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Édouard Philippe, Des lieux qui disent

Un mauvais titre pour un assez bon livre. Un titre trop technocrate, dans le prolongement Des hommes qui lisent, publié en 2017 et que je n’ai pas lu. Édouard Philippe y parlait des livres qui l’ont construit, tandis qu’il parle ici des lieux qui lui donnent un lien intime et politique avec la France : l’école Michelet, le port du Havre, Notre-Dame, le monastère de la Verne, l’hôpital Charles Nicolle, le Palais Royal. Pourquoi un mauvais titre ? Parce qu’il est à la forme passive, comme résignée, dans la ligne des « soignants, sachants, enfeignants, gouvernants et autres gnangnans… » Des lieux « qui disent » comme s’ils pouvaient parler, affirmant en quelque sorte une fatalité, une raison des choses. Comme si ces pseudo-raisons existaient…

Alors que c’est plutôt la volonté politique que promeut l’ancien premier ministre et probable candidat à une future présidentielle, avec son parti Horizon. Un « combat », écrit-il, sous trois formes : pour la survie de la démocratie libérale, parlementaire, de l’État de droit et de l’économie de marché ; pour répondre à l’urgence climatique par-delà les slogans et les yakas, dont le danger serait « d’interdire » plutôt que de faire évoluer ; pour une France puissance dans l’Europe.

Cinq thèmes pour exposer ce combat : apprendre (l’école), aménager (les infrastructures industrielles et de transport pour relier), soigner (les problèmes de l’hôpital et de la médecine libérale), juger (du Conseil d’État dont Philippe est membre au tribunaux locaux, à la politisation de l’École de la magistrature et à l’entre-soi du corps érigé en forteresse par méfiance envers tous), espérer (sinon par la foi religieuse, du moins par la promotion d’une foi républicaine des Lumières, laïque et désireuse de progrès). L’ordre des priorités est probablement choisi ainsi – car on ne peut tout faire, tout réformer, tout rebâtir d’un seul coup en quelques années. Sauf que rien ne peut réussir sans la foi en sa mission, et que le dernier chapitre est peut-être à placer en premier.

Mais l’ex-chef de gouvernement candidat aux affaires est un homme prudent, élevé dans un milieu de profs qui savent ce que veut dire négocier avec une classe hétérogène, des parents d’élèves exigeants et irascibles, une administration lourde et lente qui ne veut pas de vagues. Édouard Philippe écrit avec la plume sur des œufs, sans cesse à nuancer, à excuser, à rendre hommage avant d’avancer une – toute petite – critique. Les chapitres sont écrits sur le même plan : un souvenir personnel, un peu d’histoire du sujet, des chiffres actualisés, quelques citations littéraires – et un constat d’évidence qui appelle des solutions raisonnables d’évidence… sur le long terme.

Rien de révolutionnaire ni de neuf mais, pour le candidat qui se présente comme « un bon généraliste » p.178, mais l’appel à donner des libertés et à favoriser l’initiative locale décentralisée pour s’adapter au terrain et aux problèmes (le contraire d’Emmanuel Macron qui veut tout centraliser à l’Élysée, peut-on lire en filigrane). Et l’affirmation tranquille du réformisme à poursuivre (comme Emmanuel Macron mais avec une méthode différente, peut-on toujours lire entre les lignes). Et, bien-sûr, il existe ce réformisme ! depuis des années en France, sous plusieurs gouvernements de bords différents, ce qu’on dit par convention impossible aux Gaulois réfractaires. Preuves à l’appui.

Sa méthode ? Le « sérieux » – contrairement aux bouffons des va-Nupes qui font le clown à l’Assemblée au lieu de débattre des vrais problèmes, des écolos opposés sur tout (et même entre eux) au lieu de se préoccuper de l’intérêt général et des compromis nécessaires à toute action politique concrète, des excités populistes du yaka pour qui tout est simple. « Toute ma vie m’a conduit à dire et à penser qu’il était possible de changer les choses pour autant que la démocratie soit prise au sérieux et que nos institutions soient respectées. (…) Le sérieux, c’est l’idée simple qui veut qu’en maîtrisant complètement les règles du jeu, en les appliquant avec constance et cohérence, sans jamais chercher à biaiser avec elle mais en comprenant ce qu’elles permettent, il soit possible de réussir » p.295. Autrement dit un président qui préside et un premier ministre qui gouverne – selon la Constitution – pas un mélange des genres. Un style en peu lourd pour affirmer une conviction que le travail sur les choses et avec les gens permet seul d’analyser les problèmes et de trouver des solutions. Telle est son « ancre », « à la fois symbole de la maîtrise de son destin et de l’aspiration à l’aventure » p.77.

Avec deux références adolescentes : Mendès-France et Blum. Sur le premier, « L’exigence morale le courage intellectuel la rigueur politique du juriste engagé en politique » p.182 ; sur le second, « Un charme supplémentaire : la silhouette d’un dandy critique d’art virgule la figure d’un haut fonctionnaire brillant et inventif, (…) le dreyfusard convaincu et combattant, l’écrivain que j’admirais (…). Et puis il y avait l’homme politique virgule au caractère trempé mais jamais dénué de doute, qui marque l’histoire » p.183. Des modèles à suivre.

Un constat lucide, qui ne se veut pas désabusé, des maux qui traversent la société française :

  • « Qui pourrait dire aujourd’hui que l’école en France forme de bons républicains  ? qui sait encore ce que cela peut vouloir dire  ? » p.28.
  • « L’effort de redressement de la Nation [Philippe y met une majuscule] passe par des incarnations physiques, et les grands travaux d’infrastructures, parce qu’ils reposent sur l’idée de l’intérêt général, du long terme et d’une certaine forme de grandeur, incarnent cette volonté » p.101.
  • « Nombre de médecins. Ils sont en 2023 environ 226 000. En 2000, ils étaient 200 000 ; en 1980 environ 100 000. (…) Qui rappelle qu’entre 1980 et 2023, le nombre de médecins a augmenté de 120% ? » p. 137. Il n’en manque pas, ils sont seulement mal répartis et, comme nombre de profs ne sont pas devant des classes, nombre de médecins jouent les fonctionnaires dans les instances.
  • « La plus grande fragilité de notre pays face à l’obscurantisme intellectuel et la violente remise en cause de nos principes ne tient pas aux dispositions législatives qui reconnaissent la liberté de pensée et de culte ni à celles qui imposent à l’état une neutralité complète. C’est l’absence de perspective de notre société, l’indigence de notre stratégie nationale, la faiblesse idéologique actuelle de notre modèle républicain qu’il faut à la fois déplorer et craindre, car elle laisse la place aux prédicateurs d’un autre modèle de société » p.266.

Quelques pages sur ses maladies – pas graves ni contagieuses – le vitiligo (p.170) qui lui blanchit la barbe et l’alopécie (p.172) qui lui ôte cheveux et sourcils. Tout cela change son apparence et, comme il est un homme public soumis au regard scrutateur des citoyens et des médias comme des autres politiciens, il veut s’en expliquer.

Au total un livre étape pour se présenter en tant qu’homme et citoyen, pour se définir comme politicien réformiste engagé au service du pays. Facile à lire, parfois un peu fastidieux comme un rapport d’énarque, mais avec quelques moments d’émotion sur Notre-Dame qui brûle ou le sens de la prière dans un monastère à 14 ans, lui qui s’est éloigné de la foi religieuse. Un intéressant constat argumenté sur les principaux problèmes dont nous abreuvent les médias (école, transports, justice, hôpital, islamisme) sans toujours approfondir.

Édouard Philippe, Des lieux qui disent, 2023, JC Lattès, 313 pages, €21,90 e-book Kindle €15,99

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Jean d’Ormesson, La Douane de mer

« Je suis mort » : ainsi commence le roman, un quart de siècle avant la réalité. L’auteur a 68 ans, il se voit mourir d’un arrêt du cœur à Venise, « devant la Douane de mer d’où la vue est si belle sur le palais des Doges et sur le haut campanile de San Giorgio Maggiore ». Les larmes de sa copine Maie ont fait hésiter l’âme au-dessus du Grand canal. Et c’est ainsi que O rencontre A. « C’était un esprit naïf et charmant », venu d’un monde d’ailleurs nommé Urql. Il venait s’informer sur la Terre – et sur les hommes. Durant trois jours, O va initier A à la complexité du monde et des relations humaines. Le temps, le corps, les passions, l’histoire forment la trame chatoyante d’un « inconcevable, mais avec des repères éblouissants », comme le dit Char en exergue.

Il faut entrer dans ce pavé, aussi inégal qu’une rue de Paris, parfois captivant, parfois ennuyeux (433 pages en Pléiade, près de 600 pages en Folio !). Ne le lire que par petites doses d’une soixantaine de pages tant les images se succèdent et rebondissent, des papes Cléments (et il y en a !) aux maitresses de Chateaubriand (adoré par l’auteur) et aux amours d’Alfred et George, les amants de Venise. « Explique-leur que les hommes sont des esprits comme toi, mais chamboulés par le temps qui passe, par la mort qui les guette, par le corps aussi qu’ils trimbalent, qui leur permet de souffrir, qui leur permet d’être heureux, qui leur permet de penser et sans lequel ils ne seraient rien », Troisième jour, XX. Le monde est éphémère et fait souffrir ; mais il est beau parce qu’il est laid et « il y a du bien parce qu’il y a du mal ». Nous sommes chez Nietzsche : amor fati, l’éternel retour, l’acceptation du tout tel qu’il est, le merci à la vie. « Ce qu’il y a de plus grand en vous surgit de vos limites » p.638 Pléiade.

Jean d’Ormesson aime à écrire des fresques depuis l’origine du monde ; il a une vague prétention de se prendre pour Dieu, comme tout écrivain qui crée de son souffle des êtres qui ne vivent que par lui. Il écrit là une « Histoire de l’avenir depuis les temps les plus reculés », selon ce qu’il expose le Deuxième jour, chapitre XIV (p.465). Il emmène l’esprit A dans une promenade historique et géographique au hasard des rencontres, qu’il raconte comme en conversation de salon, avec des anecdotes savoureuses et des chutes paradoxales. Savez-vous par exemple à quoi a pu servir ce petit disque dont deux-tiers sont rouge et vert ? Ou comment a pu se retrouver enceinte une baby-sitter d’un gamin de 11 ans ? Il intègre des vers, cite des correspondances, agit en historien romancier, en archiviste amateur.

O est Ormesson mais aussi Omega qui répond à Alpha le A. La fin du monde (le sien, du fait de sa mort) contée à l’esprit du début, qui peut être un ange, un extraterrestre ou un avatar de Dieu. Si Dieu s’est fait homme, il peut aussi, progrès aidant, se faire esprit et jouer au béotien sur les affaires terrestres pour contempler les effets de son grand Œuvre. Trois journées en vingt chapitres chacune font soixante séquences qui tentent de cerner la nécessité dans le hasard et la ligne dans le contradictoire. Le Rapport destiné à Urql est un vertige, moins un registre qu’un kaléidoscope. Ce pourquoi il séduit ; ce pourquoi il agace. Car la mosaïque des peuples et des événements fait sens, mais le naming incessant fait snob. On sait bien que Jean est bourré d’Ormesson, je veux dire de culture classique, bourgeoise, Normale et supérieure quoi. Il y a du Borges dans ce Voltaire-là. Il n’est pas créateur de monde mais conservateur des archives. Malgré son vocabulaire parfois vert et ses interjections comme « Oh là, là ! », il y a parfois de l’indigeste dans ses dissertations érudites. Et puis des envolées qui rivent les yeux à la page, qui font prendre à l’imagination son essor dans l’intensité des émotions et le brio des idées. Il y a de tout dans l’Ormesson.

Y compris la croyance en un dessein intelligent – qui viendrait de Dieu, bien sûr, cette explication ultime de tout ce qu’on ne parvient pas à saisir. Si la réalité est insaisissable, pourquoi ne pas invoquer l’Idée ? A moins que la mémoire, comme celle de Proust, ne parvienne à ancrer l’être humain dans des lieux qui rappellent des moments : Venise, Symi, Ravello… Ecrire en laisse la trace, racontée par le souffle, cet apanage humain du langage qui le rapproche du Dieu qu’il s’est créé dans la Bible, Lui qui crée un monde à partir de rien. C’est aussi tout l’art de la conversation qui fait exister dans les salons, sans cesse une autre et sans cesse la même. J’ai relu La Douane de mer ; je la relirai encore.

Jean d’Ormesson, La Douane de mer, 1993, Folio Gallimard 1996, 593 pages, €9.50 e-book Kindle €9.49

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Michel Erman, Le bottin des lieux proustiens

michel erman le bottin de lieux proustiensUn joli et court recueil des endroits, chambres, adresses, villes, paysages et autres lieux que hantent les personnages à la recherche du temps perdu : Combray, Paris, l’Île-de-France, Balbec et Venise. Sans parler de quelques lieux indéterminés, littéraires en diable.

Écrit par un spécialiste de Proust, déjà auteur d’une biographie de l’écrivain et professeur à l’université de Bourgogne, voilà une mise en ordre alphabétique de tous les lieux mythiques.

Orné de citations avec références, agrémenté de commentaires éclairants, le lecteur amateur de Marcel Proust se réjouira des entrées telles que « appartement d’Odette », « bois de Boulogne », « cabinet sentant l’iris » (autre nom des chiottes sous les toits de Combray…).

Il lira avec intérêt « chambre de Saint-Loup » (« qui a même eu la délicatesse de placer une photo de son ami sur une petite table »), « chambre du héros à Combray » (celle des angoisses d’enfance), « Faubourg Saint-Germain » (« espace social où domine l’esprit de caste »), « maison de passe » (où tous les hommes réels sont chez Proust des femmes réinventées)…

Proust dans toute sa capacité d’invention.

Michel Erman, Le bottin des lieux proustiens, 2011, La petite vermillon éditions de La Table-Ronde, 117 pages, €7.10

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Anatole France, Le livre de mon ami

anatole france le livre de mon ami

Les mémoires sont un genre éternel qui intéressera toujours le lecteur, par sympathie. Les souvenirs d’enfance sont les plus beaux, embellis par les années, lyrisés par la maturité. Quoiqu’on écrive, c’est toujours pour soi-même, rien n’est plus subjectif que le souvenir. Proust le montrera quelques décennies plus tard, mais c’est déjà en germe dans les débats littéraires du temps d’Anatole France.

Les souvenirs d’enfance de l’auteur sont multiples. Les aventures de grand-mère Nozière pendant la Terreur font partie de l’Histoire, mais aussi de la famille et de l’imagination d’enfant qui les reçoit. Les contes de fées sont pour tous, nés de chaque civilisation même, mais ils sont aussi destinés à l’enfant particulier qui les écoute. Tout comme les gravures grotesques de Jacques Callot qui font faire des cauchemars, premier souvenir conscient de l’auteur.

Pierre, c’est Anatole, mais pas entièrement. Il ne dit pas « je » mais « mon ami », ce qui permet la distance, donc le choix des souvenirs. Mentir-vrai est littérature, ce livre-ci n’est pas un froid récit de mémoire mais une reconstruction imagée d’une enfance pas toujours drôle, mais protégée. Il est composé d’un agglomérat d’articles parus ici ou là, soigneusement rédigés. Nous trouvons le livre de Pierre et le livre de Suzanne (sa fille), chacun découpé en deux ou trois, premières conquêtes, nouvelles amours, Suzanne, les amis de Suzanne et la bibliothèque de Suzanne. L’auteur opère des sondages en lui-même, qu’il raboute pour tisser une vie, des plus jeunes années jusque vers l’adolescence. Le moi ne devient lui-même qu’au travers l’art qui le révèle et lui donne une sorte d’exemplarité éternelle.

Importance de la famille, du milieu et des lieux. « Il ne me paraît pas possible qu’on puisse avoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quais de Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palais Mazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre les tours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, des antiquaires et des marchands d’estampes étalent à profusion les plus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant, une séduction pour les yeux et pour l’esprit ». C’est toujours le cas aujourd’hui, même si Internet a bouleversé la donne. Anatole France a habité au 15 quai Malaquais avant le 9 quai Voltaire, mais c’est bien le même quartier aéré, au cœur de l’histoire.

Amoureux à quatre ans d’une « femme en blanc », il la retrouve adulte en « femme en noir » dans une réception : le temps a passé et la jeunesse a pris le deuil. Sa marraine, probablement inventée, est une fille fantasque, amie passionnée de sa mère ; elle a les yeux d’or et son premier geste est de regarder la couleur de ceux de l’enfant. Lorsque maman, avant qu’il sut lire, lui contait la Vie des saints, le fils imaginait le devenir. Il jetait ses sous et ses billes par la fenêtre, voulait être anachorète sur la fontaine de la cuisine (de laquelle la bonne l’a promptement délogé), puis a décidé de se retirer « au désert » dans un recoin du Jardin des plantes, vêtu de palmes et se nourrissant de racines. C’est dire si l’imagination s’enfièvre d’un rien quand on est confiné aux livres.

L’âge mûr venu, quand on est soi-même père, ce sont les souvenirs qui jouent le rôle des livres. D’où cette belle page, si parisienne : « Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l’automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s’en va au collège en sautillant comme un moineau ». Cette « ombre du moi » est « un innocent que j’ai perdu ».

Le père, pour le socialiser avec ses pairs, l’inscrit en demi-pension à 8 ans. Il y découvre la poésie, puis quelques années plus tard la tragédie. Révélation que cet univers classique ! Il rêve d’Homère ou de Tite-Live grâce au professeur Chotard, enflammé de lyrisme, qui n’hésite pas à raconter l’histoire, du même ton qu’il punit ses élèves. Ce qui est fort cocasse, et bien émouvant. N’est-ce pas dans la vie même que l’on découvre l’actualité de l’antique ?

Protégé dans un appartement parisien, préservé du féminin par les classes entre garçons, nourri par l’imaginaire littéraire plus que par la réalité des choses, « vers dix-sept ans, je devins stupide ». Jusqu’à répondre « oui, Monsieur », à une belle femme qui l’a envoûté au piano… Son père, attentif, l’envoya au grand air, en Normandie près de la mer. « Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt ; je me roulais à demi nu sur la grève, plein du désir de quelque chose d’inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part ». N’est-ce pas cet irréalisme de l’éducation bourgeoise en France, qui a donné ces littérateurs plein de vent et de fureur comme ces doctrinaires perdus dans l’abstraction ? L’écart avec l’éducation anglaise ou allemande à la même époque, plus tournées vers le sport, la vie en commun et la pratique, pourrait expliquer quelques égarements de la pensée française.

Reste un beau livre de souvenirs au parfum d’enfance. Le petit Anatole a toujours été sensible aux parfums. Pour qui connait Paris, ou veut pénétrer son mystère, lire Anatole France plonge au cœur de l’histoire qui nous fait toujours, des habitudes aux jugements sociaux.

Anatole France, Le livre de mon ami, 1885, Rivages poche 2013, 295 pages, €8.22

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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