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Jefferson Parker, La mue du serpent

Un bon roman policier ancien, sur ce qui devenait à la mode : la pédocriminalité. La loi californienne venait, quelques années auparavant, de pénaliser la diffusion d’images pornographiques mettant en scène des enfants et l’air du temps était à dénoncer le crime. Il s’agit, vu sous l’œil policier, d’un psychopathe perverti durant l’enfance par sa mère et ses sœurs, qui en est resté au stade infantile de jouir seulement en présence de fillettes de 5 ou 6 ans. Il ne leur fait « rien », seulement les enlever et les relâcher vêtues de tulle blanc et d‘une cagoule noire, comme des anges…

Il les appelle des « colis », façon de chosifier des êtres vivants pour les mettre à distance et s’’en servir comme objets, sans aucun affect. Typique du psychopathe qui ne pense qu’à lui et n’a aucune empathie. Tripoté petit enfant par ses sœurs prépubères, il s’est attardé à cet âge incertain, tandis que sa mère l’accusait de toutes les perversions et l’enfermait dans le placard pour mieux baiser à tout va avec son amant du moment. Il a donné à bouffer la marâtre à son crotale « horridus » apprivoisé lorsqu’il est devenu adulte. A imaginer qu’un horridus puisse s’apprivoiser. Car le pédo est fan de serpents, ce qui le perdra.

Il en est à son quatrième enlèvement de « colis » lorsqu’il est enfin traqué et pris, mais non sans mal. Car son chef lieutenant poursuit Terry sergent de sa hargne pour lui avoir piqué sa femelle, tandis que ledit Terry, terrassé par la mort récente de son fils de 5 ans Matthew, noyé sous ses yeux d’une embolie suivie d’une asphyxie, carbure à la tequila au gallon. Il alpague, avec son équipe efficace, devenue célèbre dans le comté, un couple de pédocriminel qui prostitue leur fille de 10 ans sous couvert de proposer un « modèle » esthétique. Mais la perquisition révèle une enveloppe où plusieurs photos compromettantes mettent en cause Terry. Il est tout nu et en situation : il caresse, pénètre, puis se fait faire une fellation, le tout avec une gamine de 10 ans.

Il jure qu’il n’y est pour rien, qu’il n’a jamais vu la môme, que les photos sont des montages, mais… Nous sommes avant l’an 2000 et la technique n’est pas encore peaufinée, mais les photos sont vraiment ressemblantes. On dirait du vrai. Imaginez aujourd’hui ce qu’on peut produire avec l’IA ! Mis à pied, réduit à enquêter tout seul pour lui-même, Terry s’en sort en embauchant à prix d’or le meilleur avocat et le meilleur spécialiste, car tout a un prix aux États-Unis, notamment la liberté. Il va même jusqu’à payer 10 000 $ pour tenter de piéger Horridus, le pédocriminel qui enlève les fillettes – et qui semble expert dans l’art de produire contre argent de parfaites « photos » de personnes en situations sexuelles explicites.

Est-ce le lieutenant jaloux, qui brigue la succession du shérif qui l’a piégé ? Veut-il le séparer de son ex-femme par jalousie ? Terry va enquêter et s’apercevoir que la réalité est plus complexe qu’il ne croyait.

Mal écrit mais efficace, ce roman policier raconte la traque du pédocriminel qui, malgré ses précautions et son intelligence, ne saurait penser à tout. Sa dernière victime, ravissante petite blonde de 5 ans, a été livrée au gros serpent qui veut se la faire sans laisser de traces, mais Terry parvient in extremis à découvrir l’endroit et le moment.

Se lit bien, ne laisse pas de trace, sauf un écœurement évident pour les fantasmes sexuels des pervers mis en scène (encore qu’il ne se passe pas grand-chose, « seulement » un enlèvement traumatique). Le personnage principal du flic n’a rien d’un héros ; c’est un père défaillant, alcoolo et amant qui trahit. Mais il a cette obstination « d’Irlandais » qui fait le bon flic californien.

A lire et à jeter, comme souvent, dans le style de la consommation américaine. La couverture en France n’a aucun rapport avec l’histoire : aucun petit vélo ni aucune clope dans le roman. Encore raté, les éditeurs ! Il vaudrait mieux lire le livre avant d’ordonner l’illustration. Mais c’est sans doute trop demander.

Jefferson Parker, La mue du serpent (Wher Serpent Lie), 1998, Pocket 2005, 571 pages, €1,79 occasion

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Capri et Malaparte

Pour visiter l’île, il faut quitter la ville. Nous nous dirigeons vers le môle de Beverello et embarquons pour Capri, l’île aux sangliers des Grecs. L’hydrojet met trente minutes pour rallier l’île, à 17 km de Naples à vol de mouette. Des ragazzi peuplent le bateau. Derrière moi, un blond plutôt celtique et un méridional au visage doux, tous deux d’une quinzaine d’années, se tiennent non seulement par le cou, mais leurs mains cherchent la peau sous le col. Le contact n’en est que plus étroit, plus vivant, et pour cela les boutons de leurs vêtements sont largement défaits. Ils se regardent mutuellement comme deux amoureux. Je ne sais s’ils le sont, les adolescents napolitains aimant à se toucher, intimement physiques.

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Nous déjeunons d’un sandwich et d’une bière en débarquant de l’aliscafo, dans un bistrot près du port qui donne sur la plage. La patronne y est souriante et très commerçante. Nous voulions faire le tour de l’île en barque, mais elle nous annonce que cela n’a lieu que le matin. Ma compagne veut à toute force voir la fameuse « Grotte Bleue », moi je préfère le reste de l’île car, passé une certaine heure, le soleil ne tombe plus exactement dans l’ouverture et cela ne vaut plus la peine. Or il est passé 13 h, limite fatidique. Nous nous séparons donc après nous être donné rendez-vous pour la fin de l’après-midi. Elle avouera d’ailleurs que la Grotte Azurée est plutôt « le piège à touristes », visite fade d’une heure seulement pour un prix salé.

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J’emprunte le funiculaire qui monte au centre, 142 mètres plus haut. J’enfile les ruelles au hasard. La ville est blanche telle Alger, comme bâtie de sucre en morceaux. J’avise un plan-guide de Capri et, avec son aide, je visite le belvédère de Tragara à flanc de falaise. La mer stagne, très bleue, au pied. Elle est à peine frangée d’écume.

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Flottent sur le sentier des odeurs de pin chaud, d’herbes aromatiques, de Méditerranée. Il m’est impossible de me baigner bien que j’en aie la tentation, la mer est trop loin en contrebas.

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Le sentier mène à la Punta di Tragara, avec une vue sur les Faraglioni, ces trois rochers comme des pois sur la mer – d’où leur nom. Déchiquetés, on dirait quelques vertèbres fossiles antédiluviennes.

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Le chemin piétonnier passe devant la grotte romaine de Matromania, très fraîche, où avaient lieu des cérémonies païennes il y a si longtemps. La Matro manie évoque un culte à la Magna Mater, autre nom de la déesse Cybèle. On en pratiquait le culte à l’époque de Domitien.

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L’Arc Naturel est suspendu au-dessus de l’eau.

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J’aperçois de loin la villa neuve, rouge brique, de l’écrivain Malaparte. C’est un rectangle fiché sur la falaise qui surplombe le bleu, comme suspendu sur un pic entre ciel et mer. Un pan biseauté forme toit du côté de la terre. Le tout tient plus du blockhaus que de la maison.

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Malaparte dans La peau a décrit avec truculence la libération de Naples par l’armée américaine en 1945. A cette date, les mammas soucieuses de gagner de quoi nourrir leur nichée dans ce chaos, préféraient prostituer leurs garçons aux Noirs musclés américains, aux tirailleurs sénégalais et aux goumiers arabes, que leurs filles, qu’elles tenaient enfermées à la maison pour leur éviter d’être enceintes. Il y avait ainsi commerce sans risque d’attraper un marmot ! Et les soldats, éprouvés par le feu, excités par l’ambiance civile, frustrés de femmes depuis des semaines, soulevaient les chemises pour reluquer les poitrines, écrit Malaparte non sans quelque théâtre comme savent le faire les Italiens. Peut-on, aujourd’hui, relativiser notre répulsion au vu des conditions de l’époque ? Il est difficile de se mettre à la place des humains lorsque les circonstances les contraignent. Le film de Liliana Cavani, sorti pourtant en 1981 avant la vague moraliste réactionnaire des années 2000, édulcore cette scène pour brosser une fresque plus générale.

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Patrice Montagu-Williams, BOPE

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Un roman policier très contemporain pour connaître le Brésil, ce pays de contrastes violents ; une tragédie en trois actes qui laisse un peu sur sa faim mais qui dit sur le pays bien plus que les statistiques de l’ONU ou les reportages superficiels des journalistes internationaux.

Le BOPE est le Bataillon des Opérations Spéciales de la Police Militaire de l’État de Rio dont le logo est « une tête de mort dont le crâne est transpercé verticalement par un poignard » p.39. « Au nom de la volonté qu’avaient les autorités d’offrir au monde entier les JO les plus festifs de l’histoire dans la capitale mondiale de la samba, le BOPE était devenu la voiture-balai policière des magouilles et des maux urbains sur lesquels le gouvernement brésilien se gardait bien de dire la vérité aux centaines de journalistes étrangers convoyés depuis deux ans pour constater la réhabilitation des favelas » p.16.

Le roman commence fort, par une descente de la police militaire dans une favela où la guerre des gangs a débordé sur la ville. Flanqué malgré lui du journaliste Marcelo en quête effrénée de scoop, le capitaine Bento Santiago et son commando pénètrent le bidonville. Un ordre venu d’en haut lui enjoint de faire une pause aux abords d’une école pour laisser faire les fédéraux. Lorsqu’il parvient à avancer, 25 enfants sont morts avec leur maitresse…

Car la guerre des polices entre le Département de la police fédérale et la Police militaire n’est qu’un épisode de la corruption endémique et du bon plaisir des privilégiés du régime, riches ou puissants. Il suffit d’avoir du pouvoir politique, de gagner de l’argent ou de se tailler un territoire par les armes pour exister dans ce pays volcanique. Tout est sans cesse au présent : on ne rénove pas, on construit à côté ; les vieux remplacent leur femme par des jeunettes de 14 ans ; le trafic et la drogue font et défont les richesses par vagues successives.

Le vrai pouvoir, ce sont les « narcos et groupes armés. Ce sont eux qui faisaient régner l’ordre. Ils rendaient la justice et réglaient les conflits entre les habitants. Ils contrôlaient les entrées dans le bidonville, taxaient les fournisseurs, procédaient à l’installation des branchements sauvages sur le réseau électrique et veillaient au ramassage des ordures. Il y a peu, ils avaient refusé que l’on installe le tout-à-l’égout car ils ne voulaient pas que les autorités mettent si peu que ce soit le nez dans leurs affaires. Ce sont eux aussi qui attribuaient les logements à ceux qui en avaient besoin et qui récoltaient les loyers » p.57. Tout comme voudraient le faire les islamistes dans les banlieues d’Europe – le vrai pouvoir est à ce prix lorsque l’État recule à faire appliquer le droit, y compris en son sein.

Même si « le pays est en état de coma dépassé » p.106, le Brésil est fascinant, à la fois très ancien et très vivant. Ni le droit, ni l’ordre ne règnent, et la loi de la jungle rend l’existence plus éphémère, donc d’autant plus précieuse. Survivre est la préoccupation de chaque jour, des enfants aux vieillards : il s’agit de ne pas se faire tuer, de trouver les bons protecteurs, de ne pas se laisser prostituer. Même quand on est journaliste en vue et qu’une actrice veut se venger d’un ex-gouverneur qui la mettait dans son lit.

Rio est « cette mégapole monstrueuse de plus de quatorze millions d’habitants, à la fois superbe et dangereuse » p.29. Chacun peut y rencontrer « l’une de ces filles qu’on ne rencontre qu’au Brésil, pour lesquelles faire l’amour est une fonction aussi naturelle que dormir, boire ou se laver les dents » p.24. De quoi rêver. Chacun peut y boire une « agua de Alentejo. C’était un cocktail à base de cachaça avec de l’ananas, du lait de coco et de la crème de menthe battue avec de la glace saupoudrée de cannelle » p.96. Miam ! C’est aussi le pays où « avec l’aide de la bière et de la maconha, les barrières sociales, raciales ou sexuelles ont sauté, donnant à ces corps agglutinés l’illusion que rien n’est impossible » p.140. Rien.

Après cet échec du BOPE, le capitaine Santiago réfléchit. Il n’est pas une machine à tuer, ni un robot aux ordres. Il s’informe, noue des contacts ; il devient le parrain d’une ex-pute de 15 ans, Euridice. Un colonel bien informé lui ouvre les yeux : « Tu croyais te battre pour défendre l’ordre et la justice. Pas pour servir les intérêts de flics corrompus. Moi, tu vois, j’ai fini par m’y faire. Tu connais le proverbe chinois qui dit que le poisson pourrit toujours par la tête ? Eh bien, c’est exactement ce qui se passe dans ce pays… » p.113. Le capitaine Santiago décide donc de se mettre en congé du BOPE, pour reprendre sa liberté, ne plus être manipulé ni pris dans un engrenage de vendettas croisées. Il veut rejoindre les Indiens d’Amazonie dont son père était originaire, et aider à leur survie.

Alléché par l’action du premier acte, édifié par la complexité de la corruption au second acte, le lecteur de roman policier se trouve un peu frustré de ce renoncement du troisième acte. Mais pour qui veut comprendre le Brésil d’aujourd’hui, quel bon livre !

Patrice Montagu-Williams, BOPE – Dans les soutes du Rio des JO, 2016, Asieinfo Publishing, 149 pages, €11.00

D’autres romans de Patrice Montagu-Williams chroniqués sur ce blog

Précision p.15 : on n’appuie pas sur « la gâchette » d’une arme, mais sur la détente, la gâchette est une pièce essentielle, mais interne à l’arme... Autre précision : on écrit métis et pas « métisses » comme si le mot était constamment au féminin.

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Anatole France, Les dieux ont soif

anatole france les dieux ont soif folio

Enfin le retour du roman pour Anatole France, un bon roman historique, édifiant et passionné. Anatole France a voulu reconstituer l’air du temps révolutionnaire, à Paris, durant la Terreur ; il a voulu comprendre comment un élan pouvait devenir système et échapper aux acteurs, les rendant spectateurs, engrenages de la machine ; comment le rêve heureux de se prendre en main en Assemblée nationale le 17 juin 1789 a pu générer la réalité cruelle des massacres de septembre (du 2 au 6) en 1792 qui préparent la Terreur de 1793…

Son personnage sera donc un artiste saisi de vertu, Évariste Gamelin, ci-devant peintre, 28 ans. Sa jeunesse lui donne la beauté mais – fantasme chrétien – la beauté du diable, qui cache sous de plaisants atours la glace du dogmatisme. Elle s’empare de la sensibilité passionnée de cet âge pour lui faire servir la Raison pure : le mal absolu. Il y a du christique chez le jeune homme, « irrémédiable de chasteté » p.440, incapable de marier sa bonne amie Élodie pourtant fort amoureuse de lui. Mais un Christ inversé, martyr de la Vérité certes, mais de l’inhumaine. Comment les Lumières ont-elles pu engendrer ce culte de la Loi, cette déraison du « bon sens », cette négation qu’il soit « la chose du monde la mieux partagée » ? « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses » p.585. Car c’est un coup de force d’un petit groupe d’« enragés » qui décrète la mobilisation générale, instaure un tribunal « révolutionnaire » et entretient sans cesse le fantasme du Complot et de la Trahison pour éliminer tous ceux qui ne pensent pas selon le vent venu d’en haut. Où est le partage du bon sens dans cette Raison imposée ?

L’auteur montre donc comment, touche après touche, l’exigence de vertu surhumaine détruit l’humanité, comment les Jacobins éradiquent toute diversité, comment le déisme d’État traque avec fanatisme à la fois l’ancien catholicisme et le nouvel athéisme. Toute foi peut dégénérer en fanatisme, on l’a vu avec le catholicisme sous l’Inquisition, avec les Lumières sous la Terreur, avec le communisme sous Staline, Mao et Pol Pot, avec l’islam sous Khomeiny et Ben Laden, avec la finance radicale, explosée en 2007. Le « bon sauvage » de Rousseau, pris au mot, se révèle singe hurleur, violent et cruel. La nature serait-elle darwinienne et pas biblique ? « Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais ; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques » p.593.

Baisant un enfant de 8 ans dans un jardin public, Évariste Gamelin s’exclame : « Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon » p.607. Toujours cette illusion que, lorsque le mal sera éradiqué le paradis règnera sur la terre, l’avenir sera radieux. Mais demain – car il reste toujours de mauvaises herbes à extirper, d’ancienne habitudes qui renaissent, un « homme nouveau » éternellement à construire, dans une « révolution permanente ». Le monde ici-bas est mêlé, c’est cela que les tenants des Idées pures et d’un Idéal hors du temps ne peuvent accepter : ils traquent donc sans cesse les « traîtres » et châtient jour après jour les « coupables » – dont le seul tort est de ne pas obéir à l’épure…

Robespierre, bourgeois provincial un peu efféminé, ne se sent plus d’orgueil lorsqu’il parvient, par louvoiements et flatteries égalitaires, à rallier la majorité jacobine. Lui, l’Incorruptible, a mis la Vertu hors du temps, tel une nouvelle Table de la Loi. Sa « pureté » inhumaine s’étourdit de paroles, s’enfume de morale et, saisi de vertige, ne voit plus rien de la réalité des gens ni des choses. Tout ce qui va contre le monde idéal qu’il a créé tout armé dans sa tête doit être faux ou traître, tous ses prédécesseurs révolutionnaires, puisqu’ils le contestent parfois, ne peuvent être que des comploteurs monarchistes depuis l’origine, entachés de péché originel – donc à éliminer pour que survienne le Souverain bien. Robespierre apparaît deux fois dans le roman, mais plane sur toute la période.

Anatole France, socialiste jaurésien, abominait Robespierre et la Terreur, signe pour lui du dérapage de la raison pratique dans la raison pure. Son incarnation est Brotteaux des Îlettes, ci-devant receveur des finances sous l’Ancien régime, réduit à vendre des pantins de carton et ficelles dans un grenier parisien. Il est sensuel et de bonne humeur, prend les choses comme elles viennent, cultivant le doute critique, se nourrissant de Lucrèce – un véritable écolo libertaire, si l’on ose cet anachronisme. Il exerce sa raison contre la Raison, ses lumières contre l’aveuglement d’État qui voit tout, qui sait tout, qui peut tout – et qui décrète malgré vous ce qui est « bien » pour vous. « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes » p.479.

La brutalité du fanatisme égalitaire détruit toute liberté et toute fraternité – or c’est par l’équilibre des trois vertus que la Révolution est grande. Robespierre et les Jacobins ont fait déraper la devise dans l’abstrait, idéal fusionnel de « la Nation » conçue comme appareil tenus par quelques-uns, au détriment du plus grand nombre et de leur diversité. Le contraste, éclairé par l’auteur, était grand entre les images d’État de la fête de la Fédération, ces statues géantes d’Hercules populaires, ces statues de la Nature seins nus, cette Isis hiératique (qui nous rappellent furieusement la période soviétique ou nazie), et les réactions du vrai peuple dans sa vie quotidienne : « on se croirait sur les bords du Nil » p.494. De là à exiger des citoyens qu’ils construisent des pyramides sous le fouet, il n’y a qu’un pas.

Son beau-père potentiel le dit carrément à Évariste : « Vous êtes dans le rêve ; moi je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d’enthousiasme, cinq ans d’embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d’arbres de la libertés coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs ; d’emprisonnement, de guillotine, de rationnements, d’affiches, de cocardes, de panaches, de sabres et de carmagnoles, c’est long ! Et puis l’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel et tant d’autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros ? » p.456.

Anatole France milite pour l’amélioration de la vie quotidienne du plus grand nombre, de ces petits ramoneurs savoyards en loques à la poitrine salie de suie dans les rues de Paris, de ces vieilles réduites à mendier leur pain faute de pouvoir vendre des images pieuses, de ces artisans qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts et sont conduits à prostituer leurs enfants. Seules la constance et la justice peuvent améliorer le sort des hommes – pas la violence ni l’autoritarisme au nom du Bien. Encore moins les jugements de la passion, qui courbent toute raison au nom du sentiment. « Jugeant d’après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions qui sont votre loi sacrée » p.497.

Les Mélenchon, Aubry, Montebourg – et ceux tentés de voter pour eux – devraient lire d’urgence ce livre qui décortique comment les bonnes intentions et les bons sentiments peuvent paver l’enfer de la réalité sociale ! « Évariste admirait en eux la vigilance, l’esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art de dominer, une impériale sagesse » p.537. D’une brûlant actualité.

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, Folio 1989, 320 pages, €7.32

La Révolution française, L’Histoire – les collections, n°60, juillet 2013, 98 pages, €6.90

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Scènes de vie tahitienne

« Pour dégraisser le mammouth, les 57 pelés de l’Assemblée, il n’y en a que 20 qui parlent. Les autres, il faut les enlever », déclare Jean-Marie Yan Tu, secrétaire général du syndicat A Tia I Mua. Occasion d’une petite rétrospective des petites phrases qui ont marqué l’année 2012.

« Pour faire bénéficier un grand nombre de familles nécessiteuses » est la réponse de la mairie de Faa’a (maire Oscar Temaru) à la Chambre territoriale des comptes qui s’interrogeait sur l’augmentation importante d’agents titulaires au sein de la commune entre 2007 et 2009.

« Avant, nous vivions bien de la perle, après, nous en vivions, ensuite, nous survivions et, aujourd’hui, nous sommes dans le coma », dit Aline Baldassari-Bernard, membre de l’Union des professionnels de la perle.

« Je ne tape pas ma race. Je frappe juste les riches, les Français et les Chinois », déclare Puna, condamné à 3 ans de prison ferme pour avoir poignardé son frère.

« Je suis devenu SDF », s’exclame Gaston Flosse, à son retour à Tahiti, après l’incendie de son domicile.

ado torse nu et cannabis

« Je ne consomme pas de paka [cannabis]. Si je plante, c’est juste pour offrir aux copains. Et puis, j’aime bien la plante, elle sent bon », avoue un jeune homme devant le Tribunal correctionnel, après la découverte de 50 pieds de paka à son domicile. A Bora Bora, le bilan 2012 du travail de partenariat gendarmerie- police municipale s’établit à 6000 pieds de paka (cannabis) détruits, 48 interpellations et 6 mutoi (flics) félicités.

Un ado condamné pour avoir forcé l’un de ses condisciples de 12 ans à se prostituer. Cet ado, 16 ans aujourd’hui, a été condamné par le tribunal pour enfants siégeant à huit clos à trois ans de prison avec sursis. Ces enfants étaient tous hébergés dans un foyer éducatif.

ado torse nu

Sa compagne arrive en retard au domicile, le tane jaloux de trois coups au visage la tue. Le couple avait trois jeunes enfants.

Teiva Manutahi de Porinetia Ora a publié un communiqué assassin des « crimes économiques » commis contre le Pays, pêle-mêle : « La pêche aux Chinois, les phosphates aux Australiens, la perliculture aux Italiens, le tourisme aux fonds de pension américains. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le gouvernement indépendantiste ne fait pas confiance à nos jeunes diplômés polynésiens. L’émancipation économique de la Polynésie est livrée pieds et mains liés à des intérêts dont la fiabilité est discutable. Porinetia Ora pense que seul le libéralisme le plus total et seule l’ouverture à la concurrence la plus libre permettront à nos industries de se relever et de prospérer ».

L’Octopus du milliardaire Paul Allen est à quai à Papeete. 126 m de long, construit en 2003, l’un des plus grands yacht privés du monde, propriété du cofondateur du géant informatique Microsoft avec Bill Gates. Ce palace flottant compte environ 41 cabines, peut accueillir trois hélicoptères, dispose de multiples hors-bord et jet-ski, d’un sous-marin de poche. L’un de ses ponts accueille bien sûr une piscine, mais également un terrain de basket. Il est estimé à plus de 250 millions $.

Le Président Temaru est golfeur. Sa Présidence a lancé un appel à projets à 7 milliards sur deux parcelles du domaine d’Atimaono à Papara. C’est que le Pei VEUT son hôtel de luxe pour attirer les riches golfeurs du monde entier.

Torrents d’eau sur le fenua et milliards de francs pacifiques pleuvent sur la Polynésie à quelques mois des élections territoriales. Connaissant le jeu polynésien, on pourrait dès à présent imaginer que ces prêts ne seraient pas remboursés, que c’est un dû au fenua. Une bouffée d’oxygène quand même qui devrait permettre de redonner de l’espoir, mais qui pourrait uniquement servir à payer les fonctionnaires du pays ! Le gouvernement local se félicite que les robinets de l’État soient à nouveau grand ouverts par le gouvernement socialiste. Qui ne demande rien n’a rien alors redemandons, redemandons encore et toujours !

Hiata de Tahiti

La France dans le Pacifique, quelle vision pour le XXIème siècle ? était le sujet d’un colloque organisé par le Sénat le 17 janvier, à Paris – loin du fenua, en métropole.

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La charia a bon dos

Des monarchies traditionnelles aux dictatures militaires et aux révolutions islamistes récentes, l’Islam est confronté à la modernité et aux bouleversements du monde comme hier le christianisme et avant-hier le judaïsme. D’où la réaction du retour aux sources, soi-disant « pures » des origines.

Mais cette névrose obsessionnelle du sale à nettoyer est le paravent commode des mafias, luttes de pouvoir et autres affairismes. N’en déplaise aux belles âmes bobos confortablement installées dans leurs salons parisiens, les « pauvres » musulmans qui « se battent » pour « se libérer » au nom de leur Dieu prennent prétexte de la religion pour manipuler les âmes. Ce qu’on appelle habituellement l’idéologie, masque des intérêts bien gras et bien terrestres que sont l’argent, le pouvoir, les armes viriles et l’appropriation des femmes. Le nord-Mali, c’est ça : des mercenaires vaincus de Kadhafi qui veulent se venger des Occidentaux en montrant qu’ils ont « la plus grosse » (arme prothèse) et occuper les territoires vides entre 10 États (le Sahara) pour développer leurs trafics : armes, cigarette, drogue venue de Colombie par avion, migrants, femmes à prostituer. Suite logique des traites négrières et commerçantes des siècles d’islam jusqu’au XIXème siècle. Ils profitent des circonstances, la question touarègue, les richesses minières, le ressentiment colonial, la faiblesse (Mali, Mauritanie, Burkina, Niger) ou l’indifférence intéressée (Algérie, Guinée Bissau, Tchad) des États riverains ou proches, pour occuper le terrain et faire de l’esbroufe en détruisant des mausolées. Cela leur donne bonne conscience, ils croient faire « gloire à Dieu » en agissant à sa place (a-t-il demandé quelque chose ?) et en son Nom (a-t-il dit expressément de le faire ?), tout en tirant de vils mais fructueux bénéfices ici-bas, qu’ils « blanchissent » ainsi dans l’éternité. Mais qu’en est-il vraiment ?

La religion musulmane a pour principe que tout vient de Dieu mais Dieu, bien qu’omnipotent, ne parle pas tout seul. Il lui faut un homme. Ce fut Moïse, puis Jésus, enfin Mahomet. Comme l’écrit finement Hela Ouardi, professeur de civilisation à l’université Tunis El-Manar dans la revue Le Débat de septembre 2012 (n°171), « Mohamed, comme messager de Dieu (… est) l’unique dépositaire de l’autorité divine. Ce pouvoir lui revient à lui seul et prend fin avec sa mort ; or, Mohamed est mort sans avoir délégué son pouvoir à qui que ce soit ». Depuis 632, toute autorité en islam est donc « une construction idéologique fondée sur une représentation plutôt fictive de l’Histoire ».

Ce qui s’est imposé, c’est le calife, substitut du Prophète sur terre, autrement dit chef de droit divin et chef religieux (imam) – comme nos rois chrétiens. Mais la chaîne des califes fondée sur la famille et la tribu du Prophète (les beaux-frères et les gendres) s’est rompue avec Ali, le quatrième calife. La fitna (discorde) s’est introduite dans l’islam, séparant les musulmans en sunnites et chiites. C’est alors que l’interprétation des textes a pris de l’importance et que la caste des clercs savants s’est imposée comme autorité religieuse.

Or il n’existe pas de clergé en islam sunnite, chaque croyant musulman a le droit et le devoir de faire par lui-même l’effort de l’interprétation. La caste des oulémas et faqihs, savants théologiens, relève plus du mandarinat que de la sacralité. Ils consolident leur pouvoir dans l’histoire grâce à leur connivence avec le pouvoir politique – tout comme les clercs d’église catholique avec la royauté.

Mais cette autorité théologique repose elle-même sur un corpus de textes dont l’authenticité est sujette à caution. Comme la Bible talmudique et les Évangiles catholiques, le Coran et ses commentaires (hadiths), ont été rassemblés lentement dans une histoire longue. Trois compilations du Coran ont eu lieu après la mort du Prophète. Le premier calife Abu Bakr aurait fait faire une recollection, le calife Uthman en a fait faire une deuxième pour éliminer les divergences dans la récitation. Une troisième a eu lieu sous le calife Abd-al-Malik. Hela Ouardi : « Alors que les musulmans aujourd’hui campent sur une position très conservatrice, les érudits musulmans des premiers siècles de l’islam étaient bien plus flexibles, émettant l’hypothèse que des parties du Coran étaient perdues, perverties, et qu’il y avait plusieurs milliers de variantes qui nous empêchent de parler d’un Coran unique ». Quant aux hadiths, ils « ont tous été réunis au moins deux siècles après la mort de Mohamed ».

Burqa par PlantuLa charia, que les aqmistes du nord Mali veulent faire appliquer comme la loi de Dieu, « n’a jamais été codifiée dans un livre de lois, elle se comprend plus comme une opinion partagée par les musulmans, fondée sur de nombreuses sources. » Le texte sacré ne s’actualise qu’en fonction des contingences historiques. Les quatre écoles juridiques de l’islam (hanafites, chafiites, malikites et hanbalites) divergent… Le hanafisme n’interdit pas l’alcool mais il met seulement en garde contre son abus. En cause, la contradiction dans le Coran même, en faisant œuvre du diable (verset 90 sourate V) ou signe de la faveur divine à l’homme (verset 67 sourate XVI).

Le pouvoir politique utilise l’islam depuis le cinquième calife pour légitimer sa transmission héréditaire et son autorité. Hela Ouardi : « Cela a consacré la dégénérescence de l’islam en idéologie et en instrument d’aliénation et de tyrannie ». Le « Vatican wahhabite » qui contrôle les lieux saints de La Mecque et Médine (mais pas Jérusalem) crée un mirage du présent dans le passé pour assurer sa prééminence aujourd’hui en faisant parler les textes saints. Il s’appuie sur l’argent du pétrole pour imposer sa vision particulière de la religion. Socialement, il manipule l’inquiétude liée aux bouleversements du présent pour dire sa vérité. Il « se fonde sur un ‘délire de pureté’ qui tente de restaurer un islam ‘chimiquement pur des origines’. » D’où l’importance accordée aux rites qui fixe les codes de la bonne conduite dans tous ses détails. La liste du permis et de l’interdit dispense ainsi tout musulman de faire un effort : au lieu d’approfondir sa foi par l’étude personnelle des textes, il se contente de suivre sa bande et sa tribu pour imposer le pouvoir de son clan.

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La religion, par les moyens modernes de communication et la mondialisation, devient « un système totalitaire », Hela Ouardi n’hésite pas à l’écrire. La voix du peuple devient la voix de Dieu – évidemment interprétée et répandue par ses interprètes : les idéologues du parti islamiste. On se croirait en « socialisme réel »… aussi faussement révolutionnaire, aussi conservateur.

Mais le revers de la médaille est qu’en faisant descendre l’islam dans l’arène démocratique, les islamistes se voient exposés à la voir jugée par les urnes, tout comme l’église catholique dans les débuts de notre IIIème République. Qu’en prenant prétexte de Dieu pour assurer leurs trafics par les armes, les islamistes pervertissent la religion et suscitent la réaction indignée des populations qu’ils soumettent – et des États jusque là restés attentistes : l’Algérie. Oui, la guerre civile menace à nouveau, comme dans les années 1990, si le pouvoir algérien ne fait rien contre les bandes armées qui menacent ses frontières sud. Et des militaires humiliés, à Alger, c’est la forte probabilité d’une révolte populaire, la suite logique du printemps arabe…

L’islam va-t-il connaître, avec un siècle de retard, la même séparation du religieux et du profane ? De l’église (ici des imams) et de l’État ? Il retrouverait ainsi ses origines : Mahomet comme seul porte-parole de Dieu, chaque croyant comme seul interprète de la Parole. Sans aucune excuse idéologique pour les crimes et profits.

Références :

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Donna Leon, La petite fille de ses rêves

Je ne sais si les années qui passent ou une certaine lassitude atteignent Donna Leon, ou si l’Italie s’enfonce dans le relativisme politiquement correct dominé par l’argent – toujours est-il que le cynisme le plus cru est présent dans cette 17ème enquête du commissaire vénitien Guido Brunetti.

Les Gitans, Tziganes et autres Zingaros ? Il est exigé désormais de les appeler Rom. Ils vivent en marge de la société, subsistant de trafics de voitures, incitant leurs enfants à voler et allant même jusqu’à les prostituer. Les « services sociaux » n’y voient que la rançon du rejet social, donc rien à dire : les policiers se contentent les ramener systématiquement tout moins de 14 ans à « ceux qui se disent leurs parents ». Aucune sanction, pas même une remontrance, aucun fichier, aucun placement d’office, aucune mesure éducative : laissons ce qui est être – tel est la lâcheté sociale du politiquement correct. Les gosses rom sont des poussières à mettre sous le tapis.

Quoi d’étonnant à ce que, devant cette carence de l’État, chacun se débrouille comme il peut ? L’Italie est donc régie par le copinage, les clans, la corruption. Les faibles font appel aux puissants, les puissants font de l’autodéfense, en toute impunité puisque le pouvoir d’État est à leur botte. C’est dans ces eaux glauques qu’évolue le commissaire Brunetti, humaniste revenu de bien des choses. Il se réfugie dans sa famille, parmi ses amis, dans cette ville qui l’a vue naître et qu’il ne quitte guère. Ses joies sont ses enfants Rafi et Chiara, sa femme Paola, son adjoint Vianello, la belle Elettra qui pénètre tous systèmes informatiques officiels, et la cuisine vénitienne faite de pâtes, de légumes et de produits de la mer. Sans oublier le vin et la grappa. Reflet d’époque que ce no future hédoniste à l’italienne.

Il n’y a donc guère d’action et beaucoup de psychologie, aucune happy end mais la négociation cynique autour d’un corps de fillette laissé à la morgue pour qu’on en fasse ce qu’on veut. A se demander si, le roman commencé, Donna Leon n’a pas été découragée par la réalité des choses. Elle introduit en effet au début un prêtre qui fait de l’argent et un autre renvoyé d’Afrique pour escroquerie. Y aurait-il un lien avec cette fillette retrouvée noyée dans un canal, une bague cachée dans le vagin et une montre dans la culotte ? Qui a subi des relations sexuelles répétées alors qu’elle n’a que onze ans. On imagine que l’intrigue aurait pu tourner autrement au lieu de tourner court.

L’amoralité la plus désabusée s’étale à chaque page.

  • L’Église ? Une puissance, mais le clergé : « C’est leur goût pour le pouvoir qui me les rend aussi antipathiques. C’est l’élément moteur de tant d’entre eux ! Je crois que cela déforme leur âme » p.60.
  • Croire ? Bof, chacun trouve les béquilles qu’il peut, même s’il est politiquement correct de rester poli devant cette institution italienne qu’est l’église catholique.
  • Les politiciens ? Tous pourris, jusqu’au ministre de l’Intérieur dont le fils échappe toujours aux conséquences judiciaires de ses bagarres, excès de vitesse et autres usages de drogue.
  • Les valeurs chrétiennes, humanistes, de gauche ? « Juste le même genre de pieuses banalités qu’on trouve dans les éditoriaux de ‘Famiglia Cristiana’ (…) Mais c’est certain, les gens adorent qu’on leur débite ces clichés (…) Parce que du coup, ils n’ont rien à faire, répondit Paola. Il leur suffit d’éprouver des sentiments politiquement corrects pour qu’ils s’imaginent qu’ils sont aussi méritants que s’ils avaient fait quelque chose » p.111. Ressentir suffit, compatir ne va pas jusqu’à agir, c’est fini. Les gens sont désormais impuissants… et la police aussi. Alors, à quoi bon ?

Ce roman est celui des désillusions : « ceux qui parlent d’égalité, de respect des cultures et des traditions » p.195 oublient qu’une société ne survit que par le droit. Le relativisme multiculturel aboutit à l’anarchie, au chacun pour soi, à Dieu pour personne.

  • Oui, il faut faire quelque chose, au lieu de crier au racisme dès qu’on objecte quoi que ce soit.
  • Oui, il faut faire respecter la loi, même si cela gêne les puissants.
  • Oui, il faut transmettre les valeurs et les faire vivre au lieu de se réfugier dans l’idéalisme correct et de laisser-aller la société !

Donna Leon nous offre un roman blasé mais politiquement puissant. Elle, l’américaine, critique autant le sentimentalisme de son pays que le storytelling de la bienséance politiquement correcte italienne-européenne. Civiliser, c’est discipliner ; laisser-faire, c’est laisser aller à la barbarie toute une société au profit des mafias, dont les pires ne sont pas siciliennes, mais bien dans la « bonne » société.

Donna Leon, La petite fille de ses rêves (The Girl of his Dreams), 2008, Points policier Seuil janvier 2012, 326 pages, €6.84

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