Articles tagués : mémoire

Camilla Grebe, Le journal de ma disparition

Suspense, mystère, et deux personnages : Malin qui fut adolescente et est désormais flicesse, et Jack qui aborde l’adolescence avec ses 14 ans déconcertés.

Lorsque Malin flirtait avec son petit copain dans la forêt, elle est allée pisser par hasard sur une curieuse pierre blanche qui s’est révélée être le crâne d’une fillette à demi enterrée là, dans la forêt de Ormberg. Dans cette petite bourgade isolée de Suède, tout le monde se connaît mais tout le monde vieillit, s’aigrit ou émigre à la ville. Ce pourquoi le gouvernement a décidé d’installer un centre pour demandeurs d’asile dans l’ancienne usine désaffectée. Ce qui suscite inévitablement de la « réaction » dans tous les sens du terme.

La gamine morte n’a jamais pu être identifiée et Malin y est affectée aux côtés de la profileuse Hanne qui perd la mémoire et note tout dans un petit carnet, ainsi que de l’inspecteur Peter Lindgren, qui disparaît vite sans laisser de traces. Hanne est trouvée blessée et ahurie par Jack qui s’est déguisé en femme, dans la forêt autour de chez lui. L’a-t-elle tué ? Le jeune garçon a perdu sa mère et se trouve désorienté ; son père boit, sa sœur ne pense qu’à ses flirts. Lui se cherche, sans boussole. Il aime la douceur du tissu lamé de la robe de sa mère sur sa peau nue, la torsion des hauts talons sur ses mollets, le maquillage sur son visage qui le rend autre. Est-il pervers ?

Il en a honte et pense que tout le monde va se moquer de lui. Ce pourquoi, lorsqu’il trouve Hanne, il appelle le voisinage mais ne reste pas pour témoigner. Il s’éclipse discrètement pour retourner chez lui se changer et emporte même le carnet où Hanne note tout et qu’elle a laissé tomber. Lorsqu’il entreprend de le lire, chapitre par chapitre, ce texte direct et sincère d’une adulte va l’initier. Il va peu à peu devenir un homme et même faire preuve d’un courage certain dans les derniers chapitres.

Quant à Malin, une nouvelle victime est découverte et pose une nouvelle énigme. Cet écheveau de faits juxtaposés aux lecteur en préambule, et qui lui donnent un brin le tournis, sont-ils liés ? S’agit-il de trafic, de haine raciste ou de psychopathie de voisinage ? Qui est le coupable ? Sont-ils plusieurs ? Y a-t-il plusieurs raisons sans liens ? C’est assez bien mené. A découvrir.

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Camilla Grebe, Le journal de ma disparition (Husdjuret), 2017, Livre de poche 2021, 477 pages, €9,40, e-book Kindle €8,49

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , ,

Philippe Curval, L’homme à rebours

Un homme entièrement nu déambule sur le sable d’un désert, jusqu’à une plage vide. Il ne sait pas qui il est ni ce qu’il fait ici. Il est sans racines et sans mémoire – le parfait objet fonctionnel de l’intelligence analytique artificielle. Sauf qu’un être humain n’est pas un robot et des bulles de souvenirs surgissent, en fonction du contexte. Ainsi cette plage, où un ballon vient taper le mollet. C’est son fils qui joue en slip avec sa petite sœur, et sa femme qui bronze nue sur le sable un peu plus loin. Un souvenir de vacances sur une plage de Sicile.

Sur Terre I, le narrateur a eu une vie normale, architecte, marié, deux enfants, des congés payés et l’ennui, sauf la faim de sexe qui le colle à sa femme, laquelle s’en lasse un peu. Mais il n’aime pas les enfants, immatures et stupides. Sur Terre I car une bulle fait resurgir un autre souvenir, celui d’un ingénieur qui lui propose un « voyage analogique » dans les univers parallèles. C’est sa femme qui lui présente Norge et il deviendra son amant pendant son absence. C’est que Felice Giarre s’empresse d’accepter ; il ne ressent embarras dans sa vie, tout est trop parfait, formaté, les ordinateurs s’occupant de produire, les robots de servir. Même les enfants sont éduqués par des machines et formatés pour être conformes aux normes sociales requises.

L’univers parallèle où s’est retrouvé nu est donc Terre II, issue de son imagination. Presque rien, des humains préhistoriques qui survivent de la chasse aux lézards et autres mammifères du désert et qui ,le chassent pour sa viande. Mais il reste insatisfait et prononce le mot magique pour revenir sur Terre I car il a expérimenté le premier ce voyage analogique et doit en rendre compte.

Norge l’accueille amicalement et ils parlent de son expérience. Mais Felice, comme agi par une force qui le dépasse, va le tuer. Pas question de multiplier les sauts dans les univers parallèles, au risque de voir se télescoper les individus qui y sont déjà. Heureusement, il semble n’exister qu’un seul Felice Giarre dans l’ensemble des univers, ce qui est curieux, mais…

C’est sur Terre III, lors de son prochain voyage, que le jeune homme physiquement parfait en début de trentaine, à la musculature entre l’adolescent et l’âge mûr, va découvrir qui il est. Terre III est l’univers où l’ordinateur a pris le pouvoir sans le vouloir, abandonné par « les mystiques » qui en ont fait leur dieu. Certains humains peuvent choisir l’immortalité mais pas les mystiques, écolos avant la lettre, qui trouvent que la nature fait bien les choses et que le Créateur ne doit pas être contré. Comme l’ordinateur centralise toute la mémoire humaine, il est à même de prendre de bien meilleures décisions – pour le bien commun et sans les émotions parasites – que l’ensemble des votants qui s’en moquent pour la plupart.

Où la démocratie, par son confort, incite à la démission du collectif et à donner le pouvoir à l’IA. Car c’est bien ainsi que cela va se passer pour les humains dans l’avenir, trop heureux de déléguer tout effort. Déjà les enfants sont rationnés, et l’on n’en fait d’ailleurs plus que via les machines, le sexe perdant son but reproductif. Les couples n’existent presque plus, chacun restant libre de son corps et de ses envies.

Felice va découvrir qui est son père et – ce qui le hante – qui est sa mère. En fait, il accomplit à son extrême l’objectif des Lumières de libérer l’humain de toutes déterminations. Felice est l’être sans terre ni racines, sans famille si préjugés ; même son corps lui est de trop et il va s’en affranchir comme d’une enveloppe. Il a dépassé le stade humain et devient créateur. Dès lors, il est libre de créer ses propres planètes, résolvant le problème démographique terrien.

Un beau texte, souvent poétique, dans la veine des mœurs du début des années 70 où la nudité et le sexe devenaient naturels. Il est interdit d’interdire et l’imaginaire peut prendre son essor. L’inventeur de la science-fiction française avec Gérard Klein et Jacques Sternberg, entre autres ; il a reçu pour ce roman le Grand prix de l’Imaginaire en 1975.

Philippe Curval, L’homme à rebours, 1974, J’ai lu 2001, 256 pages, €5,43 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Martin Suter, Je n’ai rien oublié (Small World)

Martin Suter est un écrivain suisse allemand de Zurich ; il aime écrire sur l’actualité et évoque dans ce roman la maladie d’Alzheimer. D’où le titre en français du film qui en a été tiré, bien plus compréhensible que le titre bizarrement anglais de l’édition en suisse allemand… Quant au style, il a la lourdeur de l’esprit germanique, peu enclin au brillant du thriller et emporté dans quelques longueurs par le souci de précision clinique sur la maladie. Ce n’est pas un roman qu’on relit volontiers.

Conrad Lang est à 63 ans un homme à tout faire d’une famille de riches industriels suisse, les Koch. Ayant le même âge, il a servi de compagnon de jeu et de lièvre dans les études pour le fils Thomas, et d’objet accessoire pour la famille. Il est le fils d’une amie d’Elvira, la mère de Thomas, qui est partie avec un Anglais durant la guerre et n’est jamais revenue. Les deux enfants sont élevés ensembles, Tomi et Koni s’interchangent. Mais Conrad n’est pas un frère pour Thomas, seulement un alter ego qu’on tolère et qui porte le sac.

Adulte, Thomas n’est pas destiné à reprendre les rênes de la fabrique, sa mère continue de surveiller les affaires jalousement. Ce sera Urs, le petit-fils (Philippe dans le film français), qui reprendra le flambeau. Le règne saute une génération, comme dans la famille royale britannique. Quant à Conrad, on lui confie le gardiennage de la villa de Corfou, dans laquelle la famille ne vient presque jamais. Une retraite pas vraiment dorée, solitaire, mais surtout loin de la famille. C’est qu’il peut la mettre en danger…

Il met le feu accidentellement à la grande maison et commence à avoir des absences répétées. Rapatrié dans sa ville d’enfance, il assiste au mariage d’Urs (Philippe) avec Simone mais s’alcoolise trop. Il va progressivement sombrer dans l’ivrognerie et la démence, malgré l’amour que lui porte Rosemarie. Laquelle ne peut plus se charger de tout pour cet homme désormais dépendant et incontinent. Elvira, la mère de Thomas qui a toujours gardé un attachement incompréhensible pour Conrad malgré sa morgue, propose de l’installer avec une garde-malade dans la maison d’ami de la résidence. Il sera soigné et surveillé. Car si Conrad perd de plus en plus sa mémoire récente, des souvenirs très anciens resurgissent avec une précision diabolique. Cela inquiète furieusement Elvira – aurait-elle quelque-chose à cacher ?

Simone, l’épouse d’Urs, va se poser progressivement des questions parce que les souvenirs de Conrad ne coïncident pas avec l’histoire que raconte la famille. Son commentaire d’albums de photos, qu’Elvira a d’abord cachés après en avoir nié l’existence, excite notamment la curiosité. Lorsque Simone les retrouve et les photocopie à l’insu d’Elvira, elle fait parler Conrad. Et une vérité surgit, différente de la belle histoire familiale…

Le thème du roman est plus la maladie d’Alzheimer que l’intrigue de famille, ce qui est dommage pour le rythme du récit. Le lecteur comprend assez vite quel secret est dissimulé, même s’il ne devine pas la fin, assez inattendue. Le cerveau se détruit peu à peu et incite a accepter béatement son sort. Sauf que… Simone insiste ; des traitements expérimentaux existent, pourquoi ne pas les tenter ? La fortune et la réputation de l’entreprise Koch vont tout lui permettre, malgré la vieille Elvira et en dépit du malade. Simone a enfin un but et quelque chose à faire, elle qui se sentait inutile comme une pièce rapportée. Elle révélera le romanesque de cette histoire : le secret de famille, le mensonge et le crime.

Prix du premier roman étranger France 1998

Martin Suter, Je n’ai rien oublié – Small World, 1997, Points Seuil 2000, 361 pages, €7,80

DVD Je n’ai rien oublié, Bruno Chiche, 2011, avec Gérard Depardieu, Alexandra Maria Lara, Françoise Fabian, Niels Arestrup, Nathalie Baye, Orange studios 2011, 1h33, €6,94 Blu-ray €13,14

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Jean Rouaud, Les champs d’honneur

Jean Rouaud est né en Loire-Inférieure (depuis renommée « Atlantique »). Dès ses premiers chapitres, il montre les intempéries, la pluie incessante, la flotte qui tombe inexorablement, venue depuis l’océan. A se demander comment tous les Français rêvent d’aller s’installer à Nantes, sur les bords de l’estuaire ou en Vendée…

Mais tel n’est pas son propos. Ce diplômé de lettres écrit une histoire familiale au hasard des mots. Il prend prétexte du climat pour évoquer le grand-père en 2CV, voiture péniche qui tangue, hurle et n’avance pas, percée de toutes parts et qui prend eau. Ce grand-père maternel est Alphonse, ancien tailleur à « Riancé » (en réalité Riaillé). Le jeune garçon qu’est alors le narrateur préfère la DS, beaucoup plus confortable, que son père Joseph a acheté mais dont il n’aura profité que trois mois. Il meurt lui aussi, trop tôt, à peine à 40 ans. Suit dans la tombe sa grand-tante Marie du côté de son père, une ancienne institutrice dont les règles se sont arrêtées à 26 ans lorsque son propre frère Émile est mort gazé durant la bataille d’Ypres lors de la guerre de 14, de même que Joseph, frère d’Émile, tous deux « morts dans les champs d’honneur. »… Aline et Pierre, les parents de son père, sont morts en 1940 et 1941.

Il n’y a que les morts pour marquer le premier tome d’une série de cinq livres autobiographiques, que des Français moyens, des vies banales mais qu’il faut dire. Suivront Des hommes illustres, Le Monde à peu près, Pour vos cadeaux et Sur la scène comme au ciel. La mémoire ne se fixe qu’à la mort, tout le reste est anecdote. Ainsi le gamin de 2 ou 3 ans qui court tout nu dans le mas du sud, répugnant à se laisser habiller, ne serait-ce que d’un simple slip. C’est un petit fait vrai que j’ai pu constater sur certains bambins. Mais les anecdotes servent à tisser le fil d’une histoire, donc à dérouler à l’envers la trame du temps, comme ce dentier de métal, incongru, abandonné dans un saladier fourre-tout, qui servira ensuite de presse-papier aux documents de famille.

Depuis ce premier roman d’une langue riche et imagée, l’auteur a beaucoup écrit sans être vraiment connu. Il tient aujourd’hui une chronique hebdo à L’Humanité.

Prix Goncourt 1990

Jean Rouaud, Les champs d’honneur, 1990, Éditions de Minuit collection Double 1996, 192 pages, €8,00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

J’ai la présomption de savoir qui je suis, dit Montaigne

Long est ce chapitre XVII du Livre II des Essais. Sous le titre général « De la présomption », Montaigne parle de lui. Il s’y étale, il s’y roule. Non par vanité mais par souci de bien parler de ce qu’il connaît. « Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur », commence-t-il. Et il va l’étirer sur 23 pages de l’édition Arléa. C’est qu’il n’est pas aisé de se connaître soi-même. Nous nous aimons et cela fausse notre jugement sur nous-même. Mais se déprécier par principe est aussi vain. « Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu’il pense être moins que ce qu’il est. »

La société formate l’être humain et le déforme. « Nous ne sommes que cérémonie », dit Montaigne, parure apprêtée pour le regard d‘autrui, tout d’apparences et de convenances. « La cérémonie nous défend d’exprimer par la parole les chose licites et naturelles, et nous l’en croyons. » Laissons donc la cérémonie, dit l’auteur. La fortune fait beaucoup pour le jugement, ce qu’on appelle la réputation. Mais les autres, les communs, les anonymes ? Montaigne se met parmi eux et veut être jugé par ses écrits.

Jeune, on remarquait en lui « je ne sais quel port de corps et des gestes témoignant quelle vaine et sotte fierté. » Et alors ? dit-il : « il n’est pas inconvenant d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’avons pas moyen de les sentir et reconnaître. » Et de citer Alexandre, César et Cicéron. Ces mouvements sont naturels, différents des artificiels que sont les « salutations et révérences » qui sont politesse mais peuvent devenir servilité.

Pour ce qui est de « l’âme », il distingue « deux parties en cette gloire : savoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autrui ». Pour Montaigne, son « erreur d’âme » est de diminuer les qualités qu’il possède et hausser les qualités de ce qu’il ne possède pas. L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, avait coutume de dire un mien patron à qui voulait partir évoluer ailleurs. Ce qui fait déconsidérer ce que l’on a et envier ce que l’on n’a pas. Travers commun : un blond imberbe de corps enviera sans raison le brun velu (j’en ai connu un) ; une brune aux cheveux plats enviera une blonde aux cheveux bouclées (j’en ai connu une).

La philosophie aide à reconnaître en l’être humain « son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. » Car « il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi ». D’où la morgue des faux savants, la certitude technocratique des politiciens, la croyance dure comme fer des complotistes pour leurs élucubrations.

Cette digression digérée, Montaigne en revient à lui. « Il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime ». Une fois ces jeux de mots faits, le propos est de dire que rien ne satisfait Montaigne : ni le mouvement en lui, ni le jugement d’autrui. « J’ai le goût tendre et difficile, et notamment en mon endroit. » Il voit clairement mais fait mal. C’est particulièrement le cas en poésie ! « Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent réjouir et gratifier en leur besogne, car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puisqu’on le tire de soi-même. » Lui peine à écrire – comme Flaubert. Il n’est jamais satisfait des idées qu’il exprime, n’a qu’« une certaine image trouble » d’une forme qui serait meilleure sans qu’il puisse la saisir. « Tout est grossier en moi », résume-t-il. De même parler : « je ne sais parler qu’en bon escient, et suis dénué de cette facilité que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l’oreille d’un prince de toutes sortes de propos, la matière ne leur faillant jamais… »

Quant à la beauté, c’est « une pièce de grande recommandation au commerce des hommes », constate Montaigne en citant les antiques. Le corps en premier car l’âme n’est rien sans son enveloppe selon « les chrétiens », dit-il. Pour le mâle, il doit être grand – « or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne », avoue Montaigne. « Les autres beautés sont pour les femmes », assure-t-il un brin amer. Le front, les yeux, le nez, la bouche, les dents, l’épaisseur de la barbe, la fraîcheur du teint, la proportion légitime des membres ne comptent pas, quand il s’agit des hommes. Lui avait tout cela, avec la santé, en son adolescence et son âge mûr, dit-il. Mais, « ayant piéça franchi les 40 ans (…) je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi. » Il devient un « demi-être ».

« D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu », dit-il, ni pour la musique, ni aux sports ou à la danse, ni pour nager, escrimer, voltiger ; ni pour bien rédiger ni écrire. Et il se compare à son père qui avait toutes les qualités. Il se résume ainsi : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre ; il y a seulement une vigueur pleine et ferme. » Mais ce n’est pas si mal… Il se dit « extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art » – que lui faut-il de plus ? S’il a du plaisir à faire, il s’y lance et le fait bien – que dire de mieux ? N’ayant eu ni commandant, ni maître forcé une fois adulte, il se juge « paresseux et fainéant » – mais selon quelle règle ? « J’ai marché aussi en avant et le pas qu’il m’a plu » – n’est-ce pas là une sagesse ?

Il n’a pas été ambitieux, ni n’a convoité la fortune, ayant à sa suffisance et dédaignant de compter. Il n’a « eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre les mains ». « Mon enfance même a été conduite de façon molle et libre, et exempte de sujétion rigoureuse », dit-il – mais n’est-ce pas l’éducation que nous prônons ? Le terme de « molle » ne signifie pas pour lui à la paresseuse, mais sans grandes contraintes, en douceur. Il « s’abandonne du tout à la fortune », il s’efforce « de prendre toutes choses au pis. » N’est-ce pas cela la sagesse issue des stoïciens et des épicuriens ? En se dévalorisant en apparence, Montaigne dessine en creux la force qu’il a et la personne qu’il est. « Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m’applique à eux s’ils ne s’appliquent à moi. » N’est-ce pas une attitude raisonnable et plus efficace que de se révolter contre « le sort » et de rêver à d’inutiles « yaka » ?

Il est mal en son siècle de troubles civils, de peste pandémique et de guerre de religions. Il se serait trouvé mieux chez les Romains. « Les qualités mêmes qui sont en moi non reprochables, je les trouvais inutiles en ce siècle. La facilité de mes mœurs, on l’eût nommée lâcheté et faiblesse ; la foi et la conscience s’y fussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importunes, inconsidérées et téméraires. » Le siècle de turpitudes, tout « de feintises et de dissimulation » rend vertueux à peu de frais ; il suffit d’être bon. « Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » Montaigne avoue être mauvais dans cet art politique. « Présentant aux grands cette même licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle, décline vers l’indiscrétion et incivilité. Mais, outre que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en échapper par quelques détour, ni pour feindre une vérité, ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte, ni certes assez d’assurance pour la maintenir ; et fais le brave par faiblesse. » Montaigne avoue avoir peu de mémoire, ce qui le handicape dans la vie courante – mais lui permet d’écrire ce que lui pense, sans passer par les filtres des autres, bien qu’il assaisonne ses Essais, par convenance sorbonagre, de citations diverses. Il avoue aussi avoir l’esprit peu aiguisé : « Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échecs, des cartes, des dames et autres, je n’y comprend que les plus grossiers traits. L’appréhension, je l’ai lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse universellement, étroitement et profondément, pour le temps qu’elle le tient. » Encore une fois, Montaigne fait de ses faiblesses des forces…

Le scrupule et l’embrouillamini de son esprit le conduisent à balancer pour toute décision. Il se laisse porter par le sort, ou la foule, dit-il. Ce pourquoi il est conservateur. « Il n’est aucun si mauvais train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement ». L’instabilité est pire que le mal, observe-t-il. Il se pique d’être commun, donc d’avoir du bon sens – le sens commun. « Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que je fais de moi » – une fois de plus, le défaut est renversé en qualité. C’est le en même temps, le yin et le yang, le balancement de sagesse. « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ». Les « imaginations » qu’il a en lui, Montaigne les a « établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains discours des anciens », mais elles sont avant tout « naturelles et toutes miennes », dit-il.

L’éducation de son temps ne formait pas au jugement, et c’est ce qu’il lui reproche. « Elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais savants : elle y est arrivée. » Et elle poursuit de nos jours cette fin d’enseigner et non d’éduquer, de former de futurs professeurs, pas des citoyens ni des praticiens. « Elle ne nous a pas appris de suivre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous a imprimé la dérivation et l’étymologie. » A la fin de ce chapitre, venu bien tard dans l’œuvre, le lecteur connaît mieux Montaigne ; il est moins austère et plus proche de chacun, il reconnaît ses faiblesses et les change en forces. Il donne l’exemple.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.)

Michel de Montaigne,avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

J’aime les livres, dit Montaigne

Le philosophe périgourdin consacre tout le chapitre X du Livre II de ses Essais aux « livres ». Ce sont ceux de sa « librairie », mot ancien pour désigner la bibliothèque, qu’il avait établie dans une tour de son château de Montaigne et que l’on peut visiter encore (les livres n’y sont plus, dévorés par les rats, les pillages et les guerres).

Pourquoi cet amour des livres pour un homme d’action ? Parce qu’il n’a pas de mémoire : « Et si je suis homme de quelque lecture, je suis homme de nulle mémoire », écrit-il (en français contemporain). « Car je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. » Finaud, pour égarer et juger le lecteur, Montaigne avoue parfois citer sans le dire, pour voir comment les gens vont réagir. Et il se réjouit de les voir éreinter tel grand auteur, qu’ils n’ont pas reconnu ! « J’ai à escient omis parfois d’en marquer l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces critiques hâtives qui se jettent sur toutes sortes d’écrits, notamment jeunes écrits d’hommes encore vivants, et en vulgaire, qui autorise tout le monde à en parler ». Combien encore actuelle est cette façon ironique de faire ! Combien de bêtises sont proférées par ceux qui n’ont pas reconnu un maître pourtant reconnu dans la phrase d’un quidam qu’ils critiquent à l’envi ! C’est encore pire sur les réseaux que dans la presse – même l’ignorance se démocratise sans gêne. « Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’échauffent à injurier Sénèque en moi ».

Les livres servent à comprendre et acquérir connaissance, ou à se divertir. Encore faut-il qu’ils soient lisibles, et les auteurs, même anciens et reconnus, ont parfois des défauts. Il ne faut pas se prendre la tête, dit Montaigne, et ne lire que ce qui vous convient. « Je souhaiterais bien avoir plus parfaite intelligence des choses, mais je ne la veux pas acheter si cher quelle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie.Il n’est rien pour quoi je me veuille rompre la tête, même pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre. » Bien vivre pour bien mourir – tel est le mantra de Montaigne. Ne pas se casser la tête mais assimiler ce qu’on peut, sans plus. Une sagesse du juste milieu qui sait vivre. Ce pourquoi je n’ai jamais pu lire Hegel ni ses épigones, qui s’enorgueillissent de leur style obscur et alambiqué, croyant ainsi être plus savants. « Je ne fais rien sans gaieté », dit-il encore. « Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux ». Si ce livre me fâche, j’en prends un autre – c’est ainsi qu’il faut vivre avec la lecture et non pour elle.

Montaigne reste classique ; il n’aime rien mieux que les auteurs établis. Il a déjà assez peu de temps à vivre pour se perdre dans les futilités de son époque, qui passeront aussi vite que la mode. Seul ce qui reste est digne d’intérêt et peut apprendre à vivre. « Je ne prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides », dit-il. Il préfère les Romains aux Grecs, trop puérils selon lui, et « entre les livres simplement plaisants, je trouve, des modernes, le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second (…) dignes qu’on s’y amuse ».

Suivent plusieurs pages sur ses goûts, dont Ésope et ses Fables, « en la poésie Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace », pour les historiens et moralistes Plutarque et Sénèque. Quant à Cicéron, « sa façon d’écrire me semble ennuyeuse(…). Car ses préfaces, définitions, partitions, étymologies, consument la plupart de son ouvrage ; ce qu’il y a de vif et de moelle, est étouffé par ses longueries d’apprêt. » C’est le défaut de l’éducation jésuite en France d’avoir acclimaté ce style droit issu du latin de Cicéron, ce qui fait que, même de nos jours chez les journalistes passés par l’école laïque, habitude est restée de remonter aux calendes grecques et de gloser sur les définitions des termes avant de parler tout simplement du sujet. Ce n’est pas le cas dans les journaux anglo-saxons. « Les historiens sont ma droite balle : ils sont plaisants et aisés ; et quant et quant l’homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu. » Donc Plutarque, Diogène Laërce, César pour les Romains, et Froissard, Philippe de Commines, et du Bellay pour les modernes.

Montaigne dit ce qu’il pense, ce qu’il aime et comment il use de ses lectures. Une leçon pour chacun et pour aujourd’hui, sans aucun doute.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, Regarde, regarde les arlequins

Voici son dernier coup d’archet avant sa mort en 1977, à 78 ans. Le roman suivant, L’original de Laura, resté à l’état d’ébauche et de fiches en désordre, ne sera pas chroniqué sur ce blog. Il figure édité chez Gallimard et dans les Œuvres complètes de la Pléiade après maintes polémiques sur être et ne pas être de la part des héritiers et des critiques.

Depuis Ada, Nabokov réécrit toujours le même livre, ou presque. Il s’agit de son autobiographie romancée, fantasmée, avec des personnages différents mais des scènes clés proches : la baise dès 14 ans, l’attrait pour les très jeunes filles, les tourments du couple, les affres de l’écriture, la dérision de l’enseignement, les jalousies des chers collègues. Et la critique féroce et impitoyable de Dostoïevski, que Nabokov n’aimait pas, dont « mon auteur trouve la politique odieuse et les romans absurdes avec leurs tueurs à barbe noire que l’on présente comme de simples négatifs de l’image conventionnelle de Jésus-Christ, et ces putains larmoyantes, empruntées aux romans pleurnichards d’un autre âge » p.1113. Ressurgissent les images de Lolita, d’Humbert Humbert, les jeux incestueux d’Ada « Béni soit mon premier et délicieux amour, une enfant dans un verger, jeu de mains fureteuses – et ses cinq doigts écartés dégoulinant des perles de surprise » p.1035 Pléiade), mais aussi du narrateur qui n’est pas l’auteur, ni le personnage. Vladimir se collette à son biographe Andrew Field, à qui il reproche des inexactitudes. Il a alors l’idée d’une parodie d’autobiographie, ce qui donne Regarde, regarde les arlequins !

Vadim Vadimovicth est Vladimir Vladimirovicth, né en 1899 dans l’aristocratie russe et chassé par la révolution bolchevique, études à Cambridge (UK) et vie dans la communauté russe blanche émigrée à Paris, exilé aux USA pour enseigner la littérature (russe) avant de revenir vivre en Suisse chacun de leurs romans écrits en anglais. Sauf que Vadim n’a jamais vécu à Berlin et se marie quatre fois, pas Vladimir. Pour l’auteur, l’homme réel est différent de l’homme du livre – il ne faut pas prendre l’image, distillée par la mémoire et l’écriture, pour l’homme vrai. Le narrateur (qui est différent de l’auteur et qui n’est pas le personnage principal) déclare écrire une « autobiographie oblique – oblique parce qu’elle délaisse l’histoire prosaïque au profit des mirages de la littérature et du romanesque » p.1099. L’auteur se vêt d’un habit d’arlequin, fait de bouts rapiécés, pour composer dans ses romans un rôle. Mais où est la vraie vie ? L’original ou la copie ? – Dans mes livres, répond l’auteur… Je est un autre, un double, une création par soi-même. « Seule l’écriture romanesque, l’éternelle recréation de mon moi changeant, pouvait conserver à mon esprit un semblant de santé » p.1110. C’est Vadim qui parle, pas Vladimir, mais quand même…

La baronne Brédov, alors que Vadim était enfant boudeur et renfermé de 7 ans : « Cesse de te morfondre ! S’écriait-elle. Look at the Harlequins ! – Quels arlequins ? Où ? – Oh ! Partout. Tout autour de toi. Les arbres sont des arlequins, les mots sont des arlequins ; et les situations et les additions. Mets deux choses ensemble – images, plaisanteries – et tu obtiens un triple arlequin. Allons ! Joue ! Invente le monde ! Invente la réalité ! » p.1035. Telle est la recette du romancier, un jeu d’enfant, une tambouille d’aliments collectés et cuisinés.

Ce roman est plutôt réservé aux spécialistes de l’œuvre ; seuls ils en goûteront tout le sel. Pour les autres, mieux vaut lire Ada ou Lolita.

Vladimir Nabokov, Regarde, regarde les arlequins ! 1974, Folio 1992, 308 pages, €2,86 occasion

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, La transparence des choses

Un court opus après le long Ada, comme une alternative avortée. Le personnage principal, Hugh Person a mal tourné ; il est un Van sans sa vigueur, un correcteur chez un éditeur et pas un écrivain. Il aime autant les jeunes filles mais peine à draguer Armande, qu’il finit par épouser – avant de l’étrangler dans un cauchemar, les deux pouces sur sa nuque qui serrent serrent…

Le lecteur au fait des œuvres de Nabokov retrouve son style, sa virtuosité à jongler entre les trois cultures, la russe, l’anglaise et la française, ses références et allusions innombrables à des auteurs, des peintres, des scientifiques. La construction est complexe et il y a de l’énigme comme toujours, offerte aux spécialistes qui aiment à décortiquer et spéculer sur qui a dit quoi à qui. Le nom même du personnage, Hugh Person, est à facettes et prolongements : prononcé You Person en langue originale d’écriture, il signifie « vous, Personne », autrement dit rien, Nemo ; en langue nabokovienne, il signifie aussi père-son ou père-fils en franco-anglais. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur la mort du père et se termine sur la mort du fils. La transparence est aussi un transfert, une transmission.

D’ailleurs, nul ne sait qui raconte et l’auteur ne donne un indice qu’une fois le roman très avancé. Le narrateur reste clinique, non impliqué, sans passion. Il faut dire que le personnage Person est médiocre, un raté, une impasse de l’évolution, un néant. Il périt en outre dans un incendie après être passé par la case psychiatrique pour avoir tué sa femme – même sans le vouloir, dans un spasme somnambulique. Autrement, il ne vit pas vraiment sa vie, parfois il la rêve. La mort est constante dans ce roman, seize personnages décèdent en deux centaines de pages ! Et l’amour est tiède, voire inexistant, Armande frayant sur les sommets suisses avant son mariage avec trois garçons jeunes, Jacques, Jake et Jack qui forment un trio onaniste fermé ! Frayer veut dire se reproduire pour les poissons ; la fille se contente de l’autre sens : se frotter.

Le souvenir, le temps et la mémoire poursuivent l’exploration entreprise dans Ada, avec intertextes sur les lectures, renvoi aux œuvres antérieures, jeu renouvelé de l’Éros et du Thanatos, Mr. R client de Person courtisant Julia Moor (Julie Amour si on lit en français) – une nouvelle nymphette. La « tralatition » de l’écrivain R est une métaphore du transfert, du porter au travers, d’où le titre : La transparence des choses. Une sorte de traduction du souvenir dans la mémoire composite, de l’intertexte entre vivants et morts.

En bref un roman bref qui ne reste pas dans les mémoires une fois lu, ni dans « sa moelle épinière » selon la définition du roman de génie par l’auteur (Littératures) – sauf à être un spécialiste fan de son œuvre.

Vladimir Nabokov, La transparence des choses (Tranparent Things), 1972, Folio 1993, 156 pages, €7,20

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur

Les frasques sexuelles d’Adélaïde Van Veen, dite Ada, et de son cousin Ivan Van Veen, dit Van, sont le fil conducteur génésique d’une réflexion sur le temps humain et la mémoire. Cette « chronique familiale » (sous-titre) s’étend sur 83 ans, de 14 à 97 ans – et sur 543 pages en Pléiade, plus 155 pages de notes. L’auteur a mis trois ans à l’écrire, non sans y avoir pensé depuis plusieurs années. D’un essai sur le temps, les métaphores se transforment en histoire qui composent un récit cohérent – reconstitué à partir des souvenirs des protagonistes, de la famille, des domestiques, des amis et adversaires, des photos prises à leur insu. Lequel récit se décompose lui-même en fragments retrouvés, embellis, repensés, écrits à deux, corrigés…

En bref un kaléidoscope d’instants colorés, qui durent plus ou moins longtemps dans la mémoire subjective de Van ou d’Ada, et composent une œuvre baroque où se métissent les mots en sept langues, les références culturelles (d’où les notes indispensables pour en saisir le sel), et où se télescopent les époques. Celle où se déroule la vie réelle sur Antiterra et celle, mythique, des origines sur Terra (p.815) : l’époque de l’enfance à tout jamais enfuie mais qui a laissé sa marque indélébile et fondatrice en la psyché de chacun. « Car nos souvenirs d’enfance ne sont-ils pas comparables aux caravelles voguant vers la Vinelande [l’Amérique], qu’encerclent indolemment les blancs oiseaux des rêves ? » p. 934. A 16 ans l’auteur Vladimir s’initie au sexe avec Tamara, 15 ans, avant d’être séparés par la révolution bolchevique. A 14 ans, le personnage de fiction Van, qui a déjà baisé « quarante fois » la très jeune tenancière du kiosque à journaux en face de son collège, hume, caresse puis pénètre Ada, 12 ans, qui ne porte pas de culotte sous sa jupe (p.477) et qui a déjà eu deux fois ses règles. La scène de la grange en feu, que les deux enfants contemplent derrière une vitre de la bibliothèque, est la scène primordiale. Van s’est levé nu et ne s’est couvert que d’un tartan sur les épaules ; Ada est en chemise de nuit. Par réflexion dans la vitre, elle voit que Van est nu et, au-dehors, trois petits personnages qui traversent la pelouse les aperçoivent, éclairés par les flammes – l’un d’eux, le fils du cuisinier, prend des photos qui ressurgiront des années plus tard, offrant un autre reflet, une autre couche de mémoire. C’est le début d’une aventure érotique à deux qui durera la vie entière.

Les métaphores ont créé le roman, visions poétiques génitrices du récit. Ce pourquoi les tableaux de peintre, les jeux de lumière, les poèmes, tiennent une grande place. Un mot déclenche les métaphores au souvenir, tel le mot peeble (galet) – car le roman fut écrit directement en anglais. Ces galets roulés par la mer que le petit Vladimir de 4 ans avait ramassé sur la plage de Nice en 1903 pour les rapporter à son grand-père sénile ; ces galets et fragments de poterie ramassés par le fils Dmitri au même endroit pour les porter à son père Vladimir en 1938 – sont les mêmes que ceux que la mère de l’auteur avait trouvés sur la plage de Menton en 1882, et ainsi de suite. Le tout forme une chaîne du temps dans la mémoire.

La nostalgie étant toujours ce qu’elle était, la brutale cassure du lien avec avec Tamara (de son vrai prénom Lioussia) a créé un monde magique, celui « d’avant », à jamais figé dans le souvenir et matrice du roman d’Ada et de Van. Ada l’ardente, habitant Ardis à la campagne ; fillette qui en veut et aime à jouir, tout en vouant un amour profond et durable à son « cousin » dont on s’apercevra, par une substitution d’enfant cachée longtemps par les parents, qu’il est en réalité son frère. Mais cet inceste ignoré importe peu sinon que, dans le mythe, l’amour reforme l’androgyne, frère et sœur fusionnant dans l’acte sexuel et la communion des âmes malgré les aléas de leur vie.

Car Van est aussi ardent qu’Ada, les deux adolescents commettent l’acte une dizaine de fois dans la même journée, s’épuisant en pure énergie de fusion au point qu’une fin d’après-midi Van, 14 ans et pourtant athlète (1m82 et déjà des épaules de bonne largeur, sachant marcher sur les mains, expert en foot et en boxe) part se coucher sans dîner, à l’étonnement de la tante et des domestiques. Un « faune épuisé par une nymphe » selon la réminiscence d’un tableau. Les images transcendent la sexualité dans une « innocence arcadienne » p.935. « Le désir effréné qu’ils ressentaient l’un pour l’autre devenait insupportable si, en l’espace de quelques heures, il n’était satisfait plusieurs fois, au soleil, ou à l’ombre, sur le toit, dans la cave – tout leur était bon. Malgré des ressources peu communes, c’est à peine si Van pouvait marcher de pair avec sa pâle petite ‘amorette’ (jargon français de l’endroit) »  p.534.

Ada n’est ni soumise ni mièvre, elle est surdouée et lit nombre de livres ; elle comprend Van et l’accompagne. « Privée de tes caresses, je perds tout empire sur mes nerfs, plus rien n’existe que l’extase du frottement, l’effet persistant de ton dard, de ton poison délicieux » p.708. Il lui a révélé le plaisir du corps mais aussi la passion du cœur et le bonheur de l’âme apaisée – et elle lui en est reconnaissante. Elle l’aimera toujours, absorbée par lui comme lui par elle, jumeaux en souvenirs. « J’aime sensuellement le temps, dira Van devenu professeur, son étoffe et son étendue, la chute de ses plis, l’impalpabilité même de sa gaze grisâtre, la fraîcheur de son continuum » p.890. Le temps est une espèce vivante dont on fait l’expérience sensible toujours au présent, comme on explore un corps. D’où les retours en arrière, les échanges continus, les prouesses d’écriture, qui sont des couches de temps qui se superposent et s’entremêlent comme si elles faisaient l’amour.

Tous deux sont des « démons » au sens du daîmon grec, puissance divine inconnue des humains qui cause leurs actes. Démon est d’ailleurs le prénom du père de Van – et d’Ada, qu’il a engendrée avec sa belle-sœur Marina alors que son cousin Dan était en voyage, et qui a été échangé contre le bébé mort en fausse couche de l’épouse de Démon – elle-même sœur de Marina. Démon – père de Van et d’Ada – est celui par qui tout arrive. Ce pourquoi, surprenant un jour Ada adulte sortant en peignoir de la salle de bain de Van, il leur interdira de se fréquenter ; ils ne reprendront leurs ébats qu’après sa mort. L’inceste n’est « démoniaque » qu’au sens dérivé moral ; il n’est ni une revendication, ni une justification de l’auteur. Il est là comme destin mais aussi comme piment, comme obstacle, comme tentation.

Ainsi la jeune sœur d’Ada, Lucette, 8 ans, espionne-t-elle les jeunes amants à peine plus âgés qu’elle lorsqu’ils « jouent à saute-bique » comme elle dit. Elle les envie, de leurs jeux, de si bien s’entendre, de fusionner en laissant tous les autres à l’écart lorsqu’ils font l’œuf ; elle voudrait être avec eux dans la coquille et ne cessera de poursuivre Van tout au long de sa vie pour qu’il la possède enfin, qu’il la fasse sienne comme il l’a fait d’Ada. Elle n’y parviendra pas et, par déprime, se laissera mourir dans la mer. Mais les démons enchantent la glèbe d’Ardis et ses habitants, les domestiques qui voient tout, le voisinage ouvert aux commérages, ravis de cette « allégresse pure » p.935. « Elle n’avait jamais soupçonné sur le moment que leur premier été dans les vergers et les orchidariums d’Ardis était devenu dans la campagne environnante un secret et un credo sacré. Les petites bonnes enclines au romanesque (…) adoraient Van, adoraient Ada, adoraient leurs ardeurs dans les bocages d’Ardis… » p.777.

Ada est le roman préféré de Nabokov, le mien aussi. Malgré ses difficultés de lecture parfois – et à cause d’elles peut-être – l’aiguillon joyeux de la vie malgré tout qui court dans les pages et les veines des deux personnages, ravit l’âme comme le cœur et les sens.

Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur (Ada or Ardor: A Family Chronicle), 1969 (1974 pour la co-traduction française revue par l’auteur), Folio 1994, 768 pages, €13,20

Œuvres romanesques complètes tome III 

Vladimir Nabokov, : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Laurent Geoffroy, Petite histoire d’un juif français

Lorsque j’ai reçu ce livre, je me suis dit aussitôt : « encore une histoire de Juif ! ». Nous avons subi pendant huit mois les bouffonneries nazies du juif Zemmour (revendiqué comme tel) qui a monopolisé les médias sans obtenir un score honorable (et même aucun député!). Nous avons constaté que tout le premier semestre 2022 Gallimard en Pléiade était exclusivement consacré à des écrivains juifs : Kafka, Proust, Roth – certes de talent, mais enfin…. Est-ce pour se faire « pardonner » par le politiquement correct la parution en même temps de Guerre de Céline ? La communauté juive ne représente qu’environ 800 000 personnes en France, aurait-elle le monopole des médias, des éditions et de la posture morale ?

Sauf que cette réaction épidermique n’est pas de mise pour Laurent Geoffroy.

Son livre juif d’un Juif qui n’a appris être juif que lorsqu’il avait 12 ans, est un ouvrage très intéressant, plaisant à lire et qui fait réfléchir. Je vous le conseille, bien plus que les sempiternelles élucubrations de moraline arrogantes d’un BHL par exemple. C’est que « Laurent Geoffroy » est son nom de bébé caché, né en 1943 « de père inconnu » en pleine occupation nazie tandis que sa mère Sarah était recherchée par la Gestapo et les milices ou polices de Pétain (adulé par le Z) et que son père René était déporté au camp d’Auschwitz. Son vrai nom, reconnu par jugement du tribunal en 1948 après le retour des camps de son père, évadé de dernière minute juste avant l’arrivée des Américains, est Laurent Sedel. Il n’était rien moins avant sa retraite que chef du service d’orthopédie à l’hôpital Lariboisière à Paris. Médecin, fils de médecin, Français de naissance et d’études, laïc et adepte des Lumières.

Qu’il soit « juif » ne veut pas dire grand-chose, il est avant tout un homme.

Il analyse donc ce battage fait depuis des décennies autour « des Juifs » avec du recul et un œil acéré. En racontant son histoire, celle d’un greffé du foie qui a survécu – une nouvelle résurrection après celle d’être né caché ; en racontant l’histoire de ses parents, amoureux, actifs mais naïfs qui ne « croyaient » pas au danger nazi en France ; en racontant l’histoire de ses grands-parents, juifs ashkénazes venus de « Pologne » (aujourd’hui l’Ukraine). Il replace la condition juive d’aujourd’hui dans le contexte historique européen et français. Son message est qu’à en faire trop sur le « devoir de mémoire », on finit par braquer les gens : « encore une histoire de Juif ! ». Sedel en appelle plutôt à un « devoir d’oubli », seule façon de cicatriser les plaies et de bâtir un nouvel avenir débarrassé du concept de « race » (qui n’existe pas).

Mais la condition juive est prise en otage par la droite israélienne et sa politique bornée de forteresse assiégée. Brimer les Palestiniens et les bloquer en corner dans leurs territoires assiégés ou occupés n’est pas une solution à long terme. La solution finale (si l’on ose dire) serait plutôt dans l’instauration d’un État palestinien égal, avec lequel des relations normales pourraient être établies. Mais Netanyahou n’en veut pas, perfusé aux armes américaines et aux capitaux du lobby américain qui, selon l’auteur, se sentirait coupable de n’avoir rien fait en son temps contre l’Holocauste.

Quant à la France, les intérêts bien compris de certains amuseurs ou écrivaillons forcent le thème juif pour raviver le syndrome de l’affaire Dreyfus, la culpabilité du Vel d’Hiv et de Drancy, le David contre Goliath du petit Israël en butte aux innombrables armées arabes en 1967, 1973 et au-delà. Les juifs séfarades venus d’Afrique du nord excellent dans la dérision médiatique et le spectacle ; ils en rajoutent. Claude Lanzmann a inventé le mot Shoah (qui veut dire en hébreu catastrophe) pour rivaliser avec la Nakba (qui veut dire la même chose en arabe palestinien). Mais à en faire trop, l’effet boomerang ne tarde pas. L’auteur ne l’évoque pas, mais la jalousie arabe (il n’y a pas d’autre mot) sur la façon dont les Juifs sont plaints, confortés et célébrés en France alimente l’antisémitisme (même si, l’auteur le rappelle, les Arabes sont aussi des Sémites).

Ce livre hésite entre l’essai et le roman, c’est dommage ; il aurait gagné à être remanié pour choisir son style. Laurent devient donc « Georges » (en grec ancien : celui qui travaille à la terre) et Sedel devient Ledes, on ne sait pourquoi car l’auteur sous pseudo signe de son vrai nom sa biographie en quatrième de couverture. Il aurait fallu opter. Pas étonnant à ce qu’aucun éditeur classique n’ait voulu le publier, selon ce qu’il déclare. Non pas que le livre soit un brûlot, il dit plutôt des choses sensées, mais il est mal construit et nentre pas dans les cases éditoriales. Fait de textes raboutés au prétexte d’une autobiographie familiale (qui ne commence vraiment qu’à la page 80), il contient trop de répétitions et quelques erreurs de frappe, de sens ou d’étourderie comme Robineau pour Gobineau, les « catholiques » sous Constantin (ils furent chrétiens avant que Luther, en protestant mille ans plus tard, ne les fasse catholiques !), Dominique Fernandes pour Fernandez, « au fait » de sa carrière pour « au faîte », la Flag pour la Flak (Flakartillerie en allemand : artillerie antiaérienne et pas flagrants délits en français…)

Le mot résurrection peut avoir un double sens : celui de renaître à la vie pour un nouveau départ ; celui de voir ressurgir les problèmes du passé. Laurent Geoffroy/Sedel hésite sur la crête entre les deux, ravi d’être né et re-né, d’être un survivant dans un monde en perpétuels changements, mais aussi inquiet pour la suite, l’essentialisation de la « mémoire » créant un nouveau dogme appelant aux hérésies et aux réactions violentes dont sa famille est depuis trois génération un exemple.

Malgré ses défauts de publication, un bon livre qui fait remercier l’auteur d’exister et de s’exprimer.

Laurent Geoffroy, Petite histoire d’un juif français – Résurrections, 2022, L’Harmattan, 229 pages, €21.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

Nils Blanchard, Elmar Krusman – Un Suédois d’Estonie au camp de concentration du Struthof

Nils Blanchard est prof d’histoire-géographie ; nommé en Alsace, il s’est intéressé à l’histoire du camp du Struthof, exactement le K.L. Natzweiler. Le seul camp implanté par les nazis en France.

D’origine suédoise par sa mère, Nils (comme le personnage de Selma Lagerlöf) a « été interpellé » par la présence d’un déporté suédois d’Estonie, Elmar Krusman.

Il choisit une victime comme « ambassadeur de cette humanité martyrisée » des camps qu’il explique à ses élèves, prétexte à rendre plus affective l’étude du système concentrationnaire. Cet exemple montre qu’il n’y a pas que les Juifs qui soient passés par les camps, ni y ont péris. « Près d’une trentaine » de nationalités aussi : Suédois, Norvégiens, Estoniens, Baltes, Européens de l’Est, Alsaciens réfractaires, Néerlandais, Anglais, Tsiganes… sans parler des homosexuels, des communistes, des résistants. L’histoire individuelle permet d’ancrer les événements dans la grande histoire, et de mieux la mémoriser via l’émotion suscitée par un destin personnel.

La Suède est restée neutre durant la Deuxième guerre mondiale mais l’origine estonienne du Suédois a elle aussi « interpellé » les nazis qui l’ont interné.

Après une introduction sur l’histoire de cette minorité ballotée dans l’histoire, l’auteur aborde le destin d’Elmar dans son contexte. Sa jeunesse d’abord. Il est né en 1921 et a donc 19 ans en 1940. Ses parents étaient fermiers et lui est devenu tailleur après l’école de base. Il a été arrêté dans l’imprimerie d’Hapsal où il travaillait. Le jeune homme avait été fiché comme sympathisant communiste pour avoir assisté à des réunions de Komsomol lors de la première occupation soviétique des pays baltes. Il a été arrêté vraisemblablement vers fin septembre 1941, peut-être par dénonciation pour avoir fricoté avec les Komsomol et peut-être pire encore, mais ce sont des accusations gratuites pour faire bon poids dans les motifs de la Sipo (« Service de sécurité »). Elmar est condamné à 1 an, puis à 3 ans, passant par la prison de Tallin où étaient détenus les prisonniers les plus politiquement suspects, avant le transfert en bateau au camp du Struthof le 1er septembre 1944.

Suit une étude des divers camps et leur rôle de main-d’œuvre comme de punition – objectifs nazis contradictoires. Sous-alimentés, malades et battus, les « travailleurs » sont peu efficaces tandis que le sadisme et la cruauté de certains kapos, militaires inaptes au combat ou jeunes civils, abîment la main d’œuvre cruciale pour servir les objectifs du Reich. Le plan Wuste crée sept camps extérieurs au Struthof et dix sites de production du schiste bitumineux pour produire du carburant le long de la ligne de chemin de fer Tübingen-Rottweil. Le jeune Kusman de 24 ans, affecté à l’exploitation dans le froid et l’humidité mourra en mars 1945 d’épuisement, de maladie ou de violences (ou peut-être des trois).

Pour conclure, l’auteur s’interroge sur la validité des témoignages d’époque. Précieux, ils sont à prendre avec précaution et doivent être recoupés par d’autres sources. Les erreurs possibles sont innombrables, sur l’orthographe des noms, les dates, les faits, les omissions, les déformations du souvenir. La distance déforme et la répétition des erreurs de copie égarent.

Ce livre n’est pas un roman mais un essai historique. Il cherche à humaniser le souvenir de la barbarie pour mieux s’en souvenir. A l’époque où les tendances nazies reviennent – en Ukraine après la Syrie ou l’Irak – où les commandos de fanatiques arborent avec fierté la croix gammée qui leur permet toutes les audaces cruelles ou sexuelles (comme le groupe Wagner, le bataillon Azov, les tortionnaires du laogai ou les suprématistes blancs américains ou français), il n’est pas inutile de décrire avec une précision d’entomologiste les détails des buts, de l’organisation et de la fin de ces groupes hors humains qui se croient supérieurs et martyrisent à plaisir leurs victimes esclaves. Bien sûr, le style n’est guère fait pour attirer les adolescents de collège mais le métier d’historien y gagne.

Nils Blanchard, Elmar Krusman – Un Suédois d’Estonie au camp de concentration du Struthof, Editions L’Harmattan, collection Mémoires du XXe siècle, 2021, 169 pages, €18.00 e-book Kindle €13.99

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini

En 1929, le narrateur a 13 ans et une fillette aristocratique de son âge a le béguin pour lui. Mais elle est une Finzi-Contini et, bien que juif lui aussi et la voyant à la synagogue, elle n’est pas de son monde. Alors qu’il vient de rater un examen de maths qu’il doit repasser en octobre, il s’affale désespéré sur l’herbe des remparts de Ferrare, sa ville, où il est venu en bicyclette. Pssit ! Celle qui l’appelle est Micol, la fille cadette des Finzi-Contini, propriétaires d’une très vaste propriété composée de la magna domus, d’un immense jardin arboré aux essences diverses, d’un court de tennis en terre battue, d’une ferme où règne le gardien-concierge-chauffeur-homme à tout faire et sa femme qui sert de bonne avec sa fille. Micol invite le narrateur à venir la rejoindre en grimpant le haut mur, aidé de clous et de prises qu’elle a elle-même installés. Mais le prime adolescent a le vertige ; celui, physique, de la hauteur, mais surtout celui, passionnel de la fille. Ils vont copiner, puis s’embrasser, mais après ? Au cinéma, rien n’est dit de cette ellipse entre le premier baiser et le couple et le garçon ne sait pas, ne veut pas, il le craint.

Le baiser ne se fera pas et il faudra des années avant qu’ils se revoient : dix ans. L’Italie est devenue fasciste et les lois raciales commencent à faire leur effet, même si Mussolini n’est pas Hitler et n’a pas la phobie des mauvais gènes. Mais il est nationaliste et veut, comme tous les repliés sur eux-mêmes, « purifier » la nation italienne de tous les métèques et autres corps étrangers. Tous les Juifs sont donc bannis des instances sociales et relégués dans leurs ghettos, même dorés. Ils sont exclus du club de tennis, du cercle littéraire, de la bibliothèque publique, du conseil des commerçants – et même du parti fasciste lorsqu’ils y ont adhéré pour faire comme tout le monde. Exclus, ils refont donc communauté et les Finzi-Contini, un temps sortis de la synagogue pour rénover la leur, reprennent le chemin commun et invitent la jeunesse à jouer au tennis avec la leur dans le grand parc.

Le narrateur, très littéraire et qui veut devenir romancier, commet déjà quelques vers appréciés. Il tombe inévitablement amoureux de Micol qui le considère comme un frère, mais pas plus. Les lois raciales semblent avoir coupé tout élan vital dans cette famille arrivée. Le frère Alberto se meurt progressivement d’une mononucléose, le père Ermanno, professeur, renonce à publier l’étude qu’il projetait sur la littérature du XVIe siècle. Tout se dégrade dans la géopolitique, dans la société, et les gens avec. En fait, ils ont tous péris en déportation et l’auteur parle d’une époque révolue, trente ans avant. Micol n’est plus, la vie non plus, l’amour est mort.

Restent la brume des relations humaines, émergeant à la mémoire, comme une madeleine de Proust. Il y a d’ailleurs beaucoup de Proust dans la façon dont Bassani raconte les familles, les gens, les jardins, les relations sociales du microcosme ferrarais où chacun est allé à l’école avec chacun et parle en dialecte. La relation de sœur à frère de Micol et Alberto est presque celle d’une mère ; la relation d’Alberto avec le puissant ingénieur milanais Malnate est celle du rat fasciné par le boa, l’envie mimétique vaguement homosexuelle pour la certitude communiste et la force physique ; la relation du professeur Ermanno et du narrateur qui rédige son diplôme de fin d’étude sur un poète est filiale, il aurait voulu avoir un fils comme lui et pas comme ce pauvre Alberto ; la relation de père à fils du même narrateur avec le sien, qui l’encourage à aller au bordel – et puis la relation ambiguë de Micol avec lui qui s’est profondément imprimé en sa mémoire. Elle l’aime, ou du moins l’a aimé, mais renonce. Les choses doivent mourir comme les gens, « et alors, puisqu’elles aussi doivent mourir, eh bien, mieux vaut les laisser mourir » dit-elle p.154. Les Juifs ont tenté de s’assimiler mais la société les rejette, ils doivent s’étioler et laisser la place.

Ce qui compte est « plus que la possession des choses, le souvenir qu’on [a] d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante » p.285. Un orgueil tragique qui préfère ce qui a été à ce qui est – car le passé demeure tandis que le présent s’enfuit. Le symbole en est ce tombeau juif grotesque de prétention, dans le vieux cimetière, mais qui reste comme les tombes étrusques au nord de Rome, pour des millénaires. Une douce nostalgie pour le temps perdu et le bonheur de ciseler les mots pour sa recherche.

Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini, 1962, Folio 2010, 377 pages, €8,70

DVD Le jardin des Finzi-Contini, Vittorio de Sicca, avec ‎ Lino Capolicchio, Dominique Sanda, Fabio Testi, Romolo Valli, Helmut Berger, M6 vidéo 2008, €13,00 blu-ray €15,95

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Ne faites pas des enfants des ânes chargés de livres, dit Montaigne

Dans le chapitre 26 du livre 1erde ses Essais, Montaigne disserte sur « l’institution des enfants », autrement dit leur éducation. Elle est bien plus qu’un élevage car elle ne se contente pas de nourrir le corps mais aussi l’âme – nous dirions aujourd’hui le caractère et l’esprit. Le philosophe a longuement préparé son texte car il le destine à Diane de Foix, comtesse de Gurson de laquelle il est proche par lien féodal, et qui va bientôt être mère.

Après s’être excusé de n’être savant que de ce qu’il a appris dans sa vie, ce qui tient bien trois grandes pages que l’on peut passer sans dommage, il affirme tranquillement : « ce sont mes humeur et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma croyance, non pour ce qui est à croire ». Autrement dit, prêtez-y attention, comme il se doit, puis faites ce qui vous semble bon.

Car élever un petit d’homme est plus difficile que le planter car les humains ne sont pas des bêtes. Tout ne leur vient pas du programme génétique comme les plantes, ni de leur instinct comme les animaux, mais surtout des exemples et imitations des autres, tant l’humain est un être social. Au rebours, on ne peut non plus forcer leur nature. Il faut plutôt avoir, pour qui enseigne, plus « envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant ». Pour cela, « lui faire goûter les choses », ne pas parler tout seul mais l’écouter aussi, « juger de son train (…) pour s’accommoder à sa force ». Il s’agit de guider plus que d’imposer, de donner envie plus que de contraindre. Rousseau reprendra cette philosophie dans son Émile.

« Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. » Le par-cœur abêtit, l’assimilation élève. Pour cela, il faut des exercices, « accommodés à autant de divers sujets ». Pas de dogmes, mais un jugement personnel. « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Voilà qui est très Lumières et démocratie : ne rien tenir pour vrai que l’on en ait jugé par soi-même, ne suivre les autres que s’ils nous ont convaincus par des faits (ce qui est bien rare aujourd’hui). Pas plus la Bible qu’Aristote ou une autre doctrine ne doit être prise telle quelle pour vérité : de tout il y a à prendre et à laisser, selon son propre jugement. « Il n’y a que les fous certains et résolus ». Notons que la folie envahit notre époque. Les opinions des autres qui lui conviennent, qu’il les fasse sienne. « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Les abeilles font ainsi leur miel des divers pollens qu’elles pillent aux fleurs, mais ce miel n’est plus fleur, il est leur.

« Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». En faire un homme, pas un singe savant comme en sortent trop souvent de certaines de nos écoles. Car « savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » – pire encore  lorsqu’on dispose du net ! La mémoire est désormais moins utile mais le jugement beaucoup plus que du temps de Montaigne. Pour juger sainement, préconise le philosophe, « le commerce des hommes » et « la visite des pays étrangers » pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Curiosité entraîne humilité, soif de comprendre et – donc – intelligence. Seuls les ânes savent tout par seule croyance. L’actuel tropisme au repli sur soi, à l’entre-soi de la famille, de la bande et du milieu, à la régression nationale – ou même locale dans l’écologisme – n’est en faveur de l’intelligence…

Il ne faut surtout pas épargner la jeunesse, ce pour quoi les parents trop aimants sont nocifs. « Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice. » Si la philosophie roidit l’âme, l’exercice « roidit les muscles » et la douleur physique permet de devenir apte à supporter le travail et l’effort. « La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes », telle sont les activités que préconise Montaigne pour son temps. Nous pouvons le traduire en judo, footing, danse, musique, jeux vidéo pour l’adresse et l’attention, s’occuper d’un chien ou monter à cheval pour l’interaction avec l’animal, s’occuper de plus jeunes à l’adolescence.

À l’enfant, il lui faudra apprendre la modestie et le parler franc à bon escient dans le commerce des hommes. « Qu’on le rende délicat au choix et triage de ces raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. » Il ne faut pas chercher à jouer un rôle, mais à se présenter en vérité. La vérité, d’ailleurs, faut la chercher en tout discours, « soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement. » Se corriger en abandonnant un mauvais parti est de qualité. « La sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ». Tout sert, toute observation des autres pour se régler soi-même.

Les livres complètent la société. Nous pouvons ajouter pour notre époque les films et les podcasts. « Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles ». Mais qu’il se souvienne de tirer leçon plus qu’érudition car moins importe « la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Hannibal et de Scipion ». Il devra voir au-delà du bout de son nez, s’élever au global : « Qui se présente, comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté (…) une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Car seule la variété permet de mesurer et de se situer.

« Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres » – plus encore dans une époque de guerres de religions comme Montaigne l’a connu, et nous-mêmes aujourd’hui. À partir de ces exercices concrets, « assortir tous les plus profitables discours de la philosophie », ce « que c’est que savoir et ignorer (…) vaillance, tempérance et justice (…) ambition et avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ». C’est en observant la comédie humaine que l’on augmente sa propre sagesse. Combien, de nos jours, l’ont-ils appris ?

L’art qui nous fait libre doit être le premier enseigné. Il s’agit de la philosophie. « Commence et ose être sage », dit Horace, cité, « différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler ». Or on nous apprend à vivre quand la vie est passée, la jeunesse, « on la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit ». La morale doit suivre les exemples, pas l’inverse.

Après le savoir qui règle les mœurs et l’entendement « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre », les autres sciences sont utiles : « logique, physique, géométrie, rhétorique ». Car la philosophie « on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants ». Elle « doit par sa santé, rendre sain encore le corps », faire apparaître sa tranquillité d’esprit, montrer « une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre » de qui est bien dans sa tête et son cœur, qui sait qui il est et ce qu’il fait là. « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une jouissance constante », déclare Montaigne. Ce sont les cuistres, jaloux de leur jargon qui vaut pour eux profondeur et savoir, qui font de la philosophie aigreur et contraintes. « Il lui fera cette nouvelle leçon que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficultés que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. » La philo n’est pas réservée aux profs ni à l’université, mais ouverte à tous dès le berceau, qu’on se le dise !

Car la vertu n’a rien à voir avec la pruderie offensée ni le sérieux angoissé des croyants en religions, celle du Livre mais aussi les communistes et socialistes. La vertu au contraire « aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglement (modérément), et les savoirs perdre avec constance. »

L’éducation s’effectue par une sévère douceur, pas par la force ni par le châtiment. S’il faut endurcir l’enfant, c’est au froid, au soleil, au vent, au hasard du climat et de la nature, pas à la honte ni au fouet. « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret (affecté comme une femme), mais un garçon vert et vigoureux ». Nous pouvons le dire aujourd’hui autant des filles, qu’elles soient moins apprêtées que directes, saines et sportives. Le collège, où Montaigne fut de 6 à 13 ans, « c’est une vraie geôle de jeunesse captive ». La situation n’a que très peu changé de nos jours ou la contrainte règne. Surtout au lycée où l’on a pourtant passé 15 ans.

Il n’y a, selon Montaigne, qu’une règle en éducation : « pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toute nation et compagnie, voire au dérèglement et aux accès, si besoin est (…), qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. » C’est que l’exemple qu’on lui a donné aura été bon et qu’il sait juger par lui-même des écarts de ses pairs.

Car à la fin, « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies ». Quoi qu’on pense, seul l’exemple qu’on donne est le vrai de notre personnalité. « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Nous dirions authentique. Il ne faut parler ou écrire ni en prof, ni en prêcheur, ni en avocat, « mais plutôt soldatesque » sur l’exemple du style de César.

Quant à apprendre les langues, mieux vaut s’y frotter tout petit qu’au collège. Chacun sait bien qu’après six ans d’anglais on ne le parle que très mal si l’on n’est pas allé dans le pays. À quoi servent donc le collège et le lycée ? Une formation de trois mois dans le bain suffirait à parler correctement, les entreprises le savent bien, pas les cuistres « inspecteurs » de l’éducation. Montaigne donne l’exemple de son père qui engagea un professeur ne lui parlant que latin. Il se reconnaît pourtant l’esprit lent, le corps paresseux, l’absence de mémoire, mais « ce que je voyais, je le voyais bien », ce qui signifie avec attention et sans illusion. Son premier livre fut les Métamorphoses d’Ovide. Au collège, il tint des rôles de théâtre qui lui ont donné « une assurance de visage, et souplesse de voix et de gestes ». Ce que les formations professionnelles aujourd’hui doivent apprendre à l’âge adulte parce que le secondaire ne se focalise que sur l’intellect. Le savoir-faire est déjà tangent, le savoir-être inexistant.

Montaigne nous a brossé l’homme complet de la Renaissance, telle qu’issu des philosophes antiques. Il s’agit d’une éducation naturelle vécue plus que de principes abstraits. L’homme est en effet un être d’imitation car très social, et la sociabilité compte avant tout pour lui faire apprendre quoi que ce soit. Les devoirs à la maison sont tout aussi inutiles que le bourrage de crâne, seuls les exemples humains et les exercices permettent de véritablement connaître. Ce que dit Montaigne il y a cinq siècles est applicable encore aujourd’hui car l’être humain ne change pas, malgré l’évolution des circonstances.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Bernard Clavel, Les petits bonheurs

Bernard Clavel, mort en 2010, on l’a oublié aujourd’hui, a obtenu le prix Goncourt en 1968 pour Les fruits de l’hiver. Au tournant du millénaire, passé 75 ans, il livre son petit livre de souvenirs heureux – seulement ceux-là. Sa mémoire n’est plus ce qu’elle était, imprégnée d’émotions plus que de raison, d’odeurs plus que de visions, d’impressions plus que de sentiments. Mais il se livre en un livre et c’est là l’essentiel, l’unique.

Chacun vit sa propre vie, à nulle autre pareille. Celle du petit Bernard est à Dole en Jura, dans un quartier où son père était boulanger. Il a pris sa retraite tôt, ayant commencé apprenti à 12 ans, et s’est occupé de son jardin comme du cheval qu’il avait laissé à son successeur, dont l’atelier était en face de chez lui. C’est tout un milieu d’artisans que décrit Clavel, lui-même apprenti pâtissier à 14 ans dont la fiche Wikipedia, fort mal faite ne nous dit rien (les petits intellos qui écrivent et gardent jalousement l’encyclopédie en ligne s’en foutent de l’ouvrier Clavel, même la notice des grands bourgeois du Who’s who est meilleure !).

L’artisanat a été remplacé par l’industrie, même si le Jura a résisté longtemps ; après-guerre (celle de 40), ce sera au tour de l’agriculture d’être industrialisée ; aujourd’hui, ce sont les services « grâce » à l’informatique (même ce que les ignares appellent « intelligence » est devenue artificielle). Clavel chante à l’antique le siècle passé, la sérénité des humbles et des besogneux, lui qui s’est formé sur le tard et par lui-même à la peinture et à la littérature après deux années de bagne petit-patronal.

Les années 30, c’était l’eau non courante et la lumière du pétrole ; il fallait tirer au puits et allumer la lampe pigeon. Dès lors, la maisonnée vivait dehors l’été ou devant la cheminée l’hiver. C’était vivant, naturel, communautaire. Le chat ou le chien étaient des commensaux, les voisins faisaient partie de la famille, le quartier était un vivier de connaissances, voyager jusqu’à Lyon une véritable expédition. La lumière dansante de la lampe n’avait rien à voir avec la lumière froide des ampoules électriques et les ombres encourageaient l’imagination – comme dans les grottes de la préhistoire.

Le père (« classe quatre-vingt-treize ») aimait le travail bien fait, honneur de l’artisan, et l’on disait volontiers que son pain était le meilleur du canton. Un vieux s’en souvenait même avec les yeux humides, bien après que le père ait vendu son fonds. Le petit Bernard, fils unique, aime son père et suit son exemple. Il regarde avec fascination le bourrelier tailler le cuir en grommelant sur l’absence de soin des gens pour leurs godasses, il écoute avec attention le vieux luthier qui bâtit des chef d’œuvre d’un bout de presque rien, il compatit au drame du tonnelier et de sa tonnelière à la voix de stentor et aux muscles d’ogresse qui, un beau jour, reçoivent une sommation d’huissier parce que le terrain qu’ils occupent depuis des décennies et sur lequel ils ont bâti leur maison – tout en bois, y compris le chevillage – a été vendu et que le nouveau propriétaire veut le récupérer.

Le petit Bernard connait même « le petit Victor », fils d’un maître de fabrique prénommé Paul-Emile, qui se rendra célèbre dans l’exploration du pôle. Il voudra partir avec lui, il sera trop petit mais deviendra son ami. Paul-Emile Victor donnera à Bernard Clavel le goût du nord, de la neige et des paysages glacés ; ils alimenteront sa vie (il épousera une canadienne et ira habiter au bord du Saint-Laurent) comme sa littérature (Les colonnes du ciel).

Que des petits bonheurs qui remontent à la mémoire, le sel de l’existence – la sérénité du souvenir.

Bernard Clavel, Les petits bonheurs, 1999, Pocket 2002, 157 pages, €0.96 occasion e-book Kindle €10.99

Bernard Clavel sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

Histoires de pouvoirs

La génération 1960-1990 a aimé la science-fiction au point que le Livre de poche lui a consacré 42 volumes, en trois séries. La première, à cheval sur les années 60 et 70, a publié une anthologie des nouvelles américaines des années 1930 à 1960, soit la génération juste avant. C’est à cette collection qu’appartient Histoires de pouvoirs, bien avant les « Power Rangers » et autres « superpouvoirs » des dessins animés post-1990. A l’adolescence, j’ai beaucoup aimé cette collection, que l’on retrouve encore assez facilement d’occasion.

L’époque était à l’optimisme technologique, malgré les craintes sur la Bombe atomique et les robots ; notre époque est au pessimisme universel, avec la Bombe démographique et climatique et toujours les robots. Nous ne savons plus nous interroger efficacement sur les possibles des « pouvoirs » nouveaux, seulement sur les « craintes » qu’ils vont – forcément ! croit-on – susciter. Les 17 nouvelles du recueil éclairent tout un panorama des pouvoirs et de leurs effets.

Le don est le premier pouvoir, il forme ce qu’on appelle un génie. Il existe notamment des mathématiciens qui n’ont jamais fait d’études et dont le cerveau fonctionne dans l’abstrait comme une machine. C’est le cas de Gomez, plongeur en cuisine portoricain récupéré par l’armée américaine après avoir envoyé une lettre naïve formulant une nouvelle théorie mathématique sur la matière. Mais le jeune homme tombe amoureux et, pour lui, ce sentiment est bien plus fort que la technique et la puissance…

L’illumination est un autre pouvoir – sur les autres. Flamber clair imagine comment des radiations d’une centrale nucléaire où travaillent des robots en acier dérèglent leur cerveaux-machines et les rassemblent en communauté – qui se cherche un dieu. Une secte d’humains macrobiotiques et pré-hippies, colonisant les pentes de la centrale, constituera ce qu’il faut. Dès lors, le pouvoir est subi ; l’adoré se sent puissant. Comment vous appelez-vous ? je m’appelle Dieu. – Dieu comment ? – Dieu, tout simplement.

La transmission de pensées occupe un rang élevé dans ces nouvelles, du petit Ronny de 8 ans jouant pieds nus sur le pré devant sa maison (nous sommes au début des années 1950 aux Etats-Unis) et à qui un savant adulte enfermé qui va mourir « transmet » son savoir dans Les jeux, au bambin de 3 ans qui a le pouvoir de l’imagination pour modifier le paysage et le destin des gens dans C’est vraiment une bonne vie… car il lit les pensées. En revanche, le prof de Parabole amoureuse ressent ce pouvoir de lire dans l’esprit des gens comme un handicap ; il ne peut avoir aucun ami car il sait en écoutant leurs pensées ce que ses relations pensent de lui, ni aucune amoureuse car la promiscuité dans la transparence la plus totale devient vite un enfer. Oui, ce rêve américain puritain de transparence, que chacun sache tout sur tous comme l’œil de Dieu, est l’enfer, pas l’outil rêvé de la religion d’amour !

L’immortalité est un autre pouvoir, ce qui arrive au caporal Cuckoo (dérivé du nom français Lecoq, dit le cocu au 16ème siècle) qui rentre en bateau de la Seconde guerre mondiale. Il a fait les guerres de François 1er et a été sérieusement blessé. Heureusement, le chirurgien Ambroise Paré passait par là avec son aide de 15 ans, Jehan, et l’a guéri avec une thériaque de sa composition. Depuis, Cuckoo est immortel, ses blessures se referment toutes seules en un temps record. Mais il reste ce qu’il a toujours été, un rustre illettré, qui n’a su écrire son nom qu’au bout de 400 ans. Pas très drôle, l’immortalité !

La mémoire est un don qui a ses revers. Retenir tout ce qui survient, tout ce qu’on lit, tout ce qu’on écoute des conversations ne vous permet pas d’établir des relations humaines saines car les gens oublient, ce qui leur permet le pardon. Les obsédés qui n’oublient rien sombrent rapidement dans la névrose, ou se font rabrouer par les imparfaits qui croient se souvenir mais qui n’ont pas raison. Robert Silverberg décrit un gamin qui prend les gens en flagrant délit de mensonge et qui est obligé de s’enfuir à 12 ans pour vivre sa vie, condamné à ne rester à chaque fois que quelques mois ici ou là avant de se faire repérer comme magnétophone humain. A moins qu’il apprenne à se supporter et qu’il fasse servir son don ?

Les pouvoirs font peur et la société s’en défend par la psychiatrie, la prison, les honneurs. C’est le cas du vieux savant de 95 ans dans Voir une autre montagne. A chaque crise, il « prévoit » ce qui va se passer depuis l’âge de 5 ans où il a été témoin d’un accident… qu’il avait pré-vu en cauchemar. C’est le cas des jeunes adolescentes de La guerre des sorcières par Robert Matheson, qui sont utilisées par l’armée pour combattre en focalisant leurs esprits pour transformer les ennemis en torches, les écrabouiller, les noyer, et ainsi de suite dans le sadisme collégien. Tout est bon à l’Etat pour dompter les pouvoirs et assurer le monopole du sien. Jusqu’à assurer la peine de mort par les citoyens eux-mêmes, réunis en stade pour quelques minutes de Haine publique par Steve Allen, afin de faire griller par la pensée le condamné ! Une vraie métaphore du pouvoir médiatique, revu par un Etat totalitaire – ou des excès de la Cancel culture dont les messages de haine et de boycott déferlent sur les réseaux sociaux.

Mais si les pouvoirs venaient des étoiles ? La première expédition dans le Centaure ramène des « frères » invisibles qui traversent les murs, réalisent quand vous dormez des choses que vous ne savez pas faire, déjouent les gardes. De quoi inquiéter le pouvoir gouvernemental mais donner du pouvoir aux individus. Certaines planètes parviennent cependant à faire du pouvoir la réalisation du désir. Telle est Xanadu, ma nouvelle préférée sous la plume de Theodore Strurgeon. Un soldat-technicien américain débarque sur cette planète paisible dans l’intentions de la coloniser. Il est étonné d’être accueilli à l’atterrissage de sa capsule par un adolescent gracile et ferme en tunique transparente. Lui qui doit repérer son potentiel économique et humain aurait aimé un officiel. La planète doit être exploitée – à l’américaine -, ce qui n’est pas compliqué : « Pour annexer une planète, on commence par localiser son gouvernement central. S’il s’agit d’un système autocratique à structure pyramidale, tant mieux : il est d’autant plus facile de détruire ou de contrôler le sommet de la pyramide et de se servir de l’organisation existante. S’il n’y a pas de gouvernement du tout, on racole le peuple – ou on l’extermine. S’il y a une industrie, on la dirige à l’aide de surveillants et on fait travailler les indigènes jusqu’au moment où l’on a appris à se passer d’eux : il n’y a plus alors qu’à les éliminer. Si les gens ont des talents, on les assimile ou l’on contrôle ceux qui les détiennent » p.390. Sauf que cela n’a pas marché en vrai au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… A l’inverse, les Xanadiens ont tout compris : aucun pouvoir centralisé, tous les citoyens en communication entre eux via des sénateurs qui les représentent, la vie hédoniste vêtu de rien – une tunique arachnéenne qui s’adapte au corps – habitant la nature avec des murs invisibles qui se plient. Chacun travaille quand il le sent, avec les connaissances qu’il ressent en lui, apprenant sur le tas et ensemble, laissant la tâche lorsqu’il est fatigué afin qu’un autre la reprenne. Une vraie communauté californienne avant la lettre – la nouvelle est parue en 1956 – bien loin de la pudeur névrotique du soldat en mission choqué de voir des corps quasi nus, de manger devant tout le monde et de déféquer à l’air libre ! Sauf que l’annexant n’est pas celui qu’on peut croire, tel est le sel de l’histoire.

Histoires de pouvoirs – La grande anthologie de la science-fiction, Livre de poche 1975, 415 pages, €8.49

Catégories : Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Manquer de mémoire préserve du mensonge dit Montaigne

Montaigne, en son neuvième texte du premier livre de ses Essais avoue qu’il n’a point de mémoire, « je n’en reconnais quasi trace en moi ». Il s’agit de souvenirs, pas de l’entendement qui, lui, fonctionne fort bien.  Mais les inconvénients de manquer de mémoire sont innombrables.

Ainsi ses amis lui reprochent de les oublier, puisqu’il affirme mal se souvenir… Même si l’affection n’a rien à voir avec la mémoire, ils lui reprochent son ingratitude, comme si oublier signifiait ne pas aimer. « Qu’on se contente de ma misère, sans en faire une espèce de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur », dit amèrement l’auteur. Mais pourquoi fournit-il les verges pour se faire battre ?

La contrepartie heureuse est qu’ainsi il n’a nulle ambition car manque de mémoire « est une défaillance insupportable à qui [se soucie] des négociations du monde. »

Une autre contrepartie est qu’ainsi son parler est plus court et plus net, aucune citation, anecdote ni souvenir ne venant alourdir son propos, à l’inverse de certains seigneurs de ses amis. « A mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ». Ainsi les articles de journaux intellos d’aujourd’hui sont remplis de retours aux calendes grecques avant même d’aborder le sujet, ce pourquoi il est bon, quand vous lisez Le Monde par exemple, de sauter derechef le premier tiers des articles pour enfin savoir de quoi il s’agit. Quant aux vieillards, ils radotent volontiers, chez nous comme chez Montaigne. Il faut dompter sa mémoire comme ses autres facultés. « J’ai vu des récits bien plaisant devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur, chacun de l’assistance en ayant été abreuvé cent fois ».

Un troisième avantage (dont Montaigne ne parle que comme « second » parce qu’il a déjà oublié le premier…) est qu’il se souvient moins des offenses, des pays et des lectures, si bien que « les lieux et les livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouveauté ». Le point est capital : comment inventer, innover, ressentir par soi-même, si l’on est encombré de références et de souvenirs dus à la mémoire ? Trop retenir empêche d’exister, Jules Vallès le disait des géants des arts, à qui il aurait volontiers détruit les œuvres afin que chaque jeune puisse créer à son aise, sans les contraintes du « classique » ou des références. L’avenir appartient-il à celui qui a la mémoire la plus longue ? Mais le savoir ne progresse-t-il pas parce que nous sommes montés sur les épaules de nos ancêtres ?

L’avantage décisif, pour Montaigne, est le suivant : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mêler d’être menteur. » Que vous inventiez des choses fausses ou que vous déguisiez les choses vraies, il n’est pas rare qu’à mentir longtemps vous ne finissiez par vous couper. C’est ainsi que les espions doivent se changer eux-mêmes pour être crédibles dans une autre identité, le Bureau des légendes l’a amplement montré. Montaigne cite ainsi un homme de François 1er, mis par lui auprès du duc de Milan François Sforza après que le roi eût été chassé d’Italie. Il se nommait Merveille mais est resté si longtemps auprès du duc, officiellement pour ses affaires privées, qu’il a incité au soupçon et été exécuté de nuit, après un procès expéditif en deux jours. Le roi, qui soupçonnait son espion démasqué malgré les dénégations, accule l’ambassadeur « sur le point de l’exécution, faite de nuit et comme à la dérobée. A quoi le pauvre homme embarrassé répondit, pour faire l’honnête que, pour le respect de sa majesté, le duc eût été bien marri que telle exécution se fut faite de jour. Chacun peut penser comme il fut relevé, s’étant si lourdement coupé… »

« En vérité, le mentir est un maudit vice », déclare préalablement Montaigne dans ce texte ampoulé et mal construit, comme s’il eut rajouté quelques bouts sans revoir l’ensemble. « Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole ». Il s’agit de confiance. Mentir sape la confiance, ce que nos politiques semblent ne toujours pas voir appris. Ainsi des masques « qui ne servent à rien » alors qu’il s’agit plutôt de dire que l’on n’en a pas prévu et que l’on ne savait plus en produire,ou encore des actions qui vont être faites mais présentées comme si elles étaient déjà réalisées ! Car le mensonge prend de multiples formes, de la simple omission à la flagrante contre-vérité. Certains s’en font même une spécialité, comme Poutine et Trump. Pour eux comme pour les dictateurs, Staline, Mussolini ou Hitler, il ne s’agit plus de faits mais d’allégeance : si je dis que le blanc est noir, vous devez voir le blanc en noir. Dans 1984, le Parti du Grand frère vous harcèle et torture jusqu’à complète soumission. Daech fait d’ailleurs de même.

Dès lors, chercher le vrai est un chemin ardu. Même « les scientifiques », dont on peut croire que la méthode éprouvée les préserve d’affirmer sans preuves, deviennent sujets à caution quand ils quittent leurs laboratoires et leur domaine strict de recherches pour devenir « experts » généraux à la télé. Ainsi du professeur Raoult, chercheur émérite mais dévoyé par la communication, dont l’ineffable chloroquine défraie encore la chronique du Covid. Peut-on dès lors « croire » les savants lorsqu’ils montrent qu’ils sont capables de dévier avec la même légitime certitude et la même autorité du savoir que lorsqu’ils ont prouvé des recherches approfondies reconnues par leurs pairs… sur des sujets dont ils savent peu de chose ? Raoult aurait-il pu dire que la chloroquine n’était qu’une piste qu’il fallait explorer sans l’exclure, mais que des études sérieuses devaient valider ? Au lieu de cela, il a affirmé, voire traité ses contradicteurs d’imbéciles ou de menteurs.

« Le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini », dit Montaigne. Un seul chemin conduit à la vérité mais de multiples au mensonge. Comme tout passe par le langage, qui fait société, chacun doit alors se méfier d’autrui, de ceux qui mènent la cité et de l’opinion commune – mais sans pouvoir s’en affranchir pour rester sociable et citoyen, donc humain. « Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence », conclut le philosophe. Mieux vaut se taire lorsqu’on ne sait pas, que d’affirmer abruptement qu’on sait alors que l’on n’est pas certain.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00  

Montaigne chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Eliot, Le moulin sur la Floss

Je n’avais jamais lu George Eliot, l’équivalente victorienne de George Sand en France. Les éditions Gallimard ont eu la bonne idée de faire paraître récemment un volume de ses romans les plus importants dans la collection la Pléiade. Vous l’aurez compris, George est une femme (les Anglais ont la manie de l’inversion). De son vrai nom Mary Ann (Marian) Evans, elle est née en 1819 dans le Warwickshire, dernière d’une fratrie de trois dont son frère Isaac, de trois ans plus âgé, qui deviendra sévère et rigide, ce qui la fera souffrir sa vie durant. Car son existence ne fut pas rose, comme son héroïne du Moulin sur la Floss, flanquée d’un pareil frère et d’un père aussi obstiné qu’ignorant. Ce sont ces souvenirs biographiques qui donnent à ce roman ce ton de vérité que George Sand n’arrive pas souvent à obtenir.

L’histoire se déroule au bord d’une rivière qui symbolise le temps qui passe et la vie qui va. Tranquille et riante durant l’enfance et les jeux, alimentant le moulin à huile du père et permettant le canotage où se laisser dériver, elle peut devenir colérique et grosse de dangers de noyade en cas de crue ou des malices des fermiers qui la captent pour leur irrigation, ce qui diminue le rendement du moulin. Le père Tulliver, colérique comme elle mais ignare en droit, accumule procès sur procès, ce qui le conduit à la ruine. Pour lui, le Malin s’incarne dans le « notaire », cet accapareur à bas prix des biens fonciers parce qu’il a la langue retorse et sait parler juridique.

Deux personnages principaux : le frère et la sœur. Tom est l’aîné, de complexion blonde et robuste Dodson de la famille de sa mère ; mais il a le caractère rigide empli de discipline et de préjugés de son père. Il n’est pas vraiment intelligent mais travailleur. L’auteur s’attarde sur « les qualités et les défauts qui créent la sévérité – la force de volonté, la conscience de poursuivre un but juste, l’étroitesse de l’imagination et de l’intelligence, une grande capacité à se maîtriser et une disposition à maîtriser les autres » (Livre VI chapitre XII). Maggie est la cadette éperdue d’amour pour son aîné fort et protecteur, qui la rabroue (et elle aime ça !), de complexion brune et agitée Tulliver, de la famille de son père ; elle a le caractère fantasque portée aux excès par besoin d’être aimée mais est plus futée que son grand frère et lit beaucoup. Quand tout va bien, Tom l’appelle Magsie. Mais l’hérédité n’est pas tout, comme le pensent les tantes. La passion et le devoir s’y ajoutent, venus du cœur et de la morale en sus de la biologie. Le devoir est cet hapax victorien sans lequel la monarchie et l’empire ne pourraient tenir, croyait-on. La passion vient évidemment le contrarier, ce qui fait le ressort du roman victorien.

Maggie n’y échappe pas. Ayant connu un amour fusionnel avec son frère, malgré sa sévérité de jeune mâle imbu de son sexe comme de sa force, elle va tomber en amour pour Philip et pour Stephen. Le premier est le fils du pire ennemi de son père, celui qui va gagner le procès intenté par l’irascible inculte. Philip est orphelin de mère, bossu par accident de naissance mais intelligent, sensible et cultivé ; il voue à Maggie un amour éperdu parce qu’elle lui a montré de la compassion enfant et lui ouvre l’esprit. Mais Tom ne l’aime pas, tout entier du côté de son père obtus. Stephen est le beau parti riche et parfumé qui vient courtiser Lucy la petite cousine de Maggie, toute blonde et jolie qu’on ne peut que l’aimer. Mais Maggie résiste au beau jeune homme qui lui ouvre les sens et celui-ci, en société victorienne qui fait des jeunes filles des oies, sent une personnalité qui le fascine. Malgré son côté superficiel mondain, il est vraiment amoureux d’elle, au point de chercher à l’enlever sur la Floss pour la marier au loin. Reste le cœur, qui n’a été ouvert que par Tom son grand frère, et Maggie refuse les deux autres, par devoir. « Si seulement je pouvais me faire un univers en-dehors de l’amour, comme le font les hommes », dit-elle à Philip (Livre VI chapitre VII).

Le devoir non envers une Morale transcendante, ni même pour la morale sociale du qu’en dira-t-on (qui lui fera d’ailleurs payer cher), mais par fidélité à sa mémoire des liens tissés depuis toujours avec ses proches, renforcée par sa morale chrétienne personnelle tournée vers les autres. Elle a lu L’imitation de Jésus-Christ du moine allemand Thomas a Kempis, offert par Bob le guenilleux devenu colporteur et gentil homme ; elle opte avec lui pour le renoncement à soi et la résignation par sympathie pour les autres et solidarité de communauté. « Si la vie ne nous créait pas des devoirs avant que l’amour arrive, l’amour serait le signe que deux personnes doivent s’appartenir (…) mais (…) c’est que je ne dois pas, que je ne peux pas chercher mon propre bonheur en sacrifiant les autres », dit-elle à Stephen (Livre VI chapitre XI). Les droits des autres font pression sur son cœur et le passé la lie à son devoir.

Maggie ne peut contenter Philip par respect pour son frère Tom qui lui a déclaré qu’il ne la reverrait alors jamais ; elle ne peut contenter Stephen par sentiment pour sa jeune cousine Lucy a qui il s’était promis. Elle reste donc stérile, tenue par cet amour quasi incestueux pour son frère, lui-même non marié par obstination pour les affaires. Dès la ruine de son père par sa faute, à 16 ans, il va se mettre au travail pour apprendre la comptabilité et entrer dans les affaires de son oncle. Il y fera sa place, rachètera le moulin sur la Floss, mais restera fruit sec comme sa sœur, le caractère, la discipline et l’épargne, vertus du capitalisme moderne qui nait à cette époque – lui faisant perdre ses sentiments et donc son âme.

Maggie, parce qu’elle est une femme, fort contrainte en milieu victorien, vivra une Passion christique par son renoncement supérieur au nom du Père (incarné par Tom l’héritier) aux deux hommes qui l’aiment, sera crucifiée par la « bonne » société des mauvaises langues, « elle voyait les épines s’enfoncer toujours plus sur son front » (Livre VI chapitre XIV), vivra trois jours d’angoisse dans la tempête qui fera enfler la crue, puis ressuscitera au troisième jour face au danger, prenant place dans une barque pour sauver ses proches.

George Eliot nous montre combien famille et traditions peuvent être mortifères lorsque la société est rigide et que les mâles sont persuadés de leur bon droit à décider comme Dieu le père. Maggie a eu le tort de faire de son grand frère le dieu de son enfance, trop Ancien testament, ce « quelqu’un d’inexorable, d’inflexible et d’implacable – sur lequel nous ne devons jamais nous modeler, mais avec lequel nous ne pouvons supporter de nous fâcher » (Livre VII chapitre I) – ce qui la handicape pour la vie entière. Car elle désirera toujours « vivement cette aide extérieure qui lui permettrait de réaliser ses bonnes intentions » (Livre VII chapitre I). Autrement dit obéir à des Commandements par soumission, en abolissant sa propre personnalité sous la Morale du Père. Marian Evans surmontera ce tropisme en bravant l’interdit fraternel lorsqu’elle se mettra en ménage avec un homme marié et vivra avec lui en épouse jusqu’à sa mort, élevant ses enfants.

Il y a des beautés nostalgiques dans les chapitres d’enfance, notamment celui où Maggie, 9 ans, s’en va vivre (quelques heures) chez les bohémiens par dépit de sa famille qui la rabroue et l’abaisse ; ou celui où Tom vagabonde en amitié avec le gavroche du coin, Bob en guenilles, à qui il donne un couteau à manche de corne. Il y a de l’ironie critique dans les chapitres sur ses tantes, fières de leur établissement social étriqué de province, heureuses de serrer sous multiples clés les trésors de draps, de châles et d’argenterie amassés patiemment dans les armoires ; ou dans la vanité de clerc du pasteur réduit, pour gagner un peu plus, à faire l’école à des garçons bornés. Il y a de l’humour facétieux dans les chapitres où Bob le colporteur entreprend de vendre des cotonnades à la tante de Maggie qui exècre et méprise les colporteurs… tout en étant fort tentée par les prix et qualités des étoffes proposées. Si le sérieux l’emporte, les convenances, la morale, le ce qui se fait, ce n’est pas sans laisser transparaître tout ce que la vie a de plus sensuel et passionné dans la nature, sur la rivière, chez les êtres.

George Eliot, Le moulin sur la Floss (The Mill on the Floss), 1860, Folio 2003, 733 pages, €15.90 e-book Kindle €10.99

George Eliot, Middlemarch précédé par Le Moulin sur la Floss, Gallimard Pléiade 2020, 1608 pages, €69.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger

Dès le premier quart du roman, le lecteur se dit que c’est un livre qu’il va relire. Ainsi sont les classiques et il est rare d’un distinguer un au moment de sa parution. L’auteur, né en 1954 et gay, qualifié de « l’un des plus grands romanciers anglais contemporain » en quatrième de couverture, brosse le panorama complet d’un siècle : 1911-2008. Son titre vient d’un poème de Tennyson que les parents de Daphné et de George ont connu brièvement. La scène s’ouvre en 1913, l’évocation de 1911 aura lieu en cours de texte. Elle présente le meilleur de l’aristocratie du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du nord, chef de l’Empire à son apogée. Cette Belle époque, qualifiée outre-Manche d’Edouardienne en référence au roi régnant Edouard VII, a sonné le glas de la race et de la culture anglaise, comme le démontre l’auteur.

Nous saisissons les personnages principaux dans un manoir du Middlesex proche de Londres nommé Deux-Arpents. George Sawle, le fils cadet d’une famille de grande bourgeoisie sans être titrée, invite durant les vacances son ami et mentor Cecil Valance, qu’il connait en première année d’université à Cambridge. Cecil, à 22 ans, est un modèle pour George, 18 ans et plutôt timide qui entretient pour lui un « culte du héros » comme le dira sa sœur de 16 ans, Daphné. Mais nous sommes dans une société masculine, individualiste et aristocratique vouée au modèle grec de l’éducation. George est « choisi » par son « père » Cecil pour adhérer à « la Société » (dite des apôtres) qui est un club secret d’étudiants. On est sensé y « échanger », comme on dit maintenant sans préciser s’il s’agit de seules conversations et d’idées. Cecil, en père viril, l’a « introduit » comme dit joliment George, le mot ayant le même sens ambigu en anglais qu’en français.

Le lecteur comprendra vite combien ces sous-entendus convenables sont en réalité crus : Cecil, durant son bref séjour à Deux-Arpents, contemple, caresse, embrasse, enfourche et sodomise son jeune camarade dans les bosquets, sur la pelouse, au bain, sur le toit… Il multiplie « les galipettes à la manière d’Oxford », comme il le décrit avec humour p.125, il « s’agitait en rythme sur lui » si vous n’aviez pas compris, comme le précise l’auteur p.124. « George raffolait de l’assurance avec laquelle il s’exhibait, même si elle l’effrayait un peu, une frayeur presque agréable » p.123. La jeunesse athlétique de Cecil adore se déshabiller et se repaît de la beauté des jeunes mâles qu’il élit. Une photo resurgie des décennies plus tard le montrera torse nu et musclé sur le toit, près d’un George « la chemise entrouverte, l’air timide mais excité » p.633.

En gentleman, fils de baronnet et diplômé de Cambridge, poète publié, résidant au manoir victorien de Corley Court avec ses plafonds « en moules à gelée », Cecil mène la danse ; ses us et coutumes ont force de loi sociale pour ses pairs comme pour les domestiques masculins dont le jeune Jonah, 15 ans, vigoureusement constitué et qui se méfie des femmes. Ces dernières sont, à cette époque rigide, les gardiennes de la morale et des convenances sociales. Ce pourquoi Cecil joue avec Daphné, la jeune sœur de George ; il la circonvient, la courtise officiellement, lui dédie sur son carnet d’autographes un poème ambigu en fait destiné à George et intitulé « Deux-Arpents ».

Le roman est construit en cinq actes comme une tragédie et montre en un seul siècle la dégradation du paysage, la décadence de la culture et la dépravation démocratique de la morale sur l’île d’Albion.

  • La première partie, viride et lumineuse, est l’Arcadie 1913 et la poésie à la Cecil qui déclame « l’amour n’entre pas toujours par la porte d’entrée » p.100.
  • La seconde, en 1926, montre les dégâts de la guerre, Cecil tué à 25 ans comme capitaine, George rassis devenu historien et marié à une hommasse historienne comme lui, Daphné mal mariée à Dudley, le frère cadet de Cecil, beau mais pédé comme un phoque, la poésie « de second ordre » récitée par les élèves en classe pour ses évocations de la guerre.
  • La troisième partie en 1967 saisit le moment où l’homosexualité est dépénalisée au Royaume-Uni (sauf pour la marine marchande, les forces armées, en Écosse et Irlande du Nord) et où explose la marginalité tandis que le prof à tout enseigner Peter Rowe, diplômé d’Oxford et pédé, n’enseigne justement ni les maths ni la gymnastique, ces piliers de l’éducation grecque antique, montrant ainsi la décadence des collèges anglais. Les garçons, gardés des filles, même en couverture du Docteur No où sévit James Bond, s’embrassent toujours « dès 13 ou 14 ans » sur le toit de la demeure même de Cecil transformée en collège privé. Peter fait visiter à Paul Bryan le jeune banquier pédé la chapelle où se trouve le tombeau en marbre pompeux de Cecil.
  • La quatrième partie en 1979 commence à la veille de l’ère Margaret Thatcher et voit un retour à la rigueur moraliste et au déni des « horreurs » (Jonah, 81 ans) du passé. « L’esprit de la fin des années 1970, dans un contexte où tant de choses finissaient par remonter à la surface, (…) « gay » à l’anglaise, c’est-à-dire réprimé – « niable » comme aurait dit Dudley » p.546. Paul Bryan a décidé d’écrire une biographie scandaleuse de Cecil Valance.
  • La cinquième et dernière partie, en 2008, la plus courte, achève le portrait des générations gâchées par la ruine des bâtiments, où un enfant de 6 ans brûle les derniers vestiges de la maison vouée à la démolition, l’oubli des poèmes et le culte réduit à quelques spécialistes bibliophiles de Cecil et de sa famille dans une société qui se numérise de plus en plus et lit de moins en moins tandis que les gays se marient officiellement.

La façon d’écrire participe au plaisir du vrai lecteur. L’auteur évoque par allusions certaines choses qu’il ne précise qu’ensuite, plusieurs centaines de pages plus loin, laissant libre d’imaginer avant de se voir confirmé ou non. Ce style rebute beaucoup de lectrices et de lecteurs français, trop rationalistes et pressés de comprendre le foisonnement des personnages et leurs déterminants. Sans parler de la longueur des phrases. Mais c’est justement ce qui fait pour moi le charme d’Alan Hollinghurst : il exige le temps de savourer. A l’époque du fast-food, c’est beaucoup demander et les prix littéraires français montrent combien la longueur et la complexité deviennent étrangers aux rares qui lisent encore aujourd’hui. Raison de plus pour rester entre Happy few.

Si les hommes sont libres au début du XXe siècle en Angleterre, surtout en leur jeunesse, les femmes sont constamment contraintes et ce n’est pas un hasard si l’époque édouardienne a vu l’essor du féminisme. Daphné sait que Cecil était amoureux de son frère George mais a feint de croire qu’il était amoureux d’elle par son poème dédié et dans ses lettres du front. Elle entretiendra cette fiction volontairement jusqu’à ce que sa mémoire soit façonnée à la façon d’Orwell dans 1984, et donnera des entretiens aux biographes en ce sens. « Ce qu’elle ressentait alors ; ce qu’elle ressentait maintenant ; et ce qu’elle ressentait maintenant par rapport à ce qu’elle ressentait alors : voilà qui n’était pas facile à expliquer, loin de là » p.257. C’est ainsi que se construit le souvenir, par la déformation, la sélection, l’idéalisation et le formatage des convenances. « Il exigeait des souvenirs, trop jeune qu’il était pour savoir que les souvenirs n’étaient que des souvenirs de souvenirs. Il était très rare de se rappeler un moment de première main » p.677.  L’auteur saisit combien les faits vécus sont racontés, diffusés, remémorés et deviennent des légendes.

Deux-Arpents sera avalé par la grande banlieue de Londres et démolie, ses jardins lotis. Des deux enfants du baronnet, Cecil sera tué à la guerre de 14, son cadet Dudley épousera Daphné mais ne lui donnera qu’un enfant, Wilfrid, qui demeurera célibataire, les deux autres étant les enfants probables de Cecil (Corinna) et de Mark (Jenny), un ami peintre. Car, obsession de l’auteur, son premier mari Dudley comme son second mari Revel étaient gays… La race glorieuse s’éteindra. Du côté de George, son frère aîné Hubert (seulement lieutenant) sera tué également à la guerre et lui-même n’aura pas d’enfant. Tous étaient gay comme l’énumère drôlement l’auteur en fin de volume et aucun n’aimaient les enfants, considérés par eux comme des « gênes » personnelles et sociales. De même que leurs biographes tels Sebastian Stokes, Peter Rowe et Paul Bryan, tous gays, qui ne chercheront qu’à traquer cette manière de vivre dans les lettres, documents, souvenirs et photos rescapées, cachées et peu à peu détruites. La morale victorienne aura eu raison du gentleman et de sa culture. Le dernier descendant mâle du côté de Daphné, Julian, adolescent magnifique à 17 ans, finira marginal dans l’après-68. Les dernières parties voient les biographes pacsés avec un Noir ou un Chinois tandis qu’un Indien, étudiant fasciné par les gays, passe en conférence.

Tout un univers disparu qui fascine aujourd’hui, raconté comme si la reconnaissance du désir grec avait précipité l’Angleterre dans le grand mix d’une modernité où les différences disparaissent.

Prix du meilleur livre étranger 2013

Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger (The Stranger’s Child), 2011, Livre de poche 2018, 767 pages, €8.90 e-book Kindle €9.99

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Editions des Coussinets

Il se dit que la moitié des familles ont un chien ou un chat et qu’il y aurait plus de chats que de chiens en France. Inversion de tendance car les chiens, animaux de garde et compagnons de chasse, étaient plus prisés dans la société mâle, patriarcale et petite-bourgeoise qui jusqu’à récemment entourait encore ses biens de hautes clôtures. Depuis, les chats les ont rattrapés et dépassés.

Certes, les chiffres officiels ne recensent que les chiens et chats tatoués, donc priorité encore aux chiens, « biens meubles » immatriculés qui ont de la valeur : 9 millions de chiens, 6 millions de chats en 2019. Mais les compagnies d’assurance animales, plus près de leurs clients qui leurs demandent des sous après avoir cotisé, recensent le double de chats que de chiens. Normal : les chats ont plusieurs portées par an lorsqu’ils sont bien nourris (phénomène naturel de régulation lorsque les rats sont gras et copulent comme des bêtes quand ils ont du grain à moudre) ; pas les chiens. Nous aurions donc 13.5 millions de chats pour 7.3 millions de chiens et leurs maîtres (multiples sexes confondus) dépenseraient environ 800 € par an pour eux. C’est moins cher qu’un enfant et donne peut-être à certains de meilleures satisfactions…

Mais ces petites bêtes n’ont qu’une durée de vie limitée (que fait le consommateur contre cette obsolescence programmée ?). Les chiens vivent en moyenne 13 ans, les chats 15 ans. Les siamois vivent plus longtemps lorsqu’ils sont protégés du froid (et ne vivent pas dehors comme le chat de gouttière), jusqu’à 25 ans.

A noter que les chats peuvent être contaminés par le Coronavirus SARS-CoV-2, selon une étude réalisée sur 102 chats chinois à Wuhan : 15% d’entre eux présentaient des anticorps. Le chat espagnol Negrito a été l’un des premiers en Europe à mourir du Covid en septembre 2019. Ce sont des cas rares bien que l’on en ait relevé jusqu’à présent un cas à Hong Kong, un en Belgique, un en France (mai 2020) et deux à New York. Il semble – pour le moment – qu’un chat ne transmette pas le Covid aux humains, même si les visons le peuvent peut-être (les infos restent incertaines).

Toujours est-il que la place affective que prend l’animal de compagnie dans les familles fait de leur décès un drame. Ce pourquoi Dominique Beudin, « ENSAE (1969), INSEAD (1981), DEA de droit des affaires (1982) » comme elle se présente (après le lycée Janson de Sailly), diplômée d’expertise comptable 1992, « 12 ans dans le Conseil et 25 ans en établissement de crédit » comme elle le dit sur Viadeo – à l’Agence Française de Développement – a créé les Editions des Coussinets semble-t-il vers Antibes pour publier des « livres de souvenirs ».

Ce sont des mémoires de maîtres (ou plus souvent maîtresses) en hommage à leurs chats ou chiens avec textes, poèmes et photos. De quoi perpétuer l’éternel souvenir auprès de la famille ou des amis qui ont connu la bête. Ce pourrait être un brin ridicule, c’est plutôt touchant. Dire pour expurger sa peine, raconter pour « faire son deuil » est une saine thérapie. Ce pourquoi le journal intime est une psychanalyse efficace, surtout chez les adolescents (des multiples sexes, je répète). Les mots, les dessins, les photos (plus que les vidéos qui reproduisent la vie réelle) permettent de se placer à distance de ses émotions, de les exprimer donc de les mettre à la raison. Ainsi de les surmonter sans ôter en rien la mémoire du cher disparu (des deux sexes seulement chez les chiens et les chats).

Treize chats et chattes jalonnent jusqu’à présent l’existence de Dominique Beudin (Madame) et ses « nombreux » enfants (en fait trois, floutés et modifiés pour les photos). Le recueil de leur mémoire est préfacé par Jasmine Catou, Dame chatte chez Guilaine Depis, attachée de presse qui « adore » les chats et les auteurs (de tous les sexes, même les plus improbables).

Si faire votre « Livre de chats » ou « Livre des chiens » vous tente, n’hésitez pas, vous serez aidés pour la rédaction, l’orthographe (eh oui), la mise en page, l’édition.

Contact Plume@editionsdescoussinets.fr

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Chats, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , ,

Total Recall de Paul Verhoeven

La planète Mars et les voyages virtuels, cela revient nettement à la mode, trente ans après la sortie du film ! Dans cette aventure de science-fiction adaptée d’une simple nouvelle de Philip K. Dick (We Can Remember It for You Wholesale – En gros, nous pouvons nous en souvenir pour vous – publiée en 1966) un homme (Arnold Schwarzenegger) sauve la planète rouge d’un prédateur industriel volontiers fasciste, après avoir été manipulé et ses souvenirs réimplantés. Au fond, rien de nouveau sous le soleil américain : les puissants gouvernent et utilisent des esclaves pour parvenir à leurs fins. Quand ceux-ci se révoltent, ils en sont tout surpris, comme si la Providence leur faisait injure : quoi, ne sont-ils pas fait eux-mêmes en élite élue du peuple élu pour bâtir une nouvelle terre promise ?

Doug Quaid, en 2048, fait un cauchemar récurrent. Cela se passe sur Mars – où il est censé n’être jamais allé – avec une belle jeune femme athlétique et brune – alors que la sienne est blonde. Ouvrier au marteau-piqueur sur un chantier terrestre, Doug est obsédé par son inconscient surgi des rêves et cède aux sirènes de la publicité omniprésente dans les métros. La société Rekall (recall = rappel) propose des voyages virtuels moins chers et plus confortables que les voyages réels. Il suffit de paramétrer la machine pour qu’elle implante dans le cerveau des souvenirs aussi réels que ceux qui ont été vécus. Big Brother n’est pas loin, mais privatisé.

L’ouvrier se laisse tenter, pour explorer cette planète rouge dont il rêve chaque nuit. Sa femme est contre mais il passe outre. Il veut savoir, même si la « vérité » ainsi créée n’est au fond qu’alternative – artificielle. Mais le conditionnement se passe mal. Il semble que l’implantation de souvenirs factices entre en conflit avec les souvenirs vécus. Doug Quaid aurait-il déjà été sur Mars ? Dans le rôle d’agent secret hétéro qu’il s’est choisi ? La société Rekall, effrayée des conséquences, ne veut plus rien savoir de lui et le drogue, le rembourse, efface ses données et le colle dans un taxi automatique qui le ramène chez lui. Quatre hommes, dont son ami de chantier Harry, l’attendent et tentent de l’enlever et il ne doit qu’à ses muscles imposants (et à son entrainement passé ?) de les zigouiller tous. Il y aura d’ailleurs au moins une centaine de morts durant le film, le début des années 1990 faisant bon marché de la vie humaine en virtuel. Après les deux guerres du Golfe, l’Afghanistan et les attentats du 11-Septembre, il en sera autrement.

Lorsqu’il raconte son aventure à sa femme, (la venimeuse Sharon Stone), celle-ci appelle « un médecin », son vrai mari crétin (Michael Ironside), puis tente de le descendre au pistolet mitrailleur avec une maladresse aussi invraisemblable que louche. En fait, elle lui avoue cyniquement qu’elle n’est pas sa femme mais chargée de le surveiller ; Doug Quaid n’est pas Doug Quaid mais un autre. Ses souvenirs ont été réimplantés après son séjour sur Mars comme agent secret du patron minier Cohaagen (Ronnie Cox) qui l’a engagé pour découvrir les rebelles sur la planète. Car la lutte des classes existe sur la planète rouge entre ceux qui possèdent les machines à produire de l’air et les autres, qui subissent le monopole.

Quaid assomme celle qu’il croyait son épouse et fuit jusqu’à un hôtel… où le téléphone vidéo ne tarde pas à sonner. Un ancien « ami » lui annonce qu’il dépose une valise que Quaid lui a confié au cas où il disparaîtrait. Comment l’a-t-il retrouvé et pourquoi maintenant ? Ce sont des questions qui n’ont pas de réponse (avant la fin). Dans cette valise, Quaid trouve de l’argent, des cartes d’identité, divers instruments et un ordinateur portable sur lequel une vidéo de Quaid explique qu’il n’est pas Quaid mais celui qui parle : Hauser (comme Gaspard ?). Il doit se rendre sur Mars.

Ce qu’il fait, passant le contrôle déguisé en vieille femme. Mais le système s’enraye, défaillance ironique de la technique en écho à la manipulation technique sur l’humain – et à la dérision sur le « héros » hollywoodien. L’Amérique se moque déjà des Rambo invincibles et des convictions ancrées (alors qu’elles peuvent être suggérées) comme du « transformisme » qui vise à augmenter les capacités humaines : si le résultat dépend d’un bug ou d’un mauvais montage, l’avenir n’est pas rose ! C’est l’occasion d’une course-poursuite avec mitraillages, cassure du dôme de protection (bien fragile pour l’an 2048…) d’où l’air s’échappe, avec des gens aspirés à l’extérieur, en bref un nombre de morts de plus en plus impressionnant.

Le faux Quaid se rend à l’hôtel Hilton dont il se souvient vaguement (le film diffuse plusieurs pubs de grandes marques actuelles en affiches lumineuses sur la place). Sa carte le fait reconnaître du réceptionniste qui lui donne la même suite et le contenu d’un coffre qu’il a retenu avant de partir. Dans ce coffre un seul papier, une affiche d’un club érotique dans Venusville, le quartier chaud de la planète, avec pour mention : « demander Melina ». Il s’y rend, dans un taxi conduit par une espèce de Jamaïcain qui se révélera menteur et mutant en plus de traître (Mel Johnson Jr) – la psychose ironique de l’Etranger pour l’Américain moyen : on ne peut jamais se fier à ces sous-êtres « anormaux » (ni blanc, ni anglo-saxon, ni protestant).

De poursuites en bagarres, Quaid rencontre la brune et athlétique Melina (Rachel Ticotin) – sur le même type qu’il avait choisi en option chez Rekall. Elle ne le croit pas quand il dit ne plus se souvenir. Peu à peu la réalité lui sera révélée : il était le sbire du puissant patron des mines qui garde son monopole de l’air produit sur Mars en protégeant un secret bien gardé : les réacteurs construits par les séléniens aptes à reconstituer une atmosphère sur Mars grâce à la calotte glacière souterraine. De fil en aiguille, et de combats en morts supplémentaires, Quaid parviendra avec l’aide de Melina et des rebelles à contrer l’industriel, à actionner le réacteur et à sauver la planète à la fois de l’asservissement et de la misère. Pas mal pour un futur gouverneur de Californie ! A moins que cela ne soit qu’un rêve… la dernière image sème le doute, exprès.

Nous sommes dans la bande dessinée façon geek, aussi absurde qu’invraisemblable mais le film ne manque pas de moments cocasses qui restent à la mémoire des années après, comme cet écran de contrôle du métro où les surveillants voient passer les squelettes – jusqu’à ce qu’une arme apparaisse en rouge -, le rat baladeur de la puce de suivi de Quaid, la pute mutante à double paire de seins, le chef des rebelles enceint d’un mutant intuitif, l’usage facétieux des hologrammes pour duper la milice bornée du dirigeant, et ainsi de suite. De l’action, de l’ironie, une fin optimiste – voilà un bon divertissement que j’ai revu avec plaisir.

DVD Total Recall, Paul Verhoeven, 1990, avec Arnold Schwarzenegger, Rachel Ticotin, Sharon Stone, Ronny Cox, Michael Ironside, StudioCanal 2003, 1h50, €6.80

Catégories : Cinéma, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Andreï Tarkovski, Le miroir

Le miroir est un film sur la mémoire, réalisé par un cinéaste de 40 ans, à sa maturité. Son double à l’écran est Aliocha (Oleg Yankovsy), cinéaste malade. Il est séparé de son épouse (Margarita Terechkova) et a délaissé son fils Ignat (Ignat Daniltsev). Alors il se rappelle. La mémoire, parce qu’elle révèle ce qui reste enfoui dans le quotidien, est une thérapie. La première séquence, incongrue, le montre : quand Ignat allume la télévision, l’émission montre un jeune homme (qui ressemble à son père) soigné de son bégaiement par l’hypnose administrée par une jeune infirmière. Tout est dans le visage qui va libérer la voix. C’est la même chose pour les souvenirs des temps enfuis. L’image filmée libère l’inconscient par sa puissance de suggestion : la voix de son père, le visage de sa mère.

Aliocha se souvient de la datcha d’enfance (sise au tournage à Tuchkovo, à près de 90 km à l’ouest de Moscou). Il revoit sa mère jeune (Margarita Terechkova de nouveau), le père trop rarement présent (Oleg Yankovsy de nouveau), un poète qui chante la glèbe dans les années trente. La version sous-titrée permet à chacun d’apprécier le chant de la langue russe, magnifique malgré l’abâtardissement du parler bolchevik. La lumière est belle en fin de soirée alors que le soleil rosit les nuages au-dessus de la forêt et des champs. Les enfants dorment en hamac, Aliocha et sa sœur, sa mère rêve en contemplant le chemin d’où le père peut venir, la route de la gare qui conduit au village. Un buisson marque l’endroit où l’on peut reconnaître celui qui vient. Le plan filmé rend la sensation du temps qui passe.

Un médecin se présente qui lui demande la route ; il parle un moment, fait s’écrouler la barrière par son poids lorsqu’il s’assoit, il rit. Puis il repart, regrettant ce temps de lutinage badin avec une jolie femme. Lorsqu’il parvient au fameux buisson pour retrouver le chemin du village, une bourrasque se lève et le médecin se retourne, interloqué ; cet effet sur le visage de l’autre prouve que le monde fait sens, nous sommes reliés les uns aux autres naturellement par les éléments. Et Aliocha enfant (Philippe Jankovski) en est témoin, il fera des films pour retrouver ces expressions.

Cette maison d’enfance (reconstituée par Tarkovski sur les lieux mêmes où elle se tenait dans la réalité) a pesé sur sa vie et cette mémoire est une chape qui le rend malade. Sa mélancolie tient au sentiment d’échec qu’il a entre la promesse du souvenir et sa vie présente. Les autres se dérobent et il ne sait pas pourquoi. Il développe une mauvaise conscience : il ne se sent pas à la hauteur. Est-ce parce qu’il a grandi parmi les femmes et s’est comporté comme un roi à qui tout est dû ? C’est ce que lui dit sa femme, mais est-il coupable en tant que fils de bénéficier des privilèges du père ?

Le film procède par association d’idées, correspondances, glissements, tout comme la mémoire dans la vie-même. C’est un peu déroutant pour l’histoire racontée, mais Tarkovski raconte moins des faits que leur empreinte en lui : l’enfance, les parents, la guerre, le couple, le fils – dans leur ordre chronologique. Une grange qui brûle est aussi importante que le siège de Léningrad. La pellicule peut projeter les souvenirs en éclaté plus que le texte, forcé au linéaire du discours. « Le montage du Miroir fut un travail colossal », a dit l’auteur ; il n’a pris sens qu’après d’innombrables essais. Car la mémoire est triple : collective par l’époque partagée, sociale par les rôles que l’on joue et qui préexistent, de l’autre qui vit les mêmes situations.

D’où la séquence Lisa, une voisine qui a un jour paniqué parce qu’elle a cru « voir » dans son rêve une coquille laissée dans un texte qu’elle a corrigé pour l’imprimerie : à l’époque de Staline, ça ne rigolait pas et lui aurait valu le camp ! Une collègue, devant sa panique injustifiée, l’accuse de névrose obsessionnelle comme la sœur de Stravoguine dans Les Possédés de Dostoïevski. Elle en demande tant et plus à tous, bien qu’on la domine, qu’elle suscite des catastrophes. Ce pourquoi mari et enfants la honnissent. Dès lors, pourquoi se sentir coupable de ce sur quoi l’on ne peut rien ?

Relié, l’individu ne peut que méditer sur sa place en sa famille, en son pays et sur la place de son pays dans le monde. Sa grand-mère demande à Aliocha, 12 ans, (Ignat Daniltsev à nouveau) de lire les notes qu’elle a prises soulignées en rouge d’un texte de Pouchkine. L’écrivain se demande quel est le rôle historique de la Russie : Orient ou Occident, intermédiaire ou rempart, ou encore nouvelle civilisation à la soviétique ? Père absent, Staline mort, identité errante… Aliocha en est malade à 40 ans, tout comme Tarkovski à 41 ans. En visite pieds nus avec sa mère chez la femme du médecin du village, il a pris conscience de lui-même à 12 ans face à un miroir – d’où le titre du film. Adulte à l’hôpital, il tient un oiseau dans la main qu’il relâche. Cette libération est la sienne. Il lâche prise de toute culpabilité, chrétienne (péché originel) ou communiste (péché de classe ou faute sociale). L’oisillon est l’enfant libéré en lui, l’âme païenne qui peut enfin vivre et s’envoler dans les airs.

DVD Andreï Tarkovski, Le miroir, 1974, avec Margarita Terekhova, Maria Tarkovski, Oleg Yankovski,  Philippe Jankovski, Ignat Daniltsev, Arcadès 2017 (version restaurée, russe sous-titré français nouvelle traduction), 1h42, €20.38 blu-ray €26.32

Intégrale Tarkovski (version restaurée sous-titrée français), Potemkine films 2017, standard €68.32 blu-ray €73.28

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Anne-Lise Blanchard, Carnet de route

Investie depuis 2014 dans l’association SOS Chrétiens d’Orient, l’auteur parcourt le Proche-Orient lors de missions d’aide et d’assistance aux chrétiens persécutés par les milices islamiques en Irak et en Syrie. Ce livre est son carnet de voyage d’août 2017 à août 2018. Danseuse et thérapeute, elle est sensible aux chants, à la musique, au jeu des corps et notamment des enfants ; la foi lui a donné cet optimisme du projet en commun pour rebâtir, reconstruire, ressusciter les communautés.

Cet itinéraire spirituel accouche d’un journal militant pour assurer l’emprise chrétienne sur les terres ancestrales et la mémoire de la foi en pays islamique. Ce qui ne va pas sans hagiographie : tous les humbles sont des saints, toutes les femmes violées des vierges martyres, tous les enfants orphelins qui ont vécu des horreurs des anges meurtris. Quand aux prêtres, ils sont des chevaliers. C’est bon à entendre lorsque l’on est de la partie, un peu candide si l’on est analyste géopolitique.

Choisir le camp opposé à Saddam Hussein et Bachar El Hassad est choisir les principes contre les réalités humaines ; les minorités chrétiennes sont protégées sous les dictatures laïques… Ce pourquoi la France de gauche a choisi le camp du Bien, comme par hasard celui des Etats-Unis, mais aussi celui des islamistes, puisqu’ils sont anti-Hassad. La religion chrétienne encouragerait-elle le statu quo ? L’auteur incrimine plutôt le délaissement des pays musulmans pour ce qui n’est pas leur foi, par exemple à propos de Shobak en Jordanie : « Nous tournons les talons en silence, partagés entre la beauté du lieu et la tristesse du délaissement dans lequel sont maintenus les lieux historiques du proto-christianisme ou de la chrétienté franque » p.58.

Alliée dans l’OTAN, la Turquie joue l’islam en solo contre le reste de l’Occident – non musulman. « Malheureusement la poussée turco-musulmane continue de refouler les chrétiens plus loin en territoire kurde, les éloignant des terres fertiles, me racontait le Père Charbel en janvier 2015, alors que nous nous arrêtions à Qarawella » p.75. Quant au Père Ephrem, « rescapé de Qaraqosh avec vingt-six autres personnes de sa famille, en cette fameuse nuit du 6 août 2014 (…) : ‘On ne peut pas faire confiance aux Kurdes, pas plus qu’on ne peut vivre avec les musulmans. Dès qu’ils sont plus nombreux, ils imposent la charia, la conversion ou la mort. Méfiez-vous de l’Islam’ » p.76. Les musulmans radicaux agissent en effet au XXIe siècle comme Isabelle-la-Catholique au XIVe siècle par inquisition, conversion forcée ou expulsion. La « tolérance » n’est qu’une vertu de nanti majoritaire.

« Partout où je serai passée, où j’aurai recueilli des témoignages, en Irak, en Syrie, j’aurai entendu le même récit : le village a été pris avec la complicité des voisins musulmans, ma maison est maintenant occupée par les voisins musulmans, du jour au lendemain les voisins musulmans ont refusé de nous serrer la main » p.77. Le rêve de modération et d’harmonie (catholique veut dire universel) n’est pas pour demain. « Le Père Fadi (…) à Kazdanan en 2015, avait exprimé sans détour ce que la longue cohabitation de son peuple avec l’islam l’autorisait à dire : ‘L’islam modéré, ça n’existe pas. L’Islam, c’est l’Islam, une religion de conquête où le mot amour n’existe pas » p.77.

Ce qui n’empêche pas, « une fois les situations d’urgence passées » p.120, l’association de s’intéresser aux autres composantes des sociétés dans lesquelles les chrétiens d’Orient vivent.

Attachant témoignage sur le vif, à prendre comme un regard particulier teinté de foi chrétienne clairement militante sur ces sociétés mosaïques en guerre qui cherchent à survivre.

Anne-Lise Blanchard, Carnet de route – de l’Oronte à l’Euphrate les marches de la résurrection, 2020, Via Romana, 132 pages, €15.00

Catégories : Géopolitique, Livres, Religions, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Préface aux souvenirs

Mes souvenirs ne sont pas tous écrits ni filmés car se souvenir, c’est actionner sa mémoire, sans laquelle la personnalité n’existe pas. Nombre d’images existent donc en moi sans être matérialisées. Ne vivre qu’au présent signifie rester dans l’instinct, sans morale ni sentiment. La conscience exige une vie intérieure et elle ne peut se fonder que sur les souvenirs vécus. Ils alimentent la sensibilité au-delà de la sensation pure. Chacun a sa forme privilégiée de mémoire ; la mienne est plutôt visuelle, presque architecturale. D’autres ont une mémoire plus auditive. La mémoire olfactive est pour ma part très importante, faisant remonter les images et les sentiments envers les êtres, aimés ou détestés. Mon goût pour la gastronomie vient peut-être de cette propension-là.

Je ne suis pas Marcel, encore moins Proust, mais je pense que chaque personne a quelque chose en lui de l’universel proustien. La « madeleine » (qui n’était, selon les textes alternatifs des éditions Gallimard dans La Pléiade, qu’une vulgaire tartine de pain grillé) évoque des souvenirs affectifs sublimés, des sentiments retrouvés d’un temps perdu. Nostalgie ou aliment de la création ? Chacun en fait ce qu’il veut. Marcel Proust a embelli en gâteau un morceau de pain ; pour ma part je préfère le pain nourrissant du peuple à l’illusion sucrée bourgeoise.

Le souvenir conserve les êtres aimés ; avec leurs images, leurs parfums, leurs musiques, ils restent présents durant notre vie entière. Ce pourquoi il est bon, de temps à autre, de se replonger dans les photos, les albums, les lettres et cartes postales, les cassettes ou (plus récemment) les vidéos. Ils sont les restes d’un présent enfui à jamais. Amour, amitié, admiration sont autant d’élans conservés dans la mémoire que ces objets matériels ravivent. Car rien n’est jamais perdu, mais enfoui au plus profond ; parfois, il suffit de réussir à ouvrir le tiroir… Evidemment, il faut en être conscient, le passé ainsi chanté est embelli : chacun ne garde que le meilleur, la mémoire fait office de passoire qui évacue le petit lait pour ne garder que la crème (positive ou négative). Mais n’est-ce pas cela qui forme l’utilité du souvenir ? Aider à vivre, donner un sens, apprécier la fuite du temps.

Connaître, au fond, c’est encore se souvenir : de ce qu’on a appris, de ceux qu’on a lu ou écouté, de ce qu’on a vécu. Y aurait-il savoir sans souvenirs ? Education sans réminiscence ? Une conscience et même un Moi sans la mémoire ? Le souvenir nous donne une raison d’être dans le présent pour préparer le futur : il est un trait d’union entre celui que nous étions jadis et celui que nous sommes à présent. Les bouddhistes l’appellent le karma, tout en affirmant que le « moi » n’existe pas mais n’est qu’un agrégat de souvenances et sensations dont les nuances changent sans cesse en fonction du présent. Pourquoi pas ? Mais raviver la mémoire permet au passé d’être présent ; à un certain passé mémorisé et sélectionné d’être dans un présent vécu, certes, mais interprété.

La nature n’a aucun souvenir, seulement des traces biologiques ou physiques de ses transformations. Seul l’humain, peut-être, a une mémoire consciente au présent. Elle lui permet d’interpréter le passé pour le faire servir à l’aujourd’hui et à élaborer des probabilités sur demain. Sans mémoire, un ordinateur ne sert à rien ; sans « datas », les algorithmes fonctionnent dans le vide – et « l’intelligence artificielle » ne saurait exister. Apprendre, c’est évoluer de ses expériences et erreurs, donc se souvenir.

La mémoire n’est donc pas un ressassement éternel du même mais une base de données utile à élaborer l’analyse, fût-elle morale, logique, sentimentale ou sensitive. La nature n’a pas conscience qu’elle existe, l’homme si – et peut-être (après-demain ?) l’intelligence artificielle. Bien sûr, les « artistes » tirent des violons nostalgiques sur l’enfance perdue, sur la jeunesse enfuie, sur les amours décomposées, sur ce qui aurait pu être et n’a jamais été. Mais le passé ainsi reconstitué par le souvenir est construit, embelli, recréé. Il est support à l’imaginaire, bien plus beau que le vrai. Trompeuse et inexacte, la mémoire n’est qu’humaine, tout magistrat instructeur le sait trop bien.

Mais l’illusion est support à l’élan qui, lui, est vérité, tel que Rousseau nous l’a montré. Ce pauvre orphelin éperdu de mère et « adopté » à 16 ans par une maitresse-maman qui l’initie au sexe, pleurera toute sa vie le bonheur jamais atteint ; le monde entier lui en veut, ses meilleurs « amis » ne sont que mauvaises gens qui complotent sa perte ; ses enfants sont donnés tout aussitôt à l’assistance publique… Mais quelle sensibilité pour son temps ! Quelle prescience des institutions à venir ! Quel style fluide et sensible ! Je n’aime pas la personne de Jean-Jacques mais j’aime la plupart de ses œuvres. Le musicien-écrivain-philosophe s’évade trop souvent dans l’imaginaire afin de ne pas agir ; il se fait des ennemis par crainte même que ses amis lui en veuillent ; il a peur d’aimer les enfants parce qu’il les voudrait selon l’Idéal. Donc il ne s’engage pas, il ne se construit pas, il reste à jamais inachevé, adolescent perpétuel, révolté épidermique. Ce qui est précisément pourquoi il est universel.

Le souvenir n’est pas un arrêt du temps mais une trace en mémoire, ce qui n’est pas la même chose. Jamais les êtres rencontrés ne reviendront tels qu’on les a vus ou connus. Si d’aventure nous parvenons à les retrouver (par moteur gogol et autres réseauziaux), nous sommes immanquablement déçus. Cela m’est arrivé : soit ils ne se souviennent pas de vous, soit ils n’ont pas envie de renouer un lien qui n’a plus de sens. Malgré les moments forts ou intimes vécus, c’est du passé. Chacun est désormais autre et il serait vain de vouloir régresser à celui que nous étions. Les photos figent le temps physique mais le temps moral, sentimental et sensuel passe inexorablement. La beauté du moment, la vie immédiate, les égarements des sens ne reviendront jamais. Une autre beauté, une autre vie, un autre bouquet de sensations existent mais la mémoire n’est que pour soi, les autres n’ont pas la même trace du même souvenir en eux.

J’aime avant tout suivre les êtres dans la durée, assister à leur transformation qui n’est le plus souvent, je l’ai constaté à l’envi, qu’une révélation de la personnalité en germe. Voir grandir des enfants, de tout bébé à l’âge adulte, est l’un de mes grands bonheurs dans l’existence. Surtout ceux que j’aime, mais pas seulement. Des voisins anonymes, à qui je n’ai jamais dit un mot, des inconnus qui vivent alentour. Voir comment ils épanouissent leur personne m’est une joie profonde – on ne se refait pas. La vie est un roman dont il suffit de feuilleter les pages. En garder des traces est mieux que parcourir un livre car c’est une œuvre qui n’est pas encore écrite et que l’on n’écrira peut-être jamais. Il s’agit moins de documenter son existence que de garder au vif les souvenirs qui nous constituent en tant qu’être humain : encore une fois l’amour, l’amitié, l’admiration, au détriment de tous les sentiments négatifs vécus mais volontairement oubliés ou minimisés. Il est des gens dont je retrouve le nom mais qui ne m’évoquent absolument rien alors que d’autres restent éternellement présents à mon souvenir : Florence, Nicole, Yann, Christine, Jean-Pierre, Olivier, Eliane, François, Camille, tant d’autres…

N’ayons pas peur de notre mémoire ni des traces futiles que nous conservons sous forme de photos, cartes, lettres, invitations, enregistrements – tout ce que nos héritiers jetteront sans remords. Ils forment ce que nous sommes, nous seulement. Après nous, le déluge.

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Lire Matzneff quand même ?

Devant l’hystérie médiatique du très petit quartier élitiste parisien de Saint-Germain-des-Prés qui conchie en horde ce qu’il a tant adoré et vanté durant des décennies, je reprends dès demain un billet écrit en 2009, paru sur un ancien blog du mondéfer et toujours lisible parce que repris alors sur AgoraVox « le média citoyen ».

Citoyen, il faut l’être plus que jamais devant les hordes. Ces humanités-là, des deux ou multiples sexes revendiqués (LGBTQ2S… et + si affinités) ne pensent pas avec leur tête mais avec leur queue : ils se frottent dans le nid social bien douillet à la chaleur fusionnelle du « je suis d’accord » et abolissent toute individualité pour conspuer le trop commode Bouc émissaire.

Matzneff en archange aux pieds fourchus : comme c’est pratique ! Cela permet de se dédouaner à bon compte de ses turpitudes passées et de se blanchir la bonne conscience en se rengorgeant d’être plus vertueux que les autres. D’autant plus que cet auteur n’est pas « de gauche » comme la horde l’exige quand on se veut de la Culture. Les adeptes de la loi de Lynch (attitude ultralibérale des Etats-Unis honnis) sont aidés en cela par l’ineffable hypocrisie chrétienne, catholique de gauche pour Gallimard, qui « retire » de la vente » toutes les œuvres publiées de l’auteur tandis que le ministre « et de droite et de gauche » croit « devoir » donner son grain de sel démagogique en faisant examiner pour retrait (c’est pas moi, c’est la commission) l’allocation vieillesse d’un pauvre des lettres bien décati désormais à 83 ans. Fustiger la pédosexualité, c’est un concert de braillements quand c’est Matzneff – mais un silence assourdissant et gêné quand c’est le curé ! Tirer sur les ambulances c’est mal quand c’est Daech, c’est le Bien suprême quand c’est Springora, Angot, Weil et consorts, dont le talent littéraire ne résistera pas aux décennies qui viennent, au contraire de celui qu’ils, elles (et les autres) fustigent à longueur de clavier (ils ont enfin quelque chose à dire dans les médias ! une CAD – cause à défendre).

Je reprécise une énième fois que je ne suis pas pour le viol des « enfants », et que même la puberté qui en fait des « adolescents » (avec consentement dès 13 ans en Espagne par exemple, pays pourtant très catholique) n’est pas licence de les pénétrer ni de les dominer sexuellement (autant dire les choses comme elles sont : violer n’est pas violenter mais pénétrer). Cet âge immature est fragile, d’autant plus que notre société maternante et surprotectrice ne l’aide en rien à « se construire » comme disent les psys, les laissant d’une naïveté confondante dans la vie et sur le net. Notre adolescence post-68 était nettement plus « mature » comme on dit aussi pour singer la modernité anglo-saxonne – ce pourquoi nymphette Vanessa se trouvait bien moins candide oie blanche à 13 ans qu’elle peut le laisser entendre à 40 ans. Matzneff note fort justement dans ses Carnets noirs « cette maladie spécifiquement féminine qu’est la réécriture, la réduction du passé » (17 mai 2008). Marcel Proust avait déjà montré combien le « travail de mémoire » était reconstruction enjolivée du passé, voire fantasmée lorsqu’il s’agit de sexe (Albertine, c’était Albert et la madeleine dans le thé du vulgaire pain grillé dans le café…).

Gabriel Matzneff s’est construit volontairement l’image d’un ogre transgressiste, dans la lignée à la mode après mai 68 où il était devenu « interdit d’interdire ». Et où la lecture de Wilhelm Reich (à nouveau oublié aujourd’hui) faisait du sexe la seule activité humaine qui vaille, du berceau à la tombe – l’a-t-on déjà oublié chez les plus de 30 ans ? Mais le « journal » de Matzneff, s’il était probablement peu censuré par son auteur avant publication pour ses premiers tomes (sortis bien après les faits) l’est devenu progressivement, réduisant les relations à des actes répétitifs amplifiés et déformés, d’une tristesse qui suscite le malaise. Plus sur le vide d’exister qu’ils révèlent et sur le narcissisme effréné qui vient en compensation que sur les âges des partenaires en transgression des lois. Matzneff s’en est aperçu probablement, ce pourquoi les Carnets noirs 2007-2008 s’élèvent un peu au-delà des draps pour évoquer la culture et la littérature, où il excelle.

Matzneff demeure intéressant. C’est la première raison.

La seconde est que je n’aime pas qu’on interdise un livre, surtout une fois édité. Or « retirer de la vente » est l’euphémisme qui désigne aujourd’hui la censure, tout comme un balayeur est devenu « technicien de surface » ou un éditeur une « pompe à fric ». Je n’ai pas lu les derniers tomes du « Journal » et j’avoue qu’ils m’intéressent peu. Gabriel Matzneff était d’une époque et celle-ci est bel et bien révolue. Mais je note qu’on ne les trouve désormais qu’à des prix prohibitifs d’occasion, la rareté programmée faisant monter les enchères. Seuls les friqués peuvent se procurer les tomes « interdits ». Gallimard participe donc à accentuer le fossé entre riches et pauvres, entre élite à pèse et petits intellos réduits à mendier auprès des mafias des occasions la possibilité de lire. C’est un procédé honteux.

Si les propos écrits dans les tomes du Journal de Matzneff étaient répréhensibles, pourquoi les avoir édités ? Une fois parus, ils ne sont plus la propriété exclusive de l’éditeur mais du public. Chacun a droit à l’information. Je ne doute donc pas que, comme pour Mein Kampf (dont les élucubrations méritent d’être lues justement pour crever la baudruche du mythe) et pour les pamphlets antisémites de Céline (pour la même raison, le style en plus), les œuvres censurées de Matzneff ne paraissent bientôt sous forme numérique sous le manteau. Ce serait de salubrité démocratique : chacun a le droit de se faire son propre jugement tant qu’aucune interdiction judiciaire n’est édictée, fondée en droit et en raison.

Demain donc je republie mon billet 2009 sur les Carnets noirs de Gabriel Matzneff. Un billet écrit bien avant l’hystérie actuelle : vous pourrez vous faire votre opinion personnelle dégagée des enfumages médiatiques d’aujourd’hui.

Cela dit, je ne force personne à s’informer ou à penser tout seul. Ceux qui le veulent liront ; pour les autres, le blog est vaste et couvre de multiples sujets.

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Aurélia Gantier, Les Volponi 2 – Clichy sur scène

Après un premier tome sur Les Volponi – genèse tunisienne, la suite vient de paraître. Nous suivons la famille Volponi, des Siciliens de Sicile, Français de papier. Ils ont quitté la Tunisie pour la France à la fin du protectorat, en 1956, tandis que la famille Panzone, de laquelle vient la mère, Crocefissa, ont choisi l’Italie – puis Nice qui leur rappelle « le pays ». Voyage en bateau jusqu’à Marseille, divers trains et métros jusqu’à Rueil, puis Clichy-la-Garenne où un trois pièces loyer de 1948 va loger les deux parents et les cinq enfants dans 35 m².

C’est l’aventure de l’intégration à l’époque des Trente glorieuses puis de mai 68. Les Ritals sont d’abord méprisés, puis assimilés alors qu’arrive l’immigration portugaise puis arabe. Se faire appeler Josée plutôt que Crocefissa (Crucifixion) est judicieux, de même que se faire teindre en blonde avec les cheveux raccourcis et bouffants à la mode, ou porter des jupes au-dessus du genou et colorées, pas jusqu’à terre et seulement noires comme les gitanes. La pénurie de logement laisse place aux grands ensembles et l’école permet l’émancipation aux filles. La voiture est suivie de la télé, puis une auto plus grande, la fameuse Ariane de Simca, vaste comme une péniche américaine et à la mécanique robuste mais un peu lourde pour son moteur d’Aronde. Mais bien utile pour caser cinq gosses à l’arrière, à l’époque où les ceintures de sécurité n’existaient pas.

Pierre, le seul fils, se fait discret, son père Marcello ne l’aime pas, le traite de femelle et de pédale, et le bat régulièrement jusqu’à ses 15 ans, tout comme son propre père avant lui. Anne est blonde et aimée, elle s’épanouit. Marie-Claire et Myriam sont petites et suivent. Reste la fille aînée, Rosaria, chétive et maladive, déjà atteinte de poliomyélite elle le sera par la tuberculose avant l’asthme… Son père ne l’aime pas non plus car elle est « le ballon » qui l’a forcé au mariage, lui qui adorait courir les filles de Tunis en macho irresponsable. Il la gifle, lui cogne la tête contre l’évier, lui flanque le visage dans la sauce de son assiette. Une vraie brute à qui il manque une épouse capable de se dresser devant lui, ou un fils suffisamment fort pour le contrer. Le monde a bien changé en trois générations : la sienne revient de loin, père tout-puissant et mâle dominant usant de sa force pour courber toutes les têtes. Les hommes ne sont plus comme cela un demi-siècle plus tard, tout comme les filles ne jouent pas constamment à aguicher le mâle, mais il en reste des traces.

Marcello continue d’ailleurs à engrosser les filles en leur faisant miroiter le mariage… jusqu’à ce qu’un Sicilien de Sicile lui courre sus avec fusil, fils et revolver ; il n’en réchappera que de justesse en rampant sous un wagon au dépôt de Catane. Mais un père pareil n’est pas un papa : c’est un tyran méditerranéen. « Rosaria découvrit à cette occasion [sa communion solennelle] les trois axiomes qui la guideraient tout au long de sa vie. Le premier était qu’elle n’avait pas de chance, le second qu’on ne pouvait jamais être un instant tranquille dans cette foutue famille, le dernier que le mensonge sauvait » p.81.

Pierre quittera le foyer à 18 ans en se mariant à une petite rousse qu’il a engrossée sans vraiment l’aimer – comme son père. Quant à Rosaria, elle prend sa valise le jour même de ses 21 ans (âge de la majorité à l’époque) pour partir. Où ? Ce sera probablement le thème du prochain tome de la saga familiale.

L’écriture apparaît mieux inspirée et plus dense que dans le précédent volume, plus proche des souvenirs réels peut-être. Certains chapitres sont captivants, d’autres assurent une transition plus ou moins réussie. Je me demande encore qui parle au chapitre XVI sur mai 68, alors qu’aucun des enfants n’est allé en Sorbonne… Il reste quelques incongruités comme « cool » qui n’est apparu dans le vocabulaire qu’après 68, « échanger » sans dire quoi qui n’est survenu comme tic de langage que dans les années 2010, et deux erreurs d’orthographe : « ballade » au lieu de balade pour dire se promener et « prendre ses clics et ses clacs » au lieu de cliques et claques.

Mais rien qui empêche de prendre un grand plaisir à lire ce livre de mémoire, les avatars romancés d’une famille immigrée de Tunisie, où elle était déjà immigrée de Sicile, avant de choisir de devenir Français.

Aurélia Gantier, Les Volponi 2 – Clichy sur scène, 2019, éditions Une heure en été, 250 pages, €17.50 (sortie le 2 mars)

Le premier tome :

Aurélia Gantier, Les Volponi – Genèse tunisienne, novembre 2018, éditions Une heure en été, 243 pages, €16.50 e-book Kindle €8.99

Chroniqué sur ce blog en novembre 2018

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Il y a un siècle, le prix Goncourt

Le 10 décembre 1919, il y a un siècle exactement, le prix Goncourt a été attribué à Marcel Proust, 48 ans, né quelques mois seulement après la Commune de Paris. Il est en concurrence avec le célèbre livre de Roland Dorgelès, Les croix de bois, sur la guerre de 14 qui vient de se terminer. Mais les gens en ont assez de la guerre, de l’industrie de la poudre, de la boucherie industrielle, des miasmes des blessures. Le second volume d’A la recherche du temps perdu, intitulé A l’ombre des jeunes filles en fleurs apparaît plus séduisant. Six voix emmenées par Léon Daudet contre quatre lui accordent le prix.

Les salons parisiens puis la petite ville balnéaire normande de Balbec (imaginaire) sont loin du front et de l’univers mâle. Encore que… Rosemonde, Andrée, Albertine, on l’apprendra plus tard dans les archives, sont des garçons. Marcel, qui aimait les hommes, a travesti ses amours en femmes pour écrire les romances que chacun attendait à son époque.

La Lettre de la Pléiade de février, numéro 65, raconte sous la plume de Thierry Laget, auteur d’un Proust prix Goncourt, comment cette annonce fut reçue par le grand malade qu’était Marcel.

« L’équipe de la Nouvelle revue française – Gaston Gallimard, Jacques Rivière et Jean-Gustave Tronche – s’est installée encore plus près, à une table au rez-de-chaussée de Drouant » [le jury Goncourt ripaille et décide dans un salon privé à l’étage] « Les trois hommes sont donc les premiers informés et se précipitent chez Proust, suivis de peu par Léon Daudet, qui saute dans un taxi, direction 44 rue Hamelin. Contraint de quitter son précédent logement, Proust a échoué là le 1er octobre. C’est, au cinquième étage sans ascenseur, ce qu’il appelle un ‘taudis’, ‘un meublé aussi modeste qu’exorbitant de prix’ – seize mille francs ! » [Mais nous sommes dans le 16ème arrondissement… Proust y mourra trois ans plus tard, le 18 novembre 1922, à 51 ans].

« Ce jour-là, il se réveille en début d’après-midi. Les jours de brouillard, il respire plus mal encore. Il a terminé sa fumigation, pris son café et vient de s’assoupir de nouveau lorsque la sonnette retentit. Céleste – ‘grande femme plate ensommeillée’ – va débarricader la porte. Sur le palier, la maison Gallimard, essoufflée d’avoir monté les cinq étages. Conciliabule dans l’antichambre. (…) Gallimard déclare qu’il doit parler à Proust sans tarder. Les trois hommes sont introduits dans le salon et s’installent dans des fauteuils de velours rouge, tandis que la gouvernante va voir si son maître peut recevoir. (…)

« Il règne là un froid de caveau : les calorifères sont fermés, on ne fait jamais de feu. On n’ouvre ni fenêtres ni contrevents. »

« Céleste réveille Proust. C’est la première fois qu’elle ne respecte pas la consigne et se permet d’entrer chez lui sans avoir été appelée. « Monsieur, lui dit-elle, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va sûrement vous faire plaisir… vous avez le prix Goncourt ! » Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d’habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie : « Ah ? »

(…) « Céleste demande si elle peut introduire Gallimard, Rivière et Tronche qui sont « dans un état d’excitation terrible » et veulent lui parler. Proust leur fait dire qu’il n’est pas en état de les recevoir, qu’il les prie de repasser plus tard, dans la soirée ou le lendemain. Céleste transmet le message, mais Gaston insiste. Il doit prendre un train pour Deauville afin d’être, dès le matin, à pied d’œuvre chez (…) son imprimeur d’Abbeville. (…) Céleste explique cela à son maître, qui consent à accueillir les visiteurs. »

« Marcel est couché, tout habillé, dans son lit à barreaux de fer. (…) Il règne dans la pièce une odeur d’oreiller, de renfermé, de pénombre, de fumigations antiasthmatique. (…) Jacques Rivière a noté la joie que Proust éprouve, ce jour-là. « Certainement il aimait sa gloire et en quêtait les moindres signes. » Céleste confirme qu’il est ravi, mais ne le montre pas, car « il était toujours ainsi, égal et maître de lui en toutes circonstances, et ne sortant jamais de son harmonie ». (…)

« Proust congédie enfin ses visiteurs, qui ne sont restés qu’un bref instant dans sa chambre. Puis il appelle Céleste : « Il est probable que l’on va sonner beaucoup à notre porte, car on finira bien par me trouver, dit-il. Je ne veux recevoir personne, surtout pas les journalistes ni les photographes… ils sont dangereux et ils en veulent toujours trop. Mettez tout le monde à la porte. Proust est épuisé. Il fait une crise d’asthme ‘abominable’. »

C’est ainsi que Marcel Proust, probablement le plus grand écrivain français du XXe siècle, a reçu le prix Goncourt qui consacrait le second volume de sa Recherche.

Mais presque aussitôt, les « associations » et la presse se déchaînent. Les anciens combattants, les pacifistes, les réactionnaires comme les révolutionnaires trouvent répugnant que l’on couronne un livre qui ne soit pas du temps présent mais du temps perdu. Que l’on se mette à rêver aux « jeunes filles » alors que tant de jeunes gars se sont fait tuer sur le front. Comme toujours, l’émotion de l’extrême-actualité se croit génie qui va durer. Il n’en est rien. On se souvient de Roland Dorgelès et de ses croix parce que la guerre de 14 reste dans les mémoires ; mais on se souvient bien plus encore de Proust et de ses fleurs, car elles sont littérairement éternelles.

Thierry Laget, Proust prix Goncourt : une émeute littéraire, Gallimard 2019, 272 pages, €19.50 e-book Kindle €13.99

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio Gallimard, €6.80 e-book Kindle €6.49

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Parole

Je suis surpris que tant de gens, aujourd’hui, sacralisent autant la parole. A l’heure de l’écrit, de l’image, du « signe », seul « ce qui est dit », de façon officielle, publique, par une personne « ayant autorité », est considéré.

Les informations des scientifiques, reprises par les journaux ou la télévision, entrent par un œil ou une oreille et en ressortent par l’autre. Les gens restent indifférents ou sceptiques, dubitatifs. Ils en ont trop entendu et « attendent de voir », on « ne leur fait pas ». Ainsi la dégradation du climat dû à l’industrie est-elle restée durant des décennies un prêche dans le désert. Il suffit en revanche qu’un histrion de télé, un « intellectuel médiatique » ou un homme de pouvoir reprennent l’information, pour qu’on l’entende et que chacun réagisse alors selon « la » morale en vigueur. C’est ainsi que naissent en France les « polémiques » et que les « scandales » arrivent.

Prenons la maladie dite de la vache folle, née de l’alimentation en farines animales d’herbivores, et ses conséquences humaines, la maladie de Creutzfeld-Jacob. L’information est connue depuis des années déjà. Je me méfie moi-même de la viande de bœuf. Non que je pense que le muscle des rôtis et biftecks puissent être infectant, mais j’effectue un boycott citoyen visant à forcer notre glorieuse Administration, si lente, si lourde, si irresponsable, tellement tiraillée par des lobbys contraires, a secouer sa mauvaise graisse pour justifier sa prétention à « servir l’intérêt général ». Une traçabilité claire et contrôlée est-elle vraiment établie ? L’information était dans l’air mais peu étaient comme moi à en tirer les conséquences. Il a suffi que le président de la République le dise pour que 87 % des Français sondés se mettent à le croire, 13 % déclarant n’en avoir rien à faire. Peu importe que Jacques Chirac ait agi à l’époque par tactique politicienne, pour détourner l’attention des affaires, du temps où il était maire de Paris, ou pour mettre en porte-à-faux le gouvernement socialiste empêtré dans les intérêts syndicaux des catégories ayant intérêt au statu quo. Peu importe : il l’a dit, donc c’est devenu « vrai ».

Même chose dans les entreprises. Bouche-à-oreille et bruits de couloir, confidences internes ou regards extérieurs, font passer l’essentiel des informations importantes. Mais ces informations n’existent dans la réalité les esprits que si la hiérarchie les exprime « officiellement » par une note ou lors d’une réunion. La vérité tombe ainsi comme une parole divine. Étrange superstition des mots à l’heure des échanges en continu des réseaux, du mobile et de l’Internet !

Notre culture latine, catholique, monarchique et jacobine n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Il y a quelques dizaines d’années, au temps de mes études universitaires, j’avais déjà été frappé de la survivance du sacré qui entourait le « cours magistral » des professeurs. Cela des années après la grande remise en cause de mai 1968 et la fameuse « réappropriation » de la parole. Alors qu’il existait d’excellents manuels publiés sous le regard critique des pairs, mis régulièrement à jour, ainsi que des travaux dirigés efficaces, chaque élève se devait d’aller écouter religieusement le cours en amphi. J’étais presque le seul à ne jamais suivre un cours magistral et à apprendre plutôt dans les livres. Notre éducation ne nous a-t-elle pas conditionné à attendre le savoir des élites et l’information des interprètes qualifiés de la parole de Dieu ? Curé, notable, médecin, instituteur, adjudant, nous disent toujours comment faire. Le roi, les évêques et (dans la dissidence, ou à la télé) les intellectuels, nous disent ce qu’il faut connaître. La pensée personnelle n’est pas encouragée. C’était péché d’orgueil, que l’on contrôlait par la confession (aujourd’hui appelée repentance). Rares étaient les Montaigne ou les Pascal. Les Descartes, Voltaire et autres Hugo devaient s’exiler.

Le système a trouvé son apothéose dans le fils tyrannique enfanté par nos révolutionnaires : le système soviétique. Le citoyen pouvait penser ce qu’il voulait mais, s’il avait le malheur de l’écrire ou de le dire et qu’on l’écoute, sa « parole » devenait chose et se dressait, objective et autonome, contre lui. Les organes n’avaient de cesse, alors, d’extorquer de l’individu des « aveux », autres paroles de culpabilité contre les paroles d’expression. Comme si les mots venaient de Dieu, de la vérité même de l’Histoire, et que seuls d’autres mots propitiatoires pouvaient les contrer. Jette-on des sorts en émettant des mots ? Au siècle des réactions nucléaires et de l’intelligence artificielle, c’est à croire.

Est-ce plutôt une particularité de ma forme de mémoire qui me rend différent de la majorité ? J’ai une mémoire plus visuelle qu’auditive. Il m’est plus efficace de lire en prenant des notes que d’écouter quelqu’un. Le débit de la parole est trop lent pour mon esprit ; sa musique et son ton brouillent le fond du discours et détournent de sa logique interne. Sauf à trouver justement dans ce non-dit exprimé une information supplémentaire – ce qu’il m’arrive de trouver dans un autre contexte, auprès de dirigeants de sociétés cotées en bourse ou de financiers intéressés à me vendre quelque chose. Mais la matière même passe moins bien oralement à ma mémoire que l’écrit. Car ce qui est couché sur le papier est lisible d’un coup d’œil, objectivé et exprimé d’un seul coup, aligné noir sur blanc, disposé sur la page ou l’écran. Sa cohérence, son rationnel, passe avant le ton qui est la teinture émotionnelle de la voix. Ce qui est dit apparaît directement sans dérouler le fil du pas à pas.

Seuls les Grecs, peut-être, révéraient la vue plus que la parole. Pour eux, la lumière révélait la vérité des choses en raison, la musique servant plutôt à convaincre et à séduire. Dans l’idéal, ils connaissaient un bon équilibre entre la connaissance et la politique, entre la science et l’enseignement, entre la beauté physique du locuteur et la valeur morale qu’il exprimait. Il est vrai que, pour les Grecs, toute parole venait des hommes ici-bas et non pas de Dieu au-delà. Elle n’était qu’argument, pas une vérité révélée.

Après des siècles de culture vouée au mot, de l’exégèse biblique byzantine aux disputes orales du Moyen Âge jusqu’aux effets de tribune des parlementaires et aux prises de parole des intellectuels, peut-être le cinéma, la télévision, les jeux vidéo et l’Internet vont-ils peu à peu changer la donne ? Une mémoire plus imagée, une intelligence moins lente, moins engluée dans le carcan du vocabulaire et de la grammaire (avec ses mots tabous et ses artefacts de structures dénoncés entre autres par Nietzsche) vont-elles produire une pensée plus vive, plus équilibrée, prenant l’habitude d’aller de suite à l’essentiel avant de reconstituer pas à pas sa logique ? Nous passerions alors de la superstition des mots au sens des choses. Nous prendrions le recul nécessaire pour un jugement mieux équilibré parce que l’œil voit plus vite, plus large et plus loin que la langue. Peut-être verrions-nous alors autrement le monde ? Ou peut-être pas : car le regard rapide peut aussi être superficiel, le regard large un regard vague et le regard lointain une abstraction hors sol.

Au fond, la parole est un outil comme un autre, dont les bienfaits ou les méfaits dépendent de l’usage qu’on en fait.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean d’Ormesson, Voyez comme on danse

L’amour de la vie fait vivre, comme le dit Flaubert. Et c’est bien cet amour qui est évoqué durant ces pages, la mémoire revivifiée par un enterrement en cimetière parisien, celui de Romain.

Il est une sorte de Romain Gary, demi-juif, pilote à 15 ans, engagé à Londres auprès du général de Gaulle à 17 ans après avoir tiré à pile ou face, lieutenant d’aviation de chasse en Syrie puis dans la brigade Normandie-Niémen auprès des Soviétiques, entré dans Berlin en flammes puis reconverti à la vie civile en commerçant des œuvres d’art. Entièrement autodidacte, pleinement au présent, physique, solaire et sans morale – il a un charme fou. Le lecteur sent l’auteur subjugué par son personnage au point de faire de lui plus qu’un vivant exemplaire : un mythe. Un être humain qui se contente de vivre sa vie sans s’en faire la moindre idée, sans jamais se torturer l’esprit sur les causes ou les fins. Une sorte d’Héraclès aux douze travaux dans le décor de cette Mare Nostrum qu’il affectionne : la voile entre les îles, la nage nue dans l’eau bleue, le ski l’hiver sur les pentes qui la bordent.

Le pendant de Romain est Margault, autrefois appelée Myriam puis Meg (en tout cas M, « aime »), une Levantine vaguement égyptienne entrée dans la troupe de mannequins de Coco Chanel avant d’être séduite à New York par le duo des mafieux Lucky Luciano et Meyer Lansky, de servir d’entremetteuse aux politiciens pour le débarquement allié en Sicile. Cette Meg, le narrateur fera sa connaissance à 19 ans sur une plage grecque. Marina, sa fillette de 5 ans, tombera amoureuse de Romain pour sa vie durant, sans espoir, et se réfugiera dans les bras du narrateur, ému aux larmes lorsqu’elle lui prend la main pour aller promener parmi les asphodèles.

Autour de ces deux astres qui éclairent une vie, gravitent divers personnages hauts en couleurs et dont le destin est conté. Béchir, musulman orphelin qui s’est attaché à Meg avant qu’elle ne parte pour les Etats-Unis et que, désœuvré, il soit renversé par la voiture de Fernand de Brinon et s’engage dans sa Légion des volontaires français contre le bolchevisme, élément de la division Charlemagne. Il connaîtra Stalingrad et en réchappera, il connaîtra Hitler qui se suicide avec son propre pistolet Walther 7.65 dans son bunker et en réchappera – grâce à Romain qui passait par là. Il y a « Gérard » l’odieux narcissique avide des médias qui épousera pour deux ans Marina et lui fera Isabelle ; il y a les Dupont Cazotte et Dalla Porta qui discutent d’astrophysique ; le médecin alsacien pied noir Schweitzer dont la famille est chassée d’Alsace par la Prusse puis d’Algérie par l’indépendance de 1962 ; le Juif futur prix Nobel Michel, sauvé à Paris de la rafle du Vel d’hiv par le bandit Carbone qu’il avait jadis soigné d’une balle à Marseille ; le linguiste centre-européen Victor Laszlo qui donne des cours à l’université ; la « Grande banlieue » des homos de salon et divers autres.

L’existence devient littérature via la mémoire. Et celle-ci évoque qui elle veut, quand elle veut, sans considération linéaire du temps qui passe. Car tout passé est un présent, comme tout futur l’est aussi puisqu’il n’existe pas encore sauf dans celui qui l’anticipe. D’où le simultané des souvenirs en des temps différents qui se télescopent. L’alchimie de la mémoire trame une légende de ce qui est passé, comblant les trous par l’invention plausible. Jean d’Ormesson conte l’histoire mouvementée de sa génération, elle qui a connu le grand exemple de celle qui l’a précédée. Les personnages sont aussi divers que les facettes de la même histoire. Un Juif Compagnon de la Libération devenu Héros de l’Union soviétique sauve un SS arabe : cette monstrueuse contradiction se justifie par la symphonie supérieure du hasard et de la nécessité qui font pour chacun un destin où la « liberté » n’a que peu de place. Cela parce que la vie emporte tout et sa trame, qu’on appelle l’Histoire, ne prend sens qu’après coup, dans les histoires particulières qu’on raconte, reconstituées, à laquelle on donne un sens.

L’avenir n’est écrit nulle part et nous n’avons pas à en avoir peur car le présent se contente d’avancer, comme toujours, et nous le suivons sans y penser. « Ce qu’il y avait de bien dans le nouveau qui s’avançait masqué, c’était qu’il ne ressemblait jamais à rien de ce que nous connaissions déjà, à rien de ce que nous étions capables d’imaginer et même de concevoir. Il n’y avait qu’une chose de certaine : nous allions, une fois de plus, comme toujours, nous adapter sans trop de peine à l’inimaginable et à l’inconcevable. Dans la douleur peut-être, dans l’émerveillement, dans l’effroi, dans l’impatience de l’avenir et dans sa crainte en même temps. Et tout ce qui nous paraissait, aujourd’hui, autour de nous, si évident, si assuré, si impossible à ébranler sans mettre fin d’un coup à la fragilité du monde serait frappé de vieillissement, d’aveuglement incurable et d’absurdité. Nous n’avions pas fini d’avoir peur, nous n’avions pas fini d’être heureux » p.892 Pléiade. Tout est dit et tout est bien.

Nietzsche a fait de Zarathoustra un danseur, léger et innocent, ne posant le pied sur la terre que pour s’élever vers le ciel. Jean d’Ormesson reprend cette figure de style en accentuant l’aspect catholique de sa culture et le tire vers la danse macabre. Dionysos et Jean de Patmos, auteur de l’Apocalypse, se battent en son âme de 76 ans lorsqu’il écrit ce roman qu’on dirait autobiographique. Lui aussi a-t-il aimé une femme plus jeune que lui qui en aimait un autre autrement plus vieux tandis que ce dernier n’aimait que la mère de la première ? Le désir sans cesse tourmente l’existence, il est rarement satisfait, d’où le tourbillon auquel quiconque s’astreint pour tenter de vivre – mais qui est un cadeau. A chacun de le reconnaître.

Cela donne un livre brillant, romanesque, qui séduit au-delà de ce qu’il dit. Sauf ces quelques pages de pensum sur « le temps », cette obsession névrotique de l’auteur, sur lequel on ne sait rien et sur lequel il enfile les paradoxes comme on « encule les mouches » (ainsi disait Romain), l’ensemble se lit avec bonheur. Un bonheur qui est le sens de la vie, ici-bas, quoi que l’on croie sur l’au-delà. J’ai beaucoup aimé ce roman que je viens de relire en collection pleine peau.

Jean d’Ormesson, Voyez comme on danse, 2001, Folio 2003, 378 pages, €7.40 e-book Kindle €8.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean d’Ormesson, La Douane de mer

« Je suis mort » : ainsi commence le roman, un quart de siècle avant la réalité. L’auteur a 68 ans, il se voit mourir d’un arrêt du cœur à Venise, « devant la Douane de mer d’où la vue est si belle sur le palais des Doges et sur le haut campanile de San Giorgio Maggiore ». Les larmes de sa copine Maie ont fait hésiter l’âme au-dessus du Grand canal. Et c’est ainsi que O rencontre A. « C’était un esprit naïf et charmant », venu d’un monde d’ailleurs nommé Urql. Il venait s’informer sur la Terre – et sur les hommes. Durant trois jours, O va initier A à la complexité du monde et des relations humaines. Le temps, le corps, les passions, l’histoire forment la trame chatoyante d’un « inconcevable, mais avec des repères éblouissants », comme le dit Char en exergue.

Il faut entrer dans ce pavé, aussi inégal qu’une rue de Paris, parfois captivant, parfois ennuyeux (433 pages en Pléiade, près de 600 pages en Folio !). Ne le lire que par petites doses d’une soixantaine de pages tant les images se succèdent et rebondissent, des papes Cléments (et il y en a !) aux maitresses de Chateaubriand (adoré par l’auteur) et aux amours d’Alfred et George, les amants de Venise. « Explique-leur que les hommes sont des esprits comme toi, mais chamboulés par le temps qui passe, par la mort qui les guette, par le corps aussi qu’ils trimbalent, qui leur permet de souffrir, qui leur permet d’être heureux, qui leur permet de penser et sans lequel ils ne seraient rien », Troisième jour, XX. Le monde est éphémère et fait souffrir ; mais il est beau parce qu’il est laid et « il y a du bien parce qu’il y a du mal ». Nous sommes chez Nietzsche : amor fati, l’éternel retour, l’acceptation du tout tel qu’il est, le merci à la vie. « Ce qu’il y a de plus grand en vous surgit de vos limites » p.638 Pléiade.

Jean d’Ormesson aime à écrire des fresques depuis l’origine du monde ; il a une vague prétention de se prendre pour Dieu, comme tout écrivain qui crée de son souffle des êtres qui ne vivent que par lui. Il écrit là une « Histoire de l’avenir depuis les temps les plus reculés », selon ce qu’il expose le Deuxième jour, chapitre XIV (p.465). Il emmène l’esprit A dans une promenade historique et géographique au hasard des rencontres, qu’il raconte comme en conversation de salon, avec des anecdotes savoureuses et des chutes paradoxales. Savez-vous par exemple à quoi a pu servir ce petit disque dont deux-tiers sont rouge et vert ? Ou comment a pu se retrouver enceinte une baby-sitter d’un gamin de 11 ans ? Il intègre des vers, cite des correspondances, agit en historien romancier, en archiviste amateur.

O est Ormesson mais aussi Omega qui répond à Alpha le A. La fin du monde (le sien, du fait de sa mort) contée à l’esprit du début, qui peut être un ange, un extraterrestre ou un avatar de Dieu. Si Dieu s’est fait homme, il peut aussi, progrès aidant, se faire esprit et jouer au béotien sur les affaires terrestres pour contempler les effets de son grand Œuvre. Trois journées en vingt chapitres chacune font soixante séquences qui tentent de cerner la nécessité dans le hasard et la ligne dans le contradictoire. Le Rapport destiné à Urql est un vertige, moins un registre qu’un kaléidoscope. Ce pourquoi il séduit ; ce pourquoi il agace. Car la mosaïque des peuples et des événements fait sens, mais le naming incessant fait snob. On sait bien que Jean est bourré d’Ormesson, je veux dire de culture classique, bourgeoise, Normale et supérieure quoi. Il y a du Borges dans ce Voltaire-là. Il n’est pas créateur de monde mais conservateur des archives. Malgré son vocabulaire parfois vert et ses interjections comme « Oh là, là ! », il y a parfois de l’indigeste dans ses dissertations érudites. Et puis des envolées qui rivent les yeux à la page, qui font prendre à l’imagination son essor dans l’intensité des émotions et le brio des idées. Il y a de tout dans l’Ormesson.

Y compris la croyance en un dessein intelligent – qui viendrait de Dieu, bien sûr, cette explication ultime de tout ce qu’on ne parvient pas à saisir. Si la réalité est insaisissable, pourquoi ne pas invoquer l’Idée ? A moins que la mémoire, comme celle de Proust, ne parvienne à ancrer l’être humain dans des lieux qui rappellent des moments : Venise, Symi, Ravello… Ecrire en laisse la trace, racontée par le souffle, cet apanage humain du langage qui le rapproche du Dieu qu’il s’est créé dans la Bible, Lui qui crée un monde à partir de rien. C’est aussi tout l’art de la conversation qui fait exister dans les salons, sans cesse une autre et sans cesse la même. J’ai relu La Douane de mer ; je la relirai encore.

Jean d’Ormesson, La Douane de mer, 1993, Folio Gallimard 1996, 593 pages, €9.50 e-book Kindle €9.49

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Robert Reed, La lait de la chimère

Cinq enfants dans un avenir de fiction, un avenir proche si l’on en croit les avancées génétiques depuis la parution du livre. Nous sommes aux États-Unis, dans un état chaud, et les enfants sont mieux que parfaits puisqu’ils sont les premiers à bénéficier de gènes sélectionnés ou rajoutés.

Ryder est un garçon sain à la mémoire totale. Il se souvient de tout et sert de base de données aux autres en « plongeant » parfois dans ses souvenirs jusqu’à sortir de la réalité. Il faut que les autres lui tapent sur l’épaule pour qu’il émerge. Il va jusqu’à attirer l’attention du biologiste qui a permis la sélection génétique, le docteur Florida. Celui-ci est intrigué par ce phénomène, mais surtout par l’ambiance de groupe soudé que forment ces cinq enfants tous différents.

Cody est une fille–garçon issue de deux mères lesbiennes qui ont choisi une rejetonne à leur image idéalisée. À 12 ans, Cody a la force d’un homme adulte et manie la scie et le marteau comme un garçon. Marshall, du même âge, est destiné par sa mère vaniteuse à devenir un grand savant et se trouve en compétition à l’école. Il excelle aux jeux mathématiques et de stratégie mais il est lâche et peureux, cherchant surtout à briller pour répondre aux attentes. Beth est d’origine hindoue et chante d’une voix d’or, s’occupant de ses parents blessés par la guerre atomique ; Ryder lui est très attaché. Le dernier est Jack, un surdoué, benjamin d’une famille de délinquants tarés qui le jalousent et ne peuvent l’aimer.

Tous les cinq, ils construisent des cabanes dans les arbres et chassent les serpents ou les dragons mutants. Ils s’entendent bien avec leurs parents, sauf Jack, et apparaissent des enfants ordinaires. Mais ils ont tout un don et leurs différences ne les font pas se jalouser, mais au contraire se compléter. Chacun a son originalité et est respecté pour cela, aucun n’étant en compétition pour la même chose. « Ces enfants se forment une étrange indépendance… fondée sur leurs spécialités individuelles… » p.58.

Jusqu’à ce que le docteur Florida décide de rencontrer Ryder, son chouchou qu’il destine à conserver sa mémoire pour l’éternité. Un projet est établi pour enlever les cinq enfants ensembles, avec l’accord et l’indemnisation de leurs parents, afin de les envoyer dans une colonie galactique fonder un monde nouveau. Cela parce que des électrochiens, nés de manipulation génétique pour résister aux atmosphères les plus rudes de Jupiter, croissent et multiplient jusqu’à menacer l’espèce humaine. Le docteur Florida a joué à l’apprenti sorcier et sa créature se retourne contre lui.

Les enfants sont ballottés entre le rêve de voyage et le désir de rester près de leurs parents sur la terre. Ils n’ont pas conscience de la mort, préférant disparaître avec toute l’espèce humaine plutôt qu’être seuls sur une lointaine planète. Ils n’ont pas conscience non plus d’être des sortes de mutants et que le choc des chimères électrochiens, qui font si peur à leurs parents, peut pousser la foule ignare à s’en prendre à eux comme des golems à détruire, boucs émissaires commodes de leurs angoisses irrationnelles. Ce contre quoi le docteur Florida veut les protéger.

Ce roman de science-fiction est aussi un moment d’initiation où les enfants prennent conscience du monde adulte. La réflexion sur les conséquences des manipulations génétiques porte assez loin et l’actuelle transhumanisme pourrait s’en inspirer. Le roman et poétique est bien écrit, il plonge dans un univers onirique et furieusement réaliste au futur.

Car le refus « moral » d’aujourd’hui ne va pas résister bien longtemps, la récente tentative (condamnée) d’un chercheur chinois n’est que la première.« Tu es trop jeune et trop naïf pour saisir à quelle vitesse les gens ont accepté l’idée de la reprogrammation génétique. (…) Nous avons toujours été en mesure de faire beaucoup de choses, beaucoup plus que ce que les gens ne tiennent pour réalisable. Non, tout dépend de la manière dont les gens perçoivent le problème et y réagissent » p.270.

Robert Reed, Le lait de la chimère (Black Milk), 1989, Livre de poche 1996, 351 pages, occasion €2.29 ou collection Ailleurs et demain Robert Laffont

Catégories : Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,