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Philip José Farmer, Les amants étrangers

En 1961, l’auteur né dans l’Indiana, nous projette en 3050. La Grande guerre apocalyptique partie des ex-Terriens de Mars a ravagé la Terre par un virus qui étouffe en quelques heures. Seules ont été épargnées quelques régions qui ont repeuplé la planète et se sont partagé les continents. Ainsi les Islandais occupent le nord jusque vers la Loire, les Israéliens le sud autour de la Méditerranée et jusqu’en Inde, les Hawaïens l’Amérique et les Australiens l’Océanie. Pour le reste de la planète, ce n’est pas très clair.

Mais l’ordre règne chez les ex-Yankees : le Clergétat est une théocratie hiérarchique contraignante, une sorte de communisme biblique issu des croyances protestantes exacerbées. Il est curieux que, mille ans après le XXe siècle, l’humanité en soit encore là… Mais le puritanisme, projection de celui des années cinquante et du Maccarthysme aux Etats-Unis, est bel et bien caricaturé. Un prophète autoproclamé (comme tous les prophètes) est un germano-russe appelé Sigmen ; il est mort il y a longtemps mais le système continue de faire croire qu’il est parti prospecter les étoiles pour l’humanité. Il enjoint ainsi à coloniser les planètes vivables et à éradiquer façon prophète biblique tous les peuples extraterrestres ou ex-terriens (forcément dégénérés) qui les occupent.

Hal Yarrow, linguiste « touchatout » est mandaté par le Sandalphon Macneff (dont le prénom n’est pas Gabriel) pour rejoindre la mission qui va aller « étudier » la planète Ozagen. Dans le dessein de créer un virus qui va exterminer toute vie non humaine et permettre de faire main basse sur la planète. Rien de nouveau sous les soleils : l’américain croyant reste un prédateur que Dieu a « élu » et que les prophètes encouragent à croître et attaquer. D’ailleurs, le mariage est obligatoire et faire des enfants nécessaire sous peine de rétrogradation sociale. Hal est « marié » contre son gré à Mary, qu’il déteste parce que frigide et moraliste, prête à le dénoncer aux autorités pour toute incartade même de langage. Les Etats-Unis n’ont pas changé, qui traquent le politiquement incorrect et le « racisme » partout et en tous lieux (sauf chez les Noirs). L’intérêt de la mission est que le voyage va durer quarante ans, et autant pour l’éventuel retour, donc que le divorce est automatique pour raison d’Etat. Hal est délivré de Mary, qui s’en consolera.

Mais son mentor depuis l’enfance, le disciplinaire Pornsen (au nom ambigu) fait partie du voyage. Hal s’est fait recadrer et fouetter maintes fois pour des écarts à la ligne que l’ange gardien interimaire (agi) est chargé de lui faire respecter. Il le hait. Car, dans cette société de morale surveillée et punie en continu, l’amour n’est pas possible, ni même l’amitié. L’homme est constamment un loup pour l’homme, allant « le dire à la maitresse » ou dénoncer les déviances aux agis pour se faire valoir plus vertueux. La méfiance règne et le chacun pour soi est de rigueur. La seule unité est donc d’attaquer les autres, ce qui ne peut avoir de cesse dans l’univers entier. Le lecteur d’aujourd’hui peut voir en cette doctrine distopique une critique aussi du communisme soviétique où un commissaire politique surveille toujours deux exécutifs, la troïka permettant des dénonciations croisées, et où le prophète Marx-Lénine-Staline-Khrouchtchev (etc.) donne la route et guide le peuple dans l’interprétation de l’Histoire. Au fond, Etats-Unis moralistes et URSS moralisante mènent le même combat. Ce que les années soixante vont justement secouer avec les manifestations anti-Vietnam.

Sur Ozagen, Hal est curieux des autres et se lie d’amitié avec Fobo le woh ozagénien qui l’emmène visiter les ruines d’une cité anciennement humaine, des Terriens venus de France s’étant échoué là au moment de la Grande guerre. Ils se sont métissés avec une population locale, une forme mimétique qui a pris leur ressemblance. Hal rencontre clandestinement à la nuit une femme qui l’appelle, Jeannette. Elle parle un français abâtardi que le linguiste réussit à comprendre avant de lui apprendre l’américain usuel. Il va tomber amoureux, la belle étant experte en plaisirs charnels (cliché facile sur les Françaises) que Hal n’a jamais connus.

Car le plaisir est un péché dans la religion Sigmen, plus proche du Talmud que des Evangiles, comme dans l’Amérique profonde depuis les origines. La nudité est proscrite sur terre et on ne fait l’amour que dans l’obscurité et tout habillé. Jeannette exige la lumière et la peau nue, ce qui scandalise et ravit Hal dont la transgression des normes semble de nature, en témoignent les cicatrices de fouet dont son dos et sa poitrine sont remplis depuis la petite enfance. L’agi qui surveille et punit n’est pas sans un certain sadisme, disant « aimer » son pupille d’autant plus qu’il le fait souffrir – comme dans les collèges anglo-saxons. La SF américaine était jusqu’ici héroïque et prude, en phase avec les valeurs yankees sorties de la Seconde guerre mondiale et du patriotisme ; Philip José Farmer change cela d’un coup avec Les amants. Baiser à poil et aimer ça sans avoir en tête l’obsession de la progéniture était nouveau et diablement excitant. Avec une humanoïde extraterrestre est encore plus osé, allusion peut-être à la ségrégation des Noirs aux Etats-Unis jusqu’à l’ère Kennedy. Les Peace and Love vont s’y ruer partout et dans toutes les positions, balançant slip, soutif et morale aux orties.

« Que vous ont-ils fait ? » susurre Jeannette à Hal lors d’une de leurs étreintes. « Ils vous ont appris à haïr au lieu d’aimer, et la haine, ils l’ont appelée l’amour » p.188. Comme le ministère de la Paix est celui de la Guerre dans 1984 d’Orwell… « Ils ont fait de vous des moitiés d’hommes, afin que l’ardeur emprisonnée en vous puisse se tourner contre l’ennemi ». Son ami Fobo le wog en rajoute : « Vous professez, vous autres Sigménites, que chacun est responsable de tout ce qui lui arrive, que seul le moi est à blâmer. (…) Si vous commettez un crime, c’est que vous le souhaitez. Si vous vous faites prendre, ce n’est ni que vous avez agi stupidement, ni que les Uzzites [les flics] ont été plus intelligents que vous, ni que les circonstances leur ont permis de vous capturer. Non : c’est que vous vouliez vous faire prendre. (…) Cette foi est très shib [super] pour le Clergétat car vous ne pouvez rien lui reprocher s’il vous châtie, s’il vous exécute, s’il vous force à payer des impôts injustes ou s’il viole les libertés civiles. Il est évident que, si vous ne l’aviez pas voulu, vous n’auriez pas permis que l’on vous traitât de la sorte » p.193. Etienne de La Boétie l’avait déjà théorisé : n’est esclave que celui qui se soumet et aucun tyran ne subsiste sans le consentement (tacite ou contraint) des sujets. Le Sandalphon Macneff qui obéit à l’Archuriélite ne lui dit pas autre chose lorsqu’il le convoque pour lui faire un sermon sur « la pureté » : ne pas désobéir, ne pas boire, ne pas baiser. Hal finira par l’étrangler.

L’amoureux humain Yarrow va faire le malheur de Jeannette l’humanoïde pour son bien car l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions dans la norme biblique. Mais Jeannette va le sauver de sa civilisation haineuse en lui permettant une autre vie. Le nom de Yarrow signifie en anglais l’Achillée, une herbe contre les fièvres et le prénom Hal, issu du germanique, signifie tourmente ; ce n’est sûrement pas par hasard. Le dénouement est rapide et clair, bienfaisant.

Philip José Farmer, Les amants étrangers (The Lovers), 1961, J’ai lu 1974 réédité 1999, 251 pages, €5.00

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Marc Kravetz, Irano nox

La « nuit d’Iran », titre emprunté au poème de Victor Hugo Oceano nox, scande les quarante ans de la révolution islamique de Khomeiny en 1979. Ce livre de synthèse des reportages effectués alors par l’auteur lorsqu’il avait 40 ans sera son dernier livre. Je l’ai lu à sa sortie en 1982, avide de savoir ; je viens de le relire. Il est vivant, il tient la route, il disait déjà tout ce qu’on devait savoir.

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Combien de révolutionnaires, combien de militants, partis joyeux et gonflés d’espérance, ont-ils disparu dans la tourmente islamiste ? Une mer sans fond, une nuit sans lune : tel est l’Iran de 1982 lorsque s’achèvent les grands reportages, commencés en 1979 alors que le Shah s’exilait. De la monarchie à la mollarchie, quarante ans plus tard, quel progrès ?

« Vous ne pouvez pas comprendre » est le leitmotiv que tout Iranien de l’époque oppose à l’auteur. Pourtant, contrairement aux journalistes de bureau, lui vient voir, toucher, sentir. Il rencontre, il écoute, il se renseigne, il médite. Mais il n’est pas musulman, ni ne parle persan. Lui vient de « la gauche » soixantuitarde passée par l’UNEF et le PSU, allant même faire un stage de guérilla à Cuba avec Christian Blanc, futur PDG de la RATP, d’Air-France et de Merrill Lynch France – et de Pierre Goldman, juif polonais comme lui, mais tombé dans le banditisme révolutionnaire, assassiné par les nervis.

Le marxisme découvrait l’islam, le rationalisme se confrontait à l’opium du peuple. La gauche intellectuelle française n’était pas prête à cela – et elle l’a occulté jusqu’aux attentats de 2015. Pourtant, l’Iran de Khomeiny en 1979 disait déjà tout ce qu’il fallait savoir, montrait tout ce qu’on allait voir. Mais il est de pire sourd qui ne veuille entendre, ni d’aveugle plus convaincu que celui qui ne veut pas voir. Marc Kravetz, au fil des rencontres, distille cependant le message.

« Khomeiny (…) a redonné à l’islam chiite sa force originelle de refus de la tyrannie et de la dépendance à l’égard de l’étranger. (…) Nous rêvions d’une révolution populaire, démocratique et anti-impérialiste : Khomeiny est en train de la faire et de la gagner. Mieux encore, sans parti, sans avant-garde organisée, sans autre idéologie que le message de l’Islam, il entraîne et unit le peuple tout entier » p.27. Tout est décortiqué dès les premières pages : la foi et l’espérance – manquera toujours la charité. La foi superstitieuse du petit peuple endoctriné par les mollâs et contraignant la vie quotidienne jusque dans la chambre à coucher ; l’espérance niaise de « la gauche » européenne lors du premier printemps « arabe » né chez les Persans (qui sont aryens) ; l’inutilité d’un parti communiste organisé en avant-garde à la Lénine – puisque le clergé chiite est déjà là et suffit.

Mais la foi est impérialiste, puisqu’elle sait détenir la Vérité suprême : Dieu a parlé par le Coran pour tout temps et en tous lieux. Il n’y a rien au-dessus de Dieu et lui obéir est un devoir – sous peine de griller éternellement dans les flammes de l’enfer sans les douceurs des houris ni des mignons. L’islam est l’identité des musulmans, leur enfance, leur façon de vivre, leur foi, leur loi et leur politique, l’affirmation de leur virilité. « Cette frustration agressive qui se marque (…) par l’exacerbation de la peur de l’autre et l’identification du moi à la force impérative de la Loi » p.161.

Mieux, la foi « appliquée à la société annonçait la communauté fraternelle des croyants, le dépassement des conflits et des contradictions, le règne de l’égalité dans la Cité de Dieu » p.106. Adi Rafari, un jeune mollâ lui affirme : « Notre révolution n’est rien d’autre que l’accomplissement des lois et des commandements de notre religion. Notre but est de créer une société où nous pourrons vivre comme au temps d’Ali, gendre du Prophète et fondateur de la foi chiite » p.117. Les terroristes islamistes actuels ne disent pas autre chose : comment n’avons-nous pas compris, en 1979, ce qui se préparait pour 2015 ? Chacun est libre d’exprimer ses opinions, « mais personne n’a le droit d’utiliser cette liberté contre l’Islam » p.121. La fatwa contre Rushdie et les tueries contre les caricatures de Mahomet sont de cette veine : la « liberté » est la censure – puisque l’humain n’est pas libre mais esclave de Dieu (et les femmes deux fois plus que les hommes). « Tout ce qui vit, bouge, palpite, respire doit se soumettre au code ou être exterminé » p.173.

L’islamisme est un intégrisme – la soumission de la politique aux commandements de Dieu – et un totalitarisme – puisqu’elle régit toute existence de sa naissance à sa mort. L’Iran khomeyniste l’a prouvé.

La révolution ? Elle est née moins de la répression de la Savak, la police politique du Shah, que du ressentiment. Les Iraniens du petit peuple et des classes moyennes frustrées veulent « se venger. – De quoi ? – Du rêve américain. (…) De leur rêve à eux. (…) Les gens sont peut-être bornés, analphabètes et ils ne connaissent rien du monde, mais ils savent au moins une chose, c’est qu’on les a bernés. Qu’ils sont des paumés pour toujours, que l’Amérique s’est foutue de leur gueule » p.39. Les gilets jaunes franchouillards sont dans le même sentiment ; leur manque cependant une foi et un chef… « La foule et Khomeiny se nourrissaient l’un de l’autre. Khomeiny suivait le peuple qui l’avait choisi comme guide suprême. Mais en ratifiant le choix du peuple, Khomeiny lui conférait le sens d’un destin collectif » p.88. Les printemps arabes sont la suite de ce qui s’est passé en Iran en 1979. Les attentats de 2015 et les autres sont la suite de ce que Khomeiny a prêché : « La hargne du zonard sacralisé par la cause du Prophète : il y a en effet de quoi craindre le pire » (p.134), écrivait Marc Kravetz en 1982… Le pire est arrivé avec Daesh et les attentats des zonards réislamisés.

Un livre écrit à chaud, mais sur le terrain ; un livre étape d’une histoire en mouvement qui reste d’actualité. Qu’on peut lire et relire aujourd’hui car, malgré les gens cités qui ont disparu, les impulsions sont les mêmes. Le monde doit tout changer pour que rien ne change, l’Iran islamiste le prouve à l’envi.

Marc Kravetz, Irano nox, 1982, Grasset, 273 pages, €19.90 e-book Kindle €5.99

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Michel Tournier, Gaspar, Melchior et Balthazar

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Voici un conte initiatique dans le style de Voltaire qu’il n’est pas besoin d’être croyant pour apprécier. Nul ne connait rien sur les « rois » mages car seul Matthieu en parle dans son évangile et encore, en creux, selon les bons plaisirs et les colères qu’il relate du roi des Juifs Hérode. Nul ne sait même s’ils furent trois, supputation tirée des trois présents cités (mais symboliques…) que sont l’or, l’encens et la myrrhe.

Puisque l’on ne sait rien de ce mythe fondateur du christianisme, Michel Tournier invente. Un Gaspar nègre, roi de Méroé, tombé amoureux d’un couple de jeunes blancs phéniciens tombés en esclavage, elle fascinante, lui très jeune et musclé, tous deux aux cheveux d’or. Mais son amour ne lui est pas rendu et il part en voyage ; son mage ne lui a-t-il pas annoncé le passage d’une comète aux cheveux d’or qui file vers le nord ?

Balthazar, roi de Nippur, est sage et amoureux de la beauté. Il s’est entouré d’une troupe de jeunes pages qui forment une société d’élite, les Narcisses. Mais son clergé obtus a la phobie des images et détruit, en son absence, tous les trésors ramenés de Grèce et d’ailleurs.

Melchior est un tout jeune prince que son oncle veut tuer pour hériter du trône. Il s’enfuit avec un seul serviteur, vers l’ouest pour tromper l’ennemi, et échoue à Jérusalem où il se fond dans les ambassades de Gaspar et Melchior pour rencontrer le roi Hérode.

Ce dernier est bien connu des historiens et le Juif Flavius Josèphe, mort en 100 après le Christ, relate en détail son histoire de pouvoir et de sang. Michel Tournier en fait un exemplaire de grand fauve politique et il n’a pas de mots assez durs pour décrire la corruption de l’âme que procure tout pouvoir, le pouvoir absolu corrompant absolument. « La terrible loi du pouvoir (…) frapper le premier au moindre doute » p.130. Ce qui explique la solitude personnelle sans remède, l’absence totale de confiance donc d’amour, la vie desséchée sans cesse sur le qui-vive et dans l’action permanente. Une négation même de l’humain… que nos politiciens illustrent à satiété, tout comme les traders, les Tycoon et les bêtes médiatiques.

L’écrivain invente le prince Taor, 20 ans, venu de Mangalore à la recherche futile de la recette du rahat-loukoum à la pistache, et qui va manquer l’Enfant né dans la crèche de quelques jours. Il manquera de même le dernier repas du soir lors de la Cène, 33 ans plus tard. Mais il est le seul (hors les apôtres) à avoir cru sans voir, et à avoir communié sans intercesseur. La quête du sucre l’a conduit au purgatoire des mines de sel avant que sa soif soit désormais étanchée dans l’éternel.

Allègre et ironique, léger mais profond, Tournier conte la geste de la modernité sans aucune lourdeur. Il fait parler le bœuf, qui n’a pas grand-chose à dire mais reste à ruminer, et l’âne, beaucoup plus bavard mais qui ne sera plus méprisé lors de l’entrée à Jérusalem le dimanche des Rameaux. Le conteur se laisse aller parfois à son imagination, qui déborde. Ainsi du « thé vert » bu en Arabie heureuse au début du 1er siècle de notre ère (p.194) – il n’a été introduit que bien plus tard -, ou encore cette forêt de baobabs géants servant de tombeaux au nord d’Eilat (p.203). Nous sommes plus dans la Légende dorée que dans l’histoire, mais ces écarts de fantaisie donnent couleur au mythe ainsi revivifié.

Il décrit les habitants de Sodome – les Sodomites – comme « ces maudits, ces réprouvés, unis par un esprit acéré de négation et de dérision, un scepticisme invétéré, une arrogance savamment cultivée. Ils étaient trop évidemment prisonniers d’un parti pris de dénigrement et de corrosion qu’ils respectaient scrupuleusement, comme la seule loi tribale » p.259. On peut reconnaître, à peine déguisée, la critique du petit milieu homosexuel des lettres françaises des années 1970. L’auteur pousse ce retournement maléfique à la conversion de toutes les valeurs, à l’inversion des mœurs, au dépit des échanges, à la fuite du soleil, à la haine de la vie.

Michel Tournier est tout au rebours. Il invente comme il est, en gourmand des choses et des êtres. « Flâner, me mêler à la foule, regarder, cueillir des visages, des gestes, des regards, rêve délicieux », fait-il dire à Gaspar p.14. Il se pâme de regret devant la pureté : « c’est Satan qui pleure devant la beauté du monde », lui dit un sage vieillard p.18. L’écrivain est artiste qui capte le diamant d’énergie sous la banale apparence et l’éclat vital sous les traits communs. Il cherche inlassablement l’immortelle beauté pure au-delà des ravages du temps. Il fait avouer au roi Balthazar : « c’est l’éternité que j’ai trouvé en Grèce, incarnée par une tribu divine, immobile et pleine de grâce, sous le soleil, lui-même statue du dieu Apollon » p.76. Le roi Hérode le confirme : « Avoir seize ans, le ventre plat et les cuisses longues, et pour seul souci le lancer du disque ou la course de fond… Nul doute pour moi : si le paradis existe, il est grec, et affecte la forme ovale d’un stade olympique » p.139.

Bien loin du Dieu jaloux et tonnant qui exclut les images et bannit le Veau d’or, le dieu Enfant né dans la paille de Bethléem est l’annonce de temps nouveaux. Michel Tournier, en philosophe volontiers théologien, en fait la réconciliation de l’image et de la ressemblance. L’homme fut créé par Dieu « à son image », dit la Bible, mais c’était avant la Chute. Depuis l’expulsion du paradis, l’homme continue à être « à l’image » de Dieu mais a perdu sa ressemblance. Jésus vient, par son sacrifice, lui redonner. Les iconoclastes, fanatiques juifs obéissant à la deuxième loi du Décalogue, proscrivent toute image, selon eux un blasphème à la face de Dieu, montrant combien est grand l’orgueil humain de vouloir créer comme Lui des « images » et les adorer comme des idoles alors qu’il n’est de Dieu que Dieu ! Bien que clairement juive, cette croyance est reprise avec enthousiasme par les fanatiques musulmans aujourd’hui – qui pourtant considèrent les Juifs comme des chiens. Allez savoir…

Cette réconciliation de l’image et de la ressemblance, c’est l’amour chrétien. « Cette image exemplaire nous recommande de nous faire semblable à ceux que nous aimons, de voir avec leurs yeux, de parler leur langue maternelle, de les ‘respecter’, mot qui signifie originellement ‘regarder deux fois’. C’est ainsi qu’a lieu l’élévation du plaisir, de la joie et du bonheur à cette puissance supérieure qui a nom : amour » p.220.

Un bonheur littéraire et une joyeuse conception du monde.

Michel Tournier, Gaspar, Melchior et Balthazar, 1980, Folio, 284 pages, €8.20 

e-book format Kindle, €7.99

Michel Tournier chroniqué sur ce blog

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William Beckford, Vathek

william beckford vathek jose corti
Délicieux et héneaurme, innocent et sadique, ce conte oriental des Lumières, écrit directement en un français parfait par un aristocrate anglais, est une merveille dont la lecture enchante. Nous sommes dans le roman gothique où le dépaysement et l’excès sert à dénoncer férocement tous les absolutismes. Celui du calife, commandeur des croyants et commandeur de guerre qui a tous les pouvoirs et à qui tout est permis ; celui du clergé qui manipule la religion à son propre service et use de la peur d’Allah pour dompter les assujettis ; celui de la mère avide de tout régenter.

Vathek est un Gargantua burlesque et méchant, tenu par les sens et insatiable de richesses. Le conte oriental se meut en cauchemar gothique sous l’influence de Carathie, mère du calife frayant avec les puissances occultes pour forcer la volonté chancelante de son fils. Il se dit que Carathie serait le double de la mère de l’auteur, protestante fervente et disciplinaire. Avec une telle génitrice castratrice, comment ne pas s’évader dans le songe exotique où tout ce qui est interdit devient permis ? C’est avec une jovialité un brin sadique que le calife Vathek jouit sans entraves : il use et abuse de ses cinquante concubines toutes jeunes et fraîches dans la salle des plaisirs, après avoir bâfré la centaine de plats sans cesse préparés pour lui ; il sélectionne avec « une perfide avidité » cinquante jeunes garçons nobles au bord de la puberté sur injonction du Giaour, ce monstre répugnant qui lui promet les richesses de la terre, avant de les faire concourir presque nus pour admirer les mille grâces de leurs membres – puis de les jeter d’un geste dans le gouffre où les attend le monstre ; il viole l’hospitalité d’un émir qui recueille sa caravane égarée au désert en enlevant sa fille Nouronihar, pourtant promise au très jeune Gulchenrouz, 13 ans, beau comme une fille et espiègle comme un page.

gulchenrouz

Le calife Vathek, enflé d’orgueil, tourne la religion en dérision, moins la croyance en Allah, qu’il garde un peu au fond de lui, que les simagrées bigotes des clercs et des « vertueux ». Il balaye les araignées avec le balai sacré rapporté de La Mecque, que Mahomet aurait utilisé autour de la Kaaba ; il fait ligoter sur leurs ânes les dignitaires religieux, accourus pour faire leur cour, avant de les chasser au galop les fesses fouaillées d’épines ; seules les abeilles – « bonnes musulmanes » – se piquent de piquer le calife comme les imams, dans la grande magnanimité naturelle.

Nous sommes dans la logique, mais délirante ; les Lumières brillent, mais jusqu’au maléfique. Car on ne défie pas Dieu, ni les lois naturelles, ni les autres humains sans conséquences. Ni le monde, ni les êtres, ne sont des objets voués au bon plaisir sexuel ou à l’avidité de gueule ou d’avarice d’un seul. La gigantesque tour de 1500 degrés, édifiée au-dessus du palais aux cinq salles de plaisirs, symbolise la tyrannie, le donjon de la puissance inexpugnable, la Babel aux caves remplies de venin de serpent et autres ingrédients destinés à annihiler la volonté ou saisir la vie des victimes. Elles sont gardées par des négresses borgnes et qui louchent, frayant avec les goules des cimetières : façon spectaculaire de dire combien sont tordues les âmes de ceux qui veillent sur ces faux trésors.

captives nues sardanapale

Vathek, comme sa mère Carathie et sa très jeune maitresse Nourohibar, vont rencontrer Eblis, l’ange déchu, Satan en personne, qui leur donnera les clés de toutes les salles de l’enfer. Ils pourront étancher leur soif insatiable de richesses et de savoirs – mais au prix de leur cœur. Il brûlera éternellement dans leur poitrine, qu’ils presseront de leur main droite dans la douleur pour l’éternité. Seuls les petits garçons sont sauvés par le conte, les cinquante précipités dans le gouffre et le jeune Gulchenrouz : tous sont recueillis par un « bon vieux génie qui chérissait les enfants, et s’occupait entièrement de les protéger », défendu par « des banderoles flottantes sur lesquelles étaient écrits en caractères d’or, brillants comme l’éclair, les noms d’Allah et du Prophète ».

Ce conte gothique révère l’état d’enfance, opposé à celui de la Raison ; il vante l’innocence naturelle, rousseauiste, du bon sauvage inéduqué qui sait instinctivement bien vivre. « Car le génie, au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances et de périssables richesses, les gratifiait du don d’une perpétuelle enfance ». Nous sommes déjà chez Peter Pan…

Un enchantement de lecture.

William Beckford, Vathek, 1786, José Corti 2003, 416 pages, €20.30
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

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Michel Onfray, Les sagesses antiques

michel onfray les sagesses antiques contre histoire 1
Égal à lui-même Michel Onfray, qui avait 9 ans en 1968, est de cette génération (la mienne) dont le nombre et l’énergie a bouleversé le vieux monde bien plus que les guerres stupides et revanchardes des vieux. Car, à l’origine de ces guerres et de leurs défaites successives était la pensée unique impérieuse, hiérarchique, machiste, venue de la Bible et de Platon, reprise avec avidité par les scolastiques chrétiens et les jacobins marxistes contre le paganisme et son hédonisme du bien vivre.

Michel Onfray est de sa génération, pour le meilleur et pour le pire.

  • Le meilleur est sa clarté de langage, à peine teintée du jargon obligatoire de la profession ; il est supérieur encore à l’oral, on peut le réécouter en CD durant des heures.
  • Le meilleur est sa curiosité pour les oubliés, les mineurs, les cachés sous le tapis par la doxa régnante.
  • Le meilleur est sa quête des fragments et des généalogies. Ce pourquoi il plaît tant à sa génération qui se presse à l’Université populaire de Caen et achète par milliers son abondante production livresque.

Mais comme nul n’est parfait en ce monde-ci, et que le monde idéal des idées pures n’est qu’une invention du ressentiment, Michel Onfray a aussi ses défauts – ceux de sa génération : il est parfois léger, souvent caricatural, adorateur des polémiques. Rien de tel pour faire passer une idée que de ridiculiser ses adversaires. Ce que fit Platon, puis les Chrétiens puritains pour les auteurs qui ne répondaient pas à leurs croyances, Onfray le fait avec les officiels : tous ceux qui ont pignon sur rue sont à déboulonner (Platon, Hegel, Freud, Sartre…). Mais l’assaut des Bastilles ne suffit pas en soi pour rétablir le vrai, le naturel, le bon.

Tout n’est pas à jeter chez Platon, ni dans le christianisme ou le marxisme, malgré tout. De même, tout n’est pas bon à prendre chez Démocrite, Aristippe, Diogène, Épicure ou Lucrèce, auteurs présentés entre autres dans cet opus 1 de la Contre-histoire. Il y a de l’excès soixantuitard chez ce philosophe sorti du peuple, élevé chez les curés, et qui a réussi une thèse dans le système universitaire sans jamais s’y sentir chez lui.

Il n’est pas encore Enfant, Michel Onfray, cet enfant de Nietzsche qui est « innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ‘oui’ sacré (…) pour le jeu de la création ». Il a quitté la condition de chameau qui ploie sous l’obéissance, Onfray, pour acquérir celle du lion qui se révolte et rugit, se rend « libre pour des créations nouvelles », mais « créer des valeurs nouvelles – le lion ne le peut pas encore » (Ainsi parlait Zarathoustra – Des trois métamorphoses). Il reste dans l’assaut et la rébellion, Michel, adolescent soixantuitattardé, et cette Contre-histoire le manifeste pleinement. Ainsi sur Platon : « En interdisant aux hédonistes de défendre leur thèse, en leur prêtant une inconsistance théorique a priori, en les caricaturant, en les enfermant dans des pièges rhétoriques fabriqués sur mesure, en ne reconnaissant pas la grandeur, l’excellence et la qualité philosophique de ses interlocuteurs, en les réduisant à des personnages ridicules, en usant de sophistiqueries mises au point pour des combats falsifiés et gagnés d’avance, Platon montre un visage bien différent de ce que la tradition rapporte » p.161.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec la conscience de ses limites, découvrons ces auteurs oubliés, dissimulés par la philosophie dominante imposée par la religion dominante sur les siècles, dont le relai a été pris après Hegel par l’archipel marxisant ou heideggerien.

Le propos de Michel Onfray est d’opposer (facilité pédagogique un peu lourde) les tenants de l’au-delà à ceux d’ici-bas, ceux qui préfèrent le monde pur de l’âme et des idées abstraites et mathématiques à ceux qui préfèrent la pensée incarnée, incorporée, matérielle. Les premiers sont puritains par dégoût de leur existence et des gens qui les entourent, volontiers impérieux et aristocratiques, méprisant les jouisseurs et les humbles, dominateur tout entier tournés vers la pureté de l’ailleurs. Les seconds sont tout entier au présent, dans leur corps matériel, hédonistes sans êtres jouisseurs, amoureux sans être pourceaux, bien dans leur être et bien avec les autres, en harmonie avec le monde et philosophant sur le bien-vivre.

Ainsi Démocrite : « Il s’agit donc de ne pas désirer n’importe quoi ni n’importe comment et de ne pas viser n’importe quel type de plaisir. Ceux qui aliènent, momentanément ou durablement, sont à éviter. Pas d’intempérance, pas d’excès, pas de démesure, pas d’abandon aux pulsions animales, le plaisir ne se réduit pas à la trivialité d’une animalité débridée, mais à la sculpture de soi et à la construction de son autonomie. Seule et authentique jubilation : prendre plaisir à soi-même » p.72. Nous sommes loin du « tout, tout de suite » et de la baise frénétique en réponse à tout désir des aînés 1968. Tout n’est pas permis et il n’est pas interdit d’interdire. Les délires de l’orgie ou des drogues, comme ceux de la finance, sont autant exclus de cette sagesse tempérée – car son objectif est le bonheur.

Avec un message utilitaire pour aujourd’hui : « Se changer plutôt que changer l’ordre du monde, l’idée deviendra formule sous la plume de Descartes : elle triomphe dans le projet épicurien. Quand le monde s’effondre, lorsque la culture ancienne disparaît, aux heures du crépuscule, les aurores s’annoncent : l’épicurisme s’épanouit dans une époque en ruine. La construction de soi comme seule et unique réponse à la désintégration d’un monde… » p.186. Michel Onfray se verrait bien aujourd’hui comme Épicure au déclin de l’empire romain : en guide hédoniste du chacun pour soi parmi les autres.

A moins que Lucrèce ne l’emporte, lui qui a mis au jour « une idée redoutable, simple et vraie : la religion, le religieux, naissent de l’inculture et du manque de savoir. Le croyant se satisfait de la foi car il ignore. Le sacrifice aux divinités, aux mythes, aux illusions, procède d’un défaut d’informations sur la véritable cause de ce qui advient (…) Quand le clergé domine, l’intelligence régresse » p.283. La génération 68 a méprisé le savoir, honni le travail, refusé d’apprendre – la conséquence aujourd’hui est le retour des religions et des croyances, l’âge venu, quand ceux qui avaient 20 ans en 68 en ont aujourd’hui 66 – le chiffre de la Bête – ayant peur de tout, des autres et du monde, et de la mort au bout. Ils quêtent névrotiquement protection, assistance, érigent en principe la précaution appliquée à toute chose. Quitte à renier la liberté et son individualisme pour se jeter dans les bras armés des imams et des curés, des fonctionnaires – et des politiciens qui prônent un État fort.

Intéressant Michel Onfray : facile à aborder, à écouter et à lire ; plus profond qu’il ne s’affiche, un rien secret. Et qui fait réfléchir sur notre époque du Tout et du N’importe quoi.

Michel Onfray, Les sagesses antiques – Contre-histoire de la philosophie t.1, 2006, Livre de poche 2007, 351 pages, €7.10
Michel Onfray, La contre-histoire de la philosophie, coffret 12 CD, Fremeaux et associés, €79.99, volume 1 L’archipel préchrétien

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Odessa et l’escalier Potemkine

Nous prenons un train de nuit à Simferopol pour quitter la péninsule de Crimée. Une fois montés, nous installons les couchettes avec les draps propres fournis par la préposée du wagon. Au bar, dont les fenêtres sont garnies de rideaux, des filles épaisses suçotent leurs bières par bandes de quatre, des adultes commencent à se bourrer à la vodka dès 18h tout en jouant aux cartes. Ils accompagnent l’alcool de jus de raisin et de tranches de pain pour faire passer. L’un d’eux, à proximité, me demande je ne sais quoi qu’intuitivement (ou vague réminiscence de russe ?) je traduis par « de quel pays êtes-vous ? » Ma réponse le satisfait, signe que j’avais bien compris. Un autre de la tablée « l’avait bien dit », il avait reconnu des Français à la langue. Pas de chichi, des relations directes.

Odessa GoogleEarth

La ville apparaît, au sortir de la gare, dans un léger brouillard, mais le ciel bleu est visible au-dessus. « Odessa est un gros port », nous annonce Natacha alors que nous ne songeons encore qu’au petit-déjeuner. D’où un quiproquo initial sur le sens de « port »…

mosquee odessa

Le village grec antique Odersos est devenu une ville industrielle de 1,7 million d’habitants, créée par Catherine II lorsque la région fut libérée des Turcs en 1794. Natacha a bien dit « libérée », pas « conquise » – tout un symbole. Les blonds orthodoxes ukrainiens se devaient d’être rendus libres du joug musulman imposé par les Turcs basanés, telle est la signification. Pour accroître sa zone d’influence, Catherine II voulait un accès à la mer Noire. C’est un plan en damier de ville nouvelle, de larges artères plantées d’acacias ou de platanes, une architecture à l’européenne. Une ville libre surtout pour peupler ce lieu inculte et désolé. Tous les parias furent accueillis, serfs en fuite, juifs interdits de Moscou et de Saint-Pétersbourg, aristocrates voulant échapper à la révolution, négociants en quête de fortune. Chacun s’est vu proposer un terrain gratuit à condition qu’il construise en respectant le plan d’urbanisme. Balzac fit rêver le père Goriot, sur son lit de mort, d’aller y fabriquer des pâtes.

port odessa

La ville d’aujourd’hui abrite le plus grand port de commerce de la mer Noire et le plus célèbre Institut Polytechnique ukrainien qui forme les ingénieurs. De même, c’est à Odessa que prospère le fameux hôpital qui procède aux opérations des yeux. Y règnent la construction navale, le raffinage, la chimie, la métallurgie et l’agroalimentaire. Le climat est relativement doux avec une moyenne de -2° en hiver et de +22° en juillet. De 1819 à 1858, Odessa fut un port franc. Durant la période soviétique, c’était une base navale. Depuis le 1er janvier 2000, le port d’Odessa est déclaré port franc et zone franche pour 25 ans. Odessa est sans grande valeur militaire stratégique car la Turquie maîtrise de fait les Dardanelles et le Bosphore, autorisant l’OTAN à contrôler le trafic maritime vers la Méditerranée. Le port de commerce, l’important terminal pétrolier dans la banlieue et l’autre port d’Illitchivsk au sud-ouest (ville d’Illitch – le prénom de Lénine…) forment un nœud de communication ferroviaire. Les industries pétrolières et chimiques d’Odessa sont connectées par des oléoducs stratégiques à la Russie et à l’Union européenne.

clochard odessa

Nous arpentons quelques rues de la ville pour quitter la gare. En ce petit matin, les habitants sont encore très peu réveillés et les avenues, larges, bordées de hauts platanes, présentent des façades défraîchies et vieillottes.

atlantes odessa

Des atlantes musculeux soutiennent les balcons des premiers étages, comme à Vienne en Autriche, ou flanquent les porches d’entrée. Deux jeunes spécimens, aux muscles encore très souples, soutiennent un globe bleuté qui supporte lui-même un balcon de fer forgé en rotonde sur un coin d’immeuble. C’est très chic bourgeois. Les seules façades à connaître le maquillage sont les entrées pimpantes de banques ; elles ne manquent pas dans ce centre du commerce. Tout le reste a besoin, comme à Florence ou à Venise, d’être sérieusement restauré. Son architecture apparaît plus méditerranéenne que russe, influencée par les styles français et italien. Odessa a, dit-on, toujours possédé un esprit de liberté et d’ironie en vertu de sa situation géographique d’ouverture aux étrangers.

adolescent odessa

Nous voulions entrer dans une église, dépendance d’un monastère sis près de la gare, vers 6h du matin. Le jour était levé, le soleil dardait déjà derrière la brume. Certes, entrer dans l’église pour des non-orthodoxes reste possible, mais le marguillier a mis tant de restrictions dans son « autorisation » que nous avons renoncé. « Pas de tête découverte pour les femmes, pas de short pour quiconque » – jusque là, rien que de très normal. Mais il a rajouté, devant notre groupe, des détails montrant sa répugnance à nous laisser entrer. Il s’est révélé un bureaucrate de Dieu plus qu’un croyant. Une religion qui préfère ainsi les règlements administratifs du culte à la prière n’est pas digne d’être honorée par le visiteur. « A la russe » une fois encore, il s’agit d’imposer l’arbitraire du clergé plus que de permettre de rendre grâce à Dieu.

cafe odessa

Nous prenons le petit déjeuner dans une salle de jeu clinquante, vide aux petites heures du matin, dont la particularité est de rester ouverte 24 h sur 24. D’épais cerbères vêtus de sombre et aux regards fouineurs gardent l’unique entrée. Comme partout dans le monde, casinos et salles de jeux sont plus ou moins contrôlés par une mafia. Mais le café est à volonté et le petit-déjeuner forfaitaire comprend jus d’orange, œufs et toasts, ce qui est bien agréable. Nous sommes assis à l’étage, devant la grande vitre qui donne sur l’avenue, de laquelle nous pouvons voir sortir peu à peu la population.

Potemkine escalier Odessa

Nos pas nous mènent ensuite vers le fameux escalier Potemkine dont les multiples marches ont été rendues célèbres par le film d’Eisenstein. Il était âgé de 27 ans en 1925 lorsqu’il a tourné Le cuirassé Potemkine. Toutes les années 1970 ont vu et revu ce film réalisé en six semaines qui commémore la révolution de 1905. Nous gardons à l’esprit la séquence 4, appelée par les critiques « les escaliers d’Odessa ». Une voiture d’enfant, échappée des mains d’une mère tuée par la troupe, dévale lentement l’escalier dans toute sa longueur, marche après marche, poussée initialement dans sa chute par la maman que la balle a rendue cadavre. La voiture va, très probablement, plonger dans les eaux du port tout en bas, mais ce n’est que suggéré.

Potemkine escalier Odessa enfant

Selon la théorie du Proletkult, il n’y a pas d’individus, il n’y a que des masses des deux côtés des fusils, le destin individuel n’étant que la résultante des engrenages sociaux. Le bébé dévalant l’escalier n’est donc pas une personne mais un simple « dommage collatéral », une synecdoque symbolique de la répression tsariste. Où l’on voit que la modernité, qu’elle fut soviétique ou qu’elle soit aujourd’hui américaine, peut faire de l’être humain quantité négligeable. Fils et fille des Lumières, le marxisme soviétique et la démocratie américaine en illustrent parfois les dérives.

duc de richelieu odessa

Au sommet de cet escalier trône en majesté la statue de Richelieu. Oh, certes ! Il ne s’agit pas de notre cardinal mais d’un arrière-petit-neveu à lui, qui fut le premier gouverneur d’Odessa de 1803 à 1814. Armand du Plessis, duc de Richelieu, ayant fui la Révolution française, servit dans l’armée russe contre les Ottomans. On lui attribue le tracé actuel de la ville. Il est considéré comme l’un des pères fondateurs. Vêtu d’une toge romaine, la statue fut conçue par le sculpteur russe Ivan Petrovich Martos (1754-1835) et coulée en bronze par Yefimov. Inaugurée en 1826, elle constitue le premier monument érigé dans la ville. Vue d’un certain angle, la malice populaire donne un gros sexe sorti à la statue d’un personnage si digne, et il est vrai qu’à une certaine distance on le croirait bien ! Dans un hôtel d’angle, fort chic vu son emplacement, une limousine américaine peinte en parme attend d’aller véhiculer le VIP.

limousine parme odessa

Un gros chat tigré se dore sur la pierre chaude tout en haut des marches du fameux escalier ; il ronronne quand je le caresse sur la tête. Une petite fille au haut vert pomme attaché par un nœud de chaussure sur une seule épaule, et à la jupe noire à pois blancs, prend des poses sur les marches, en vue de la photo que cadre et recadre son papa, perfectionniste ou maladroit.

chat escalier potemkine odessa

Une jeune femme téléphone sur son mobile, assise une cuisse en l’air sur le parapet, jambes dorées longilignes dévoilées par la minijupe. Un adolescent sérieux passe en sandales, blond coiffé court, le polo échancré mais le jean à la mode trop chaud pour la saison.

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Temple de Karnak

Nous joignons Thèbes, le temple est immense, 123 hectares, pas encore dégagés du sable dans sa totalité ; seuls 14 hectares sont fouillés jusqu’au sol antique. Nous sommes devant le gigantesque temple d’Amon, « le Caché », construit et remanié plusieurs fois par les pharaons du Nouvel Empire, de 1580 à 1085 BC. Les conceptions différentes, les vengeances et le souci d’effacer les traces des schismatiques ont fait construire et détruire les bâtiments. Il en reste un gigantesque chaos qu’il est difficile de comprendre aujourd’hui.

karnak architraves

Faisons plutôt comme Flaubert, laissons-nous impressionner : « la première impression de Karnak est celle d’un palais de géant. » Sous Ramsès III, 81 322 personnes servaient le temple dans toute l’Égypte, car son clergé possédait 2393 kilomètres carrés de champs le long du Nil. Le dieu Amon forme ici une triade avec Mout, déesse du ciel, son épouse, et Khonsou, dieu lunaire représenté en enfant porteur d’un croissant de lune, leur fils. Toute la famille était réunie, augmentant la puissance du lieu. On a comparé le temple à une centrale nucléaire où quelques techniciens, les prêtres, canalisaient des flux énormes d’énergie. Les multiples enceintes, les cours, les couloirs, les cachettes contenant des statues secrètes, accréditent cette idée de puissance formidable. Les prêtres rendaient des oracles par la barque d’Amon.

karnak horus pharaon

Une rangée de sphinx protège l’entrée, côté Nil. Ils ont des corps de lions gardiens (puissance agressive) et des têtes de bélier à cornes recourbées (image d’Amon). Le grand pylône d’entrée date des Ptolémée (III° siècle BC) et protège le temple des forces impures. Sa forme évoque le hiéroglyphe de l’horizon et signale la fonction cosmique du site. De hauts mâts en bois de plus de trente mètres étaient jadis encastrés dans les rainures verticales du pylône ; ils représentaient les piliers sur lesquels repose la voûte céleste. La surface du pylône elle-même est gravée de reliefs représentant la puissance et montrant la défaite définitive du chaos grâce à l’action du pharaon. Cinq pylônes de plus en plus petits se succèdent ensuite dans l’enceinte.

karnak colonnes

Dans la grande cour, une statue colossale de Ramsès II (1290 BC) se dresse. Ce pharaon a fait terminer la grande salle hypostyle que nous verrons après. Le roi se tient dans une attitude osirienne, les bras croisés sur la poitrine tenant la crosse et le fouet, symboles respectifs du pouvoir et d’Osiris. Sa reine, Nofretari, est représentée à ses pieds, toute petite. L’immense salle hypostyle de 134 colonnes a été construite entre les règnes d’Horemheb et de Ramsès II. Cette colonnade massive enserre, bien qu’aujourd’hui on voie le ciel. C’est du Monumenthâl à la germanique, du massif, du carré Kolossal ! Le temple est la version totalitaire de l’État, la première image du « roi-soleil » si chère aux nostalgies françaises d’où, peut-être, leur fascination actuelle pour ces vestiges ! Dans l’Égypte ancienne, le pouvoir royal était un attribut du créateur du monde, le dieu soleil Rê, dont le pharaon était le fils. D’essence divine, ce pouvoir était absolu, il ne pouvait se partager. Pharaon était acteur unique de l’histoire ; il combattait perpétuellement pour la sauvegarde de l’ordre idéal du monde et de la société, selon les Lois établies par le créateur contre le désordre de la réalité et les faiblesses humaines. Le politique était religieux, servi par la machine administrative des scribes fonctionnaires.

karnak pharaon

C’est peut-être ce symbolisme qui séduisait si fort Mitterrand, probable dernier roi-républicain, soucieux de l’équilibre du monde, de la place de la France et du progressisme scientiste. L’axe du temple figurait la course du soleil du jour à la nuit. Le passage graduel de la lumière à l’obscurité, des cours ouvertes aux salles obscures, conduisait au sanctuaire qui contenait la statue du dieu. Ce point figurait l’extrémité du monde, où terre et ciel se rejoignent dans les ténèbres du crépuscule. Résidence terrestre du dieu, microcosme sacré entouré de murs qui le protégeaient du profane, chaque journée voyait se rejouer le mystère de la création renouvelée. Chaque jour les prêtres réveillaient la statue de la divinité, l’habillaient et la promenaient ; au soir on la recouchait dans ses bandelettes, pour son séjour dans la nuit et dans le royaume des morts. Le Soleil était la vie, le dieu, l’espoir d’un monde après la mort, comme il resurgit de l’horizon à chaque aurore. Sur la statue d’un prêtre de la XXIIème dynastie à Karnak était gravée cette formule : « le fugitif instant où l’on perçoit les rayons du soleil vaut plus qu’une éternité passée à régner sur l’empire des morts. »

karnak bulle personnage

L’allée centrale rassemble une foule si grande que l’on se croirait à Lourdes ou au Vatican. Il n’en est rien. Ici, les touristes vont au temple comme au supermarché en Europe : le site se consomme allée par allée, il « faut tout voir ». Et les groupes ignares boivent les explications de guides incultes, en mitraillant de photos ineptes bobonne et les mioches devant les sphinx ou les colonnes. Remarquent-ils – mais il faut lever les yeux jusqu’à 22,40 mètres au-dessus du sol et se poser la question – que les fûts des colonnes sont comme des tiges énormes, et que le chapiteau est une fleur ouverte de papyrus ? Que les douze colonnes de la nef centrale sont plus hautes que la centaine d’autres qui les bordent (14,74 mètres) dont les chapiteaux ne sont que des fleurs de papyrus en boutons ?

L’ombre portée des colonnes est un havre de fraîcheur dans la touffeur du soleil impitoyable. Les scènes rituelles gravées sur les fûts sont parfois colorées comme des cases de bandes dessinées. J’apprécie quelques instants de solitude relative, loin du guide. Je visite aussi la suite seul. Une seconde cour recèle deux obélisques, pointus comme des broches à rôtir – c’est d’ailleurs ainsi que les ont nommé les grecs : obeliskos. Ils servaient de protection, tels des paratonnerres. Celui qui s’élève Place de la Concorde à Paris vient de Karnak ; il est celui de Ramsès II, offert par le gouvernement égyptien et ramené en 1833.

karnkar frise

Le lac sacré a été reconstitué. Des touristes idiots font sérieusement sept fois le tour du scarabée de granit « porte-bonheur » posé sur un bloc près de l’édifice du roi Taharqa. Quatre tas de chair affalés le long du mur des propylées du sud font rire les voyages scolaires indigènes. Ce sont trois femelles anglo-saxonnes rougeaudes aux épaules dénudées, et leur mâle qui a enlevé son tee-shirt sur sa chair pâle et tremblotante de poisson. Le ridicule non seulement ne tue plus mais n’affleure même plus à la conscience. L’Anglo-saxon, hors de chez lui, se sent tellement le représentant d’une haute civilisation qu’il s’imagine donner le ton au monde entier.

C’est ensuite une grosse allemande qui se fait prendre par son mec derrière une statue sans tête, sous les colonnes de la salle hypostyle. Rien de graveleux, rassurez-vous, mais une photo ringarde avec la grosse prenant le corps de déesse de la statue pour une photo en pied avec sa propre tête qui dépasse du corps de la statue. Un petit Blanc joue aux cailloux et ses parents le regardent, attendris, sans prêter aucunement attention aux bas-reliefs antiques. Une maman pose d’autorité sa petite blonde devant un colosse pour la photo – c’est déjà plus adapté, la petite devient la reine du pharaon ainsi statufié. Viendra-t-il un jour réclamer son dû ?

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Elliot Pattison, La prière du tueur

Connaissez-vous le Tibet ? Oui, mais le Tibet chinois ? Celui en butte à l’éradication jusqu’à la racine des traditions et coutumes « médiévales » ainsi qu’il en a été décidé au nom de la Science infuse marxiste par Pékin ? Eliot Pattison, juriste américain devenu économiste et expert des affaires chinoises écrit des romans policiers pour vous le faire connaître. L’Amérique a connu sa déculturation indienne, les pionniers venus d’Europe ne prenant pas de gants avec les superstitions et autres traditions. Mais elle regrette et a fondé des chaires d’enseignement des coutumes Navajo par exemple – pas la Chine.

Eliot Pattison La priere du tueur

Vous êtes pour que le Tibet vive selon sa propre culture ? N’oubliez pas naïvement que Pékin ne fait qu’appliquer ce que les jacobins parisiens ont appliqué, deux siècles durant, dans les provinces : interdit de parler breton ! saisie des biens du clergé ! laïcisation forcée des mœurs ! rationalisme à tous les étages ! Les Chinois passés par Mao – l’instituteur de nos intellos 1970, de type Philippe Sollers – sont certes plus frustes et plus brutaux que les instituteurs de la IIIème République mais l’objectif est le même : « libérer » les paysans de l’oppression du clergé et des croyances. « Libérer » signifie convertir à la croyance nouvelle… tout aussi croyance que l’ancienne.

Ce recentrage étant effectué, nous sommes donc à même de bien comprendre les deux parties en présence au Tibet : les Hans modernes et progressistes – et les Tibétains traditionnels et croyants. Ce sont ces forces qui s’affrontent dans les romans d’Eliot Pattison. Son héros est Han de Pékin, ancien inspecteur de la Sécurité proche des pontes du Parti. Pour avoir découvert une vérité gênante pour certains dirigeants, il a connu le goulag chinois au Tibet, sa femme a divorcé et son fils de 10 ans a tourné hooligan. Shan a rencontré au Tibet une nouvelle famille, des moines persécutés qui croient en la réincarnation et se préoccupent des divinités en cette vie.

Un village ignoré des autorités, au pied de la montagne du Dragon assoupi, vient chercher le trio pour résoudre une série de meurtres rituels. Nous voilà pénétrant dans le vrai Tibet, celui des immensités et de l’ivresse d’altitude. Il y fait très chaud quand le soleil donne et très froid lorsqu’il descend. La végétation est rase et l’herbe suffit à peine pour nourrir les troupeaux ; seules de rares plaines où coule un ruisseau sont propices à la culture de l’orge, nourriture de base des Tibétains. Ils font leur tsampa avec, la farine d’orge grillée mangée avec le thé au beurre de yack rance. Les ombres dures et les mystères de la montagne, où des masses ferreuses dans le sol attirent régulièrement la foudre, donnent un aspect fantastique à tout ce qui survient. La mort sur un antique chemin de pèlerins qui s’élève vers les sommets, par des vires secrètes et des grottes dérobées, a tout pour faire peur aux hommes.

Surtout que la montagne, semblant déserte, se révèle très passante. Nous sommes là au cœur du vrai Tibet. Qui a voyagé comme moi en ces apparentes solitudes sait bien qu’il suffit de s’arrêter quelque part pour que surgissent ici et là quelques têtes d’adolescents curieux, filant la laine (apanage des mâles au Tibet) ou des gamins crasseux et dépoitraillés à nu malgré le froid, qui « gardent » quelques brebis, aidés de molosses poilus plus gros qu’eux.

Pattison n’est pas nostalgique de l’ancien Tibet. Mais il en respecte profondément les croyances, venues de loin, qu’il apparie volontiers aux traditions Navajo. Ce sont tous deux des peuples proches de la nature, attentifs aux plantes et aux phénomènes, qui cherchent la voie spirituelle pour être en accord avec l’univers.

gamin dépenaille du tibet

Pattison introduit la Chine contemporaine dans la trame du récit. Ce village ignoré des autorités l’est par corruption, ce fléau si répandu du socialisme au pouvoir (l’égoïste est en socialisme celui qui ne pense pas à moi). L’or, hier lumière dont il fallait faire offrande aux dieux, est devenu avidité commerçante pour acheter de l’électronique. La science, tellement révérée par Pékin, emprisonne ses savants réputés pour garder leurs recherches secrètes. Et la jeunesse ne croit plus à rien, surtout pas au Parti.

Vous serez déroutés par les cent premières pages : c’est normal, le Tibet est déroutant. Mais accrochez-vous comme un randonneur sur sa montagne, vous accomplirez pas à pas le chemin. Progressivement, tout se mettra en place et l’intrigue – compliquée, pleine de rebondissements, comme tout au Tibet – vous séduira. Nous sommes vraiment au Tibet chinois, et bel et bien aujourd’hui ! Voilà un roman qui vous fera mieux comprendre ce pays.

Eliot Pattison, La prière du tueur (Prayer of the Dragon), 2009, 10/18 2009, 505 pages, 9.12€

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La charia a bon dos

Des monarchies traditionnelles aux dictatures militaires et aux révolutions islamistes récentes, l’Islam est confronté à la modernité et aux bouleversements du monde comme hier le christianisme et avant-hier le judaïsme. D’où la réaction du retour aux sources, soi-disant « pures » des origines.

Mais cette névrose obsessionnelle du sale à nettoyer est le paravent commode des mafias, luttes de pouvoir et autres affairismes. N’en déplaise aux belles âmes bobos confortablement installées dans leurs salons parisiens, les « pauvres » musulmans qui « se battent » pour « se libérer » au nom de leur Dieu prennent prétexte de la religion pour manipuler les âmes. Ce qu’on appelle habituellement l’idéologie, masque des intérêts bien gras et bien terrestres que sont l’argent, le pouvoir, les armes viriles et l’appropriation des femmes. Le nord-Mali, c’est ça : des mercenaires vaincus de Kadhafi qui veulent se venger des Occidentaux en montrant qu’ils ont « la plus grosse » (arme prothèse) et occuper les territoires vides entre 10 États (le Sahara) pour développer leurs trafics : armes, cigarette, drogue venue de Colombie par avion, migrants, femmes à prostituer. Suite logique des traites négrières et commerçantes des siècles d’islam jusqu’au XIXème siècle. Ils profitent des circonstances, la question touarègue, les richesses minières, le ressentiment colonial, la faiblesse (Mali, Mauritanie, Burkina, Niger) ou l’indifférence intéressée (Algérie, Guinée Bissau, Tchad) des États riverains ou proches, pour occuper le terrain et faire de l’esbroufe en détruisant des mausolées. Cela leur donne bonne conscience, ils croient faire « gloire à Dieu » en agissant à sa place (a-t-il demandé quelque chose ?) et en son Nom (a-t-il dit expressément de le faire ?), tout en tirant de vils mais fructueux bénéfices ici-bas, qu’ils « blanchissent » ainsi dans l’éternité. Mais qu’en est-il vraiment ?

La religion musulmane a pour principe que tout vient de Dieu mais Dieu, bien qu’omnipotent, ne parle pas tout seul. Il lui faut un homme. Ce fut Moïse, puis Jésus, enfin Mahomet. Comme l’écrit finement Hela Ouardi, professeur de civilisation à l’université Tunis El-Manar dans la revue Le Débat de septembre 2012 (n°171), « Mohamed, comme messager de Dieu (… est) l’unique dépositaire de l’autorité divine. Ce pouvoir lui revient à lui seul et prend fin avec sa mort ; or, Mohamed est mort sans avoir délégué son pouvoir à qui que ce soit ». Depuis 632, toute autorité en islam est donc « une construction idéologique fondée sur une représentation plutôt fictive de l’Histoire ».

Ce qui s’est imposé, c’est le calife, substitut du Prophète sur terre, autrement dit chef de droit divin et chef religieux (imam) – comme nos rois chrétiens. Mais la chaîne des califes fondée sur la famille et la tribu du Prophète (les beaux-frères et les gendres) s’est rompue avec Ali, le quatrième calife. La fitna (discorde) s’est introduite dans l’islam, séparant les musulmans en sunnites et chiites. C’est alors que l’interprétation des textes a pris de l’importance et que la caste des clercs savants s’est imposée comme autorité religieuse.

Or il n’existe pas de clergé en islam sunnite, chaque croyant musulman a le droit et le devoir de faire par lui-même l’effort de l’interprétation. La caste des oulémas et faqihs, savants théologiens, relève plus du mandarinat que de la sacralité. Ils consolident leur pouvoir dans l’histoire grâce à leur connivence avec le pouvoir politique – tout comme les clercs d’église catholique avec la royauté.

Mais cette autorité théologique repose elle-même sur un corpus de textes dont l’authenticité est sujette à caution. Comme la Bible talmudique et les Évangiles catholiques, le Coran et ses commentaires (hadiths), ont été rassemblés lentement dans une histoire longue. Trois compilations du Coran ont eu lieu après la mort du Prophète. Le premier calife Abu Bakr aurait fait faire une recollection, le calife Uthman en a fait faire une deuxième pour éliminer les divergences dans la récitation. Une troisième a eu lieu sous le calife Abd-al-Malik. Hela Ouardi : « Alors que les musulmans aujourd’hui campent sur une position très conservatrice, les érudits musulmans des premiers siècles de l’islam étaient bien plus flexibles, émettant l’hypothèse que des parties du Coran étaient perdues, perverties, et qu’il y avait plusieurs milliers de variantes qui nous empêchent de parler d’un Coran unique ». Quant aux hadiths, ils « ont tous été réunis au moins deux siècles après la mort de Mohamed ».

Burqa par PlantuLa charia, que les aqmistes du nord Mali veulent faire appliquer comme la loi de Dieu, « n’a jamais été codifiée dans un livre de lois, elle se comprend plus comme une opinion partagée par les musulmans, fondée sur de nombreuses sources. » Le texte sacré ne s’actualise qu’en fonction des contingences historiques. Les quatre écoles juridiques de l’islam (hanafites, chafiites, malikites et hanbalites) divergent… Le hanafisme n’interdit pas l’alcool mais il met seulement en garde contre son abus. En cause, la contradiction dans le Coran même, en faisant œuvre du diable (verset 90 sourate V) ou signe de la faveur divine à l’homme (verset 67 sourate XVI).

Le pouvoir politique utilise l’islam depuis le cinquième calife pour légitimer sa transmission héréditaire et son autorité. Hela Ouardi : « Cela a consacré la dégénérescence de l’islam en idéologie et en instrument d’aliénation et de tyrannie ». Le « Vatican wahhabite » qui contrôle les lieux saints de La Mecque et Médine (mais pas Jérusalem) crée un mirage du présent dans le passé pour assurer sa prééminence aujourd’hui en faisant parler les textes saints. Il s’appuie sur l’argent du pétrole pour imposer sa vision particulière de la religion. Socialement, il manipule l’inquiétude liée aux bouleversements du présent pour dire sa vérité. Il « se fonde sur un ‘délire de pureté’ qui tente de restaurer un islam ‘chimiquement pur des origines’. » D’où l’importance accordée aux rites qui fixe les codes de la bonne conduite dans tous ses détails. La liste du permis et de l’interdit dispense ainsi tout musulman de faire un effort : au lieu d’approfondir sa foi par l’étude personnelle des textes, il se contente de suivre sa bande et sa tribu pour imposer le pouvoir de son clan.

Burqa BHL 2010 02 04 lExpress

La religion, par les moyens modernes de communication et la mondialisation, devient « un système totalitaire », Hela Ouardi n’hésite pas à l’écrire. La voix du peuple devient la voix de Dieu – évidemment interprétée et répandue par ses interprètes : les idéologues du parti islamiste. On se croirait en « socialisme réel »… aussi faussement révolutionnaire, aussi conservateur.

Mais le revers de la médaille est qu’en faisant descendre l’islam dans l’arène démocratique, les islamistes se voient exposés à la voir jugée par les urnes, tout comme l’église catholique dans les débuts de notre IIIème République. Qu’en prenant prétexte de Dieu pour assurer leurs trafics par les armes, les islamistes pervertissent la religion et suscitent la réaction indignée des populations qu’ils soumettent – et des États jusque là restés attentistes : l’Algérie. Oui, la guerre civile menace à nouveau, comme dans les années 1990, si le pouvoir algérien ne fait rien contre les bandes armées qui menacent ses frontières sud. Et des militaires humiliés, à Alger, c’est la forte probabilité d’une révolte populaire, la suite logique du printemps arabe…

L’islam va-t-il connaître, avec un siècle de retard, la même séparation du religieux et du profane ? De l’église (ici des imams) et de l’État ? Il retrouverait ainsi ses origines : Mahomet comme seul porte-parole de Dieu, chaque croyant comme seul interprète de la Parole. Sans aucune excuse idéologique pour les crimes et profits.

Références :

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Tom Rob Smith, Enfant 44

Malgré le titre, il ne s’agit pas du énième livre sur la Seconde guerre mondiale et la déportation. Le chiffre 44 ne fait pas allusion à l’année 1944 mais à un numéro : la 44ème victime d’un tueur en série, on ne l’apprend que page 330. Il y en aura bien plus, dans la négation idéologique du paradis des Travailleurs, pays de l’Avenir radieux et du Socialisme réalisé : l’URSS des années 1950.

Car le roman porte autant sur des personnages pris dans une intrigue, la traque d’un tueur d’enfants et d’adolescents, que sur un système politico-idéologique, la théocratie marxiste dont le pape fut Lénine et le grand inquisiteur Staline. Il ne faut jamais oublier, lorsqu’on parle de socialisme, ces dérives bureaucratique, paranoïaques et totalitaires réalisées au siècle dernier et qui subsistent encore, plus ou moins abâtardies, en Corée du nord et à Cuba, voire en Chine populaire et au Vietnam. Ou dans certaines têtes de la gauche bobo.

Ce thriller montre comment la certitude de détenir la Vérité fait obéir au parti qui en est l’interprète et le clergé. Comment cette « avant-garde » se veut garde chiourme de la ligne juste, ânonnée dans les écoles, braillée les manifestations et exposée dans les livres obligatoires. Comment cette mobilisation « citoyenne » de tous les instants fait surveiller chacun par tous, instillant la méfiance dans toutes les relations humaines. Comment ce climat crée la paranoïa, le sentiment d’être une citadelle assiégée par les Méchants : ceux qui refusent la bible marxiste selon laquelle tout le Mal vient de la propriété privée et du capitalisme. Comment cet aveuglement psychotique d’un peuple par un État soumis à un parti unique fait « ignorer » la réalité des choses : notamment le fait que tuer peut être un plaisir pervers, au-delà des besoins matériels et des jalousies dues à la propriété privée…

Les meurtres se succèdent le long d’une ligne de chemin de fer reliant entre elles deux usines mécaniques de fabrication de voitures et de tracteurs. La célèbre Volga GAZ 21, née en 1953, est fabriquée par des ouvriers logés en clapiers et surveillés par des gardes du MGB (ancêtre du KGB) et par des médecins : on ne tire pas au flan dans le pays du socialisme réel, tout malade doit tomber au travail, ce n’est qu’à ce moment qu’on l’autorisera à se « réparer » à l’hôpital ou chez lui. Car « le peuple » n’est qu’une masse de manœuvre pour les dirigeants au pouvoir. L’idéologie marxiste est une religion où le seul moyen d’arriver est de devenir clerc ou exécutant. Puisque la Vérité est révélée, l’État est une machinerie chargée de réaliser la survenue « scientifique » de la société sans classe – où le crime ne saurait exister. Mais puisqu’il reste des « déchets » dans la fabrication de l’Homme nouveau, la police politique est là pour les traquer et les éradiquer. On ne s’embarrasse pas de sentiments : l’État exige des fonctionnaires qui se contentent de fonctionner. « Vivre en accord avec sa conscience était un luxe impossible pour la majorité de la population » p.211.

Léo, lieutenant du MGB, est l’un de ces exécutants sans conscience. Il obéit à l’État puisqu’il croit en l’avenir radieux promis par Staline. Il traque donc avec obstination tous les déviants possibles, les arrêtant, emprisonnant, faisant torturer comme s’il s’agissait d’animaux de laboratoires. Il s’agit d’obtenir des « aveux », vieux reste chrétien de la mentalité russe où la confession tient lieu de jugement de Dieu. D’ailleurs, note l’auteur, on ne défère aux tribunaux que ceux dont les dossiers sont en béton, déjà réglés par la milice ; les autres sont exécutés sans jugement, par « suicides » ou « tentatives de fuite ». L’un de ses subordonnés, Fiodor, a son enfant de quatre ans Arkady tué, retrouvé tout nu près de la voie de chemin de fer, éviscéré. La ligne officielle est qu’il a été retrouvé habillé et qu’il a heurté un train. Un crime au pays de l’avenir radieux ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit là d’une grave accusation contre l’État, le Parti et la Vérité marxiste, d’une trahison par défaitisme, préparant l’affaiblissement du pays en faveur des ennemis capitalistes qui n’attendent qu’un fléchissement pour envahir l’Union soviétique ! Aucun témoin ne veut témoigner, même cette femme qui a vu s’éloigner le petit garçon avec un homme portant une sacoche, car ce serait aller contre « ceux qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vous » – donc finir au Goulag, ostracisée, avec toute sa famille.

Mais un jour, son chef demande à Léo de surveiller sa propre femme, Raïssa : elle pourrait être une espionne. Leo s’exécute, il devine que sa femme ne l’a jamais aimé mais a simplement voulu s’assurer une position sociale confortable dans le système. Il ne découvre rien, il devient donc suspect et Vassili, son adjoint qui le hait, s’empresse de les faire arrêter. Va-t-on les envoyer au Goulag ? Coup de théâtre, Staline vient de mourir, nous sommes à l’hiver 1953. Dans l’incertitude de la nouvelle ligne du parti, ses supérieurs se contentent d’exiler Léo dans une poste de milicien au bas de l’échelle dans une ville nouvelle consacrée à la bagnole.

C’est là qu’un nouveau meurtre se produit, qui ressemble étrangement à celui que Léo a refusé d’analyser plus avant, fidèle à la vérité officielle. Remis en cause par son propre parcours, le doute s’installe dans l’esprit de Léo : il doit sa disgrâce au soupçon infondé de trahison et à la jalousie de son adjoint. Bien que simple milicien, il bénéficie toujours de son aura d’ex-MGB et son chef se méfie : serait-il un « espion » de Moscou venu le surveiller ici, dans l’Oural ? Lorsque Léo découvre un nouveau cadavre, un adolescent de 13 ans nu, tué de la même façon, une ficelle à la patte, de l’écorce plein la bouche et le ventre lacéré, il convainc de chercher si des meurtres similaires n’ont pas eu lieu ailleurs. Aucun des enfants, fille ou garçon, n’a été violé – mais le tueur a découpé le torse pour en extraire l’estomac.

Cette « originalité » fait découvrir… une bonne cinquantaine de cas similaires, dont le petit Arkady est le 44ème. Évidemment, les miliciens de chaque ville se vantent d’avoir toujours attrapé « le coupable », en général un marginal, un antisocial, un homosexuel ou un demeuré. Comme le jeune Vadim de 17 ans dont le seul crime a été de couper une mèche de cheveux blonds d’une victime déjà morte. Il a été exécuté d’une balle dans la nuque à l’aube, après un procès expéditif : on avait toutes les « preuves socialistes », n’est-ce pas ? Refuser d’être « normal » au pays de la Vérité en marche est déjà une trahison du peuple. Il le dit dans ses Remerciements à la fin, l’auteur s’est inspiré d’Andreï Chikatilo, tueur en série d’URSS exécuté en 1994 après 55 meurtres d’enfants et adolescents des deux sexes.

Va alors commencer une longue traque qui passera par la nouvelle disgrâce de Léo et de son épouse, tous deux envoyés au goulag. Ils parviendront à s’évader, à convaincre des villageois de les aider, à retrouver le meurtrier à l’autre bout de la voie de chemin de fer au long de laquelle les enfants sont tous morts. Bien que le roman commence lentement et décousu, il devient vite haletant, bien mené, montrant hommes, femmes et enfants pris dans l’engrenage de la survie au détriment de leur conscience morale (résidu « petit-bourgeois » dit la vérité officielle – Pravda). Même si la fin est plus hollywoodienne que soviétique (peut-il exister une « rédemption » dans la patrie du socialisme ?), Tom Rob Smith sait montrer la peur omniprésente, la voie facile de la lâcheté humaine, le mensonge d’État. Question inévitable : comment construire un désir d’avenir dans le dégoût de soi ?

Oui la racaille existe et ce ne sont pas les « conditions matérielles » qui la causent toujours, mais parfois des perversions mentales. Le reconnaître, c’est faire avec le réel, pas l’ignorer au profit de la naïveté idéologique. C’est assurer le bonheur du peuple que de prendre en compte sa sécurité quotidienne, il ne vit pas seulement de pain. La gauche actuelle française garde de sa formation marxiste des naïvetés de ce genre sur la délinquance, les banlieues, les prisons. C’est un mérite de ce roman que de remettre les pendules à l’heure.

Tom Rob Smith, Enfant 44 (Child 44), 2008, Pocket 2010, 523 pages, €7.69 

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Donna Leon, La petite fille de ses rêves

Je ne sais si les années qui passent ou une certaine lassitude atteignent Donna Leon, ou si l’Italie s’enfonce dans le relativisme politiquement correct dominé par l’argent – toujours est-il que le cynisme le plus cru est présent dans cette 17ème enquête du commissaire vénitien Guido Brunetti.

Les Gitans, Tziganes et autres Zingaros ? Il est exigé désormais de les appeler Rom. Ils vivent en marge de la société, subsistant de trafics de voitures, incitant leurs enfants à voler et allant même jusqu’à les prostituer. Les « services sociaux » n’y voient que la rançon du rejet social, donc rien à dire : les policiers se contentent les ramener systématiquement tout moins de 14 ans à « ceux qui se disent leurs parents ». Aucune sanction, pas même une remontrance, aucun fichier, aucun placement d’office, aucune mesure éducative : laissons ce qui est être – tel est la lâcheté sociale du politiquement correct. Les gosses rom sont des poussières à mettre sous le tapis.

Quoi d’étonnant à ce que, devant cette carence de l’État, chacun se débrouille comme il peut ? L’Italie est donc régie par le copinage, les clans, la corruption. Les faibles font appel aux puissants, les puissants font de l’autodéfense, en toute impunité puisque le pouvoir d’État est à leur botte. C’est dans ces eaux glauques qu’évolue le commissaire Brunetti, humaniste revenu de bien des choses. Il se réfugie dans sa famille, parmi ses amis, dans cette ville qui l’a vue naître et qu’il ne quitte guère. Ses joies sont ses enfants Rafi et Chiara, sa femme Paola, son adjoint Vianello, la belle Elettra qui pénètre tous systèmes informatiques officiels, et la cuisine vénitienne faite de pâtes, de légumes et de produits de la mer. Sans oublier le vin et la grappa. Reflet d’époque que ce no future hédoniste à l’italienne.

Il n’y a donc guère d’action et beaucoup de psychologie, aucune happy end mais la négociation cynique autour d’un corps de fillette laissé à la morgue pour qu’on en fasse ce qu’on veut. A se demander si, le roman commencé, Donna Leon n’a pas été découragée par la réalité des choses. Elle introduit en effet au début un prêtre qui fait de l’argent et un autre renvoyé d’Afrique pour escroquerie. Y aurait-il un lien avec cette fillette retrouvée noyée dans un canal, une bague cachée dans le vagin et une montre dans la culotte ? Qui a subi des relations sexuelles répétées alors qu’elle n’a que onze ans. On imagine que l’intrigue aurait pu tourner autrement au lieu de tourner court.

L’amoralité la plus désabusée s’étale à chaque page.

  • L’Église ? Une puissance, mais le clergé : « C’est leur goût pour le pouvoir qui me les rend aussi antipathiques. C’est l’élément moteur de tant d’entre eux ! Je crois que cela déforme leur âme » p.60.
  • Croire ? Bof, chacun trouve les béquilles qu’il peut, même s’il est politiquement correct de rester poli devant cette institution italienne qu’est l’église catholique.
  • Les politiciens ? Tous pourris, jusqu’au ministre de l’Intérieur dont le fils échappe toujours aux conséquences judiciaires de ses bagarres, excès de vitesse et autres usages de drogue.
  • Les valeurs chrétiennes, humanistes, de gauche ? « Juste le même genre de pieuses banalités qu’on trouve dans les éditoriaux de ‘Famiglia Cristiana’ (…) Mais c’est certain, les gens adorent qu’on leur débite ces clichés (…) Parce que du coup, ils n’ont rien à faire, répondit Paola. Il leur suffit d’éprouver des sentiments politiquement corrects pour qu’ils s’imaginent qu’ils sont aussi méritants que s’ils avaient fait quelque chose » p.111. Ressentir suffit, compatir ne va pas jusqu’à agir, c’est fini. Les gens sont désormais impuissants… et la police aussi. Alors, à quoi bon ?

Ce roman est celui des désillusions : « ceux qui parlent d’égalité, de respect des cultures et des traditions » p.195 oublient qu’une société ne survit que par le droit. Le relativisme multiculturel aboutit à l’anarchie, au chacun pour soi, à Dieu pour personne.

  • Oui, il faut faire quelque chose, au lieu de crier au racisme dès qu’on objecte quoi que ce soit.
  • Oui, il faut faire respecter la loi, même si cela gêne les puissants.
  • Oui, il faut transmettre les valeurs et les faire vivre au lieu de se réfugier dans l’idéalisme correct et de laisser-aller la société !

Donna Leon nous offre un roman blasé mais politiquement puissant. Elle, l’américaine, critique autant le sentimentalisme de son pays que le storytelling de la bienséance politiquement correcte italienne-européenne. Civiliser, c’est discipliner ; laisser-faire, c’est laisser aller à la barbarie toute une société au profit des mafias, dont les pires ne sont pas siciliennes, mais bien dans la « bonne » société.

Donna Leon, La petite fille de ses rêves (The Girl of his Dreams), 2008, Points policier Seuil janvier 2012, 326 pages, €6.84

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Que faisiez-vous le 11-Septembre 2001 ?

Je rentrais de vacances, justement de trois semaines au Pakistan. Les attentats ont été préparés par Ben Laden et ses complices, cachés quelque part dans la zone floue entre Afghanistan et Pakistan. Cette zone tribale d’ethnie Patan déborde des deux côtés de la frontière, mêlant clanisme familial et seigneurs locaux de la guerre. Le Pakistan n’a jamais voulu s’aliéner ces ethnies montagnardes, soucieux de conserver une profondeur stratégique à son pays, s’il était menacé par l’Inde. Les États-Unis ont soutenu cette idée en finançant à tour de bras les islamistes contre les soviétiques.

Ce qui m’a surpris, le 11-Septembre, est que cette haine affichée de l’Occident n’existait absolument pas quelques jours avant dans les bazars de Peshawar, grande ville la plus proche de l’Afghanistan et de la fameuse passe de Khyber. Notre guide à moustaches, Karim, nous a emmenés à l’intérieur de la mosquée Jakeola. Les dalles de marbre étaient chaudes aux pieds nus en cette heure méridienne. Des gamins se poursuivaient sous l’œil protecteur des adultes qui les réprimandent rarement tant l’exemple joue pour ces gosses qui sont constamment mêlés aux hommes. Nombre d’adultes en turbans faisaient la sieste allongés sur les dalles, à l’ombre de la galerie ; quelques-uns priaient à l’intérieur de la mosquée. Le bruit dominant était celui des jeunes garçons ânonnant le Coran pour l’apprendre par cœur, en balançant le haut du corps en rythme. Un lettré barbu par groupe, baguette à la main, lançait les versets et reprenait la récitation fautive des élèves dans une indifférence agacée. Nul doute que notre présence ne perturbait les séances bien que nous tentions de nous faire discrets. Mais des petits quittaient l’école pour s’agglutiner autour de nous. Ils étaient mis en récréation, de toute façon ils ne pouvaient plus être à leur devoir. Ils nous disaient « hello ! » et «what’s your name ? » Ils n’attendaient pas vraiment de réponse car les plus jeunes ne savaient même pas ce que ces expressions anglaises voulaient dire. Ils copiaient les grands. Mais ils étaient en tout cas amicaux envers les Occidentaux et soucieux de faire la conversation.

Du gamin au vieillard, les hommes portaient tous le pantalon large et la chemise longue ouverte sur la poitrine. Dans une société où les femmes et les mères sont confinées dans les intérieurs, les garçons vivent dehors dès qu’ils savent marcher. Comme tous les gosses, l’habillement est le dernier de leur souci, Les rues ne sont peuplées que de mecs dépoitraillés (il fait 40°) et les femmes mettent les voiles. Les très rares qui passaient rasaient les murs, en silence, voilées de la tête aux pieds avec un grillage serré devant les yeux. Élevés et éduqués sans jamais voir le sexe opposé, dans une théologie sexiste datant du 7ème siècle bédouin, les étudiants en religion (talibans) parviennent à l’âge adulte sans connaître la femme autrement que comme tentation, vulve à crocs, Satan incarné. Cet enfermement expliquerait leur peur de la simple vue d’une femme et les mesures délirantes qu’ils prennent pour conjurer leur immense émotion de puceaux tourmentés.

Si le Paradis promis aux croyants comporte « de jeunes serviteurs, pareils à des perles renfermées dans leur nacre » (Coran LII, 24) – jolie métaphore pour désigner le teint adolescent – il comprend aussi de jeunes vierges aux yeux noirs qui « ressemblent à l’hyacinthe et au corail » (LV, 58). Les musulmans ne sont pas insensibles à la beauté des femmes, mais ils la réservent à leur mari, leurs enfants, frères et neveux, pour lesquels tout inceste est prohibé. On considère, en islam, que la femme « encadrée » par le mariage et par les rites sociaux qui restreignent sa liberté, ne sera pas tentée de succomber à Satan et à ses pompes. « Les femmes sont votre champ ; cultivez-le de la manière que vous l’entendez » (sourate II, 223). Car « les maris sont supérieurs à leurs femmes. Dieu est puissant et sage » (II, 228) et en cas de partage des biens, « donnez au fils mâle la portion de deux filles » (IV, 12). En effet, « les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (IV, 38). C’est une tautologie, mais ce que Dieu veut… « Il ne convient pas aux croyants des deux sexes de suivre leur propre choix, si Dieu et son apôtre en ont décidé autrement » (XXXIII, 34). Le désir homosexuel existe inévitablement dans une société qui valorise tant le mâle et dévalorise tant la femelle. Si ce n’est pas le dessein de Dieu, c’est un péché véniel : « Dieu ne pardonnera point le crime d’idolâtrie ; il pardonnera les autres péchés à qui il voudra » (IV, 51).

Le fils de l’un de nos chauffeur de car, un Ali d’une beauté froide à 14 ans, restait debout alors qu’un siège lui tendait les bras. Ma compagne et moi avons bien mis une heure à comprendre, nous lui disions en anglais qu’il pouvait s’asseoir et il déclinait toujours. C’était la religion ! Nous avons échangé nos places, elle et moi. Ali s’est assis à mon côté presqu’aussitôt après : il ne pouvait supporter être assis près d’une femme, comme si elle était Satan en personne qui allait le violer.

Plus tard dans la montagne, un instituteur qui marchait avec moi pour revenir au village, m’a exposé son existence. Il ne faisait classe que le matin ici, l’après-midi ailleurs, faute de moyens. Il gagnait très peu, se faisant payer en nature par les paysans pour subsister. Impossible pour lui de songer à se marier car il n’était pas du clan, venait de la ville et restait trop pauvre. Comment résolvait-il ses problèmes de libido ? Il ne m’en a rien dit, mais on peut deviner avec tous ces jeunes garçons de la campagne curieux du plaisir…

J’ai lu une fois ‘The News’, le quotidien en anglais du Pakistan. Le numéro du lundi 6 août 2001 m’a permis de voir ce qui intéresse la fraction éclairée du pays. En première page, la fierté nationale : le Cachemire, la Palestine (où un chauffeur de car « a blessé dix Israéliens » en fonçant dessus), les Talibans (qui ont arrêtés dix membres d’ONG « prêchant le Christ »), un lama tibétain (« qui voudrait venir en visite »). On le voit, les « problèmes mondiaux » se réduisaient à l’islam. Le supplément hebdomadaire du journal laissait parler ses lecteurs : on y lisait les peines de cœur et les angoisses d’identité des filles et des garçons. Le conservatisme social et la morale – le « religieusement correct » – rendent les adolescents moins autonomes, Une fille qui utilisait internet s’étonnait que les tchats la conduise à « recevoir des propositions de rencontres directes » ! Réaction ingénue : les êtres humains sont-ils de purs esprits ?

La première force politique du Pakistan reste l’armée, la seconde le clergé musulman, viennent ensuite les propriétaires fonciers puis les industriels, enfin les petits commerçants. 44% de la population vit de l’agriculture (mais ne produit que 25% du PIB), 39% vit des services et 17% seulement de l’industrie. Poids de l’armée… L’industrie produit surtout du textile, de l’alimentaire et des boissons, des matériaux de construction, à destination du marché intérieur et, à l’exportation. Fait amusant : le Pakistan exportait en 2001 surtout vers les USA (22%), Hongkong, le Royaume-Uni et l’Allemagne (7%). Le Pakistan importait un peu plus qu’il n’exporte, principalement machines et pétrole, surtout des États-Unis et du Japon. Pays pauvre, surpeuplé, sous-éduqué, souffrant de disputes tribales et politiques internes, manquant d’investissement international et en coûteuse confrontation avec son voisin l’Inde, le Pakistan s’est constitué en entre-soi xénophobe. Il se voulait le Pays des Purs où seul l’Islam est permis.

Muhammad Saïd al-Ashmawy, ancien Président de la Haute Cour de justice du Caire, dit des fondamentalistes islamistes : « leur doctrine, système de vie total, sinon totalitaire, s’inspire de la même obsession d’une cité terrestre parfaite, conforme à la cité céleste dont ils déterminent l’organisation et la séparation des pouvoirs à travers les lunettes de leur lecture fantasmatique du Coran. » L’État n’est pas séparé de l’Église, ni la Morale du Livre : Dieu a tout créé, il veut tout. Pervez Hoodbhoy, professeur de physique pakistanais, déclarait à l’Express le 20 septembre 2001 : « cela me peine de le dire, mais l’Islam propose toujours des solutions faciles à des questions complexes. Voilà 700 ans que le monde musulman n’a pas produit un seul penseur marquant, dont les écrits auraient une valeur universelle. (…) Parce qu’elle a cristallisé une série de règles et d’interdits, l’orthodoxie islamiste nous rend introvertis, voire xénophobes. »

Cela dit, constatons que le fanatisme islamique a été encouragé par les États-Unis, notamment par Kissinger et Brezinski, ces brillants stratèges. Les États confessionnels non marxistes pouvaient résister efficacement aux sirènes soviétiques, cet ennemi de l’Amérique durant la longue guerre froide. La promotion de la vulgate coranique qui bloquait avec bonheur toute modernisation des pays musulmans ne pouvait que profiter au capitalisme américain, heureux de cette dépendance technique. La démographie galopante créait un marché pour les produits made in USA (armes, blé, machines) en échange de l’énergie vitale pour l’Amérique : le pétrole. C’est ainsi qu’ont été déstabilisés l’Égypte de Nasser, l’Iran du Shah et l’Irak de Saddam Hussein, brisant net leur développement. Mieux vaut reprendre la vieille diplomatie britannique impériale du « diviser pour régner ». D’autant que le fondamentalisme islamique ne saurait gêner les fondamentalistes protestants puritains…

Les attentats du 11-Septembre ont été un drame humain et un acte de terreur inacceptable qui a conduit à la guerre en Afghanistan puis en Irak, faisant des centaines de milliers de morts… surtout musulmans. Bravo Ben Laden, défenseur de l’islam, vous avez bien mérité d’Allah en tuant surtout ses fidèles. Convenons cependant que les États-Unis naïfs de Clinton ou cyniques va-t-en-guerre de Bush l’ont provoqué. La naïveté à courte vue est malheureusement le lot des experts de la CIA et des élites du pays. La priorité donnée aux liens commerciaux et financiers sur tout autre motif est la clé de la situation. Instrumentaliser les islamistes radicaux a peut-être protégé le pétrole un temps en contenant les appétits de l’URSS et en sous-traitant les problèmes en Méditerranée et en Asie centrale, mais l’apprenti sorcier se révèle avec le temps. La haine religieuse surprend les Américains, persuadés de leur mission sur cette terre ; il ne surprend hélas pas les Européens, habitués aux guerres de religion ou d’idéologie. Et les révolutions arabes, un mixte de 1848 et de 1968, sont une heureuse surprise… imprévue, comme le reste.

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