursuit, visant à éradiquer les Quatre Vieilleries – fort enracinées au Tibet, comme chacun sait. Les hurleurs et les nœuds sont de connivence avec l’armée pour la plus grande gloire du Parti. Les premiers sont des moines-socialistes qui ont pour apparat la religion et pour objectif la productivité ; les seconds sont la Sécurité Publique, paranoïaques et obtus comme partout ; les derniers font régner l’ordre venu de Pékin.

Pas simple quand les gens ne veulent pas se « socialiser » à la mode centrale et que les montagnes font de la résistance. Certains lieux sont les mûrisseries des âmes. Telle est la montagne de Yapchi où les sages de l’ancien temps venaient mourir, veillant sur la vallée aux simples et sur son temple guérisseur. Le Tibet meurtri a bien besoin de remèdes car sa sagesse millénaire est méprisée et déracinée par les néo-curés de Mao. Mais « lorsqu’un grand nombre d’humains se rassemblent en ces lieux, ils alimentent le pouvoir de mûrissement, de sorte que de grands événements peuvent se produire et que les existences de nombreux êtres se stabilisent » p.624. C’est ce qui va arriver et les Chinois, aidés des Américains prospecteurs de pétrole, devront laisser la vallée à la nature.

tibet flamme de lampe a beurre

Shan, comme toujours, n’est que le paratonnerre de forces qui le dépassent. Il observe, met en relations, mais est agi plus qu’il n’agit. Ce qui peut agacer les amateurs de thriller où l’action est première. Mais c’est ce qui fait le charme des récits de Pattison, un labyrinthe oriental avec des élévations poétiques et des ouvertures vers les siècles d’une grande force humaine. Nous sommes emportés vers un destin que nul ne maîtrise, par des puissances dont on ne sait si elles résident en les choses ou dans les êtres. Peut-être, là comme jamais, ces lieux de haute altitude sont-ils des états d’âme ?

Qui veut pénétrer un peu plus le mystère du Tibet et la hargne chinoise contre ce peuple, lira les romans policiers d’Eliot Pattison. Il ouvrira son âme à quelque chose d’inconnu.

Eliot Pattison, L’œil du Tibet (Bone Mountain), 2002, 10-18 2009, 653 pages, €9.12

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Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre

Eliot Pattison Le tueur du lac de pierre

Shan, ex-inspecteur pékinois relégué en camp de travail pour enquête politiquement incorrecte sur la corruption d’un ponte du régime communiste, a été élargi lors des péripéties de sa première enquête au Tibet (voir ‘Dans la gorge du dragon’). Il approfondit la sagesse bouddhiste auprès de lamas, dans le secret des montagnes, lorsque des signes ordonnent à deux vénérés d’aller dans le nord, dans les monts Kunlun au bord du grand désert du Takla-Makan, pour motifs religieux.

Une enseignante a disparu, qui s’occupait des orphelins Kazakhs, Ouigours et Tibétains de la frontière. Le socialisme vise constamment à éradiquer les vieilleries en imposant aux nomades éleveurs de chevaux et de moutons de se couler en coopératives, organisées en blocs de béton. Les enfants ne sont plus élevés dans la nature, avec les bêtes, le vent et les étoiles, mais en classes fermées où l’enseignement politique prendra toute sa force. Les slogans à la gloire du Peuple et du Parti supplanteront les mantras ancestraux.

C’est dans ce contexte que de jeunes garçons disparaissent. Ils sont tués sauvagement, éventrés par un démon à forme de léopard qui leur arrache la chemise, lacère leur poitrine, les torture, les frappe à la tête et les poignarde plusieurs fois au ventre avant – lorsqu’il a le temps – de les achever d’une balle dans le front. Il emporte à chaque fois comme trophée une chaussure.

tibet gamins de lhassa

Shan est pris dans le tourbillon des affrontements d’époques, d’idéologies et d’avidités passionnelles. Flanqué de deux vieux lamas qui suivent leur but sans jamais se détourner, il fait la connaissance d’une fille des steppes, de Sophie de Bactriane, d’un ex-Russe blanc et d’un couple d’Américains qui étudient clandestinement les momies trouvées dans le désert des confins chinois parce que leurs découvertes ne sont pas politiquement correctes. Les morts momifiés ne sont en rien des Hans mais plutôt des Perses ou des Turcs – ce qui est interdit par l’orgueil communiste pékinois.

Comme toujours au Tibet, dont Eliot Pattison a su capter les vibrations intimes, les choses ne sont jamais droites. Les gens sont mêlés, les passions se composent, et l’esprit souffle où il veut. Les gosses massacrés protègent un secret antique. L’évasion d’un jeune couple hors du Tibet natal n’est au fond qu’un idéal de liberté impossible. L’amertume d’une procureur, ex-garde rouge ayant commis tous les excès politiques de la révolution « culturelle », se retournera de façon inattendue. Shan, père qui n’a pas vu son fils depuis qu’il a dix ans, est pris par ces meurtres implacables de jeunes garçons. Il compatit aux douleurs des pères qui perdent les leurs.

Il enquêtera, bien sûr, mais tout le dépasse tant le Tibet est vaste et mystérieux à la logique. La vertu de Shan est l’obstination. Comme l’eau, il use et lave sans jamais se décourager, creusant peu à peu son chemin vers la vérité. D’où le titre en anglais : Water Touching Stone. La croûte qui recouvre les pierres doit être dissoute pour révéler l’essence de leur beauté. Lui tente de faire de même parmi les hommes.

Dans ce volume second de la série, très réussi, la poésie des grands esprits se mêle à l’émotion poignante des relations humaines. Il y a des chevauchées, des découvertes de monastères secrets, une enquête classique qui consiste à rassembler des documents et à faire parler les suspects. Mais il y a avant tout ce cri d’amour pour le Tibet meurtri, pour ses enfants tués ou déculturés, que le lecteur n’est pas près d’oublier.

Un très beau livre.

Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre (Water Touching Stone), 2001, 10-18 200, 675 pages, 9.69€

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Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon

Eliot Pattison Dans la gorge du dragon

Voici le premier roman policier tibétain. Écrit par un Américain, juriste, économiste et grand voyageur. Il s’est pénétré du Tibet d’aujourd’hui, occupé par les Chinois han, acculturé par le scientisme marxiste et les slogans à courte vue du Grand timonier. Que ses successeurs affairistes n’ont culturellement pas reniés. Enduits de positivisme au nom de la modernité, ils considèrent toute spiritualité comme superstition médiévale, « opium du peuple » (comme si le communisme ou le consumérisme n’étaient pas des opiums). La Chine agit en empire colonial au Tibet, attirée par ses énormes richesses naturelles en eau et métaux rares et par sa position stratégique au carrefour des influences (Inde, Russie, Iran).

Heureusement, tous les Chinois, même communistes, ne sont pas aussi primaires. Chou Enlai avait déjà retenu les artilleurs qui canonnaient avec enthousiasme les monastères et les temples millénaires. Ainsi le Potala, le palais sacré du Dalaï-lama à Lhassa fut-il sauvé. Le héros de Pattison, Shan Tao Yun, ex-inspecteur de Pékin relégué sans procès dans un camp de travail au Tibet, est lui aussi un Chinois han – mais pétri de culture – pour cela respectueux de l’âme du Tibet. Il va mener l’enquête après le meurtre du procureur de région, extirpé du camp de travail sur ordre exprès du général commandant militaire.

Tout est compliqué en Asie, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent mais sont des illusions nées des imaginations trop promptes, enfiévrées par l’altitude. L’aspiration au réel est forte au Tibet parce que l’air y est cristallin et le paysage rude. Le soleil ne connaît pas la nuance, rendant tout blanc et chaud à la lumière ou bien tout glacé et sombre à son ombre. Ainsi la Voie est-elle étroite aux âmes pour se frayer un chemin parmi les démons. Mais la spiritualité est forte, enracinée au cœur de ce peuple d’élite. Les Tibétains résistent aux injonctions matérialistes et prosaïques des marxistes primaires parce que leur liberté est avant tout intérieure.

eliot pattison photo

Ce pourquoi l’Américain Eliot Pattison a écrit ces livres. Il déclare lui-même sur son site : « J’écris sur le Tibet non parce que je serais bouddhiste, mais parce que je ne suis pas bouddhiste, parce que les trésors ultimes du Tibet sont de ceux qui transcendent la religion et la philosophie, des leçons que le reste du monde a désespérément besoin d’apprendre. Se convertir à la cause du Tibet ne signifie pas se convertir au bouddhisme, il signifie se convertir à la compassion, à la conscience de soi, aux droits de l’homme et à l’égalité politique. J’écris sur le Tibet pour donner à ceux qui n’ont pas l’opportunité d’y voyager la compréhension de ce que ressent un témoin d’agression d’un moine qui prie par un policier armé ».

tibet drapeaux de priere

Il existe un lieu secret au plus profond de la montagne où un ‘gomchen’, un saint homme, vit en reclus pour le salut des hommes. Il est une sorte de Dalaï-lama caché, protégé comme un trésor depuis le XVIe siècle. Shan fera la rencontre du prochain élu sous la forme d’un berger encore tout jeune adolescent plein de vie, mais empli d’une sagesse immémoriale. S’il croit à la puissance de l’esprit, Shan ne croit pas aux miracles, étant en cela rationnel à la manière moderne. Il cherche à comprendre. Pour lui, la vérité est la voie. Peut-être en ce sens est-il très américain ? C’est pourtant un prêtre taoïste, sagesse chinoise différente du bouddhisme, qui lui a dit un jour que « notre vie est l’instrument que nous utilisons pour faire l’expérience de la vérité » p.429.

Est-ce le démon Tamdin qui hurle dans la montagne ? Est-ce son incarnation qui a tué le procureur Jao ? Ou bien sont-ce les purbas, ces résistants tibétains à l’occupation chinoise ? La Sécurité publique veut un coupable et peu importe si ce n’est pas le bon, « le Peuple » ne demande qu’à être édifié de la voie correcte entre le bien et le mal selon saint Marx. Shan le relégué, qui n’a jamais été condamné lors d’un quelconque procès mais a simplement fait l’objet d’une « lettre de cachet » d’un ministre communiste, est lâché en laisse par le général qui sent bien que les jeunes loups de la région sont avides de pouvoir. Et que l’exploitation économique des richesses minières, autorisées à une entreprise américaine, peut cacher de gros sous.

L’intrigue est compliquée, les voies pour parvenir à la lumière tortueuses, mais l’âme du Tibet dans ce roman est bien rendue. Il est difficile de s’en pénétrer en touriste. Même en y passant plusieurs fois plusieurs semaines, il reste quelque chose d’irréductible – qui passe bien dans ce livre. Tous ceux qui aiment le Tibet le liront.

Pour les autres, qu’ils méditent simplement cette analyse : « Là-bas [aux États-Unis], la vie est gâchée. Là-bas, les gens se contentent de vivre SUR le monde. Ici [au Tibet], vous pouvez vivre DANS le monde. Les bouddhistes ont huit enfers de feu et huit enfers de froid. Mais en Amérique, il existe un niveau infernal tout neuf. Le pire. Celui où l’on pousse tout un chacun à ignorer son âme en lui répétant à satiété qu’il est déjà au paradis » p.445.

Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon (The Skull Mantra), 1999, 10-18 2009, 533 pages, 9.12€

La série Inspecteur Shan sur le site d’Eliot Pattison (en américain)

Six romans policiers tibétains sont parus jusqu’ici en français :

  • Dans la gorge du dragon, [« The Skull Mantra », 1999]
  • Le tueur du lac de pierre, [« Water Touching Stone », 2001]
  • L’œil du Tibet , [« Bone Mountain », 2002],
  • Les fantômes de Lhadrung, [« Beautiful Ghosts », 2004]
  • La prière du tueur, [« Prayer of the Dragon », 2007]
  • Le seigneur de la mort, [« The Lord of Death », 2009]
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Temple des Lamas et temple de Confucius

Nous visitons ce matin le temple des Lamas, une enclave bouddhiste tibétaine anachronique, aux limites de la ville de Pékin. Le soleil se montre, qui fait briller les couleurs et donne un éclat net à la neige accumulée depuis hier. La succession de pavillons décorés, construits en 1694, laisse une impression de grandeur. 1500 lamas y vivaient ; il n’en subsiste aujourd’hui qu’une cinquantaine, récemment autorisés. A l’intérieur des bâtiments, des statues nous regardent, placides, comme elles regardent le monde depuis des siècles. Quelques dévots viennent procéder aux inclinations rituelles devant le Principe (il n’existe pas vraiment de « dieux » au Tibet) puis ils vont allumer trois bâtonnets d’encens dans la cassolette en face du temple. Des chinois athées se moquent ouvertement de ces simagrées.

temple des lamas 1694

Dans le pavillon principal dite « la salle de l’éternelle harmonie » se déroule une cérémonie haute en couleurs et aux sons expressifs. Chants et gongs nous attirent. L’odeur rance de beurre de yack brûlé par les lampes nous repousse. Vêtements rouge sombre, couleur de sang séché, bonnets jaunes comme le soleil d’hiver, les lamas officient dans une atmosphère de Tibet.

temple des lamas pekin 1993

Les cours des pavillons s’ornent d’arbres centenaires, aux troncs torturés comme des bonsaïs géants. La neige qui les saupoudre leur donne un cachet d’éternité. Les parois des maisons sont peintes de couleurs gaies. Le Tibet n’est pas triste et sa religion est remplie de couleurs. L’austérité prolétarienne très terre à terre voit cela d’un mauvais œil, d’autant que les dieux ou les principes ne sont pas ceux du Parti unique, avant-garde du Prolétariat scientifiquement en marche vers l’avenir historique. Sentant leur force, les caciques du parti tolèrent ces déviances archaïques comme une « preuve » de démocratie, mais il ne s’agit que d’affichage politique vis-à-vis de l’extérieur, de ces pays capitalistes dont ils lorgnent les capitaux pour le développement de la Chine.

temple des lamas grand ding en cuivre 1747

La promenade dans les jardins du temple et parmi les pavillons est un plaisir dans le froid et la lumière qui donne au tout un air de Tibet. Le temple de Confucius n’est pas restauré en 1993. Il garde des couleurs ternes qui se fondent mieux dans le paysage naturel. A l’intérieur du pavillon principal, nous est offert un concert d’instruments traditionnels : une flûte multiple, un lithophone, un instrument à cordes, et cet os percé qui rend un son si triste.

lithophone Temple Confucius

Nous revenons à l’hôtel de Pékin en bus. L’après-midi sera libre et nous prenons bourgeoisement le déjeuner au restaurant traditionnel de l’hôtel, selon un menu déjà connu en Occident. Surtout, pas d’exotisme ! Tel semble le leitmotiv des femmes qui gouvernent notre exploration pékinoise. Elles ont si peur d’avaler du serpent sans le savoir ! Ce sont donc de très banales crevettes setchuanaises, des pattes de canard bien conventionnelles, du riz que l’on reconnaît sans conteste, mais méfiance sur les légumes : quels sont ces petits bouts d’aspect un peu caoutchouteux ? Ne serait-ce pas… Oh, les fantasmes ! Est-ce utile de voyager si l’on ne sait pas sortir de sa routine ? La Chine, cet endroit vilain où l’on mange de si dégoûtantes choses… Nous prenons le café dans la chambre partagée par deux d’entre d’elles. Elles ont apporté des sachets de café lyophilisé et c’est une bonne idée.

Nous allons en groupe (comme tout Chinois) au Magasin « de l’amitié », qui se situe dans la même avenue que l’Hôtel de Pékin, mais à trois kilomètres de là. L’amitié, c’est l’échange : ainsi traduit-on « commerce » dans l’idéologie maoïste, très égoïste et encore en vigueur malgré la mort du Timonier. Ce magasin, le plus ancien, reste le plus agréable et le plus complet de tous ceux dans lesquels on nous a traînés jusqu’ici. Est présenté tout ce qui peut être rapporté d’artisanat chinois. Des « papiers découpés » ont des couleurs vives et représentent des masques et des fleurs. Un chemisier de soie blanche brodé de bleu fait le bonheur d’un amie tandis qu’elle fait emplette de cerf-volant pour ses petits.

temple de confucius sous la neige

Nous revenons à pied, en flânant. Le froid est vif. Nous déambulons au milieu de Chinois à pied (par centaines), en vélo (par dizaines) et en bus (par milliers). Le long de l’avenue, entre les deux hôtels touristiques l’International et l’Hôtel de Pékin, nous observons en ce février 1993 les premiers symptômes de la « gangrène capitaliste » : des commerces individuels de bouffe. C’est ce qui est le plus facile à réaliser et à vendre ; le plus facile à autoriser aussi sans déstabiliser tout de suite l’idéologie. Se multiplient donc les marchands de brochettes en plein vent, les préparateurs de nouilles, les vendeurs de sandwiches, de brioches, de pains ronds au sésame. Petits pains en rang, morceaux de foie en vrac, rognons grillés, et même des enfilades d’oiseaux en brochettes… et autres cadavres « qui ressemblent à des rats » selon une amie, écœurée au bout de quelques dizaines de mètres. Et son mari qui déclare, innocemment : « on pourrait venir manger ici, un soir ; moi j’aimerais bien ».

pekin stands de bouffe

Je comprends enfin ce qui me gênait depuis le premier jour à Pékin : l’absence de chants d’oiseaux. Dans toutes les villes au monde, même à New-York, on peut entendre des chants d’oiseaux. Pas à Pékin. Et ce silence est étrange, mais l’explication réside sur les étals : les oiseaux existent, mais systématiquement chassés pour être cuits en brochettes !

Revenus à l’entrée de l’hôtel, nous bifurquons dans l’avenue qui part vers le nord pour voir quelques boutiques. L’un cherche des calligraphies et des dessins, les autres des soieries. La rue est très animée à cette heure, les commerces alimentaires qui se succèdent sont bien remplis. Les dessins que l’on trouve sont rarement de qualité (mais il y en a), souvent chargés ou vulgaires. Je note une différence extrême avec ce qui se fait au Japon. Je crois qu’il faut en incriminer la révolution et surtout le « mépris prolétarien » pour l’art, les lettres et les thèmes traditionnels. Résultat : au bout d’une génération, le peuple chinois a été ramené au niveau technique artistique de l’école primaire, sans goût ni technique et, qui plus est, content de sa médiocrité !

Pourtant, s’il méprise son histoire « féodale », le fond de sa philosophie n’a guère changé : Confucius paraît en filigrane sous Mao. Même « l’ouverture économique », comme nous l’expliquait ce matin le guide, est une campagne lancée d’en haut et réalisée collectivement. On a l’impression d’une histoire cyclique d’ailleurs : la fameuse impératrice Ci Xi (Tseu Hi), n’a-t-elle pas soutenu un temps, après la révolte des Taipings, le mouvement « Gestion à la mode occidentale » qui prônait l’auto-renforcement de la Chine par imitation des modèles étrangers, entre 1860 et 1885 ? Aujourd’hui, en art, tout raffinement a disparu. L’inspiration artistique reste pauvre, sans talent, sans histoire, sans émulation, en un mot maladroite. Les porcelaines, les calligraphies, les dessins sur rouleaux, les bronzes, tout cela est bien meilleur au Japon. Je peux y rajouter les femmes. Les Pékinoises 1993 ne se mettent pas en valeur ; elles sont mal habillées et apparaissent très quelconques. Et pourtant, à observer quelques jeunesses, il suffirait de peu de chose.

Par routine, et pour éviter les « rats cuits », nous dînons ce soir à l’hôtel, dans le même restaurant qu’à midi. Puis nous retrouvons nos chambres où la moquette usée reste couverte de poussière. Je crois que le service ne connait pas l’aspirateur et qu’ils se contentent de passer le balai. Pourquoi, dès lors, mettre de la moquette ? Un dallage ou un parquet suffirait pour le nettoyage, une moquette sans aspirateur est une infection. Mais telles sont les contradictions chinoises.

Toutes les notes de lecture et de voyage en Chine sur ce blog.

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Il y a un siècle, 1913

Il y a un siècle… Mes grand-pères avaient 19 et 16 ans. L’année est surtout connue pour précéder 1914, début de la Grande guerre. Mais elle était déjà grosse de ce qui allait venir. Leçon pour le futur ? Impossible de dire quel possible devient réalité, et pourtant…

Alors que Freud publie en juin Totem et Tabou, l’Allemagne prépare la guerre et les socialistes sont très contents d’eux. La loi de juillet 1913 renforce l’armée d’active de 621 000 à 820 000 hommes. Au congrès du parti social-démocrate allemand à Iéna en septembre, la grève générale en cas de guerre est condamnée et les députés socialistes sont approuvés pour avoir votés les crédits militaires. L’empereur Guillaume II annonce en octobre au roi Albert 1er de Belgique que la guerre contre la France est inévitable. Le 25 octobre, signe du temps, naît Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon pendant la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce temps, Niels Bohr présente la mécanique quantique où les électrons ne peuvent se trouver que sur certaines orbitales définies – et Hans Geiger crée le compteur de radioactivité devenu célèbre. L’hiver 1913, la crise économique en Allemagne est due à l’argent cher (ce que nous venons d’éviter en 2010-2011) ; elle va précipiter la guerre.

ado allongeLa France n’est pas en reste, qui prépare la revanche. Elle vote le 19 juillet la loi des trois ans sur le service militaire (comme le feront les socialistes durant la guerre d’Algérie). Le 17 janvier, Raymond Poincaré est élu président de la République et remplace Armand Fallières. La gloire de la France, qu’elle ne développera longtemps que pour la beauté du geste, est l’aviation. Le 11 mars, Perreyon bat le record d’altitude en avion, 5 880 mètres sur un Blériot, le 9 septembre, Maurice Prévost porte le record du monde de vitesse en aéroplane à 204 km/h et le 23 septembre Roland Garros effectue la première traversée de la Méditerranée en avion. Côté industrie, Peugeot lance au 1er juillet la Bébé, voiturette dessinée par Ettore Bugatti ; 45 000 voitures seront produites en France en 1913. Maurice de Broglie détermine le spectre des rayons X.

Paraissent en littérature L’Argent de Charles Péguy (hostile au bénéfice), Alcools de Guillaume Apollinaire (qui mourra à la guerre), Jean Barois de Roger Martin du Gard (fresque humaniste qui sera ringardisée par la boucherie), La Colline inspirée de Maurice Barrès (nationalisme qui connaîtra un destin), Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (qui deviendra le symbole pacifique du monde d’avant), La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars (qui poursuivra le surréalisme des voyages), et enfin Du côté de chez Swann de Marcel Proust (qui ne sera reconnu qu’après 14-18)… Lorsque l’on se remémore les prix de l’année 1913, on ne peut qu’être effaré de leur inanité : prix Goncourt Le Peuple de la mer de Marc Elder, prix Femina La Statue voilée de Camille Marbo. Qui diable s’en souvient encore ? La mode et le politiquement correct d’époque passe aussi vite que les rassis installés qui les délivrent. Pour préparer le siècle, naissent Albert Camus et Claude Simon, tous deux futurs prix Nobel de littérature, Paul Ricœur, philosophe, Jacqueline de Romilly, académicienne et helléniste, Mouloud Feraoun, écrivain algérien, Charles Trenet, chanteur et Jean Marais, acteur.

Les États-Unis ne sont pas encore la première puissance de la planète, rôle qu’ils n’acquerront qu’après la chute de la livre sterling dans les années 30 et surtout durant la Seconde guerre mondiale. Mais le 3 février, le XVIème amendement de la Constitution américaine crée l’impôt fédéral sur le revenu et le 23 décembre, le Federal Reserve Act instaure la Fed, banque centrale, chargée de contrôler le système bancaire et d’émettre la bonne quantité de monnaie. C’est aussi en 1913 qu’Henry Ford crée le 10 août la première chaîne de montage dans ses usines automobile. La productivité augmente de 400 % et Ford Motor Company vend 178 000 automobiles en 1913 avant 248 000 en 1914 (45 % de la production nationale). Le pays attire parce qu’il est pragmatique. Le psychologue américain John Broadus Watson développe sa théorie du behaviorisme et 376 776 Italiens débarquent aux États-Unis. C’est l’année où naissent Richard Nixon, futur président, et Robert Capa, photographe américain d’origine hongroise.

A son sud, si le canal de Panama était fini de percer le 10 octobre, le général Victoriano Huerta, chef de l’armée mexicaine fait assassiner le président Madero et prend le pouvoir. Pancho Villa, Álvaro Obregón, et Emiliano Zapata attirent les paysans désireux de récupérer leurs terres dans une révolte qui sera matée dans le sang.

La Russie était déjà ce pays gros de promesses et destiné à le rester. Le 13 mai a lieu le premier vol d’un quadrimoteur géant construit par le russe Igor Sikorsky, mais Joseph Staline est arrêté pour banditisme révolutionnaire et exilé en Sibérie. La Russie célèbre le tricentenaire de la maison Romanov sur le trône impérial ; le tsar Nicolas II se croit populaire comme Poutine. Maxime Gorki publie L’Enfance, misérabilisme sympathique mais qui empêche d’avancer.

Au Moyen-Orient, la Turquie décline, ce qui incite le 23 janvier les Jeunes-Turcs au coup d’État. Le traité de Londres du 30 mai qui met fin à la première guerre balkanique fait perdre à la Turquie, vaincue, la plus grande partie de ses territoires européens. Grecs, Bulgares et Serbes doivent se partager la Macédoine, d’où aussitôt ces querelles de chiffonniers qui engendrent la seconde guerre balkanique dès juillet. Le siècle n’a pas fini ces querelles de bac à sable, et l’arriération due au joug ottoman durant des siècles perdure toujours en Grèce. Mais le retrait turc permet à certains membres du Parti de la décentralisation administrative ottomane du Caire des contacts avec l’Organisation sioniste qui auraient pu aboutir avec le temps, si la Seconde guerre mondiale et l’horreur des camps d’extermination n’avaient conduits à imposer l’État d’Israël. En 1913, une immigration juive en Palestine était admise sous condition d’égalité de droits entre Arabes et Sionistes.

L’Asie était loin mais présente. En mars 1913, la Chine se dote d’une armée de l’air et passe commande de 12 appareils à la France. Les 8 janvier, le 13ème Dalaï-lama déclare publiquement l’indépendance du Tibet, déjà formulée en 1912 dans une lettre au Chinois Yuan Shikai. Le 6 octobre, une conférence réunit à Simla des représentants des autorités britanniques, chinoises et tibétaines qui aboutit à une convention provisoire harmonisant les relations mutuelles et les frontières (ligne Mac-Mahon). La convention prévoit l’autonomie du Tibet et la souveraineté chinoise sur le Tibet intérieur mais l’accord, signé en avril 1914, n’est jamais ratifié par la Chine. Et aujourd’hui le problème demeure…

C’est en Inde que le poète philosophe Rabindranath Tagore reçoit le prix Nobel de littérature.

Reste l’Afrique où le docteur Albert Schweitzer arrive à Lambaréné au Gabon pour installer un hôpital tandis que sont promulguées le 19 juin en Afrique du Sud les premières lois d’apartheid. Deux approches occidentales vis-à-vis des Noirs qui ne seront levées qu’à la toute fin du siècle. Un soulèvements antiportugais a lieu en Angola tandis qu’au Kenya naît le culte mumbo. Un grand serpent sorti du lac Victoria aurait adressé un message à un homme, lui enjoignant de prêcher contre le christianisme et les Européens, prédisant la fin prochaine de la domination des Blancs. Aujourd’hui, l’islam intégriste a pris la place mais le continent reste dans l’anarchie militaire, la corruption des pouvoirs et la croyance.

Freud profilLes équilibres d’alors sont-ils changés un siècle plus tard ? Pas vraiment… L’Allemagne domine toujours l’Europe, les États-Unis restent gérés par la monnaie, la Chine assoit sa puissance mondiale, l’Inde demeure discrètement un continent de longue culture, la Russie est toujours velléitaire et le reste du monde ballote entre coups d’État, prises de pouvoir populaire et tentatives d’essor économique. Hors l’informatique et les fusées, nous n’avons rien créé de vraiment neuf depuis l’automobile et les avions. Le Net lui-même n’est pour l’instant qu’une radio amplifiée, pas une révolution. Va-t-il le devenir ? Les tenant des cycles Kondratiev par grappes d’innovations le croient : c’est possible mais cela va-t-il devenir réel ?

Car l’humanité reste entre totem et tabou. Dans de nombreuses sociétés la figure du Père tout-puissant limite de plus en plus « l’accès aux femmes » (à la morale ou aux biens de consommation) : le Parti en Chine, Poutine en Russie, les ligues de vertu et les Big Brothers du net aux États-Unis, le Président et la coterie Saint-Germain des Prés en France, Kim en Corée, Chavez au Venezuela ou Castro à Cuba, les islamistes un peu partout… La horde primitive se contente de brailler, s’épuisant en rites obsessionnels destinés à écarter l’angoisse. Ces primitifs croient encore en la toute-puissance de leur pensée, la pensée magique : un Autre monde est possible, demain on rase gratis, il suffirait de remplacer Sarkozy ou Bush ou Moubarak. Il n’y a pas d’âge adulte culturel, seulement de la jouissance chez nos bobos intellos. Faudrait-il pour comprendre 2013 relire le Freud 1913 ? Trois générations seulement ont passé.

Merci à Wikipedia pour sa recension de l’année 1913.

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Le malentendu Mélenchon

La France vaniteuse et légère encense un mouton noir parmi une pléthore de moutons blancs en costume-cravate. L’inverse de l’Italie où la population comme la classe politique ont pris conscience de la gravité de la crise, après des années d’illusionnisme Berlusconi. Jean-Luc Mélenchon veut tout et son contraire ; il le tonitrue en brandissant le drapeau rouge des traditions. Dans ce folklore, beaucoup se reconnaissent… mais ils sont trop différents pour jamais s’amalgamer. Mélenchon pratique la politique « à l’ancienne », comme on le dit de l’andouillette ; mais ses partisans sont pour la plupart des jeunes, libertaires anarchistes – uniquement dans le présent.

La raison du bouffon

Les protestataires ne manquent pas dans les pays occidentaux depuis que sévit la crise. Les États-Unis de Bush et de Goldman Sachs ne sont décidément plus un modèle, aussi stupides dans la confrontation des cultures que dans la gestion de l’économie. L’Europe de l’Union est un gros « machin » impuissant qui doit prendre la moindre décision à 27 sans qu’il y ait une quelconque homogénéité. L’Eurozone est une union pratique plus efficace, mais dont le volet de convergence économique et fiscale a été laissé en déshérence par les politiciens de droite comme de gauche depuis Maastricht (1992). Les populations, dopées à l’endettement cigale, se sont trouvées fort dépourvue lorsque la bise fut venue. Elles se croyaient maîtresses du monde, plus avancées moralement, mieux expertes en gestion économique et en innovations… et patatras ! Voilà que l’Inde et la Chine, le Brésil et l’Afrique du sud, commencent à leur tailler des croupières. Certains s’en sortent, avec patience et discipline, conduisant des réformes pour s’adapter dans la durée : la Suède, le Danemark, le Canada, l’Allemagne… D’autres s’effondrent, comme feu l’empire romain : tous les pays riverains de la Méditerranée, dont peut-être la France.

Il y a donc partout des protestataires de l’austérité, du ressentiment contre la finance internationale, les banques, les politiciens en place. Ce sont les Grecs en résistance, les Indignés, les Pirates… et les Mélenchoniens. Car la gauche radicale a régulièrement échoué à rassembler les revendications populaires depuis des décennies. Trop intello, trop hédoniste, trop alter, trop écolo… Mélenchon a le talent de faire croire qu’il gagne, alors qu’il rassemble à peine plus que le total des voix de gauche extrême à chaque élection. Mais il remplit la fonction tribunicienne hier tenue par Georges Marchais puis par Jean-Marie Le Pen. Les proximités sont plus proches que l’on croit. Jean-Luc, comme Jean-Marie, fait haine ; les deux sont des enfants élevés sans père, comme Merah. La crise exacerbe les tensions, pousse donc les partis à la radicalité, ce pourquoi Sarkozy assume la droite, le centre avec Bayrou implose et Hollande flageole. Arrive qui ? La grande gueule « de gauche », franc-maçon que « tout le monde » attend, des bobos intellos aux profs stakhanovistes, et des fonctionnaires moyens aux jeunes en rupture, souvent ouvriers non qualifiés « grâce » à notre merveilleux système scolaire : sénateur socialiste, ex-ministre de Jospin et député européen Mélenchon !

Dans sa bio soigneusement repeignée sur Wikipedia, on apprend que le politicien du peuple a peut-être travailloté comme ouvrier durant ses études (arrêtées à la licence, juste avant les années recherche personnelle), mais qu’il a surtout été élu depuis 1983. A-t-il jamais effectué son service militaire, année « citoyenne » s’il en était ? Silence sur le sujet… Il vit de la politique, est payé par la politique, ne produit que de la politique depuis 30 ans. Que connaît-il du « vrai » monde du travail, de l’entreprise, de la production ? Affectif au point de prendre les expressions des masques nô, licencié de philo, un temps prof, vaguement journaliste, il préfère les grands mots. La révolution, le peuple, l’avenir, la dignité, le citoyen, ça fait bien. Ça chante dans les manifs et les meetings.

Mais pour réaliser quoi ?

Augmenter le SMIC, baisser l’âge de la retraite, distribuer du pouvoir d’achat… mais rester dans l’euro. Comment donc financer la dette abyssale sans les grands méchants marchés financiers ? « Je prends tout » aux riches est un slogan facile, qui ne se réalise qu’une fois s’il advient. Mais alors, plus d’entrepreneurs au-dessus de l’artisan, plus de financement extérieur, plus de convergence européenne – et certainement plus d’euro ! Il faut savoir ce qu’on veut : ou un programme coréen du nord (fermer les frontières et imposer l’égalité par la force) – ou un programme coréen du sud (ouvert au monde et compromis avec les forces mondiales, négociations avec les partenaires européens, et l’enrichissement personnel qui est la seule source du progrès – tous les pays du socialisme « réel » l’ont parfaitement montré).

L’insurrection civique, cela fait joli, mais concrètement ? Qui va canaliser ce vaste foutoir défouloir soixantuitard pour le traduire en intérêt collectif ? Un parti d’avant-garde ? Un leader maximo ? Un néo-Chavez ? Mélenchon se garde bien de trancher, lui qui admire tant Chavez que Morales, lui qui méprise les langues régionales et encense la politique du PC chinois colonisant le Tibet. Autoritaire, centralisateur, jacobin. Ses héros sont Robespierre et Saint-Just, grands humanistes français comme chacun sait. Quand la raison délire, elle n’atteint pas que la finance : sûre du Vrai, du Bon, du Bien, elle cherche à l’imposer à tous, malgré les résistances et les différences. Cela donne le rasoir républicain, la mission coloniale, le j’veux voir qu’une tête ! de l’administration à la française, le communisme léniniste, la Tcheka de Trostki, l’apanage Castro ou Kadhafi… Rien de ce que désire vraiment la base électorale du PDG, ce parti Mélenchon au sigle curieux pour des anticapitalistes.

Pour le comprendre, il faut aller voir ailleurs

Si l’on regarde aux États-Unis, la sociologie électorale montre un divorce croissant entre Boomers et Millenials. Les Boomers sont la génération baby-boom, nés entre 1946 et 1964, majoritairement Blancs anglo-saxons protestants et éduqués. Les Millenials sont la génération portable-mobile-internet-jeux vidéo, nés entre 1980 et 2000, beaucoup plus multiculturels, moins éduqués et racialement divers. Les premiers prennent leur retraite, les seconds entrent dans la vie active. La politique va en être changée. Les communicants agacent, puisqu’ils n’en savent pas plus que le citoyen lambda au vu des années Bush qui vont des attentats du 11-Septembre à la crise financière, en passant par l’occupation de l’Irak. L’Amérique, florissante sous Clinton, est en ruine lorsqu’arrive Obama. Que veulent les Millénials ? Revenir aux valeurs de l’Amérique, au self-made man et à l’esprit novateur. Mais avec plus d’État qui règle (et moins de politiciens). Cela donne à gauche Occupy Wall Street et à droite les Tea parties. Tout cela très libertarien…

Si l’on regarde en Allemagne, voici que monte le parti Pirate, qui entre aux parlements régionaux de Berlin et de Sarre. Il allie les alter, les Verts, les geeks et les protestataires. Tous militent pour la libéralisation d’Internet et leur seul programme est « méfiance » envers les politiciens. Leur insurrection civique consiste à prôner la transparence de tous les débats politiques et sociaux via le net. L’approfondissement du libéralisme vers l’anarchie plutôt que la centralisation bismarckienne…

Si l’on regarde en Espagne, Los Indignados pacifiques et vaguement hippies se radicalisent, aidés par les Black Blocs aux marteaux brise-vitrines. Anarchistes, antimondialistes, égalitaires et libertaires, ils sont contre la contrainte financière, les puissances anonymes et pour reconquérir la politique. Pas vraiment jacobins !…

En tout cela, un point commun : l’hyper individualisme postmoderne. Mélenchon, avec ses revendications collectivistes à l’ancienne fait vieux ringard face à ces courants. Le système politique doit se restructurer, la liberté personnelle est cruciale, l’exigence de participation citoyenne plus criante comme l’avait déjà montré en 2007 Pierre Rosanvallon. Les partis traditionnels échouent à convaincre. En cela Mélenchon a raison d’appeler à faire de la politique autrement… mais pas comme il la voudrait, pourtant.

Le malentendu

Quand on est né en 1951 on n’est plus vraiment jeune, bien qu’empli de ressentiment envers l’autorité parce que le père a divorcé quand il avait 11 ans, parce que le PS l’a « humilié » en donnant un faible score à son courant. Quand on a occupé depuis trente ans les fromages de la République, nanti d’un patrimoine frisant l’ISF et d’un revenu égal à cinq SMIC. Quand on a voté oui à Maastricht et qu’on reste député européen. Quand on se dit trotskiste lambertiste (dont une fraction a soutenu Marcel Déat en 1941, socialiste autoritaire devenu collabo parce qu’antilibéral et anti-anglais, ministre du Travail de Pétain). Quand on est pétri de toutes ces contradictions, comment convaincre dans la durée ? Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite : geeks du divertissement immédiat qui admirent le bouffon comme naguère Coluche ; bobos du « pas assez à gauche ma chère » de 2002 qui ont éjecté Jospin sans même y penser au profit de Le Pen pour le second tour ; nostalgiques de leur jeunesse gauchiste 68 bien enfuie ; volontaristes politiques qui croient encore qu’il suffit de dire « je décide » ; écolos militants qui prônent l’austérité morale ; cégétistes anars qui vivent la lutte des classes à ras d’usine ; militants organisés du parti communiste qui veulent recycler leur méthode…

Il y a une vraie interrogation sur la politique. Elle a été portée par Ségolène Royal en 2007, par les Verts de Cohn-Bendit aux dernières Européennes de 2009 et, hors de France, par le mouvement Occupy Wall Street, les Grecs en résistance, Los Indignados et les Pirates – sans parler de l’humoriste élu maire de Reykjavik en Islande. De la transparence, de la participation, du libertaire : loin, très loin, de Mélenchon ! Qu’il soit à la mode est-il un effet de la société du spectacle ? Son « message » une communication de plus ? Un malentendu ?

Au fond, à qui profite le crime ?

Mais à bon entendeur… La montée Mélenchon profite à Nicolas Sarkozy : tout comme François Mitterrand avait excité le Front national pour faire perdre la droite, tout comme la gauche caviar avait snobé Jospin pour faire advenir Le Pen en avril 2002, la surenchère Mélenchon repousse le centre vers Nicolas Sarkozy au détriment de François Hollande. Et qu’on ne vienne pas m’objecter qu’au second tour ce petit monde va se rallier : avez-vous jamais vu des têtes de linotte penser au-delà du présent immédiat ? C’est l’abstention à gauche qui va gagner, avec la surenchère ; à l’inverse la droite va se ressouder contre le gauchisme Robespierre. Sarkozy pourrait gagner : n’est-ce pas la stratégie du billard, encouragée en sous-main par les ex-UMP qui se disent « impressionnés » par le Mélenchon ?

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Mélenchon entre Péguy et Doriot

Article repris par Medium4You.

Il suffit d’écouter Jean-Luc Mélenchon, comme dans l’émission Répliques du 7 mai sur France Culture pour se dire que la régression de crise touche aussi la politique. Il était confronté au catho-provincial Tillinac sous la férule du maître d’école Finkielkraut.  Homme neuf et idées nouvelles Mélenchon ? Hélas non : il recycle l’itinéraire et le tempérament début de siècle (dernier) de Charles Péguy et de Jacques Doriot. Le premier a fini catho, le second facho. On craint de voir finir Mélenchon. Il recycle déjà le vieux communisme…

Charles Péguy n’est plus guère connu, tant ses litanies lassent l’œil et l’esprit. Mais le bonhomme était de son temps, celui de la IIIe République – méritocratie populaire et hussards noirs (expression qui est de lui dans ‘L’Argent’ en 1913). Né en 1873 d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises, il est mort lieutenant en septembre 1914. Il a inspiré le gaullisme de gauche. Jacques Doriot, né d’un forgeron et d’une couturière, aurait été lui aussi précurseur du général de Gaulle s’il n’y avait eu la guerre et la collaboration. Jean-Luc Mélenchon leur ressemble ; il ressource les mêmes origines et les mêmes idées issues du même terreau dixneuviémiste. Né d’un receveur des postes et d’une institutrice, il est lui aussi le produit de la méritocratie républicaine.

  • Comme Péguy, mal à l’aise à Normale Sup, Mélenchon se contente d’un CAPES de lettres modernes après une licence de philo et, comme Doriot, fait plusieurs boulots d’ouvrier.
  • Comme Péguy devenu anticlérical sur le tard, Mélenchon a une imprégnation catholique qu’il recycle dans le socialisme, idéal rêvé d’amour et d’égalité entre les hommes. Il rejoint Péguy et Doriot dans l’adhésion à la IIIe Internationale.
  • Comme Péguy et Doriot, Mélenchon méprise l’argent, la quête effrénée des richesses matérielles, la non reconnaissance des humbles vertus du travailleur, artisan et paysan.
  • Comme Péguy, Mélenchon est un patriote tendance Valmy 1792, et coupeur de têtes canal 93, jacobin et robespierriste au service du Peuple tout entier (entité mythique) et non pas au service de quelques-uns.
  • Comme Doriot, fondateur du parti Populaire Français, Mélenchon fonde le PDG, parti d’extrême gauche rival du parti communiste.

Ces trois là se veulent des héritiers. La France est femme et ils veulent lui faire des enfants rouges. Pour Péguy le socialiste et pour Doriot, adepte de la révolution nationale d’Action française, elle prend la figure de Jeanne d’Arc contre les mots d’ordre venus d’ailleurs, Londres ou Moscou. Pour Mélenchon, celle de Marianne, belle et fragile, en butte aux vieux lions anglo-saxons ou aux aigles prussien ou russe. Mélenchon comme Doriot milite pour la république populaire, nationale et sociale, incarnée par la patrie des citoyens en armes. La religion Mélenchon est le socialisme utopique, obédience trotskiste lambertiste plus que léniniste. Il est orienté défense syndicale des travailleurs plus que professionnel de parti. Mélenchon, comme Doriot, prône cependant un parti de rassemblement national et populaire contre le parti socialiste dominant.

Antilibéral parce que le libéralisme est d’âme aristocratique, il se veut populiste, fils du peuple et fier de l’être, à la fois contre le modèle soviétique géré par un parti unique de professionnels détenteurs de la vérité, et contre la social-démocratie du reste de l’Europe qui « se contente » d’accompagner les réformes d’adaptation à la mondialisation. Bien que tribun généreux, Mélenchon se cache derrière un peuple mythique à la Michelet pour refuser le mouvement du monde. D’où le parallèle avec Péguy : son socialisme de progrès sent furieusement la résistance à la modernité, réactionnaire à cette globalisation qui ne fait plus de l’Europe (et encore moins de la France, même révolutionnaire) le phare du monde. Mais qui est un fait à prendre en compte plutôt qu’à nier.

Ce pourquoi il fonde le PDG, parti de Gauche pour une « autre » Europe démocratique et sociale, contre les traités européens actuels mais pour un bonapartisme européen que les autres pays ne veulent pas.

  1. Première contradiction : comment exister désormais dans le monde sans l’Europe ? Anticapitaliste, il est fatalement pour la « décroissance » chère à une fraction des écolos.
  2. Deuxième contradiction : on ne peut produire efficacement sans capitalisme, cette technique inventée à la Renaissance justement pour rationaliser l’usage du capital, du travail et des matières premières. Si l’on produit moins efficacement, au nom de la désaliénation marxiste qui redonne à l’homme sa maîtrise complète des processus de production, il faut désindustrialiser pour redorer l’artisanat où chacun est maître de lui et de ses processus. Donc partager la pénurie (aller aux 30h hebdomadaires pour partager le travail en moins, engager toujours plus de fonctionnaires, produire moins pour polluer moins, ne plus acheter de fraises en hiver ni de concombres espagnols, accepter de gagner moins et de participer plus…)
  3. Or l’écologie, qui est le souci de la planète et de la survie soutenable des hommes, ne conduit pas inévitablement à la décroissance : troisième contradiction.

Ne faudrait-il pas plutôt calculer la croissance autrement ? Pas la focaliser sur le toujours plus, mais intégrer des facteurs humains ? Une production plus efficace – produire le mieux avec le moins – est souvent le cas de travailleurs bien dans leur peau, dans leur entreprise et dans leur collectivité, plus que les processus fordistes de la rationalité maximum. Ils ont fait largement leur temps. Ce fut, dans les années 1980, Toyota contre Ford. Il faut améliorer et approfondir le processus. Mais pourquoi l’abandonner au nom d’idéologies fusionnelles d’essence régressive et religieuse ?

Car Mélenchon a écrit volontiers dans l’hebdomadaire chrétien d’information ‘La Voix Jurassienne’. S’il est anticlérical, il n’en est pas moins croyant, remplaçant le Dieu au-delà par une Humanité vague ici-bas. « Lui-même semblait un maître d’école extraordinaire, un grand pédagogue, un prédicant de l’ancienne France. Sa cervelle madrée, obstinée, baroque, avait reçu de naissance le génie de deux maîtres de la rue du Fouarre, des moines populaires et des gazetiers révolutionnaires… Il a, dans une brève carrière d’homme de lettres, trouvé moyen d’épanouir des forces de paysan qui agrandit ses champs, du boutiquier qui compte et recompte ses sous, du typo qui fait de la belle ouvrage, du curé qui prêche aux ouailles et d’officier de ligne entraînant ses hommes au devoir. » Cette citation ne lui va-t-elle pas comme un gant ? Sauf que ce portrait taillé sur mesure pour Mélenchon… a été écrit par Maurice Barrès pour Péguy il y a bien un siècle.

Charles Péguy, socialiste chrétien, abandonnera le pacifisme et parlera de « faire fusiller Jaurès » comme traître à la patrie en 1914. Jacques Doriot, fils du peuple, dérivera vers le fascisme et terminera mitraillé à Sigmaringen par un avion allemand. Les références mélenchonistes sont aujourd’hui tout aussi belliqueuses : Evo Morales et surtout Hugo Chavez. Ce dernier est l’auteur d’un référendum sur l’opportunité de former une nouvelle assemblée constituante et pour l’inscription du socialisme dans la constitution du Venezuela.

On se dit alors que « l’intérêt général » est le paravent idéologique facile pour masquer une ambition à la Fidel Castro : prendre le pouvoir au nom du peuple… puis le garder parce que le peuple est sans cesse tenté de revenir aux pratiques capitalistes. Cachez ce sein que je ne saurais voir ! Le peuple est ignorant, dit Lénine, attardé : il vote contre les Bolcheviks ? Abolissez le peuple – pour son bien. Il y a de ça chez Mélenchon. Sa position sur le Tibet, qui reprend les thèses maoïstes pour« libérer » de l’aliénation cléricale, sont édifiantes à cet égard. Mélenchon mélange tout. C’est le danger des tribuns : séduisants utopistes avant de prendre le pouvoir, vieillards atrabilaires et paranoïaques une fois pris, incapables de le lâcher.

Émission d’Alain Finkielkraut Répliques sur France Culture, samedi 7 mai 2011, Mélenchon-Tillinac sur le thème de la laïcité et identité française

Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous, octobre 2010, Flammarion, 142 pages, €9.50

Intéressante analyse du livre par Arion chez Actu

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Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle

Le Dalaï-lama est le chef spirituel du Tibet. Il n’est plus chef politique depuis que les Chinois ont envahi l’état indépendant et l’ont annexé, que Tenzin Gyatso a créé un parlement en exil et qu’il vient de renoncer à sa fonction politique au profit d’un Premier ministre élu. Le XIVème de la lignée des Dalaï-lamas se consacre désormais à sa vocation de bodhisattva : celui de la Compassion.

Sofia Sril-Rever opère un découpage dans les œuvres et discours publiés, qu’elle a soumis à autorisation des services du Dalaï-lama. Cela donne un bon résumé de l’homme-symbole du Tibet.

Ce livre court se lit en trois parties :

  1. l’homme avec notre humanité commune et sa vie,
  2. le moine bouddhiste, se transformer avant de transformer le monde et prendre soin de la terre,
  3. le Dalaï-lama, histoire récente du Tibet et appel à tous les peuples du monde.

Un bodhisattva est plus qu’un saint. Ce n’est pas seulement son exemple qui est proposé à l’édification des foules, mais un Bouddha en marche. Le bouddhisme a ceci de séduisant qu’il n’adore aucune divinité hors du monde mais prêche l’exemple d’un prince réel qui a vécu et qui a trouvé la Voie. Le bodhisattva est non seulement celui qui a atteint l’Éveil, mais aussi celui qui se tient au bord du nirvana afin d’aider les autres hommes, moins avancés que lui dans la spiritualité, à suivre son exemple. Plus qu’un saint qui obéit à une morale venue de l’au-delà, le bouddha vivant est un être en voie de divinité, proche du grand tout qui marque la fin des renaissances par fusion avec les énergies du monde. Il a trouvé l’Illumination et est saisi de compassion pour les êtres. Aidé de la connaissance et de la sagesse, il aide les autres à s’éveiller.

Contrairement à l’Occident depuis la technique, la connaissance ne va pas sans la sagesse dans le bouddhisme tibétain. Ce que Rabelais disait déjà par « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais c’était aux temps humanistes, et l’humanisme a fait naufrage avec la transformation du libéralisme en doctrine à faire de l’argent et du marxisme en exploitation forcenée de l’homme et de la nature par une clique restreinte au pouvoir. Jacqueline de Romilly s’élevait contre le matérialisme de l’enseignement au profit de l’éducation à la culture antique et elle avait raison. Le Dalaï-lama ne dit pas autre chose.

Ce pourquoi il est contre la guerre, même au nom des bonnes intentions. Surtout au nom de ces soi-disant « bonnes » intentions, peut-être. La guerre est l’usage de la technique pour contraindre. Mais la force des instruments dispense de penser, on ne réfléchit pas, on y va les ptits gars. Sans songer aux causes ni anticiper les conséquences. Les Américains se sont fourvoyés au Vietnam, en Irak, en Afghanistan. Ils n’ont toujours pas compris pourquoi. C’est parce qu’ils font une confiance aveugle à la technique et croient – naïvement – que la force règle le droit d’un claquement de missile. « Pour commencer, dit le Dalaï-lama, il faut s’efforcer de contrôler ces états d’esprit négatifs en développant la conscience de la nature interdépendante de tous les phénomènes, en cultivant le souhait de ne pas nuire aux autres et en comprenant leur besoin de compassion » p.157.

Pourquoi la violence est le plus souvent contreproductive ? Parce que la loi des causes et des conséquences fait qu’un problème résolu par la violence en crée de nouveaux. « Si un raisonnement solide est mis au service d’une cause, la violence est inutile. Lorsqu’on est motivé seulement par un désir égoïste et qu’on ne peut parvenir à ses fins par la logique, on s’en remet à la violence (…) faute de motifs raisonnables, on sera vite gagné par la colère qui n’est jamais signe de force, mais de faiblesse » p.192.

Ce pourquoi ce qui importe n’est pas de changer le monde mais de se changer soi. Il importe de voir le monde tel qu’il est, sans cesse en mouvement et toujours en interdépendance. Donc ne pas vouloir « conserver » à tout prix ni les mœurs, ni les espèces, ni la nature. L’apparence des phénomènes n’est qu’une vérité relative, la vérité ultime réside dans leur réalité au-delà des seules apparences. Les phénomènes sont vides, seule existe l’interdépendance de tout ce qui est. « L’analyse bouddhiste de la réalité ultime rejoint les conclusions de la physique quantique selon laquelle les particules de la matière sont réelles tout en étant dénuées de solidité ultime », affirme malicieusement le Dalaï-lama p.95.

Il ne faut plus alors se contenter de vivre au jour le jour, « en réaction » à tout ce qui survient, car cette ignorance engendre de la peur, donc des rejets violents par remise en cause de ce qu’on croit être son « identité ».  « Le bouddhisme représente un chemin de transformation de l’esprit, visant à se délivrer de la souffrance et de ses causes » p.95. Notamment des trois poisons que sont l’ignorance, le désir et la haine. Ces trois concepts sévissent largement en Occident… Mais pas seulement : la Chine orgueilleuse et arrogante ne vaut pas mieux. Le Dalaï-lama a rencontré Mao plusieurs fois en 1954 et 1955 et voici ce qu’il en dit : « Il n’avait pas l’aura d’un homme particulièrement intelligent. Cependant, en lui serrant la main, j’eus le sentiment d’être en présence d’une grande force magnétique » p.175.

« La révolution spirituelle que je préconise n’est pas une révolution religieuse. Elle correspond à une réorientation éthique de notre attitude, puisqu’il s’agit de tenir compte des aspirations d’autrui autant que des nôtres » p.107. Chacun peut d’ailleurs continuer à pratiquer sa propre religion, ou son humanisme laïc, dit le Dalaï-lama. Ce qui importe est la volonté de se changer soi pour devenir meilleur, ce qui signifie en interdépendance plus grande avec les êtres et avec la nature. Ce pourquoi le Dalaï-lama est démocrate, il considère que chacun a son mot à dire sur la politique de la cité. Ce pourquoi le Dalaï-lama est écologiste, il considère que le milieu environnant l’homme n’est pas séparé de lui mais une extension de lui-même (ou inversement), qu’il s’agit de vivre en harmonie, selon la loi d’impermanence (tout change sans cesse) et d’interdépendance (nous sommes tous liés).

Faut-il pour cela froncer les sourcils et se tourmenter de fouet pour briser le vieil homme hanté de désirs qui est en soi ? Pas du tout, dit le Dalaï-lama. « Je suis un rieur professionnel » p.36. « Certes, les problèmes sont là. Mais considérer seulement les aspects négatifs n’aide pas à trouver les solutions et détruit la paix de l’esprit. Or tout est relatif. Même dans la pire des tragédies, on peut déceler du positif, si l’on adopte une vision globale. En revanche, si l’on prend le négatif pour absolu et définitif, on augmente ses soucis et son angoisse » p.36.

Une leçon à méditer pour le peuple français, le plus pessimiste du monde, et pour ses politiciens, qui font tellement la gueule !

Cet ouvrage vient en complément d’autres qui diffusent la spiritualité bouddhiste tibétaine :

Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle (recueillie par Sofia Sril-Rever), 2009, Pocket 2010 , 284 pages, €6.65

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