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Woke, la nouvelle idéologie de la gauche bobo

Taubira ira ? n’ira pas ? Echo ou appel ? « Quitte ta maison et viens » pour prêcher avec moi. Car la gauche anéantie n’a plus rien à dire, sauf aux extrêmes minorités, individualistes en diable, exclues, sexualisées, genrées, racisées, immigrées. Or c’est « le peuple » qui vote dans sa majorité et pas les minorités. Les intellos qui étaient jadis avec le peuple comme des poissons dans l’eau se sont retirés dans leurs mares plus chaudes de l’entre-soi – et le peuple a repris ses idées.

Que fait aujourd’hui la gauche pour « le peuple » ? Elle a montré avec Mitterrand (et Hollande) qu’elle était nulle en économie ; elle a épuisé le social sous Jospin en exacerbant le « toujours plus » doublé du « et moi, et moi ! » ; elle a arpenté le minoritaire avec le mariage gay, le mitou néo-féministe qui inverse la domination (pour instaurer une nouvelle domination d’opinion), sans compter l’écologie punitive et la distribution à guichets ouverts des « droits » sans devoirs. Le peuple – la majorité démocratique – se dit qu’il n’est guère qu’un cochon de payant et se trouve même accusé de beaufitude, , de réaction, de racisme (mais qui évoque le mot, sinon les racisés ?). Le peuple en a marre. Il se méfie désormais des « élites » car 24 ans de gauche au gouvernement sur 43 ans depuis Giscard l’ont déçu et son espoir s’est envolé pour les fameux lendemains qui chantent. Toujours demain, comme chez Poutine.

La droite, qui n’a régné que 19 ans, fait désormais l’envie de ses yeux de Chimène. Elle parle des « vrais » problèmes populaires : ceux de l’immigration trop rapide et mal assimilée, des familles sans père (ni Nom du père pour les psys), du nouveau privilège féminin, des fins de mois difficiles. Car le multiculturalisme de fait laisse place à un multiculturalisme de normes. Le regretté Laurent Bouvet avait mis en évidence cette identity politics venue de la gauche américaine. Les groupes sociaux ne sont plus considérés en tant que classes en lutte pour leur part du gâteau économique mais par leur « identité » religieuse, leurs caractéristiques ethniques, leur orientation sexuelle ou leur genre, toutes ces micro-différences qui éparpillent le sentiment de classe – et qui préservent les nantis de toute revendication économique ! Le woke est un raffinement du « capitalisme ».

Le pire est cette nouvelle idéologie des bobos en manque d’idéal révolutionnaire. Le peuple a déçu, changeons le peuple ! Le parti socialiste, il y a quinze ans vivier de la modernité pour les petit-bourgeois fraîchement diplômés et devenus financièrement privilégiés, est devenu le nid de cette idéologie nouvelle, secrétée par cette nouvelle base sociale. Cette gauche « morale » compense ses privilèges de nouvelle classe économique par un affichage idéaliste accru. Le « woke », cet éveil venu des Etats-Unis, se veut d’un infini respect (affiché car dans les faits concrets, c’est autre chose) pour tous les déviants, qu’ils soient de sexe ou de « race » – un mot que l’on croyait banni des dictionnaires sérieux, les scientifiques ayant démontré que « les races » n’existaient pas. Mais balivernes !

L’idéologie a besoin de croire, comme toute religion, et « le racisme » est ce nouveau diable surgi des âmes coupables. Cette discrimination raciste ne touche curieusement que les Noirs aux Etats-Unis et les Maghrébins en France, pas les Indiens ni les Chinois, considérés comme « dominants » parce qu’ils défient le pays le plus puissant de la planète… Soutenir les minorités extrêmement minoritaires permet de se croire une supériorité morale qui ne coûte guère, puisque que ces minoritaires ne sont pas assez nombreux ni assez doués pour venir défier les nouvelles positions économiques et sociales des bobos fraîchement installés.

L’argent, beurk ! mais « les valeurs », super ! Les valeurs, personne ne sait trop ce que c’est puisque chacun a les siennes dans l’individualisme systémique ambiant. Mais ça fait bien en société : « J’ai des valeurs, moi, Monsieur ! » Ça impressionne. Surtout lorsqu’il s’agit de titiller le vieux fond de culpabilité chrétienne qui subsiste en tout Français (ou Américain) de tous sexes, même laïque, même incroyant, même revenu de l’Église, de ses histoires de quéquette et de dogmes antédiluviens. « La charité, Monseigneur ! la charité »… Quoi de mieux que l’Exclu majeur de notre temps : l’immigré en femme, noire, lesbienne, violée, battue ou tuée « par la police », malade, sans abri et sans le sou ? Il serait « raciste » selon le woke bobo de croire que la race n’existe pas ! Il serait inconvenant de croire qu’un homme n’est pas une femme, et réciproquement ! Renversons les valeurs.

Mais le peuple n’est pas d’accord. Depuis la Révolution, oui pour accorder tout aux exclus (immigrés ou sexuellement différents) en tant qu’individus, mais rien en tant que communauté – au prétexte que « ça se voit sur leur figure », que « c’est la guerre chez eux », que « la situation économique est effarante », ou encore « que la dictature y est féroce ». Si l’Europe devait accueillir toutes les populations qui réunissent ces critères, le territoire serait trop petit pour survivre. D’ailleurs les Etats-Unis woke de Biden ne respecte les déviants sexuels qu’en les parquant à distance par les principes (mais pas de ça chez moi) et n’accueillent pas plus les immigrants, la frontière est bien gardée, surtout au sud… En effet, question anti-woke : pourquoi tant de gosses (y compris par PMA encouragée), si la situation est si mauvaise ? Pourquoi enfanter ou accueillir de nouveaux exclus qui seront malheureux (racisés, battus par la police, violés, etc.) ? Pourquoi encourager ces familles trop nombreuses du tiers-monde à tenter de venir s’installer dans les Etats-providence d’Occident ?

C’est donc une lutte des classes qui nait entre « le peuple » et la gauche morale plus que contre les patrons (certains financent même Zemmour) . Celle-ci n’a rien à dire sur la montée des inégalités – qui lui profite amplement ; rien à proposer pour y remédier, sauf une rituelle invocation à « faire payer » les (très) riches : ceux qui le sont plus qu’eux. Ce pourquoi François Hollande a été éliminé, il avait évoqué 3500 € par mois comme seuil où l’on était considéré comme « riche » : vous vous rendez compte de l’effet dans un foyer bobo moyen ? Un président ne devrait pas dire ça, mais Hollande ne peut jamais s’en empêcher.

Les bobos, ces bons bourgeois issus du peuple d’hier, sont électeurs des grandes villes et montrent comme préoccupation majeure le climat ; ils se foutent du « social », ils ne sont pas concernés. D’où les gilets jaunes, frappés de plein fouet dans les provinces et les périphéries par les mesures antibagnoles, le contrôle technique renforcé, l’écotaxe sur le carburant, surtout diesel, et même le 80 à l’heure. Que les salaires stagnent et que la formation soit nulle pour la classe ouvrière ou la classe moyenne, ils s’en battent, les bobos. Que « le peuple » ait l’impression de régresser, que l’ascenseur social soit non seulement en panne mais en chute, n’est pas leur problème. L’immigration est morale, « il faut les aider », car les immigrés seront de toutes façons loin de venir piétiner leurs platebandes riches et diplômées – au contraire, les bobos pourront trouver à très bas prix de bonnes nounous pour leurs (rares) niards et des jardiniers pour leurs (superbes mais épuisants) jardins, sans parler des peintres, plombiers, éboueurs, sous-aides soignants, ramasseurs de fruits, livreurs de (la sempiternelle) pizza, videurs de poubelles, etc. Ouvrez les frontières ! accordez encore plus de droits aux minorités ! C’est bon pour la fluidité du commerce, coco ! C’est bon pour les jouissances du bobo.

La déconstruction, qui a conduit au woke, doit s’appliquer également au woke : rechercher ses bases sociales, les intérêts de classe que ses adeptes peuvent avoir, l’utilité de cette nouvelle idéologie par rapport aux précédentes pour mener une guérilla de prestige pour capter les postes – et garder le pouvoir. Déconstruisez les déconstructeurs, c’est de bonne guerre !

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Fausse distinction peuple élite

La démagogie populiste fait du peuple un absolu et des élites une excroissance parasite. Or on ne s’interroge jamais sur ce que recouvrent les notions de peuple et d’élite. A tort, parce que je vais montrer qu’il s’agit d’une dichotomie artificielle qui crée sa propre opposition, jusqu’au fameux Complot de la paranoïa des ignorants. Plus on y croit, plus cela apparaît vrai – alors que ce n’est en rien réel.

Le mot « peuple » en français est attesté dès 842 dans les Serments de Strasbourg, c’est dire s’il est ancien et anciennement ancré dans la langue. Il vient du latin « populus » qui signifie l’ensemble des habitants d’un Etat. Ce mot latin se distingue du mot « plèbe » qui désigne ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le populo, la masse, pour la distinguer de ceux qui s’en distinguent. Peuple signifie donc la population en son ensemble, le pays, la nation, l’ethnie, toutes notions plus modernes mais qui désignent une communauté d’origines, de coutumes, de traditions et d’institutions (voire de religion, mais les latins acceptaient qu’il y eût plusieurs dieux à Rome, séparant la croyance du culte civique). Le peuple est donc le souverain qui gouverne ; la langue française a gardé ce sens à la révolution lorsqu’elle parle de la « volonté du peuple ».

Le mot « élite » est plus récent attesté en français en 1176 chez Chrétien de Troyes, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey qui fait autorité en la matière. Ancien participe passé du verbe « élire », l’élite est un choix de personnes. Elle est ceux qui sont considérés comme les meilleurs. Ces « élus » sont ainsi distingués soit par leur naissance, soit par leurs mérites, soit par leurs hauts faits. Il s’agit d’un mérite individuel plus que social, assez loin de ce que le populisme actuel amalgame sous le nom d’élite (qui se tiendrait les coudes, comploterait pour garder le pouvoir, se gobergerait au-dessus des lois dans l’entre-soi). La méritocratie de la Révolution serait assez proche du sens originel.

Nous observons donc que ladite « élite » n’est qu’une émanation du peuple tout entier ; elle en fait partie intégrante, elle est choisie selon les critères que le peuple a choisis. Il n’y a pas opposition mais complément. La manière populiste de présenter les choses fait du peuple et des élites des essences distinctes alors que, si le peuple reste assez stable (il évolue lentement avec le temps démographique et l’évolution des traditions), les élites se renouvellent à chaque génération.

Ce raisonnement appartient à la logique de la langue et il est fondamental de bien définir les mots pour que l’on s’entende sur ce que l’on dit. Mais il existe, au-delà de la raison, un sentiment fait de mépris, d’exclusion, de snobisme social, qui est souvent malentendu mais qui participe de la torsion des mots.

Ainsi opposerait-on volontiers la civilité de l’élite à la violence insultante du peuple puisque la première a les mots et sait s’en servir alors que le second n’a acquis qu’un vocabulaire limité et s’exprime plus volontiers par les poings. D’où la lettre du droit (soupesé et débattu en Assemblées) pour la première et le droit du plus fort pour le second (la volonté exprimée par référendum), la raison contre l’émotion, le savoir scientifique contre les croyances, la complexité contre le simplisme, l’esprit critique contre la démagogie – la démocratie libérale représentative contre la démocratie autoritaire directe.

Mais le manque de savoir et d’instrument pour penser ne signifie en rien un manque d’expérience de la vie. A 20 ans comme à 60, l’illettré comme le lettré ont acquis tous deux un savoir. S’il n’est pas le même, il existe. Un banquier ne sait pas faire fonctionner une centrale électrique ni l’ouvrier placer correctement son épargne, mais tous deux savent leur métier, plus les usages de la vie courante, de la vie civique et de la vie intime. J’en ai fait l’expérience avec ceux qui ne savaient pas lire au service militaire, tous comme dans le pays germanique où j’ai travaillé un temps. La théorie et le savoir livresque des diplômes ne comptaient pas autant que le savoir pratique et la longue expérience.

L’élite n’est donc pas d’une race supérieure au reste du peuple (comme sous l’Ancien régime) mais une émanation particulière de lui, selon des critères choisis par la société. Ils sont aujourd’hui essentiellement scolaires mais l’habitus – comme disent les sociologues – compte aussi : la façon de voir le monde et de s’y comporter, donnée par la famille et le milieu. L’école ne peut pas tout mais, avec le nivellement par le bas (60% des étudiants auront leur licence, promet Hidalgo, après les 80% d’une classe d’âge au bac), l’école remplit de moins en moins son rôle de conduire au mérite – fût-il de savoir au moins se débrouiller en société comme le font les pays scandinaves qui ne gavent pas leurs ados de maths pour cela. C’est au contraire la famille et le milieu social qui compensent le manque éducatif, aujourd’hui, bien plus qu’hier !

Il n’est donc ni vrai ni sensé d’accuser les autres de ses propres turpitudes. La gauche a une grande part de responsabilité dans la perte progressive de méritocratie et dans la récente haine de l’élite qui pousse aux extrêmes, en premier vers la droite. A vouloir l’égalité forcenée de tous, elle nivelle au plus bas (supprimant la dissertation, l’orthographe, la culture générale – toutes matières trop « élitistes ») et rend jaloux tous ceux à qui l’on ne donne pas les moyens des rares qui s’en sortent malgré l’école, malgré l’Etat, malgré le système économique et social. A croire aux promesses, le citoyen ne peut qu’être largement déçu des résultats depuis les années 1980.

Car il existera toujours une élite ; elle fera toujours partie intégrante du peuple ; elle sera toujours distinguée par des critères qui viendront de la majorité, qu’ils soient explicites ou implicites. Ceux qui « réussissent » seront toujours une élite, malgré l’école incapable, malgré l’impôt redistributif, malgré les restrictions d’activités. Préféreriez-vous l’allégeance à un chef, comme cela fait fureur, ou à un Parti qui édicte tout ce qui doit se penser, surveille et punit, comme sous Staline et aujourd’hui en Chine ou en Algérie, Russie ou Turquie (entre autres) ?

Choisir son élite est la meilleure des choses à préparer en France : un ou une polémiste d’extrême-droite ne propose que de revenir au nationalisme raciste de Maurras avec le sang, la sueur et les larmes tout en tordant les faits historiques par une belle histoire réinventée ; un ou une cacique de droite prouve chaque jour son absence de projet national et la défense des privilèges économiques ; un ou une apparatchik socialiste a montré depuis 40 ans l’inanité de son parti à élever la société ; un ou une gauchiste expose ses utopies successives, du totalitarisme communiste (aujourd’hui le Big Brother autoritaire chinois) à la peur apocalyptique du climat. Raison garder signifie confier les rênes du pays à des gouvernants plus capables, même s’ils sont et resteront à jamais imparfaits (le Paradis n’existe pas).

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George Eliot, Middlemarch

Cet énorme pavé victorien entrecroise les destins de quatre jeunes couples pour épuiser l’amour. Mais le personnage principal est collectif, Middlemarch elle-même, la petite ville provinciale à l’intérieur des terres où, vers 1830, le monde qui change vient battre les habitudes et remettre en cause les traditions comme les hiérarchies sociales.

Dorothea est orpheline, comme sa sœur Celia. Les deux vont se marier, car tel est le destin écrit des femmes en ce temps-là : point de vie sans époux ni maternité. Dorothea va faire un mariage d’esprit avec Caseaubon, un recteur érudit mais borné qui a le double de son âge, qui aboutira à un désastre, puis un mariage d’amour avec un Will de son âge à l’âme artiste et gamine après son rapide veuvage ; il aboutira au bonheur avec enfants. Celia va faire un mariage social en épousant un baronnet qui aurait préféré sa sœur et accomplira son bonheur dans l’élevage de ses deux bébés dont l’aîné, Arthur, est un garçon.

Le jeune Fred est fils du maire, comme sa sœur Rosamond. Envoyé à l’université pour devenir prêtre anglican, il n’a pas la vocation. Il ne rêve rien tant que chasser à courre et monter de bons chevaux. Flemmard, il se laisse vivre et répugne à s’atteler à une tâche. Un régisseur arpenteur, Garth, va cependant le prendre sous son aile et l’aider à entrer dans la vie. D’autant plus que Fred aime depuis la plus tendre enfance la fille de Garth, Mary, à qui il s’est promis à 6 ans en lui passant au doigt un anneau de parapluie. Fred va labourer son destin comme la terre, elle lui reviendra par héritage un jour, puis sa femme à qui il fera trois petits mâles et une fillette. Lui reste dans la tradition terrienne et sociale de Middlemarch ; il poursuit la lignée, en garçon, comme Celia la poursuit en fille, mais par un mariage d’amour, pas un mariage social.

Car sa sœur Rosamond est elle aussi gâtée, jolie mais égoïste et obstinée. Ne trouvant pas de prétendant à son ambition, elle épouse pour son rang social Lydgate, un médecin avancé puisqu’il a poursuivi des études à Londres, Edimbourg et Paris. Il veut appliquer les idées nouvelles de la science au soin des malades et, pour cela, remet en cause des prébendes et traditions du milieu médical. Middlemarch lui en voudra et le rejettera, au grand dam de sa dame qui le poussera à « s’exiler » à Londres où il pourra acquérir une clientèle riche et assurer à son épouse le train de vie auquel elle est habituée. Ce mariage d’ambition réduira l’âme du médecin ; il abandonnera ses recherches pour faire du fric comme le veut bobonne et, avec elle, la « bonne » société. Il mourra de diphtérie à 50 ans laissant plusieurs filles et Rosamond se remariera avec un autre médecin lui aussi bien établi, accomplissant son propre bonheur qui est de recevoir et paraître.

Les appariements amoureux sont ainsi décortiqués par contraste, non sans humour parfois, ni satire envers la société victorienne en province. La modernité se heurte à la tradition, le passé au présent, les lignages aux prétentions. Les individus se débattent entre les rets sociaux, très prégnants, bien plus que la religion qui semble un boulot comme un autre entre conseils d’oncle et maître de cérémonie. La terre est l’alpha et l’oméga de la respectabilité, mais elle n’est rien sans les origines. Ainsi le banquier enrichi Bulstrode se verra ostracisé lorsque la « bonne » société apprendra qu’il a fait fortune par l’immoralité du prêt sur gage et spoliation de fortune. Le pauvre Will, petit cousin Caseaubon et arrière cousin Bulstrode, se verra spolié doublement par les deux grigous et devra se faire tout seul. Il deviendra député au Parlement et aura avec Dorothea, restée sèche de son premier mariage à peine consommé, plusieurs gamins aussi beaux que lui.

Tout cela est un peu compliqué et se vit en lisant plutôt qu’en expliquant. Le roman a été construit en plusieurs livres, huit au total, parus régulièrement en feuilleton durant deux ans avant que l’ensemble soit fini. Ce qui justifie sa longueur et ses progressions linéaires. J’avoue m’être un brin ennuyé passé le premier tiers, avant qu’un second souffle ne vienne redynamiser la lecture avec les déboires de Fred. Dorothea est sublime et je suis heureux qu’elle ait enfin pu trouver le bonheur avec son Will, qui le méritait. Mais ce ne fut pas sans peines. Selon l’auteur, « Ça et là naît une sainte Thérèse qui ne sera fondatrice de rien, et dont les battements de cœur aimant et les sanglots d’aspiration à un bien inaccessible ne produisent que de vains tremblements et se dispersent au milieu des obstacles, au lieu de se concentrer sur quelque action destinée à être reconnue par la postérité » (Prélude). Dorothea est de celles-là, tout comme Lydgate son pendant masculin. Les deux auraient pu s’apparier ; il n’en a rien été.

Dorothea, comme son auteur, n’a pas la foi de l’Eglise, mais elle croit « qu’en désirant le bien absolu, même sans savoir exactement en quoi il consiste et sans pouvoir faire ce que nous voudrions, nous participons à la force divine contre le mal… pour élargir les limites de la lumière et restreindre la lutte contre les ténèbres » (livre IV chap. XXXIX). Cela s’applique à chacun dans ses relations humaines mais aussi à la communauté qui répugne à changer d’habitudes et que ses traditions limitent. Ainsi sur le progrès : « En l’absence de toute idée précise sur ce qu’étaient les chemins de fer, l’opinion publique de Frick se prononçait contre ; en effet, l’esprit humain dans ce coin herbu ne partageait pas la tendance proverbiale à admirer l’inconnu, estimant plutôt qu’il risquait de défavoriser les pauvres et que la suspicion était la seule attitude sagace à son égard » (livre VI chap. LVI). Les mêmes ignares réactionnaires se prononcent aujourd’hui « contre » les vaccins « en l’absence de toute idée précise », comme quoi la nature humaine reste bien la même au travers des époques. La description de l’ostracisme social avec le refus d’invitation est la même que le lynchage en ligne des réseaux sociaux d’aujourd’hui.

George Eliot, Middlemarch – étude de la vie de province, 1872, Folio 2005, 1152 pages, €14.10 e-book Kindle €2.90

George Eliot, Middlemarch précédé par Le Moulin sur la Floss, Gallimard Pléiade 2020, 1608 pages, €69.00

Déjà chroniqué sur ce blog Le Moulin sur la Floss du même auteur.

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Witness de Peter Weir

Dans une communauté amish de Pennsylvanie en 1984, une femme vient de perdre son mari et part prendre le train pour Baltimore pour aller voir sa sœur. Rachel Lapp (Kelly McGillis) est accompagnée de son petit garçon de 8 ans, Samuel (Lukas Haas). Mais le train en partance de Philadelphie a trois heures de retard et Samuel, curieux comme tous les gamins – et qui n’a jamais vu le monde extérieur à la communauté – explore la gare. Il rencontre des regards curieux, voire hostiles, comme ce rabbin portant chapeau comme lui mais qui n’est pas chrétien.

Il va aux toilettes pour hommes et, depuis une cabine, assiste à l’égorgement d’un homme par deux autres dont un lui tient la tête tandis que l’autre, un Noir, lui passe le couteau sous la gorge. Un hoquet qu’il pousse fait soupçonner au meurtrier qu’il y a un témoin et il ouvre toutes les cabines une à une pour le trouver. Samuel, pas bête, prend l’initiative de se couler dans une autre cabine par l’espace sous les cloisons, ce qui lui évite d’être vu. Il va ensuite dénoncer le meurtre aux policiers.

Entrent en scène le capitaine John Book (Harrison Ford) et son sergent Carter (Brent Jennings). Fort de ce témoin enfant, ils gardent la mère et le fils à Philadelphie pour reconnaître le tueur. Mais ni dans les bars noirs, ni sur les photos du sommier, Samuel ne reconnait celui qu’il a vu. Jusqu’à ce que… dans le commissariat, il avise une coupure de journal félicitant le lieutenant de police James McFee (Danny Glover) de la brigade des stupéfiants pour avoir intercepté un chargement précieux d’un produit servant à distiller de la cocaïne. Book va alors en parler à son chef Paul Schaeffer (Josef Sommer) qui lui demande de garder cela pour lui pour mieux enquêter. Car la victime des chiottes était un policier.

Mais le chef est véreux et de mèche avec le lieutenant : l’attrait du fric est trop fort, plus que l’amitié forgée avec Book durant leur carrière. Lorsqu’il gare sa voiture dans le parking de son immeuble, McFee l’attend et lui tire dessus. Book est blessé mais fait fuir McFee. Il se réfugie chez sa sœur où il a placé son témoin Samuel accompagné de sa mère. Il faut partir et vite. Les trois s’entassent dans l’antique Volkswagen 412 Variant break de la sœur et prend la route pour la communauté amish. Une façon de nous souvenir qu’avant l’essor de la Golf, Volkswagen était plutôt bas de gamme et pas vraiment à la mode.

Book veut repartir mais s’évanouit au volant et va percuter un refuge à oiseaux devant la ferme de Rachel et de son grand-père Eli (Jan Rubes). Les deux l’extraient du véhicule et l’emmènent en chariot à cheval vers la maison où il est couché, déshabillé et soigné par Rachel. L’infirmier du coin, qui n’est pas médecin et ne soigne qu’avec des plantes traditionnelles, conseille de l’emmener à l’hôpital. Mais ce serait dénoncer l’endroit où le témoin se cache et mettre en danger le petit Samuel. John Book, qui est célibataire et n’a pas d’enfant, s’est pris d’affection pour le gamin et tombera doucement amoureux de sa mère.

Mais les particularités ancrées de la communauté religieuse amish sont trop en contradiction avec son mode de vie et pour son goût de la vie moderne. L’alliance ne se fera pas, au grand regret de la mère et du fils, la première aspirant à retrouver un mari et le gamin un papa. Pourtant Book révèle des talents de charpentier, comme Joseph père (adoptif) de Jésus et comme Harrison Ford avant qu’il ne devienne acteur.

L’existence s’écoule, paisible, dans la communauté amish à l’écart du progrès, qui ne va à la ville que pour y vendre de l’artisanat domestique et des produits maraîchers. Les touristes se pressent pour observer ces phénomènes qui encombrent et ralentissent les routes par leurs carrioles à cheval et sont vêtus comme au XVIIIe siècle. Ils sont non-violents et l’on peut impunément les insulter et les souiller sans qu’ils puissent répliquer. Ce qui montre combien la « foi » revendiquée de ces Yankees pré-Trump du monde moderne n’est qu’un leurre : ils n’ont aucune vergogne à faire subir à ceux qui vivent les Commandements bibliques la passion même du Christ. Seul Book se rebelle, foutant sur la gueule d’un jeune macho qui se croit très fort devant ses copains à écraser une glace sur la face d’un Amish. Ce geste choque les habitants de la bourgade et un habitant sûr de sa bonne conscience (et parce que cela fait fuir le touriste) le dénonce courageusement aux flics derrière son dos.

Le chef, le lieutenant et un sbire ne tardent pas à repérer l’endroit où Book et son témoin se cachent, ce qu’ils n’avaient pu faire jusque-là car le nom de Lapp est très répandu et la communauté amish comprend plusieurs dizaines de milliers de personnes – dont aucun n’a le téléphone. Ils débarquent un beau matin, armés de fusils à pompe, et la traque commence. Book attire le sbire vers le silo à grains où il réussit à l’éradiquer, puis récupère le fusil pour affronter McFee. Il a fait fuir Samuel mais le petit tient à son nouveau papa qui lui a offert un jeu en bois construit de ses mains et, entendant les premiers coups de feu, revient pour l’aider. Son grand-père, atterré de le voir, lui demande par geste de sonner la cloche pour attirer toute la communauté. C’est ainsi que le chef, malgré son fusil, ne peut rien tenter. Toute arme et toute violence sont bannies de la communauté amish et seule la pression du groupe commande et juge. Book ne pourra jamais s’y faire et, malgré son amour pour la mère et l’enfant, retourne dans son monde.

C’est un bon film que j’ai vu plusieurs fois à des années d’intervalle. Le petit Lucas Haas est mignon et réservé, un peu comme Eric Damain dans le feuilleton Jacquou le Croquant en 1969. Kelly McGillis est jolie et surmonte sa pruderie avec une hardiesse contenue tandis qu’Harrison Ford, en mâle décidé mais fragile, rend humain ce thriller policier efficace.

C’est surtout la communauté amish qui est en vedette. Ces anabaptistes qui se sont constitués en 1693 en Suisse mènent une vie simple et austère à l’écart du progrès et du monde. Ils vivent l’écologie telle que nous la promettent désormais les prophètes de la catastrophe, montrant combien l’idéologie régresse désormais à l’Ancien régime. Pour eux, c’était mieux avant ! Car les amish vivent sous l’autorité de leur conseil des Anciens qui fait régner une forte discipline. Qui ne suit pas les préceptes est excommunié – littéralement jeté hors de la communauté et laissé seul dans le monde hostile. Ils ne vivent que l’Évangile et proscrivent l’orgueil (en allemand Hochmut, souvent lancé dans le film). Toute innovation technique ou sociétale est passée au crible du conseil ; il les interdit par conservatisme le plus souvent. S’il y a entraide et solidarité – ces valeurs « de gauche » – ni la liberté ni l’égalité n’y règnent. Si les produits de la terre sont sains car cultivés sans OGM ni produit phytosanitaire, la terre est labourée à l’attelage et demande un travail dès 4 h du matin. Si l’amour est encouragé en vue du mariage et de nombreux enfants, le comportement doit rester « décent » selon les normes édictées par les anciens, et conforme à la morale biblique.

C’était en 1984. Je me demande si John Book en 2019 aurait choisi de se retirer du monde pour vivre en un tel phalanstère au lieu de revenir dans son commissariat de Philadelphie. C’est que « l’urgence » pour la planète et les menaces d’Apocalypse que fait peser la prolifération nucléaire en Corée, en Iran et bientôt ailleurs, font aspirer les craintifs à un âge d’or biblique où tout serait paix et abondance dans les bras de mère Nature. Comme quoi quand les écolos ne sont pas carrément gauchistes comme la fille d’acteurs obsessionnelle Thunberg (thunes ? berg ?) ou son entourage de com’, ils sont nettement réactionnaires : en témoigne ce film. Vivre sous le régime patriarcal sans électricité ni moyens de communication, comme les agriculteurs éleveurs de l’Ancien testament, si cela rassure beaucoup comme hier les monastères, n’est pas vraiment en faveur de l’épanouissement de chacun.

DVD Witness : Témoin sous surveillance, Peter Weir, 1985, avec Harrison Ford, Kelly McGillis, Josef Sommer, Lukas Haas, Paramount Pictures 2000, standard €7.86 blu-ray €14.16

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Bilan d’une génération 1980-2020

La revue Le Débat en 2001 a fêté ses 20 ans par un bilan des changements intervenus durant cette période en France. L’intérêt d’une telle rétrospective intellectuelle ? Remettre dans son contexte les phénomènes contemporains, voir d’où ils viennent, donc ce qu’ils signifient. Vingt plus tard encore, fin 2019, les mutations de la période 1980-2000 n’ont fait que s’accentuer, pas en révéler de nouvelles.

Parmi les changements majeurs, la politique s’est désacralisée, l’État s’est appauvri et les Français ont résisté.

La politique est devenue plus technicienne : le président de la Réserve fédérale américaine est perçu plus comme président des États-Unis que le président politiquement élu. L’adaptation française à ce phénomène a été la décentralisation, la cohabitation, l’irruption des agences et hauts comités indépendants, et l’intégration européenne. Le sacré des idéologies, communiste puis « socialiste » des Droits de l’Homme, a laissé la place à l’équilibre des pouvoirs et au droit. On appelle ça « le libéralisme ». Il s’applique en politique, à la vie privée, aux mœurs – mais aussi à l’économie. Or le libéralisme, inventé en France contre l’Etat absolutiste parisien, royal et catholique par Voltaire, Montesquieu, Diderot et Tocqueville, n’est pas l’anarchie libertarienne de la loi de la jungle où « l’homme est un loup pour l’homme » – version inventée aux Etats-Unis des pionniers par Henri David Thoreau, Murray Rothbard et Robert Nozick. L’Europe n’est pas l’Amérique. L’Etat qui protège et règlemente les conflits entre les intérêts privés au nom de l’intérêt général est un Etat qui intervient. Avec quel dosage ? Là est le débat – pas dans la disparition de l’Etat.

L’État français, quant à lui, accapare toujours plus de la richesse nationale tandis que les services qu’il rend sont de moins en moins performants : armée (on l’a vu durant la guerre du Golfe), éducation (de plus en plus bureaucratique et de moins en moins en prise sur la réalité sociale), justice (toujours plus lente et de moins en moins comprises). L’intérêt public n’est plus aussi légitime après la reconnaissance des délires de Vichy, de la faillite du Crédit Lyonnais et de l’incendie des paillotes corses. Échec des réformes, démagogie, féodalités politiciennes, absence de vision d’avenir, dogmes idéologiques : pauvre politiciens ! Ce pourquoi l’Etat en France doit reculer, pour laisser la société civile respirer. C’est un peu ce que revendiquaient de façon pataude les gilets jaunes avec leur référendum d’initiative populaire.

Les Français ont résisté à cette déliquescence comme à la crise économique due au franc trop fort et aux politiques monétaires restrictives (jusqu’en 2010) de l’euro. À la base, les institutions freinent : familles, municipalités, associations. L’ascenseur social n’est pas en panne mais ralenti, et de nouveaux clivages surgissent : privé/public avec leurs inégalités devant les salaires, les retraites et le chômage, actifs/retraités, grandes écoles/universités, ville/banlieue, constellation sociologique centrale (qui gère les associations, lance les modes, influence administration et politique)/constellation populaire (qui refuse les évolutions en cours et la dégradation de son niveau de vie et vote PC, FN ou Chasse, pêche, nature et traditions). L’individualisme croît comme la recherche de communauté. Quand l’État central recule et que le relais n’est pas pris par les collectivités décentralisées, les clans se reforment. Le compagnonnage d’entreprise a laissé la place aux réseaux sociaux et les syndicats aux « mouvements ». La sexualité n’est plus épanouie comme en 1968 mais un problème, bien décrit par Michel Houellebecq. L’organisation de type mafia n’est pas un épiphénomène mais une forme sociale qui répond aux désordres politiques ; elle est l’autre face de la déréglementation, un problème surgi de la loi de la jungle. Lorsqu’on se retrouve tout seul, on cherche protection. Y compris dans « le retour » des religions – souvent moins croyantes que rituelles et communautaires.

Après les changements, les modèles : Mitterrand, mondialisation, culture jeune, société médiatisée.

François Mitterrand fascinait toujours : 220 livres sur lui avaient été publiés à fin 2000. Il apparaît en pleine lumière mais on ne se sait au fond rien de lui (sa maladie, son pétainisme, sa double vie). Il a mobilisé la gamme complète des thèmes humains : le rapport à la souffrance, l’amitié, la famille, le pouvoir, l’expression de soi, la fidélité à soi-même, le rapport à l’irrationnel, l’interrogation sur la mort. Il est, en l’an 2000, un exemple de vie bien remplie, mouvementée, riche, en bref réussie.. En 2019, il s’éloigne ; les gens lui préfèrent De Gaulle, figure tutélaire, ou Chirac, ce spadassin de la politique qui n’a pas foutu grand-chose une fois au pouvoir – sauf dissoudre pour amener la gauche à gouverner 5 ans ou à  bafouiller de « ne pas appliquer » une loi pourtant votée et qu’il a lui-même promulguée… mais qui, par sa mort, rappelle les années « d’avant ».

La mondialisation a vu le triomphe du marché, la concurrence de tous pour tout, l’élévation globale de la richesse mais le creusement des inégalités, l’emballement de la technologie et les craintes qu’elle suscite, le pillage des ressources ; l’universalisation de l’opinion et de la morale mais principalement celle de la culture dominante américaine ; la prise de conscience que les grandes questions sont planétaires (échanges, finances, trafics, ressources naturelles, climat, données numériques, maintien de la paix). En contrepartie, la pensée du premier venu reçoit sur les réseaux sociaux la même dignité que celle du philosophe ou du spécialiste, même si un authentique travail de la pensée ou de la recherche nécessite des outils conceptuels et des référents qui sont très longs à acquérir. Chacun « se croit », dans un narcissisme ambiant exacerbé par l’exigence d’exister soi dans un monde cruel où l’on se trouve bien seul.

Les cultures jeunes d’aujourd’hui ont une stratégie de l’esquive. Ils ne sont ni pour ni contre, ni de droite ni de gauche, ni impliqués ni indifférents : ils auto-référencent. L’adepte de la glisse ne cherche pas à fuir la ville mais en use comme un terrain de jeu, en décalage avec la génération d’avant. La jeunesse n’est plus révolutionnaire mais insurrectionnelle. Elle libère une zone pour un temps bref : événement festif, rave party, ZAD, manif. Après ? – Rien. La politique continue comme avant, sans eux. L’hédonisme dionysiaque expérimente. Le narcissisme des corps triomphe en selfies constamment renouvelés et publiés – allant parfois jusqu’au nombrilisme du moi. Le principe de plaisir est roi. Les particularismes veulent tous des « droits » au nom du « respect » qui serait dû à leur petit mais unique ego. Rien de cela n’est grave, aussi vite oublié que survenu. Il n’y a que les naïfs d’extrême gauche pour croire en faire une politique ; malgré « la crise » et malgré tout, ils demeurent minoritaires.

Car la médiatisation joue son rôle d’amplificateur et d’éternel présent. Les saltimbanques s’érigent en donneur de leçons au nom du politiquement correct, ils manipulent l’émotion au détriment du débat raisonné, ils relaient les fantasmes (OGM, GPA, rumeurs, périls « brun », grand remplacement, apocalypse climatique). Ils se font de la publicité en se donnant le beau rôle envers les exclus, les victimes, les sans-papiers, les réfugiés, les immigrés, les violées, les battus. Malgré le net, l’intelligentsia française reste fascinée par le petit écran comme le phalène par la lampe : histrionisme, bavardage, vanité, posture, vide intellectuel masquée par le beau ramage, permettent d’occuper le terrain au détriment des arguments et parfois du réel. Il s’agit de se faire voir comme on vend une lessive ; pour cela, outrances verbales, violence du ton et injures personnelles sont le meilleur moyen de faire du marketing pour soi – le buzz.

Nous ne pouvons qu’en admirer d’autant la pratique mitterrandienne de tenir la chaîne culturelle par les deux bouts, de la haute intelligentsia au show-business : les deux se légitiment l’un l’autre. Une leçon pour Macron ? La vertu sans peine est ainsi largement diffusée, commentée et légitimée, comme au beau temps de l’agence Tass soviétique. Conformisme idéologique et manichéisme moral en sont la résultante inévitable, parfaitement accordés au langage consensuel et binaire des médias comme à l’esprit radical et généreux de la jeunesse, toujours au présent – et qui ne juge du passé qu’au filtre de l’immédiat (la collaboration, le consentement sexuel, l’enrichissement politique, les pratiques en usage).

Voici donc le monde tel qu’il était en 2000. En 2020, vingt ans après comme dirait l’autre, rien n’a changé au fond… La crise financière a eu lieu, appauvrissant un peu plus les Etats par la dette, l’énergie s’est faite plus rare, créant une atonie de la croissance et des craintes millénaristes sur le climat, les réseaux ont explosé tout en révélant la traque massive et sans contrôle des données personnelles, le narcissisme s’est accentué avec son cortège de selfies musclés, de kits de survie, de comportements antisociaux et autres armures de protection, voire d’allégeance à une communauté d’idéal (Daech, suprémacisme blanc, Israël envers et contre tout). La Chine prend sa place de puissance due à sa population et les Etats-Unis ne cessent de décliner, comme l’Europe et la Russie, engendrant des nationalismes biberonnés aux ressentiments sociaux et culturels. En phare de la nouvelle ère, le clown Trump et sa tromperie, sa vanité crasse d’égoïste parvenu, sa traitrise envers tout « allié », sa volonté de dominer toute négociation au nom du Deal-roi. Et les illusions du Brexit.

Il est vain de souhaiter changer le monde mais beaucoup plus subtil de le subvertir là l’on se sent concerné. Le décalage, la transgression, la réflexion, la gratuité, permettent de voir plus loin et de susciter plus d’attachement où c’est utile, dans les situations concrètes. Soyons donc subversifs !

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Identité nationale entre deux chaises

La construction de l’Etat ne date pas des nationalistes d’aujourd’hui. Les passeports existent en France depuis le XVe siècle ; ils visaient à protéger la vie et les biens de leurs possesseurs en disant à qui ils référaient. Mais l’Ancien régime ne connaissait pas les sociétés. Il n’était qu’une mosaïque de communautés organiques où chacun appartenait à des cercles concentriques d’allégeance : famille, voisins, communauté de travail, seigneur, royauté, religion.

La rupture vient de la Révolution française. Les corps intermédiaires sont éradiqués pour instaurer l’Etat d’une part et le citoyen de l’autre. L’Etat recense les citoyens, dit qui peut l’être et exige la mobilisation civique et militaire comme l’impôt. Le citoyen, en regard, reconnaît l’Etat en ses lois et symboles, se met « volontairement » sous sa protection (il peut s’expatrier ou renoncer à sa nationalité) et devient de naissance membre éclairé du collectif qui débat, vote et élit ses représentants, une fois l’âge de majorité atteint.

Nous avons donc confusion entre deux origines de l’identité nationale. Ces origines recoupent les notions de communauté et de société, théorisées par Ferdinand Tönnies.

  • La communauté est traditionnellement attribuée à la culture allemande et japonaise, voire chinoise. Elle est une suite d’appartenances qui s’imposent aux hommes du fait de leur naissance, de leur clan, de leur « race » ou de leur religion. L’identité est alors irrationnelle, fondée sur la proximité (plus l’on se sent proche, plus l’identité collective est soudée). Une foi, une loi, un roi était devise d’Ancien régime, que le nazisme a traduit par « Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher ». C’est aujourd’hui au tour des pays de l’islam intégriste de proclamer la même chose. Et aux militants de la Contre-Révolution de l’exiger dans les nations européennes.
  • La société est traditionnellement attribuée à l’Angleterre, à la France et aux Etats-Unis. Société est un mot libéral qui est passé de l’économie à la politique. Une société est une entreprise politique avec un projet, une mise en commun de moyens et une organisation. Le « bénéfice » est l’épanouissement de chacun (le bonheur dit la Constitution américaine) selon sa contribution. Fondé sur la raison, le « contrat » se fonde sur le droit, l’élection et le marché – et non plus sur les liens féodaux, natifs ou claniques d’allégeance.

Chacun peut mesurer sans peine les deux dérives de l’identité nationale :

  1. Répandre l’universel de la Révolution anti-féodale. Napoléon sera suivi par Lénine, les Etats-Unis messianiques pour le meilleur (Bill Clinton) – ou le pire (George W Bush).
  2. Rassembler les « races », peuples et provinces de même langue, origine et religion comme la poule ses poussins sous son aile (la Prusse sera suivie de l’Italie et aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, du Pakistan, de la Bolivie de Morales, etc.).

Que l’on ne souscrive ni à l’une ni à l’autre de ces dérives n’empêche pas d’avoir conscience que l’identité nationale existe.

Dans une planète mondialisée, au minimum européenne, l’identité des nations se dilue et l’identité individuelle est flottante, tiraillée entre plusieurs cultures (Astérix, Mickey, Zidane, le pape François ou le prophète Mahomet). L’individu a besoin de se raccrocher, d’où la résurgence des “vieilleries” : la famille, les potes, la commune, le régionalisme, la patrie (moins au sens militaire qu’au sens du foot ou du rugby). La tendance d’après 1945 était au contrat social ; la tendance après la chute du Mur (accentuée après la chute des Twin towers) est plutôt au communautarisme.

Le psychodrame français est que « la France » (la Vrounze ! raillait Céline) est faite de morceaux raboutés historiquement par la force (les rois puis les révolutionnaires, enfin les instits et adjudants de la IIIe République – interdit de parler breton !). La France est avant tout un Etat (une organisation politique), à peine une nation (une communauté organique) car forgée au forceps. Quand la politique se perd, la cohésion se délite. L’identité française se dilue par le bas (mœurs immigrées et mœurs libérées) et par le haut (Union européenne, OTAN, mondialisation, climat…). Reste la langue et la culture – celle dont on dit à Haïti que, sans Etat, c’est tout ce qui reste. Or aujourd’hui, la culture se délite elle aussi (école, banlieues, Internet, zapping). Et les droits de l’homme ne sont pas si universels que cela lorsqu’on écoute les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Africains, les Saoudiens ou les Iraniens…

D’où la tentation française du communautarisme, contre laquelle l’Etat jacobin s’arc-boute – droite et gauche confondues. Seuls les extrêmes la revendiquent : les mœurs françaises et le christianisme à l’extrême-droite, le phare révolutionnaire robespierriste à l’extrême-gauche.

Qu’est-ce qui peut bien faire aujourd’hui « identité française » ? Selon la vulgate, la droite serait pour le sang et la gauche pour le sol. Ce qui voudrait dire qu’à droite on se sent plutôt communautaire (avec les dérives raciales vues sous l’Occupation) et qu’à gauche on se sent plutôt sociétaire (avec l’humanité métissée en ligne de mire utopique). Mais voilà, les choses ne sauraient être aussi simples ! L’Etat Les Républicains trace des limites au vivre ensemble ; l’Etat PS avait tracé sous Rocard puis sous Jospin les limites pour qui pourrait être régularisé citoyen. Tous deux sont pour la laïcité et le droit républicain dans l’espace public. L’État jacobin parle donc d’une même voix et bien c’est ce qui gêne. D’où les contournements pour assimiler la droite aux idées des Le Pen, d’où les dérobades socialistes et d’En Marche, parfois déguisées en coup d’éclat médiatique (tout en affectant de récuser les médias aux ordres ou indifférents à la vérité…).

Cherchez à qui le crime profite. A l’extrême-droite, bien sûr, qui a récupéré les voix populaires déçues par l’Union européenne et hantées par le déclassement social. Mais l’extrême-gauche voudrait bien récupérer le mouvement spontané apolitique des gilets jaunes qui se sentent « à la périphérie » de la nation, sinon de la république. Rester sans choix clair sur un problème identitaire n’incite pas les citoyens à voter pour des adeptes du coup d’éclat permanent avide de pouvoir. Ce pourquoi Emmanuel Macron a raison de prendre le problème à bras le corps, dans la tradition française tout entière qui n’est « ni de droite ni de gauche » mais reconnait le sacre de Reims autant que la prise de la Bastille.

Evidemment, ceux qui ne sont pas au pouvoir ne sont jamais contents : c’est toujours trop ou trop peu. Mais tout l’art de la politique est celui de faire tenir les intérêts particuliers divergents dans un seul intérêt général. Il ne peut être qu’un compromis, sous la contrainte des valeurs reconnues par la Constitution. A moins de changer de régime – ce dont rêvent la peine et le mélange-tout.

L’Etat libère les individus des appartenances « naturelles » : organiques, communautaires, religieuses. La gauche prend l’air de ne pas le savoir mais elle prolonge les libéraux qui ont suscité 1789, puis la République en 1877, en s’appuyant sur l’Etat pour défaire les aliénations. La droite bonapartiste ne fait pas autre chose que de promouvoir la société rationnelle fondée sur le contrat (où existent droits et devoirs). Pour les révolutionnaires, l’Etat aide les citoyens comme des fils mais, en contrepartie, les distingue des « allogènes ». Les premières cartes d’identité pour citoyens et les passeports pour étrangers ont été instaurés à Paris en 1792. Vous avez bien lu : pas sous Vichy occupé par les nazis mais sous la glorieuse Révolution française. La loi du 19 octobre 1797 régule les expulsions d’étrangers, réalisées par le ministère de la Police créé en 1796. La IIIe République vote une loi sur la nationalité en 1889 et instaure la carte d’identité des étrangers en 1917. D’après le contrat social, pour devenir français il ne suffit pas de naître, il faut aussi adhérer aux valeurs de la république et vouloir devenir citoyen. Ni les illégaux, ni les intégristes qui dénient que la loi républicaine soit au-dessus de la loi de leur dieu, qui nient la dignité de la femme et refusent de montrer leur visage, ni ceux qui font appel au meurtre ethnique n’ont vocation à bénéficier du contrat social. Ils ne sont donc « français » que de papier.

La conception anglo-saxonne du contrat social se fonde moins sur le despotisme éclairé d’un Etat central que sur la négociation permanente des intermédiaires sous l’égide du droit coutumier. Cette façon libérale de « faire société » tolère la juxtaposition des communautés religieuses ou tribales, à condition d’obéir à la loi.

L’identité française est fondée plutôt sur la volonté d’appartenir – qui ne va pas sans tentation d’imposer un modèle unique. La « fraternité » de la devise républicaine n’est pas volonté d’unir les différences mais de fusionner dans une obsession égalitaire de réduire au même. Des trois termes de la devise, la liberté est bien oubliée. Ce forçage provoque des cristallisations identitaires qui s’opposent à un monde « souchien » perçu comme hostile – alors que le modèle de la culture dominante « vue à la télé » (donc américaine – voir TF1 !) propose un contre-modèle. Bien qu’il n’empêche ni la haine, ni le terrorisme, le modèle de salad bowl américain (où les ingrédients coexistent sans se mélanger) s’oppose à la fusion intégrationniste française. La revendication à la mode du « toujours plus » d’égalité exigerait que la France délaisse son modèle au profit du Yankee.

L’opinion actuelle française exprime ses craintes d’être confrontée à des comportements non citoyens qui ne correspondent ni à sa culture ni à ses mœurs, sans que le droit paraisse au-dessus des comportements – tant il est embrouillé par les juges, les avocats, les « associations » et les médias. Les politiciens de gauche mettent de l’huile sur le feu en disant tout et son contraire : qu’il faut accueillir tous les sans-papiers, instaurer des quotas d’emplois pour la banlieue, faire voter les étrangers, ne pas voter de loi contre la burqa au « risque » de discrimination tout en se déclarant contre, au « risque » de briser le vivre ensemble… Mais oui, vivre, décider, comporte des risques !

Alors, que choisir ? Tolérer jusqu’à la guerre civile en réponse au terrorisme ? Le débat devrait porter sur du positif, par exemple proposer un droit des migrants sans assimilation obligatoire mais obligation de trouver un emploi et avec accès restreint aux prestations sociales durant un certain délai. Les citoyens ne voient plus le clivage entre Français ou étranger : ce sont eux qui payent les impôts et ceux venus de l’extérieur qui en profitent. Ils ne voient plus ce qui distingue la gauche de la droite sur l’identité nationale. Ce pourquoi les plus résolus se réfugient aux extrêmes.

La gauche traditionnelle reste entre deux chaises. Elle est tiraillée entre son aile bobo (bourgeois bohèmes) qui se sent coupable d’être nantie et en rajoute dans la générosité d’Etat payée par les impôts de tous (tout en se gardant dans de beaux quartiers avec vacances à Miami et fortune en Suisse), et son aile populaire concon (consommateurs consensuels). Quant à la droite traditionnelle, elle ne sait pas où elle en est : soit elle suit En Marche car elle est au fond d’accord à quelques détails près, soit elle se tourne vers le Rassemblement national au risque d’y perdre son âme.

Ceux qui sont la majorité, ni vraiment de droite sur tout, ni vraiment de gauche sur le reste, voudraient simplement que le contrat citoyen soit respecté. Le président actuel louvoie dans la tempête et c’est cela la politique : tenir le bateau.

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Minuit dans les jardins du bien et du mal de Clint Eastwood

Qu’est-ce que la vérité ? Ou la justice ? Au nord ou au sud, les conceptions sont différentes et le journaliste newyorkais John Kelso (John Cusack), débarqué à Savannah en Georgie pour couvrir en cinq cents mots la réception de Noël du nouveau riche collectionneur Jim Williams (Kevin Spacey), connait un choc de culture. Car, lui dira Jim à la fin, « la vérité, comme l’art, est dans l’œil du spectateur. Vous croyez ce que vous choisissez ». Une statue de cimetière montre une jeune fille qui tient deux plateaux en balance (la Bird Girl, désormais au musée) : la vérité peut être celui de droite (nordiste, rationnelle) – ou celui de gauche (sudiste, vaudou), c’est selon. Nous sommes dans le Sud et la ville subtropicale cosmopolite, composée pour moitié de Noirs, ne connait de vérité ou de justice que relative…

Notre journaliste béjaune, qui aurait l’air moins ridicule s’il ne gardait pas si souvent la bouche ouverte comme un poisson hors d’eau, rencontre des « cas ». Un promeneur de chien mort il y a des années, mais pour 15 $ la journée ; une blonde Mandy qui n’est que « copine » avec son déclaré petit ami (Alison Eastwood) ; l’ancien universitaire prénommé Luther entouré de mouches qui porte sur lui constamment une fiole de poison pour déverser dans les réservoirs d’eau de la ville sans que personne ne s’en émeuve (Geoffrey Lewis) ; une grosse négresse vaudou, Minerva (Irma P. Hall), portant lunettes noires même en pleine nuit et qui « sait » communiquer avec les morts dans « le jardin » (qui est le cimetière) ; enfin Lady Chablis, une belle noire d’un snobisme absolu qui s’avère un travelo et qui a trouvé son nom de scène sur une étiquette de bouteille de vin… Rien de cela ne choque les habitants de Savannah. Ils forment une « communauté » avec ses diversités et chacun se mesure au regard des autres.

Car chacun s’avère, au fond, d’un égoïsme effréné. Ce qui ouvre un abime impossible à combler dans chaque personnalité. La solitude est insupportable et il faut revendiquer son identité pour se faire reconnaître, séduire, être entouré, paraître et sauver les apparences. C’est Jim en collectionneur obsédé de belles choses, Jim qui aime Billy le bad boy gigolo de 20 ans (Jude Law), lequel n’aime que lui et sa Chevrolet Camaro et pour le reste se défonce en sexe, alcool et drogues les plus dures pour combler son vide intérieur ; c’est Franck, alias Lady Chablis, qui est un homme avec son « service trois pièces » mais se veut femme tout en étant inapte à connaître l’amour sexuel selon ses désirs – une drag queen qui a réellement existé sous le nom de Benjamin Edward Knox alias Brenda Dale Knox, né(e) le 11 mars 1957 à Quincy en Floride, Miss Gay World 1976 et qui joue son propre rôle dans le film ; c’est Minerva la prêtresse qui s’entoure de colifichets et énonce prédictions et sorts pour simplement exister, se posant comme voyante du bien et du mal lorsque minuit sépare la magie bénéfique de la magie démoniaque. Mais c’est aussi Luther au prénom prédestiné, qui, s’il est vexé peut fort bien empoisonner la ville ; ou Mandy qui ne sait pas si elle aime ou non son ex-avocat rayé du barreau qui se défonce tous les soirs au piano jazz et squatte une villa délaissée pour un an par son propriétaire parti en Europe.

Le film est tiré d’un roman éponyme de John Berendt publié trois ans plus tôt et fondé sur un meurtre réel qui s’est produit en mai 1981 à Savannah. Car, une fois la réception annuelle de Noël terminée, Jim tire sur Billy avec un Lüger allemand de collection ; le garçon, fou défoncé, s’était monté la tête dans l’engueulade qui avait précédé et brandissait une arme qu’il venait de saisir. Billy est retrouvé sur le tapis précieux du bureau, troué de trois balles. Mais il n’a pas de poudre sur les mains, prouvant peut-être qu’il n’aurait pas tiré. Dès lors, le procès en contradictoire sera une bataille d’avocats pour convaincre le jury composé de la diversité du coin, y compris l’homme aux mouches, que les mains de la victime n’ont pas été convenablement protégées, que la scène de crime n’a pas été gelée et n’importe qui a circulé dans la maison après le meurtre – y compris le petit chat – et donc que Jim, notable reconnu et respecté, est innocent. Même si son homosexualité fait tache, selon la Bible, encore que « Dieu l’ait créé ainsi ». La vérité est toujours d’un côté comme de l’autre, selon le point de vue d’où l’on se place.

John, venu pour trois jours afin d’écrire cinq cents mots de commande, restera six mois au moins, s’établira avec Mandy et écrira un livre – un roman non-fictionnel dans le genre true crime.

J’ai vu quatre fois ce film depuis sa sortie ; j’en découvre chaque fois un aspect différent.

DVD Minuit dans les jardins du bien et du mal (Midnight in the Garden of Good and Evil), Clint Eastwood, 1997, avec John Cusack, Kevin Spacey, Jack Thompson, Jude Law, Paul Hipp, Brenda Dale Knox dit Lady Chablis, Alison Eastwood, Anne Haney, Irma P. Hall, Warner Bros 2011, standard €11.99 blu-ray €19.29 

DVD Clint Eastwood – Coffret réalisateur, contient 8 films : Au-delà, Invictus, Gran Torino, Mystic River, Un Monde parfait, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Sur la route de Madison, Bird, Warner Bros 2011, €29.90

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Philip K Dick, Docteur Bloodmoney

L’anticipation, cette fois, décentre l’histoire dans le temps. Ce n’est ni une uchronie, ni une aventure spatiale mais un futur « après la Bombe » – toujours dans la région de San Francisco, le nid de l’auteur. Le personnage principal ? Il n’y en a pas – mais tout commence lorsque Stuart McConchie, vendeur de télévisions, observe « le premier cinglé de la journée » qui se faufile furtivement chez le psychiatre Stockstill. Le lecteur n’apprendra qu’incidemment, plus tard, que Stuart est Noir. Effet de la lutte pour les droits civiques ? De l’ère Kennedy ? De la fin de l’apartheid, officialisée en 1964 ? Ce roman est pour une fois moins raciste… sauf envers les handicapés, connotés frustrés et revanchards, un danger pour la société, et envers les Allemands comme toujours, notamment ce Mister Tree dont le nom est en fait Bluthgeld.

Bluthgeld, en allemand, veut dire Bloodmoney, soit Prix du sang. C’est le terme employé par Luther pour traduire la somme remise par les Juifs à Judas pour trahir le Christ ; c’est aussi le prix d’une vie humaine, le wergeld allemand, demandé pour un crime dans le droit germanique. Bruno Bluthgeld (BB) est un docteur Folamour (film sorti en 1964), physicien atomiste – évidemment schizophrène, une obsession de Philip K. Dick – qui a mis en place le système de déclenchement de bombes nucléaires automatique en cas d’attaque des Etats-Unis. Evidemment, la technique échappe aux fols humains orgueilleux, dans la bonne tradition biblique, et l’Apocalypse se déchaîne ; seuls survivent ceux qui plongent dans les sous-sols de la ville. Bluthgeld n’est pas personnellement responsable mais il en est l’initiateur. Sa paranoïa aiguë le fait craindre au maximum et la surprotection qu’il développe en miroir dérape, l’Orient appelle cela le karma.

Après la Bombe, Bluthgeld/Tree se cache à la campagne à Marin County, non loin de la conurbation détruite de San Francisco, et élève des moutons comme un hippie. Bonny, une ancienne assistante à l’université qui l’a protégé pour son savoir, habite tout à côté et est la seule à le savoir… jusqu’à ce que Stuart débarque en commercial pour proposer d’industrialiser la production d’ersatz de cigarettes que produit Andrew Gill. Philip K. Dick fait de Stuart le Noir l’incarnation du vendeur à l’américaine, parfait citoyen toujours positif et expert à convaincre les autres, peut-être le seul personnage sensé du roman. Mais chacun reste dans sa bulle – dans sa paranoïa intime. Les relations ne sont qu’utilitaires, même le sexe, et les affaires de la communauté ne sont que relations de pouvoir. Andrew Gill, installé dans le coin depuis le Jour de la Bombe où il passait par hasard en camion, a été carrément violé par Bonny dans l’émotion. Une fille est née, Edie, qui parle à un frère jumeau fantôme, Bill, que le docteur Stockstill, réfugié dans le coin lui aussi, comprend être à l’intérieur d’elle, dans son ventre. Elle a désormais 10 ans, âge fétiche de « l’enfant » chez l’auteur.

Le lecteur un peu au fait de la biographie tourmentée de Philip K. Dick reconnaîtra sans peine en Bonny (qui veut dire Belle) sa propre mère fantasque, nymphomane et qui délaisse son rejeton, et en Edie l’auteur lui-même (inversé en fille) avec le spectre de sa sœur jumelle morte bébé en lui. Elle est un kyste qu’il lui faut extirper pour enfin exister et, par l’imagination, il en fait le deus ex machina de l’histoire.

Car une victime mâle de la thalidomide Hoppy (déformation dérisoire de happy…) prend du pouvoir dans la société d’après. Le médicament (évidemment allemand pour la paranoïa de Philip K. Dick) produit par Grünenthal GmbH dans les années 1950, l’a fait naître sans bras ni jambes ; son père le portait sur son dos à la messe et le pasteur lui faisait honte en le désignant aux fidèles sous prétexte du Christ. Il n’était rien avant, méprisé et peu ragoutant à voir ; il devient tout après lorsque son expertise en réparation et mécanique se révèle précieuse aux survivants.

Comme toujours avec les frustrés, leur ressentiment est tel que donnez-leur une main et ils prendront le bras. Hoppy Harrington se prend pour un nouveau maître du monde puisqu’il maîtrise la technique – celle-là même qui a fait défaillir la civilisation et que les survivants reconstruisent brique par brique. Il développe le pouvoir de projeter sa volonté comme une force et tue Bluthgeld lorsqu’il recommence à actionner ses bombes dans une crise de paranoïa aiguë. La communauté lui en est reconnaissante mais le phocomèle trouve que ce n’est pas assez. Il veut prendre la direction du satellite qui envoyait un homme sur Mars et que la Bombe a laissé tourner en orbite autour de la Terre sans que le dernier étage de la fusée ait pu être déclenché. L’astronaute Walt Dangerfeld sert de lien de communication entre les régions et les pays, puisque tout le réseau terrestre a été détruit ; son nom commence comme Walt Disney).

Seul l’auteur dans le ventre de sa sœur – ou l’inverse – peut mettre le holà au fascisme qui vient avec un frustré au pouvoir. Il pénètre en lui et l’éjecte, prend sa place. Facile à écrire, imaginable à faire, mais nous sommes dans la fiction. Les animaux ont muté, comme les humains, et certains chats sont devenus intelligents tandis que le chien de berger de Mister Tree parle. Cette fantaisie fait beaucoup pour le plaisir de la lecture.

Je me suis cependant aperçu, en lisant aujourd’hui ce roman, que je l’avais déjà lu à une époque lointaine, vers mes 17 ans, et que rien n’en était resté. Le terme assez rare de « phocomèle » m’en a fait souvenir. Ce roman est un divertissement écrit sous amphétamines, pas une œuvre qui fait penser ni des personnages auxquels on puisse s’attacher. Une histoire au kilomètre, comme ces séries qui envahissent la télé ; une production en chaîne comme les Yankees savent en servir aux consommateurs avides d’acheter. Je comprends de moins en moins l’engouement durable des SFistes pour Philip K. Dick.

Philip Kindred Dick, Docteur Bloodmoney (Doctor Bloodmoney or How we got long after the bomb), 1965, J’ai lu SF 2014, 316 pages, €6.00, e-book Kindle, €4.99 CD €14.18

Philip K Dick, Substance rêve : Le maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Docteur Bloodmoney, Les joueurs de Titan, Simulacres, En attendant l’année dernière, Presses de la Cité 1993, 1246 pages, €26.77

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Fantasme d’une cité parfaite, les trans (qui se disent « humanistes ») sont à la fête. Dans Gattaca, le centre spatial qui ouvre sur l’avenir et l’exploration des étoiles, ne sont sélectionnés que les meilleurs.

En bonne mentalité américaine, ce qui est meilleur est forcément génétique, essentiel, voulu par le Créateur. Au début et à la fin, le générique surligne en premier les lettres G, A, T et C qui représentent les bases de l’ADN. Tout ce qui est moins bon comprend une part du diable et « la chair » reste le péché suprême. Ce pourquoi tous les membres de l’élite spatiale, nec plus ultra de la science en marche, se doivent de porter costume-cravate de couleur noire et chemise blanche, tels les clergymen et les prêtres d’Etat que sont les fonctionnaires du FBI. Seuls les flics de base sont en imper et chapeau. Cet anachronisme quaker pour évoquer un « futur proche » de notre civilisation a quelque chose d’inquiétant : le conservatisme vire au fascisme aisément. Se croire « élu » par Dieu parce que génétiquement irréprochable est une idéologie où le mal et la souillure sont les autres, réduits à des tâches subalternes.

Un couple a voulu baiser comme avant pour faire un enfant ; Vincent est un bébé sain mais une goutte de sang prélevée immédiatement et analysée par ordinateur prédit déjà les risques qu’il court : il sera agité avec une propension à la violence, aura des problèmes cardiaques et devrait statistiquement mourir avant 30 ans, tout cela avec des probabilités allant de 69 à 89 %. Est-ce la main divine qui permet ainsi aux hommes de se perfectionner via la science ? La « grâce » venue de saint Augustin avant d’être reprise comme utile par Martin Luther et radicalisée par Jean Calvin ne s’adresse qu’aux élus chez les protestants (dogme condamné par l’église catholique dès le concile d’Orange en 529).

Devant cette imperfection de leur premier rejeton, le couple décide de lui donner un petit frère mais, cette fois, avec toutes les « garanties » de la Science, divinisée comme une Bible. Les protestants puritains américains préfèrent trop volontiers l’Ancien au Nouveau testament. Anton est un bébé parfait génétiquement, cette fois digne du nom du père, qui ne porte pas de lunettes de myope, qui peut entrer dans toutes les écoles où on peut l’assurer et qui croît plus vite que son frère aîné, le battant régulièrement à la natation durant leur enfance (la mer rappelle la mère et le liquide amniotique). Jusqu’à ce qu’un jour, à leur adolescence, ce soit Vincent qui le sauve de la noyade en le ramenant sur la rive dans une nature chaotique et menaçante, bien loin de la société programmée et aseptisée créée par le nouveau monde. Car Vincent (Ethan Hawke) va jusqu’au bout de ce qu’il entreprend tandis qu’Anton (Loren Dean) se repose sur ses lauriers.

Le jeune homme sait alors qu’il peut rêver des étoiles, explorateur né, pionnier issu de pionniers, résurgence « naturelle » et non « fabriquée » de l’esprit américain des premiers temps. Sa volonté impose à ses tares de servir son projet, quels qu’en soient les obstacles. Et c’est parce qu’il est imparfait – « non-valide » en américain de Gattaca – qu’il possède en lui les ressources multiples qu’une programmation nazie ne sauraient lui assurer. La propension eugéniste des nazis était en effet la pureté de la race mais surtout l’homogénéité du peuple qui permet aux individus de se sentir communauté, donc parfaitement disciplinés. Les trans (humanistes) pensent-ils autrement dans leur élitisme primaire de Blancs menacés par la montée des gènes nègres et latinos aux Etats-Unis même ?

Le jeune homme se fait embaucher dans Gattaca mais selon son statut de classe inférieure et non selon ses besoins ; le réalisateur retrouve ici le marxisme, pourtant honni des croyants puritains du maccarthysme. Comme il en veut, il va ruser. Il simule un décès à l’étranger et se met en relation avec un trafiquant (Tony Shalhoub – un nom déjà « louche »…). On ne sait comment il le rencontre mais « là où il y a une volonté il y a un chemin », disait volontiers Nietzsche. Ledit trafiquant fait commerce de fausses identités moyennant 20% des revenus tirés de la nouvelle situation. Pour être génétiquement parfait, pas de problème : il suffit de présenter aux tests des échantillons de sang, d’urine, de cheveux, de peau, génétiquement parfaits, d’être de la même taille, corriger sa vue par des lentilles de contact et ressembler suffisamment à son clone. Vincent est donc mis en relation avec Jérôme (Jude Law), un parfait génétique mais qui a échoué à acquérir la première place au championnat de natation. Il a voulu se supprimer pour cela en se jetant sous une voiture (électrique) et en est resté paraplégique. Il ne peut garder son train de vie de l’élite que s’il « loue » les éléments de son corps à un autre qui en a besoin et le finance. Il pisse dans des poches, se tire du sang, s’arrache des cheveux, se racle l’épiderme et collectionne tout cela pour Vincent, désormais prénommé à sa place Jérôme. Lui prend son second prénom, Eugène qui rime avec gène, en grec de noble race…

Et le nouveau Jérôme réussit sans problème son « entretien d’embauche » comme spationaute à Gattaca : il se réduit à l’analyse d’un échantillon d’urine. Si l’on est génétiquement sans reproche, on est réputé être professionnellement au top. La morale de la prédestination comme celle de la science et celle du capitalisme se rencontrent dans l’idéologie qui court sourdement sous la mentalité américaine.

Vincent/Jérôme réussit fort bien parmi ses faux pairs parce que sa volonté le fait travailler plus que les autres et que son intelligence rusée lui permet d’éviter tous les obstacles. Il est sélectionné pour le prochain voyage sur Titan, un satellite de Saturne, dont le créneau spatial ne survient que tous les 70 ans. Sa perfection apparente le fait désirer par Irène (Uma Thurman), une presque parfaite mais qui garde quelques tares génétiques, comme par le fils du docteur Lamar (Xander Berkeley) qui fait passer les tests de validation. Vincent/Jérôme sort avec Irène qui a fait discrètement un test génétique sur un cheveu qu’elle a trouvé sur son peigne dans le tiroir de son poste de travail (mais Vincent y a mis exprès un cheveu du vrai Jérôme, ne laissant rien au hasard). Irène lui avoue qu’elle n’est pas parfaite et que les statistiques lui prédisent des problèmes cardiaques, ce pourquoi elle se vêt, se maquille et se comporte comme plus royaliste que le roi pour faire croire – mais le garçon s’en moque, pour lui ce n’est pas cela qui compte. Tout serait irréprochable : le prête-identité qui est devenu un ami, le poste désiré, son départ prochain, une petite amie approchée – si le destin ne s’en mêlait.

Son directeur est assassiné ; il doutait du bien-fondé d’aller sur Titan et aurait bien retardé le programme pour deux générations. Sa mort permet de poursuivre selon le délai prévu mais la police enquête. Or, dans ce nouveau monde génétique, la police est surtout scientifique : elle prélève absolument tout ce qui peut se prélever et effectue des analyses ADN pour déterminer qui est le mouton noir du troupeau. Parce qu’il n’a pas été programmé pour éviter l’alopécie, Vincent/Jérôme laisse « un cil » sur un rebord de parapet – et ce cil montre qu’il est « in-valid », non validé. S’engage alors une course-poursuite où le flic à l’ancienne dirigé par Anton, le propre frère de Vincent, va tenter de coincer le renégat. Or ce n’est pas Vincent qui a tué le directeur ; en attendant de trouver le vrai meurtrier, il s’agit de durer jusqu’au lancement qui ne peut être retardé, ce qui donne quelques scènes d’action fort bienvenues dans ce film à thème.

Il n’y a que la prétention du vrai Jérôme à goûter le vin rouge tout en fumant une clope et râlant parce que le flacon n’a pas été ouvert au moins cinq minutes avant dégustation, qui fait tache. Un connaisseur sait qu’il est parfaitement inutile d’ouvrir la bouteille trop à l’avance, il suffit d’aérer le vin rouge en carafe ou de le faire tourner lentement dans le verre pour faire monter son bouquet. Quant à la clope, c’est un tue-l’amour sans appel ! Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi, une fois de plus, dans la société parfaite que le réalisateur présente du futur, il conserve tous les carcans victoriens inutiles (chapeau, imper, cravate) comme tous les vices de l’ancien monde (le snobisme, la clope).

Sans dévoiler la fin comme les profs contents d’eux qui gèrent Wikipédia le font sans vergogne, disons que tout ira bien pour Vincent/Jérôme : sa volonté triomphe de tout, seul message peut-être du film dans la lignée du « aide-toi, le Ciel t’aidera » plutôt que dans celle de la Prédestination de se croire « élu ». Ce qui le fait admirer et aimer, presque au sens sexuel, à la fois par Irène, par Jérôme, par son directeur spatial et par le docteur via son fils imparfait. Il faut dire qu’Ethan Hawke, à 27 ans, incarne un jeune homme musclé et empli de vitalité qui irradie son aura tout autour de lui.

Seule une part de hasard permet la liberté via la volonté, contre la prétention de la religion de tout prédestiner et contre l’orgueil scientiste de croire tout peut être calculable donc contrôlé.

DVD Bienvenue à Gattaca (Gattaca), Andrew Niccol, 1997, avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Loren Dean, Alan Arkin, Gore Vidal, Ernest Borgnine, Xander Berkeley, Tony Shalhoub, Sony Pictures 2008, 1h42, standard €8.96 blu-ray €9.97

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George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

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Marc Kravetz, Irano nox

La « nuit d’Iran », titre emprunté au poème de Victor Hugo Oceano nox, scande les quarante ans de la révolution islamique de Khomeiny en 1979. Ce livre de synthèse des reportages effectués alors par l’auteur lorsqu’il avait 40 ans sera son dernier livre. Je l’ai lu à sa sortie en 1982, avide de savoir ; je viens de le relire. Il est vivant, il tient la route, il disait déjà tout ce qu’on devait savoir.

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Combien de révolutionnaires, combien de militants, partis joyeux et gonflés d’espérance, ont-ils disparu dans la tourmente islamiste ? Une mer sans fond, une nuit sans lune : tel est l’Iran de 1982 lorsque s’achèvent les grands reportages, commencés en 1979 alors que le Shah s’exilait. De la monarchie à la mollarchie, quarante ans plus tard, quel progrès ?

« Vous ne pouvez pas comprendre » est le leitmotiv que tout Iranien de l’époque oppose à l’auteur. Pourtant, contrairement aux journalistes de bureau, lui vient voir, toucher, sentir. Il rencontre, il écoute, il se renseigne, il médite. Mais il n’est pas musulman, ni ne parle persan. Lui vient de « la gauche » soixantuitarde passée par l’UNEF et le PSU, allant même faire un stage de guérilla à Cuba avec Christian Blanc, futur PDG de la RATP, d’Air-France et de Merrill Lynch France – et de Pierre Goldman, juif polonais comme lui, mais tombé dans le banditisme révolutionnaire, assassiné par les nervis.

Le marxisme découvrait l’islam, le rationalisme se confrontait à l’opium du peuple. La gauche intellectuelle française n’était pas prête à cela – et elle l’a occulté jusqu’aux attentats de 2015. Pourtant, l’Iran de Khomeiny en 1979 disait déjà tout ce qu’il fallait savoir, montrait tout ce qu’on allait voir. Mais il est de pire sourd qui ne veuille entendre, ni d’aveugle plus convaincu que celui qui ne veut pas voir. Marc Kravetz, au fil des rencontres, distille cependant le message.

« Khomeiny (…) a redonné à l’islam chiite sa force originelle de refus de la tyrannie et de la dépendance à l’égard de l’étranger. (…) Nous rêvions d’une révolution populaire, démocratique et anti-impérialiste : Khomeiny est en train de la faire et de la gagner. Mieux encore, sans parti, sans avant-garde organisée, sans autre idéologie que le message de l’Islam, il entraîne et unit le peuple tout entier » p.27. Tout est décortiqué dès les premières pages : la foi et l’espérance – manquera toujours la charité. La foi superstitieuse du petit peuple endoctriné par les mollâs et contraignant la vie quotidienne jusque dans la chambre à coucher ; l’espérance niaise de « la gauche » européenne lors du premier printemps « arabe » né chez les Persans (qui sont aryens) ; l’inutilité d’un parti communiste organisé en avant-garde à la Lénine – puisque le clergé chiite est déjà là et suffit.

Mais la foi est impérialiste, puisqu’elle sait détenir la Vérité suprême : Dieu a parlé par le Coran pour tout temps et en tous lieux. Il n’y a rien au-dessus de Dieu et lui obéir est un devoir – sous peine de griller éternellement dans les flammes de l’enfer sans les douceurs des houris ni des mignons. L’islam est l’identité des musulmans, leur enfance, leur façon de vivre, leur foi, leur loi et leur politique, l’affirmation de leur virilité. « Cette frustration agressive qui se marque (…) par l’exacerbation de la peur de l’autre et l’identification du moi à la force impérative de la Loi » p.161.

Mieux, la foi « appliquée à la société annonçait la communauté fraternelle des croyants, le dépassement des conflits et des contradictions, le règne de l’égalité dans la Cité de Dieu » p.106. Adi Rafari, un jeune mollâ lui affirme : « Notre révolution n’est rien d’autre que l’accomplissement des lois et des commandements de notre religion. Notre but est de créer une société où nous pourrons vivre comme au temps d’Ali, gendre du Prophète et fondateur de la foi chiite » p.117. Les terroristes islamistes actuels ne disent pas autre chose : comment n’avons-nous pas compris, en 1979, ce qui se préparait pour 2015 ? Chacun est libre d’exprimer ses opinions, « mais personne n’a le droit d’utiliser cette liberté contre l’Islam » p.121. La fatwa contre Rushdie et les tueries contre les caricatures de Mahomet sont de cette veine : la « liberté » est la censure – puisque l’humain n’est pas libre mais esclave de Dieu (et les femmes deux fois plus que les hommes). « Tout ce qui vit, bouge, palpite, respire doit se soumettre au code ou être exterminé » p.173.

L’islamisme est un intégrisme – la soumission de la politique aux commandements de Dieu – et un totalitarisme – puisqu’elle régit toute existence de sa naissance à sa mort. L’Iran khomeyniste l’a prouvé.

La révolution ? Elle est née moins de la répression de la Savak, la police politique du Shah, que du ressentiment. Les Iraniens du petit peuple et des classes moyennes frustrées veulent « se venger. – De quoi ? – Du rêve américain. (…) De leur rêve à eux. (…) Les gens sont peut-être bornés, analphabètes et ils ne connaissent rien du monde, mais ils savent au moins une chose, c’est qu’on les a bernés. Qu’ils sont des paumés pour toujours, que l’Amérique s’est foutue de leur gueule » p.39. Les gilets jaunes franchouillards sont dans le même sentiment ; leur manque cependant une foi et un chef… « La foule et Khomeiny se nourrissaient l’un de l’autre. Khomeiny suivait le peuple qui l’avait choisi comme guide suprême. Mais en ratifiant le choix du peuple, Khomeiny lui conférait le sens d’un destin collectif » p.88. Les printemps arabes sont la suite de ce qui s’est passé en Iran en 1979. Les attentats de 2015 et les autres sont la suite de ce que Khomeiny a prêché : « La hargne du zonard sacralisé par la cause du Prophète : il y a en effet de quoi craindre le pire » (p.134), écrivait Marc Kravetz en 1982… Le pire est arrivé avec Daesh et les attentats des zonards réislamisés.

Un livre écrit à chaud, mais sur le terrain ; un livre étape d’une histoire en mouvement qui reste d’actualité. Qu’on peut lire et relire aujourd’hui car, malgré les gens cités qui ont disparu, les impulsions sont les mêmes. Le monde doit tout changer pour que rien ne change, l’Iran islamiste le prouve à l’envi.

Marc Kravetz, Irano nox, 1982, Grasset, 273 pages, €19.90 e-book Kindle €5.99

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Philippe Pelletier, Japon crise d’une autre modernité

Saisir le Japon n’est pas aisé. L’auteur y a vécu sept ans, professeur de géographie, et nous offre une synthèse utile qui n’a rien perdu de son actualité, détaillée en thématiques.

Le Japon est une suite de 6852 îles, mais centré sur lui-même. Au contraire des Anglais, qui sont marins et sillonnent le globe, les Japonais sont pêcheurs et ramènent leurs prises chez eux. Le pays se vit comme un bastion assiégé par l’immense Chine qui a failli l’envahir en 1274 et en 1281, et que les kamikaze (vents divins) ont sauvé en dispersant la flotte de Kubilaï Khan. La fermeture au monde des Tokugawa a encouragé un développement interne à côté des techniques occidentales jusqu’au forcement de blocus du commodore Perry.

Les échanges existent, mais au profit de l’archipel. La riziculture inondée est une technique importée de Chine via la Corée dès le VIIIe siècle avant. Le tissage de la soie, la fabrication de papier, la fonte de métaux, viennent de Corée, les lettres de Chine, comme le bouddhisme au VIe siècle après, qui sera japonisé en zen. L’écriture japonaise sera elle aussi créée en rivalité avec l’écriture chinoise, vers le IXe siècle. Seul le christianisme a été rejeté par les shoguns car il n’était pas une croyance tolarante mais totalitaire (Credo in unum Deum…).

C’est la pêche qui a organisé l’espace autour des côtes et des ports, aucun lieu n’atant à plus de 100 km de la mer. Elle a orienté les choix agricoles en facilitant une culture intensive localisée sur les 19% du territoire qui est habitable – car les montagnes occupent les trois-quarts du pays, le mont Fuji culminant à 3776 m. L’agriculture est fondée sur le riz et l’irrigation, stimulée par apport d’engrais issus des algues ou du poisson. Toutes les grandes villes japonaises sont des ports par besoin d’échanger avec le reste du monde.

Cette géographie d’archipel, isolé à l’extrême point de l’Asie et ouverte sur l’océan, a façonné une mentalité particulière. Le climat japonais va de subpolaire à Hokkaido à subtropical à Okinawa. Les risques naturels y sont élevés : tremblements de terre, tsunamis, typhons, pluie abondantes, habu (serpent mortel des îles du sud). Ils ont engendré une culture de l’éphémère et du changement permanent, renforcé par le bouddhisme (tout est impermanence) – en même temps que des techniques ingénieuses : irrigation, constructions en bois antisismiques (les pagodes) ou en bambous (échafaudages, maisons paysannes), observations de la nature (truites des temples qui prévoient les tremblements de terre). La brièveté des secousses sismiques, les brusques éruptions volcaniques, les dévastations brutales de typhons ou des tsunamis, la floraison des cerisiers, le flamboiement des érables, l’éphémère des lucioles d’été – ont conduit aux haïkus, ces poèmes courts centrés sur une émotion, à l’architecture de bois qui se reconstruit périodiquement à l’identique, aux jardins intégrés dans le paysage, aux villes sans centre mais aux zones accolées. L’espace est organique, comme la pensée.

Car la société se vit collective, imbibée d’esprit communautaire. Il est né des communautés villageoises autour de la culture du riz et, dans les villes modernes, des groupements de quartier informent les habitants, nettoient les rues, surveillent les jeunes. Les rapports sociaux tournent autour de la loyauté et des devoirs réciproques. Des liens émotionnels forts sont créés dans la prime enfance avec la mère (amae), tandis que la compétition est encouragée entre les groupes (de garçons) à l’adolescence. Le poids du groupe soulage autant qu’il pèse : il dilue la responsabilité mais encourage le conformisme. La langue japonaise efface l’ego, le sujet est remplacé par un présentatif qui varie suivant l’interlocuteur et la condition. La morale est donc plus de situation qu’assise sur des principes généraux ; ce qui marche le mieux aujourd’hui à moindre frais est privilégié. D’où la conception du travail, plus artisanale que créative : le souci de perfection, l’attachement à la précision, le culte de la patience, l’emportent sur l’élan et l’originalité. La perméabilité du sujet est le fondement du besoin d’harmonie et de consensus. « De façon compulsive, l’individu japonais veut être dans l’ambiance, dans la note commune, ne pas dissoner » p.127.

Cela explique l’emprise des rites, des cérémonies, des valeurs sûres. Les comportements sont prévisibles, la honte est tenue à distance. Les Japonais sont « extrêmement sensibles au regard et à l’opinion d’autrui », d’où leur attitude de bon élève. Mais il y a aussi la perméabilité du monde, les morts avec les vivants, l’endroit inséparable de l’envers, le bon inséparable du mauvais, l »’invisible avec le visible, l’impalpable avec le palpable. D’où cette culture de masques, de reflets, d’ombres, de surface, de rôles.

Le Japon de l’ouest, centré sur Osaka, domine aujourd’hui. C’est une région qui s’est mise très tôt à l’école de la Chine, espace maritime et marchand aux puissantes sectes bouddhistes et aux pirates, aux aristocrates de cour et aux commerçants influencés par l’Europe. Le Japon de l’est, centré historiquement sur Tokyo, est plus homogène, héritier d’une culture de paysans guerriers samouraïs, pionniers devenus chevaliers, agraires et terriens. Plus guindés et conservateurs, ils sont plus volontiers néo confucianistes que bouddhistes.

Les valeurs traditionnelles sont érodées par le modernisme qui promeut des aspirations hédonistes et individualistes, mais subsistent plus fort qu’en Europe. D’autant que les sports de masse croisent les valeurs japonaises : goût du travail synonyme d’effort, fonctionnement collectif, encouragements politiques. Le football est perçu comme un jeu mondial, pas spécifiquement américain ; le sumo s’exporte, Jacques Chirac en était fan. Le voyage permet de sortir du quotidien et du conventionnel. Il y avait 300 000 touristes japonais en 1970 ; 18 millions en 2000.

Philippe Pelletier, Japon crise d’une autre modernité, Belin/Documentation française 2003, 207 pages, €20.30

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Harry Wu, Retour au laogai

Né en 1937, le catholique chinois Wu Hongda est mis en prison en 1960 pour avoir obéi au président Mao et fait s’épanouir cents fleurs : c’était un piège, la dissidence des opinions reste bannie en Chine depuis des millénaires et encourager la critique individuelle permettait au sadique Timonier de débusquer les « ennemis du peuple » (autrement dit les siens). Celui qui prendra le nom d’Harry a 23 ans.

Il passera 19 ans dans les camps, bien que condamné à « seulement » trois ans de prison, sa « rééducation » ne cessant d’être prolongée… Ce n’est qu’à la mort du dictateur rouge, en 1979, qu’il sera libéré, à 42 ans, sa vie irrémédiablement gâchée. Il n’aura dès lors de cesse de dénoncer au monde l’univers carcéral chinois, son conformisme au risque du goulag, son inspiration tyrannique auprès de Staline. Ce livre, paru en 1996, juste après son « expulsion » de Chine où il avait filmé les camps et les hôpitaux où sont prélevés des organes destinés aux greffes sur des prisonniers encore vivants ou tués pour la circonstance, est une forme de publicité démocratique. Elle est rendue possible par l’influence de la chaîne CNN, avant l’Internet et « les réseaux sociaux ».

La Chine, comme toutes les dictatures, sait qu’elle doit désormais compter sur la mise au jour instantanée et universelle de ses malversations en termes de droits de l’homme. D’où sa contestation de biais desdits « droits », au nom de leur conception trop occidentale. Le collectivisme ne serait-il pas lui aussi un « droit » humain, même s’il n’est pas individuel mais communautaire ?

Harry Wu s’est converti aux valeurs américaines et juge ses ex-compatriotes à l’aune de son nouveau pays. Mais plus de vingt ans ont passés depuis l’écriture de ce livre et, si le système carcéral chinois demeure, il semble moins fourni et vise moins à la rééducation idéologique. Il s’agit plutôt de mettre à l’ombre des dissidents avérés et des contestataires potentiels tout en les faisant contribuer au travail collectif. Le « droit » au sens occidental continue de ne pas exister, l’individu étant nié au profit de la famille et de la communauté, voire de la « patrie » han.

En visitant Dachau, Harry Wu avise la devise qui surmontait l’entrée du camp de la mort : « Le travail rend libre ». « Vous êtes sûrs ? fis-je abasourdi. En Chine, le slogan de nos camps, c’était : « Le travail bâtit une vie nouvelle » p.225. Ce n’est au fond pas très différent, puisque toutes les sociétés totalitaires se ressemblent. Mais cela nous permet de comprendre la coercition absolue qu’une société peut exercer sur sa population.

Ecrit à l’américaine comme un document vécu, ce livre rappelle combien la Chine reste peu ouverte au monde, autoritaire et tyrannique envers ses citoyens, prête à exploiter sa main d’œuvre prisonnière et à mentir sans vergogne à tout étranger. Trop orgueilleuse pour consentir à adopter des manières « universelles », elle impose ses propres valeurs comme toute nation sûre d’elle-même le fait naturellement. Mais ce qui paraissait un scandale absolu du temps de la présidence Clinton apparaît sous la présidence Trump comme d’un réalisme criant : le bouffon de l’immobilier ne pratique-t-il pas le même cynisme et le droit du plus fort à la chinoise ?

Harry Wu a été naturalisé américain en 1994 et est mort à 79 ans en 2016, hanté toute sa vie durant par l’expérience des camps.

Harry Wu, Retour au laogai – La vérité sur les camps de la mort dans la Chine d’aujourd’hui, 1996, Belfond 2004, 360 pages, €20.90

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Patrick Buisson, La cause du peuple

Les années Sarkozy ont passé et le citoyen a l’impression que c’était dans l’autre siècle. Il faut dire que les années Hollande ont été pires. Dans ce gros livre qui mêle chronologie et philosophie, Patrick Buisson règle ses comptes avec Nicolas Sarkozy mais montre qu’il déteste viscéralement la gauche. « Toujours j’avais contesté à la gauche le droit qu’elle s’arroge de définir les termes de la légitimité, de fixer les limites du pensable et de l’impensable, du dicible et de l’indicible » p.10.

Passons sur Nic Sarko, son cas est réglé en quelques phrases qui touchent juste : « Tout le temps qu’il avait été au pouvoir, Nicolas Sarkozy n’avait jamais eu pour conviction que son intérêt instantané et, son intérêt changeant, il n’avait jamais cessé de changer d’idées en y mettant toute l’énergie de ces insincérités successives » p.16. Ce narcissique ambitieux qui veut qu’on l’aime est et reste hors-sol, aussi brillant et aussi fade qu’une tomate hydroponique : « Plante aquatique au développement tout en surface médiatique, Nicolas Sarkozy se savait dépourvu de racines » p.21. Ce pourquoi il n’a eu aucune stratégie pour le peuple de France mais seulement une tactique pour gagner le pouvoir. La pratique de la triangulation récupère les idées et les symboles des autres pour séduire, non sans contradictions, tel « un trader de la politique » p.39.

Plus intéressante est la vision du monde sous-jacente portée par Patrick Buisson et qu’il a cru un moment pouvoir insuffler au président : celle de la droite traditionaliste. Foin de l’internationalisme abstrait où la gauche sans frontières rejoint curieusement le monde sans barrières de la droite affairiste, l’identité nationale redevient la grande préoccupation du temps : « la souffrance de la sous–France ». « Elle n’est pas, contrairement à ce que raconte la gauche, rejet de l’autre, mais refus d’une dépossession de soi et de devenir autre chez soi » p.52. Les races existent, malgré la doxa de gauche, car la Halde et SOS racisme les ont rencontrées : « Ce n’est pas la pauvreté qui interdit d’accéder à la réussite ou à l’emploi, mais uniquement l’origine ethnique et le sexe des individus. Voilà que les races, déniées par les scientifiques en tant que fait biologique, resurgissent comme fait social au nom d’un antiracisme qui réfutait l’existence même des races » p.41. Pas faux… Que la gauche balaye donc devant sa porte avant de se précipiter pour faire la leçon.

« À l’ère de la communication, ainsi que l’avait pressenti Antonio Gramsci, la relation de domination ne repose plus, en effet, sur la propriété des moyens de production. Elle dépend de l’aliénation culturelle que le pouvoir est en mesure d’imposer via le réseau de représentation qui double le réel et détermine ce qu’on doit ou ne doit pas savoir et penser de la réalité » p.131. Par exemple, en 2005, « s’il y avait mouvement social, c’était dans le sens où une micro-cité violente défendait par délégation le double système d’économie souterraine et d’économie parallèle qui, avec la manne de l’argent public et la rente des aides sociales, fait vivre les cités. Les ‘territoires perdus la république’ avaient fait jusque-là l’objet d’une concession implicite de la part de la gauche comme de la droite dans le cadre d’une sous-traitance mafieuse. Le non-droit ne perdurait dans ces zones que par ce qu’il recouvrait un non-dit » p.61. Plutôt que l’autorité d’Etat via la police, acheter la paix sociale par « les aides » ressort de ce côté américain détesté : « Les formes de manipulation et d’assujettissement plus enveloppantes et plus insidieuses qui trouvent leurs modèles inconscients dans l’emprise maternelle sont désormais jugés plus performantes et donc préférables aux anciennes formes patriarcales de domination » p.133. Pas faux non plus. Mais le voulons-nous ainsi ? A-t-on voté pour ?

C’est bien contre l’américanisation du monde que s’insurge Patrick Buisson. Au lieu de toujours en revenir à Sarkozy pour se venger, il aurait pu en élaborer une théorie. Ledit Sarkozy « s’érigea en référent ultime de l’individu tout-puissant qui ne supporte ni carcan ni contrainte et ne s’accomplit que par la réalisation de son désir » p.84. La caricature ultime en est Trump, ce paon bouffonnant gonflé de son ego et qui gouverne par le verbe en reconstruisant la réalité telle qu’il la veut.

Buisson se veut anti individualiste, antiaméricain et anticapitaliste – donc antimoderne. « Une convergence souterraine réunit les antimodernes, qu’ils soient catholiques, contre-révolutionnaires ou proudhoniens. Elle s’exprime dans l’idée de société organique, de justice distributive et commutative et dans un même refus du peuple atomisé, livré à la domination absolue de la bourgeoisie financière et industrielle » p.228. Marxisme, libéralisme, capitalisme, socialisme : même combat ! Buisson, lui, combat tout ceux-là. Il est pour la communauté, pas pour la sociabilité ; pour l’organique de la naissance pas pour le contrat social ; pour l’enracinement au pays pas pour le hors-sol cosmopolite. Il appartient à ce courant de « droite légitimiste » théorisé par René Raymond jadis, qui n’a jamais accepté la Révolution française ni les idées des Lumières. Pour ce courant, le monde ne change pas, il croit comme une plante ; l’industrie qui déracine de la terre est l’ennemie ; les nouvelles technologies qui exaltent l’individu, l’enfer. « Le capitalisme consumériste a su utiliser l’énergie destructive des contestataires pour délégitimer et démanteler toutes les digues institutionnelles et civilisationnelles susceptibles de faire obstacle à son expansion » p.233. Buisson cite Pier Paolo Pasolini qui en appelle à l’église contre la consommation ! Il aurait pu en appeler aussi à nombre d’écolos qui veulent revenir à la terre et aux valeurs de lenteur et de respect qu’elle est censée enseigner.

L’idéologie multiculturaliste venue des États-Unis exige un corps social sans aucune identité propre afin de pouvoir juxtaposer comme autant de cubes multicolores d’un jeu de bébé les identités particulières présentes au hasard un moment donné. « On choisirait dorénavant son identité passagère et sa communauté d’appartenance comme on choisissait un forfait d’opérateur téléphonique ou un fournisseur d’accès Internet, mais avec l’option de résiliation instantanée. L’homme, devenu autoentrepreneur de lui-même, ne rencontrerait plus d’obstacles à son autofabrication au sein de la société de l’indétermination » p.341 Exemples : Michaël Jackson, l’utopie transhumaniste, l’univers tactique des fake news et rose du performatif trumpien. D’où l’abominable « contrainte » de l’assimilation, d’où ces « droits » offerts à la moindre minorité ethnique ou sexuelle, d’où ce diktat de l’ONU contre la loi française interdisant le voile dans l’espace public, d’où cette immigration acceptée et encouragée au nom de l’universel social, moral et marchand. Au contraire, pour le courant traditionaliste, culture et patrimoine expriment l’identité ; ils sont supérieurs à la politique ou à l’économie.

« Entretenir la culpabilité coloniale à longueur de récits, démissions, de films, de reconstitutions historiques biaisées, avait été sans conteste été le plus sûr moyen d’enfermer les jeunes de l’immigration dans une culture de l’excuse qui les dispensait du moindre effort, tout en attisant en permanence un racisme à rebours qui ne demandait qu’à sourdre » (…) « Il s’agissait, à travers cette entreprise de culpabilisation collective, de faire accepter une immigration de peuplement comme la juste réparation des crimes du colonialisme due aux peuples anciennement assujettis » p.266. Buisson combat « le souverain poncif qui voulut que la France eût été toujours été une terre d’immigration, alors qu’entre la chute de l’empire romain et le milieu du XIXe siècle, le socle de la population française était resté pratiquement identique pendant près de 1500 ans en l’absence de flux migratoires quantitativement significatifs (…). L’arrivée d’une immigration européenne entre 1850 et 1950 ne modifie pas sensiblement la donne » p.251. Sur 3,5 millions d’immigrants italiens entre 1870 et 1940, selon Pierre Mirza, près des deux tiers n’avaient pas voulu s’intégrer et sont repartis.

Effet du capitalisme et de la lâcheté politique : « Le recours à la main-d’œuvre immigrée créait un profit qui allait essentiellement aux entreprises (bas salaires, restauration des marges, désyndicalisations du salariat), tandis que les coûts d’intégration (formation, éducation, sécurité) et les coûts sociaux (santé, logement, aides et prestations sociales) de cette main-d’œuvre était à la charge de la collectivité » p.371. D’où le toujours plus d’impôts, payés par le toujours moins d’assujettis : la classe moyenne en a marre et se radicalise.

Quand les sociétaires n’ont plus de langage commun, ils vivent dans l’entre soi : les riches vivent en ghetto tout comme les pauvres, mais à Neuilly plutôt qu’à Sarcelles. Quant aux musulmans qui sont heureux de vivre en France, le progressisme de gauche les blesse : « Le mépris que leur inspire la société française, jugée à la fois apostate et décadente, est pour beaucoup dans leur refus croissant d’intégrer la communauté nationale. De la banalisation de l’avortement à la légalisation du mariage gay, de l’exaltation du féminisme à la marchandisation de la maternité, de la dévalorisation de l’autorité masculine à la proscription des vertus utiles, de la théorie des genres à l’ABCD de l’égalité, de l’obscénité à la pornographie télévisuelle, les musulmans se sentent et se disent agressés en permanence dans leur être de croyants comme dans leur identité la plus profonde par nos lois et nos mœurs » p.320. Une identité affirmée ne permettrait-elle pas de mieux intégrer ceux qui le veulent ? « Le moment n’est-il pas venu de conclure que ni le vide de la laïcité, ni le trop-plein de la société de marché, n’offrent d’alternative crédible face à l’islam ? » p.321. C’est bien la honte du socialisme de parti en France de n’avoir pas eu la moindre idée sur le sujet.

L’article 58 Convention européenne des droits de l’homme permet la dénonciation unilatérale de cet article 8 honni qui donne « droit » à une vie familiale ; des clauses dérogatoires sont possibles comme le Royaume-Uni, Danemark, Irlande l’ont choisi. Pourquoi pas la France ? Car, « avec la combinaison pour la première fois dans l’histoire d’un vieillissement démographique, d’une immigration de peuplement et d’une recherche frénétique du bien-être, l’explosion économique et l’implosion politique de notre prétendu modèle social sont inéluctables » p.436. Sauf à ce que les politiciens avisés prouvent le contraire. Macron le tente mais aura-t-il le temps de voir les fruits qu’il attend mûrir ?

Il faut lire Patrick Buisson car les idées qu’il défend emportent l’adhésion de ceux que les « experts » appellent les populistes. Retrouver ses racines, affirmer son identité historique, faire une pause dans le grand chambardement de la mondialisation et du métissage de tout avec tous : ce sont les grandes causes du siècle. Elles touchent tous les pays – même les Etats-Unis ! Refuser de les considérer c’est faire l’autruche qui se cache la tête dans le sable. Les bobos y sont experts, du moment que leur petit confort n’est pas troublé, mais tous les citoyens auront à se prononcer lors des élections futures. Si les politiciens raisonnables ne prennent pas en compte cette insécurité culturelle, en plus de l’insécurité sociale et physique, les extrémismes l’emporteront – dans une grande vague comme celle des années 30, conséquence de la crise de 1929, tout comme les conséquences de la crise de 2008 le menacent.

Les références des pages sont celles de l’édition originale 2016.

Patrick Buisson, La cause du peuple – l’histoire interdite de la présidence Sarkozy, 2016, Perrin Tempus 2018 (édition augmentée), 640 pages, €10.00 e-book Kindle €11.99

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La responsabilité de la gauche dans le racisme qui revient

On s’étonne, on pétitionne, on s’indigne ! Il est bien temps… L’antisémitisme revient et, avec lui, ce racisme honni que l’on croyait impossible après Auschwitz dans l’Europe développée.

Mais c’est moins la droite qui est responsable aujourd’hui que la gauche coupable de ce retour du refoulé. La droite a honte de s’être laissée aller à un certain compagnonnage avec le nazisme, même si la « solution finale » n’était pas anticipée (elle aurait dû). Le racisme de supériorité est aujourd’hui surtout aux Etats-Unis, en réaction au melting pot, où il sert de défouloir aux rancœurs des petits-blancs ; il est moins répandu en France où la citoyenneté rend égaux les individus. A condition qu’ils travaillent, qu’ils votent et payent l’impôt, la « différence » est un folklore. Mais c’est la gauche qui a réveillé la différence et rendus les gens inégaux par des « droits » particuliers ou un déni privilégié.

Tout commence après mai 68, que l’ensemble des « progressistes » ne cesse de vanter comme exemple de convergence des luttes, voire de nouvelle Commune de Paris. Sauf que les ouvriers, satisfaits des accords de Grenelle, n’ont pas méprisé la démocratie représentative ni boycotté les élections « piège à cons » comme les gauchistes enivrés de mots. La gauche de gouvernement s’était dite prête à gouverner mais « le peuple » en sa majorité en a eu assez de la chienlit et a voté gaulliste. La gauche radicale qui se croyait révolutionnaire a jugé dès lors le prolétariat indigne de sa mission historique et a lâché le peuple.

Une fois au pouvoir après 1981, la génération gauchiste a préféré les minorités ethniques et sexuelles aux ouvriers, comme l’a avoué cyniquement Terra Nova, ce tank de la pensée socialiste (Projet 2012, Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? – curieusement retiré du site mais que je tiens à disposition de qui en fait la demande). Dans le même temps, pouvoir oblige, la gauche de gouvernement a laissé tomber le socialisme dans un seul pays pour rester dans l’Europe – et dans l’économie de marché. Ce fut le tournant de la rigueur, fin 1983, sous Mitterrand. Un geste de réalisme aussi stratégique qu’économique (après trois dévaluations du franc…) qui a permis à la France de conserver son rang de puissance. Car le PIB, qu’on le veuille ou non, reste la mesure de la puissance : pas de chars ni d’avions, donc d’indépendance nationale, sans une production industrielle robuste.

Mais, parce qu’il fallait masquer cet abandon de la doctrine socialiste et que Mitterrand a tué Rocard et sa social-démocratie à l’européenne, il a dû créer de toutes pièces l’antiracisme des « potes ». Cela alors même que l’époque n’était guère portée au chauvinisme mais plutôt aux inégalités. Cet affichage moral du Bien masquait la triste réalité de l’exclusion des plus pauvres – donc des « racisés », minorités visibles venues travailler en usine et dans les mines alors que la gabegie de la gauche au pouvoir a fermé des pans entiers de ces industries (les Charbonnages, la sidérurgie). La revendication « contre » le racisme n’a pu que raviver les braises mal éteintes de la différence. Accuser quelqu’un de racisme, c’est en effet établir une distinction entre « nous » et « eux », désignant ces groupes victimes comme possédant des caractéristiques autres que celles des citoyens normaux.

D’autant que, malice de la dialectique, lesdites victimes du racisme sont présentées comme « plus égales que les autres » selon le mot juste de Coluche. A-t-on jamais vu « la gauche » – celle de gouvernement comme la gauche radicale – accuser de « racisme » ces Arabes qui tuent des Français juifs ou autres – parce qu’ils ne sont pas comme eux ? Le déni est cette attitude psychologique grave qui enfouit la réalité sous l’idéologie : « cachez ce sein que je ne saurais voir ! »

Ces Tartuffe qui se disent « de gauche », avec les connotations d’universalisme, de justice sociale, de partage des richesses et d’égalité pour tous, se montrent tout l’inverse de ce qu’ils affichent. Universalistes ces défenseurs acharnés de la plus infime minorité sexuelle, ethnique ou religieuse ? Justes socialement ces partisans forcenés de l’impôt toujours plus fort pour des « services » de moins en moins réels ? Partageux des richesses, ces élitistes de l’entre-soi dont un ministre tonnait contre la fraude fiscale tout en ayant un compte en Suisse, jurant les yeux dans les yeux que ce n’était pas vrai ? Égalitaires ces méprisants énarques ou Normale supiens qui se renvoient la balle « entre amis », embauchent leurs copains et répugnent à remettre en cause les statuts et les zacquis ?

Voilà de quoi alimenter un « racisme » anti-élite qu’ils s’étonnent de voir surgir brutalement en 2002 puis en 2017 au premier tour ! La France périphérique ne pardonne pas à la gauche – au pouvoir durant 24 ans sur 36 ans depuis 1981 (soit 86 % du temps !) son abandon des ouvriers, des paysans, des villes moyennes, du monde rural, des gens qui travaillent et subissent les grèves à répétitions des professions protégées « à  statut », et payent tous les impôts en étant juste au-dessus des seuils de redistribution.

Mais pourquoi s’en étonner ?

Qui dit internationalisme, comme la gauche révolutionnaire, dit abandon des nations (Staline avait dû en rabattre, en 1941, et faire appel au nationalisme russe pour combattre les armées de Hitler) – donc immigration sans frontières et « droits » pour tous, y compris de vendre à bas prix des produits fabriqués en Asie, en Afrique ou ailleurs.

Qui dit mondialisme, comme la gauche de gouvernement, dit abandon de l’Etat-nation. Or seul le cadre national permet un Etat-providence car l’impôt est perçu seulement sur un sol précis pour être redistribué à ses habitants. L’abandon des frontières et la libre circulation ne peuvent fonctionner que dans une zone relativement homogène – ce pourquoi les « fonds structurels » européen sont conçus.

Si l’immigration devient de masse, la redistribution sociale devient injuste car les ayants-droits sont toujours plus nombreux pour des impôts déjà lourds payés par de moins en moins. Ce qui attise « le racisme », les ouvriers déjà oubliés ne voyant pas pourquoi l’immigré d’où qu’il vienne, « réfugié politique » ou miséreux économique, aurait plus de droit que lui à recevoir la manne publique. « On ne peut accueillir toute la misère du monde », disait Rocard, « même si l’on doit en prendre notre part ». Qu’on ne m’objecte pas qu’il « suffit de faire payer les riches » ! Comme le dit Piketty lui-même, les riches sont vraiment très peu nombreux et même les taxer à 90% produirait une faible imposition globale en supplément – sans parler de leurs réactions légitimes de fuite ou de renonciation aux revenus (comme le font déjà nombre de médecins, d’ophtalmologues et autres professions libérales qui ne travaillent plus que trois ou quatre jours par semaine pour éviter une fiscalité confiscatoire – pourquoi ne travailler plus de 35 h par semaine comme le citoyen moyen si c’est pour être spolié ?). Sans évoquer l’effarement des nations voisines qui s’empresseraient d’éviter tout investissement et toute localisation en France (qu’ai-je entendu sur la flemme des « 35 heures » lorsque j’ai travaillé en Suisse où la norme était de 43 h !). Si la croissance repart dans notre pays, Emmanuel Macron y est pour quelque chose : il a au moins su renverser le tropisme confiscatoire et réglementaire de François Hollande.

Si le racisme des autres est dénié, pourquoi le peuple et les petit-bourgeois – déjà stigmatisés d’être blancs, mâles et de plus de cinquante ans avides d’échapper au chômage – ne vivraient-ils pas une injustice en voyant les musulmans radicalisés ou « les Arabes » dispensés de se justifier de leurs propos et de leurs actes clairement racistes quand ils massacrent à la kalachnikov ou à la camionnette des rangs entiers de jeunes hédonistes à la terrasse des cafés, des familles se promenant à Nice, un curé durant sa messe ou des enfants juifs jusque dans leur école ! Au prétexte qu’ils ne sont pas musulmans rigoristes comme eux. Il y a certes un racisme de droite issu du siècle précédent, mais le néo-racisme de gauche n’est pas moindre quand il condamne Dieudonné mais pas l’imam de Brest.

Le chacun pour soi exige le chacun chez soi, ou bien le déni devient explosif. Les capitalistes mercantiles ont intérêt à favoriser les identités pour mieux segmenter leurs marchés et vendre encore plus par souci de se distinguer. La distinction, dont Bourdieu avait fait le ressort social bourgeois, est encouragée par « la gauche » qui tente de ramasser cet émiettement en le taxant de progressiste, suivant les bobos individualistes pour qui chacun a « le droit » le faire ce qu’il veut (à commencer par eux, les nantis). La mode entretient l’élitisme, qui permet le profit. Le prix du chic (en général américain…) est élevé : smartphone, montre, fringues, pompes, bagnoles à options inutiles comme le crossover en ville ou le 4×4 frimeur pour aller au supermarché. Et l’on note à l’envi combien les gauchistes et les Black Blocs consomment américain avec leurs jeans, leurs Apple dernier cri, leur réseau Twitter ou Facebook, leur Netflix, leurs chaussures Timberland ou Nike, leur hamburger et leur Coca.

Clan, tribu, nation, religion ou « sang » obligent plus que la raison citoyenne. Comment fonder une « politique » sur des identités figées contre lesquelles les individus ne peuvent presque rien ? Que reste-t-il en commun à ces communautés qui se diversifient et émiettent la nation ? Être ne se négocie pas. Les lois et le vivre ensemble se refusent au nom du plus archaïque : la religion, la race, le genre, les pratiques sexuelles.

C’est bien une certaine lâcheté de toute la gauche qui aboutit au « racisme » d’aujourd’hui : la gauche révolutionnaire qui nie la nation et rend les immigrés plus égaux que les autres en niant leur propre racisme lorsqu’il se manifeste ; la gauche de gouvernement qui nie le peuple et choisit comme base électorale les minorités et l’égoïsme furieux des bobos qui se croient dans le camp du Bien lorsqu’ils interdisent d’interdire et applaudissent à tous les nouveaux « droits » des minorités les plus infimes.

Macron apparaît comme un retour du raisonnable entre le danger du nationalisme chauvin et la niaiserie du tous ayants-droits. Ce pourquoi, peut-être, il garde un niveau d’approbation surprenant après tout ce qu’il a réformé.

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Du silence et des ombres de Robert Mulligan

Un film aux trois oscars et aux trois Golden globes, tiré d’un roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, qui eut le prix Pulitzer, enfin étant parmi les 50 films « à voir avant l’âge de 14 ans » du British Film Institute… Les raisons d’un tel succès sont à chercher dans l’année de sa sortie : 1962. Outre la crise des missiles soviétiques de Cuba et un krach boursier, l’année est marquée par l’entrée en force du premier étudiant noir James Meredith, imposée par le président John Kennedy lui-même à l’université d’Ole Miss au Mississippi, état raciste du sud. La lutte contre les inégalités sociales et raciales était au programme de la Nouvelle frontière du jeune président tout juste élu. Des marches pour les droits civiques et des Freedom rides furent organisés dès 1961 pour protester contre les discriminations des Noirs par les Blancs. Les USA se libèrent l’année même où l’URSS construit son Mur : l’espoir change radicalement de camp.

L’histoire du film se passe dans les années 30, durant la Grande dépression, dans la petite ville de Maycomb dans un état du sud. Elle est contée en voix off par une petite fille de 6 ans (Mary Badham) devenue adulte et qui se souvient de cet été-là. Son père, avocat respecté dans la ville pour son humanité et son bon sens (Gregory Peck), est chargé par le juge du tribunal d’assurer la défense d’un « nègre » (Brock Peters) accusé de viol sur une blanche (Collin Wilcox Paxton), parce que tous les autres se récusent. Il va donc faire son devoir, plaçant le droit et l’égalité affirmée de la Constitution fédérale avant les préjugés raciaux et les affinités communautaires. Ce n’est pas facile à vivre, tant la communauté vous enserre dans de multiples liens personnels et sociaux. L’avocat Finch, que ses enfants appellent de son prénom, Atticus, plutôt que papa, donne l’exemple de la droiture morale et du devoir civique. Il les élève seul, sa femme étant morte après avoir accouché de Scout.

Le fait que l’histoire soit vue par les yeux d’une enfant assure de ne pas tomber dans les bons sentiments qui pavent trop souvent l’enfer des bonnes intentions. Atticus est plus un personnage dans la cité qu’un parent charnel, bien qu’il prenne dans ses bras sa petite fille qui entre à l’école et parle avec son fils. Les deux enfants ne font pas leur âge affiché, ce qui gêne un peu : Jean Louise « Scout » Finch fait plus que 6 ans (de fait, elle avait 10 ans) et son frère Jeremy « Jem » Finch moins que 12 ans (il avait pourtant 14 ans) ; seul leur copain de vacances Charles Baker « Dill » Harris (John Megna) qui déclare 7 ans est à peu près dans les normes (il a 10 ans au tournage).

L’enfant, dans la mythologie américaine, est censé être innocent comme s’il était un ange issu du paradis. Mais, par le péché originel, il doit perdre cette innocence en grandissant afin de devenir citoyen patriote entrepreneur. Le moyen de découvrir le mal est la transparence : il faut tout dire, tout déballer, agir spontanément. Le regard « vierge » est celui de la vérité, donc du bien. Atticus élève ses enfants avec franchise et honnêteté, expliquant les choses telles qu’elles sont en fonction de leur âge, sans masquer la réalité au prétexte de les en « protéger ». Jean Louise est surnommée Scout parce qu’elle fait très garçon manqué, comme on disait avant le féminisme. Toujours en salopette, comme son frère qu’elle suit partout, elle peut se traîner dans la poussière et ramper dans les jardins sans abîmer ses vêtements. Le jour de la rentrée à l’école où elle va pour la première fois, elle doit se mettre en robe pour se conformer aux normes sociales et elle en a honte. Elle doit aussi ne plus se battre comme un garçon et « discipliner sa violence » comme lui serine son grand frère. Sur l’exemple de son père – qui s’est vu confier un fusil à 14 ans (mais pas avant) et a été autorisé à tirer sur les geais et les pies qui pillent les jardins, mais pas sur l’oiseau moqueur (traduit en français par rossignol) lequel se contente de chanter.

C’est qu’Atticus, sous ses airs bonhommes à tendre l’autre joue (notamment quand un bouseux lui crache au visage comme le Christ), est du côté de la force. Il surmonte sa propension instinctive à riposter par un bon poing sur la gueule (ce que j’aurais fait aussi sec, je l’avoue), mais tire parfaitement au fusil sur un chien enragé, mieux que le shériff avec qui il a été à l’école. Scout sait déjà lire car il lui a appris avant l’école, et le plus grand plaisir de la fillette est de faire la lecture à son père chaque soir : l’inverse de « tu me lis une histoire » marque combien elle est en avance sur ses condisciples, mais aussi sur la société des années 30, rendue volontairement autonome par son éducation. Elle représente la future femme qui votera Kennedy trente ans plus tard – tout comme le scout est l’éclaireur d’une armée.

Le film est construit sur ce passage de l’ombre à la lumière, la première scène opposant l’ombre rassurante de l’arbre de la maison (symbole protecteur de la famille) à la lumière crue des rues de la ville (où se déroule la vie sociale sous l’œil des commères). Mais l’apparence masque la réalité : le social transparent cache des peurs communautaires, le soleil de la raison n’éclaire pas les préjugés, et la blancheur de la peau peut renfermer de noirs desseins. Scout et Jem (diminutif de Jeremy) sont fascinés par la maison voisine, dont la rumeur amplifie les bruits et les secrets. Nathan Radley (Richard Hale) y cache et peut-être enchaîne son fils un peu demeuré Boo (Robert Duvall), qu’on ne voit jamais au grand jour comme s’il était le mal incarné, véritable croque-mitaine capable de poignarder avec des ciseaux son propre père comme on le répète.

Les enfants jouent à se faire peur, à explorer comme de bon pionniers américains la frontière – mais celle entre le réel et l’imaginaire. Car la menace, si elle est invisible, est bien réelle, bien que pas où l’on croit. Le simple d’esprit se révélera vertueux, les « honnêtes » gens pas toujours francs, la violée une harceleuse, son père en colère (James Anderson) un véritable sale type, et ainsi de suite. Si les peurs instinctives sont le fait de l’enfance, nombre d’adultes n’ont jamais dépassé ce stade d’ignorance et d’inculture. Le racisme et les préjugés en sont la conséquence : on a peur de ce qu’on ne connait pas et de ceux à qui l’on prête des mœurs animales pour se distinguer socialement – bien que l’on vive en fermier aussi pauvrement. Seule l’école, la lecture de livres, le respect du droit (et l’étude de la Bible) peuvent, selon le message du film, faire passer de l’ombre à la lumière, de l’état d’enfance à l’état adulte.

Toute l’histoire est donc le combat de l’innocence contre la cruauté, ce qui est particulièrement touchant lorsque des enfants sont impliqués. Car ces robustes et délurés gamins n’ont ni la langue dans leur poche ni la couardise attendue de leur âge tendre. Ils osent de nuit aller espionner la maison hantée par le demeuré, malgré le fusil du père ; ils rejoignent leur avocat de père qui campe devant la prison où « le nègre » Tom Robinson attend son procès et où les « honnêtes » gens, fermiers ignares sachant à peine lire et écrire, se rassemblent pour le lyncher ; la petite fille rappelle à l’un des fermiers sa dette vis-à-vis de son père qui lui a fait gagner un procès en usant du droit comme il se doit ; ils se font insulter à l’école, agresser ou effrayer par des adultes ; ils n’hésitent pas à traverser une forêt où des bruits inquiétants les suivent… jusqu’à la scène finale que je vous laisse découvrir – évidemment une apothéose dans le droit fil du message.

Les enfants sont plus vrais que les adultes dans cette histoire, ce pourquoi le film réussit à passer les années. Le bon sens humain, attisé par l’exemple du père défenseur du droit, est supérieur en conviction au simple exposé rationnel des faits et de la loi.

La plaidoirie de l’avocat au tribunal, pour convaincre les jurés de l’innocence du prévenu, m’a parue trop intello pour ce public de bouseux quasi illettrés. Comment des arguties de procédure ou des subtilités de témoignages pourraient-elle aller contre la force des préjugés ? Il aurait fallu mettre les points sur les i et montrer par exemple que le poing gauche du père poivrot a bien plus probablement poché l’œil gauche de la fille que le poing droit du nègre serviable, inapte de la main gauche depuis l’âge de 13 ans, plutôt que de le suggérer. Et insister plus lourdement sur la pulsion sexuelle de la fausse violée (aucune preuve médicale n’a été demandée, on « croit » une blanche sur parole) qui l’a fait embrasser un nègre après l’avoir attiré jour après jour sous des prétextes futiles. Cette plaidoirie s’adresse au public éclairé et intellectuel de 1962 plutôt qu’à la réalité agricole de 1932, c’est à mon avis la faiblesse du film (et peut-être du livre).

DVD Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird), Robert Mulligan, 1962, avec Gregory Peck, Mary Badham, Phillip Alford, John Megna, Brock Peters, James Anderson, Collin Wilcox Paxton, Robert Duvall, Estelle Evans, Rosemary Murphy, Richard Hale, Frank Overton, Universal Pictures 2016, 2h04, standard €6.99 blu-ray €13.46

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Des rites du mariage catholique péruvien

Ce matin la gelée blanche a blanchi l’herbe rase des pourtours du stade. Le soleil ne paraît qu’après 8 h au-dessus de la montagne. Rêves peu agréables cette nuit, contraints par le mouton du soir et par le matelas trop fin pour dormir sur le côté. Dès avant le soleil, le coq vient faire des siennes près des tentes, à cocoricoter comme Artaban. Sale bête ! De petits enfants jaillissent des maisons, sifflent et chantent, curieux de la nouveauté que nous représentons. Avec ses braies, son poncho son chapeau, l’un d’eux semble sortir du moyen âge. Je lui donne la barre de céréale de la route.

Choisik nous précise au petit-déjeuner les étapes des rencontres hommes et femmes. Catholiquement, il y en a sept :

1 – la rencontre par le regard (Reksenacuy) ;

2 – l’approche, la préparation aux fiançailles (Sirninacuy). Les parents du garçon concoctent un plat spécial et l’offrent à l’autre famille ;

3 – les fiançailles, les parents du garçon demandent, les parents de la fille acceptent et préparent à leur tour un plat pour l’autre famille ;

4 – les rencontres officielles entre les jeunes gens (Munenacuy) ;

5 – le mariage local, la communauté entière construit en quelques jours la maison des nouveaux époux là où ils le désirent ;

6 – la vie de couple, les enfants (Tianacuy) ;

7 – l’homme va battre la femme et la femme l’homme, les problèmes surgissent dans le couple (Majanacuy). La femme retourne chez ses parents qui vont s’entremettre pour arranger les choses.

Happy end. En cas de veuvage, on peut se remarier.

Comme dans toute culture hiérarchique, on aime les distinctions dans ce pays. Un rapport espagnol de 1558 notait déjà comment les fonctionnaires de l’Inca répartissaient en catégories statistiques les habitants des communautés paysannes. Cette nomenclature est poétique dans son réalisme. De 1 à 3 mois on était « enfant couché » ; de 4 à 8 mois « enfant au maillot » ; de 8 mois à 1 an « enfant sans défense » ; de 1 à 2 ans « enfant marchant à quatre pattes » ; de 2 à 4 ans « enfant qui s’effraie » ; de 4 à 6 ans « enfant qui ne se sépare pas de ses parents » ; de 8 à 12 ans « enfant » (seulement !) ; de 12 à 16 ans « ramasseur de coca » (nos banlieues dealeuses reprennent le flambeau) ; de 16 à 20 ans « coursier » (sans scooter) ; de 20 à 40 ans « guerrier » (comme dans nos armées modernes) ; de 40 à 60 ans « homme d’âge moyen » ; plus de 60 ans « vieil endormi »…

Nous passons sur la route un moment ; elle se superpose parfois au chemin inca que nous nous efforçons de suivre. Le sentier serpente parmi les champs microscopiques installés sur les terrasses des pentes, parmi les buissons de chêne vert et divers arbustes. Parfois, entre deux bouffées de crème solaire émanant de celui ou celle qui précède, on peut sentir la menthe ou l’armoise. Près du rio, dans le thalweg, poussent les eucalyptus – et sévissent les moustiques ! Le parfum des arbres a ici des réminiscences de maquereau au vin blanc. La voie est tranquille, champêtre par rapport aux paysages arides que nous avons traversés ces derniers jours. Mais l’eau, qui vient des montagnes, demeure glacée lorsque l’on y plonge les mains. Sur la route goudronnée un peu plus loin, nous avons vu les porteurs passer au petit trot. Ils portent à peu près deux sacs et demi sur le dos, soit autour de 30 à 40 kg chacun.

Nous rencontrons une communauté en plein travail. Les femmes sont en mantes rouges avec leur assiette à soupe sur la tête et leurs jupes noires, les hommes en ponchos et bonnets. Quelques chiens et gamins courent autour comme les mouches autour du coche. Le groupe charrie de gros blocs de schiste pour réparer la route. Il n’est pas étonnant que le maoïste Sentier Lumineux ait connu quelque résonance dans les campagnes : l’entraide communiste est encore de tradition.

Plus loin, au bord d’une piste de terre, nous abordons une vaste école. C’est jour de rentrée, donc de grand nettoyage. Les enfants y sont accueillis de 3 à 12 ans. Ils sont 35 inscrits, dont une vingtaine qui viennent régulièrement. La directrice nous présente les petits, les grands travaillent à débroussailler et à rechauler un mur. Les petites classes fonctionnent par groupes et étudient les nombres, l’hygiène, les animaux. Nos enseignants sont à leurs affaires, même si, à part les nombres, ils n’enseignent rien comme ici.

Nous poursuivons la descente sur la route où un camion doit monter nous prendre. Nous visitons en attendant l’extérieur d’une petite église perdue. Elle est construite d’adobe, entourée d’un cimetière broussailleux dont certaines croix ont la forme de fourches.

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Communauté et costumes péruviens de Quelcanga

Le camp est planté dans un enclos communautaire, ouvert au milieu des maisons. La communauté – on ne dit pas « village » – est celle de Quelcanga. Sous le rideau d’eau glauque on n’en aperçoit presque rien. Les tentes pour deux ont été montées de guingois dans la pente, par des muletiers qui n’y ont jamais couché. Nous déplaçons la nôtre pour trouver un endroit plus confortable. Malgré une brève tentative d’éclaircie, il pleut toujours. Il peut être 15 h seulement mais nous n’avons rien à faire d’autre que nous réfugier chacun dans notre tente respective, pour écrire le carnet, ranger ses affaires, lire, ou faire la sieste. Allongé au sec dans mon duvet, j’écoute tomber la pluie sur la toile de la tente. C’est un plaisir hypnotique et une jouissance d’être confortable au milieu d’une nature hostile. Je dors une bonne heure après avoir rempli mon carnet des événements de la journée.

La fin de l’après-midi venue, le soleil se montre pour un quart d’heure, laissant flotter encore quelques photogéniques écharpes de brume sur la vallée. Nous ne savons que faire avec la nuit qui vient et entamons encore une partie de tarots acharnée qui sera – bien trop vite – interrompue par l’apéritif. Il s’agit de vin chaud, du vin de table chilien appelé « Gato Negro » – le chat noir – sans doute pour le velours qu’il est censé être pour l’estomac. Mais il est meilleur chaud que froid, surtout ce soir ! Il amène vite la gaieté sous la tente mess avec ses 11,5° d’alcool. La soupe de légumes au lait puis les spaghettis carbonara sustentent les estomacs autant que les facéties de Périclès les esprits.

Vers 4 h le matin, alors que l’aube ne pointe pas encore, sonne la conque. Elle « annonce une réunion de communauté », nous dit Choisik. Au matin, le soleil ne fait qu’une brève apparition avant de se voiler de cumulus gris. Et c’est dommage, car dès le petit-déjeuner terminé, les femmes se réunissent en costume d’apparat pour se faire prendre en photo.

Nous allons devant l’école, construite en béton, sur laquelle un panneau indique : « E.E. Mx n°50621, 1991 – 19 X 1994 Kelccanca ». Elle a dû être construite de 1991 à 1994. Une croix de tôle surmonte le toit tandis que cinq plaques en plexiglas remplacent les tôles sur le toit et éclairent l’intérieur sans que les fenêtres à carreaux aient besoin d’être ouvertes ni de faire entrer le vent. Les élèves du primaire qui y vont nous sont présentés, garçons et filles. La fontaine en face sert à se laver le visage et les mains avant d’entrer. Auparavant, ceux qui ne portaient pas de chaussures devaient aussi se laver les pieds. Les gamins sont très habillés car, s’il fait chaud la journée quand le soleil est haut dans le ciel, matinées et soirée sont froides et le vent est presque constant. Tous portent des bonnets et des casquettes, mais les garçons ont tous le cou nu. On m’avait expliqué, en Himalaya, que c’était à cause de l’altitude, les poumons pas encore formés ont besoin de grandes aspirations et tout ce qui serre la gorge devient alors insupportable.

Dominga est une maitresse femme qui représente la communauté. Elle pose avec sa fille non encore mariée, Placida (20 ans). Question ethnologique indiscrète de Choisik qui les fait pouffer : combien portent-elles de jupons ? Curiosité satisfaite : elles portent deux jupons et une jupe par-dessus. Les chapeaux sont de véritables plats à tarte crânement fichés sur l’occiput, un peu penchés pour l’élégance, tenus par un ruban brodé en guise de jugulaire. Dans la coiffe, une poche secrète contient toutes ces petites choses utiles et précieuses ici que l’on égare tout le temps et qui suscitent la convoitise : peigne, épingles, boutons, aiguilles, ciseaux… Une série impressionnante d’épingles à nourrice décore les bordures. Choisik en rajoute quelques-unes pour faire bonne mesure pour la prochaine fois !

Posent aussi les enfants des écoles, en rang à côté des dames. Dans l’ordre hiérarchique au début, de gauche à droite, on distingue sur les photos Dominga la matrone, Placida la plantureuse fille, Alicia malicieuse, Elena, puis trois petits garçons d’une dizaine d’années : Richard, Eleutério, Irwin, enfin Victoria.

C’est une petite fille de huit ans peut-être, élégante par sa sveltesse et son chapeau-capote style Belle époque. Une longue jupe d’un rouge passé lui tombe aux chevilles. Les traits encore peu accusés, la bouche entrouverte, elle est simple ébauche de femme, fragile, émouvante. A côté d’elle, les robustes adolescentes de quelques années plus vieilles font rustres, déjà bonnes à marier.

Reste Juan de Dios. Ce dernier est un mâle de 16 ans qui prend des poses de star, déhanché, torse en avant. Sacré Jean de Dieu ! Little Richard est vif et déluré avec sa frimousse mal lavée, sa casquette et son col de polo en V de gamin peu frileux.

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Choisik est Marraine péruvienne à Coyachoc

Nous rencontrons des alpacas, plus petits et plus laineux que les banals lamas. Photos touristiques. Nous essayons en vain de provoquer une bête pour qu’elle nous montre sa colère comme elle fait si souvent dans Tintin, mais nul d’entre nous n’a une tête de capitaine Haddock et les camélidés paisibles ne daignent pas nous cracher à la gueule. Choisik nous dit que c’est très rare, il faut vraiment lui marcher sur une patte par surprise ! Ces braves bêtes sont de gros nounours pelucheux avec de mignonnes petites oreilles dressées et de beaux yeux bruns, brillants et veloutés. Leur lippe n’a pas cet aspect suprêmement méprisant du chameau mais un air de coquetterie plutôt séduisant.

Nous rejoint un jeune Alipio (traduction locale d’Olympio). Il est carré et vigoureux, les cheveux sombres, raides comme un toit de chaume avec un épi rebelle au sommet du crâne, le nez busqué et les paupières étirées, la bouche étroite à la lèvre supérieure mince. Il habite le village (pardon ! la « communauté ») de Coyachok vers laquelle nous nous dirigeons. Son visage austère est adouci par une certaine transparence juvénile de la peau et une coloration plus forte des joues sous le teint cuivré. Il va tous les jours à pieds à l’école de Ccachin, par la montagne, qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve et vente. Il effectue le trajet épuisant de notre après-midi deux fois par jour, je comprends qu’il soit sain et bien charpenté ! Il porte à même la peau un léger pull de laine vermillon au col en V, un pantalon et des sandales, la musette sur l’épaule. A l’emplacement du cœur est brodé en jaune d’or la devise scolaire : « educar por el Peru ». Garcilaso de la Vega disait déjà que les Incas élevaient leurs enfants à la spartiate, « le moins délicatement qu’il leur était possible ». Ils les baignaient à l’eau froide dès leur naissance, puis tous les matins, pour les accoutumer à s’endurcir et à résister au climat.

A 3900 m Coyachok se profile, puis le pré central, seul endroit à peu près plat où nous devons camper. Gosses, chiens et cochons tournent autour de nous, pleins de curiosité ; les uns s’emplissent le regard, les autres le groin. Gisbert intéresse beaucoup les gamins avec sa mesure de l’altitude par satellite. Son GPS qui ressemble à un game boy et ses simagrées techniques sidèrent les petits qui n’ont jamais vu ça, même pas en rêve. Je leur explique un peu en espagnol, mais le concept de satellite leur semble un peu abstrait… Gisbert est celui qui a toujours le matériel ou la tenue du spécialiste. Gisbert travaille dans la filiale parisienne d’une société d’éclairage mais baroude régulièrement en haute montagne. Mabel sa femme, plus classique, est agrégée de français-latin-grec dans un lycée de banlieue parisienne ; elle ne se prend au sérieux que lorsqu’elle évoque l’Education Nationale ; son visage, alors se fige, ses yeux se font graves, et elle énonce des vérités définitives sur ce métier que « tout le monde » décrie. A croire que l’Enseignement est une mission laïque et qu’il a remplacé, pour beaucoup, la religion ou le sens de l’histoire.

Au soleil tombé, il fait vite froid à cette hauteur. Les nuages descendent des sommets. Nous nous réfugions dans la tente mess pour boire du thé, jouer au tarot ou lire. Certains vont ranger leurs affaires.

Choisik est invitée à être marraine d’un petit garçon par une des familles du village. Il s’agit non d’un bébé mais d’un petit de 3 ans qui doit subir la cérémonie de sa première coupe de cheveux. Sorti de la petite enfance, donc des risques de maladies les plus courantes, le bébé est accueilli dans la communauté et devient alors un fils. Ses cheveux, que l’on avait laissé pousser naturellement, doivent être civilisés pour ressembler à tout le monde. Cette cérémonie traditionnelle d’accueil social n’a rien à voir avec le baptême chrétien tel que nous le connaissons ; il n’a rien à voir avec Dieu mais plutôt avec la communauté paysanne. Les communautés villageoises ont pris le relais immémorial des « ayllu », ces tribus paysannes qui existaient déjà aux temps inca. Le chef de village est choisi parmi un conseil des anciens. Il est chargé de répartir la terre commune entre chaque couple, en fonction du nombre d’enfants. Chez les incas, on donnait un « tupu » (2700 m²) à chaque couple, plus un autre tupu pour chaque garçon né, mais seulement un demi tupu pour chaque fille qui ont moins besoin de muscles, donc de nourriture.

Nous sommes tous invités dans la maison de grosses pierres appareillées avec du ciment moderne, toit et auvent de chaume, grenier et sol de terre battue. Devant l’entrée, des moutons se pressent dans un enclos de gros blocs rocheux pour les protéger des bêtes sauvages. Ils sont sages sous la lune, croupes moutonnantes, museaux bêlants à peine. Les gros chiens aboient furieusement mais ils sont attachés. Une fois que nous serons entrés, ils se tairont : tout sera redevenu « normal ». Il y a toujours un policier au cœur d’un chien. Le plan de la maison est le même qu’à midi. Le petit est prénommé Rudy. Il a un grand frère de 4 ou 5 ans, un autre bébé d’une dizaine de mois le suit. Il est très habillé, plusieurs pulls et un bonnet. Assis sur les bancs autour de la pièce, on commence par nous servir de la bière en bouteille, puis du cochon grillé délicieux.

De gros grains de maïs, bouillis et arrosés de graisse de cochon circulent aussi. Enfin des patates et… du cochon d’inde ! On goûte avec les doigts, attrapant les morceaux avec les mains sales. Le cuy est bien cuit, il a le goût de lapin, mais un peu sec. Les touristes font un peu la tronche de devoir bâfrer ainsi comme des préhistoriques mais il faut faire honneur à l’invitation. Le repas est partie intégrante de la cérémonie, tout le monde mange, les invités comme la famille. Il s’agit d’un don qui appelle un contre-don. Commence alors la cérémonie de coupe proprement dite. Le garçon est assis sur les genoux de sa mère qui choisit chacune des mèches à trancher. La marraine en premier, puis chacun des participants coupe une petite mèche des longs cheveux noirs du bambin avec une paire de ciseaux de couture. Il dépose alors la mèche coupée dans une assiette posée sur la table, avec son offrande. Nous donnons chacun un peu d’argent, 10 sols. Applaudissement de l’assemblée, et au suivant ! La fête continuera toute la nuit avec la famille. Une sono sur batterie annoncera à toute la vallée le bonheur communautaire sous la pleine lune.

Nous revenons à nos tentes pour le repas « officiel » du trek : soupe de déshydraté et de frais mêlé, riz habituel avec viande, oignons et frites en sauce tomate, pomme sucrée bouillie au clou de girofle. Diamantin, très bourgeois de province, se lance dans une discussion sur les religions. Il a été « élevé chez les jèèèzes » dans une famille « très cathhôô »… Le ton qu’il emploie fait pouffer de rire Camélie qui ne peut pas s’en empêcher. Diamantin, étonné d’avoir déclenché un tel réflexe, s’interroge : « Kôoi ? qu’est-ce que jédiii..? » Quel snobisme de façade, parfois, chez ce célibataire branché qui aime Gide, les beaux Masaïs et les enfants qu’il n’aura pas. Il a pris le bébé dans ses bras tout à l’heure et ses copain-copine se sont moqués de lui : « ah ! ça te va bien ! ». Pourquoi ? On peut aimer les enfants de ne pouvoir en avoir.

Choisik – Mamahualpa ici – est retournée à la fête. Comme marraine, elle a des devoirs. Elle nous a raconté la suite : la famille entrait, coupait une mèche du gamin et signait un bon pour un cadeau, un mouton, un cochon, etc. La bière ayant coulé à flot auparavant, certains ne savaient pas vraiment ce qu’ils donnaient et regretteraient peut-être le lendemain mais tel est le jeu. Il fallait que Rudy restât éveillé ; quand il s’endort, la cérémonie est terminée. Aussi sa mère le secouait, le pinçait, le faisait marcher un peu, pour que la coupe dure encore et que les cadeaux continuent à s’accumuler. Vers deux heures du matin, on l’a laissé dormir : boule à zéro – plus de cadeaux. Les invités ont dansé sous la lune jusque fort tard dans la nuit, au grand dam des moutons qui n’ont pas pu fermer l’œil dans leur enclos face à la porte !

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Vers le col à 4300 m

La nuit a été fraîche, mais réparatrice pour tout le monde. Nous prenons le petit-déjeuner dehors, face au lac où planent quelques bancs de brume qui voilent les couleurs et adoucissent les formes. Nous reprenons le chemin. C’est une piste poussiéreuse où passent surtout camions et vélos. Nous longeons le lac dont l’humidité enveloppe le paysage comme dans une estampe chinoise. Une berge s’est écroulée il y a un mois, ce qui a mis au jour une couche de marne blanche, insolite dans ce pays de terre ocre. Les gens que nous croisons, les gosses comme les vieux, nous souhaitent tous une bonne journée, avec cette réserve attentive propre à la vraie politesse. Le reflet pastel des monts, sur le lac immobile, agrandit le paysage. Le calme du chemin est propice à la conversation. Mabel et moi évoquons Venise, la mort, et parlons littérature.

Nous traversons quelques hameaux paysans, tous construits d’adobe. Certaines briques fraîchement malaxées gisent au bord du chemin. Le soleil et l’air d’altitude les sécheront vite. Dans les cours des fermes, ânes et mules attendent que l’on ait besoin de leur dos, les poules picorent le sol. Sur le chemin, des chiens vaquent à leurs affaires, des cochons noirs et soyeux cherchent du groin leur provende. Des gamines guident des vaches à la baguette. De temps à autre, au bord d’un champ en cours de labour, un groupe entier de travailleurs se repose, des adolescents aux vieillards. C’est une communauté qui met en commun ses bras pour piocher et bêcher un lopin de terre. Le soleil est déjà chaud malgré un coulis de vent frais qui vient des monts.

Plus nous grimpons, plus la végétation se fait rare et plus les rencontres s’espacent. Les villages, qui ont besoin d’eau pour les hommes, les bêtes et les champs, se rassemblent près du lac. Nous quittons les pacages à moutons et leurs petits bergers. Nous marchons dans l’herbe sèche, de plus en plus rase, qui laisse place au lichen par tache sur les rochers où la terre ne tient plus. Le granit rose donne un aspect fauve à la montagne. Nous suivons une vallée qui descend vers le lac jusqu’au cirque qui la ferme. Sur les pentes, les Andiens (j’aime appeler ainsi les Indiens des Andes) ont creusé des rigoles perpendiculaires à la pente sur plusieurs centaines de mètres. Avec la terre récoltée, ils ont bâti des murets. Ce travail sert à diminuer le ravinement des sols lors des pluies abondantes. Tous les cinq à six mètres, les rigoles s’interrompent pour laisser couler l’eau accumulée vers le bas.

La grimpée essouffle nos poumons peu habitués encore à l’altitude. Selon l’altimètre, nous avons franchi la barre des 4000 m ! Le groupe s’étire très loin, le rythme des uns n’étant pas celui des autres. Et puis il est si agréable de marcher seul, parfois, ou en conversation à deux ou trois seulement. Sous le col, le silence est minéral ; l’oiseau qui pousse son cri en est d’autant plus impressionnant, avec cette résonance propre à l’air raréfié. Au soleil, sous le vent qui passe au-dessus du col, nous nous accordons une pause pour attendre les autres. Assis sur les rochers, je laisse sécher ma chemise. Deux tas de pierres branlantes indiquent le passage. Le col est à 4300 m. Il donne vue sur deux lacs en contrebas, d’un outremer profond, et sur les aiguilles glacées de 6450 m du Picu Sirey. Elles étincellent dans le ciel bleu pastel. De petits cumulus surveillent la vallée sacrée au bout de la descente que nous allons entreprendre. On l’appelle « sacrée » parce qu’elle est creusée par le fleuve Urubamba dont l’eau reflète la nuit la voie lactée. Près de ses rives sont construits de nombreux sanctuaires.

Nous descendons, lentement, puis de plus en plus vite, le corps euphorique de retrouver un peu plus d’oxygène. Les touffes d’herbe sèche et piquante sollicitent les chevilles et les genoux. Nous retrouvons la végétation, les arbustes, puis les arbres. Parmi l’herbe ichu, cette herbe coriace des hauts plateaux, paissent des lamas en troupeaux. Surgissent quelques champs labourés où pousse la pomme de terre.

Nous pique-niquons le long d’un ruisseau où nous pouvons tremper nos pieds. Le repas est composé d’aji de poulet (émincé aux oignons et piments), du sempiternel riz, d’une salade de crudités, et de la mimolette apportée de France dans nos bagages collectifs. Il y a même de l’eau chaude pour le café ! La montée du matin a été éprouvante et ici, au bord du ruisseau, à l’abri du vent, la chaleur est forte. Chacun se cherche un bosquet pour faire la sieste à l’ombre. L’eau attire les serpents et les cuisiniers en tuent un gros. C’est probablement une couleuvre ; elle est en train de digérer une grenouille entière proprement avalée. Les Andiens lui entaillent le ventre au grand dam des dames qui poussent des cris d’horreur devant une telle « animalité » ainsi crûment mise au jour.

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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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Faits, opinions et intérêts…

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Est-ce que ça dépend ? Et pourquoi ?

En théorie, les faits disent le vrai, ce qui s’est réellement produit. Mais chacun sait que l’observation des uns n’est pas celle des autres et que le « témoignage » varie largement ! C’est donc l’observation « neutre » des faits qui permettent d’établir le vrai. Mais chacun sait que le neutre n’est qu’une convention de procédures et d’analyses, qu’il standardise l’observation pour éviter la subjectivité et qu’il ne prend pas en compte la totalité du réel. Le fait est donc un regard normalisé mais pas complet. La méthode scientifique a justement pour but d’affiner ce regard par de nouvelles techniques plus précises d’observation et des procédures plus complètes d’examen. Mais il s’agit d’un idéal, d’une tendance dont on ne verra jamais la fin. Le fait restera donc approximatif.

La vérité est alors affaire d’opinion. Comme l’a dit Nietzsche, il s’agit d’une métaphore, donc d’un résumé qui fait illusion. Prendre l’illusion pour la réalité est une faute. En revanche, avoir la « volonté de vérité » est un mouvement pour approcher sous plusieurs angles et en creusant plus profond le fait.

  1. Il y a l’opinion paresseuse, qui s’appuie sur les préjugés (ce qu’on croit avant même de savoir), et plus encore sur le grand nombre (si beaucoup sont d’accord, alors ce doit être vrai). Le fait, alors, est établi comme une croyance partagée, pas comme une réalité objective. Et cela donne la croyance aveugle en religion, le plébiscite en politique, le lynchage en justice et l’insurrection braillarde en démocratie.
  2. Il y a l’opinion éclairée, qui s’appuie sur le raisonnement (cet instrument de jugement qui s’élève au-delà des apparences pour se hausser au contexte et à la synthèse). Le fait, alors, n’est établi qu’avec de multiples précautions, techniques diverses d’observation, mesures à différents moments, regards croisés, recoupements. C’est plus long, plus incertain, mais plus efficace à la fin. Et cela donne l’agnosticisme en religion (le peut-être de Jean d’Ormesson, le pari de Pascal), le régime représentatif en politique, les différents étages de juridiction en justice avec avocat, droits de la défense et procédures d’appel, le débat avec vote libre et non faussé en démocratie.

La seconde option est plus longue et plus ardue, elle demande plus d’effort à l’être humain (mâle, femelle ou neutre) ; elle répugne donc au grand nombre, plus porté à se soumettre à un dieu dont on croit qu’il dit tout et sait tout, à accuser d’abord et à réfléchir ensuite, à se créer des boucs émissaires faciles et à actionner le yaka expéditif plutôt que de se demander concrètement comment changer les choses. En gros, la traduction politique en est Trump, Erdogan, Poutine ou Mélenchon (voire Le Pen si elle n’était pas quasiment éliminée par sa médiocrité).

Les modernes sont relativistes, car ils savent que « la vérité » n’est jamais qu’approchée, qu’elle ne règne pas immuable dans le ciel des Idées ni est écrite dans un Ciel mais qu’elle se construit pas à pas. Les antimodernes, qui se font appeler « conservateurs » ici ou là sont absolutistes, car ils croient que « la vérité » est donnée une fois pour toute, qu’elle règne par la voix d’un Dieu machiste et tonnant qui a seul raison, et qui a élu un seul peuple (le Blanc pour les Trumpistes, Israël pour les Juifs, la communauté des croyants pour l’Islam) pour faire advenir son Règne unique.

Les faits, pour les conservateurs, « ne se discutent pas » : ils sont vrais parce que c’est dit comme ça. Cette « post-vérité » peut être contraire à la vérité, qu’importe ? C’est la vérité du moment et de la communauté qui y croit. Cette façon de voir les faits est « politique » car le mensonge y est permis s’il s’agit de servir une cause plus haute, celle de « Dieu », du Parti ou d’un Chef ; il ne s’agit pas d’un péché contre l’Esprit mais d’une tactique de guerre utile.

Or le modernisme s’est imposé contre le conservatisme depuis les révolutions du XVIIIe siècle, tout comme l’Occident sur les autres peuples du monde par la colonisation, puis par la technologie et le dollar.

  1. Certains en réaction à cette domination mâle, blanche et fondée sur l’expertise scientifique prônent donc son radical inverse : valorisation du féminisme, des peuples de couleur et de l’antisystème. Leur « politiquement correct » combat la morale sexuelle traditionnelle pour l’hédonisme libertaire, la prétention occidentale à être seule interprète de « l’universalisme » et exercent une « déconstruction » critique de la « domination » (qu’ils voient partout à l’œuvre).
  2. D’autres, tout aussi en réaction mais réactionnaires au sens politique, réaffirment cette supériorité supposée du mâle, blanc, fondé sur la science (mais soumise dans ses recherches aux dogmes du Livre). Ils combattent le politiquement correct des libertaires sur le sexe avec n’importe qui, la repentance occidentale pour tout et la critique dissolvante, afin de rétablir les traditions et les dominations « légitimes » selon Dieu ou l’histoire.

Comme on le voit, rien n’est simple et tout se complique ! Il n’y a pas le « progrès » d’un côté et « l’obscurantisme » de l’autre, la raison contre l’émotion, la démocratie contre la tyrannie, la liberté contre le dogmatisme, ni même la gauche contre la droite ou la laïcité contre les religions…

  1. Il y a les passions croissantes qui submergent la raison et exige des politiciens du symbole plus que des mesures, l’affirmation de la souveraineté du pays plus que des accords internationaux, la protection des retardataires plus que la promotion des leaders.
  2. Il y a l’individualisme croissant induit par le mouvement de la société et par les technologies ; il produit du débat mais aussi des invectives et tend de plus en plus à coaguler des communautés virtuelles qui se ferment pour rester entre-soi en excluant tous les autres qui dérangent.
  3. Il y a la complexité croissante des savoirs qui ne permet plus au grand nombre de comprendre ce qui se passe, comment on peut aller dans la lune ou si c’est du cinéma, pourquoi les datas sont collectées aussi massivement et l’obscurité de leur tri pour leur « faire dire » quelque chose. La paresse est de voir des complots là où on ne comprend pas.

Dans ce magma, les faits deviennent vite opinions, lesquelles ne sont le plus souvent que le paravent d’intérêts communautaires ou particuliers.

Croyez-vous que Trump gouverne pour l’Amérique ou pour son clan ? Qu’Erdogan soit le président des Turcs ou seulement des musulmans conservateurs turcomans qui adulent son parti ? De même, croyez-vous que ceux qui votent extrémiste en Europe soient de purs fascistes ou gauchistes tentés par le césarisme – ou des déboussolés qui voudraient bien calmer le jeu de la finance, de l’immigration et de la dérégulation ? Les Somewhere combattent les Anywhere : ceux qui sont de quelque part ceux qui sont de nulle part.

Sans être un militant engagé ni souscrire à tout ce qu’il fait, il est possible de penser qu’un Emmanuel Macron tente le soi-disant impossible (selon Chirac, Sarkozy et Hollande) de concilier ces contraires : promouvoir les leaders en même temps qu’il protège les retardataires. C’est du moins ce qu’il dit, probablement ce qu’il veut, peut-être ce qu’il va réussir.

 

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Faire communauté ou société ?

La référence depuis la révolution d’octobre 1917 était binaire (avant la chute du Mur) : dictature mais bureaucrate-socialiste – ou libertés mais anarcho-capitaliste. Or, depuis l’échec du « socialisme réel » soviétique (suivi de l’échec du social-démocrato-libéral Hollande) tout change.

Face à toute réalité qui déplaît, naît toujours une utopie. C’est humain, normal, c’est pourquoi les religions ne cessent de renaître. L’idéal “communiste” (jamais réalisé) est une utopie : il a été rationalisé par Marx mais vient de la plus haute antiquité (voir les Iles du Soleil de Diodore de Sicile). Le problème de Marx est que, s’il croyait voir “scientifiquement” une évolution à l’œuvre dans les sociétés, il ne pensait pas possible un passage au communisme idéal sans forcer un peu les événements. Mais cela le gênait, c’est pourquoi il situait le communisme “véritable” sans l’Etat (dépérissement), et dans un avenir très lointain (après que le capitalisme se soit accompli et consumé). Il n’a donc pas analysé le passage. Il sentait bien (Lénine s’est engouffré dans la brèche) que la contrainte “de classe” engendrerait quelque chose comme une dictature, qu’il ne pensait cependant que comme un bismarckisme un peu plus fort. Or il se trouve que, dès que vous en créez les conditions, la nature humaine reprend le dessus et que le pouvoir est une tentation trop grande pour le laisser aux autres ou même le partager… D’où le communisme “réalisé” en URSS et ailleurs : un despotisme à peine éclairé, des dirigeants qui s’accrochent jusqu’à ce que seule « la biologie » (c’est-à-dire leur décès) les détache du pouvoir.

Le propre du sociologue est de dégager des types abstraits de relations sociales. Deux modèles sociaux attirent : la société ou la communauté.

  • La communauté est fondée sur la « tripe » irrationnelle, sur la « croyance » : soit la prétention ‘scientifique’ ou fondamentaliste d’un parti unique ou d’une religion ‘révélée’, soit le nationalisme d’un peuple de jeune organisation étatique.
  • La société se veut fondée sur la raison : le libéralisme établit un ‘contrat’ tacite via le droit, l’élection et le marché. Il n’existe pas d’économie sans société – donc sans motivations qui viennent d’ailleurs que de l’argent et du profit ; il n’existe pas de capitalisme purement économique – donc sans État qui fasse respecter des règles a minima ; il n’existe d’ailleurs pas d’État puissant sans une économie solide – socle et moteur de sa puissance.

Dans l’État de type communautaire, ce qui compte est le groupe – et ce qui va avec : l’égalitarisme, donc la contrainte d’en haut pour l’imposer à chaque individu génétiquement différent des autres… Voyez Sparte, le Japon, l’Allemagne des années 30, l’URSS brejnévienne comme la Russie de Poutine, la Chine han d’aujourd’hui, les sectaires de Daech comme la Turquie nationale-islamiste d’Erdogan. En Chine jusqu’à il y a peu, un décret de l’État-parti exigeait que chaque famille n’ait pas plus d’un enfant, deux dans les campagnes ; au-delà, c’est l’avortement obligatoire. Chaque hôpital de district affiche sur ses murs la liste des familles, leur nombre d’enfants autorisés, avec un numéro de téléphone pour dénoncer toute grossesse suspecte. Tout le monde « sait » et surveille tout le monde – c’est ça la communauté.

Dans la société de type libéral, ce qui compte sont les libertés de l’individu, son épanouissement personnel – et ce qui va avec : son insertion dans la société via l’éducation, le débat, l’association, le droit, l’initiative (artiste, chercheur, entrepreneur, explorateur) ; et des métiers d’administration pour ceux qui ne se sentent pas créateurs et préfèrent « fonctionner » qu’entreprendre. Voyez Athènes, l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Allemagne depuis 1945.

Dans le système libéral-capitaliste, l’économie permet le pouvoir via la création de richesses ; dans le système communautaire c’est la cooptation (le bon plaisir politique, donc le respect de la ligne de ceux qui vous cooptent). Il s’agit de “modèles”, nés historiquement, avec des traits propres. Aucune société réelle ne correspond tout à fait à un modèle-type. Il y a eu différentes sortes de communautarisme-communismes ; il y a eu et il y a encore différentes sortes de libéralisme-capitalismes. Mais la balance revient aux idées communautaires des années 30…

Toute société complexe (qui va au-delà de la cité grecque ou du canton suisse de 10 000 habitants), a obligation d’organisation (en gros l’Etat) et exigence de libertés (en gros la société civile). C’est cette dialectique entre la contrainte d’organisation et l’épanouissement individuel qu’il faut socialement gérer. Cela reste perpétuellement à inventer car tout change et l’homme est un être imparfait perpétuellement insatisfait.

Le défi d’aujourd’hui est de reconnaître que nous ne resterons pas longtemps les “aristos” du pouvoir économique et politique mondial : le tiers-monde émerge, et très vite. Le développement de la science nous oblige à voir que la planète souffre de nos exploitations et orgueils du modèle chrétien & Lumières (« se rendre maître et possesseur de la nature »). Enfin, nous sommes tous embarqués sur la même terre et avons obligation d’agir ensemble pour préserver l’avenir. Les États-nations subsistent et, comme les États-tiers émergent à la puissance, le modèle d’Etat-nation va subsister longtemps, par fierté. Les micro-nationalismes basque, écossais, flamand, catalan, lombard, sont la volonté d’une communauté à base ethnique, mais aussi de langue et de culture, de s’ériger en Etat-nation homogène, sans dépendre d’une fédération ou d’un Etat-nation plus global.

La ‘communauté idéale’ (l’administration mondiale des ressources) reste donc impossible tant que cela durera. Reste donc le modèle « société », fondé sur le droit négocié par le débat commun. La construction européenne comme les accords pour résoudre la crise financière sont de ce type ; d’autres s’occupent du climat, ou du terrorisme, de la piraterie, de la prolifération nucléaire, de la faim dans le monde, du SIDA, etc.

Si la poussée sociale existe et se constate, elle n’est pas « loi » de l’histoire ou son avatar actualisé appelé « mouvement » social, mais un chaos de forces antagonistes, « un sac de pommes de terre » disait Karl Marx. Des manipulateurs la récupèrent à leur profit sans que cela ne soit ni le « seul » ni le « meilleur » chemin… sauf pour leur propre pouvoir ! Nul ne détient “la vérité” sur ce qui serait “bon” pour tous. Les Chinois, les Vénézuéliens, les Suédois, les Bantous ont d’autres idées que “nous”, Français-occidentaux-animés-de-bonnes-intentions, sur l’avenir souhaitable du monde commun. Il faut le reconnaître, sans pour cela démissionner de nos traditions et culture. Donc participer au débat global… sans affirmer détenir “le seul” Modèle révélé il y a un siècle et demi.

Pour cela il serait bon de quitter la langue de bois médiatique de l’incantation. Ne parle-t-on pas à tout bout de champ de ‘communauté’ là où il n’y a que des égoïsmes réunis par les seuls intérêts de faits ? De la communauté européenne (dont on voit trop souvent le grand écart) à la communauté internationale (dont Hubert Védrine montre l’inanité), à la communauté éducative (quasi-nulle selon le film de Laurent Cantet) et à la communauté virtuelle (qui met en scène les egos en « Fesses-book ») ! Si c’est « ça », le monde merveilleux du « communautaire », cet amalgame de moi-je-personnellement narcissiques, vous comprenez pourquoi l’on peut préférer le contrat d’une « société » choisie établi sur le droit, plutôt que la contrainte de fait, de hasard, de mode ou de parti.

Ce qui hérisse la raison, dans l’eau tiède qui sert de « pensée de gauche » aujourd’hui, est cette contradiction hypocrite entre l’intolérance maximale au laisser-faire économique – et la tolérance laxiste inimaginable envers le laisser-faire social et intellectuel. Est-ce si dur de « penser » ?

Nietzsche l’avait bien dit dans le Gai Savoir : « Si l’on considère combien la force chez les jeunes gens est immobilisée dans son besoin d’explosion, on ne s’étonnera plus de voir combien ils manquent de finesse et de discernement pour se décider en faveur de telle ou telle cause : ce qui les attire, c’est le spectacle de l’ardeur qui entoure une cause et, en quelque sorte, le spectacle de la mèche allumée – et non la cause elle-même. C’est pourquoi les séducteurs les plus subtils s’entendent à leur faire espérer l’explosion plutôt qu’à les persuader pour des raisons : ce n’est pas avec des arguments qu’on gagne ces vrais barils de poudre ! » I.38

Les manipulateurs des extrêmes exploitent l’irrationnel via le spectacle – le citoyen adulte préfèrera la raison et se défiera des bateleurs d’estrade.

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Arnaque rom

A la poissonnerie sur le marché, je fais la queue. Deux femmes roms attendent leur tour, venues du camp provisoire voisin. Elles achètent un thon entier pour 13,22 euros. Très bien.

Au moment de payer, l’une d’elles tend un billet de 200 euros. Est-il vrai ? est-il faux ? Une telle coupure est en tout cas très rare et la commerçante refuse un si gros billet, elle n’en a pas la monnaie. Pas de problème, un billet de 100 euros surgit. Très bien.

La poissonnière tend le poisson, puis rend la monnaie, en comptant comme font les petites filles qui jouent à la marchande : « 78 centimes, 6 euros, puis 80 euros qui font 100 ». La femme ramasse la monnaie, puis dit : « moi pas compris, il manque 10 euros ». Ah bon ? La poissonnière recompte à haute voix comme tout à l’heure pour bien signifier qu’elle a donné toutes les pièces et les billets nécessaires. Ça ne va pas. Alors elle reprend le thon, rend le billet, et puis basta. « Vous n’en voulez pas, au revoir ! »

Mais l’autre ne l’entend pas de cette oreille. Au courant du droit malgré son français basique, elle dit : « Vous refusez de nous vendre ? » La commerçante balance entre culpabilité devant témoins et désagrément de l’incident, le doute s’installe, a-t-elle bien compté ? « Bon, on recommence ». Pesée, prix de 13,22 euros, monnaie sur 100. Dans le même temps, l’acolyte de la femme rom, jusqu’ici silencieuse, le billet de 100 euros à la main, ajoute : « et deux soles, ça fait combien ? ». Pesée des soles, annonce du prix. « Non, on les prend pas ».

Et les deux s’en vont tranquillement, affaire faite, leur sac de thon à la main.

Sauf que… le billet de 100 euros est resté entre leurs mains et que personne n’a rien vu.

Arnaque classique, si l’on veut bien y réfléchir, que de détourner l’attention après avoir fait exprès monter la tension. Le billet dans la main de la première est passé dans la main de la seconde, qui l’agite bien en évidence, pour signifier : « j’ai de quoi payer, je suis prête à payer ». Mais c’est la première qui a interpellé la poissonnière sur la monnaie qu’on lui rend, et celle-ci recommence avec elle sur la monnaie qu’elle lui tend. Elle ne pense pas une seconde que l’autre a gardé le billet puisqu’elle l’a mis dans sa caisse avant de le rendre en reprenant le poisson.

Ce n’est que quelques minutes plus tard, en vérifiant que le billet de 100 euros est bien rangé à part –seul billet d’un tel montant – que le constat est fait : il n’y est pas. Et c’est trop tard. La commerçante en est de sa poche pour 13,22 euros de thon et pour 86,78 euros de monnaie. Cela aurait été encore plus juteux avec le billet de 200.

Alors, si j’ai un conseil à vous donner : détaillants, méfiez-vous ! De tous évidemment, des gros billets inusités naturellement, mais de certains clients en particulier. Les Roms n’ont pas d’adresse fixe, ils disparaissent aussi aisément qu’ils sont venus, ils ont une longue habitude des entourloupes – puisque « personne ne les aime ». C’est un fait. Il ne s’agit pas d’une essence ou d’un gène, mais de pratiques apprises dès l’enfance, entre soi, le monde extérieur étant a priori hostile.

Oh, je sais, les Grands principes ! Tout le monde est blanc comme neige et naturellement bon. Sauf que nous sommes dans la vie réelle et non dans l’utopie. Faire confiance est spontané, dans les sociétés démocratiques régies par le droit ; mais faire confiance aveuglément à n’importe qui est une bêtise. Certaines communautés n’ont aucune envie de s’intégrer à la vie du pays, aucun intérêt à aider ceux qui ne sont pas de leur tribu ni à inspirer confiance aux commerçants dont elles ne sont pas des clients fidèles. Elles s’excluent par leur attitude et par leurs pratiques du droit commun – comme de la confiance commune. Le savoir n’empêche pas de compatir à leur sort ni d’aider leurs enfants. Mais pas sans faire très attention.

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Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan

Le destin de certains écrivains est de refléter fidèlement leur époque – et d’être oubliés aussitôt après. Bien peu passent à la postérité avec un message universel traversant les générations et les milieux. Michel de Saint-Pierre fut un écrivain catholique fort lu dans les années cinquante ; après 1968, il l’a beaucoup moins été, d’autant qu’il est mort en 1987, à 71 ans. Qui s’en souvient encore ?

Il a pourtant fait partie des premiers à être édité en Livre de poche. Les aristocrates sont plus célèbres que Les murmures de Satan pour avoir fait l’objet d’un film, mais il s’agit bien du même milieu et des mêmes caractères. Nous sommes dans la France catholique traditionnelle qui tente sans grand succès de s’adapter à la modernité. La guerre et la Collaboration ont beaucoup déconsidéré la religion catholique, l’Eglise – sinon les prêtres – s’étant rangés massivement du côté de Pétain qui représentait l’ordre, donc « la volonté de Dieu ». Mai 1968 et ses suites laïcardes et « de gauche » ont achevé la déconstruction, jusqu’aux années récentes où le surgissement d’une autre religion du Livre, dans sa version sectaire et fanatique, a réveillé la Tradition. Relire Michel de Saint-Pierre peut alors aider à comprendre ce monde qui tente de renaître.

Le roman se situe à la fin des années cinquante, une dizaine d’années seulement après la guerre, et met en scène une « communauté » catholique formée par Jean, chef en tout. Chef de famille, chef croyant de la communauté qu’il a formé, chef de projet technique, chef d’entreprise – il est le « saint militant » de la cause chrétienne, celui qui remet en question le confort et les habitudes. Au point de fâcher ses proches, ses enfants, sa femme et son curé. La question est de savoir comment vivre sa foi chrétienne dans la société moderne.

L’auteur ne tranche pas, mais il met en scène le déroulement par chapitres bien séparés comme au théâtre : la pelouse, le dîner, le curé, l’atelier… Jean a la quarantaine et, dans la plénitude de ses facultés, il a engendré cinq enfants, créé son entreprise, inventé des prototypes de matériel électronique, et réuni autour de lui plusieurs couples et célibataires pour vivre ensemble dans la foi – dans le même château. Mais à se vouloir le Christ, il faut en avoir les épaules…

Satan murmure à l’oreille de chacun pour détruire l’élan et déconstruire tout cet échafaudage. La femme de Jean est-elle insensible à la robuste sensualité de Léo, sculpteur de pierre et incroyant, qui aime la chair pour la modeler sous ses mains ? L’inventeur Lemesme, associé à l’entreprise de Jean, n’est-il pas prêt à livrer tous ses secrets pour le seul plaisir de voir ses inventions publiées ? L’entreprise elle-même, perdant l’ouvrier Gros-Louis de maladie, va-t-elle perdurer, inaltérable en créativité, fraternité et production ? L’aumônier de la communauté, sceptique sur la « vie chrétienne » menée par les châtelains, ne reçoit-il pas l’ordre de dissoudre cette expérience hasardeuse, trop hardie pour l’Eglise et trop portée aux tentations mutuelles ? Jusqu’à Jean lui-même, la clé de voûte, qui a des faiblesses coupables pour la jeune Roseline, 15 ans, vue nue dans l’atelier de Léo – il la posséderait bien, après 15 ans de mariage exclusif…

Le lecteur le comprend dès le premier chapitre, c’est bien la chair qui est l’ennemi des catholiques – plus que l’argent. La sensualité affichée par Léo, chemise ouverte sur la naissance d’un torse puissant « lisse comme celui d’un adolescent », fait se pâmer les femmes – même si Léo déclare plusieurs fois à Jean qu’il « l’aime ». Est-ce fraternité chrétienne ou inversion ? Même les enfants, laissés libres puisqu’encore non dressés, révèlent leur goût pour la matière : ils préfèrent jouer dans la boue de l’égout que sur la pelouse trop policée ; de rage après que son anniversaire fut décommandé par des parents trop imbus de leur recherche sur les rats, le jeune Yves, 14 ans, en arrache sa chemise avant de massacrer tous les rongeurs, lézards et fennec de l’appartement où il est délaissé au profit des sales bêtes ; Laura la fille aînée de Jean, 13 ans, commence à jouer de sa féminité et Léo la verrait bien poser pour lui.

Dans cet univers ordonné, chacun doit être à sa place : les hommes, les femmes, les enfants ; ceux qui ont fondé un foyer et les « encore » solitaires (le rester est suspect) ; ceux qui travaillent et ceux qui se contentent de s’y efforcer. Tout grain de sable est alors « satanique ». Le désir, la passion, l’argent, l’abandon, sont autant de murmures que Satan profère pour lézarder la façade et faire retomber l’humain. Au lieu de s’adapter, on résiste – la foi est une et indivisible, elle ne souffre aucune concession. Le lecteur comprend vite que cette société va dans le mur – et qu’elle s’en doute mais ne peut s’en empêcher. « Les gens m’obéissent, me servent et m’aiment », déclare Jean p.129. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à être eux-mêmes, et alors… tout s’écroule.

Jean ne peut rien contre la mort de Gros-Louis ; rien contre la décision de la grosse entreprise qui envisage d’acheter son brevet – ou non ; rien contre le désespoir de l’adolescent Yves que les parents ignorent ; rien contre les désirs sexuels suscités par Léo auprès de Carol, de Geneviève et de sa propre femme ; rien contre la volonté de tigresse de celle-ci à défendre le patrimoine de ses cinq petits que le père veut brader par charité chrétienne à n’importe qui ; rien contre son propre désir, violent, pour cette Roseline vierge, « ce corps lisse et frais, ces yeux bleus larges ouverts, où ne paraissait qu’une pureté animale sans appel et sans pudeur – et les petits seins de fillette, la grisante et suave odeur qui s’exhale de l’extrême jeunesse, pimentée, irremplaçable, à en fermer les yeux, soûlante comme un vin à parfum de fleur… » p.146.

Ce que l’on observe, près de soixante ans après que ces lignes furent écrites, est que le catholicisme traditionnel – lui dont le nom signifie « universel » et qui se place sous le signe de l’amour – a très peu d’universel et ne pratique que très peu l’amour. La société est corsetée par des règles de bienséance et une morale rigide, l’amour du prochain est lointain, le plus éthéré possible. Les femmes doivent obéir et les enfants être domptés, les humains doivent se soumettre à la hiérarchie sociale, bénie par l’Eglise qui interprète la volonté de Dieu via les Ecritures. Patriarcale, autoritaire, soumise au catéchisme et volontiers colonialiste (pour le bien des égarés), la société catholique française des années cinquante ainsi décrite a du mal à s’adapter aux changements incessants du monde.

Les désirs s’exacerbent d’être mis sous pression par le couvercle des bienséances, le vêtement entrouvert possède bien plus de pouvoir que le nu intégral. A se vouloir sans cesse autre que l’on est, pur esprit méprisant le corps et ses besoins, on se prépare des lendemains cruels. Satan n’existe que là où existe un pape – sans soupape.

N’est-ce pas péché d’orgueil que de se croire un saint alors que l’on n’est qu’un homme ?

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan, 1959, Livre de poche 1964, 252 pages, occasion €2.25

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Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse

La fin du monde approche avec le millénaire et ce roman finlandais loufoque nous apprend avec un humour ravageur comment s’en sortir.

Tout part du testament d’un vieil athée communiste qui, sentant la mort venir, fait le pari de Pascal : si Dieu existe, autant se mettre en règle avec lui avant de comparaître – on ne sait jamais. Avec l’essentiel de la fortune qui lui reste après la faillite de sa scierie, il crée une Fondation funéraire qui a pour but d’édifier une église. Peu importe où, ni avec quels paroissiens. Son petit-fils Eemeli est chargé de l’exécution du projet.

De cette idée baroque, l’auteur tire les conséquences jusqu’à l’absurde, dans une logique à la Lewis Carroll. Ce pourquoi nous rions souvent, tant le comportement de fourmi obstinée des différents fonctionnaires atteint des sommets de stupidité. Mais les bureaux persévèrent toujours dans leur être…

L’église sera dans la tradition finlandaise, bâtie avec les gens du coin sur les terres forestières de la Fondation, donc dans un endroit isolé très au nord du pays. L’administration – qui n’a jamais vu ça – élève des objections ? Passons outre. L’évêché luthérien ne veut pas ? Qu’importe. Les activités contredisent on ne sait quels règlements européens ? Et alors ? Le monde s’enfonce dans la paperasserie et des déchets, New York va bientôt devenir invivable tout comme Saint-Pétersbourg. La consommation de carburant et d’appareils électroniques sophistiqués dévorent les ressources et changent le climat, sans rendre plus heureux, au contraire.

La vie fraîche et joyeuse des bûcherons charpentiers finlandais qui vivent sur le pays, chassant l’élan et fumant la viande, pêchant le poisson et le salant en caques, cueillant les baies et les champignons pour les sécher, distillant leur aquavit parfumée aux herbes, cultivant des patates et élevant vaches et moutons, se constitue peu à peu naturellement. Les bâtisseurs sont vite rejoints par une bande de jeunes écolos en rupture avec le Système, qui créent leur propre artisanat et vivent dans des cabanes de rondins. Et tous ceux-là font des enfants.

La paperasserie dégénère en crise économique, laquelle aboutit à la Troisième guerre mondiale et aux migrations massives, avant qu’une comète ne vienne chambouler l’axe terrestre. L’auteur n’hésite pas à enchaîner les causes pour sa fable morale. Peut-être a-t-il raison ?

1992-2023 : il a fallu trente ans – une génération – pour que la terre soit donc détruite. Toute ? Non. Le petit village d’Ukonjärvi résiste encore et toujours à la destruction. Autarcique, libérale, démocratique, l’existence traditionnelle renaît avec école, église et armée, mais à taille humaine, gérée par tous sur l’agora. Le vieux communiste, en désirant fonder une église, a créé la possible renaissance de l’humanité.

A l’heure des populismes et des catastrophes climatiques qui s’accentuent, au moment où les risques de guerres et de migrations massives sont au plus haut, à l’ère où le Système – économique, financier, fiscal, social, politique – se fissure par individualisme et globalisation, relire Arto Paasilinna est réjouissant. Il fait de l’écologie une pratique, non une purge néo médiévale.

Il fait redécouvrir combien l’union de gens venus de partout (des Russes, des Somaliens, des Arabes, des Finlandais des villes) autour d’un projet commun rend apte à fonder une communauté qui s’administre par elle-même. Chacun y a sa place et voix au chapitre. Sans ambition d’aller sur la lune, ni de transformer l’humanité par des gadgets. Mais de vivre tout simplement : « Pas besoin de coûteux kérosène ni de pièces de rechange. Les moteurs à avoine ne calaient pas en plein travail même si le carburant venait à manquer ; les bœufs tiraient stoïquement la charrue pendant des heures sans avoir besoin de faire le plein. Et quand il était temps de se ravitailler, ils trouvaient eux-mêmes leur pitance en bordure de l’essart et leur boisson dans les eaux limpides du lac » p.219.

Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse, 1992, Folio 2012, 393 pages, €8.80

Les romans d’Arto Paasilinna déjà chroniqués sur ce blog

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Invité en yourte mongole

En fin de matinée, nous sommes invités dans une yourte toute neuve, bâtie en raison d’un mariage récent. La jeune épousée, déjà enceinte, nous fait les honneurs de son logis. Habitation de la famille, la yourte est aussi le lieu des rencontres sociales et son périmètre est divisé en quartiers bien définis. La moitié ouest est réservée aux hommes et contient l’argent, les armes, les vêtements et les selles – tous attributs masculins ; la moitié est le lieu des femmes et recèle le lit conjugal et les provisions. Au nord est la place d’honneur réservée aux aînés ; au sud, près de la porte, la place des cadets et des serviteurs. Comme nous sommes nombreux et de surcroit étrangers, nous nous plaçons n’importe où l’on peut s’asseoir.

Je goûte « l’omelette » de peau de lait, une sorte de beurre mou que l’on présente dans une grande assiette à chaque visiteur en attendant que le thé soit prêt. Plutôt que du thé, connaissant les goûts de notre caporal-chef, Togo demande du lait de jument fermenté. Le qumis ou airag a le goût légèrement acidulé de la bière et la consistance du yaourt dilué. Il titre quand même jusqu’à 10°. Nous trempons aussi les lèvres dans l’alcool de vache, cher à Biture. L’arkhi est fort comme la vodka mais issu du sérum du lait. C’est pourquoi, peut-être, les femmes du groupe ne l’aiment pas car cela leur rappelle « les renvois de bébés ». On nous fera passer aussi les crottes de fromage séché au soleil, dures comme de la pierre, qui se trempent dans le thé, puis le caillé et des plaquettes de crème solidifiée. Tout cela paraît très nourrissant mais peu appétissant pour nos estomacs.

Les petits enfants fourmillent dans la yourte, venus des tentes voisines. Une petite fille a de grands yeux verts, un petit garçon les joues très rouges, comme passées au maquillage. Ce n’est que le vent de la steppe et le soleil de l’été qui produisent cette réaction de la peau.

Un bébé de sept mois observe de tous ses yeux. Mais le plus adorable est un garçon de 4 ans, à peine vêtu d’un pull largement ouvert sur la gorge. Il vient se frotter aux adultes, sollicite les caresses, tout en babillant. Les Mongols adultes mignotent beaucoup les petits, surtout les garçons car ce besoin d’affection dure moins longtemps que chez les filles. Ils traitent les bébés comme des agneaux, se laissant grimper dessus et solliciter de toutes les façons possibles. Les mères laissent les enfants tout nus longtemps, petits, pour les habituer au climat.

Lorsque nous sommes sortis de la yourte, le vent des steppes s’était mis à souffler ; nous avons enfilé le coupe-vent et attaché le foulard. Les enfants et les adolescents sont sortis en tee-shirts, se déshabillant même mutuellement à demi en s’exerçant à la lutte. Le petit de 4 ans en pull rouge a été placé sur un cheval pour nous montrer ce qu’il savait faire. Togo lui a relevé le vêtement pour nous montrer son dos tout bronzé d’être resté nu la saison écoulée. Malgré le vent, il n’avait pas froid. Il fallait le voir faire avancer son cheval d’un « tchou ! » sans appel et le faire aller à droite et à gauche en maniant les rênes comme s’il avait fait cela toute sa vie. Et c’est presque le cas, les petits Mongols se tiennent sur un cheval presqu’avant de savoir marcher.

Telle est l’existence nomade, réponse de survie dans un environnement aux ressources limitées. Le nomadisme, c’est l’essaimage, un élevage extensif structuré, mais la recherche de nouveaux pâturages ne se fait que dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Il concerne une famille élargie. Le nomade, pasteur éleveur, suit l’herbe et l’eau dont ont besoin le cheval et le mouton. Encore 40% des Mongols sont nomades de nos jours. Cette façon de vivre est resté intacte depuis les époques reculées. Temoudjin et ses frères avaient appris à reconnaître les meilleurs pâturages pour le bétail, les plantes comestibles aux abords des forêts, à surveiller le troupeau, à traire les juments et à baratter leur lait, à monter et dresser les chevaux, à lutter entre eux, tout comme Tserendorj aujourd’hui. Seul l’arc a laissé la place au fusil. Les spécialistes soviétiques, dans une revue des années 60, ont calculé que les besoins minima d’une famille pour se nourrir et pour la reproduction sont assurés avec 15 chevaux, 2 chameaux, 6 vaches et environ 50 moutons.

Ce mode de vie engendre des mœurs rudes, assaisonnées d’alcool et de violence, de colère et de sensiblerie, d’amitiés fortes et de superstitions. Le monde grouille d’esprits qu’il ne faut pas offenser ; le chamane est chargé de communiquer avec eux et de faire ce qu’il faut. Le loup est l’animal totem du nomade mongol car, comme lui, il est chasseur et prédateur redoutable tout comme le cavalier avec son arc. Les Mongols ont adopté les ruses du loup à la chasse : le harcèlement pour épuiser la victime, l’attaque surprise, les pièges et les feintes, comme celle de se retirer pour attirer en embuscade les poursuivants, maintes fois évoquées par les vaincus des cités. Le spécialiste de la stratégie militaire Gérard Chaliand écrit : « Nulle part hors de la steppe, la révolution que constitue l’usage de la cavalerie n’a été porté à une telle efficacité militaire. Mobilité, capacité de concentration, puissance de jet de l’arc à double courbure, technique de harcèlement et de feintes, font des nomades de la steppe, avant que la révolution du feu ne devienne décisive, les représentants majeurs d’une culture stratégique d’une singulière efficacité, où la guerre est une extension naturelle de la chasse. » Les empires nomades, p.61 L’arc est en bois de mélèze, solide et résistant à l’humidité. Il est court en ne faisant qu’un peu plus d’un mètre de haut. Sa corde est en tendons et sa flèche en saule, ornée de plumes de vautours pour qu’elle vrille dans l’air. Sans la possibilité de charger, l’armée médiévale occidentale restait impuissante, avec des arcs de portée inférieure, des cavaliers trop lents et des armures trop lourdes pour les combats singuliers.

Cela dit, s’il est robuste, frugal, trempé par des écarts de températures rares, poussé à la finesse et à la perspicacité par l’immensité désertique et la monotonie de la steppe, le jeune nomade n’est pas « libre » mais très conservateur. Il ne cherche pas un degré de savoir ou de sagesse supérieur mais se contente de piller ce qu’il peut et se survivre dans son aire de pacage. Son mode de vie est consacré par la tradition et tout le clan le surveille à chaque instant. L’éducation se fait par l’exemple de la communauté familiale et la reproduction des habitudes. Un rien qui dérange choque le Mongol, ainsi se baigner nu dans une rivière, passer le bol de lait fermenté à son voisin sans le rendre au préalable à la maîtresse de maison, garder les manches relevées ou son chapeau sous la yourte, donner de l’argent sans enveloppe, jeter quelque chose dans le feu, allonger les jambes… Nous sommes loin des sociétés « expérimentales » que sont les nôtres.

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Le château du dragon de Joseph Mankiewicz

Un film noir, pour une époque qui l’était aussi. L’après-guerre mettait en évidence la lutte éternelle entre les dominateurs – hier Mussolini et Hitler, alors Staline et Mao – et les égaux. Dans ce conte gothique, l’Amérique se montre en son évolution, décentrée dans l’histoire : des aristocrates issus de la vieille Europe féodale contre les pionniers libres, fermiers égaux qui avaient former les états, unis contre la royauté anglaise.

Nous sommes en 1844 et une famille idéale (selon les critères yankees) reçoit une lettre d’un cousin éloigné. Les fermiers, flanqués de trois garçons et deux filles, ne dépendent de personne ; ils ont leur exploitation autarcique dans le Connecticut et vivent paisiblement en communauté, unis par la Bible et la Morale rigoriste qu’ils lisent chaque soir dans l’Ancien testament. Le cousin éloigné, père d’une petite fille, est un gros propriétaire héréditaire de 200 fermes le long de l’Hudson, descendant des premiers pionniers américains. Il est riche, méprisant, cynique. Pire, il ne croit pas en Dieu mais en lui, comme Faust, comme si le simple fait de naître faisait de lui un maître.

Mais c’est le rêve qui domine chez la jeune Miranda Wells, lorsque le cousin Nicholas van Ryn demande à ses parents une gouvernante pour sa fillette Katrin. La mère est sceptique mais admet que changer d’air ne fera pas de mal à sa fille ; le père est contre, évidemment, désirant conserver tous ses biens acquis grâce au Seigneur, y compris ses enfants. Il s’en remet au jugement de Dieu et fait ouvrir la Bible les yeux fermés à Miranda, et désigner une phrase. Le doigt tombe justement sur Abraham qui ordonne à Agar de parti loin de lui…

Malgré les caractères, il y a donc du destin dans cette histoire. Elle en devient tragique, amplifiée par le décor néo-gothique de Dragonwick, le gigantesque manoir ancestral dans les collines et par les orages fréquents de la région. D’autant qu’une légende court sur la première dame des van Ryn, dont le portrait triste domine le salon où trône son clavecin importé d’Europe avec elle. Elle n’aurait jamais été aimée et serait morte en couche (ou, selon les versions, tuée dans son salon), juste après avoir donné le jour à un Héritier. C’est tout ce que lui demandait le mâle et, amère, elle viendrait hanter la maison périodiquement, chantant lorsqu’un deuil est proche. Mais seul le sang Van Ryn peut l’entendre – ce qui ne manquera pas de se produire deux fois durant le film.

La première, c’est lorsque l’épouse de Nicholas décède soi-disant d’un rhume, après s’être empiffrée de gâteaux rapportés de New York par son mari dévoué, qui a placé sa plante préférée dans sa chambre, un laurier-rose ; la seconde, c’est lorsque naît à Nicholas, remarié avec Miranda, un fils, qui meurt juste après son baptême d’une malformation cardiaque. Y aurait-il une tare chez les van Ryn ? Nicholas est-il ce démiurge égal de Dieu ? Son orgueil envers ses fermiers est contré par la grève des loyers des cultivateurs unis en syndicat, puis par la loi de l’Etat qui oblige au partage des terres ; son orgueil de mâle est atteint dans sa descendance, la nature ne lui ayant donné qu’une fille, dont la mère ne pouvait plus avoir d’enfant, et sa seconde épouse un fils, mais déficient.

Son caractère est tout l’opposé de celui du père de Miranda. Si l’un est borné mais droit, volontaire mais soumis à Dieu, le second est cultivé et retors, mal dans sa peau et drogué malgré sa volonté de tout régenter. L’Amérique aime le noir et blanc. Exit donc l’aristocrate dans sa tour, au profit des égaux à l’église et dans les champs. Miranda, qui rêvait au prince charmant, est revenue des airs princiers comme du charme aristo. A la fin veuve, elle laisse le docteur démocratique, meilleur professionnel que le docteur bien en cour, venir la courtiser… dans le Connecticut, bien loin de cette région vaniteuse de l’Hudson où la posture sociale compte plus que le talent personnel.

Nous voilà prévenus : « nous, Américains », ne tolérons que le talent des égaux, pas la morgue des dominants – pas plus celle de Monsieur Hitler que celle de Monsieur Staline. Qu’on se le dise ! Il est vain de s’opposer à ce qui réussit, parce que c’est la volonté de Dieu si cela survient. Et qu’un female gothic d’un immigré polonais aux Etats-Unis illustre cette courte philosophie n’en est que meilleur.

Monsieur Donald devenu président, toujours en guerre contre les canards, commence à connaître cette résistance des égaux – qu’il croyait maîtriser comme un télévangéliste de l’argent. Ce film ancien vient raviver le mythe.

DVD Le château du dragon (Dragonwyck) de Joseph Mankiewicz, 1947, avec Gene Tierney, Vincent Price, Walter Huston, version restaurée HD Twentieth Century Fox 2016, blu-ray €19.00

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Îles du soleil

Celles de Polynésie attirent ; celles des récits de marins font rêver ; celles de l’utopie sont éternelles. Espoir d’un ailleurs terrestre bel et bien charnel, mais situé au-delà de l’horizon, l’île – si possible tropicale – est ce paradis sur la terre où l’on va chercher le rêve : le trésor, ou la femme facile, ou le farniente…

Curieusement, l’antiquité connaissait déjà cette utopie îlienne. C’est Diodore de Sicile qui raconte les périples d’un certain Jamboulos au 1er siècle. Fils de commerçant (ce qui explique qu’il pérégrine), Jamboulos et son compagnon sont enlevés par des « Ethiopiens » (symbole alors du pirate sauvage). L’engrenage veut que, par coutume, tous les 600 ans deux étrangers soient envoyés sur la haute mer en boucs émissaires pour purifier la Terre. A charge pour eux de découvrir une « île bienheureuse » qui renouvellera la prospérité pour l’Ethiopie.

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Tous les clichés de l’exotisme encore populaire de nos jours sont déjà là : climat tempéré permettant nudité et abondance, faune et flore étranges et comestibles, habitants beaux et souples, très accueillants. Ils sont grands, forts et bien faits, leur langue bifide permet de parler le langage comme d’imiter le chant des oiseaux. Les sources jaillissent du sol, ici chaudes, là froides ; elles désaltèrent, nettoient, guérissent. Elles permettent des jeux sexuels raffinés avec différents partenaires dont le rire cristallin et les attouchements sensuels prouvent le plaisir. Bien sûr, tout le monde vit en utopie : la communauté hippie était déjà d’actualité dans cette antiquité. Les biens sont en communs, tout comme les femmes et les enfants ; tout le monde baise avec tout le monde, en communauté sans jalousie.

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On vit vieux parce que le plaisir conserve. Seul le suicide est rituel, vers 150 ans (après avoir tout épuisé de la vie). La mort survient comme un sommeil, paisiblement, sous un arbre, dans la nature. Les enfants malformés sont supprimés car ils seraient misérables, les autres soumis à l’épreuve de l’envol. De grands oiseaux les portent un moment. S’ils ne supportent pas cette poésie qui les fait grimper au septième ciel, avec ce mélange sexuel du « rêve de vol » freudien, de sensualité Ganymède pour l’apesanteur agrippé aux plumes soyeuses, de spiritualité jungienne pour voir le monde de haut – ils ne sont pas dignes de vivre. Nul ne doit être malheureux et cela commence dès la naissance. Qui n’a pas les moyens de bien vivre est incité à quitter la vie. Tous les autres en jouissent par tous leurs sens.

Platon est passé par là, collectiviste de raison, visant à briser la nature en enlevant les enfants aux mères et les fils aux pères. Vie commune, frugale, mesurée, le « régime » politique est aussi diététique pour conserver la forme physique, le moral affectif et la mesure intellectuelle : un jour poisson, lendemain oiseau, troisième jours fruits… Toute les heures ne sont pas consacrées au plaisir physique comme en rêvent les ados de 15 ans. Le plaisir affectif y tient aussi une grande place, au chaud dans la communauté où toute femme est la vôtre et tout enfant un fils ou un compagnon. Mais aussi le plaisir mental d’étudier les astres, d’écrire de l’histoire ou des poèmes. Chaque homme va pêcher, tâter des différents métiers et administrer à son tour les affaires publiques. Nul esclavage aux îles du soleil, nulle aliénation – mais l’accord de l’homme avec la nature et avec sa propre nature : tout est « bon », tout est « moral », tout est « béni ».

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Peut-être est-ce pour cela, parce qu’il faut en définitive travailler (pour le bien de tous certes, mais pas seulement jouir), que Jamboulos et son ami furent accusés de corrompre les mœurs. A moins qu’ils n’aient tenté d’introduire des comportements hors nature ? Ou plutôt pour qu’il y ait une histoire à raconter… Au bout de sept ans (quand même), on les renvoya sur la haute mer pour qu’ils regagnent le monde « civilisé ». Les Hiélopolites étaient de « bons sauvages » mais, décidément, la soi-disant « civilisation » leur apparaissait comme une corruption de la vie naturelle.

N’est-ce pas ce qui s’est produit dans les îles Pacifique ? Outre leurs fantasmes, les Occidentaux ont apporté aussi leurs désirs insatiables : baise mécanique, consommation avide, argent conquis, relations tarifées, administration des choses, exploitation des gens. Tout contrôler, tout évaluer, tout régenter – est-ce « cela » la civilisation ? Le mythe grec nous dit qu’alors son inverse devient utopie : tout laisser être, prendre les choses comme elles viennent, et les gens tels qu’ils sont ici et maintenant. C’était cela dans l’antiquité ; l’exemple du « bon sauvage » au 16ème siècle ; le mythe hippie en 1968. C’est de cela que renaît le fantasme écologique aujourd’hui même… et la « réaction » qui va avec : le retour à l’ordre moral, au souverainisme autoritaire, à la dénonciation via Internet (bouton « signalez »).

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