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Russie, éternel colosse aux pieds d’argile

Poutine le génial dirigeant mongol a été défié par Prigogine son cantinier, chef de sa milice d’assaut comme le fut Röhm pour Hitler – avant la Nuit des longs couteaux. Chacun se réjouit de ce théâtre qui montre combien le tigre est de papier et le colosse aux pieds d’argile. Prigogine a renoncé, grande gueule et petits bras, comme trop souvent les extrémistes, qu’on songe à Saddam Hussein, à Donald Trump ou a Eric Zemmour.

Seule la droite conservatrice française, par biais d’ancrage dans ses certitudes « tradi » voit encore la Russie comme une « grande » puissance. Luc Ferry, sur Radio Classique, avoue même tous les lundis sa peur bleue de l’armée russe, aussi « formidable » qu’elle serait selon lui. Elle n’est surtout que nucléaire, pour le reste… Or le nucléaire n’est PAS du domaine des militaires mais de celui des diplomates. Ce sont les politiques qui décident de l’emploi, stratégique ou tactique, et où et quand – pas la défense sur le terrain. Pour le reste, bidasses brimés, méprisés, mal formés, mal équipés, corruption à tous les niveaux des officiers, centralisation absurde dans un pays si étendu, irresponsabilité bureaucratique, chacun attend les ordres de toujours plus haut, logistique déficiente, équipement de base insuffisant. Comment une grande armée aussi formidable a-t-elle pu se débander devant la petite armée du peuple « frère » ukrainien, pourtant accusé du pire crime de la tradition russo-soviétique : le nazisme ?

Le mensonge est consubstantiel au régime, comme il l’a été de tous temps, depuis Ivan dit le Terrible jusqu’à l’« opération spéciale » qu’est l’agression guerrière en Ukraine, en passant par les villages Potemkine, la « démocratie » bolchevique, la « nouvelle politique économique » de Lénine, le « patriotisme » (resté communiste) de Staline, l’avenir radieux de Khrouchtchev via la mise en valeur des terres vierges (en asséchant la mer d’Aral), le faux « libéralisme » d’Eltsine, et les promesses de Poutine. En Russie, ex-URSS, tout le monde ment. Tout le temps. Même « les gens » qui approuvent en apparence, sont en retrait et regardent ailleurs, en attendant de voir. Que les barines se battent entre eux, les moujiks récupéreront les carcasses laissées sur le terrain.

Rien de nouveau sous le soleil. La thèse sur le sujet à la fin des années 1980 reste d’actualité, il suffit de changer les noms.

Poutine est apparu fin 1999 comme Gorbatchev avant lui : en Héros de la décentralisation et de la détente, « Héraclès contre l’Hydre technocratique », un nouveau David qui va combattre le système anarchique. Mais le Dragon reste le dragon : « un crocodile n’apprendra jamais à voler » disait Zinoviev. Les « dinosaures » de l’appareil mafieux, les « proches de Poutine » qui le tiennent et le soutiennent, sont des reptiles désormais archaïques que Prigogine, vaillant Saint-Michel a tenté de combattre avec un certain succès, d’où sa popularité parmi une partie de l’armée – et la prise de Rostov. Il a, dans le mythe, la santé du Bon sauvage qui peut aider la Russie corrompue et avachie par vingt cinq ans de pouvoir poutinien, telle le Phénix, à renaître de ses cendres. Il est sanguin, bon vivant, une « force de la nature », incarnation d’une énergie proprement « russe ».

Poutine a joué trop longtemps l’Apprenti Sorcier, le Savant fou qui manipule les masses à son profit et à celui de son clan mafieux, sans savoir demain qu’elles en seront les conséquences. Il a manqué de faire sauter la cornue et d’incendier le bâtiment lors des événements de ces derniers jours. Le mythe du Savant Fou ouvre la voie à une certaine autonomie possible des particularismes de la société civile par rapport au dirigeant, et des nationalités par rapport à Moscou, comment sinon les « colonnes » Prigojine seraient-elles parvenues à moins de 300 km de Moscou ? Une partie – nationaliste – de la population tout comme une partie – va-t-en guerre – de l’armée et des services de sécurité voient dans Prigojine un héros russe. Cette division risque de transformer la Russie en Colosse aux pieds d’argile, en une nouvelle Babel où, chacun parlant une langue différente, on ne pourra plus construire la Cité idéale – ni affirmer la russité tout court. C’est le rêve des « progressistes » du monde occidental et le souhait de la propagande américaine, en même temps qu’une obscure angoisse des dirigeants monte devant la montée des nationalismes et de la désagrégation des empires…

Il faut se méfier des choses colossales, établies « pour mille ans ». Les lois universelles de la nature se chargent de châtier la démesure. Le colosse de Rhodes, œuvre de Charès de Lindos, n’a pas résisté au tremblement de terre. Pourtant en bronze, il dressait ses 32 mètres sur le port, face à la mer. Un demi-siècle après son achèvement, il était par terre : son socle d’argile n’avait pu résister aux mouvements telluriques. Aujourd’hui, le colosse russe montre ses pieds d’argile : derrière ses fusées et ses bombes, ses colossales réserves en matières premières, il faut voir ses éternelles pénuries ; derrière ses prétentions à la libération de l’homme russe de l’idéologie occidentale (et pas de la femme), ses actions totalitaires ; derrière sa colossale façade idéologique de la Russie tradi, ses divisions particulières et ethniques.

Le géant a faim, il est maladroit, brutal, sa main droite n’obéit pas à sa main gauche, sa tête est vieillie, ses réflexes émoussés, il ne faut pas le prendre pour plus puissant qu’il n’est. Son territoire est immense mais il n’est peuplé que de 145 millions d’habitants, concentrés principalement dans la péninsule européenne en-deça de l’Oural. Ses richesses sont immenses mais mal exploitées faute d’investissements, et ses investissements rendus instables par les oukases du pouvoir. Ses oligarques sont riches mais n’investissent pas dans le pays ni ses infrastructures, se contentant de jouir en Suisse ou sur la Riviera. La propriété n’est pas garantie, les mafias et le pouvoir central disposant de tout.

Prigogine a canné devant Poutine. On dit qu’il ne sera pas poursuivi, ni ses hommes.

S’agit-il d’une entente entre le chef et son milicien pour forcer les trop proches à sentir le vent du boulet après un quart de siècle de règne ? Les ministres et chefs d’état-major incapables sont secoués par le héros de terrain et c’est, vu de Poutine, une bonne chose. Garder deux fers au feu est l’éternelle stratégie des tyrans, habiles à manipuler l’opinion par l’opposition affichée des uns et les autres.

S’agit-il de canaliser la contrainte de la guerre qui exacerbe les forces qu’elle opprime ? Il y a une force terrifiante dans la digue, dans le barrage. L’eau endiguée acquiert une force qu’elle ne possède pas en liberté. Amassée, elle fait tourner les turbines, canalisée en conduites forcées, elle se précipite pour produire l’énergie. Prigogine a été cette force-là, porte-voix des nationalistes. Poutine peut se montrer alors en arbitre à l’intérieur comme à l’international, en modéré qui ne veut pas la mobilisation générale (très impopulaire) tout en poussant la Défense à se remuer l’arrière-train. Il peut reprendre la main pour éviter « la guerre » (qu’il a pourtant déclenchée).

Il sait qu’on ne peut aller indéfiniment contre la volonté des peuples – si tant est que « le peuple » russe ait une quelconque volonté autre que celle d’inertie. Pour le moment, il regarde passer les trains. L’être humain n’est pourtant pas pas un robot pensant ; un jour, dit le mythe, la nature sera plus forte, la tyrannie volera en éclat, le colosse vacillera sous la pression des libertés brimées. Et l’empire, comme tout empire, périra. Devant les aléas de la guerre qui dure et tue malgré les promesses, Prigogine, de mèche ou pas avec Poutine, a donné au régime encore un peu de temps.

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Der Mardirossian, Maudits soient-ils !

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Article repris par Nouvelles d’Arménie Magazine

« Ils », ce sont les Turcs musulmans ; la malédiction porte sur ce qu’ils ont fait aux Arméniens chrétiens vivant en Turquie de 1915 à 1918 : le premier génocide en Europe, avec la complicité des Allemands du IIe Reich, l’indifférence égoïste des Anglais et la Révolution russe malencontreusement survenue en 1917.

L’auteur est le petit-fils de rescapés du massacre planifié, organisé et mené jusqu’au bout sans faillir par les élites turques. Un temps devenues laïques sous Mustapha Kémal, ces élites ont nié cette tache sur leur réputation. Redevenues musulmanes version rigoriste, ces mêmes élites aujourd’hui continuent de nier pour la galerie, en se félicitant en sous-main d’avoir éliminé les mécréants dans un djihad pour Allah. Non, décidément, la Turquie ne saurait avoir sa place en Europe. Sa civilisation est trop loin de la nôtre.

Bien entendu, ce livre est un roman familial, pas une œuvre d’historien. Il s’appuie sur les souvenirs d’Anna la grand-mère et de sa fille, la mère de l’auteur, immigrées en France en 1936 après avoir survécu aux marches de la mort dans les déserts de Mésopotamie. Mais ce cri plein d’émotion fait revivre une part de l’histoire réelle, largement ignorée ou passée sous silence.

Je suis allé en Arménie contemporaine, lambeau du territoire arménien de jadis ; j’ai vu combien la mémoire pouvait rester forte sur cette tentative d’extermination de tout un peuple. Il n’y a pas que les Juifs à pleurer, bien qu’ils soient mieux introduits auprès des médias et plus actifs dans la recherche universitaire. On dirait les Chrétiens honteux de défendre les leurs, hier en Turquie arménienne comme aujourd’hui en Égypte copte. Pourquoi ?

1915 : « Vivement conseillé par Von Sanders, le chef d’état-major allemand établi à Istanbul, il convient à l’allié turc de proclamer la guerre sainte. Un fait religieux que l’on croit de grande importance, afin de semer la discorde dans les rangs des compagnies combattantes levées dans les colonnes nord-africaines de France, ainsi que dans les peuples musulmans englobés dans l’empire britannique. Profitant de cette audacieuse aubaine, les sommités turques s’empressent de les satisfaire pour leur propre compte. Le 23 novembre, à peine plus de deux semaines après la débâcle [turque] de Sarikamich [1914], le sultan, commandeur des croyants, détenteur de l’autorité, et le grand mufti, tous deux en grand apparat dans la mosquée bleue de Stanboul pleine à craquer, devant une assemblée de mollahs venus de tout l’empire, proclament ensemble la guerre sainte » p.79.

Parmi les causes du génocide, on distingue donc la guerre de 14, l’alliance turco-allemande, le cynisme de la guerre « sainte » pour mobiliser une cinquième colonne contre les Alliés, la peur de la minorité chrétienne dans l’empire, validant l’appel licite au butin et aux viols pour cette sous-humanité dhimmi, la légitimité de Dieu, enfin ce rêve géopolitique de continuité territoriale entre tous les peuples pantouraniens (de langue apparentée turque). L’enclave arménienne en plein milieu fait tache ; autant l’extirper en profitant du désordre.

Tous les soldats chrétiens mobilisés en Turquie sont désarmés, 375 000 hommes dit l’auteur ; ils sont affectés à des tâches annexes avant d’être, à mesure que progresse la guerre, progressivement éliminés. Intellectuels et artistes de Constantinople sont raflés, déportés en camps, leurs biens confisqués, préfigurant le sort des Juifs une guerre plus tard. Dans les villages agricoles à l’existence traditionnelle règne une fatalité. Les prêtres prêchent la résignation, sur l’exemple du Christ subissant sa Passion. Rares sont les hommes à fuir la mobilisation pour rejoindre l’armée russe. Femmes, vieillards et enfants sont emmenés dans des marches sans fin pour qu’ils meurent en chemin sans que cela ait l’air d’un massacre de masse. La guerre mondiale permet l’impunité du nettoyage ethnique. L’après-guerre, avec le surgissement des Bolcheviks en Russie, va laisser la Turquie entériner ses avancées territoriales : tout plutôt que l’accès soviétique aux mers chaudes !

Le livre commence par la vie traditionnelle en Arménie heureuse, malgré les pogroms turcs sporadiques, l’opulence du village agricole ; il se poursuit par les interrogations sur la guerre et la haine des Turcs ; s’achève par le récit croisé d’une mère déportée avec ses trois enfants qui résiste à la mort (devant même vendre le garçon comme esclave à un Turc pour qu’au moins il vive), et les combats du père, engagé dans l’armée russe. Malgré de nombreuses fautes d’accords et de ponctuation, il se lit bien.

Qui ne connait rien au calvaire arménien et à cette mémoire oubliée d’une importante communauté aujourd’hui intégrée en France lira avec profit ce livre, en complément d’un historien. J’aime bien un peu de passion ; cela met de la chair à l’histoire.

Der Mardirossian, Maudits soient-ils ! 2013, éditions Baudelaire, 182 pages, €16.15

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