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Nicolas Mathieu, Connemara

Nicolas Mathieu excelle dans la description minutieuse des adolescents de province dans les années 1990. Ils se cherchent, entre copains et petites amies, tourmentés d’identité et de sexe, soucieux de quitter leur monde étroit de l’usine ou du pavillonnaire. Mais combien y réussiront ? Car il faut travailler à l’école, s’accrocher aux cours rebutants, trouver la bonne stratégie des matières qui distinguent – les maths, l’allemand, le grec – convaincre aussi les parents qui ont peu et voient d’un mauvais œil ceux qui veulent « péter au-dessus de leur cul ».

L’auteur aime raconter des histoires et sa prose simple se lit agréablement. Le lecteur s’attache aux personnages, compatit à leurs sentiments. Ces histoires sont d’ailleurs sans histoire car le thème est moins l’action que l’ambiance.

Hélène et Christophe sont le jour et la nuit, pourtant tirés de la même boue banlieusarde de province. L’une va s’efforcer de « réussir » socialement (mais en sera-t-elle plus heureuse?) et l’autre va s’engoncer dans le trend 3B des garçons de son milieu, vaguement « keupons » comme énonce l’auteur, sorti du dictionnaire pour le vocabulaire à la mode (au fait, cela se dit-il encore ailleurs qu’en province ?). Les trois B sont, pour les branchés « Burn-out, Bore-out et Brown-out » (épuisement, ennui, perte de sens), mais évidemment pour les jeunes de province la trilogie de leur existence : bite, bière et baston, cette dernière activité étant ici traduite en positif pour Christophe dans le hockey sur glace.

Hélène est une petite fille sage, unique entre deux parents qui la surveillent mais qui l’aiment. Elle idéalise sa grande copine Charlotte, d’un milieu friqué, et échange volontiers le F3 à la Grande Motte des vacances parentales contre la résidence secondaire de l’île de Ré. Là, elle découvre sinon le sexe, du moins le journal intime de sa copine qui, à 15 ans, « l’a » déjà fait plusieurs fois. Elle est raide dingue de Christophe et de « son corps de rêve », bien musclé par le sport et bien membré pour le désir. Hélène voit Christophe de loin, le plus jeune de l’équipe de hockey et qui aura son heure de gloire en marquant plusieurs buts lorsqu’il aura 17 ans. Elle fantasme, mais il n’est pas pour elle ; il ne ressent qu’indifférence à son égard malgré ses tentatives de drague. Il est trop sollicité par toutes les filles. Elle bûche, fait prépa, une école de commerce ; elle entreprend une carrière dans le consulting, se marie au-dessus de sa condition, a deux filles. Lassée de Paris, elle a exigé qu’ils vivent désormais dans une grande maison d’architecte au-dessus de Nancy et son mari, pourtant nanti d’un beau poste, a accepté ; elle va peut-être devenir « associée » malgré le plafond de verre opposé aux femmes. Mais elle ressent un manque ; elle ne sait pas trop quoi.

Christophe est bien dans sa peau, assez bien dans sa famille, très bien dans son équipe. Le sport lui donne un but – malheureusement éphémère : au-delà de la trentaine, le physique ne suit plus. Le défaut des études réapparaît alors et Christophe végète dans de petits boulots, le dernier étant vendeur d’aliments pour chiens. Il n’a jamais quitté son nid, a privilégié les copains et la fête, se laissant porter. Uni un temps à une fille qui lui a fait un petit Gabriel, ils se sont séparés et elle va déménager à Troyes, assez loin. Il ne verra plus son enfant qu’à temps partiel ; il ne l’apercevra pas grandir. Et cela va très vite, la préadolescence commence tôt avec les réseaux sociaux et se termine tard, prolongeant la période rebelle sans cause. Lui aussi ressent un manque.

Ces manques de chacun donnent l’illusion qu’ils peuvent tout recommencer, faire « reset » comme sur l’ordi. Mais la vie n’est pas un programme informatique, malgré les croyants du destin planifié. Hélène cherchera Christophe sur les réseaux après que sa stagiaire, experte en manipulations électroniques comme sa génération, l’eût inscrite sur Tinder, l’appli de rencontres pour cadres pressés qui ne veulent pas s’engager. Déçue par lesdites rencontres, elle en revient aux bons vieux réseaux de vieux : Copains d’avant et Facebook. Elle y trouve son Christophe qui l’avait fait flasher à 15 ans. Ils se voient, renouent, baisent, et y trouvent de plus en plus de plaisir. Christophe voit partir son fils et dérailler son père, désormais en Ehpad ; Hélène voit dérailler son couple d’égocentrés tendance et grandir ses filles à vitesse accélérée. Vont-ils se trouver ?

Las ! Le passé rattrape Christophe et Hélène. Ou plutôt les multiples liens tissés au fil des ans, ce milieu qui s’impose à eux. Dans une petite ville de province, tout se sait, tout le monde se connaît ou presque, les anciennes du lycée comme les vieux potes. On ne peut repartir de rien sans s’exiler, et cela, nul ne le veut. Invitée au mariage, inespéré à bientôt 40 ans, du meilleur pote de Christophe, Hélène est désorientée. Ce milieu populaire, ces jeux bêtes, ces danses de gamins, le spectacle offert par un Christophe bourré et cocaïné qui l’a prestement oubliée, l’écœurent brusquement. Elle ne peut pas refaire sa vie avec un tel has been. La star de 15 ans au corps de rêve n’est plus qu’un beauf en puissance qui se fait des illusions, croit pouvoir rejouer au hockey comme avant, alors qu’il est brisé au bout de 45 secondes, croit pouvoir refaire un couple alors qu’il ne comprend pas et ne cherche pas à comprendre son Hélène.

Le titre, un peu hors-sol, fait référence à la chanson de Michel Sardou Les lacs du Connemara, la star popu des années 90 en province, reprise en chœur paraît-il à la fin de toutes les fêtes (je n’en ai pas été témoin) . Une sorte d’idéalisme bébête, une illusion du meilleur, alors que le peuple va voter en 2017.

Nicolas Mathieu se veut « de gauche » et évidemment anti-Macron – comme « tout le monde » il ne peut que détester quiconque est au pouvoir. Il pense comme son milieu des marges, dans ces petites villes provinciales à l’industrie perdue, à la lisière entre petit-bourgeois à l’ambition déçue, et ouvrier du c’était-mieux-avant. Sa charge contre l’américanisation des comportements et la réduction des coûts vendue par les gourous du consulting est féroce – et réjouissante. Il s’est documenté. Sa charge aussi contre les petits fonctionnaires régionaux imbus de leurs petits privilèges et qui veulent surtout ne rien changer à leur petit confort l’est aussi.

Ses romans sont une sociologie d’aujourd’hui, des peintures à la Balzac du monde périphérique. Ils complètent in vivo les études de Fourquet et Cassely, déjà chroniquées sur ce blog et prolongent dans le vif du sujet celles de Bourdieu sur La Distinction.

Nicolas Mathieu, Connemara, 2022, Babel poche 2023, 533 pages, €9,90 e-book Kindle €9,49

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Ces garçons qui venaient du Brésil de Franklin Schaeffner

Le film, sorti en 1978, surfait sur la mode qui remettait les nazis au goût du jour. Il est adapté du roman d’Ira Levin sorti en 1976 et qui a connu un grand succès. Décédé en 2007, l’auteur était un juif new-yorkais connu surtout pour Rosemary’s Baby (une femme violée en rêve par le diable) dont Polanski a fait un film. Cette mode en croisait une autre mode surgie dans les années 70 : la génétique.

Depuis la Seconde guerre mondiale, en effet, la génétique a opéré des pas de géant. Dès 1944 il est démontré que l’ADN est le support biochimique des caractères héréditairement transmis ; en 1953 Watson et Crick prouvent la structure de l’ADN en double hélice ; en 1958 Jérôme Lejeune décrit la trisomie 21 ; dans les années 60 François Jacob, Jacques Monod et François Gros distinguent l’ADN mémoire de l’ARN messager. Au début des années 70, les méthodes et outils permettent le génie génétique et la manipulation des gènes en les recombinant. Et c’est en 1977, à la veille de la sortie du film, que débute le clonage des gènes humains.

Hitler et les nazis faisant de la « race » le socle de leur société et de leur projet politique, la rencontre des survivants du IIIe Reich et du clonage ne pouvait que s’opérer dans un thriller à succès. De quoi bien faire peur sur l’avenir avec les démons du passé.

Les garçons qui viennent du Brésil sont des bébés soumis à l’adoption dans des familles choisies à travers le monde. Il s’agit d’un complot mondial financé par d’anciens nazis, regroupés dans l’association des Kameraden (camarades), et dont la partie scientifique est opérée par le célèbre et démoniaque docteur Mengele (Gregory Peck, époustouflant dans le rôle). Celui-là même qui fit des expérimentations à vif sur les détenus des camps, juifs et non-juifs, femmes et enfants compris. Il s’est intéressé notamment aux jumeaux et à la génétique, comment l’environnement pouvait actualiser différemment les gènes. Après guerre, réfugié en Amérique du sud comme tant d’autres nazis, il est censé avoir poursuivi ses expériences sur les populations amérindiennes, considérées comme des sous-hommes même par les gouvernements latinos locaux.

Le vieil Ezra Lieberman (Laurence Olivier, remarquable avec son accent yiddish et sa bonhommie d’Europe centrale) est un célèbre chasseur de nazis sur le modèle de Simon Wiesenthal. Il vit à Vienne en Autriche avec sa sœur Esther (Lili Palmer) dans un appartement qui a des fuites et dont il peine à payer le loyer. Il reçoit un appel du Paraguay de la part d’un jeune juif activiste, Barry Kohler (Steve Guttenberg). Le jeune homme croit avoir un scoop : il a retrouvé des officiers nazis et même le docteur Mengele. Ce n’est pas neuf pour Lieberman, il le sait, comme tout le monde et conseille à Kohler de quitter le pays immédiatement s’il veut conserver la vie. Les nazis ne rigolent pas avec ceux qui les observent.

Évidemment l’aventurier excité par sa découverte n’en fait rien et va même jusqu’à soudoyer un gamin qui sert de portier à l’imposante demeure de Mengele. Il le convainc de poser un dispositif d’écoute dans le salon en échange d’une radio toute neuve. Ce qui lui permet d’entendre et d’enregistrer une conversation entre tout un groupe de nazis chargés d’assassiner 94 fonctionnaires de 65 ans dans différents pays, à des dates précises. Naturellement, le jeune juif inconscient est repéré et poignardé à mort, sa cassette confisquée. Il a eu juste le temps de téléphoner à Lieberman pour lui passer les premiers moments de l’enregistrement avant que l’autre entende sa mort en direct.

Le vieux chasseur de nazis se dit qu’il y a peut-être quelque-chose à creuser et surtout des meurtres à empêcher. Il joint un journaliste de Reuters à Vienne qui lui doit un service pour qu’il lui communique toutes les coupures de presse sur les morts d’hommes de 65 ans dans les prochaines semaines. Il cherche le point commun. Tous sont pères de famille, du même âge et avec une épouse de 23 ans plus jeune ; tous ont un garçon de 14 ans. Et pourquoi 94 ? Parce le chiffre est proche de 100, ce qui permet une bonne probabilité de réussite. Il va voir une famille à Londres dont le père vient de décéder d’un accident et la porte est ouverte par un garçon pas très aimable au teint pâle, aux cheveux très noirs avec une mèche sur le front, et des yeux très bleus (Jeremy Black, né en 1962 d’un père juif ashkénaze, presque 15 ans au tournage). Lors d’une seconde visite aux États-Unis, il a la surprise de rencontrer le même garçon, comme s’ils étaient jumeaux. Un activiste juif de la bande à Kohler, qui veut l’aider, va visiter une troisième famille et décrit un garçon semblable.

Lieberman sollicite alors un entretien avec Frieda Maloney (Uta Hagen), rattrapée par son passé de gardienne du camp d’Auschwitz et emprisonnée. Elle l’informe qu’elle a travaillé pour les Kameraden en livrant des bébés adoptables depuis le Brésil à des familles qui ne pouvaient avoir d’enfants. Elle n’en sait pas plus mais Lieberman se rend auprès du Dr Bruckner, biologiste qui lui explique les principes du clonage, tout juste découverts. En inscrivant au tableau noir les caractéristiques des enfants, Lieberman et Bruckner comprennent qu’il s’agit de cloner Adolf Hitler et de reconstituer son environnement familial le plus précisément possible : son beau-père Aloïs autoritaire et abusif décédé lorsque Adolf avait 14 ans ans, sa mère Klara de 23 ans plus jeune effacée et fusionnelle avec son fils – afin d’en faire des activistes politiques aptes, une fois adultes et dans chacun de leur pays, à soulever la race pour un IVe Reich.

Cette curiosité inquisitrice et surtout la célébrité médiatique d’Ezra Lieberman effraient les commanditaires nazis, qui veulent garder profil bas. Mengele dérape de plus dans la mégalomanie, se prenant pour le donneur d’ordre suprême de la SS et allant jusqu’à frapper un capitaine pour n’avoir pas obéi très exactement à ses ordres précis. De quoi attirer l’attention sur eux. Ils stoppent donc le projet contre l’avis du docteur et brûlent sa maison pour effacer les traces. Mais il est parti pour le lieu de la prochaine visite probable de Lieberman à une famille dont le chef doit mourir à ses 65 ans. Dans une ferme isolée, il tue le père adoptif après l’avoir isolé de ses dobermans de garde et attend Lieberman qu’il veut zigouiller aussi afin de poursuivre tout seul sa mission. Mais il tire comme un pied, ratant le Juif assis à deux mètres de lui – il est du genre à rater un éléphant dans un couloir, ce nazi haineux, ce qui est plutôt grotesque et une faiblesse du montage !

Lieberman parvient à ouvrir la porte aux dobermans qui sautent sur Mengele et le tiennent en respect parce que c’est lui qui tient l’arme ; ils sont dressés. Le gamin revient de l’école, ce clone-ci se prénomme Bobby, il ressemble évidemment aux autres et a du sens artistique en prenant des photos comme son ancêtre biologique qui peignait des aquarelles. Lieberman lui fait chercher son père adoptif et, lorsqu’il le trouve mort, il revient au salon et ordonne aux chiens d’attaquer ; ils égorgent Mengele. Bobby se délecte à prendre des photos bien gore. Lieberman ne dira rien à la police et il est emporté en ambulance pour être soigné de ses blessures superficielles par balle.

Dans sa chambre, l’activiste juif reconnaissable à sa coiffure quasi afro de cheveux bouclés serrés – signe racial comme Kohler ? – exige de Lieberman qu’il lui remette la liste des 94 clones afin de les éradiquer. Lieberman refuse : ce n’est pas parce qu’on est juif et que l’on a souffert de la barbarie nazie qu’il faut agir en nazi. Ces enfants n’ont rien demandés, ils sont innocents des crimes de leur père génétique et de leur médecin manipulateur ; ils ont le droit de vivre leur vie. Et il brûle la liste sous les yeux du jeune.

La caméra opère une transition où l’on retrouve Bobby dans une salle à lumière inactinique, où il développe ses photos. Il semble regarder les plaies de Mengele et les morsures des dobermans avec un certain plaisir, tout en manipulant le bracelet de dents de jaguars de Mengele. Cette scène a été coupée à la télévision allemande et n’a été rétablie que dans la version DVD. Ils préféraient le Juif qui pardonne à celui qui se pose des questions sur le Bien et le Mal, sur l’inné et l’acquis, sur les gènes et l’éducation. Ce sont pourtant les bonnes questions – toujours les nôtres.

Elles posent en effet le dilemme de faire société sur la biologie ou sur la culture.

Dans le premier cas, on est juif en société juive que parce que l’on est né d’un mère juive – c’est le cas d’Israël ; en conséquence symétriquement, pour l’activiste juif face à Lieberman, être né d’un père nazi (comme les 94 clones) fait de vous automatiquement un nazi.

Dans le second cas, être éduqué selon certaines valeurs d’une certaine culture font de vous un citoyen de tel pays ; il s’agit d’une forme de choix social, familial, personnel, culturel – pas d’une assignation génétique.

C’est toute la différence entre les sociétés anti-modernes d’Ancien régime, fondées sur le « sang » et le « sol », et les sociétés issues des Lumières fondées sur l’éducation et le contrat social, la « volonté » affirmée d’être par exemple français. A ce titre, toute personne humaine peut devenir « française » – à condition d’accepter les valeurs, la culture, le mode de vie français, et de s’y sentir bien : c’est ce que l’on appel l’universalisme.

Mais ces positions extrêmes sont chacune idéologiques. La position la plus juste est probablement de considérer que la biologie comme le territoire sont naturellement les bases de l’individu et de la société, mais que la culture et l’éducation – qui évoluent – les forment et les déforment tout au long de la vie.

C’est alors à chacun de choisir ce qu’il prend ou ce qu’il change, en fonction de sa propre histoire incluse dans la grande histoire. Chaque société choisit les individus qui veulent en faire partie, qu’ils soient dissidents de l’intérieur ou demandeur d’asile venus de l’extérieur. Les exemples de la Chine « communiste » de Mao devenue nationaliste, tout comme la Russie « révolutionnaire » anticapitaliste de Lénine, devenue réactionnaire et xénophobe, montrent combien ethnie et culture se combinent in fine.

Un film fait pour faire réfléchir.

DVD Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil), Franklin Schaeffner, 1978, avec Gregory Peck, Laurence Olivier, James Mason, Lilli Palmer, Uta Hagen, Jeremy Black, Elephant films 2019, 2h02, nouveau master restauré HD €16,90

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Frédéric Mitterrand, La mauvaise vie

« Un homme se penche sur son passé », écrit Mitterrand le neveu, reprenant ainsi le titre du prix Goncourt 1928 de Maurice Constantin-Weyer, très lu à l’époque. Pour un être aussi cultivé en serre de la bourgeoisie politico-industrielle, ce n’est pas un hasard. Dans cette autobiographie romancée qu’il qualifie de « mauvaise vie » – ainsi qu’on le dit de certaines femmes dans son milieu – il se justifie de n’être pas dans la norme. Il se sent en effet des désirs érotiques qui dévient de ce qui est requis. Il renverse le roman de la génération de ses parents écrit par Constantin-Weyer pour suggérer qu’un monde se meurt – son monde bourgeois corseté érotiquement correct – tandis que s’installent des immigrants de jeunesse post-68 (il avait 21 ans cette année-là) qui colonisent les mœurs et cultivent l’ouverture et les expériences. L’Asie et ses garçons libres, après le Maghreb, devient un nouvel espace de défi et de liberté.

C’est que le troisième fils de Robert Mitterrand, frère du président de gauche, est un être sensible qui a mal supporté la brouille de ses parents et leur divorce quand il avait 12 ans. Lui le petit dernier, au frère aîné de sept ans plus vieux que lui, s’est senti abandonné. Trop mignon pour n’être pas considéré par les grands comme une fille, trop affectif pour ne pas tomber amoureux dès le plus jeune âge de compagnons d’école, de héros pour la jeunesse (Alix l’intrépide, Le prince Eric, Bob Morane), d’acteurs de cinéma (George Hamilton, Yul Brynner en pharaon, Robert Hossein), des amis de ses frères qu’il voit torse nu au bord de la piscine. Nul n’est maître de ses désirs, qui folâtrent en liberté comme Éros, mais seulement de ce qu’on en fait.

Tenu par son éducation plutôt stricte (« la méchante » gouvernante qui l’a dressé à la trique jusqu’à ses 10 ans) et par l’amour de sa mère et de sa grand-mère, le mauvais exemple de ses frères libérés et fêtards n’a pas empêché de leur part une certaine protection. Il s’est donc senti en marge mais toléré, l’ami Quentin par exemple le traitait de « petit con » avec une certaine affection tandis que petit frère de Quentin, Minou, avait compris son désir pour lui et en jouait. Son milieu Neuilly-et-grand lycée parisien lui a permis de côtoyer des vedettes, telles Michèle Morgan et Bourvil, avec qui il a tourné dans Fortunat d’Alex Joffé lorsqu’il avait 13 ans. De là date sa passion du cinéma, art de l’illusion où l’on peut paraître autre que l’on est et se faire aimer. Il a ainsi rendu hommage à deux actrices françaises dont il ne donne pas le nom (« jamais de nom ») mais dans laquelle il est aisé au lecteur cinéphile de reconnaître Catherine Deneuve – sa sœur et sa fille – ainsi que Françoise Sagan.

Ce qui a fait scandale est bien sûr la charge Le Pen contre « la pédophilie ». Comme d’habitude, la politicienne avait repris une note de son staff politique sans aucune distance ni sans avoir lu le livre. Elle a accusé F. Mitterrand de tourisme sexuel en Thaïlande et en Indonésie alors qu’il suffit de lire pour constater qu’il s’agit de jeunes hommes tout à fait majeurs, autour de 20 ans. Dans ces pays, les gens considèrent qu’« il est bon de s’amuser avec des garçons » dans leur jeunesse, ce qui n’empêche pas lesdits garçons d’avoir une copine puis de se marier et d’avoir des enfants. On peut réprouver ces mœurs en soi, ou préférer qu’elles n’aient pas lieu dans nos contrées, ou mettre un couvercle de déni dessus, cela n’empêche qu’elles existent et que la génération post-68 les a expérimentées. Mitterrand le ministre ne fait que rapporter ses souvenirs – plutôt glauques et qui n’incitent pas vraiment à l’imiter.

L’auteur évoque en revanche avec pudeur les deux enfants tunisiens qu’il a adoptés, chacun vers l’âge de 10 ans, comme s’il voulait reprendre avec eux son développement personnel interrompu par le divorce de ses propres parents. Comme s’il voulait aussi se faire pardonner par son milieu et par la société d’être ce qu’il est, un fruit sec, et continuer la lignée des trois enfants sur l’exemple familial. Il aurait en effet un fils naturel en plus de deux adoptés. Mais il ne parle guère de leur éducation ni de l’amour qu’il peut leur porter ; ne sont-ils à ses yeux que de beaux « objets » à regarder ?

Je n’aurais pas acheté ce livre, ni ne l’ai lu à sa sortie, mais je l’ai trouvé dans l’une de ces bibliothèques des champs et des rues où les gens se débarrassent des livres en les donnant au tout venant. Tout est bon à découvrir pour qui a l’esprit curieux et ouvert. Frédéric Mitterrand écrit bien, avec des phrases un peu longues et traînantes comme sa diction, parfois. Ce qu’il raconte est au fond le cri d’une solitude, constitutive de ses désirs déviants de mal aimé. Malgré les revendications des divers « genres » et des « pratiques », l’homosexualité est et restera mal acceptée parce qu’elle dérange, surtout parmi les hommes qu’elle touche dans leur virilité, l’image qu’ils veulent se donner.

Rien d’étonnant à ce qu’une Le Pen en profite pour se faire le chantre de « la famille » bien tradi et hétéro, bien qu’elle chante le contraire en disant ne pas avoir de problème avec l’homosexualité. C’est pure démagogie : après tout, le fantasme des immigrées qui pondraient des petits comme des lapins a la vie dure. L’INSEE vient de le battre en brèche dans une note où il étudie la descendance des femmes immigrées en France sur le temps long : seule l’éducation réduit la natalité pour la faire ressembler à celle des autres, ce pourquoi les femmes venue d’Afrique font plus d’enfants que les autres aujourd’hui. Mieux vaudrait encourager l’éducation des femmes pour éviter le « grand » remplacement – et encourager les Français à faire des enfants en leur donnant les moyens de les élever correctement.

Frédéric Mitterrand, La mauvaise vie, 2005, Pocket 2006, 376 pages, occasion €1,20, e-book Kindle €9,99

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Fausse distinction peuple élite

La démagogie populiste fait du peuple un absolu et des élites une excroissance parasite. Or on ne s’interroge jamais sur ce que recouvrent les notions de peuple et d’élite. A tort, parce que je vais montrer qu’il s’agit d’une dichotomie artificielle qui crée sa propre opposition, jusqu’au fameux Complot de la paranoïa des ignorants. Plus on y croit, plus cela apparaît vrai – alors que ce n’est en rien réel.

Le mot « peuple » en français est attesté dès 842 dans les Serments de Strasbourg, c’est dire s’il est ancien et anciennement ancré dans la langue. Il vient du latin « populus » qui signifie l’ensemble des habitants d’un Etat. Ce mot latin se distingue du mot « plèbe » qui désigne ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le populo, la masse, pour la distinguer de ceux qui s’en distinguent. Peuple signifie donc la population en son ensemble, le pays, la nation, l’ethnie, toutes notions plus modernes mais qui désignent une communauté d’origines, de coutumes, de traditions et d’institutions (voire de religion, mais les latins acceptaient qu’il y eût plusieurs dieux à Rome, séparant la croyance du culte civique). Le peuple est donc le souverain qui gouverne ; la langue française a gardé ce sens à la révolution lorsqu’elle parle de la « volonté du peuple ».

Le mot « élite » est plus récent attesté en français en 1176 chez Chrétien de Troyes, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey qui fait autorité en la matière. Ancien participe passé du verbe « élire », l’élite est un choix de personnes. Elle est ceux qui sont considérés comme les meilleurs. Ces « élus » sont ainsi distingués soit par leur naissance, soit par leurs mérites, soit par leurs hauts faits. Il s’agit d’un mérite individuel plus que social, assez loin de ce que le populisme actuel amalgame sous le nom d’élite (qui se tiendrait les coudes, comploterait pour garder le pouvoir, se gobergerait au-dessus des lois dans l’entre-soi). La méritocratie de la Révolution serait assez proche du sens originel.

Nous observons donc que ladite « élite » n’est qu’une émanation du peuple tout entier ; elle en fait partie intégrante, elle est choisie selon les critères que le peuple a choisis. Il n’y a pas opposition mais complément. La manière populiste de présenter les choses fait du peuple et des élites des essences distinctes alors que, si le peuple reste assez stable (il évolue lentement avec le temps démographique et l’évolution des traditions), les élites se renouvellent à chaque génération.

Ce raisonnement appartient à la logique de la langue et il est fondamental de bien définir les mots pour que l’on s’entende sur ce que l’on dit. Mais il existe, au-delà de la raison, un sentiment fait de mépris, d’exclusion, de snobisme social, qui est souvent malentendu mais qui participe de la torsion des mots.

Ainsi opposerait-on volontiers la civilité de l’élite à la violence insultante du peuple puisque la première a les mots et sait s’en servir alors que le second n’a acquis qu’un vocabulaire limité et s’exprime plus volontiers par les poings. D’où la lettre du droit (soupesé et débattu en Assemblées) pour la première et le droit du plus fort pour le second (la volonté exprimée par référendum), la raison contre l’émotion, le savoir scientifique contre les croyances, la complexité contre le simplisme, l’esprit critique contre la démagogie – la démocratie libérale représentative contre la démocratie autoritaire directe.

Mais le manque de savoir et d’instrument pour penser ne signifie en rien un manque d’expérience de la vie. A 20 ans comme à 60, l’illettré comme le lettré ont acquis tous deux un savoir. S’il n’est pas le même, il existe. Un banquier ne sait pas faire fonctionner une centrale électrique ni l’ouvrier placer correctement son épargne, mais tous deux savent leur métier, plus les usages de la vie courante, de la vie civique et de la vie intime. J’en ai fait l’expérience avec ceux qui ne savaient pas lire au service militaire, tous comme dans le pays germanique où j’ai travaillé un temps. La théorie et le savoir livresque des diplômes ne comptaient pas autant que le savoir pratique et la longue expérience.

L’élite n’est donc pas d’une race supérieure au reste du peuple (comme sous l’Ancien régime) mais une émanation particulière de lui, selon des critères choisis par la société. Ils sont aujourd’hui essentiellement scolaires mais l’habitus – comme disent les sociologues – compte aussi : la façon de voir le monde et de s’y comporter, donnée par la famille et le milieu. L’école ne peut pas tout mais, avec le nivellement par le bas (60% des étudiants auront leur licence, promet Hidalgo, après les 80% d’une classe d’âge au bac), l’école remplit de moins en moins son rôle de conduire au mérite – fût-il de savoir au moins se débrouiller en société comme le font les pays scandinaves qui ne gavent pas leurs ados de maths pour cela. C’est au contraire la famille et le milieu social qui compensent le manque éducatif, aujourd’hui, bien plus qu’hier !

Il n’est donc ni vrai ni sensé d’accuser les autres de ses propres turpitudes. La gauche a une grande part de responsabilité dans la perte progressive de méritocratie et dans la récente haine de l’élite qui pousse aux extrêmes, en premier vers la droite. A vouloir l’égalité forcenée de tous, elle nivelle au plus bas (supprimant la dissertation, l’orthographe, la culture générale – toutes matières trop « élitistes ») et rend jaloux tous ceux à qui l’on ne donne pas les moyens des rares qui s’en sortent malgré l’école, malgré l’Etat, malgré le système économique et social. A croire aux promesses, le citoyen ne peut qu’être largement déçu des résultats depuis les années 1980.

Car il existera toujours une élite ; elle fera toujours partie intégrante du peuple ; elle sera toujours distinguée par des critères qui viendront de la majorité, qu’ils soient explicites ou implicites. Ceux qui « réussissent » seront toujours une élite, malgré l’école incapable, malgré l’impôt redistributif, malgré les restrictions d’activités. Préféreriez-vous l’allégeance à un chef, comme cela fait fureur, ou à un Parti qui édicte tout ce qui doit se penser, surveille et punit, comme sous Staline et aujourd’hui en Chine ou en Algérie, Russie ou Turquie (entre autres) ?

Choisir son élite est la meilleure des choses à préparer en France : un ou une polémiste d’extrême-droite ne propose que de revenir au nationalisme raciste de Maurras avec le sang, la sueur et les larmes tout en tordant les faits historiques par une belle histoire réinventée ; un ou une cacique de droite prouve chaque jour son absence de projet national et la défense des privilèges économiques ; un ou une apparatchik socialiste a montré depuis 40 ans l’inanité de son parti à élever la société ; un ou une gauchiste expose ses utopies successives, du totalitarisme communiste (aujourd’hui le Big Brother autoritaire chinois) à la peur apocalyptique du climat. Raison garder signifie confier les rênes du pays à des gouvernants plus capables, même s’ils sont et resteront à jamais imparfaits (le Paradis n’existe pas).

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Gustave Flaubert, Le candidat

Pour sa première – et heureusement seule ! – pièce de théâtre, ce fut un four (Le sexe faible ne compte pas, elle était la pièce de Louis Bouilhet que Flaubert a terminée par fidélité à son ami). Elle fut retirée en 1874 après quatre représentations. C’est que Gustave est un naturaliste, pas un matamore. Or il faut au théâtre accentuer le trait, forcer la caricature, donner l’illusion – simplifier (d’où le succès du théâtre aujourd’hui dans les collèges). Flaubert exècre l’illusion ; il lui préfère les petits faits vrais.

Le candidat est une comédie sur la politique. Flaubert aurait pu en faire une satire, ce qui était dans son tempérament. Il l’avait commencé dans L’éducation sentimentale avant de poursuivre avec Bouvard et Pécuchet et le fameux Dictionnaire des idées reçues. Hélas ! il ne réussit qu’à être plat. Son candidat est d’accord avec tout le monde – le type même du démagogue qui veut surtout accéder au pouvoir pour les honneurs. Il se dit donc légitimiste devant le comte qui veut le soutenir avant de virer libéral devant l’industriel qui le pousse, de se dire républicain face à son mentor en politique, puis carrément « socialiste » (le pire !) devant les ouvriers venus en populace brailler dans son salon. Cela aurait pu être du plus haut comique… si l’ornière du déjà-vu répétitif ne finissait par lasser.

Rousselin, le candidat, est un bourgeois riche retiré des affaires qui s’ennuie en province ; il se dit que le titre de député ne déparerait pas une carte de visite. Aucune conviction, aucune mission, aucun service : il s’agit seulement de se placer. Le comte de Bouvigny est un aristocrate ruiné par les révolutions, qui est légitimiste par désir surtout de conservatisme social ; il n’est candidat avec « ses » paysans que pour « faire barrage » (comme on dit aujourd’hui) aux affreux révolutionnaires que sont les républicains, les libéraux et les socialistes ou pour « faire pression » sur Rousselin afin qu’il marie sa fille à son fils : rien de positif, seulement une réaction. Gruchet, industriel de filature en mauvaise posture financière, se veut républicain et joue le démagogue avec « ses » ouvriers, mais il ne s’agirait pas d’encourager la chienlit (comme disait le général) : il n’est poussé à la candidature que par Murel qui veut lui aussi « faire pression » sur Rousselin afin qu’il finance son journal – Gruchet se retirera de la candidature après avoir négocié la remise de sa dette auprès de Rousselin. Lequel se retrouve donc au milieu, qu’il prend pour le « juste » milieu (comme disent aujourd’hui les socialistes). S’il est favori, malgré sa peur de ne pas l’emporter, c’est qu’il ne fâche à peu près personne en général, mais seulement certains en particulier – ce qui se négocie avec de l’argent et des honneurs. Il a surtout une fille, Louise, à marier. L’attrait de la fortune et de la position sociale vaut bien pour les adversaires un bulletin de vote…

C’est donc un constant mélange de politique et de famille, de corruption et de maquignonnage, qui se développe autour de Louise. Elle aime Murel, le mentor en politique de son père et principal actionnaire du journal local qui « fait l’opinion » (comme on le croit encore aujourd’hui alors que les gens votent bien souvent pas comme on croit). Mais son père hésite à la donner pour le prestige social au fils du comte, un gandin niais et religieux sans métier, ou à Murel, qui va le faire élire et qui aime la donzelle. Laquelle en pince pour lui bien que son père finisse par la « vendre » au vicomte pour assurer son élection. Quant à Julien le journaliste poète, jeune premier romantique qui aurait pu être sympathique, il n’est qu’un exalté miséreux, qui plus est amoureux d’une femme mûre, l’épouse Rousselin de 38 ans ! L’époque sait bien, avec Balzac, que « La femme de trente ans » connait son acmé et que la suite n’est que progressive ruine. Le spectateur ne peut adhérer à cet amour incohérent et surtout passé de mode.

Non seulement la pièce ne fait pas rire mais elle n’est pas engagée : l’auteur met tous les partis sur le même plan. Certes, l’opportunisme est le principal ressort de la politique, avec les intérêts particuliers et la corruption – encore eût-il fallu le mieux montrer. Une pièce politique qui est apolitique est un comble ! C’est tout régime représentatif qui se trouve ainsi dévalué, les individus étant peints comme des coquins qui ne poursuivent que leurs propres buts égoïstes au détriment de tout « intérêt général » (comme disaient les gens de 1789). Le suffrage « universel » (tout récent à l’époque) se réduit à la foire d’empoigne des petits intérêts qui se négocient en coulisse, les commerçants exigeant les libertés de faire et moins d’impôts, les paysans illettrés tenus par le curé voulant qu’on suive leur comte traditionnel et ses intérêts de caste, les ouvriers livrés à leurs instincts et pulsions restant sans conscience sociale (comme les gilets jaunes et Black blocs d’aujourd’hui).

Des candidats sans envergure et des électeurs sans jugement… n’est-ce pas encore un peu le cas de nos jours ?

Gustave Flaubert, Le candidat, 1873, Livre de poche 2017, 224 pages, €4.10

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

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Sectarisme écologiste

L’attaque à la Trump du Bayou tête de liste écolo aux régionales en Ile-de-France sur les boomers, les chasseurs, Finkielkraut et les autres montre combien l’écologie est prise en otage par une secte d’illuminés gauchistes qui utilisent des procédés de l’agitprop trotskyste. Un père guérisseur, une mère maoïste : je ne voudrais surtout pas être gouverné par ces bobos-là ! Alors oui, je vais aller voter pour conchier les Bayou qui détestent le vélo en Tour de France, méprisent les sapins de Noël et exigent du vegan obligatoire dans les cantines et montent les composantes de la société les unes contre les autres. Car ce n’est pas « écologique » mais « darwinien », autrement fit fasciste.

J’aime bien le mouvement écologiste parce qu’il fait bouger les idéologies sclérosées, notamment à gauche. Mais il ce qui me gêne dans l’écologie est qu’elle est une science jeune, mal établie encore, qui se complaît dans les vieux schémas du siècle antépénultième. Lorsqu’on sait mal, les préjugés ne sont pas loin. Ils affleurent dans le discours écolo, traduction politique (déformée et amplifiée) des balbutiements scientifiques.

Il existe notamment deux mythes qui viennent des lointaines croyances – et qui n’ont rien de scientifique : le mythe de la Nature sans hommes et le mythe que l’équilibre serait le Bien.

Pour les écologues, la nature serait un système heureux tout seul. L’être humain n’en serait qu’un parasite, prédateur, destructeur, tueur. Nous voilà dans la vieille conception dualiste du sujet et de l’objet, traduite dans la Bible par l’homme fils de Dieu avec la nature donnée par papa comme terrain de jeu. En 1953, les frères Odum (des Yankees) inventent le concept cybernétique d’écosystème et nomment l’homme un “parasite”. Ils s’opposent en cela au concept précédent d’Arthur Tansley, en 1935, qui faisait de la nature un “superorganisme” intégré (ce qui donnera l’hypothèse Gaïa). Nous sommes bien dans le combat de la cybernétique contre l’organicisme, débat daté, dépassé, qui marque l’idéologie anglo-saxonne (la théorie des systèmes) contre l’idéologie allemande (la théorie organique). C’est ainsi qu’en politique, le régime américain ou anglais fonctionne par contrepouvoirs forts qui tendent à s’équilibrer, tandis que la conception allemande ou française jacobine fonctionne comme une hiérarchie de pouvoirs emboîtés dans un tout national – organique.

Comme cela paraît loin de la SCIENCE écologue ! Comme cette mise en lumière des idées sous-jacentes aux discours montre bien le poids des idéologies et des croyances métaphysiques dans l’actuelle écologie politique !

  • Du côté des systèmes, chaque « environnement » est traité de façon réductionniste en stocks et flux. Le tout s’équilibre comme sur un marché, par actions et interactions.
  • Du côté de l’organisme, le « milieu » est traité en emboîtements hiérarchisés qui s’englobent jusqu’à la planète entière. L’idéal est celui de l’équilibre global, le grand silence planétaire, le monde des dieux immobiles et des idées pures.

Or les structures du milieu ambiant et les fonctionnements du vivant sont en constant mouvement. Ils évoluent – et en interactions constantes entre eux. Nul écosystème n’est sans histoire. Il n’est pas une boite noire qu’il suffit de « révéler » comme si elle demeurait éternelle. Il est une création constante en déterminisme dialectique avec tout ce qui l’entoure.

Quant à l’homme, il n’est pas extérieur à ce monde. Il n’en est ni l’observateur, ni le fils chéri du Créateur, ni le prédateur destiné à l’épuiser. L’homme fait partie de la nature ; il est né d’elle par essais et erreurs – c’est tout le sens sans dessein de l’Evolution. Il n’est pas celui qui agit sur une nature passive mais il est en interaction constante avec ce qui l’entoure, vivant et matière.

Un exemple de la Nature sans humains – ou la culpabilité d’être au paroxysme : la série américaine Life After People en 2008-2010. Je considère pour ma part que les théories de la science moderne devraient s’introduire dans l’écologie politique.

  • La théorie du chaos montre qu’une variation minime des conditions initiales peut engendrer des effets macro importants. Cela signifie que :
    • chaque événement est singulier (qu’il ne peut être réduit à des lois générales),
    • qu’il est historique (il évolue par interactions),
    • qu’enfin il est irréversible (la planète ne cesse de se transformer, elle ne revient jamais aux conditions initiales).
  • Le constructivisme, qui observe la façon dont se bâtit le savoir scientifique, montre
    • qu’il n’existe aucune réalité cachée immuable,
    • ni une Vérité platonicienne qu’il suffirait de mettre au jour,
    • mais que la connaissance évolue par construction de nouvelles représentations qui s’affinent et se cumulent, malgré parfois les impasses.

L’être humain dépend du vivant et de la matière, la planète est la sienne : elle n’est pas son « environnement » (extérieur à lui) mais son « milieu » (dans lequel il baigne). Pierres, plantes, animaux, contribuent à ce qu’il est pour le nourrir, le protéger et le chauffer, le soigner, pour construire et connaître ; tout comme l’humain cultive, protège, exploite et vit en symbiose avec les pierres, plantes, animaux…

Alors que « l’environnement » induit la croyance qu’il faut revenir à un équilibre mythique sans l’être humain – le « milieu » fait considérer l’existence de l’homme intégré dans le cosmos comme un choix de société.

  • Qui dit choix dit débat collectif, dans les formes démocratiques qui sont les nôtres (sauf à choisir le régime chinois, russe ou turc).
  • Qui dit démocratie dit débat, tolérance aux opinions des autres, éducation patiente et négociations forcément politiques pour traduire en actes concrets les choix de société.

C’est loin d’être le cas des écologistes d’aujourd’hui !

  • Combien de sectaires qui ne veulent pas entendre parler d’en parler, mais préfèrent imposer leurs croyances non fondées – par la force ?
  • Combien de démocrates contre des Bayou préfascistes ?
  • Combien de manifestations – degré zéro de la politique – « contre » les OGM, les nanotechnologies, l’énergie nucléaire, la 5G, les vaccins et j’en passe ?

Toujours « contre », jamais « pour ». Et surtout (au grand jamais !) dire quoi que ce soit à l’Allemagne qui ferme ses centrales nucléaires… pour en ouvrir aussitôt vingt-cinq au charbon, et à gauche contre les ouvriers qui polluent en brûlant des pneus, la CGT qui participe au réchauffement climatique en encourageant le diesel alors qu’elle est sempiternellement en grève dans les transports, la Chine prédatrice aujourd’hui, l’URSS productiviste d’hier ou la Russie aux usines à charbon obsolètes ! Nos écolos schizos sont pris entre « désir » d’équilibre post-médiéval et « passion » gauchiste activiste jamais remise en cause. Le marxisme, pourtant, n’est-il pas la traduction idéologique de l’industrie triomphante, de la maîtrise absolue sur la nature, de l’homme-occidental-éclairé Maître-du-monde ?

Un petit effort, les écolos ! Laissez vos croyances intolérantes, vos préjugés bobos sur les chasseurs, les boomers et les autres, devenez scientifiques et citoyens. Je sais, c’est beaucoup vous demander, prêcher une religion est plus facile pour convaincre surtout quand on agite l’Apocalypse. Mais l’avenir appartient à ceux qui pensent, pas à ceux qui croient. A tout instant, et dans l’incertitude des conséquences, les êtres humains doivent construire leur projet de vie sociale dans le milieu naturel et dans le milieu humain (forcément politique), tout en accompagnant la planète dans sa course sidérale. Montrez donc que vous êtes adultes insérés dans le milieu social vivant et cessez de vilipender vos « ennemis » de caste, tous ceux qui osent vous critiquer parce que vous n’êtes en rien parfaits – contrairement à ce que vous croyez.

Jeune bobo, est-ce que tu tries plus que le vieux boomer ? Est-ce que tu voyages moins pour un oui ou pour un non ? Est-ce que tu changes moins ton smartphone qui épuise les terres rares et que tu charges moins en images et propos sans intérêt des serveurs très consommateurs d’énergie ? Est-ce que tu respectes la planète ?… J’en doute.

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La vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez

Un film culte des années 1980 qui décrit la France sous Mitterrand : l’éternelle lutte des classes entre les populos et les bourgeois, les assistés de la débrouille et les culs coincés insérés dans le fonctionnariat, les hédonistes et les cathos. La scène se passe à Bapaume, dans le nord de la France, près de la rivière Deûle, dans une région industrielle où les inégalités se voient le plus. Avec une satire féroce du machisme d’époque où les mandarins imposent leur domination sur les femmes soumises, le médecin sur l’infirmière réduite au rôle de poupée gonflable, le chef de famille bourgeoise qui dirige sa maisonnée en réduisant son épouse devant Dieu et devant les hommes au rôle de pondeuse et d’émotive.

Outre la nostalgie des années de sa jeunesse avec ses « arabes » intégrés et ses voitures typées (la 2CV du curé, la 505 familiale du bourgeois, la 404 commerciale de l’arabe), sa racaille inventive et somme toute sympathique, ses métiers bien établis (directeur, chef de clinique, instit, curé), l’intérêt du film est de cueillir Benoit Maginel à sa sortie d’enfance, avant qu’il ne devienne drogué et instable. A 13 ans, il a l’air décidé et mignon, alliant le meilleur de ses deux milieux d’adoption : le prolo et l’aristo.

Chacun connait l’intrigue, rabâchée à l’envi comme ses répliques cultes (« lundi, c’est ravioli »). L’infirmière favorite (Catherine Hiegel) du gynécologue baiseur (Daniel Gélin) en a marre de se faire bourrer et de devoir avorter si accident, alors qu’elle aspire au mariage. Retenue jusqu’alors par l’épouse du médecin, très malade, elle se venge lorsque celle-ci meurt et que le bon docteur ne veut rien changer à ses habitudes, « Je ne pourrai jamais la remplacer » répète-t-il à l’envi à chaque condoléance, comme une litanie. Il avait en effet tous les avantages du couple sans aucun des inconvénients, faisant absolument ce qu’il voulait sans que bobonne puisse y redire. Mais Josette – qui ressemble furieusement à une mienne patronne œuvrant dans les arts de la fin des années 1970 – se venge. Elle envoie une lettre à chacun des protagonistes pour dire qu’elle a délibérément interverti les bracelets et les identités de deux bébés nés le même jour à la clinique du docteur qui n’a rien vu : Maurice Le Quesnoy devenu groseille, Bernadette Groseille devenue Le Quesnoy. Les deux gamins ont été élevés chacun par leur famille supposée et, douze ans plus tard, se retrouvent effarés.

Chez les Groseille, on se disait aussi que le Momo était le plus futé et le plus débrouillard du coin, conseillant à Ahmed l’arabe du coin (Abbes Zahmani) de faire sauter sa vieille 404 pour toucher l’assurance, pompant le compteur EDF de la cage d’escalier pour éviter de payer. Chez les Le Quesnoy, on se disait aussi que la Bernadette avait des pulsions de pute avec la puberté qui venait, allant jusqu’à se maquiller et évoluer à poil devant la glace dans la chambre de sa mère un jour qu’elle n’avait « rien à faire ». Conseil de guerre chez les deux familles : les prolos veulent faire argent de tout, donc « vendre » Momo ; les aristos veulent surmonter les épreuves que Dieu leur envoie et profiter de leur aisance pour faire le bien des deux enfants. Les Le Quesnoy gardent donc Bernadette et feignent d’adopter Maurice.

Si le garçon s’adapte sans problème, heureux de la vie tranquille et un brin amoureux de sa vraie mère, bien plus sexy que la grosse précédente, la fille Bernadette (Valérie Lalande), lorsqu’elle l’apprend, répugne à considérer ces animaux en bauge de Groseille qui se pelotent devant tout le monde et crachent sur « la pouffiasse » de la télé. Maurice vole de l’argenterie, d’ailleurs donnée en cadeau de mariage ; Bernadette déprime et développe une névrose obsessionnelle compulsive de propreté. La pauvreté est une tache qu’il faut laver, tel un péché originel.

C’est bien sûr la caricature du milieu bourgeois catholique bon chic bon genre qui fait le sel du film. Il sera repris avec le même gros succès populaire dans Les visiteurs en 1993. Jean (André Wilms) et Marielle Le Quesnoy (Hélène Vincent) ont cinq enfants aux prénoms de saints révérés du calendrier chrétien : Paul, Pierre, Mathieu, Bernadette, Emmanuelle. Tous ont leurs « activités » pieuses : patronage, kermesse, musique, stage de canoë catho en été. Ils sont pénétrés d’idéologie, Pierre dira même à sa mère qui n’en peut plus : « Enfin maman, il faut savoir souffrir. Le Christ aussi a souffert pour nous sur la Croix. La vie n’est pas un long fleuve tranquille maman ! »

Le curé holé holé (Patrick Bouchitey) est en phase avec les années post-68 qui fleurirent sous Mitterrand : enthousiaste, guitariste, metteur en scène, il motive les adolescents comme les rombières en faisant rugir sa 2CV. La bonne, Marie-Thérèse enceinte (Catherine Jacob), « jure » qu’elle n’a jamais rencontré un garçon, croyant faire avaler qu’elle est une nouvelle vierge Marie – puisque sa patronne y croit. Les Groseille sont présentés en antithèse avec leurs six enfants surnommés Franck relâché de prison (Axel Vicart), Million (Tara Römer), Toc-toc (Jérôme Floch), Momo. Les garçons volent et truandent en bande tandis que les filles font la coiffeuse, se maquillent en stars platinées et draguent le garçon à thunes. Si les cathos sont coincés, les prolos sont débridés.

Maurice, malin, comprend qu’il doit prendre le meilleur des deux milieux pour s’en sortir : l’éducation bourgeoise et son ouverture au monde (le dériveur, la médaille de baptême, Le Touquet), la démerde prolo et les limites avec les règles. Il met en contact les enfants de ses deux familles et dévergonde son frère aîné Paul, 16 ans (Guillaume Hacquebart), qui se prélasse presque nu avec la fille Groseille (Sylvie Cubertafon) et accepte ses caresses et baisers jusqu’à se révolter contre son père qui voudrait l’empêcher de sortir en chemise à col ouvert. Pierre (Emmanuel Cendrier) se bourre à la bière au grand dam de sa mère tandis que Mathieu (Jean-Brice Van Keer), trop petit pour savoir nager, est quand même emmené avec les grands dans la Deûle « interdite à la baignade ». Tous sniffent de la colle dans le garage Le Quesnoy avant que Momo n’apporte des « cadeaux » pris à sa famille à ses frères et sœurs Groseille ; la petite Emmanuelle (Praline Le Moult) elle-même échange sa poupée blonde cadeau de Noël contre une poupée pouffiasse à la tignasse décolorée. Mais donner aux pauvres est bien vu par l’idéologie et les parents sont coincés.

L’une des dernières scènes met en scène le gamin en caméléon avisé : il ébouriffe ses cheveux bien lissés et ouvre sa chemise bleu ciel avant d’arriver chez les Groseille ; il repeigne sa raie et referme ses boutons de col avant de retourner chez les Le Quesnoy. Cette séquence est la plus séduisante du film. Bien plus que la dernière scène où Josette boit un alcool face à la mer au Touquet en écoutant brailler Mireille Mathieu sur une chanson révolutionnaire, revanche consommée, le vieux docteur décati et soumis assis derrière elle.

DVD La vie est un long fleuve tranquille, Étienne Chatiliez, 1988, avec Benoît Magimel, Hélène Vincent, André Wilms, Valérie Lalande, Tara Römer, Jérôme Floch, Sylvie Cubertafon, Guillaume Hacquebart Emmanuel Cendrier, Jean-Brice Van Keer, Praline Le Moult, Axel Vicart, Claire Prévost, Christine Pignet, Maurice Mons, Daniel Gélin, Catherine Hiegel, Catherine Jacob, Patrick Bouchitey, Abbes Zahmani, TF1 studio 2003, 1h28, €10.05

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Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux

C’est la guerre de 14-18 que raconte l’auteur : l’adolescence. La guerre des élans, des mélancolies et des colères des mineurs juste sortis d’enfance que la société laisse en friche, surtout dans la France périphérique déclassée par la désindustrialisation et le chômage. Seules les classes aisées parviennent à socialiser les adolescents en associations, sports et autres engagements ; pour les classes populaires, hier il y avait les scouts (pas toujours très catholiques mais aussi laïques et mixtes comme les Eclaireurs) ; dès les années Mitterrand ils sont laissés à eux-mêmes. Ils passent de bébés à BBB, cette trilogie ado de bière, bite et baston. Sortis de l’œuf, les meufs et la teuf. Pour faire comme les autres, pour exister, pour apprendre à être un homme – ou une femme. Car les filles ne sont pas en reste pour l’alcool et la baise, loin de là. Elles sont même pires que les mecs comme langues de pute, se moquant des autres filles et comparant les attributs des mecs qu’elles ont testé, en se faisant baiser « dans tous les sens ».

Sur les frontières de l’est, dans l’ancien bassin minier de la métallurgie sinistrée des années 1980, « Heillange » et « Métalor » (ces noms inventés mais transparents) constituent l’univers borné des fils d’ouvriers licenciés. L’été, cette période de vacance d’école, est un vide passé dans la cité ou au bord du lac, à tenir les murs ou à glander. L’auteur saisit Anthony sur le grill du sable brûlant dans le plus simple appareil. Il a eu « tout juste 14 ans » (en mai). Il va, avec « le cousin » de deux ans plus âgé, emprunter un canoë pour aller mater sur « la plage des culs nus ». Que faire d’autre quand on ne part pas en congés et que l’orage des hormones vous pousse à tout ? « Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever » dit l’auteur d’une phrase ciselée par l’émotion p.39. L’émotion, d’ailleurs affleure durant toute la première partie ; Nicolas Mathieu manifeste une tendresse pour ce vilain petit canard de 14 ans tout empli de contradictions, un autre lui-même peut-être qui ôte son tee-shirt toutes les trois pages. A moins que ce soit pour « Oscar » à qui ce roman est dédié. Les autres parties prennent plus de distance, racontées à la façon d’un entomologiste sur ces drôles d’animaux ados.

Mais pour tomber les filles, il faut être sexy, « mignon » disent-elles. A 14 ans, on est laid, difforme, dégingandé, le torse étroit, les membres démesurés, une « démarche de racaille ». Anthony admire chez le cousin les muscles fins, dessinés, et l’assurance qu’il n’a pas encore. 1992 : 14 ans ; 1994 : 16 ans ; 1996 : 18 ans – et 1998 : 20 ans, une partie superfétatoire qui gâche l’ensemble. L’auteur a voulu à toute force faire entrer la coupe de foot à l’acmé de l’ère Chirac (sous gouvernement Jospin), pour illustrer une thèse : que le 14 juillet, les congés payés et le foot-spectacle sont les hauts fourneaux du métal républicain, fusionnant à fort degré les origines d’aloi divers. Rien de pire qu’un roman à thèse, heureusement cantonné dans cette dernière partie croupion, la plus courte et la plus amère, comme une retombée d’acide. Or les personnages doivent pouvoir s’épanouir sans les contraintes de la théorie, laissez-les vivre !

Ils vivent par bonheur durant 493 pages sur 559. Anthony grandit, évolue, se forme. Il embrasse à 14, baise avant 16, se muscle à la perfection à 18. Fils de chômeur reconverti dans l’autoentreprise de bricolage, jardinage et nettoyage – un brin porté sur l’alcool – et d’une mère comptable, il est unique. Couvé par sa mère car il ressemblait au Grégory de « l’affaire » étant petit, il a mis du temps à s’étoffer. Son rival est Hacine, fils d’immigré marocain qui occupait le poste voisin de son père à l’usine. Hacine est aigri d’origine car mal intégré, entre un père moralisateur et autoritaire à l’ancienne et les nouvelles normes de la France moderne. Il vit son adolescence de petits vols et trafics, fumant de la beuh et rêvant de monter son business de trafiquant de haut vol, go-fast et réseau exploité selon le marketing. Il terminera employé dans une entreprise de démolition ; Anthony s’engagera dans l’armée. Avant que la dernière partie, décidément malvenue, ne remette tout en question.

Quant aux filles, Vanessa, Clem, Steph, l’une deviendra mère pondeuse, l’autre commencera médecine, la troisième entrera à l’ESSEC par rage de quitter ce bled de pauvres et de bornés où, si l’on se laisse aller, on devient vite « cassos » (cas social). Dans ce monde qui meurt, il faut vivre ; dans ce monde qui change sans cesse, il faut éviter de reproduire l’identique. La jeunesse s’adapte. Encore faut-il se sortir des déterminismes de son milieu, de « l’effroyable douceur d’appartenir » comme termine l’auteur, adepte des fins de chapitre fignolées. Le titre du roman est tiré d’un poème de Jésus Ben Sira dit le Siracide, dans un livre non canonique du Talmud.

Mais qu’en est-il de cette jeunesse un brin hors sol, revisitée par le souvenir ? Anthony a exactement l’âge de son auteur, né dans les Vosges fils unique de parents ouvrier et comptable. Nicolas Mathieu en tire une image d’Epinal dans laquelle les filles ne sont pas violées, les garçons jamais pédés, où nul jeune ne va au cinéma pour se peloter ni ne connait d’accident ou la case redressement, où ne sévit ni le sida ni la grossesse à 15 ans. L’orage adolescent passe aussi vite que ceux d’été dans le climat continental ; les ados deviennent adultes naturellement.

« Ces gens-là », petits blancs ouvriers à manies, vivotent et leurs enfants après eux. « Leurs idées sur tout, simples, honnêtes, d’éternels cocus. Cette probité benoîte qui les laissait toujours interdits devant le cours du monde. Les trois ou quatre idées fortes qu’ils tenaient de l’école communale ne leur servaient à rien pour comprendre les événements, la politique, le marché du travail, les résultats truqués de l’Eurovision ou l’affaire du Crédit lyonnais. Avec ça, ils ne pouvaient que se scandaliser pauvrement, dire c’est pas normal, c’est pas possible, c’est pas humain. (…) Et pourtant, alors que la vie contredisait sans cesse leurs pronostics, décevait leurs espérances, les dupait mécaniquement, ils restaient vaillamment dressés sur leurs principes de toujours. Ils continuaient à respecter leurs chefs, à croire ce que racontait la télé, ils s’enthousiasmaient quand il faut et s’indignaient sur commande » p.510.

Ce deuxième roman publié est une vraie réussite dans le réalisme social, sans misérabilisme ni idéologie, ce qui n’est pas si courant pour un Goncourt. Ton qui déplaît à certaines lectrices qui ne se sentent pas prises, préférant le bon vieux bien et mal des séries télé yankees. Les dialogues sont en langage d’époque. Sauf la dernière partie, qui peut n’être pas lue, j’ai bien aimé ce roman d’une époque vécue, celle de la génération des fils.

Prix Goncourt 2018.

Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, 2018, Babel poche 2020, 559 pages, €9.90 e-book Kindle €9.49

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Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards

L’homme est un être social qui ne se développe qu’en relation. Pour l’auteur, l’identité narrative des parents, issue de leur histoire personnelle, compose l’alentour sensoriel qui encadre le développement de l’enfant. Cela commence dans le ventre de sa mère. La septième semaine, le toucher est un contact ; dès la 11e semaine apparaissent le goût et l’odorat via le liquide amniotique. La 24e semaine introduit le son. Tout cela s’imprime dans la mémoire sensorielle.

La naissance est l’inscription dans une filiation par le jeu des ressemblances. Dès le premier jour, le comportement du nouveau-né influe sur la manière dont l’entourage se comporte envers lui. La culture intervient très tôt dans la stabilisation d’un trait de tempérament. En Chine, où la vie traditionnelle du foyer est paisible, ritualisé et imperturbable, les tout-petits se stabilisent tôt. Aux États-Unis, les parents remuants et sonores, versatiles, alternent l’ouragan de leur présence avec le désert de leurs départs répétés ; les tous petits s’y adaptent en alternant frénésie d’action et gavage par les yeux et la bouche pour combler le vide affectif. Les deux parents comptent et composent un triangle de relations avec l’enfant. Il existe des familles coopérantes où le père et la mère alterne pour les soins ; des familles stressées où règne le moi-je d’un seul parent ; les familles abusives où un parent s’allie à l’enfant au détriment de l’autre parent ; les familles désorganisées où règne l’anarchie.

La pulsion génétique donne l’élan vers l’autre, mais la réponse de l’autre est grandement culturelle ; elle donne un tuteur de développement. La figure d’attachement, qui peut être la mère, le père, le grand frère ou tout adulte qui s’occupe régulièrement de l’enfant, agit comme une base de sécurité pour l’exploration par le petit du monde physique et social. Dans une relation à plusieurs (au minimum le triangle), l’enfant répond à une représentation ; ses émotions sont déclenchées par ses perceptions autant que par l’écho qu’elles ont parmi ses relations. L’attachement sécurisant produit chez l’enfant le comportement de charme qui attendrit les adultes et les transforme aussitôt en base de sécurité. Les attachements évitant, ambivalents ou désorganisés, dissuadent les adultes de s’occuper d’eux car ces petits-là sont difficiles à aimer.

Mais les enfants sont malléables. Si les styles persistent dans la mémoire inconsciente qui façonne le tempérament, le développement est infléchi par tout changement social. À chaque étape de développement, les enfants deviennent sensibles à d’autres informations et à d’autres tuteurs : sensoriels chez le bébé, rituels à la crèche, le dessin puis la parole par la suite. La mère ou le père, les autres membres du groupe parental, les familles de substitution, les associations et clubs de sport, l’art, la religion ou la politique, peuvent à leur tour étayer l’enfant. Un père qui toilette, joue, nourrit, gronde et enseigne à un effet de « rampe de lancement ». Pour le bébé, la sensorialité d’un homme et d’une femme n’a pas la même forme : les mères sourient plus, vocalisent plus, mais bougent moins le nourrisson. Les pères parlent moins mais taquinent, et ces tentative de déstabilisation incitent l’enfant à s’adapter à la nouveauté et à la prise de risque.

La Shoah puis le Vietnam, le Liban et le Kosovo, ont déclenché le travail clinique sur le traumatisme. Le choc n’est pas seulement organique mais aussi narratif. L’accueil de la société, les réactions de la famille, l’interprétation des journalistes, orienteront la narration vers un trouble durable secret ou vers une intégration de la blessure. Si la société et la culture ne disposent autour de l’enfant blessé d’aucune possibilité d’expression, le délire logique et le passage à l’acte fourniront des apaisements momentanés et aboutiront à l’extrémisme intellectuel, la délinquance ou la psychopathie. D’où la supériorité des sociétés qui permettent d’exprimer, soit par le rituel, soit par le débat démocratique. C’est la conviction qu’il est responsable de ce qui lui est arrivé qui permet à l’être humain de devenir sujet de son destin et auteurs de ces actes, et non plus objet ballotté par les circonstances et soumis. L’absence de cadeaux ou de reconnaissance crée un vide. Mais quand l’enfant blessé devient celui qui donne, il éprouve le bonheur de ne plus être victime fautive mais celui qui aide. Il se socialise. Depuis les bombardements de Londres en 1942, on sait que les réactions psychologiques des enfants dépendent de l’état des adultes qui les entourent.

Dans un milieu sans loi, un enfant qui ne serait pas délinquant aurait une expérience de vie très brève. Quand la société est folle, un enfant ne développe une estime de soi qu’en réussissant de beaux coups contre les adultes empotés. Quand la famille disparaît, l’approbation parentale cède la place à l’approbation des pairs. Ce qui façonne un enfant est la bulle affective qui l’entoure chaque jour et le sens que son milieu attribue aux événements. La réponse émotionnelle de la famille soutient ou enfonce en partageant l’émotion ou en faisant la morale et en rejetant. Pour résilier un traumatisme, il faut le dissoudre dans la relation et l’incorporer dans la mémoire organique. Faute de quoi se laisse fasciner par le vide ou bien on se débat et on travaille à le remplir par la création. L’art n’est pas un loisir mais une contrainte à lutter contre l’angoisse du néant. L’orphelinage et les séparations précoces ont fourni beaucoup de créateurs : Balzac, Nerval, Rimbaud, Baudelaire, Dumas, Stendhal, Voltaire, Dostoïevski, Kipling…

Les aptitudes acquises tout petit permettent de surnager et de faire face aux catastrophes sa vie durant par la confiance, le comportement de charme et la prise de risque. On peut retisser des liens, redonner sens et redevenir acteur. La vie n’est donc pas un destin écrit mais une voie sur laquelle des bifurcations se présentent, que l’on emprunte ou pas selon les autres qui aident ou qui repoussent.

Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, 2001, Odile Jacob poche 2004, 241 pages, €8,90 e-book Kindle €9.99

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Gauche et droite

Gauche et droite sont deux sensibilités qui vont bien au-delà des partis censés les représenter. Outre que la gauche est « plurielle » et la droite « éclatée », chacun peut trouver des conservateurs de gauche et des révolutionnaires de droite. Les libéraux sont dans les deux camps. Il ne faut pas se laisser prendre aux mots mais examiner la situation avec recul.

Dans l’histoire, il y a le parti de l’ordre et celui du mouvement, la volonté de retourner à l’Ancien régime où la reconnaissance des acquis de la Révolution. Plus généralement, on observe les anciens et les modernes. Il est normal à 20 ans d’être idéaliste et généreux, donc porté à révolutionner les choses, mais à 50 ans d’être réaliste et porté à la nuance, donc plus conservateur. La spontanéité serait de gauche comme l’impétuosité et l’irréalisme, alors que la réflexion et la sagesse pondérée seraient de droite. À démographie jeune, victoire des idées de gauche ; à démographie vieillissante, prévalence des idées de droite.

Rien de ceci n’est faux, mais il faut aller plus loin. La droite est allergique aux doctrines, à tout ce qui fait système ; elle valorise l’expérience, la tradition et le pragmatisme. La gauche aime au contraire les systèmes d’idées ; elle valorise les ruptures et l’application dogmatique de programmes volontaires. L’une fait confiance à la nature, l’autre cherche à la forcer.

Nous touchons peut-être à cet endroit le point ultime qui différencie le tempérament de droite de celui de gauche : c’est la question de la liberté.

Si l’être humain est partiellement autonome au regard de son héritage et de ses capacités, si son effort et sa volonté peuvent infléchir son histoire, alors la liberté d’être, de dire et d’entreprendre doivent être favorisés par la société. Si l’homme est destiné, malgré qu’il en ait, à rester englué dans les déterminismes de son milieu et de ses limites, alors l’effort d’égalité doit aller jusqu’à l’égalisation la plus forte, contrainte par la société.

La droite privilégie l’héritage : bon sang ne saurait mentir. La gauche valorise la volonté : aide-toi et le ciel t’aidera. Mais on ne peut vouloir sans tradition d’effort ni milieu favorable. Or ni les gènes, ni le milieu social, n’assurent des lendemains de caste. Force est de constater que la réalité politique n’est pas toujours en phase avec la typologie des tempéraments. Face à une droite causale, nous préférons une gauche dialecticienne ; mais au système de gauche sans cesse tenté par les usines à gaz et les bureaucraties, nous préférons le pragmatisme de droite et sa capacité à laisser agir les acteurs sociaux.

La liberté est exigeante, car elle exige la responsabilité. Il est trop facile de revendiquer une égalité réelle lorsque l’on n’est pas capable de l’obtenir par ses propres efforts. L’inégalité est inévitable et saine parce qu’il y aura toujours des paresseux et des moins doués que d’autres. N’ayons pas peur des mots, chacun a maints exemples en tête, à commencer par celui de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf. Mais faisons qu’à chaque génération les cartes puissent être rebattues pour que la paresse et les dons ne soient pas une fatalité sociale ou héréditaire.

L’être humain n’est pas un automate déterminé mais un sujet responsable de choix. La liberté importe donc plus que l’égalité. La liberté doit être réelle et l’égalité seulement formelle, non l’inverse. Faute de quoi l’humanité se réduit vite en fourmilière.

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Philippe Sollers, Femmes

Ce roman est touffu, déjà daté lorsque je l’ai lu en l’an 2000, interminable. Mais l’auteur a eu la coquetterie de le terminer à la page 666 dans l’édition Folio – le chiffre de la Bête (il ne l’a probablement pas fait exprès). Dans ce livre, pas d’histoire ni de personnages mais le fil des jours, des rencontres. Il y a des pensées et un narrateur schizophrène, impliqué et extérieur, parisien et étranger, ici et ailleurs. L’atmosphère décrite est typiquement « fin de siècle », le XXe mais aussi celui de « la gauche » mythique, une nouvelle gauche déjà usée, décadente. La description est aiguë de tous ces intellos brusquement promus gonflés de leur importance, de l’agitation du microcosme. Rappelons que ce roman a été publié en 1983 lors du mitterrandisme triomphant. Tous les ego sont démesurés, ils couchent et cherchent le compliment d’abord et le pouvoir toujours.

Philippe Sollers écrit sec comme Simone de Beauvoir. Il entremêle un essai, un portrait, une baise, alternativement et en rythme. Ce n’est pas du Casanova, bien que le personnage soit invoqué. Femmes s’apparente plutôt aux Mandarins de Simone, actualisé Nouveau roman. Au début, l’auteur abuse des trois petits points en fin de phrase. Il expérimente une respiration à la Céline, le talent d’imprécateur en moins. Si l’esprit ne passe que par le verbe, Sollers est plus à l’aise dans les jeux de mots et les rapprochements inattendus que dans l’imprécation.

Face au vide mental qu’il constate chez ses congénères conformistes – intellos de gauche et féministes comme le veut la mode, mais surtout dépendants, vaniteux et frigides – l’auteur vante l’orgueil mâle, solitaire et butineur. Ni coupable, ni inverti, ni androgyne, mais juste un homme, blanc et catholique. De plus, il rend son héros marié et père d’un petit garçon. Cultivant l’entre deux ambigu, Il n’est ni vraiment père de famille, ni célibataire volage. Il aime sa femme, s’occupe de son enfant, mais pas 24 heures sur 24. Il s’isole, il voyage, il rencontre d’autres femmes (et couche complaisamment avec elles, souverain et libre – mais avec aucun garçon, restriction de goût).

Philippe Sollers se raconte sans se raconter, il se la joue en faisant parler un nègre, un journaliste américain qui est son double, miroir un peu barbare, un peu persan au sens de Montesquieu. « L’horizon européen se ferme », il est nécessaire de sortir de ce milieu parisien, si provincial au fond, si clanique, où « tout le monde se connaît » et pratique un genre de « prostitution éclairée » p.385. L’histoire mondiale, en 1983, se respire ailleurs : à New York, Venise, Rome. Le roman brasse beaucoup de thèmes qui travaillent l’époque. Les femmes sont émancipées, castratrices, mais au fond très seules. Elles sont des goules dont il faut user tout en s’en préservant. Le monde nouveau est « dur, cynique, analphabète, amnésique » p.22 – ce qui n’est pas si mal vu.

Les vedettes intellectuelles des années 1980 ont un côté cuistre, les « grands débats » sont vides et narcissiques. « La seule chose jamais discutée, c’est : pourquoi vous, bipède parlant, être là ? » p.27. Avec ce ton primaire, anti jargon, presque phonétique mais quasi incompréhensible pour ceux qui parlent en circuit fermé : les psys, les marxistes, les écri–vains, les universitaires. Comme ils sont pathétiques, aux pieds d’argile, ces colosses médiatiques, outres gonflées du vent admiratif des ignares : Fals (Lacan), Boris (Edern-Hallier), Lutz (Althusser), Baron (Aron), Werter (Barthes), Malmora (Moravia). A la question primordiale (voir ci-dessus les bipèdes), ils n’apportent aucune réponse, seulement des stéréotypes des poses théâtrales. Mode et dogmes, tel est le temps des masses, de « l’hommasse » p.230, « le collant et la laque » p.335 pour paraphraser La paille et le grain d’un certain président.

Le remède sollerien ? « Vivre ses passions sans se sentir coupable » p.35, une « longue et instinctive discipline de l’homme qui veut accomplir son projet, rien d’autre » p.93, un « guelfe blanc (…) c’est-à-dire pessimiste, casuistique, baroque, ayant appris à (ses) dépends qu’on peut seulement traiter le mal par le mal… jésuite » p.152. Un « sexy » p.622, ni prude ni obsédé du sexe, un joueur, un peu Casanova, tenté à la fois par le judaïsme et le matérialisme à la Démocrite p.210, un catholique en somme, pour la tradition, le décorum et la profondeur plus que pour la foi. Dandysme de l’affirmation dans une époque « anti ». Car « le totalitarisme (…) la pente inévitable humaine, ne sera vaincu que par (…) raffinement systématique, sauvage » p.336. Sollers le dandy exige protection de sa vie privée, repli sur soi et pudeur la plus stricte. Et l’admiration des œuvres, les vraies : « qu’est-ce que c’est gênant, n’est-ce pas, que le Concile de Trente ait produit des milliers de chefs-d’œuvre, et le Progressisme appliqué tant de croûtes ! » p.335. En 1983, en pleine gauche égalitariste triomphante qui subventionnait la culture avec prosélytisme militant au prétexte d’élévation des masses, il fallait oser.

Citant Schlegel : « L’ironie est la conscience claire de l’agilité éternelle, de la plénitude infinie du chaos » p.406. Sollers prend des accents nietzschéens mais sans presque le savoir (une seule allusion, via Lou Andréa Salomé, sur le retour possible du catholicisme). Comme s’il existait quand même un tabou à ne pas transgresser : de Maistre oui, Céline passe encore, mais Nietzsche non ! Allons, Philippe Sollers, encore un effort : bien que ni français (Sade), ni italien (Casanova), Nietzsche est très actuel – prophétique. Dommage de l’ignorer.

Philippe Sollers, Femmes, 1983, Folio 1985, 672 pages, €12.80 e-book Kindle €11.99

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Camille de Thierry Caillat

Tout commence en décembre 1864 et se termine en octobre 1943 : Camille Claudel est née, a vécue, est morte. Thierry Caillat en fait une biographie romancée qui la suit pas à pas, de date en date, attentif à son itinéraire. Point de synthèse ni de fresque mais le jour le jour, ou presque. Ce parti-pris pointilliste a ses avantages, qui sont de faire pénétrer le lecteur dans l’intimité du modèle. Mais aussi ses inconvénients, dont le premier est la fabulation pour ce qui n’est pas renseigné par les archives.

Il s’agit de la vie rêvée de Camille, plutôt que de la vraie, « l’héroïne telle que l’auteur l’imagine, au-delà des actes relatés par les spécialistes » avoue l’écrivain page 7. Mais c’est une réussite.

La reconstitution humaine par la mémoire, à partir des lettres et documents laissés par le temps, rend plus vivante la femme, plus inspirée l’artiste, plus pitoyable la folle paranoïaque. Car Camille, comme Protée, est tout cela à la fois et successivement. Sa volonté de dominer se révèle dès son enfance lorsqu’elle régente son petit frère Paul, de quatre ans plus jeune, qui deviendra l’écrivain catholique Paul Claudel, accessoirement diplomate, converti un beau jour de ses 19 ans par une révélation au côté d’un pilier de Notre-Dame. Camille sculpte ce frère à 13 ans, à 16 ans, à 37 ans… Le travail du sculpteur est décrit minutieusement par l’auteur qui s’est mis au métier pour mieux comprendre comment une caresse du pouce sur une pommette permet de donner de l’ironie aux traits ou de creuser l’expression.

Elève à 20 ans d’Auguste Rodin, le mâle dominant de la sculpture fin XIXe en France, Camille s’agace de n’être qu’une « femme », c’est-à-dire un bien de patrimoine pour les bourgeois du siècle. Elle veut exister par elle-même, sans être constamment rabaissée au niveau d’épigone du grand maître. Après au moins un avortement, elle rompt en 1892. Mais Rodin est amoureux d’elle, de son corps, de son talent, de son caractère affirmé. Il le restera sa vie durant et la soutiendra toujours, même s’il se méfiera toujours de cette féminité volcanique auprès de qui il ne fait pas bon vivre et se reposer du labeur. Ce qui rend l’icône féministe que voudrait la mode aussi bête que vaine. Rodin n’est pas marié avant 76 ans et épouse alors son ancien modèle Rose, la compagne discrète de toute sa vie, rencontrée en 1864, l’année de la naissance de Camille ; il ne veut pas d’enfant et ne reconnaîtra aucun de ceux qui naissent malgré lui.

Cette attention du maître, son appui financier et relationnel constant, l’admiration distante qu’il lui voue, entretient la paranoïa de Camille. Elle croit qu’il lui vole ses idées, qu’il la fait espionner pour copier ses modèles, trop occupé et trop mondain pour avoir encore de l’inspiration. Camille Claudel invente le croquis d’après nature, ce qui ne plaît pas toujours aux bourgeois qui préfèrent « l’idéal » à la réalité trop crue. Elle n’obtient pas de commande de l’Etat malgré l’entremise de Rodin et elle crie au complot. Elle a pourtant des commandes régulières de mécènes comme le baron de Rothschild ou la comtesse Arthur de Maigret, mais elle ne sait pas les garder. L’Etat ne peut pas tout, l’artiste, s’il est grand, doit savoir se faire reconnaître. Or ce n’est pas le caractère de Camille que de communiquer. Elle est une force qui va et qui l’aime la suive… Ce n’est pas ainsi que l’on réussit. D’où la paranoïa accrue.

Au point de s’enfermer dans son atelier et de ne créer que pour elle, détruisant le soir le travail du jour afin qu’on ne vienne pas le voler durant son sommeil ! A la mort de son père, qui l’a toujours soutenue mais probablement pas vraiment élevée, laissant passer trop de traits asociaux de caractère, sa mère et son frère Paul la font interner en 1913. Elle terminera sa vie à l’asile, refusant tout contact avec les autres, quémandant sans relâche d’être relâchée mais sans mettre une seule goutte d’eau dans son vin parano.

Au total, un destin tragique, que l’auteur montre construit brique après brique. Il aurait pu tourner autrement car « le milieu » n’excuse pas tout. Certes, le siècle bourgeois était misogyne et machiste, mais la sculptrice s’est fait reconnaître par son talent. Elle l’a gâché par son intransigeance et son délire de persécution. Elle n’a jamais accepté, au fond, que Rodin ne fasse pas d’elle « sa » femme, exclusive, vouée à son entière admiration.

Thierry Caillat, Camille, 2019, L’Harmattan, 251 pages, €23.00

Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine à 1 h de Paris dans l’Aube, tarif 7

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Georges Simenon, Pedigree

Simenon n’est pas seulement auteur de romans policiers avec le commissaire Maigret en héros. Simenon est auteur tout court. Après deux volumes repris dans la collection, qui recueillent 21 romans (dont quelques Maigret), la Pléiade édite sous le titre Pedigree les romans et essais autobiographiques de l’auteur : ceux qui constituent son « identité ».

L’auteur est en effet belge né d’un père Liégeois et d’une mère aux origines hollandaises et allemandes. Lui a vécu surtout en France, aux Etats-Unis et en Suisse. D’où sa volonté pour ses enfants, et surtout pour son premier fils Marc, de leur donner un pedigree. Un jour de 1940, un médecin apprend à Georges Simenon qu’il est malade du cœur comme son père avant lui et qu’il n’a peut-être plus que deux ans à vivre. Le diagnostic sera infirmé plus tard mais Simenon se préoccupe de donner à son fils une lignée, de lui raconter pour plus tard ce père qu’il n’aura peut-être qu’à peine connu. Uniquement les années de jeunesse, jusqu’à l’adolescence et l’émancipation par le travail. Comme un exemple pour le guider. Il commence par Je me souviens, un récit édité en 1945 qui connaîtra plusieurs procès en diffamation de la part de gens qui se sentent moins bafoués dans leur honneur (qui se souviendrait d’eux sans le livre ?) qu’avides des gros sous d’un auteur riche et célèbre. Ce pourquoi il transforme ce récit en véritable roman, dont la trame est autobiographique mais les noms des personnages changés et les dates réajustées à sa fantaisie. Il l’intitule Pedigree. Si tout y est vrai, rien n’y est exact.

Un pedigree est une carte d’identité pour animaux ; elle dit de qui l’on descend et privilégie l’hérédité. Simenon utilise ce concept animal avec ironie : « Quant à certains hommes qui ont aussi un pedigree et qui s’en vantent, comme leurs aïeux n’ont jamais vécu à l’attache ou dans une cage, il est difficile de donner entière créance à leur parchemin. » (Je me souviens… p.957). Ecrit fin 1940, ce passage est une claire allusion aux nazis qui se vantent de leurs origines « pures », comme s’il n’y avait jamais eu invasions, viols ou intermariages pour cause de grande épidémie. Simenon n’aime pas trop les Allemands, ayant été adolescent entre 1914 et 1918 sous l’occupation de la Belgique par les cruelles troupes du Kronprinz. La ville de Visé fut brûlée par l’armée allemande le 15 août 1914, détruisant plus de 600 maisons ; armée qui n’a pas hésité, plus tard, à fusiller 300 habitants pour résistance à leur avance. Les germes du nazisme étaient déjà présents dans le tempérament prussien de 1914.

S’il écrit pour son gamin, c’est donc moins pour se vanter de ses origines biologiques que pour définir ses origines sociales. Il croit au milieu et à la culture plus qu’à l’hérédité, à l’exemple des parents plus qu’au sang. Il décrit donc ce milieu des petites gens parmi lesquels il a évolué. Cet entourage est fourni et très divers, il se distingue des riches (que l’on n’aime pas) et du populeux (dont on veut se démarquer par les manières et la culture). L’enfant, déjà sensuel, sera fasciné par « les petits crapuleux » qui courent en bandes hurlantes dans les ruelles, les garçons à demi-nus l’été et en haillons superposés l’hiver, les fillettes sans culotte sous leur robe courte et qui s’asseyent en écartant les jambes. L’adolescent sera méprisé par ses condisciples aristocrates et grands bourgeois qui ne l’invitent jamais, même s’il paye sa part, et ira volontiers se frotter aux filles des rues qui cherchent des garçons dans la pénombre du couvre-feu ou dans les loges des cinémas. Ni riche, ni peuple, Simenon est de cet entre-deux des petites gens qu’il ne cessera de décrire dans ses romans et qui se compose d’une infinie gradation de strates.

Quoi de commun en effet entre la famille de son père, artisans de père en fils qui n’ont jamais bougé du seul quartier central de Liège, et la famille de sa mère, entreprenante et commerçante, que la soûlographie du père a conduite à la ruine ? Le papa de Simenon est un employé d’assurances heureux qui se contente de sa famille et du strict nécessaire ; la maman est névrosée, hantée par le déclassement et la pauvreté, ce qui la rend perpétuellement anxieuse et avare. Elle a toujours peur de gêner, rien ne va jamais : « Mon Dieu, Désiré ! ». C’est entre ces bancals que grandit l’enfant dont il escamote dans le roman le petit frère.

Mais chaque individu est unique et, si le milieu l’imprègne, il ne le conditionne pas. Le garçon observe, écoute, réfléchit. Il vit ses propres expériences dont sa mère surtout n’a rien à savoir. Elle qui fait une neuvaine à la Vierge chaque année pour que son garçon arrive « pur » au mariage, sait-elle qu’il s’est laissé violer avec jubilation, à douze ans et demi, par une fille de quinze ans ? Ces quelques pages de Pedigree (p.803-806) sont d’un grand écrivain. Elles disent avec intelligence toute l’émotion et la sensualité de cette expérience unique à cet âge. Loin de le « traumatiser », cela donnera au jeune Georges le goût sensuel des femmes.

Il raconte aussi sa quête d’identité adolescente, un jour en sabots et prêt à se faire raser la tête, un autre jour vêtu en dandy pour impressionner ses camarades. Ou comment il a lâché le collège lors de la maladie de son père pour travailler dans une librairie. Sa jeunesse, sa bonne volonté et son humeur gaie ont hérissé le patron qui n’y connaissait pas grande chose pour croire que Le Capitaine Pamphile était de Gautier et non de Dumas. Il en a profité pour se débarrasser du commis trop vif pour lui. Comment le Liégeois moyen de ces années 1920 pouvait-il se méfier autant des êtres jeunes ? Par dépit de ne plus en être ? Parce que cela troublait sa petite-bourgeoise torpeur ? Il y a là comme une indication de ce qui sera, quelques années plus tard, le fascisme : la révolte des jeunes contre les vieux des années 30. Le message au fond de Pedigree

Au-delà des oripeaux sociaux et du génétique, c’est bien la recherche de l’homme nu, de l’individu tel qu’en lui-même, que Simenon a en quête. En commençant par lui-même.

Georges Simenon, Pedigree et neuf autres romans et documents autobiographiques, Pléiade Gallimard, 2009, 1699 pages, €64.00

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Fabienne Verdier, Passagère du silence

L’art contemporain paraît trop souvent surfait, entre spontanéisme snob et prise de tête. Les artistes ont-ils quelque chose à DIRE plutôt que des façons à VENDRE ? C’est ainsi que Fabienne, jeune artiste peintre en recherche au début des années 1980 s’envole pour la Chine Pop. Elle retrace en ce livre « le récit d’une peinture, le cheminement suivi pour arriver à ce que je crée aujourd’hui » p.10. Premier temps : les études en France et le refus du factice ; second temps, la découverte de l’univers pictural chinois avec le livre de François Cheng, Vide et plein. Si des Chinois viennent en Occident apprendre les techniques, pourquoi une Occidentale n’irait-elle pas en Chine faire de même ?

Fabienne avait entrepris les beaux-arts à Toulouse mais elle trouvait l’enseignement vide : « La psychanalyse avait fait des ravages au sein de l’Education nationale. Le problème de savoir s’exprimer quand on n’a pas appris diverses sortes de langages pour y parvenir me rendait folle. A quoi servaient donc les enseignants ? » p.16. La seule rengaine était de « s’exprimer » – mais comment le faire quand on n’a pas les méthodes et – pire ! – quand le prof ne sait pas s’exprimer lui-même ? « Le n’importe quoi était érigé en art du Beau. (…) A l’Ecole, je ne jugeais mes camarades ni très malins ni brillants, sans humour aucun. Il leur manquait l’intelligence du cœur, cette curiosité passionnée qui pousse l’être jeune à découvrir la face cachée du monde, l’ivresse et la poésie du jour » p.16. Misère de la prétention artiste… « Lors de l’examen, les autres élèves, confiants en leur art, se sont lancés dans des abstractions lyriques ou des sujets morbides. Il en résultait une facture simpliste, une violence surfaite. Ils se croyaient les échos des expressionnistes allemands qui avaient souffert et exprimaient leur misère. Eux n’étaient le plus souvent que des petits-bourgeois de province désireux de se faire plaisir. Il eût fallu transcender ces angoisses ou ces visions pour parvenir à un langage plus subtil » p.23.

Fabienne obtient une bourse pour aller étudier à l’université de Chongqing où aucun Occidental n’a vécu depuis 1949 ! C’est dire combien elle se trouve plongée au cœur de la Chine communiste, son caporal-socialisme où tout le monde surveille tout le monde pour se faire bien voir des aînés du Parti, où toutes les « vieilleries » sont regardées comme réactionnaires et à dénoncer devant tout le Peuple. Mais, dans cette province reculée loin du centre, une fois la confiance des autres acquises, Fabienne peut manœuvrer pour rencontrer les anciens maîtres des arts traditionnels chinois, les révoqués et torturés de la Révolution « culturelle » qui arasa la culture millénaire chinoise au niveau du savoir de l’Instituteur en chef, le Mao bien-aimé, plus grand amateur de très jeune chair que d’art.

Les officiels le glorifient aujourd’hui, montrant leur crispation sur un pouvoir qui leur échappe. « On ne joue pas impunément avec la folie ou la bêtise : à force d’abêtir les gens, ils deviennent vraiment bêtes et, à force de les fanatiser, ils deviennent vraiment fanatiques » p.79. C’est par les dessins qu’elle donne que Fabienne montre combien elle est capable de comprendre les vieux paysans. C’est parce qu’elle est curieuse et avide d’apprendre qu’elle fait s’ouvrir les vieux professeurs repliés sur leur passé. « Alors que chez nous, trop vite, les étudiants veulent faire œuvre originale, eux continuaient à peindre comme jadis en Chine, en copiant d’anciens maîtres. Il n’existe pas là-bas, comme en Europe, ce mépris pour la copie ; au contraire » p.88.

L’enseignement chinois se heurte à la mentalité occidentale et du choc naît l’étincelle. « Il ne s’agissait pas seulement d’images : il m’interdisait de peindre [un caillou qui roule] sans avoir à l’esprit le roulement du tonnerre, le déferlement de la vague ou le caillou qui dévale. ‘Ils doivent être présents dans ton esprit avant que tu poses le pinceau sur le papier ; sans cela, tu ne parviendras pas à les traduire. Ce n’est pas un problème de technique.’ » p.111. L’artiste occidental se complaît à la technique, en bon artisan du travail bien fait que les bourgeois récompensent en l’évaluant en heures de besogne. Pas l’artiste chinois, pour qui l’unité l’emporte : « Tu as voulu traiter ta phrase en oubliant l’harmonie de la composition ; on sent le labeur ; ton travail est mort avant même d’avoir vu le jour. Pars toujours d’une intuition poétique et essaie d’exprimer la substance des choses ; tel est le principe constant. Où sont les manifestations du mystère merveilleux ? Tu as laissé échapper le naturel. C’est trop élaboré dans ta tête » p.114.

Tout est question d’énergie intérieure et de proportion des forces. « Il répétait sans cesse : Pour trouver l’unité du pinceau, il faut apprendre l’opposition et la complémentarité. Je ne veux pas d’un trait trop souple ou trop enlevé ou trop rugueux ; il doit être preste et retenu ; empreint ni de force ni de mollesse. Il faut allier puissance et délicatesse (…) Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des oppositions. En Occident, vous aimez les extrêmes ; pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix. L’harmonie de la nature est basée sur le juste milieu. Travaille dans cette direction et une dynamique naturelle naîtra dans tes œuvres. » p.119.

L’étudiante française s’initie donc avec les maîtres : Cheng Jun de l’Ecole des beaux-arts de Chongqing, Li le maroufleur, Huang Huan du Sichuan, Li Guoxiang de Shanghaï, Wu Zuoren de Pékin, Shao Mengai calligraphe, Lu Yangshao peintre et tant d’autres. De cet apprentissage, elle tire une œuvre originale. Nous retenons surtout sa démarche d’aller vers l’autre sans a priori, ni politique ni documentaire, pour découvrir sa propre personnalité par le choc d’une culture millénaire. S’épanouir soi, pas copier la mode : telle est la leçon que les aspirants « artistes » d’Occident devraient méditer avant de se croire inspirés.

Fabienne Verdier, Passagère du silence, 2003, Livre de poche 2006, 311 pages, €7.70 e-book Kindle €7.99

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Christian de Moliner, L’ambre amer

« Ambre » est un mot-fétiche pour l’auteur, il l’utilise comme titre, comme invite poétique et comme fossilisation des mots ; il a ainsi intitulé l’un de ses précédents romans L’ambre des mots. Mais Ambre est aussi le nom improbable d’une Anglaise de la campagne devenue putain sous Charles II. Le roman de Kathleen Winsor, paru en 1944, conte comment une née noble adoptée par des roturiers tente de reconquérir son statut par la putasserie ; elle séduit des lords et devient même la maîtresse du roi.

Dans son roman, Christian de Moliner n’en fait pas une telle égérie flamboyante. Sa Natacha, qui se fait appeler Barbara sur le site coquin où elle s’inscrit en demandeuse, ne veut que premièrement du fric pour se payer une robe à la mode, deuxièmement pimenter son mariage qui s’englue dans la routine immuable, troisièmement exister en tant que femme face à son mari éditeur et critique féroce. En bref, c’est une péronnelle des années 2000 qui ne pond pas d’enfant, guère sympathique et menée avant tout par son vagin.

Son partenaire en site de rencontre, Pierre, « n’est surtout pas mon double littéraire », précise l’auteur, mais on en doute. Il y a trop de personnages piqués dans la vie réelle (l’attachée de presse, l’éditeur véreux situé très à droite, le critique impitoyable, le blogueur peu connu) et d’attitudes déjà fantasmées dans ses précédents romans pour que le lecteur soit dupe. C’est que l’imagination a peine à décoller lorsque l’histoire colle trop au présent vécu. Un écrivain a besoin de distance (dans le temps, le regard, l’émotion), il exige un décentrement, pour que les images se créent sans être parasitées par le réel.

Bien qu’écrit à l’imparfait comme cela, paraît-il, ne « doit » plus se faire, son histoire est au présent. L’éternel présent qui oublie tout passé et ne se voit aucun avenir. D’où l’impression de plat du roman, sans profondeur ni perspectives. Et l’usage impropre du mot « sonnet » en lieu et place de « poème ». Car le sonnet est contraint par sa forme : quatorze alexandrins en deux quatrains et deux tercets, en rimes alternées. Les hexamètres au kilomètre qui parsèment le roman (et ennuient) n’ont rien de « sonnets », même si le mot sonne plus joliment que poésie. Est-ce pour étirer une histoire qui aurait été mieux formatée en nouvelle ?

Ecrire est un désir, comme posséder une robe. C’est ainsi que l’envie se diffracte en deux personnages qui ne se rencontrent que sur le mode du viol. L’auteur de livre est une pute qui sollicite d’être reconnu pour son talent ; l’épouse effacée fait la pute pour exister à ses propres yeux. La jungle littéraire est à la fois un univers impitoyable et un marché où le talent gagne, mais pas les tâcherons voués à l’abattage.

Le lecteur aurait aimé un peu plus de férocité et d’ironie dans la peinture du milieu de l’édition, très parisien, très étroit, très mesquin. Un peu plus de dénonciation du snobisme qui fait vendre le poème au mètre s’il est illustré de photos et publié par quelqu’un de connu. Un peu moins de style adolescent dans les fantasmes et le tragique de la fin. En bref, plus de Balzac et moins de Musso, si l’on peut dire (encore que je n’ai jamais lu Musso).

Christian de Moliner, L’ambre amer, 2018, les éditions du Val, 137 pages, €15

Christian de Moliner chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier

Ceux qui sont nés entre les dernières années 1940 et les premières années 1960 apprécieront comme moi ce livre. Ils retrouveront l’atmosphère archaïque de la France « d’avant », celle qui avait macéré dans les deux guerres et n’avait quasiment pas bougé depuis 1914. Le gaullisme a permis la mutation du pays vers la modernité en coupant le passé colonial, en faisant adopter une Constitution pour gouverner enfin, en planifiant le redressement économique (nouveau franc, remembrement, électrification…), en redonnant du lustre à l’armée avec la force de frappe. Mais d’une époque à l’autre, la « reconstruction » déstabilise, déracine, engendre son lot de perdants : ceux qui ne savent pas évoluer.

Jean-Pierre Le Goff est né et a vécu son enfance et son adolescence dans la partie granitique de la Normandie, recoin des plus pauvres de France et oublié jusqu’à l’érection de la fameuse usine de La Hague. Il a donc connu à Équeurdreville le monde ancien tenu par les commères et le curé, la reproduction des métiers traditionnels et des mœurs très catholiques. C’est tout cela qui a explosé en mai 1968 mais déjà les craquements se faisaient sentir, l’angoisse de la jeunesse montait. La société de consommation qui offrait aux femmes des appareils ménagers, aux hommes tracteurs et automobiles, et à tous la télévision, ne débouchait sur aucun sens de la vie. Il fallait faire des études, commencer une carrière, se marier et avoir des enfants, obtenir la villa, les appareils et l’auto – et puis quoi ? Est-ce une vie ? L’auteur cite Edgar Morin (p.218) mais aussi se souvient, au ras du terrain où il a vécu, de ces changements multiples en quelques années qui ont mis à mal les manières habituelles de penser et de se situer dans le monde.

Dans cet essai d’egohistoire, contrairement à la dépressive Annie Ernaux dans sa boutique d’Yvetot qui s’efface derrière « les marques » par un naming effréné, Jean-Pierre Le Goff se situe. Il se raconte moins qu’il ne raconte son milieu, en sociologue qui cherche à être exhaustif pour comprendre. Le lecteur regrettera les incises ironiques du présent jugeant de façon anachronique certaines façons d’être du passé qui ne sont pas la bonne façon de prendre de la hauteur, il s’étonnera d’ignorer entièrement l’initiation sexuelle sinon de l’auteur, du moins de l’ado moyen du pays, il déplorera que l’histoire soit plus présente que l’ego dans cette tentative d’immersion empathique dans le passé. Mais il aimera en contrepartie ce mélange justement du « je » et du « nous », la vision personnelle et partiale d’un fils de marin-pêcheur et de commerçante monté à la ville pour étudier la philosophie en 1967.

Ceux qui ont vécu ces années retrouveront les chanteurs qui les ont marqués comme Vince Taylor, Ray Charles, Bob Dylan, Brel et Brassens, de même que certains films comme Les quatre cents coups de François Truffaut, les livres de poche, les poésies, les Pensées de Pascal et les Noces de Camus, les petits formats pratiques de Marabout Flash sur le judo et la self-défense, l’hypnose ou le yoga, le goût d’expérimenter le karaté et de lire l’étrange et parfois sulfureuse revue Planète. Le Goff élevé chez les jésuites décrit aussi combien, après Vatican II, le catholicisme se veut « social », se mettant « à l’écoute » des jeunes – sans guère faire autre chose que réitérer les dogmes après avoir écouté le spleen adolescent… Nous l’avons appris depuis, « l’écoute » est une esquive commode pour laisser se défouler l’adversaire avant de le contrer avec les bons vieux arguments éternels. « Dieu est Dieu, nom de Dieu », éructait Maurice Clavel ; il en a même commis un livre huit ans après mai 68. Les ados voulaient, comme l’Antigone recréée par Jean Anouilh, « tout, tout de suite », ce qui allait aboutir au monôme infantile qui aurait été vite oublié sans les ouvriers réclamant du concret, et à ce gauchisme bavard, perdu dans l’abstraction théorique, qui allait accoucher de nihilistes antitout ou d’antidémocrates à la Edwy Plenel, ancrés à vie dans l’aspiration à la dictature trotskyste (à condition d’être à sa tête).

Les derniers chapitres consacrés à la montée de mai 68 dans la toute nouvelle université moderne de Caen (inaugurée en 1957), sont moins intéressants parce qu’ils se contentent de décrire à l’aide de documents ronéotypés et de la presse locale. Mais l’ensemble de l’ouvrage montre bien la montée progressive de « la révolte adolescente » de cette masse du baby-boom arrivant brutalement à l’âge d’homme sans repères ni perspectives enthousiasmantes dans un monde en bouleversement inouï. Puisque le passé ne permet alors plus d’éclairer l’avenir, « l’adolescent devient un modèle type d’individu qui fait de l’intensification du présent un mode de vie qui a tous les traits d’une fuite existentielle et du divertissement pascalien » p.448.

Cinquante ans plus tard, en 2018, le monde connait un nouveau bouleversement d’ampleur plus grande encore avec la globalisation et le retour des identités, la numérisation et la menace pour les libertés, « l’intelligence » artificielle et le risque majeur pour les emplois. L’adolescence reste cette plaque sensible de la société, écho amplifié des peurs pour l’avenir. Mais le monde actuel peut-il être considéré comme un monde « ancien » analogue à celui contre lequel s’est rebellé mai 1968 ? Tout est déjà dans tout, et réciproquement ; une génération de politiciens de gauche au pouvoir ont accentué l’individualisme et les droits minoritaires sans améliorer le sort du plus grand nombre (chômage de masse, fuite des grandes entreprises à l’étranger, impôts pléthoriques et stagnation des salaires) ; la culture ado l’a emporté partout avec l’hédonisme, le narcissisme et l’égoïsme ; le fric et la frime restent les valeurs suprêmes, contre lesquelles tentent de « réagir » les religions archaïques du Livre qui offrent de laver de tous les péchés à condition de croire. S’il existe un mai 2018, sera-t-il plutôt réactionnaire – individualiste-identitaire ?

Car ce témoignage étayé d’archives montre combien « le progrès » n’est ni univoque, ni nécessaire : les biens de consommation allègent l’effort et divertissent mais ne donnent aucun sens à la vie ; certains (dans les ZAD) y renoncent même totalement pour retrouver la vie du moyen-âge à la terre et dans la communauté. Les grandes idéologies, partant de la Cité de Dieu pour aboutir au socialisme réalisé, montrent leur lot d’inquisition, de colonialisme et de goulag, le formatage social de l’Homme nouveau ou du djihadiste modèle, le conformisme à puissance infinie. La numérisation, comme la langue d’Esope ou le taux de croissance, est à la fois la meilleure et la pire des choses. Elle ne dit rien du futur, nous laissant à ce que nous en feront – ce qui angoisse particulièrement les peuples envieux d’égalité et surtout inéduqués à la liberté !

Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier – Récits d’un monde adolescent des années 1950 à mai 1968, Stock 2018, 467 pages, €21.50 e-book Kindle €14.99

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Réflexions sur le salon Destinations nature

Le salon des randonnées, des sports et des voyages nature du 15 au 18 Mars 2018 au Parc des Expositions, Paris Porte de Versailles, incite à la réflexion. Tout se passe comme si, d’une génération à la suivante, un glissement s’était opéré entre culture et nature, temps et espace, histoire et écologie. Loin de moi l’idée d’opposer une génération à l’autre, la précédente étant bien sûr réputée « meilleure » que la suivante. Loin de moi l’idée de caricaturer un mouvement de société en poussant les oppositions aux extrêmes. Mais l’écart entre la génération des 60 ans et la génération des 30 ans mérite qu’on s’y arrête : il s’agit d’un fait.

Pour ma génération, le voyage était l’aventure, la curiosité pour les autres peuples, l’exploration des cultures. Nous n’avions qu’une hâte, quitter le présent hiérarchique et empesé de l’autoritarisme des années 60, secouer l’État-providence taxateur, flicard et hygiéniste, cesser de bronzer idiot entre le club (souvent Med), la résidence secondaire à la plage ou la caravane au camping, chaque année au même endroit, pour y retrouver les mêmes gens.

Pour la génération d’aujourd’hui, le voyage est la nature, la redécouverte de soi, le respect de l’environnement. Elle n’a qu’une hâte, rester sur place entre frères pour pratiquer des sports ou de l’observation, faire appel à l’Etat protecteur pour les sites et les espèces, creuser des toilettes « sèches », s’habiller respirant, 100% recyclé et sans PFC ajoutés, manger bio sans gluten et sans lactose, recycler l’eau de pluie des gîtes tout en se pâmant devant les petites fleurs, les grands arbres et les belles bêtes dans leur milieu sauvage.

Je caricature un peu pour bien montrer. Il reste bien sûr des jeunes pour explorer le monde, et ils ont souvent le respect des populations et des sites, ailleurs comme ici. Comme il existe des vieux pour approfondir la nature proche et apprécier la vie communautaire et rustique. Mais la société des médias, du portable, du mobile et d’Internet, la société du jeu vidéo et des raves parties, la société du zapping, des études longues et du travail précaire – n’est pas la même qu’il y a 30 ans. Sa conception du tourisme ne saurait donc être identique.

Nous sommes passés de la culture à la nature, de l’empreinte des hommes sur les sites (les monuments, les paysages, les façons de vivre) à la valorisation du vierge (du milieu préservé, des espèces intouchables). Les peuples hier apparaissaient sympathiques, vivant autrement et drôlement ; ils apparaissent aujourd’hui prédateurs qui se fourvoient, attirés par les faux lampions de la vie citadine à l’occidentale. Nous sommes passés du temps à l’espace – du vertical culturel et historique (à assimiler et transmettre), à l’horizontal de la nature immuable (à observer et protéger). Hier étaient les relations, aujourd’hui l’entre-soi. La randonnée était itinérante, ayant pour objectif la rencontre ; elle tend aujourd’hui à rayonner autour d’un point fixe, pour faire groupe et se « retrouver », voire se chouchouter par thalasso ou massages. On n’a plus rien à transmettre – on se contente de communiquer et de jouir. Hier il y avait filiation, expérience, aujourd’hui tous se veulent égaux, référents. Tous les messages et les arts se valent donc : tag machinal comme Taj Mahal.

Jusque-là, nous constatons des faits : la génération d’aujourd’hui vit autrement que celle d’hier. Mais il y a plus et nous ne sommes pas forcément en accord avec la dérive constatée.

Hier par exemple, voyager était un engagement : se remettre en cause à Venise, à Katmandou, à Calcutta ou à Moscou. Aujourd’hui, voyager est une démarche de moraline : surtout minimiser son empreinte carbone, surtout aider au développement durable, surtout ne pas modifier les équilibres et traditions locales. L’universel s’est transmué en communautaire, le mot d’ordre semble être chacun chez soi avec le Règlement Planète pour tous. La Loi de nature est délivrée par la République des Savants chère au vieux Totor déifié au Panthéon en 1885. Le On remplace le Nous.

Au nom du Principe de précaution (constitutionnalisé en France par le conservateur Chirac) : le pire étant toujours certain, le moindre doute devient certitude. Ainsi sur les OGM ou le climat. Or la démarche scientifique est tissée d’hypothèses, d’essais et d’erreurs, personne n’a entièrement tort ni entièrement raison jusqu’à ce qu’une loi s’établisse – provisoire – mais acceptée pour un certain temps ou sur un certain domaine. Pourquoi n’y a-t-il d’oreilles médiatiques que pour les climatologues – et pas pour les océanologues, météorologues, volcanologues ou historiens ?

De la science on glisse alors à la croyance qui détient la Révélation. Chacun est sommé d’obéir aux mots d’ordre de la nouvelle religion.

L’écologisme messianique d’aujourd’hui remplace le christianisme missionnaire d’avant-hier ou l’humanisme pédagogue d’hier. En témoigne ce ‘happening’ anglo-saxon, repris avec enthousiasme par les écolos : « éteignez les lumières pour la planète » (WWF). Ce geste symbolique et communautaire de Blancs nantis, quelle efficacité a-t-il, sinon de conforter l’entre-soi des Blancs et des nantis ? Un geste machinal n’est pas une réflexion. Ne vaudrait-il pas mieux voir ce qu’en pensent les pays tiers du monde (les non-Blancs, non-nantis), ceux qui se développent et sont avides de vivre mieux ? Ne vaudrait-il pas mieux encourager les technologies nouvelles et montrer à chacun comment, plutôt que de prendre une posture universelle abstraite sur le quoi ? Mais la posture est facile car elle donne bonne conscience. Les gens font ça parce que c’est rigolo. Ils ont l’air d’adhérer – mais que se passera-t-il lorsqu’on ira au bout des conséquences ? Accepteront-ils avec la même légèreté rigolote les taxes massives sur l’essence et l’avion, le bond du prix de l’eau, l’électricité plus chère après le nucléaire avec le bruit incessant des éoliennes en haut de leur quartier, les textiles standard obligatoires, le café bio-développement-durable au triple prix ? Où est l’argumentaire rationnel, le débat démocratique, le progrès humain dans ce mot d’ordre de moraline ? Pourquoi manipuler les gogos en laissant croire que c’est un simple « jeu » auquel participer ? « Éteignez les lumières » – je crains qu’on ne cherche surtout à éteindre les Lumières !

Le temps doit reprendre ses droits sur l’espace, la profondeur historique sur l’ennemi d’aujourd’hui, la culture sur la nature. Finis les « ennemis héréditaires », les Etats par essence « voyous » et l’axe du Mal à éradiquer de lumières laser. Il ne doit plus y avoir « eux » et « nous » mais un monde commun multipolaire et multivaleurs où l’universel de ce qui nous rassemble ne sera fait que des diversités qui nous composent. Mais cela à condition de conserver ces diversités et les milieux qui les engendrent. On ne peut être écolo pour les petites bêtes et les légumes mais pas pour les humains ! Un peu de croisement est bénéfique, le grand emboîtement de tous dans tous est une entropie dégénérative.

Dès lors, le voyage reprendra tout son sens : il s’agira d’aller se dé-payser pour explorer ce qu’on ne connaît pas – plus de creuser son unique trou dans la nature telle qu’elle est faite ici et maintenant.

Pour la prochaine génération ?

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Le carrefour de la mort

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Ce vieux film en noir et blanc de 1948 parle du bien et du mal, de l’envie sociale, de la rédemption, de la paternité et de ce qu’elle engage – en bref d’une époque de responsabilité virile bien loin de la nôtre…

Nick Bianco (Victor Mature), a été élevé dans la délinquance, son père tué en outre par la police. Il a déjà fait de la prison et ne peut trouver aucun travail. La société d’après-guerre est impitoyable à ceux qui ont un jour failli. Marié et père de deux petites filles, il veut fêter Noël et n’a aucun argent, depuis un an au chômage. Il se résout, sur commande, à braquer une bijouterie, située au 24ème étage d’un building. Mais lui et ses deux complices se contentent d’attacher les employés, sans vérifier qu’ils ne peuvent bouger pour appuyer sur l’alarme. Et c’est dans l’ascenseur qui descend interminablement, tant les clients sont nombreux pour Christmas, que la sirène se déclenche, faisant intervenir immédiatement les policiers du coin. Nick, pas très doué bien que costaud et dur, tente de s’enfuir ; il frappe un flic, qui tire et le blesse à la jambe.

Lui seul est pris. Il refuse par « honneur » du Milieu de donner les noms de ses complices, malgré l’insistance D’Angelo, substitut du procureur particulièrement humain  (Brian Donlevy) Il écope donc de 20 ans de tôle. Son avocat Earl Howser (Taylor Holmes) a une vraie tête d’affairiste cauteleux. Il « conseille » en effet le Milieu et n’hésite pas à désigner lui-même les braquages à faire et les receleurs à alimenter. Il promet à Nick que l’on va s’occuper de sa femme et de ses filles pendant sa détention. Evidemment, il n’en fait rien et Nick Brando apprend incidemment, par Nettie (Coleen Gray) la baby-sitter de ses filles, que son épouse a couché avec Rizzo, l’un de ses complices, pour avoir de l’argent, puis qu’elle s’est suicidée au gaz. Les deux fillettes sont placées dans un orphelinat de bonnes sœurs.

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C’en est trop. Puisque « l’honneur » affirmé n’existe pas plus dans la contre-société délinquante que dans la vraie, pourquoi s’en préoccuper ? Nick va donc prévenir le procureur qu’il est prêt à parler. Son jugement ne peut être remis en cause, mais il peut bénéficier d’une remise en liberté sous contrôle de la justice s’il consent à piéger la bande. Pour cela, le proc le met en cause dans une affaire ancienne, ce qui fait courir le bruit que Rizzo est un mouchard. Le Milieu, par la voix de l’avocat Howser, commandite le tueur Tommy Udo pour éliminer le mouchard présumé avant qu’il ne se mette à table.

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C’est Richard Widmark, alors 34 ans, qui incarne ce méchant sans scrupule avec un sourire désarmant et carnassier de gamin. Il est le diable incarné, blond fluet qui en rajoute dans la virilité auprès des femmes, qu’il traite comme des putes devant les grands bruns virils comme Nick. Il pousse mémère dans les escaliers (la mère de Rizzo, handicapée), n’hésitant pas à se venger sur la famille s’il n’accède pas directement à ses proies. Nick Bianco sera sa victime préférée, mais qui causera sa perte : la police le piège une arme à la main et son sort sera l’ombre pour des décennies.

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Si la société est inhumaine, globalement indifférente à la Faute, il existe des gens de bien. C’est le cas du substitut du procureur, lui-même père de quatre enfants, qui voit en Nick Brando une victime plutôt qu’un irrécupérable. Nous sommes en plein baby-boom et la société révère bien plus les enfants qu’aujourd’hui. L’affection qu’il a pour ses fillettes doit le sauver – belle parabole chrétienne de la rédemption par l’amour. Mais, comme nous sommes au pays des pionniers et de la lutte pour la vie, il lui faut se bouger. Nick devra faire acte positif pour se réhabiliter, changer de nom, se remarier avec Nettie pour les filles et trouver un emploi correspondant à ses capacités limitées (ouvrier dans une briqueterie). Mais il pourra alors recommencer à zéro et s’élever selon son initiative. D’où la complexité du personnage, servi par un acteur dont le rictus est la seule expression visible d’émotion, que ce soit pour aimer ou pour haïr.

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Film réaliste, dur, social et chrétien – un vrai film d’Amérique après-guerre. Noir pour la société, lumineux pour les bébés. Nous avons perdu cet avenir juvénile.

DVD Le carrefour de la mort (Kiss of Death), 1948, de Henry Hathaway avec Victor Mature, Brian Donlevy, Coleen Gray, Richard Widmark, Taylor Holmes, 20th Century Fox réédité par ESC Conseil 2016, blu-ray €19.00

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Droite et gauche selon Michel Tournier

Dans son autobiographie littéraire, Michel Tournier médite sur les écarts politiques à propos des concepts d’hérédité et de milieu. Comme le terrorisme intellectuel marxiste depuis l’après-guerre a imposé l’idée idiote que la gauche serait le Bien incarné et la droite le Mal, « tout le monde se réclame de la gauche », ironise-t-il p.243. Mais c’étaient les années 1970…

Depuis, la montée de l’extrême, à droite, réhabilite la droite traditionnelle, d’autant qu’elle apparaît moins « conservatrice » que la gauche ! Qui, en effet, veut conserver les Zacquis – selon un mot de Mitterrand rendu célèbre par les Guignols ? Eh bien les syndicats dits « ouvriers » (en fait plus composés de fonctionnaires que de travailleurs), et « la gauche »… La droite, elle, veut réformer – donc changer, avancer, aller vers l’avenir.

Sauf que l’avenir n’est pas celui décrit par Marx, ni celui rêvé par les utopistes du socialisme – donc l’avenir pour la gauche est un leurre : changer voudrait dire régresser. « La gauche contre la droite, dit Tournier, c’était le mouvement vers la justice contre l’immobilisme d’un ordre établi oppresseur » p.244.

Mais voilà, la gauche a bel et bien opprimé, après les révolutions initiées par la Russie en 1917 ; ce n’est qu’en 1989 que les pays se sont libérés du joug socialiste et seul Cuba et la Corée du nord restent aujourd’hui « communistes », donc tyranniques. Eh oui, dès lors que la réalité ne se plie pas à la volonté, ladite volonté se fait dictatoriale pour forcer « l’homme nouveau » à émerger – ce qui, on le constate sur un siècle, est un échec patent.

Le « socialisme réel » a carrément échoué ; le meilleur hommage que la Chine communiste pouvait rendre au capitalisme était de l’adopter. Sa nouvelle bourgeoisie concurrence celle des apparatchiks, d’où les tensions qui augmentent et « les libertés » qui s’arrêtent au commerce. Mais, si l’on doit croire Marx, l’infrastructure commande la superstructure, donc les intérêts réels des groupes sociaux commandent les idéologies qu’ils suscitent pour justifier leur pouvoir : la Chine devrait donc évoluer bon gré, mal gré, dans la violence s’il le faut, en faveur des intérêts de ceux qui font émerger le pays.

Paris parti socialiste soldes

Michel Tournier explique qu’« aussi longtemps que ces deux pôles de la pensée biologique exerceront leur attraction contradictoire, il y aura une biologie de droite – mettant tout sur le compte de l’hérédité – et une biologie de gauche – pour qui seule le milieu est déterminant » p.244.

Pour la droite, l’auteur cite l’Ancien Régime où les privilèges étaient de naissance, puis l’ère bourgeoise où la société était divisée en manuels et en intellectuels, chacun à sa place, puis l’idéologie raciste du IIIe Reich où le mauvais sang partageait selon l’hérédité les bons et les mauvais.

A gauche, la science biologique et l’agriculture soviétique ont mené à la ruine les années Staline, l’avoine, le seigle et l’orge ne pouvant naître du seul blé dur selon l’idéologie marxiste simpliste qu’une éducation idoine peut produire n’importe quoi. De même changer les hommes.

« Où est la vérité ? A coup sûr pas dans les partis pris idéologiques », dit l’auteur. « L’hérédité possède avec la génétique une science dont les rapides progrès sont peu discutables. A l’inverse, le milieu ne constitue pas un terrain d’étude scientifique bien précis » p.248. Les humains ne sont pas des fourmis, entièrement programmés par leurs gènes ; mais leur liberté n’est que relative à leur milieu ambiant, à leurs parents, à leurs pairs, à leur société et à leurs croyances (dont « la science » fait partie). Nous, humains, sommes moins déterminés que les fourmis, mais quand même déterminés. Tout le débat sur l’écologie le montre, puisque nous réussissons même à changer notre milieu ambiant pour le pire !

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Littérairement, la droite est bien plus intéressante que la gauche. « On a dit de Balzac qu’il était « de droite » et de Victor Hugo qu’il était « de gauche ». C’est en effet ce que confirme notre critère appliqué aux deux grands bagnards évadés, le Vautrin de Balzac et le Jean Valjean de Victor Hugo » p.250.

Valjean était au départ un homme banal, une cire vierge, tombé dans le mal par les circonstances. Vautrin prétend au contraire rejeter la société pour la plier à sa propre volonté de puissance. « Il est hors de doute que Vautrin a plus de relief que Valjean, lequel paraît en comparaison bien fade et superficiel » p.251. C’est la même chose pour les héros de Racine comparés à ceux de Corneille. « Si le héros de droite anime un drame plus grand et plus valeureux que le héros de gauche, c’est qu’il entretient avec le drame une relation essentielle et non pas accidentelle comme le héros de gauche. Or en tout état de cause, il y aura toujours un primat de l’essence sur l’accident » p.252.

C’est pourquoi la littérature « de gauche » manie souvent les bons sentiments et l’histoire rêvée de l’innocence pliée par l’injustice qui prend sa revanche à la fin. Alors que la littérature « de droite », moins béatement optimiste sur la nature humaine, nous fait découvrir les noirceurs de l’âme et les grandeurs des passions. L’une est dans le fantasme et l’autre dans le réel ; à gauche dans le moralisme édifiant, à droite dans la réalité crue. Voilà peut-être, malgré le « réalisme socialiste » qui n’était qu’un prosaïsme à ras de terre, ce qui différencie la mauvaise littérature de la bonne.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

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Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill

alexander neill libres enfants de summerhill
L’avenir n’est écrit nulle part… sauf parfois dans le passé. Notre société est déréglée sur l’éducation, écartelée entre paranoïa sécuritaire et hédonisme égoïste, internat sévère et laisser-aller collégien.

La paranoïa vise à « assurer » le succès à tout prix, fût-ce par la solitude affective et la chiourme de la mise en pension. Les parents croient aux méthodes, aux programmes et à la discipline, comme si c’était à cela que se résumait toute éducation ; pire, ils exigent du résultat et ne veulent surtout pas assumer l’échec, même si cet échec est souvent le leur… Alors les électeurs mandatent les politiques qui refilent le bébé aux fonctionnaires qui réglementent, plus royalistes que le roi, bridant toute initiative. Et « l’éducation » conduit trop souvent à sortir de l’école sans savoir lire ni compter utilement, ou à mal parler anglais après 7 ans d’études assidues, à placer Brest à la place de Toulon sur une carte de France (vu à l’ENA !), et à ce bac qui ne vaut rien, « aboutissement d’un système périmé et laxiste » selon Jean-Robert Pitte, Président de Paris-Sorbonne (L’Express 30 août 2007).

Le laisser-aller égoïste est un abandon d’enfant, on le laisse à lui-même sans l’écouter, sans chercher à le comprendre, en quête désespérée d’identité qu’il va prendre sur le net ou parmi ses pairs en se donnant « un style » (être ou n’être pas « emoboy », quelle question !).

ado as tu confiance en toi

Et pourtant, tout n’avait-il pas été dit dans ce livre exigeant et généreux sur l’éducation, Libres enfants de Summerhill, écrit par Alexander Sutherland Neill… en 1960 ? Certes, la société coincée, puritaine, hypocrite et hiérarchique des années 50 n’est plus la nôtre – encore qu’on y revienne. 1968 a fait exploser tout cela et l’on a été trop loin, mais peut-être était-ce nécessaire ? « Il faut épuiser le désir avant de pouvoir le dépasser », écrit Neill. Refouler par la contrainte ne supprime pas le désir ; en parler, l’explorer, le circonscrire : si.

Pour former des enfants responsables, il est nécessaire de leur apprendre à ne pas s’identifier avec l’image de victime que la société est si prompte à ériger en icône vertueuse. Éduquer, signifie faire prendre conscience des risques que comporte toute vie ; donner le désir d’apprendre et de faire.

Le risque le plus grave est intérieur, il réside dans la pulsion de mort de chacun. La sécurité effective repose avant tout sur la sécurité affective. Tout parent le sait pour les bébés : pourquoi feint-il de l’oublier pour les adolescents ? C’est dans le risque assumé que l’on devient réellement autonome, que l’on se découvre soi, que l’on devient alors capable de relations libres et volontaires avec son entourage – y compris ses parents et ses profs. Ce n’est que si l’on est responsable de soi que l’on devient aussi responsable de sa propre éducation. Donc à « travailler à l’école » en développant ce qu’on aime faire.

enfants de summerhill faire un feu

Pour apprendre à se construire (et à se reconstruire après une épreuve), Neill fait entendre quelques principes simples :

1. Il faut aimer les enfants. C’est plus compliqué qu’on ne croît parfois, car il faut les aimer pour eux-mêmes et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient. Ils ne sont ni animaux de compagnie, ni souffre-douleur, ni miroirs narcissique. Laissez-les devenir ce qu’ils sont, sans les tordre de mauvais principes ni les culpabiliser de n’être pas des idéaux.

2. Il faut laisser être les enfants. Chacun se développe selon ses rythmes propres et rien ne sert de les brusquer. Les filles ne vont pas comme les garçons et deux frères ne suivent pas forcément les mêmes étapes au même âge (le Gamin a souffert de son aîné trop en avance lorsqu’il était petit). Neill déclare que « la paresse n’existe pas », qu’il n’existe que l’incapacité matérielle ou le désintérêt de l’enfant ou de l’adolescent. Un être immature ne peut agir « comme un adulte » : il n’en est pas un. Chaque étape de la maturation doit se faire, en son temps.

enfants de summerhill atelier

3. Les enfants se développent tout seul – dans un milieu propice. Mais la liberté n’est pas l’anarchie, les pouvoirs de l’enfant doivent s’arrêter à ce qui menace sa sécurité (dont il est inconscient), et à la liberté des autres (y compris celle des adultes). Chacun doit être traité avec dignité et, si l’adulte défend à l’enfant de planter des clous dans les meubles du salon, il doit aussi respecter l’aire de jeu de l’enfant et l’intimité de sa chambre. Faire participer et débattre est la clé de l’école de Summerhill.

4. Pour parler aux enfants, il faut les écouter. On peut les réprimander pour une faute immédiate, mais ce qu’il faut éviter est, pour toute vétille, de faire intervenir les essences : le Bien et le Mal, la mauvaise hérédité ou l’enfer ultérieur, la Matrone irascible ou le Père fouettard. Et toujours se demander pourquoi un enfant est au présent agressif ou malheureux.

5. L’enfant est attentif aux règles, confiez-lui des responsabilités de son âge. Avec mesure et contrôle, mais confiance. Cela confirmera sa dignité et l’aidera à former sa personne. Une étude de deux auteurs norvégiens parue dans ‘Science’ (316, 1717, 2007) montre que les aînés ont en moyenne un meilleur quotient d’intelligence que les autres. La principale cause de cette différence pourrait bien être le rôle de tuteur, de responsable, que joue le plus âgé sur les plus jeunes.

education chantage

6. L’éducation se fait avant tout par l’exemple – et surtout pas par « la morale » ! C’est vrai aussi en politique : les indignés sont rarement ceux qui agissent et les vrais réformateurs ne sont jamais les pères la Vertu. L’adulte doit être indulgent mais rester lui-même. La pression du groupe, dans la fratrie, à l’école, par les parents et les adultes côtoyés est plus importante que les matières enseignées. Les normes sociales se corrigent par le milieu – à l’inverse, un milieu peu propice imbibera l’enfant de comportements peu sociaux : on le constate dans les ghettos immigrés où les communautés vivent entre elles, ignorant les lois communes. D’où le choix des écoles et des lycées, bien plus important qu’on croit : mixer les niveaux et les classes sociales ne fonctionne que lorsque les écarts sont autour de la moyenne. Les surdoués s’ennuient dans les classes normales et les « nuls » n’accrocheront jamais ; les élèves curieux et avides d’apprendre se feront vite traiter de « bouffons » et corriger à coups de poings par les « racailles » qui font de leur virilité machiste en germe la seule vertu selon la religion.

Tout cela, le sait-on assez aujourd’hui ? L’avenir n’est écrit nulle part… sauf quelquefois dans le passé : il faut lire et relire Libres enfants de Summerhill, paru en 1960, pour avoir des enfants sains et heureux.

Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill, 1960, La Découverte 2004, 463 pages, €13.80

Summerhill School Wikipedia
Summerhill School aujourd’hui
L’école et “les normes du ministère” en 1999
film Summerhill TV movie 2008 sur YouTube
film Les enfants de Summerhill 1997 sur YouTube
interview d’AS Neill sur YouTube

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Jean d’Ormesson, Au revoir et merci

jean d ormesson au revoir et merci
Écrire à 38 ans ses mémoires est un peu présomptueux. Surtout lorsque l’on a presque rien à dire de soi. Après des romans « de jeunesse », ce premier livre de l’âge mûr laisse mitigé : avec le recul et la suite, c’est bien Jean d’Ormesson qui est en germe, mais immature encore, pas vraiment sorti de sa famille ni de son milieu. Il lui faudra des années, de l’imagination et des œuvres.

Car ce qui frappe en ces pages de 1966, est l’emprise des cadres qui enserrent ce pauvre jeune homme : « J’ai vécu toute ma vie entouré de rigueur, des mœurs les plus convenables, d’institutrices, de domestiques – et pas seulement de bonnes, mais de vieux serviteurs au relent féodal –, de châteaux, d’argent et même de l’appareil de l’État, sans parler des pompes de l’Église et de tous les réflexes conditionnés de la plus raffinée des éducations ». p.157. Comment peut-on exister dans cet enchevêtrement de tuteurs ? Comment peut-on se libérer de ce formatage familial et social tout pétri de bonnes intentions ?

C’est pourquoi l’auteur aborde la vie comme elle vient, en attente des événements. Il ne se sent pas libre de choisir et laisse pencher pour lui les circonstances : la première fille baisée la veille de l’agrégation, le saut en parachute, le fonctionnariat international, la découverte de Rome… Mais il a constamment cette qualité précieuse qui est la curiosité d’aller voir : « Quitte à jouer le jeu, je préférais le jouer mieux : il y a rarement avantage à ne pas pousser jusqu’au bout les expériences auxquelles ont se livre de gré ou de force » p.83.

L’amour ne surgit que « page 130 », pirouette l’auteur, pour passer pudiquement sur qui et quand, notant simplement que ce n’est « pas du temps perdu » p.141. L’amour, comme la littérature, remet en question ce qui existe déjà. « Dans le monde un peu uniforme, conformiste, ennuyeux, collectif que nous ont valu ensemble la bourgeoisie et le socialisme, il en est l’aventure solitaire et la secrète mythologie » p.142.

jean d ormesson jeune

Certes, mais tout cela méritait-il un livre ? « Je perdais ma vie à être bêtement heureux » p.93. Les hommes heureux n’ont pas d’histoire… à raconter. Aussi assiste-t-on à une généalogie, à quelques éléments personnels et à des digressions sur l’époque, bien surannées aujourd’hui. Jean d’Ormesson se pose bien souvent en Jean d’Ormeslecteurs sur l’éducation, l’information, le jugement social, l’art, l’argent, Dieu.

Tout cela assaisonné d’une fausse modestie trop affirmée pour être honnête, très catholique au fond, afféterie de milieu social où il est de bon ton de ne jamais « paraître » – tout en n’ambitionnant pas moins. L’abaissement forcé agace, en notre temps d’honnêteté démocratique. « J’ai, hélas ! toujours su que je n’’aurais jamais de génie, pas même de vrai talent, à peine une sorte d’habileté basse et que je méprisais de tout cœur » p.162. N’en jetez plus, Monsieur l’Immortel, auteur de La Gloire de l’empire et de Dieu, sa vie, son œuvre, et ancien directeur du Figaro !

jean d ormesson oeuvres pleiade

L’aspect positif de cette humilité est de rabaisser les importants, aiguisant non sans humour l’esprit critique, si rare chez nos intellectuels : « Devant les pouvoirs généralement formidables qui s’attachent aux importants, aux officiels, aux pontifes de tout poil, et même, selon les lois de la dialectique, à ceux tout récents de l’anticonformisme professionnel érigé à la hauteur des plus estimables institutions, tout ce qu’on peut faire c’est de gueuler, de se moquer, de rire tant que c’est permis et même un peu au-delà » p.127.

D’où un certain cynisme de ton, l’art de la pirouette, l’ironie, une désinvolture insolente à la Montherlant, le tout lié dans une sorte de tourbillon mondain, sur le ton de la conversation qui ne dédaigne pas d’abaisser le français parfois en expressions familières ou raccourcis d’oral.

Je n’ai lu que cette année ce « roman » autobiographique, moins bon que La Gloire de l’empire, lu à 17 ans, dont la langue sèche et l’ampleur classique m’avaient séduit. Mais une forme de sagesse est en germe. Accepter le monde tel qu’il est, le bonheur comme il vient. Carpe diem ! semble être pour Jean d’Ormesson la devise jamais reniée jusqu’au soir de sa vie. L’ombilic est cette église de Rome, San Giovanni a Porta Latina, dont le calme et l’immémorial révèlent combien il est juste et bon de vivre ici et maintenant, loin des chimères.

Jean d’Ormesson, Au revoir et merci, 1966, Gallimard collection blanche 1976, 257 pages, €21.00

Jean d’Ormesson, Œuvres, Gallimard Pléiade 2015, 1662 pages, €55.00

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François Jullien, Le nu impossible

francois jullien le nu impossible
Pourquoi le nu est-il si courant dans la peinture occidentale et absent dans la peinture chinoise ? Cet étonnement philosophique est le point de départ de la réflexion du sinologue philosophe François Jullien. Il va chercher la condition d’impossibilité du nu en Chine, dans le même temps qu’il va s’interroger sur ses conditions de possibilités en Europe.

Il ne s’agit ni de pudeur, ni de honte, car le nu n’est pas un portrait mais une essence. Il nie l’individu représenté au profit de la Beauté en soi, faisant remonter le sensible à l’abstrait dans la meilleure raison platonicienne. Ce pourquoi il est indifférent que Filippo Lippi ait trouvé ses modèles de Madones dans les bordels de Florence ou Michel-Ange son David chez un jeune marbrier de Carrare. Rien de tel en Chine, où l’abstraction n’a pas de sens. La forme est délaissée au profit du trait, l’essence au profit du mouvement, l’enfermement fixiste au profit de l’ouverture sans finitude.

Il existe des corps humains déshabillés dans la peinture chinoise, mais ils ne constituent pas des « nus ». Leurs formes ne sont pas dessinées, structurées en proportions mathématiques, mais laissées informes, traversées de courants et d’énergies. Les corps ne sont pas posés, offerts immobiles comme une leçon d’anatomie ou un exemple de concept, mais en mouvement dans un paysage. La figuration humaine perd de son importance dans l’histoire de la peinture chinoise. Si le nu européen isole, abstrait, éternise – les êtres humains chinois sont insérés dans leur milieu, leur condition sociale, leur époque. Nulle éternité glorieuse mais un moment qui passe. « Tandis que le nu isole le corps dans sa forme et son volume, la peinture chinoise s’attache à peindre ses personnages en intime relation avec le monde ambiant : car tout le paysage, de même que le corps humain, est parcouru de souffles qui le font vibrer » p.36. Les vêtements drapés et ondulants, les arbres et rochers alentour, manifestent cet échange constant d’énergie.

su dongpo rocher etrange

Corps en soi ou sur le vif ? Tel qu’en lui-même l’éternité le pense ou bien ici et maintenant ? « Tandis que la pensée grecque valorise le formé et le distinct, d’où son culte de la Forme définitive qu’exemplifie le Nu, la Chine pense – figure – le transitionnel et l’indiciel (sous les modes du ‘subtil’ et du ‘fin’, de ‘l’indistinct’) » p.54. Le rapport du sujet à l’objet n’intéresse pas les Chinois ; ils le jugent infécond. « Le ‘paysage’ n’est pas séparé de ‘l’émotion’, mais l’un est dans l’autre – l’un révèle l’autre » p.61. L’intériorité révèle le monde et le monde n’existe que vu par une intériorité. Plutôt que d’illustrer la mathématique immuable de la nature, le peintre chinois cherche l’harmonie du point de vue, la transition de la forme, en tension dans le temps.

michel-ange david nu

Le nu européen est un pur objet. « C’est pourquoi je ne me sens pas plus tenté par le désir de sa chair que je n’éprouve de compassion pour la violation faite à sa pudeur. Telle est la force, isolante (insolente), de la fonction esthétique que magnifie le nu et qui sépare d’emblée celui-ci de tout commerce ordinaire » p.88. A l’inverse, « les traités insistent sur ce point, voire en font leur précepte initial : quoi qu’il peigne, le bambou ou le rocher, le peintre chinois commence par ‘communier en esprit’ avec lui (notion de shenhui) ; il se livre à travers lui » p.91. Fermeture occidentale sur la forme ; ouverture chinoise sur l’interaction du peintre et de son paysage (humain compris). Le geste de peindre est ‘naturel’ parce qu’il émane de lui-même, sans intention première ni construction préalable. Un corps est comme un paysage : un état d’âme, « un penser du pinceau qui se déploie spontanément en tous sens… », disait Zang Yanyuan, cité p.114.

Un bien beau court traité qui laisse à penser.

François Jullien, Le nu impossible, 2000 révisé 2005, Points Seuil essais 2005, 140 pages, €8.10
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Fred Vargas Dans les bois éternels

fred vargas dans les bois eternels jai lu

Adamsberg, le héros vargasien, est commissaire à l’intuition, petit brun râblé et Béarnais. Anarchique en diable, il laisse décanter, « pelleteur de nuages », prenant systématiquement des chemins de traverse, lâchant la bride à l’instinct, attentif à la lourdeur des choses et à toutes ses sensations que la modernité atrophie. Le toucher, l’odorat, l’affectif, l’irrationnel sont réhabilités dans ce « rom’pol » (c’est elle qui le dit) écrit par une archéologue médiéviste.

Contre la raison « sans âme » qui règne dans le contemporain. Car c’est la raison qui est la folie, diabolisée comme au moyen-âge, la raison-orgueil-de-l’homme, inspirée par Lucifer, serpent tentateur de la Connaissance – et instrument (via Eve) de sa Chute. A l’inverse, « ce saugrenu de chacun des êtres, leur éclat individuel, leurs originalités aux effets incalculables, tu ne t’en es jamais soucié… » dit Adamsberg à l’assassin. La raison qui séduit, obsédée par le résultat dans l’ordre voulu, apparaît incapable de se couler dans l’humaine réalité.

Fred Vargas aime les êtres taiseux qui soupèsent et ne parlent que par aphorismes, dépositaires autoproclamés de la sagesse des nations. Ce parler définitif émane souvent des bandes d’hommes réunis autour de l’alcool. Le chapitre VIII décrivant la rencontre d’Adamsberg avec les Normands d’Harnoncourt est à ce titre éclairant, un morceau d’anthologie sur cette France à la José Bové. Les paysans, bien français, viennent tous de « quelque part », d’une vallée précise, d’une région typée et font bloc sur leurs terres. Contre l’industrie et contre le grand large, contre la raison « de Paris ». Ce serait cela « la France profonde », et cette systématique n’est pas sans susciter quelque agacement jusque vers le milieu du livre. Il y a de la nostalgie d’Ancien régime dans tout cela, un regret de l’ordre social fixé par Dieu et du « chacun sa place », un relent médiéval d’éternité et de merveilleux contre la technique, le savoir scientifique et la raison des Lumières.

Ce conservatisme de ton est tout-à-fait en phase avec le repli sur soi des Français d’aujourd’hui, une pesanteur des siècles dans laquelle on se réfugie comme hier le donjon, se disant que la bourrasque va passer. C’est probablement inconscient : Fred Vargas est bobo, « de gauche » par atavisme de milieu, et probablement bien étonnée qu’on lise autrement ses œuvres.

« La terre ne ment pas », ce pourrait être pétainiste… si ce n’était surtout archéologue. Fred Vargas est immergée dans sa génération et dans son époque. Les années 1970 ont réhabilité le « spontané », les sens, l’imagination. Si cette dernière n’a guère pu parvenir « au pouvoir », malgré le slogan mai 68, les mœurs ont considérablement décoincé l’être. L’exercice de la fouille archéologique, comme toute discipline qui met en jeu le physique, a quelque chose d’une ascèse zen. Le personnage du jeune Matthias, vigoureux et en permanence quasi nu, détecte avec sa peau, raisonne avec ses doigts, observe de ses yeux neufs la terre pour lui faire dire tout ce qu’elle sait. Adamsberg lui-même hume les odeurs, reconnaissant ici ou là l’élixir de relaxation d’une infirmière tueuse, endort son bébé au toucher, d’une main sur la tête, tout comme je le faisais avec le Gamin. La sensation est la dimension oubliée de l’existence contemporaine qui enferme les êtres dans les vêtements, la morale et l’exercice dogmatique de la raison. L’homme est entier, l’archéologue se doit de l’être et le commissaire de police, qu’est-il sinon un archéologue des assassinats ?

Ce pourquoi il monte un mur « sans fil à plomb » et « torse nu », joue avec les règles pour mettre un suspect sur écoutes et se fie aux intuitions plus qu’aux faits rapportés, trop souvent déformés par les préjugés – et par ce que « le raisonnable » cherche à trouver à tout prix. Fred Vargas fait attention à chaque être comme elle fait attention à chaque indice sur la fouille. Elle respecte le réel sans lui imposer un ordre préétabli, elle « laisse être les choses », comme Heidegger le préconise, étant en cela dans le meilleur de la génération post 68. Elle a l’art de saisir les tics de comportement comme ce « on » impersonnel des médecins et infirmières d’hôpital ou ces « faut voir » paysans.

Cette référence constante à l’archéologie et aux chantiers est l’une des originalités de Fred. La fouille qu’effectue Matthias sur un foyer dans l’Essonne « datant de 12000 ans » est un clin d’œil aux stages d’archéologie préhistorique que tout étudiant doit effectuer durant son cursus. Il s’agit là d’un vrai chantier, celui d’Étiolles fouillé dès 1972 par Yvette Taborin, et où j’ai rencontré l’auteur quelques années plus tard. Tout comme « le divisionnaire Brézillon » est un nom réel, repris en hommage au Directeur des Antiquités Préhistoriques d’Ile de France à l’époque, décédé depuis. Actif et organisateur, il aimait que tout aille vite.

L’enquête devient une forme de quête où il s’agit, comme pour le saint Graal, de résoudre des énigmes. Elles s’enchaînent dans ce roman policier atypique en traces, indices, vieux grimoires, reliques, étrangetés biologiques, vers raciniens ou histoires de gosses… Le savoir oublié ressurgit toujours. Savez-vous ce qu’est « le vif d’une pucelle » ? Ou « les bois éternels » ? Combien de kilomètres un chat peut-il faire pour retrouver sa maîtresse aimée ? Que l’on peut économiser son énergie pour résister bien plus que « la science » ne le croit ? Que l’os pénien n’est pas toujours une blague de carabin ? Que le cœur de cerf est fait autrement qu’on l’imagine ? Que « le temps de jeunesse » est un âge bien défini.

Bien sûr, il faut que, comme lors d’une fouille, les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Ceci fait que le roman peine à démarrer et qu’à la moitié encore le lecteur demeure dans les brumes. Mais les fausses pistes ne manquent pas, les rapprochements se font et le bouquet final est digne d’Agatha Christie !

Vu le succès, l’édition se décline en audio (pour ceux qui n’aiment plus la corvée de lire), et en fiche de lecture (pour ceux qui ont peur de n’avoir rien compris – « reconnu d’intérêt pédagogique par le Ministère de l’Éducation »).

Fred Vargas, Dans les bois éternels, 2006, J’ai lu 2009, 480 pages, €7.41

Livre audio 2 CD MP3, Audiolib 2013, €18.53

Fiche de lecture (résumé, étude des personnages, clés de lecture et pistes de réflexion), format Kindle, lepetitlittéraire.fr 2013, 20 pages, €3.99

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Vassili Axionov Une saga moscovite

vassili axionov une saga moscovite folio tome 1

 « Saga », ce terme venu de Scandinavie évoque une longue histoire, sur plusieurs générations, qui conte les ébats d’une famille dans son milieu et dans son époque. Tel est le titre, traduit directement du russe, de cet ouvrage de 1639 pages en deux volumes (Folio). Ne vous effrayez pas de l’épaisseur ! Ce roman se lit à longs traits, durant les soirs d’hiver ou les voyages en avion. L’écriture enlevée vous plonge dans l’histoire et vous captive très vite. Le romancier taille le patron d’une époque, il surfile à l’idéologie, il brode au petit point l’humanité.

Vassili Axionov, auteur russe, est né en 1932. Il avait 5 ans lorsque ses parents furent purgés par les tchékistes à la botte de Staline pour un déviationnisme quelconque, peut-être à base ethnique. L’idéal communiste déjà se perdait dans une soumission de moujik envers le nouveau tsar rouge. Sa mère s’appelait Evguénia Guinzbourg et ne fut libérée, avec son mari, qu’après la mort de l’Idole en 1953. Vassili avait alors 21 ans. Son affectivité frustrée lui avait fait entreprendre des études de médecine et ce n’est pas un hasard si le héros de la saga, Boris, est médecin général. En régime tyrannique, la médecine est un domaine « neutre » qui rapproche des autres et soigne sans a priori idéologique. On peut être un « idiot », mais un « idiot utile ».

A 28 ans, mais c’était sous Khrouchtchev, Vassili Axionov connaît la gloire immédiate avec un premier roman, Confrères, d’un ton impertinent, politiquement très incorrect, mais d’une liberté qu’aurait aimé Voltaire. Les temps n’étaient plus à la paranoïa cléricale de l’ex-séminariste pilleur de banques, ni même aux élucubrations de « l’éternellement vivant ». Ce terme, que l’on croirait voué au Dalaï Lama, s’appliquait à Lénine, prouvant, s’il en en était besoin, l’incurable naïveté des censeurs d’opium du peuple et la prodigieuse vitalité du peuple russe, capable de rire de ses maîtres sans pitié.

Une saga moscovite commence avec Staline et se termine avec Staline. 1924, Lénine meurt, le 21 janvier, après un Testament dans lequel il déconseille au Politburo de confier des tâches suprêmes à Staline, « trop rigide ». Lénine était un homme pratique (on disait à l’époque, pour faire intello, qu’il privilégiait « la praxis », ce qui est strictement la même chose mais faisait initié). Staline ne l’était pas, pratique, lui dont la lourdeur théorique n’avait d’égale que l’angoisse d’être supplanté par plus subtil que lui. L’Homme d’acier (surnom qu’il s’est choisi et traduction russe de stalin) n’aura de cesse d’éliminer tous ses rivaux potentiels, à commencer par Trotski, bien plus intelligent mais juif. Sa force sera de s’inféoder des non-intellectuels en leur donnant du pouvoir, au détriment de la construction efficace du socialisme. La Tcheka contrôle tout, les tchékistes « fonctionnent », ils obéissent aux ordres venus du centre. « La dictature, c’est moi », aurait pu dire Staline en paraphrasant Louis XIV (montrant ainsi comment il considérait « le prolétariat »).

La volonté de dominer engendre la paranoïa, le monde et les gens ne sont vus que par la théorie du Complot,  « qui n’est pas pleinement à ma botte est forcément contre moi ». Tout le monde est un « traître » un jour où l’autre, soit par sa naissance (« engeance de koulak », juif apatride, étranger donc espion), soit par ses prises de position (blanc, menchevik, trotskiste, zinoviéviste…), soit par son zèle (« tiède » ou, à l’inverse, « trop convaincu »). « Il n’y a rien entre le peuple et moi », pensait Staline, paraphrasant la nymphette en jean qui fit scandale outre-Atlantique en suggérant l’absence de décente culotte.

La « volonté générale » est celle d’un seul qui représente tout le monde. Au camp tous les autres, les « déviants », les non-clones sont considérés comme des « malades » à « rééduquer » ou des « vermines » à humilier et à dresser. Ainsi se bâtira le communisme : par le Plan d’en haut, réalisé par sélection des hommes « dignes d’en être », autour du Chef, et en « éliminant » tous les autres, qualifiés de parasites sociaux, surveillés par d’obtus et fidèles chiens de garde. La saga d’Axionov décrit superbement ces moments, au travers de personnages bien campés.

vassili axionov une saga moscovite folio tome 2

Boris Gradov, le pater familias de la saga, est chirurgien éminent : il sera préservé tant qu’il fermera sa gueule (le parler prol est encouragé, la Proletkult supplante toute culte à la Culture). Son fils aîné Nikita, brillant militaire devenu général, inquiète : au camp ! On ne l’en sortira par besoin que lorsque les panzers nazis menaceront Moscou et Leningrad et que le tyran « disparaîtra » une bonne semaine, mort de trouille, incertain de ce qu’il faut faire et planqué hors de Moscou. La fille cadette Nina, vivace et poétesse, ne doit qu’à sa beauté (et à ses complaisances successives) d’accompagner les voltes de la ligne. Son fils cadet Kirill, marxiste brûlant et convaincu depuis tout jeune, théorise trop : au camp ! Surtout après avoir sauvé un gamin de 7 ans victime de « dékoulakisation » administrative lors d’une inspection dans un village.

Le chapitre dix du premier tome, montre bien mieux que la sécheresse des livres d’histoire, le communisme en marche. Selon une théorie abstraite, des ordres venus d’en haut mettent en branle les « organes » afin de déplacer les pions. Tout un village est ainsi déporté en Sibérie ou abattu sur place suivant sa résistance, et ses vaches et volailles sovkhozizés aussi sec, entre les mains des serviles qui restent, de ceux dont le ressentiment pour incapacité était le plus fort. Outre le drame humain, outre le sadisme des bourreaux à qui, sur injonction centrale, tout est permis, on perçoit sans peine comment ces nouveaux sovkhozes, entre les mains des plus nuls, seront gérés à l’avenir.

Le lecteur sort de ce roman fleuve, une sorte de Guerre et Paix contemporaine, comme d’un tourbillon. Avec une haine pour toute forme de dictature « au nom » du peuple (alors que le peuple est interdit d’expression), avec une méfiance viscérale envers toute forme d’élitisme théorique, « historique » ou « scientifique » qui donnerait à ceux qui « savent » un pouvoir absolu (parce que « naturel ») sur le reste des hommes.

Le lecteur sort aussi de cette saga avec un profond amour pour les Russes, ce peuple chaleureux et courageux, fou de poésie même dans les pires circonstances (ces zeks qui regardent la lune, dans le froid sibérien…), pour ces gens capables d’amour contre toute raison, malgré la paranoïa, malgré les organes, malgré les camps, malgré l’athéisme ancré qui condamne tout espoir.

Lancez votre barque sur ce roman-fleuve, même vous, les anticapitalistes tentés par l’utopie marxiste, vous ne serez pas déçus. Quand l’abstraction commande, l’humain disparaît. De Staline à Outreau, des tchékistes au gang des barbares, de la bureaucratie soviétique à la bureaucratie de Pôle emploi, c’est toujours le même combat contre l’inhumanité qui recommence !

Vassili Axionov Une saga moscovite, 1992, Folio 1997, tome 1, 1031 pages, €11.69, tome 2, 608 pages, €9.50

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Genre rétro

Un « grand débat de société » amuse la galerie ces temps-ci en France. Comme les politiciens sont impuissants à conforter l’économie et que leurs outils sont obsolètes, comme l’éducation dite « nationale » et la formation dite « permanente » ne préparent en rien à faire confiance, à travailler avec les autres, à entreprendre ou créer, comme la seule issue d’un gouvernement aux abois est de taxer encore et toujours sans jamais réduire la dépense – une diversion existe : l’idéologie.

Elle fait appel aux croyances et surtout pas aux faits ; elle agite les mythes rassembleurs et clive les appartenances ; elle ne met pas la raison en tête mais le cul en premier. Car qu’est-ce que cette rationalité tant vantée chez les socialistes de gouvernement comme chez les chrétiens activistes de Civitas – puisqu’ils s’assoient dessus ? Leur discours cul par-dessus tête affirme « la » théorie du genre. Or elle n’existe pas : seules « des » études de genre existent dans les universités américaines (Gender studies). Même si des députés socialistes affirment le contraire, dans leur inculture crasse formatée éducation nationale ; même si la porte-parole d’un gouvernement de Bisounours le répète, dans son féminisme hargneux de minorité visible.

baigneur garcon

Écoutons Sylviane Agacinski, philosophe rationnelle accessoirement épouse de Lionel Jospin : « Dans la mesure où le genre désigne le statut et le rôle des hommes et des femmes dans une société, c’est en effet une construction historique et culturelle. Ce qu’il faut défaire, c’est la vieille hiérarchie entre hommes et femmes : c’est ce qu’ont voulu les féministes. En revanche, cette déconstruction n’abolit pas la différence sexuelle… » Voilà qui est dit, et bien dit. Que je sache, ce ne sont pas les hommes qui portent à ce jour les enfants dans leur ventre. En revanche, les hommes comme les femmes sont capables au même titre d’élever les enfants. Françoise Héritier, anthropologue, ne dit pas autre chose : la différence biologique existe, mais l’être humain n’est pas que biologique, il n’est pas conditionné par ses programmations instinctives, comme les fourmis. Il est un être social qui, sitôt né tout armé de gènes, est plongé dans le milieu physique, familial, social, national et culturel pour se développer et construire sa personnalité.

La vieille querelle de l’inné et de l’acquis ne concerne que les croyants des religions du Livre. Ils ont cette foi que Jéhovah/Dieu/Allah a tout créé en sept jours, tout dit lors de la Chute du paradis terrestre en vouant les humains à travailler et enfanter dans la douleur pour avoir osé être curieux de connaissance. Les dérivés laïcs de ces croyances (rousseauisme, socialisme, positivisme, gauchismes et écologismes divers) gardent la foi qu’un Dessein intelligent existe (la Nature, l’Histoire, le Progrès) et que découvrir ses lois permettra la naissance d’un Homme nouveau – beau, intelligent, épanoui, en bonne santé…

Dès lors, surgissent comme partout les activistes et les conservateurs.

Ceux qui veulent conserver souhaitent que rien ne bouge, car tout est bien. Créé une fois pour toutes, dans la perfection de l’Esprit omniscient et tout-puissant, il « suffit » de découvrir le Sens pour être enfin apaisé, fondu dans le grand Tout divin.

  • Découvrir le sens littéral du Texte tonné sur la montagne ou susurré tel quel par l’ange messager Gabriel/Djibril dans l’oreille du prophète.
  • Découvrir le sens du progrès historique par les lois marxistes « scientifiques » de l’économie, donc de la sociologie, donc de la politique, donc du mouvement historique.
  • Découvrir les équilibres non-prédateurs de l’humain dans son milieu planétaire, donc renoncer au néolithique, cette appropriation de la terre pour la cultiver, engendrant la propriété privée et la thésaurisation des récoltes, donc les États et la guerre, donc le machisme, l’esclavage, le colonialisme, l’exploitation de l’homme par l’homme jusque dans les usines et les bureaux.

Pour les conservateurs croyants, il suffit d’attendre que la Vérité émerge, que la Voie se dégage – et l’avenir sera radieux, forcément radieux.

Pour les activistes de ces mêmes croyances, la destinée écrite de tous temps a besoin d’un coup de pouce, d’un coup de main ou d’un coup de force – selon leur radicalité. La société nouvelle doit accoucher dans la douleur. D’où cette fascination pour les révolutions, qu’elles soient françaises passées (on ne parle jamais de l’anglaise, pourtant plus ancienne et bien plus efficace !), marxiste-léniniste, maoïste, castriste, arabes, ukrainienne, vénézuélienne, notre-dame-des-landaise…

Les conservateurs mettent en avant le temps, qui fera naître inéluctablement le progrès ; les activistes mettent en avant la volonté politique, qui fera accoucher au forceps ce même progrès. D’un côté Civitas (et tous les religieux intégristes), de l’autre le parti Socialiste (et tous ses avatars plus ou moins radicaux). C’est ainsi qu’il faut commencer à la racine : dès l’enfance, dès l’école.

Le gène serait une contrainte qui conduit à la famille, donc à l’inertie conservatrice. Nier le gène au profit de la construction revient à changer l’homme dont on a déjà écrit les Droits sur une table de la Loi. « On ne naît pas femme, on le devient », disait Simone de Beauvoir, masculinisée en Castor (Le deuxième sexe). Son compagnon Jean-Paul Sartre lui-même, disait la même chose des Juifs, on ne l’est que par le regard des autres : « C’est l’antisémite qui fait le Juif » (Réflexions sur la question juive). Demandez aux Juifs (ou aux Corses, Arméniens, Bretons et autres) s’ils sont d’accord…

collegiens torse nu au vestiaire

Le biologique est donné, le social est construit. Ce qui fonctionne sur l’appartenance ethnique et culturelle fonctionne pour le sexe. La propension majoritaire hétérosexuelle est autant le résultat de la société et de l’éducation que la propension minoritaire homosexuelle. Il n’y a aucune « raison » à penser que la répression de l’homosexualité suffit à l’éradiquer – ni que l’encourager suffit à éviter l’attirance pour l’autre sexe. Les Grecs antiques comme les Anglais victoriens aimaient pour partie les beaux éphèbes et pour partie les femmes : ces deux sociétés n’ont en rien disparues faute de descendance ! Leur sensualité était surtout indifférente à la distinction des genres…

C’est la symbolique politico-religieuse qui fonde une société, pas la biologie, montre Maurice Godelier. Or les humains ne font société que par le symbole : « déconstruire » est scientifique, mais construire est une exigence si l’on veut faire société. Une société ne fonctionne pas sur le seul rationalisme scientifique, trop réducteur pour embrasser l’humain. Le désir n’a pas de « sens social », seule la reproduction en a un, d’où l’encadrement de la sexualité par la religion, la morale et la loi dans tout groupe humain partout dans le monde et dans l’histoire des primates (eh oui, les singes aussi sont « sociaux »). Les sociétés humaines ne se sont donc pas fondées sur le ‘meurtre du père’ selon Freud, mais sur un refoulement sublimé, ou canalisé par les rites, du désir forcément asocial (anarchique).

Brice Couturier dans un Matin récent de France Culture, a fort justement insisté sur la différence entre égalité entre les sexes – objectif légitime et consensuel – et déconstruction des stéréotypes de genre qui relève d’une tout autre logique. Les stéréotypes sont partout : l’esprit critique et la raison consistent à les déconstruire – non pour les abandonner totalement avec horreur, mais pour comprendre comment ils fonctionnent – et accepter ceux qui sont nécessaires. Par exemple, Poutine comme nouveau Mussolini est un stéréotype actuel répandu : il est partiellement vrai ou, du moins, il trahit peu la vérité (qui est plus nuancée, dans son contexte et l’histoire d’aujourd’hui). Poutine vu comme nouveau Mussolini permet de comprendre comment il fonctionne, le stéréotype peut être ainsi un schéma pour l’action.

Mais les stéréotypes ne sont pas des modèles de comportement. Les enfants qui construisent leur personnalité ont besoin de modèles sociaux, ils n’ont besoin ni de foi (affaire personnelle) ni de préjugés (le nom vulgaire des stéréotypes). Les « mythes » en société existent, Roland Barthes a écrit un beau livre là-dessus ; on peut en jouer, aimer les belles histoires – sans pour cela les croire ni sacrifier à leurs incitations. Caroline Eliacheff : « stéréotypes. Ceux-ci ne sont pas immuables : on peut proscrire ceux qui introduisent une hiérarchie ou des comparaisons dévalorisantes; on peut ne porter aucun jugement sur les enfants qui ne s’y conforment pas : libre à eux de se dégager des stéréotypes mais pas de les ignorer. Ce n’est pas la même chose de « faire comme les garçons » et « d’être un garçon » ». Le film Tomboy est à cet égard éclairant !

Ce pourquoi il faut faire confiance à l’esprit critique et au libre examen – attitude intellectuelle qui n’est possible qu’en démocratie – et pas chez les croyants du Livre qui – eux – doivent obéir au Texte d’en haut. Critiquez Poutine en Russie et vous aurez cinq ans de camp. Comme le modèle de Marine Le Pen est celui de Mussolini actualisé en Vladimir Poutine, les votants français devraient savoir ce qui les attend…

La neutralité de la raison n’est

  • ni le relativisme généralisé (tout vaut tout – donc enseignons au même niveau que la terre est plate puisque c’est ce que disent les religions du Livre – et qu’elle est ronde puisque c’est bien ainsi qu’on la voit de l’espace)
  • ni le rationalisme qui est une dérive réductrice de la faculté de raison (les trois ordres de Pascal ou de Nietzsche).

L’esprit critique n’est pas le scientisme – mais la méthode scientifique (partielle, incomplète, évolutive) est la seule méthode efficace que nous ayons pour l’instant trouvée pour approcher le vrai. Reste que si l’esprit critique est utile en société (pour innover, avancer, proposer), ce n’est pas lui qui FAIT société, mais un ensemble de mythes et de rites arbitraires – symboliques.

  • Déconstruire les stéréotypes sociaux du genre : oui.
  • Nier de ce fait qu’il n’existe plus ni homme ni femme mais une gradation sexuée où transgenres, gais, lesbiens et bi sont fondés en biologie : non.

L’acceptation des différences est sociale, mais la vérité biologique est scientifique.

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Racisme, injure à la mode – mais au-delà du mot ?

Nier scientifiquement les races n’est pas le problème, la dignité humaine est question de droit, pas de biologie. Se croire supérieur est remis en cause par l’histoire même. Seuls les échanges permettent d’avancer – à condition d’être ouvert, donc capable d’être soi, bien formé par le système scolaire et la société. Or l’idéologie antiraciste est devenue un politiquement correct qui conforte l’immobilisme et ne veut rien connaître du ressentiment des petits Blancs. Elle est la bonne excuse des gens de gauche pour surtout ne rien changer aux maux de la société. Pour vivre ensemble en bonne intelligence, il faut plutôt conforter transparence et démocratie : c’est de la politique, ni de la science, ni de la morale.

1/ Les races humaines n’existent pas pour la biologie moléculaire qui ne considère que les gènes ; pas plus pour la génétique des populations qui fait des « races » des fréquences statistiques en perpétuel changement. Mais les classifications faites par chacun pour parler des autres ne sauraient se réduire au réductionnisme moléculaire. La science peut nous dire comment est fait le monde ; elle ne nous dit rien sur la façon de nous conduire. Ce qui est en question dans la société n’est pas la différence entre minorités visibles, mais l’égalité des droits et devoirs en dignité et comme citoyens. Les rapports sociaux sont infiniment plus importants dans la vie de tous les jours que les classements en fonction des peaux, des sangs et des gènes. L’égalité des droits ne doit rien à la biologie ; la politique n’est pas, chez nous, une biopolitique. En démocratie, les assistés imbéciles ont les mêmes droits que les géniaux inventeurs et nul ne peut savoir si l’un est plus « utile » à la société que l’autre car ni le génie ni la bêtise ne se transmettent par les gènes, seulement par l’éducation, la culture et le milieu historique. Nul être humain ne se réduit à un ensemble de caractéristiques objectives, mesurables, scientifiques. Le sujet ne saurait être un objet.

Nous ne vivons pas chaque jour dans une population de gènes, nous vivons dans une population d’humains. Claude Lévi-Strauss le disait déjà dans Race et histoire (1951) : il ne faut pas confondre les caractéristiques biologiques et les productions sociales et culturelles. Certains médicaments, comme le vasodilatateur BiDil sont efficaces seulement chez les populations d’origine africaine – c’est un fait d’expérience. Mais reconnaître ce fait n’est pas de l’ethnocentrisme, qui consiste à rejeter tout ce qui ne correspond pas à notre norme. Ni de la xénophobie, qui consiste à faire de l’étranger (à la famille, au village, à la région, à la nation, à la race) un bouc émissaire de tout ce qui ne va pas dans notre société. Comme les Grecs disaient « barbares » tous les non-Grecs – forcément non-« civilisés ». Les ados aujourd’hui « niquent » ou tabassent tous ceux qui ne sont pas comme eux (photo) : où est la différence ?

Elle est dans la culture : quand Alexandre a vaincu les Perses, il a bien vu que la civilisation n’était pas seulement grecque. Et de cette fécondation croisée est née la grande bibliothèque d’Alexandrie – progrès – avant son incendie par les sectaires chrétiens, puis son éradication totale par l’islam intolérant.

torture ado torse nu

2/ L’évolutionnisme biologique formulé par Darwin est fondé sur l’observation des espèces, mais le « faux évolutionnisme », selon Lévi-Strauss, est fondé sur l’apparente continuité historique qui aurait fait se succéder les civilisations dans un Progrès linéaire. Or le progrès n’est jamais linéaire : mille ans avant Jésus, on croyait la terre ronde ; mille ans après, on la croyait plate… Les civilisations stables dans la durée n’en sont pas moins subtiles et en évolution, même si leur histoire – tout aussi longue que la nôtre – présente peu de changements apparents. Les civilisations à la même époque se juxtaposent et échangent des marchandises, des idées et des hommes ; elles se combattent ou s’allient. La Renaissance se caractérise par la rencontre des cultures grecque, romaine, arabe, orthodoxe avec la culture européenne ; le jazz, le blues, viennent du melting-pot américain par le rythme africain et les vieilles chansons de marche françaises. Seule la puissance fait qu’une civilisation s’impose provisoirement, mais la puissance est sans cesse remise en cause : le Royaume-Uni régnait sur le monde en 1914 ; il a cédé le pas aux États-Unis dans les années 1930 ; ceux-ci vont probablement céder le pas à la Chine d’ici la fin du siècle.

Pour Lévi-Strauss, les sociétés qui connaissent le plus d’échanges ont pu cumuler le plus les idées, les capitaux et les innovations. Ce que montrent aussi l’historien Fernand Braudel et les économistes Joseph Schumpeter, Nicolaï Kondratiev et Immanuel Wallerstein. Chaque grappe d’innovations engendre de nouveaux métiers qui rebattent les distinctions sociales. La globalisation, au lieu d’aboutir à une même culture, amène plus de diversité. Elle est le moteur du progrès qui, par ses innovations, produit à son tour une diversité de cultures. A condition d’être ouvert à la nouveauté, et bien formé pour la recevoir. C’est là qu’est le problème…

3/ Être ouvert, c’est avoir une personnalité forgée par le savoir scolaire, mais aussi par les disciplines comme le sport qui forment le caractère. Pour être ouvert aux autres, il faut d’abord être soi. Claude Lévi-Strauss, dans la conférence Race et Culture prononcée à l’UNESCO à Paris en 1971, déclare : « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs pouvant aller jusqu’à leur refus et même leur négation ». Scandale pour les béni oui-oui du politiquement correct ! Ce n’est pourtant que ce que tous les sages disent à leurs disciples : « Deviens ce que tu es » (temple de Delphes), « trouve ta voie » (Bouddha), « des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants » (Nietzsche), « vaincre toutes les aliénations de l’homme « (Marx), « tuez le Père » (Freud). Pour être soi même, il faut quitter sa famille, se dresser contre la tradition paternelle, sortir de son milieu. C’est à ce titre seulement que l’on devient adulte et responsable, individu créateur et pas un pion formaté interchangeable. Dire que tout ne vaut pas tout, ce n’est pas être « raciste » ni ingrat, mais déclarer que certaines façons d’être ont à nos yeux plus de valeurs que d’autres. Est-ce que l’école et même la société forment des êtres de caractère et de culture ? La démission du système depuis 1968 et peut-être avant (1940 ?) n’est-elle pas une part du problème ?

Racisme anti blanc Monde 16mars20054/ Créée sous l’égide de l’UNESCO en 1950, l’idéologie antiraciste était destinée à lutter contre les séquelles du nazisme et à affronter l’apartheid qui régnait aussi bien en Afrique du sud qu’aux États-Unis. Mais le politiquement utile est devenu politiquement correct. L’association CRAN s’est créée  sur le critère de la « race » noire – ce qui disqualifie son combat même. L’apartheid a été éradiqué, sauf peut-être entre Israël et Palestine, mais n’empêche nullement des massacres « ethniques » en ex-Yougoslavie, les « génocides » au Rwanda et au Congo, ou autres répressions de « minorités » au Tibet, en Birmanie ou en Irak – sans que l’UNESCO s’en émeuve. Le retour des guerres de religion a remplacé ces derniers temps les guerres raciales. Mais le mécréant est situé par les croyants bien en-dessous de l’humain, comme s’il était d’une autre « race » : donc exploitable, vendable, corvéable à merci. Le lumpen proletariat d’Arabie Saoudite, les chrétiens enlevés et négociés par les sectes islamiques, les Coptes massacrés par les « musulmans en colère » sont autant d’exemples de sous-humanité traitée comme du bétail – dont les « antiracistes » ne disent pas un mot.

En nos pays développés, le tabou sur les minorités visibles, victimes – forcément victimes – fait que l’on ne peut critiquer leurs travers sans être accusé de la rage : le racisme. Pourquoi ne pas dire qu’il y a plus de délinquants d’origine maghrébine dans les prisons françaises que la moyenne ? Pourquoi ne pas dire aussi que de très nombreux étudiants aux noms maghrébins présentent des thèses en économie, finance, mathématique, médecine et autres domaines ? En quoi serait-il injurieux de dire les faits ? Au contraire, la transparence permet seule de remonter aux causes et de tenter des solutions. L’attitude du déni ne sert que l’immobilisme et le fantasme du Complot.

Progressisme de substitution, paravent commode à l’immobilisme du système social, l’idéologie antiraciste remplace la lutte des classes et fait religion pour les laïcs. Le « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » a été engendré la mondialisation et par l’essor des techniques, aboutissant à cette création médiatique : le consommateur aliéné. Nul ne peut plus blasphémer sans être aussitôt moralement condamné par la bonne conscience « de gauche » – forcément de gauche – confite dans le contentement de soi.

Les prolétaires sont d’autant plus racistes que leur privilège de Blancs est bien la seule chose qui les distingue de leurs collègues de couleur, tout aussi exploités et méprisés. Les homophobes sont d’autant plus attachés à leurs privilèges d’hétérosexuels que c’est bien un des seuls dont ils peuvent encore jouir en ces temps de féminisme. Comprendre cela, c’est saisir que « le racisme » n’est pas une conviction profonde mais une réaction d’humilié qui cherche à se distinguer socialement. C’est donc pouvoir agir sur les causes : le chômage, le déclassement, les ghettos périurbains, l’inadaptation scolaire… Tout ce à quoi échappent les bobos confortablement installés dans les CDI par copinage, le statut social par mariage, les centres-villes, les écoles privées. La gauche, par son « indignation » moraliste, se garde bien de concrètement agir. Surveiller et punir est plus paresseux que de se retrousser les manches sur l’emploi, la formation, le logement, les programmes scolaires et la formation des maîtres.

Que veut-on ? L’assimilation au nom du nivellement de toutes les différences ? Ou la juxtaposition en bonne intelligence de communautés fermées sur elles-mêmes ? Ni l’un ni l’autre, me direz-vous peut-être ?…

Donc acceptons les différences, acceptons que l’on parle des différences, acceptons les règles de la bonne intelligence – dont la première consiste à ne pas choquer les autres en public, en agitant des bananes ou en arborant un niqab.

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Rabelais éducateur

Rabelais était moins rabelaisien que sérieux. Le seul enfant qu’on lui connait est mort à deux ans, mais ne l’a pas empêché de raisonner sur l’éducation – à commencer par la sienne, fort ratée si l’on en croit le récit de ses jeunes années. Ce n’étaient qu’abandon parental et moineries, abrutissement en scolastique pour exclure le gamin excédentaire de l’héritage. Envoyé à 9 ans à l’abbaye de Seuilly, il est novice jusqu’à 15 ans au couvent de la Baumette.

rabelais les cinq livres

Pantagruel est une longue satire de ce qu’on faisait alors subir aux écoliers. Rabelais n’hésite pas à se moquer des autorités du temps, ces grands docteurs sophistes dont le savoir « n’est que bêtise et leur science qu’apparence, abâtardissant les bons et nobles esprits  et corrompant toute fleur de jeunesse ». L’esprit s’en hébète au lieu de se dégourdir. La pédanterie remplace le savoir, la citation des livres le jugement sur les choses. La révérence envers les autorités reconnues dispense de juger par soi-même et évacue tout esprit critique.

L’exemple même de Gargantua, nul en société et sans aucun savoir pratique, est au rebours du jeune Eudémon, joli page de 12 ans propre, bien mis et à la langue courtoise. Le gamin bat à plate couture le grand gaillard qui a passé 20 ans. Ponocrate fut seulement deux ans son éducateur et on lui confie donc Gargantua à redresser. Il n’est bonne ville que de Paris, mais pas l’Université !

Toute bonne éducation demande un maître unique, qui connait son élève sur des années et entretient avec lui des relations sociales et affectives en plus que savantes. Le meilleur éducateur est une sorte de père qui se dévoue à l’enfant et surtout qui donne exemple. L’art d’élever les hommes exige des qualités morales.

  1. L’étude est continuelle comme le pratiquait Pline l’ancien.
  2. La lecture de bons livres est prônée, Plutarque et Platon notamment,
  3. En plusieurs langues, donc le grec, le latin et l’hébreu, pour ouvrir l’esprit et l’assouplir, mais elle ne s’arrête pas là.
  4. Les leçons de choses viennent à tout moment susciter la curiosité et démontrer par le concret. Rien ne vaut l’expérience et les faits plutôt que les idées générales ou les théories.
  5. Hygiène et exercices du corps sont indispensables.
  6. L’âme n’est pas oubliée : la journée débute et se termine par l’observation des étoiles et des louanges au Créateur.

Ponocrate observe tout d’abord Gargantua vivre comme il a appris, mettant en valeur les vices de l’éducation scolastique : paresseux, gourmand, malpropre. Il s’emploie à le redresser sans se hâter, la nature ayant horreur d’une violence soudaine. Il s’agit de discipliner le corps pour devenir esprit sain dans un corps sain, mais aussi de polir les manières pour être à l’aise et soi-même en société. Il s’agit surtout de traquer dans l’esprit erreur, sophisme (faux raisonnement), superstition, sottise – donc la méchanceté. Car toute bêtise ravale au rang d’animal et rend l’âme tordue.

Le maître agit par l’exemple qu’il donne, il fait fréquenter à son élève des gens instruits pour que l’émulation lui vienne de leur ressembler. Rien de tel qu’un milieu sain pour éduquer sainement : tout parent attentif le sait bien qui surveille les « mauvaises fréquentations ». C’est au maître, aux livres et à l’étude qu’il appartient de révéler dans la jeunesse les dons de la nature. Dans l’enfant se prépare l’homme adulte et responsable, maître de lui et raisonnable.

ecole rabelais le man 1973

Mais ni relâchement ni laisser-aller dans les études ; nous ne sommes pas dans le spontanéisme mai 68. Le maître veut de l’activité et des efforts constants. Mais variés : l’étude livresque alterne avec l’observation concrète, la situation assise avec les exercices du corps, l’apprentissage solitaire avec la conversation en société. Même le travail manuel est requis, scier du bois, battre les gerbes, quand il pleut trop pour sortir.

Sainte-Beuve l’a résumé ainsi : « Le caractère tout nouveau de cette éducation est dans le mélange du jeu et de l’étude, dans ce soin de s’instruire de chaque manière en s’en servant, de faire aller de pair les livres et les choses de la vie, la théorie et la pratique, le corps et l’esprit, la gymnastique et la musique, comme chez les Grecs, mais sans se modeler avec idolâtrie sur le passé, et en ayant égard sans cesse au temps présent et à l’avenir » (Portraits et causeries).

Est-on sûr que notre éducation de la sixième à la terminale se passe ainsi ?

  • Sept ans d’anglais ne réussissent pas à faire parler les élèves, n’y aurait-il pas trop de théorie grammaticale et pas assez de pratique ?
  • La mathématisation à outrance, comme outil exclusif de sélection, ne forme-t-elle pas des âmes sèches sans aucune expérience d’équipe, pour qui tout peut se résoudre en équations, même les relations entre humains ?
  • La pédagogie UIFM n’est-elle pas dangereusement proche de la pédanterie scolastique ?
  • L’usage du cours magistral du haut de la chaire ou du manuel ne pousse-t-il pas à révérer l’autorité plutôt qu’à penser par soi-même ?
  • Le pointillisme fonctionnarial du chacun fait son cours ne va-t-il pas au rebours d’une éducation personnelle, rassemblée et suivie par un maître unique, bien meilleure pour l’adolescent ?

Et pourtant – il y a un demi-millénaire que Rabelais nous l’a dit !

François Rabelais, Les cinq livres (Gargantua – Pantagruel – Tiers livre – Quart livre – Cinquiesme livre), Livre de poche Pochothèque, 1994, 1615 pages, €27.93

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Anatole France, Le livre de mon ami

anatole france le livre de mon ami

Les mémoires sont un genre éternel qui intéressera toujours le lecteur, par sympathie. Les souvenirs d’enfance sont les plus beaux, embellis par les années, lyrisés par la maturité. Quoiqu’on écrive, c’est toujours pour soi-même, rien n’est plus subjectif que le souvenir. Proust le montrera quelques décennies plus tard, mais c’est déjà en germe dans les débats littéraires du temps d’Anatole France.

Les souvenirs d’enfance de l’auteur sont multiples. Les aventures de grand-mère Nozière pendant la Terreur font partie de l’Histoire, mais aussi de la famille et de l’imagination d’enfant qui les reçoit. Les contes de fées sont pour tous, nés de chaque civilisation même, mais ils sont aussi destinés à l’enfant particulier qui les écoute. Tout comme les gravures grotesques de Jacques Callot qui font faire des cauchemars, premier souvenir conscient de l’auteur.

Pierre, c’est Anatole, mais pas entièrement. Il ne dit pas « je » mais « mon ami », ce qui permet la distance, donc le choix des souvenirs. Mentir-vrai est littérature, ce livre-ci n’est pas un froid récit de mémoire mais une reconstruction imagée d’une enfance pas toujours drôle, mais protégée. Il est composé d’un agglomérat d’articles parus ici ou là, soigneusement rédigés. Nous trouvons le livre de Pierre et le livre de Suzanne (sa fille), chacun découpé en deux ou trois, premières conquêtes, nouvelles amours, Suzanne, les amis de Suzanne et la bibliothèque de Suzanne. L’auteur opère des sondages en lui-même, qu’il raboute pour tisser une vie, des plus jeunes années jusque vers l’adolescence. Le moi ne devient lui-même qu’au travers l’art qui le révèle et lui donne une sorte d’exemplarité éternelle.

Importance de la famille, du milieu et des lieux. « Il ne me paraît pas possible qu’on puisse avoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quais de Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palais Mazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre les tours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, des antiquaires et des marchands d’estampes étalent à profusion les plus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant, une séduction pour les yeux et pour l’esprit ». C’est toujours le cas aujourd’hui, même si Internet a bouleversé la donne. Anatole France a habité au 15 quai Malaquais avant le 9 quai Voltaire, mais c’est bien le même quartier aéré, au cœur de l’histoire.

Amoureux à quatre ans d’une « femme en blanc », il la retrouve adulte en « femme en noir » dans une réception : le temps a passé et la jeunesse a pris le deuil. Sa marraine, probablement inventée, est une fille fantasque, amie passionnée de sa mère ; elle a les yeux d’or et son premier geste est de regarder la couleur de ceux de l’enfant. Lorsque maman, avant qu’il sut lire, lui contait la Vie des saints, le fils imaginait le devenir. Il jetait ses sous et ses billes par la fenêtre, voulait être anachorète sur la fontaine de la cuisine (de laquelle la bonne l’a promptement délogé), puis a décidé de se retirer « au désert » dans un recoin du Jardin des plantes, vêtu de palmes et se nourrissant de racines. C’est dire si l’imagination s’enfièvre d’un rien quand on est confiné aux livres.

L’âge mûr venu, quand on est soi-même père, ce sont les souvenirs qui jouent le rôle des livres. D’où cette belle page, si parisienne : « Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l’automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s’en va au collège en sautillant comme un moineau ». Cette « ombre du moi » est « un innocent que j’ai perdu ».

Le père, pour le socialiser avec ses pairs, l’inscrit en demi-pension à 8 ans. Il y découvre la poésie, puis quelques années plus tard la tragédie. Révélation que cet univers classique ! Il rêve d’Homère ou de Tite-Live grâce au professeur Chotard, enflammé de lyrisme, qui n’hésite pas à raconter l’histoire, du même ton qu’il punit ses élèves. Ce qui est fort cocasse, et bien émouvant. N’est-ce pas dans la vie même que l’on découvre l’actualité de l’antique ?

Protégé dans un appartement parisien, préservé du féminin par les classes entre garçons, nourri par l’imaginaire littéraire plus que par la réalité des choses, « vers dix-sept ans, je devins stupide ». Jusqu’à répondre « oui, Monsieur », à une belle femme qui l’a envoûté au piano… Son père, attentif, l’envoya au grand air, en Normandie près de la mer. « Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt ; je me roulais à demi nu sur la grève, plein du désir de quelque chose d’inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part ». N’est-ce pas cet irréalisme de l’éducation bourgeoise en France, qui a donné ces littérateurs plein de vent et de fureur comme ces doctrinaires perdus dans l’abstraction ? L’écart avec l’éducation anglaise ou allemande à la même époque, plus tournées vers le sport, la vie en commun et la pratique, pourrait expliquer quelques égarements de la pensée française.

Reste un beau livre de souvenirs au parfum d’enfance. Le petit Anatole a toujours été sensible aux parfums. Pour qui connait Paris, ou veut pénétrer son mystère, lire Anatole France plonge au cœur de l’histoire qui nous fait toujours, des habitudes aux jugements sociaux.

Anatole France, Le livre de mon ami, 1885, Rivages poche 2013, 295 pages, €8.22

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert

gerard leban l etrange monsieur albert 1 et 2

L’intitulé de presse « roman policier » laisse dubitatif le lecteur parvenu au bout du premier tome. Il y a bien meurtre, mais pas d’enquête. L’histoire tourne en effet autour d’un personnage jugé « étrange » par sa propre famille, mais qui n’a rien d’étrange du tout puisqu’encore plus conforme que lui tu meurs !

Nous sommes dans le Paris du 16ème arrondissement, que connaît bien l’auteur pour y avoir été trente ans élu municipal UMP. Nous sommes dans la haute, ancienne aristocratie reconvertie dans les affaires ou l’armée mais qui garde jalousement ses « traditions » obsolètes et son entre-soi, craignant plus que toute autre tache la « mésalliance ». Nous sommes dans la famille version clanique, que l’on croit réservée aux Juifs, aux Corses et aux Arabes, mais qui semble bien toucher les vieux Français de l’ancienne France… si l’on en croit Gérard Leban.

Mais en 33 chapitres pour 146 pages, il a beaucoup de mal à nous convaincre. Albert de la Granandière est fils de colonel et vieux garçon. Il vit au-dessus de chez sa mère, veuve, dans un trois-pièces auquel nul n’a jamais accès. Il suit un horaire maniaque et ne travaille pas, puisqu’il est rentier bien pourvu. Ses sœurs et beaux-frères, son ami « de cœur » depuis le collège et même sa propre mère complotent d’en savoir plus, jugeant inadmissible qu’on jase dans le quartier sur cette « étrange » existence. Est-il homosexuel ? Pervers avide de sang et de faits divers ? Trempant dans des affaires louches, mettons barbouzeries et blanchiment d’argent (à l’UMP, on connait) ?

Même pas, l’auteur est trop convenable pour entrer dans ces « fautes » que la morale bien-pensante réprouve. Les inquisiteurs découvriront non pas un petit ami mais une maîtresse demi-cachée (car Mère savait !), non pas des barbouzeries mais une occupation « sociale » pour mieux connaître les Parisiens agressés ou accidentés. Après 25 ans (est-ce croyable ?) la maîtresse qui se morfond pourrait être éventuellement reconnue par la famille pour que le couple se marie ? Au fond (ce n’est pas dit, mais) ils ne peuvent plus avoir d’enfants et l’héritage est sauvegardé…

La « famille » accepte après forces stéréotypes de bonne volonté et tout se règle enfin au mieux, jusqu’à ce qu’un vieil ennemi ressurgisse. Il est « naturellement » (comme aurait dit Chirac) exhibitionniste, aviné et colérique, en bref un vrai déchet de la société pour une famille normalement bien-pensante. Il a déjà harcelé la maîtresse et future femme, l’a forcée à déménager pour se cacher. Il va la tuer, il l’a d’ailleurs lâché sous le feu de la colère. Donc il le fait. Et le fiancé, « Monsieur de », est accusé à sa place. La justice, comme chacun sait, est nulle et pleine de préjugés, donc Albert est condamné, notamment pour son étrangeté : ne venait-il pas visiter sa maîtresse déguisé ?

Et voilà tout. Annus horribilis comme on dit sans perversité à la cour d’Angleterre. C’est peu passionnant, écrit comme on cause dans la haute, avec des mots-valises et des phrases toutes faites. La trame de l’intrigue aurait pu servir de tranche de vie, si elle avait été traitée à la Simenon, en s’intéressant aux gens. Mais l’auteur préfère aux personnes les statuts sociaux, il retient les apparences plutôt que la chair même. Nous avons donc des caricatures qui se meuvent dans un cadre de théâtre dans une histoire convenue. Pas de quoi intéresser les foules, c’est dommage.

Le tome 2 est meilleur. L’intrigue est plus fouillée et il y a enfin du suspense et de l’action. Albert ayant disparu du paysage, c’est une demi-sœur cachée, Charlotte, qui va assurer la continuité. Elle est – c’est pratique – commandant de police judiciaire. Mais nous restons dans le même milieu, avenue de Wagram au lieu d’Auteuil, villa à Meudon et maison de vacances au Pouliguen. Les Brymaudier ont disparu brusquement à la fin d’un week-end. Aucune trace. Ce chef d’entreprise méritant aux ouvriers très soudés autour de leur patron vient droit de la naphtaline et l’on n’y croit pas. Pas plus que ces malfrats qui font se déshabiller une jeune fille désirable seulement du haut – durant 32 jours ! – sans jamais la toucher. Dans quel monde vit donc l’auteur ? Écrit-il pour la Bibliothèque rose ? Ses lecteurs sont-ils des gamins de 5 ans habitués aux Bisounours ? Même lorsqu’il fait parler les jeunes (le fils de 15 ans !) c’est dans le style des années 50 : formidable, je t’en serre cinq. A-t-il vraiment écouté parler les types sociaux qu’il met en scène ?

Gerard Leban photo

La langue de bois héritée du monde politique gâche le style. Ce ne sont que clichés tels que faire le point, tour de table, s’impliquer personnellement, je passe la parole, merci Monsieur untel, coordonnées, partager les mêmes valeurs, totalement impliqué, beaux enfants, famille magnifique qu’il adore, grâce à vous et à votre équipe… Le coupable est – évidemment – un gars du peuple monté en grade sans en avoir la stature. « Beau gosse, il est vrai avec un visage de jeune frappe » (p.123), c’est au fond une « bête », bête de travail et bête de sexe (p.129). Il n’est pas du bon milieu et c’est par envie qu’il accomplit ses méfaits. Nous restons dans la caricature.

Mais encourageons l’auteur, le second volume étant meilleur que le premier, un troisième sera-t-il encore mieux réussi ? Un peu d’air, d’imperfection humaine et de gens tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être pourraient améliorer grandement l’intrigue. Il serait nécessaire aussi de se placer du côté neutre de l’auteur, parlant à l’imparfait et non au présent. Ce qui nous éviterait le prologue habituel en forme de rapport administratif et les portraits des gens en CV résumés. Un peu de vie, que diable ! de vraie vie avec ses grandeurs et ses misères, sans décrire sans arrêt des Ken ou des Barbie façon NAPALM (Neuilly-Auteuil-Passy-La Muette).

Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert, 2011, éditions Baudelaire, 147 pages, €13.02

Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert 2 – Charlotte et les Brymaudier, 2012, éditions Baudelaire, 138 pages, €13.02

Anecdote politique : démission en février 2007 de M. Gérard Leban, 1er adjoint au Maire du 16ème arrondissement, Président du Groupe UMP dans le 16ème et membre du groupe UMP au Conseil de Paris

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Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie

Après État civil, récit d’enfance, voici le roman familial, entrepris juste après la mort de son père. Drieu y romance la déchéance bourgeoise et catholique de ses parents et grands-parents. C’est une psychanalyse salutaire à propos de son père, qu’il aurait bien voulu aimer mais qui l’a rejeté avec indifférence et auquel il ressemble, et une vengeance envers sa mère, coincée entre l’appétit du sexe et les préjugés de son milieu. Ne vous moquez pas, rien n’est pire pour l’estime de soi qu’avoir été mal aimé enfant. Vous, aimez-vous assez vos petits pour leur éviter plus tard la drogue ou l’extrémisme dû à la mésestime ?

Pierre Drieu La Rochelle Reveuse bourgeoisie

Le ton du roman est proche de Balzac au début, de Zola à la fin. Mais le roman est trop long, la cinquième partie inutile, redondante. Elle fait redescendre le lecteur porté au paroxysme par la rupture de l’auteur et son double avec sa famille maudite ; elle se traîne en longueur, les dernières pages particulièrement bavardes. L’impression reste d’un souffle mal maîtrisé, d’un manque de cohérence d’ensemble. Drieu n’avait pas l’esprit architecte de son grand-père.

Comme Zola, Drieu voit dans l’hérédité la cause de ses malheurs. Un père faible, une mère sensuelle – aucune éducation ne pouvait forcer ces deux là à s’élever. Le père n’a jamais pu arriver en affaires, plein d’imagination mais calant sur toute réalisation concrète (l’inverse de son beau-père, architecte). Il vivait de luxure tout en renvoyant à demain les éternels problèmes d’argent. « Que vaut l’intelligence sans le caractère » ? p.691. La mère n’a jamais pu se défaire du sexe, qu’elle n’avait connu qu’avec son mari, prise jeune et « ravie » jusqu’à la fin. Elle n’a pas divorcé, n’a pas protégé ses enfants, n’a pas refait sa vie ailleurs, « lâche devant son désir, comme lui » p.762 et « victime de son éducation » p.693. Mais le milieu débilitant des villes n’arrange rien : « La mauvaise hygiène, cette longue retraite confinée au fond des appartements qui au siècle dernier a privé à un point incroyable presque toutes les classes de la lumière et de l’air les avaient rapidement réduits ; mais la lésine morale avait fait plus encore » p.686.

Comme Balzac, Drieu voit le Préjugé catholique et petit-bourgeois engoncer les gens dans la routine du malheur en ces années 1890-1914 dite « la Belle époque ». On ne dira jamais assez combien l’Église – comme toutes les croyances rigides – a tordu les âmes en les corsetant de tabous. Le curé maquignon plaçait les filles comme les chevaux, en mentant sur leurs dents. Le mariage était affaire d’argent, de dot et d’espérances, pas d’amour – il viendrait avec le sexe, peut-être, sinon tant pis, la vertu et la piété en tiendront lieu. D’où cet humour balzacien de l’auteur : avant les fiançailles, les deux familles se testent « pourtant, vers le milieu du repas, tout s’éclaircit d’un coup. Camille désira Agnès. Cela arriva entre le gigot aux flageolets et le foie gras avec salade » p.585. Chaque famille tente de renforcer sa position en s’alliant un peu plus haut. Divorcer, cela « ne se fait pas », et tout est dit. Mieux vaut la faillite que la séparation, il faut tenir son « rang social ». Ce pourquoi Drieu vomira toute sa vie cette inversion bourgeoise des choses : faire passer son intérêt avant ses besoins. « Les petites gens s’effraient de voir sortir les leurs de la régularité médiocre, temple de l’honnêteté dont ils se sentent dépositaires dans la société » p.639.

petits blonds

Drieu se réinvente en Yves, petit garçon mince et pâle, éperdu de sensiblerie et d’admiration pour Napoléon, mais au final lâche et faible comme son père, tenu par la luxure comme sa mère. Il souffre de n’être pas aimé : « Entendant son père l’interpeller, Yves avait attaché les yeux sur lui encore plus vivement qu’auparavant, avec soudain une gratitude éperdue. Alors qu’il croyait qu’enfin son père allait s’occuper de lui, il fut déçu comme à son entrée » p.595. On a de la peine pour le gamin. Autoportrait à vingt ans : « Il était long, mince, flexible au point de paraître fragile » p.735. Mais il enjolive par l’amour qu’il avait pour une fille de la haute son échec à Science Po, et se glorifie au final d’être tué à la guerre. Il se crée aussi une sœur, Geneviève, de deux ans plus jeune que lui, qui l’aime et l’admire, dédoublement narcissique du moi, et peut-être penchants homosexuels allant jusqu’à séduire par elle son meilleur ami. Mais il ne peut s’empêcher de se vautrer avec délices dans le mépris de soi. Suicidaire perpétuel, Drieu… qui cherchera le salut dans le fascisme, cette grande fraternité raciale qui voue un culte à la force – tout ce dont il a manqué dans sa famille.

Des rêveurs petit-bourgeois, pas des hommes d’action – que lui rêve d’être.

Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1937, Gallimard l’Imaginaire 1995, 364 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Le numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

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