Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.
Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.
Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.
L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.
Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.
Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.
Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?
Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.
Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.
L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !
Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…
Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.
Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !
Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37
Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84
Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12
Merci de votre compliment, il est sympathique.
Pour Nietzsche, le noble est celui qui affirme ses valeurs. Il dit c’est beau (et pas j’aime) parce que c’est lui qui pose les critères de ce qui est beau ou pas.
L’ignoble au contraire réagit, il est « réactionnaire », se contentant de JOUER au lion contre le noble qui EST lion.
Tous deux (comme tout ce qui vit dans la nature) est doté d’une volonté de puissance, mais le faible (le non-maître) a en une moindre. Comme quand on vieillit : on n’a plus envie, on peut moins, on aspire au repos.
Ce qui est grave n’est pas de vieillir (c’est la nature), mais d’être vieux à 15 ou 20 ans. C’est là être « esclave » : de la mode, des potes, de la drogue, des illusions, des religions… Donc porter sur soi toute la misère du monde et en être content tout en déblatérant de ressentiment (comme le chameau).
S’affirmer, c’est à l’inverse vider tout ce fatras (comme les yacks au Tibet qui prennent parfois la mouche comme des matous excités) et marcher libéré, serein, souverain. C’est retrouver l’innocence de l’enfance avec la puissance adulte, comme une re-naissance, la liberté primesautière du désir comme volonté, mais avec la maîtrise de l’esprit (que l’enfant n’a pas encore, d’où la confusion mai 68 entre désirs et agir). C’est « jouer » – comme aux échecs, en affaires, en stratégie. Seuls les petits besogneux sont esclaves, ils fonctionnent en fonctionnaires, ils suivent la horde ou le gourou, ils ne commandent pas.
Oui, j’aime beaucoup Thorgal pour ça : il est humain, il aime sa femme, il a des enfants. Il se sent responsable mais il reste libre, il ne veut aucune des déterminations imposées par son existence (son ascendance de fils de chef venu d’une autre planète, de fils adoptif d’un chef viking, de mâle dominant du couple traditionnel, de pater familias). Il est libre avec tout ça. Il laisse chacun de ses enfants et sa femme libres eux aussi de le suivre ou pas, il écoute leurs critiques, il n’impose pas ce qu’il veut (sauf danger).
Sur mes conceptions de l’existence, elles sont assez bien résumées dans cet autoportrait en Viking, écrit lors d’un voyage en Islande : https://argoul.com/2010/11/08/autoportrait-en-viking/
Et puis évidemment dans tout le blog…
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Dans l’un de ses ouvrages (« Par delà bien et mal » je crois, mais à vérifier), Nietzsche oppose aussi le noble et l’ignoble : est noble celui qui déborde de vie, qui est la mesure de ses valeurs et trouve en lui la raison à ses actions. L’ignoble au contraire est faible et se réfugie dans un groupe ou derrière une morale extérieure à lui. Tous deux sont volonté de puissance, mais l’un a des facultés performantes quand l’autre a des facultés défaillantes. On devine d’ailleurs lequel du noble ou de l’ignoble est le plus perméable aux poisons des religions! L’ignoble, du fait même de son impotence, en vient à haïr le corps, à déprécier la vie et tout ce qui lui fait défaut, et intègre une morale correspondante avant de finir par se bâtir un paradis dans lequel les faibles seront les forts et les forts seront en enfer. On comprend le mépris (justifié) de Nietzsche pour les religions et les « fausses valeurs ».
La volonté, le sens du tragique, l’honnêteté intellectuelle (être chameau nous dit Nietzsche dans son Zarathoustra) ; voilà les trois principes nietzschéens, et qui me semblent être ceux de Thorgal, que vous appréciez tant.
Bref, votre article est très bon encore une fois ; il faut dire que je me retrouve souvent dans ce que vous écrivez!
Bonne journée à vous,
Martin
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On ne peut « se » choisir qu’en étant déjà quelque chose, c’est-à-dire capable de choix. D’où les trois métamorphoses : chameau, lion, enfant. Seul l’enfant est libre car non déterminé socialement (pas fini), « innocent ». Le chameau est esclave (le prolo comme le bourgeois), tout comme le lion (Mélenchon ou Le Pen) car ils ne sont rien sans les autres : exploiteurs ou adversaires à renverser. La liberté du maître est celle de l’enfant qui joue : boucler la boucle du non déterminé à la naissance (ou presque) à la liberté adulte conquise sur tous les déterminismes (y compris idéologiques et « moraux » qui déterminent les choix sans le vouloir).
Vaste programme ! Mais il s’agit de concepts.
Proches en fait du bouddhisme : faire taire en soi toutes les « souffrances », ce n’est pas devenir « rien » en faisant le vide en soi, mais se libérer de tous les déterminismes pour se fondre dans le grand Tout – donc quitter ce « soi-même » qui limite…
Nietzsche avait connaissance par la philologie des sagesses d’orient.
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Intéressante synthèse. On pourrait objecter que la vraie maîtrise est de se choisir et donc de faire un tri. Deviens ce que tu es ? Je dirais plutôt : Deviens ce que tu choisis d’étre, en sacrifiant le reste.
D’une façon générale, on reste baba devant la densité de ce blog.
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