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Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre

L’ambassadeur de France honoraire qui fut en poste en Europe centrale et conseiller du président Chirac, livre un essai tout récent sur les événements en cours. C’est une analyse classique, un exposé Science Po ancien style en trois parties et dix chapitres qui rappellent l’histoire, font le point et livrent des hypothèses. Dans six mois il sera probablement obsolète mais a le mérite de fixer la situation de l’Union européenne dans ce qui survient avec l’agression de Poutine sur l’Ukraine, pays souverain.

La première partie analyse « la guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde ».

La guerre d’Ukraine était-elle évitable ? L’auteur croit que la diplomatie, à condition qu’elle fût plus nette et plus ferme, aurait pu éviter un conflit armé. L’exemple du président Sarkozy dans l’affaire de Géorgie n’a pas été renouvelé, la faute aux complexités du processus de consensus et de décision à 27. Les prétextes de Poutine pour déclencher la guerre sont inexacts, et l’auteur de rappeler « les trois memoranda de Budapest » (p.18) du 5 décembre 1994 qui prévoient la remise des armes nucléaires de l’Ukraine à la Russie, à condition de respecter l’intégrité territoriale et les frontières. Ces memoranda sont signés de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Poutine s’assied carrément dessus en 2014 puis en 2022. De même sur l’élargissement de l’Otan, que Poutine n’a pas contesté en 2004, après ceux approuvés par Eltsine en 1997. Pour la Crimée en 2014, « à l’époque, la démarche russe est surtout préservatrice de ses intérêts commerciaux. Un dialogue aurait pu s’ébaucher entre Bruxelles et Moscou » p.21 Depuis, l’objectif de promenade de santé de Poutine pour établir un gouvernement prorusse en Ukraine, est devenu, avec la résistance ukrainienne, un antagonisme viscéral et désormais assumé contre l’Occident. « L’utilisation du mot nazi, la référence aux ‘drogués’ sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. Un Occident qui, désormais,, est le véritable ennemi de la Russie. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident » p.31. Dès lors, la guerre était inévitable, en attendant l’escalade avec l’Otan, puis l’éventuel recours au nucléaire.

De plus, l’Europe est partagée entre unité et fractures, l’unité face aux aléas du monde, dont la crise financière, la crise climatique, la crise pandémique, la crise ukrainienne, la crise énergétique, la crise inflationniste… et les fractures du populisme et des petits intérêts nationaux mal compris. Le « couple » franco-allemand (dont les Allemands contestent l’image) bat de l’aile avec deux présidents affaiblis, Macron pour son dernier mandat sans majorité absolue et Scholz à la tête d’une coalition hétéroclite. La France a perdu de sa puissance avec son déclin industriel et ses revers diplomatiques en Afrique, et l’Allemagne voit remise en cause ses liens énergétiques avec la Russie et industriels avec la Chine post-Covid. Alors, « quelle place pour l’UE dans l’ordre international de 2023 ? » : bien faible. Ce sont les États-Unis ou rien. Pourtant, l’UE a des relations commerciales dont la rupture ferait mal à la Chine si elle était sanctionnée pour avoir agressé Taïwan… Encore faudrait-il le vouloir.

L’auteur donne quatre missions à l’UE : 1/ « valoriser son statut de principale zone de prospérité dans le monde », 2/ « mieux gérer la contribution européenne au défi écologique » (ce jargon bruxellois vise la décarbonation), 3/ « retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel » (qui ne va pas sans financements, l’exemple du vaccin anti-Covid le prouve, découvert en Allemagne, exploité aux États-Unis sous gestion d’un Français), 4/ « disposer d’instruments plus robustes (…) marché, commerce, monnaie, agriculture – peuvent être mieux gérés » (par qui ? comment?) p.65. Tout cela apparaît un peu comme des vœux pieux à long terme qui ont peu d’effet sur la conjoncture analysée dans cet essai immédiat.

La seconde partie s’interroge : « sommes-nous entrés en économie de guerre ? »

La politique de sanctions est partiellement efficace mais a subi les retards et tergiversations des petits intérêts nationaux ou sociaux. Elle ne mettra pas fin à la guerre ni ne fera reculer Poutine, apparemment devenu psychorigide et persuadé d’avoir raison à lui tout seul.

L’énergie est une arme de guerre mais aussi un « passeport écologique », sans que ce terme recouvre grand-chose – disons qu’il peut permettre d’accentuer la transition vers d’autres énergies que celles vendues par la Russie, mais avec quel financement et à quelle échéance ? Le paquet européen pour 2030 semble bien pusillanime, même s’il a le mérite de faire un premier pas avec « l’ajustement du carbone aux frontières » p. 82. Mais la pénurie d’électricité de cet hiver (pas encore fini…) montre combien la politique de sanctions envers le pétrole et le gaz russe a fait naître des problèmes internes aux États en fonction de leur mix-énergétique : la ressource devient une arme de guerre.

La troisième partie analyse « l’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel ».

La Défense a repris de l’avenir dans les discussions européennes, souvent l’écho assourdi de celles des cafés du commerce. Les soi-disant « dividendes de la paix » n’étaient que des naïvetés entretenues par la propagande soviétique à l’usage des pacifistes hippies, puis par la propagande russe à destination des mêmes, embourgeoisés devenus écologistes. Une « boussole stratégique » a été mise en place fin 2022 par l’UE avec listage des menaces, augmentation des budgets et – surtout – objectifs industriels. Cela conduit surtout à renforcer l’Otan, qui s’est réveillé brutalement de sa mort cérébrale sous l’électrochoc asséné par le Dr Poutine. Malgré cela, peut-on faire toujours confiance aux États-Unis ? La période Trump a montré que non, une défense proprement européenne en complément paraît faire son chemin lentement dans les esprits. La politique des petits pas prévaudra sans doute, alors que des accords plus contraignants entre certains États sont possibles – mais voulus par qui ?

Le défi migratoire demeure, car l’islamisme ne s’est pas arrêté avec la guerre et la Russie conquérante déstabilise chaque jour un peu plus les pays d’émigration au Proche-Orient et en Afrique. Quant aux Ukrainiens qui ont fui la guerre en masse, et les quelques Russes jeunes et éduqués qui en font autant à bas bruit, il s’agit de les accueillir, donc de trouver « un système multicritère » d’accueil européen et « d’accords de gestion des flux migratoires » avec les pays tiers p.109. Vastes discussions à venir, qui vont accoucher… de quoi ? Et quand ?

Le risque de l’élargissement de l’UE demeure, les « petits » pays candidats de la mosaïque balkanique ayant chacun une histoire différente et des institutions à refaire. Les élargissements précédents ont été mal préparés, allant même jusqu’au « laxisme » p.113 à propos de la candidature de la Turquie. Un élargissement à 36 membres « limiterait rapidement à une zone de libre-échange accompagnée d’une caisse de solidarité », dit joliment l’auteur p.116. Quant à la Turquie, « une population de 86 millions d’habitants lui assurerait la première place en nombre de voix au Conseil, tandis que son faible niveau de développement garantirait à Ankara l’octroi de subventions de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Très difficile à constituer, la cohésion et l’identité européennes seraient mises à mal » p.118. Quant à l’Ukraine, l’ampleur des besoins seraient du même ordre pour sa reconstruction et augmenterait l’influence de l’Allemagne dans l’UE.

« Une longue guerre de position semble s’engager, dès lors qu’une victoire de l’un des deux camps est improbable » p.123. Les relations futures de l’UE et de la Russie, une fois la guerre terminée ? Cinq principes ont été définis en 2016 par Mme Mogherini : 1/ strict respect des accords de Minsk, 2/ relations renforcées avec les partenaires orientaux de l’UE (Ukraine, Moldavie, Asie centrale), 3/ renforcement de la résilience UE dans l’énergie et les cyberattaques, 4/ coopération sélective avec la Russie (ayant une valeur ajoutée pour l’UE et pas seulement pour les États), 5/ soutien aux contacts entre personnes (acteurs, universitaires, scientifiques, groupes démocratiques). La suite a eu lieu sous Macron dès 2019 sur la sécurité, les défis communs UE-Russie, les conflits régionaux, les principes et valeurs. L’Otan a méprisé, les pays de l’Est ont été réticents, l’Allemagne et l’Italie assez d’accord (à l’époque). Ces initiatives pourraient être remises sur la table en montrant combien Moscou a peu à gagner avec le concept d’Eurasie où une immense Chine avalerait tout cru la démographiquement étique Russie.

Qui peut incarner la souveraineté européenne ? Là, vaste débat. Dans le maquis des institutions toutes plus obscures les unes que les autres pour le grand public afin de savoir qui fait quoi, il faudrait clarifier nettement – et rapidement – entre « la souveraineté partagée » p.132, la « gouvernance » p.133, « l’espace intérieur de sécurité et de justice » p.134, « affaires étrangères et défense » p.134. La bordélisation des instances de décision de l’UE, pour reprendre un thème à la mode, et la ligne politique sur le plus petit dénominateur commun n’ont pas abouti à grand-chose. D’où l’exigence d’un nouveau traité – pour les États qui souhaitent approfondir. Mais lesquels ? Cet essai pose plus de question qu’il n’en résout.

La conclusion de toutes ces réflexions est donnée dans l’introduction : « Une guerre mondiale n’est pas certaine. Mais ses ingrédients sont en place : l’exacerbation des nationalismes, l’évocation de l’emploi d’armes nucléaires, la formation de nouvelles alliances antagonistes » p.14. Voilà qui est dit.

Au total, un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes.

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, 2023, éditions Pepper L’Harmattan, 142 pages, €15,00

Les essais – et le roman – de Pierre Ménat déjà chroniqués sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Der Mardirossian, Maudits soient-ils !

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Article repris par Nouvelles d’Arménie Magazine

« Ils », ce sont les Turcs musulmans ; la malédiction porte sur ce qu’ils ont fait aux Arméniens chrétiens vivant en Turquie de 1915 à 1918 : le premier génocide en Europe, avec la complicité des Allemands du IIe Reich, l’indifférence égoïste des Anglais et la Révolution russe malencontreusement survenue en 1917.

L’auteur est le petit-fils de rescapés du massacre planifié, organisé et mené jusqu’au bout sans faillir par les élites turques. Un temps devenues laïques sous Mustapha Kémal, ces élites ont nié cette tache sur leur réputation. Redevenues musulmanes version rigoriste, ces mêmes élites aujourd’hui continuent de nier pour la galerie, en se félicitant en sous-main d’avoir éliminé les mécréants dans un djihad pour Allah. Non, décidément, la Turquie ne saurait avoir sa place en Europe. Sa civilisation est trop loin de la nôtre.

Bien entendu, ce livre est un roman familial, pas une œuvre d’historien. Il s’appuie sur les souvenirs d’Anna la grand-mère et de sa fille, la mère de l’auteur, immigrées en France en 1936 après avoir survécu aux marches de la mort dans les déserts de Mésopotamie. Mais ce cri plein d’émotion fait revivre une part de l’histoire réelle, largement ignorée ou passée sous silence.

Je suis allé en Arménie contemporaine, lambeau du territoire arménien de jadis ; j’ai vu combien la mémoire pouvait rester forte sur cette tentative d’extermination de tout un peuple. Il n’y a pas que les Juifs à pleurer, bien qu’ils soient mieux introduits auprès des médias et plus actifs dans la recherche universitaire. On dirait les Chrétiens honteux de défendre les leurs, hier en Turquie arménienne comme aujourd’hui en Égypte copte. Pourquoi ?

1915 : « Vivement conseillé par Von Sanders, le chef d’état-major allemand établi à Istanbul, il convient à l’allié turc de proclamer la guerre sainte. Un fait religieux que l’on croit de grande importance, afin de semer la discorde dans les rangs des compagnies combattantes levées dans les colonnes nord-africaines de France, ainsi que dans les peuples musulmans englobés dans l’empire britannique. Profitant de cette audacieuse aubaine, les sommités turques s’empressent de les satisfaire pour leur propre compte. Le 23 novembre, à peine plus de deux semaines après la débâcle [turque] de Sarikamich [1914], le sultan, commandeur des croyants, détenteur de l’autorité, et le grand mufti, tous deux en grand apparat dans la mosquée bleue de Stanboul pleine à craquer, devant une assemblée de mollahs venus de tout l’empire, proclament ensemble la guerre sainte » p.79.

Parmi les causes du génocide, on distingue donc la guerre de 14, l’alliance turco-allemande, le cynisme de la guerre « sainte » pour mobiliser une cinquième colonne contre les Alliés, la peur de la minorité chrétienne dans l’empire, validant l’appel licite au butin et aux viols pour cette sous-humanité dhimmi, la légitimité de Dieu, enfin ce rêve géopolitique de continuité territoriale entre tous les peuples pantouraniens (de langue apparentée turque). L’enclave arménienne en plein milieu fait tache ; autant l’extirper en profitant du désordre.

Tous les soldats chrétiens mobilisés en Turquie sont désarmés, 375 000 hommes dit l’auteur ; ils sont affectés à des tâches annexes avant d’être, à mesure que progresse la guerre, progressivement éliminés. Intellectuels et artistes de Constantinople sont raflés, déportés en camps, leurs biens confisqués, préfigurant le sort des Juifs une guerre plus tard. Dans les villages agricoles à l’existence traditionnelle règne une fatalité. Les prêtres prêchent la résignation, sur l’exemple du Christ subissant sa Passion. Rares sont les hommes à fuir la mobilisation pour rejoindre l’armée russe. Femmes, vieillards et enfants sont emmenés dans des marches sans fin pour qu’ils meurent en chemin sans que cela ait l’air d’un massacre de masse. La guerre mondiale permet l’impunité du nettoyage ethnique. L’après-guerre, avec le surgissement des Bolcheviks en Russie, va laisser la Turquie entériner ses avancées territoriales : tout plutôt que l’accès soviétique aux mers chaudes !

Le livre commence par la vie traditionnelle en Arménie heureuse, malgré les pogroms turcs sporadiques, l’opulence du village agricole ; il se poursuit par les interrogations sur la guerre et la haine des Turcs ; s’achève par le récit croisé d’une mère déportée avec ses trois enfants qui résiste à la mort (devant même vendre le garçon comme esclave à un Turc pour qu’au moins il vive), et les combats du père, engagé dans l’armée russe. Malgré de nombreuses fautes d’accords et de ponctuation, il se lit bien.

Qui ne connait rien au calvaire arménien et à cette mémoire oubliée d’une importante communauté aujourd’hui intégrée en France lira avec profit ce livre, en complément d’un historien. J’aime bien un peu de passion ; cela met de la chair à l’histoire.

Der Mardirossian, Maudits soient-ils ! 2013, éditions Baudelaire, 182 pages, €16.15

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Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer

Une Américaine d’origine japonaise écrit ici l’histoire romancée de ces femmes venues du Japon aux États-Unis pour se marier. Elles furent « achetées » par des Japonais travaillant aux États-Unis avant Pearl Harbor. De courts chapitres tentent de se mettre dans la peau de ces étrangères parfois très jeunes (13 ou 14 ans) venues dans un pays immense pensé comme un Eldorado, avec des coutumes différentes.

Julie Otsuka Certaines n avaient jamais vu la mer

La première nuit sur le bateau, les fantasmes battent leur plein et quelques idylles avec les marins du pont s’ébauchent ; le sexe a toujours été libre au Japon. Rencontre des Blancs mais, surtout, de leurs maris Japonais, travailleurs au bas de l’échelle dans les plantations, les laveries ou les restaurants. Le peuple xénophobe confronté à la xénophobie des autres, Blancs, Nègres et Latinos. On est toujours le nègre de quelqu’un, notamment lorsque la guerre menace et que l’on est désigné comme bouc émissaire, traître en puissance. Mais auparavant, naissances, enfants qui s’adaptent bien mieux, malheureux cependant d’être ostracisés à cause de la guerre mondiale. Enfin derniers jours, déportation dans les camps de l’intérieur, puis « disparition » des quartiers japonais sur la côte ouest.

Surprise des parents qui ne reconnaissent plus leurs enfants, nés en Amériques et devenus (presque) comme les autres : « Nous les reconnaissions à peine. Ils étaient plus grands que nous, plus massifs. Bruyants au-delà de toute mesure. Je me sens comme une cane qui a couvé les œufs d’une oie. (…) Nos filles marchaient à grands pas, à l’américaine, elles se déplaçaient avec une hâte dépourvue de dignité. Elles portaient leurs vêtements trop lâches. Roulaient des hanches comme des juments. Jacassaient comme des coolies dès qu’elles rentraient de l’école en disant tout ce qui leur passait par la tête. (…) Nos fils (…) refusaient d’utiliser des baguettes. Buvaient des litres et des litres de lait. Inondaient leur riz de ketchup. Ils parlaient un anglais parfait, comme à la radio, et chaque fois qu’ils voyaient nous incliner devant le dieu de la cuisine en frappant dans nos mains, ils roulaient des yeux et nous lançaient : « Maman, pitié ! ». » p.85. Où l’on voit que l’intégration réussie passe par une certaine acculturation. C’est la culture qui ramènera le goût des ancêtres, le retour du Japon. Pas question d’enfermer les adolescents en ghettos, leur souhait le plus cher est de se mesurer aux autres, d’être intégrés comme tout le monde. Avis aux « belles âmes » qui fondent de respect devant les mœurs archaïques des banlieues de l’Islam, en croyant qu’il suffit de laisser proliférer les entorses à la lois et aux mœurs pour que l’enfant né en France devienne un vrai Français.

Le style Otsuka est fait de litanies, mais ces incantations ne sont pas misérabilistes ni victimaires. Elles sont un chant, mais sur le mode très japonais du constat : voilà ce qui est arrivé, voilà comment nous l’avons pris, comme cela venait. Rien à voir avec l’obsession juive après les camps. Bien sûr ce n’était pas drôle, quel exilé trouve une vie rose quand il doit tout recommencer à zéro, le travail comme la langue ? Mais les Japonais-américains, après l’épisode (compréhensible) de la guerre mondiale et du choc de l’attaque surprise de Pearl Harbor sans déclaration de guerre, se sont fondus dans la population. Ils ne forment pas de ghettos, ne ravivent pas sans cesse la mémoire, ne s’enferment pas dans le ressentiment.

C’est pourquoi je trouve presque dommage que le prix Femina étranger 2012 ait été accordé à ce livre. La distinction française tord son message, ramené au victimaire, à l’éternelle revendication des ex : anciens esclaves, anciens déportés, anciens colonisés, anciens génocidés, anciens prolétaires, anciens prisonniers… La France s’est faite une spécialité de cette incantation des victimes, avec cette naïve croyance « de gauche » qu’il y a toujours plus prolétaire que le vrai et que seul le plus déshérité est la lumière du monde et le levier du « changement ». Changement pour quel pire possible pas prévu ? On l’a constaté dans le réalisé avec Khomeiny ou le Hamas, après l’avoir constaté avec Pol et ses potes. Les Japonais des États-Unis ne réclament pas cela. Ils savent ce qu’est la résilience, mot qui semble inconnu du dictionnaire de ceux qui sont toujours prêts à faire d’une victime une cause.

Ignorez les prix, toujours écœurants de politiquement correct, ignorez la bannière qu’on voudrait à Saint-Germain des Prés lui faire porter, lisez ce livre simplement pour ce qu’il est.

Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer (The Buddha in the Attic), 2011, Phébus 2012, 143 pages, €14.25

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