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Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola

L’Italie populaire dans toute sa répugnante splendeur, loin de lidéalisme du peuple prolétaire sain des communistes ou des fascistes, vue par l’œil acéré et moqueur d’Ettore Scola. Une smala des Pouilles – qui évoque le mot pouilleux – s’entasse en bidonville à Rome, sur une huitième colline d’où l’on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Ils sont une vingtaine de tous âges à vivre sous le même toit de tôles et de cartons, mêlés dans la promiscuité des nuits moites, forniquant sur leurs grabats sans souci des gosses ni des autres. Une païennerie de sauvages très années post-soixante-huit, loin de Dieu, avec le rut en point d’orgue et le lento de la morale immémoriale et du pater familias omnipotent méditerranéen.

Giacinto (Nino Manfredi) est un dieu tonnant, borgne comme Polyphème, propriétaire d’un million (de lires) touchés par l’assurance pour avoir perdu un œil au travail. Il ne fait plus rien, se laisse vivre, maugréant cependant contre tous ces « parasites » d’enfants, petits-enfants, beaux-fils, brus et conjointes qui ne cessent de copuler et d’en faire d’autres, des bouches à nourrir et des culs à vêtir. Tous sont mal foutus, même le chien n’a que trois pattes. Un fils a perdu une jambe, un autre est cocu, Fernando est à la fois pédé et travelo (Franco Merli, qui a joué dans les films de Pasolini Salô ou les 120 journées de Sodome) – ce qui ne l’empêche pas de sauter sa belle-sœur par derrière car, lorsqu’elle se lave les cheveux, non seulement elle ne sait pas qui c’est mais elle ressemble à un garçon. Giacinto, qui le voit gobe un œuf – symbole de la fécondation à venir… Une fille couche, une autre fait le tapin, une dernière travaille comme aide-soignante chez les bonnes sœurs, une de 14 ans « fait des ménages » (n’ayant encore « rien à montrer ») – mais elle sera en cloque à la fin. De qui ? Quelle importance – « c’est toujours la famille » ! Quant à la mémé (Giovanni Rovini), elle touche une pension et tous les gars vont avec elle à la Poste pour se la partager ; elle n’a droit qu’à une sucette, comme les gosses les plus grands, et regarder la télé.

Au matin, la fille adolescente de 14 ans sort en bottes jaunes avec une série de seaux à remplir à la fontaine. Les garçons entre 16 et 20 ans sortent leurs scooters et motos et font un rodéo dans le bidonville, soulevant la poussière et envoyant à la gueule de chacun leurs gaz d’échappement. Ils partent « en ville » effectuer des vols à la tire, de petits larcins, tandis que l’unijambiste mendie et planque sous lui les sacs à main volés à l’arrachée aux touristes naïves. Les vieux se placent en rang sur un muret comme des corbeaux de mauvais augure et fument, en silence, regardant leur monde qui fuit. L’adolescente rameute tous les gosses jusqu’à 12 ans pour aller les encager au cadenas dans un enclos où ils ne pourront se perdre ni faire de bêtises. Cela jusqu’au soir où ils seront délivrés, jouant entre temps à des riens, du bébé sachant à peine marcher au préadolescent qui grimpe par-dessus les grillages. Lui, la culotte lourdement effrangée et le tee-shirt troué, n’hésite pas à aller aux chiottes tanner son grand-père pour obtenir mille lires pour le litron de vin qu’il doit aller acheter. Lorsqu’il « fait ses devoirs » devant sa mère qui émince des légumes et sa mémé plantée devant le petit écran à regarder des jeux idiots, c’est pour regarder sans vergogne des revues porno que la voisine, très fière de sa fille bien foutue (dans tous les sens du mot) qui pose nue dans les magazines et se fait payer pour cela. Une pute ? « Non, elle travaille ! »

C’est truculent avec quelques clins d’œil à Fellini pour la pute aux gros seins et à Ferrari pour la grande bouffe. Car le vieux qui ronchonne sans cesse, rabroue chacun en le traitant de fainéant et de cocu (et lui alors ?), couche avec son fusil chargé, tabasse sa grosse et tire sur un fils à le blesser. C’est un boulet. Ne va-t-il pas jusqu’à ramener une grosse pute à la maison (Maria Luisa Pantelant) et à la faire coucher dans le lit matrimonial (taille large) avec lui et sa propre femme Mathilde (Linda Mortifère) ? Les fils adultes en profitent et, lorsqu’il a le dos tourné quelques instants, s’activent sur la pute en cadence. Mais la mama en a marre ; elle veut le faire disparaître et l’expose à la famille dont les enfants ont été emmenés dehors, en coupant du poumon de bœuf sanguinolent. Rien de tel, après le baptême à l’église d’un énième dont Giacinto est le parrain, que la mort aux rats versée à poignée dans un plat succulent des spaghetti à la tomate et aux aubergines grillées, un délice. Giacinto s’empiffre sous le regard attentif des autres, mais il est inoxydable, les pauvres sont impayables et increvables. Et la chimie au rabais pas très efficace contre les rats. Il s’en sort après quelques vertiges et vomissements. Il décide alors de faire cramer toute la volière hostile et arrose d’essence la baraque avant d’y foutre le feu. Mais tous s’en sortent, y compris mémé en chaise roulante. Tous rebâtissent et refont le plein de matelas. La pute reste.

Et le vieux ne trouve rien de mieux pour les faire chier que de vendre son baraquement « avec le terrain y attenant » à une famille immigrée du sud en quête d’un logement pas cher. Sauf que rien ne se passe comme prévu, la matrone refuse et fait disparaître « l’acte de vente sous seing privé » – réputé dès lors n’avoir jamais existé – tandis que Giacinto surgit dans une vieille Cadillac qui peine à monter les côtes, achetée avec le produit de cette vente. Sans savoir conduire ni se conduire, il fonce dans le tas et le gourbi s’écroule presque. Tous le retapent et l’agrandissent ; ils vivront désormais à deux familles, à tu et à toi sous le même toit…

De la réalité cynique du bidonville réel de Monte Ciocci à Rome, avec vue sur le Vatican chrétien qui chante « heureux les pauvres car ils verront Dieu » en se vautrant dans le lucre et (on le découvrira plus tard) le stupre, Ettore Scola en néo-réaliste fait une farce radicale. Le confort petit-bourgeois agité par la société de consommation des années soixante et soixante-dix corrompt les prolétaires qui ne peuvent y accéder. Il les corrompt. Leur obsession du fric les fait voler, tromper, se prostituer. Le moindre argent devient un magot soigneusement planqué en avare pour éviter les convoitises. Le tous contre tous n’est contrebalancé que par le souci de bâfrer et de ronfler (après la baise), au chaud sous le même toit. On se hait à cause du système social mais on ne peut humainement vivre qu’ensemble. Un film d’une bouffonnerie noire très années 70.

DVD Affreux, sales et méchants (Frutti, sporchi e cattivi), Ettore Scola, 1976, avec Francesco Anniballi, Maria Bosco, Giselda Castrini, Alfredo D’Ippolito, Giancarlo Fanelli, Carlotta Films 2014, 1h51, €9,35, blu-ray €9,75

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Le fanfaron de Dino Risi

A Rome, en ce Ferragosto catholique du 15 août, le quartier récent de Balduina est vide. Bruno Cortona (Vittorio Gassman), la quarantaine beau gosse à l’agressive mâchoire carnassière, erre à la recherche de cigarettes et d’un téléphone. Il est en retard et fait rugir le moteur V6 de sa Lancia Aurélia B24 spider Pininfarina de 1955. Il avise à sa fenêtre Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant), un étudiant en droit timide et réservé qui révise tout seul en ce jour pourtant férié où le soleil incite au farniente et à la plage. Sa jolie voisine d’en face, Valeria, est d’ailleurs partie ; il n’a jamais osé l’aborder et s’est trouvé ridicule lorsqu’elle l’a vu dans la rue des putes où il passait par hasard…

Cortona demande à Mariani s’il a un téléphone et s’il peut appeler un numéro ; trop gentil, ce dernier le fait monter. Le numéro ne répond pas car Cortona n’est pas attendu, il ne respecte jamais ni plan, ni horaire. Pour s’occuper – se venger, se refaire une image à ses yeux – Bruno va inviter Roberto à venir avec lui. Il joue au grand frère pour le faire sortir de sa coquille, le dessaler, le secouer. La vie est là et demande à être croquée – foin des bouquins et du droit, il suffit de prendre. De renoncement en renoncement de la part de Roberto, Bruno l’emporte dans sa course prédatrice : pour rouler en bagnole, des cigarettes, un déjeuner, des filles – tout ce qui contente un homme, un vrai. Faire la vie, quoi.

Cortona impose ses goûts, son rythme ; s’il demande son avis, c’est pour mieux affirmer le sien – et c’est lui qui tient le volant. Seule la force peut l’empêcher, telle son ex-femme qui le jette à bas du lit lorsqu’il veut revenir, ou ce camion en face, sur la route, trop gros pour qu’on puisse lui en imposer. Pour le reste, il suffit d’oser. Avec le bagout, la puissance virile affichée, la bagnole rugissante. Les femmes succombent, les chauffeurs aussi, sauf cette dernière voiture avec qui Cortona fait la course pour voir qui a la plus grosse, un défi imbécile très adolescent et suicidaire à la Easy Rider.

Ce road movie avant l’heure emprunte la via Aurelia qui sort de Rome vers la côte. Elle est le chemin vers les loisirs et vers la modernité. C’est toute la société italienne du temps qui est représentée, depuis le centre-ville des quartiers bourgeois aux quartiers populaires, des derniers villages agricoles du Latium jusqu’aux plages de la côte. Les deux compères vont les parcourir à toute vitesse, dépasser les autres, s’en moquer. Comme cette Noire américaine que Bruno renvoie en lui souhaitant : « Bonsoir Blanche-Neige, et bonjour aux sept nains! ». Ou ce vieux paysan qui rapporte un panier rempli d’œufs et fait du stop que Bruno feint de prendre, puis accélère, ne consentant à le faire monter que lorsque Roberto moralement s’insurge. Ou ces bouseux qui dansent le twist, cette nouvelle mode venue des US, qui les fait se déhancher de façon ridicule avec leurs robes antiques et leurs gros sabots. Macho, raciste, sans-gêne, Bruno est une force qui va.

Roberto est emporté dans son tourbillon, ébloui par son aisance malgré ses fêlures intimes : il n’a jamais pu se fixer, trafique ce qui se présente, s’est séparé de sa femme et n’a pas vu grandi sa fille, reste seul après des coups d’un soir. Roberto vient au contraire d’une famille stable, confite dans la bourgeoisie provinciale traditionnelle, avec ses valeurs de travail et de morale. Bruno fait craquer ses gaines en lui dessillant les yeux sur les travers de son milieu. Ainsi lorsqu’ils vont visiter la famille de Roberto, Bruno remarque aussitôt que le serviteur est pédé et que le fils de l’oncle est celui du régisseur. La tante, qui plaisait tant à Roberto enfant, en est dévalorisée. C’est cela l’humanité, rien de parfait ; Bruno a la lucidité populaire de le voir alors que Roberto vit dans l’illusion bourgeoise.

Le choc des deux personnalités, opposées comme le jour et la nuit, rend compte de l’Italie en plein essor consommateur du début des années 60. Le vulgaire va l’emporter sur le besogneux, l’absence de scrupules sur l’honnêteté foncière. Deux Italie se rencontrent et l’une va disparaître dans la vitesse moderne, poussant la société vers un type de politicien à la Berlusconi, hâbleur et affairiste, amateur de très jeunes filles, amoral et égoïste. Le genre qui rabaisse tout à son niveau et méprise ce qu’il ne comprend pas. Avant la réaction Merloni, due aux très petit-bourgeois déclassés qui se sentent largués par le grand vent mondial.

Le spectateur est vite partagé entre les deux hommes, le fanfaron et le conformiste. Bruno en fait trop, le corps toujours en mouvement, à la cuisine du restaurant, à la danse ou faisant le poirier sur la plage, en ski nautique, au ping-pong ; il agace, mais séduit par son côté vital et dévorant, avide de vivre, ce qui fait dire à sa fille de 15 ans (Catherine Spaak) : « reste comme tu es, papa, ne change pas ». Roberto est enfant sage mais n’en fait pas assez, laborieux obstiné mais étroit, n’osant pas oser, resté sur le chemin de la vie comme ce jeune adolescent qui regarde danser les filles sur la plage sans participer. Une scène sur la fin est éclairante à cet égard : Roberto tente de téléphoner à Valeria, à la pension où elle passe ses vacances, mais (pas plus que pour Bruno) le numéro ne répond pas ; un jeune garçon en slip est là, mélancolique, qui regarde ses copines se trémousser dans un twist endiablé tandis qu’il reste à l’écart, exclu. Au fond, Roberto est comme lui : pas fini. Bruno, à l’inverse, représente le dépassement : le titre du film en italien.

Avant sa fin, Roberto avouera à Bruno qu’il vient de vivre avec lui « les deux plus beaux jours de sa vie ».

DVD Le fanfaron (Il sorpasso), Dino Risi, 1962, avec Vittorio Gassman, Jean-Louis Trintignant, Catherine Spaak, Claudio Gora, Luciana Angiolillo, LCJ Éditions & Productions, 1h38, €9,90 blu-Ray €13,99 collector avec livret €24,90

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Bellissima de Lucino Visconti

Après-guerre, après fascisme, l’Italie se reconstruit. Les pauvres rêvent, les Romains d’autant plus que Rome est la capitale du pays et le phare du monde chrétien. Mais la nouvelle religion s’appelle cinéma. Il est la modernité, le monde en noir et blanc, les héros de pellicule. L’infirmière Maddalena Cecconi (Anna Magnani) s’échine à piquer les diabétiques et autres malades obèses de la ville pour gagner de l’argent. Elle a péniblement économisé sur son livret d’épargne, tandis que son mari rêve de faire construire sa maison à lui. En attendant, ils habitent un immeuble à bas loyers, empli de matrones grosses comme des baleines et criaillant comme une horde de pies. La Cecconi n’est pas la moindre à couper la parole et à imposer sa plantureuse façon.

Mais elle veut s’en sortir et rêve que sa fille unique de 7 ans, Maria (Tina Apicella) ne soit pas comme elle obligée de trimer pour le ménage et d’être battue par son mari irascible. Cinecittà, dans Rome, demande des figurantes de son âge. Comme plusieurs centaines d’autres mamas, elle se précipite pour proposer sa fille. Elle commence par la perdre dans le dédale, la gamine se moquant de faire du cinéma ; elle est trop petite pour affabuler. Lorsqu’elle la retrouve, elle est abordée par un fringuant jeune homme, Annovazzi, qui fait partie de l’équipe du réalisateur (Walter Chiari). C’est là sa chance, elle n’est plus anonyme mais « connaît quelqu’un ». Tout se passe au piston en Italie.

Sauf que le cinéma est un miroir aux alouettes. N’entre pas qui veut, il faut être élu, comme pour la Terre promise. La fillette doit prendre des leçons de diction car elle articule mal et zozote ; prendre des leçons de danse et de maintien car elle ne sait pas se tenir et une scène du film sera dansée ; changer sa coiffure, les nattes popu n’entrant pas dans le scénario ; se vêtir en petit rat d’opéra et non plus en robe d’été ; faire faire des photos par un professionnel pour le dossier. Il faut tout cela avant même de tourner le bout d’essai, à condition d’y être admise.

Le jeune homme donne le marché : elle sera pistonnée pour le bout d’essai si elle couche ou si elle paye « pour les frais ». La Cecconi donne 50 000 lires, laborieusement accumulées sur son livret, l’équivalent des charges que le couple doit payer prochainement. Elle se fait entuber, même si ce n’est pas au sens physique, car l’argent va direct dans la poche du jeune – qui achète avec une Lambretta, un scooter d’occasion. Son piston n’est que fumée, même si le bout d’essai est tourné. Déjà la scène avec le coiffeur « indispensable » tourne à la farce, le merlan déléguant un sous-fifre pour couper les pointes de la petite et faire un rinçage, lequel sous-fifre délègue à un gamin apprenti le soin de le faire – ce qui aboutit à couper les nattes et à la coiffer en garçon ! Pendant ce temps, Annovazzi entraîne la mère au parc pour la draguer.

Il n’y réussira pas, la Cecconi ayant la tête sur les épaules et les pieds sur terre. Elle rêve d’élever socialement sa fille, mais pas au prix de son honneur. Le bout d’essai tourné, la monteuse indiquée par le jeune homme (qui dit tout cru sa désillusion du cinéma), la parlote affective pour voir le bout de film, font que la mère est derrière le projecteur lorsque les essais sont présentés à l’équipe de réalisation. Maria paraît toute petite face aux autres, plus godiche avec sa frange ; elle ne parvient même pas à souffler les bougies qu’elle doit, ni à réciter son poème pourtant appris par cœur. Elle pleure, comme un bébé. L’aréopage masculin s’esclaffe, sans pitié pour la faiblesse enfantine et femelle.

Cette fois la mère s’insurge. C’en est assez de se moquer du monde ! Son honneur de femme est en jeu, tout comme celui de sa fillette, qui n’est pour rien dans les simagrées qu’on lui demande. Elle déboule dans la salle et dit son fait au célèbre réalisateur Alessandro Blasetti (joué par lui-même) et à ses sbires avant d’être expulsée. Mais le producteur se demande si tous ces essais pour trouver la candidate idéale n’est pas une perte d’argent ; il pense se retirer. Le réalisateur demande alors à revoir les bouts d’essai et… c’est finalement Maria qui est choisie ! Elle est touchante et sincère, pas une chienne de cirque comme beaucoup d’autres. Annovazzi, qui vient d’être viré pour avoir proposé une candidate aussi ridicule, est rappelé. On lui demande de foncer au domicile des Cecconi – sur sa Lambretta – et de faire signer le contrat.

La mère et la fille sont rentrées à pied, Maria s’est endormie, ne comprenant rien à tout ce qu’on lui demande. C’est vrai qu’elle est godiche au fond, l’innocente, le spectateur s’en rend compte ; son père tonitruant et sa mère qui parle tout le temps et s’agite occupent toute la place. Elle n’existe pas par elle-même, seulement comme objet social dans sa famille. Le mari Spartaco (Gastone Renzelli) attend dans la cuisine avec le contrat et les délégués du réalisateur. Arrive enfin Maddalena, portant Maria dans ses bras comme une Vierge de piéta. C’est 250 000 lires tout de suite, puis 250 000 la semaine prochaine, en tout 2 millions si elle signe. Maria fera son cinéma. Toute la bande de grosses mamas de l’immeuble attend le verdict, alléchée et caquetant comme un chœur antique.

Mais la Ceccaldi, qui en a rêvé, a trimé pour cela, s’est fait escroquer et moquer, se rebelle. C’est NON ! Pas de contrat, pas de cinéma, pas de starlette dressée selon les normes. Le couple a fait Maria pour qu’elle soit bien en famille. Ne pétons pas plus haut que notre cul s’il faut faire semblant d’être une autre. Le monde artificiel du cinéma est trop éloigné humainement du monde réaliste des grands ensembles populaires. L’unité de la famille prime sur le succès individualiste, les valeurs traditionnelles sur les paillettes éphémères. Cinecittà met des illusions dans la tête des mères et des filles, faisant croire que l’on peut arriver sans prostituer son corps, ses habitudes, son image. Il n’en est rien : en ces années cinquante, le cinéma reste un monde d’hommes qui réalisent, régi par des financiers qui produisent ; les femmes n’en sont que les ustensiles pour susciter le désir. Autour de lui gravite une industrie parasite de rabatteurs, dialoguistes, monteurs, coiffeurs, modistes, photographes, donneuses de cours d’art dramatique ou de maintien. Les actrices sont prises parce qu’elles conviennent à un moment, comme le révèle la monteuse, puis jetées sans pitié une fois usagées – après avoir laissé son travail, son fiancé, sa famille.

Visconti en fait un mélodrame comique plutôt qu’une tragédie, avec happy end. Mais aussi un révélateur social qui n’a pas fini d’agir, la télé-réalité et les concours de starlettes continuant d’empoisonner les esprits par le rêve d’obtenir son quart d’heure de célébrité.

DVD Bellissima, Lucino Visconti, 1951, avec Avec Anna Magnani, Walter Chiari, Tina Apicella, Alessandro Blasetti, Films sans frontières 2011, 1h50, €15.00

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Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine

La mère de Néron avait laissé des Mémoires selon Tacite. Elles ont disparu. L’histoire a parfois des soubresauts d’Alzheimer. Pierre Grimal, historien érudit du monde romain, le compense par ces Mémoires imaginées d’Agrippine la Jeune, fille de Germanicus, arrière-petite-fille d’Auguste, née en 15 et morte en 59 – sur ordre de son fils, le bel acteur blond paranoïaque…

Fille d’un général père de cinq enfants, elle sera sœur, épouse et mère de trois empereurs de Rome : son frère Caligula (appelé Gaius dans ces Mémoires), son oncle Claude et son fils Néron (appelé Nero). Tout était possible aux « dieux » sur terre et les familles des empereurs étaient considérées comme des divinités. L’inceste n’était donc tabou que pour les autres et tout était permis, selon les historiens idéologues du temps : la baise, le mensonge, le crime. La seule chose qui comptait était le pouvoir et la fin justifiait les moyens pour l’obtenir et le garder. Agrippine verra disparaître ses deux frères aînés Nero Iulius Cæsar et Drusus Iulius Cæsar, exilés et enfermés par Tibère l’empereur, et sa mère, Agrippine l’Aînée, condamnée à mourir de faim, puis sa sœur Livilla.

Agrippine la Jeune épouse à 13 ans Ahénobarbus sur ordre de Tibère et accouche neuf ans plus tard d’un fils, Lucius Domitius Ahenobarbus, futur Néron. Il sera en rivalité avec Britannicus, le fils que Tibère a eu quatre ans plus tard de Messaline, sa femme de 16 ans. Mais le jeune Néron ne tardera pas à faire empoisonner l’adolescent de 13 ans, son rival, une fois parvenu au pouvoir en 54 à 17 ans, grâce à sa mère Agrippine qui a su l’imposer. Caligula (Gaius), beau et dépravé, avait prostitué ses deux sœurs à son mignon Lepidus (qu’il fera mettre à mort pour complot) et les a baisé lui-même maintes fois, préférant quand même la plus jeune (12 ans à peine). Sénèque le philosophe, était devenu ami avec Agrippine, qui lui a demandé d’éduquer son fils Néron ; il en était peut-être le père. Qui le sait, dans ces turpitudes sexuelles maniaques qui agrémentaient les soirées de Rome ?

En mère abusive vouée à donner le pouvoir et à faire régner son seul fils, Agrippine s’est précipitée elle-même vers son destin. Un oracle (apocryphe?) avait prédit qu’elle aurait un fils empereur mais qu’il la tuerait. Ce qui advint… sur les conseils de Sénèque et sur ordre de Néron – selon les historiens romains qui ont écrit l’histoire quarante ans plus tard, histoire elle-même recopiée maintes fois (et modifiée à leur gré) par des copistes chrétiens.

Pierre Grimal, ancien professeur à la Sorbonne et ancien membre de l’École française de Rome, s’appuie sur les textes anciens de Tacite, Suétone, Dion Cassius et d’autres qu’il a traduits en Pléiade, en plus des inscriptions étudiées par l’archéologie. Il compose des Mémoires remplies de détails sur le temps et le monde romains qui raviront ceux qui aiment cette période. Malgré ce condensé de savoir qui peut séduire, son parti-pris de modifier certains noms (et pas d’autres) aurait pour but d’inhiber le biais de reconnaissance culturelle, de faire ainsi de Néron un fils plus qu’un tyran monstrueux et de Messaline une femme-enfant plutôt qu’une pute nymphomane. Je ne souscris pas à cette façon de faire qui induit en erreur le non érudit et qui n’apporte rien : les faits de monstruosité et de nymphomanie des principaux personnages ainsi renommés sont bel et bien cités dans le texte. Mais Caligula est gommé au profit du nom « Gaius » qui ne dit rien à personne, ce qui égare le lecteur pas aussi spécialisé que l’auteur dans les dynasties compliquées romaines où engendrements, adoptions et disgrâces se succédaient à un rythme effréné.

C’est pourquoi, malgré son talent de raconter une histoire de femme dans un monde machiste et les démêlés tragiques d’une fille, sœur, épouse et mère de grands personnages tous plus foutraques les uns que les autres, ces Mémoires sont à mon avis mal réussies et peu crédibles. Elles disent sur un ton posé des horreurs passionnelles et sexuelles comme si elles étaient raisonnables et gomment la personnalité plutôt volcanique d’Agrippine. Elles donnent un sens logique aux événements qui n’ont rien de logique mais ressortent plus de la force individuelle des protagonistes, comme un plaidoyer en forme d’excuse de la soi-disant autrice. Qui peut y croire ?

Lorsqu’il évoque des conversations d’Agrippine avec Sénèque, l’auteur distille cependant quelques éléments de politique intemporelle. Ainsi p.193 lorsqu’ils évoquent Caligula ou « petites bottes » (Gaius) : son « désir d’aller contre toutes les règles acceptées par les autres, d’exalter sa propre personne, de défier l’univers entier, bref, de se conduire comme un dieu ». On reconnaît sans peine Boris Johnson dans ce portrait barbare, ainsi que Donald Trump. Sénèque, selon Agrippine revue par Grimal, aurait dit de Caligula que « le meilleur, le seul service que l’on pouvait rendre à un tyran était de le faire mourir. Je savais bien que c’est là une vieille opinion, ancrée chez les philosophes » p.303. Notre époque a des instruments plus démocratiques pour chasser ses tyrans : Johnson a été acculé à la démission par les membres de son propre parti tandis que Trump, malgré sa tentative de coup de force, a été balayé par les urnes. Xi Jinping, un jour, sera peut-être lui aussi « renversé » par ses communistes. Mais Poutine ? Erdogan ? Le second a fait l’objet d’une tentative de putsch militaire mal ficelé ; le premier se maintient… jusqu’à quand ?

Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine, 1992, Livre de poche 1994, 368 pages, €7,20

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Inferno de Dario Argento

Le film est le second d’une trilogie, après Suspiria et avant La Troisième Mère. Il conte avec force couleurs et musique adaptée (du rock progressif de Keith Emerson) l’horreur du surnaturel en milieu urbain. Les trois mères sont trois anciennes sorcières connues sous le nom de Mater suspiriarum (Mère des soupirs), Mater lachrimarum (Mère des larmes) et Mater tenebrarum (Mère des ténèbres – la plus cruelle de toutes). Elles sont les trois Parques, les trois Furies, les Three little witches de Shakespeare – autrement dit la Mort.

Rose, étudiante en poésie (Irene Miracle), loue un appartement dans un grand immeuble original et presque vide de New York. En bas se trouve une boutique d’antiquités tenue par un Arménien, Kazanian (Sacha Pitoeff), qui se déplace sur des béquilles. Dans sa boutique, elle trouve un livre étrange intitulé Les trois Mères et qui a été écrit par un architecte alchimiste, Emilio Varelli. Il se présente sous la forme d’un journal retrouvé et publié par lui. Il décrit les trois maisons construites à Fribourg en Allemagne, à Rome en Italie et à New York aux Etats-Unis pour chacune des trois Mères. Ce sont trois grandes bâtisses aux multiples recoins et aux détails prévus pour espionner partout : faux planchers, conduits d’audition, système de fermeture de toutes les serrures, passages dérobés…

Rose est intriguée et prend peur. L’immeuble lui semble étrange tout à coup avec ses chats qui font sshhh ! et son eau stagnante dans la cave. Elle ne peut manquer d’aller y voir, curieuse comme une vieille chatte. Evidemment sa clé tombe à l’eau, évidemment elle ne peut la reprendre correctement, évidemment elle est obligée de plonger, évidemment elle découvre un cadavre… La stupidité féminine est très convenue à l’époque et dans le style américain bien que le film soit italien (mais sorti avant tout aux Etats-Unis). Le chemisier transparent une fois mouillé qui laisse entrevoir les seins aux tétons érigés est aussi dans le style américain d’époque – érotique.

Revenue en chambre, Rose écrit à son frère Mark qui étudie la musique à Rome, au stylo-plume et sur papier crème, un luxe lui aussi très yankee d’époque (Internet n’existe pas). Ledit étudiant (Leigh McCloskey) tripote la lettre en amphi, alors que le professeur leur fait écouter un chœur de Verdi. Mais il ne peut la lire, troublé par une fille au visage sévère, aux cheveux roux et aux yeux gris qui le fixe, un chat crème sur les genoux. Le spectateur découvrira très vite qu’elle est la Mater lacrimarum (Ania Pieroni) et qu’elle se venge de ceux ou celles qui l’approchent de trop près.

Mark, désorienté par le magnétisme de la fille au chat quitte l’amphi en oubliant sa lettre. C’est une amie à lui qui la récupère et la lit. Poussée elle aussi par la curiosité (selon la convention du temps sur les femmes), elle détourne son taxi pour aller à la bibliothèque et trouve le fameux livre de Varelli, Les trois Mères. Mais lorsqu’elle cherche la sortie, elle tombe sur un quidam menaçant qui la force à laisser le livre et à s’enfuir. De retour à son appartement dans son grand immeuble original et presque vide de Rome qui lui semble étrange tout à coup, elle prend peur et enjoint un locataire qui attend l’ascenseur de lui tenir compagnie. Carlo (Gabriele Lavia) accepte pour son malheur car brusquement les plombs battent de l’aile et sautent et le jeune homme qui va fourrager dans le cabinet où ils se trouvent se retrouve égorgé. La fille, au lieu de fuir, va évidemment voir et se fait évidemment poignarder. Son immeuble est l’une des trois maisons des Mères. Elle n’a eu que le temps de téléphoner à Mark pour qu’il vienne récupérer sa lettre de façon urgente. Mais quand il arrive c’est trop tard, il bute sur deux cadavres et seulement un fragment de sa lettre déchiquetée par des griffes subsiste par terre avec cette énigme : « la troisième clé se trouve sous tes chaussures ». Il voit la fille au chat passer en taxi qui le regarde fixement.

Mark téléphone à sa sœur mais la liaison est mauvaise (le mobile n’existe pas) ; il comprend seulement qu’elle lui demande instamment de l’y rejoindre et il saute dans un avion. A New York, il ne trouve pas Rose mais le téléphone décroché et la poignée en verre de la porte d’entrée cassée. Une voisine comtesse dont le mari est en voyage vient le voir pieds nus mais elle a peur, l’immeuble lui semble étrange dans sa solitude, avec ses tuyaux qui conduisent le son et par lesquels elle communiquait parfois avec Rose. Elle marche sur des gouttes de sang et, lorsqu’elle s’en rend compte, rejoint Mark à nouveau pour l’en informer. Ils suivent les traces qui conduisent dans les escaliers de service et le garçon descend tandis que la fille reste en arrière. Mais, poussée par la curiosité (décidément, on ne refait pas les femmes selon l’époque), elle descend à son tour puisque Mark ne répond pas. Celui-ci a ouvert un conduit de ventilation et a eu un coup au cœur, la voisine le voit par une vitre, trainé par un personnage un étage plus bas mais elle se fait repérer, incapable de prendre des précautions, et se fait rattraper puis zigouiller comme Rose. Car évidemment Rose y est passée, en somnambule, comme les autres.

Mark laissé pour compte se remet assez pour tituber jusqu’à l’entrée où la concierge (Alida Valli), pas très claire avec sa viande rouge qu’elle donne aux chats, lui fait boire « un remède » qui le remet d’aplomb. Il a tapé dans l’œil de la Mère des larmes avec ses cheveux blonds en casque, sa petite moustache macho d’époque et sa vêture qui se relâche pour révéler sa nature animale. De cravaté en costume à son arrivée, il a tombé la veste, ouvert son col, et se retrouve au tiers déboutonné à la fin. Tout un symbole. La concierge est de mèche avec le majordome de la comtesse (Leopoldo Mastelloni) pour lui subtiliser ses bijoux, en profitant de son désir de savoir et donc de sa fin inévitable. Les Mères n’aiment pas qu’on mette le nez dans leurs affaires. Elles vont donc, à Rome comme à New York, récupérer les livres du Varelli, lâcher les chats griffus sur les importuns et faire passer de vie à trépas à l’arme blanche les trop curieux. Surtout les femmes ; les Mères ont une dent particulière contre les femmes malgré Carlo et le majordome qui n’ont eu comme défaut que d’obéir aux femmes.

Evidemment tout cela se finira par le grand guignol à l’américaine, la clé sous sa chaussure ou la découverte par Mark sous un faux plancher d’un réseau de couloirs qui conduisent au professeur Arnold aphone, en chaise roulante conduit par sa nurse, la découverte qu’Arnold est en fait le docteur Varelli, ci-devant architecte et détenu captif pour garder le secret (joué par le vieux et inquiétant Feodor Chaliapin), et que la nurse est la Mère des ténèbres. Avant un gigantesque incendie de rigueur (déclenché par une femme…) pour purifier la terre des créatures de l’enfer.

Nous sommes en pleine mythologie surnaturelle des années 1970-80, les Américains adorant se faire peur avec les superstitions ancestrales dans leur décor technique du siècle XX. Un opéra psychédélique a-t-on dit. Un cauchemar éveillé dans les dédales de l’inconscient bâti pourrait-on dire, avec quelques moments d’ironie comme l’antiquaire qui a perdu l’équilibre en voulant noyer un sac entier de chats feulant et qui appelle au secours, le tenancier du camion de burger qui accourt muni de son grand couteau… et qui l’achève pour les rats de l’égout. Ne cherchez pas une histoire, c’est une hallucinante association d’idées qui conduit de scène en scène, comme hypnotisé, non sans quelques longueurs dans les débuts. En tout cas un film original et méconnu – pour plus de 16 ans.

DVD Dario Argento, Le Maestro de l’angoisse-Coffret 6 Films, Wild Side Video 2011 (édition limitée Fnac, seule édition disponible qui comporte une piste audio français) – dont Inferno, 1980, avec Irene Miracle, Leigh J. McCloskey, Sacha Pitoëff, 1h42,

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Pier Paolo Pasolini, Les ragazzi

Premier roman de l’enfant terrible des arts italiens, Pasolini raconte l’existence de débrouille des gosses de la banlieue de Rome après la guerre. Né en 1922, il avait 22 ans en 1943 lorsque débute le premier chapitre ; il n’a pourtant habité la banlieue de Rome avec sa mère qu’en janvier 1950. Il s’attache comme un grand frère au Frisé, un gamin de 12 ans qui fait sa communion et sa confirmation dans la foulée. Ici, dans la banlieue capitale, l’Italie reste traditionnelle, à peine sortie de la campagne malgré les usines qui attirent du monde. La mamma reste à la cuisine et à la lessive, cognée par son mari qui va se saouler après le boulot, couverte de gosses par absence de toute contraception – interdite par les eunuques d’Eglise.

Pasolini n’est pas tendre avec « les institutions », qu’elles soient politiques (le fascisme puis la chienlit démocrate-chrétienne), l’Eglise (où les curés expédient les messes et les enterrements), les syndicats (communistes) qui ne se préoccupent pas du Lumpenproletariat. Mais les gosses s’en foutent, livrés à eux-mêmes en bandes d’âges dès qu’ils savent marcher, comme dans les pays arabes. Le climat de Rome en été rappelle d’ailleurs le Sahara avec son soleil implacable qui décourage tout labeur et la poussière des rues qui donne constamment soif. Sa description de Rome vue d’un camion à ordures au chapitre V donne le ton : « Le camion, filant dans ce quartier chic, pris la via Casilina, frôla de sa puanteur toute fraîche des immeubles de pauvres gueux, dansa la samba le long de chaussées transformées en écumoires et dont les trottoirs prenaient l’aspect d’égouts, passa entre de grandes passerelles défoncées, des palissades, des échafaudages, des chantiers, des zones entières de masures, croisa la ligne du tram de Centocelle plein d’ouvriers en grappes sur les marchepieds et parvint par la via Bianca aux premières habitations de la Borgata Gordiani isolée au milieu d’un petit plateau, comme un camp de concentration, entre la via Casilina et la via Prenestina et fouettée par le soleil et par le vent ».

Les gosses vivent dehors tout le jour, en loques. Ils s’agglutinent au bord du Tibre et de l’Aniene pour se baigner à poil dans les eaux sales et huileuses où passent au fil du courant des caisses de bois et des cadavres de rats. En face, l’usine d’eau de Javel. On s’y ébroue, on apprend à nager, on s’y noie. Car les gamins veulent faire comme les grands sans en avoir toujours les moyens. Les petits sont bizutés, vêtements cachés pour qu’ils restent tout nu, claqués pour qu’ils chantent, ligotés et entourés d’herbes auxquelles ont met le feu pour faire comme les Peaux-rouges. Mais cela ne dérape jamais dans la violence mortelle comme chez les adultes qui jouent trop volontiers du couteau. Car, malgré tout, la société façonne les jeunes sauvages : dans le premier chapitre, le Frisé à 12 ans plonge et nage pour sauver de la noyade une hirondelle dans le Tibre ; dans le dernier chapitre, le même Frisé après « redressement » en prison et au travail, laisse finalement se noyer Gégène, un gamin de 10 ans qui voulait traverser le fleuve malgré le fort courant. Chacun pour soi, enseigne la société bourgeoise.

La violence est celle de la société : du manque de logements, du travail abrutissant sous-payé, du prix des denrées. Les familles réfugiées, déplacées, expulsées, habitent des bidonvilles, les écoles désaffectées (qui parfois s’écroulent sur eux), les habitations bon marché, les HLM qui ne cessent de se construire à la va-vite autour de Rome. Elles s’entassent à six ou huit dans une seule pièce, séparée du coin cuisine par un rideau. Les frères couchent avec les frères, tête-bêche, les sœurs avec les sœurs (ou parfois avec le père). La pudeur n’existe guère et les garçons baisent dès 13 ans. Ils chapardent, récupèrent, se servent, volent, se prostituent parfois pour quelques centaines de lires. L’amitié n’est guère que de la camaraderie solidaire, le sentiment ne pouvant s’épurer à cause des conditions matérielles. Nul n’hésite à voler son copain en l’attirant entre les cuisses d’une grue pour détourner son attention, comme le Frisé en fait l’expérience à 14 ans sur la plage d’Ostie.

L’univers suburbain est sous le règne du plus fort, la virilité affichée et les filles laissées de côté. Les garçons se regardent, s’admirent, se soutiennent. Lorsqu’ils roulent à poil dans la boue des rives, leur gourdin se dresse parfois ; lorsqu’ils sortent le soir, ils peignent leurs cheveux un peu trop longs de gouape et enfilent à cru des pantalons moulants et des marinières très lâches au col. L’homosexualité reste mal vue par l’Eglise, par la société, par le virilisme garçonnier, mais reste une tentation permanente et les très jeunes se livrent volontiers aux « pédoques » venus du centre pour gagner quelques sous comme il est dit plusieurs fois. C’est ce qui fit scandale à la parution en 1955, suscitant même un procès en pornographie de la part des catholiques bien-pensants comme jadis pour Flaubert, Baudelaire et Byron. Les communistes ont négligé le réalisme du sujet pour reprocher l’absence de perspectives (politiques). La justice italienne a été moins partiale et Pasolini fut acquitté parce qu’il se contentait de décrire la société des jeunes et leur parler franc. Aujourd’hui, le lecteur n’y voit rien de très scandaleux tant les mœurs ont évolué et qu’ont explosé les outrances des écrivants (souvent vains) qui veulent se faire remarquer.

Ils sont apolitiques, rebelles, sans famille – mais ils sont la vie, ces gamins laissés à eux-mêmes. Ils subissent le destin et s’y débrouillent. Pasolini ne les juge pas mais décrit de façon neutre leurs petites histoires et leur milieu. C’est ce qui rend le roman attachant malgré la langue, difficile à lire en italien et a fortiori à traduire. Car les ragazzi parlent l’argot du Trastevere, un romanesco abâtardi. Le jeune plâtrier Sergio Citti, de onze ans plus jeune que Pasolini et qui fut probablement son amant, l’a appris à l’auteur, initialement frioulant. J’ai lu Les ragazzi dans la traduction 1958 de Claude Henry parue en Livre de poche en 1974 à l’occasion de la sortie du film de Bolognini Les garçons (concentré sur les plus âgés), mais l’argot français utilisé a bien vieilli. Je ne connais pas la nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro mais elle est plus récente, donc probablement plus accessible aux lecteurs d’aujourd’hui.

Pier Paolo Pasolini, Les ragazzi (Ragazzi di vita), 1955, Points 2017 nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro, 288 pages, €8.60 e-book Kindle €7.99

DVD Les Garçons (La notte brava), Mauro Bolognini, 1959, avec Rosanna Schiaffino, Elsa Martinelli, Laurent Terzieff, Jean-Claude Brialy, Anna-Maria Ferrero, Carlotta films 2010, 1h30, €6.22

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La chute de l’empire romain d’Anthony Mann

Un long péplum américain avec un décor monstre reconstitué en Espagne pour mettre en garde sur le déclin et la chute de l’empire. Au moment où les Etats-Unis sont empêtrés dans la guerre du Vietnam, cet avertissement d’Hollywood ne manque pas de sel.

La référence à l’empereur philosophe Marc Aurèle a des airs de Kennedy tandis que son successeur Commode est montré comme mégalomane cruel aimant la fête et la dépense. Un avertissement à Lyndon Johnson, devenu président à la mort de John Kennedy en 1963, puis réélu en 1964 ? Les émeutes raciales et les assassinats politiques ne manquent pas aux Etats-Unis, tandis que le programme humaniste du philosophe Timonides (James Mason) dans le film est proposé comme projet de Great Society en faveur du droit des minorités, de l’éducation et de guerre contre la pauvreté. Un programme qui pourrait être stoïcien car toutes choses participent du même Tout et sont liées, d’où l’idée que bien faire est faire utile pour la communauté, selon les lois de la Nature. Peut-on comprendre le film d’Anthony Mann aujourd’hui sans cet arrière-plan politique ?

C’est que les distorsions historiques ne manquent pas dans ce péplum. Toutes les hypothèses hasardeuses ou polémiques des historiens romains sont reprises telles quelles : Marc Aurèle « déshéritant » son fils Commode, l’empoisonnement par une pomme coupée avec une lame à demi trempée dans du poison, la bâtardise de Commode qui serait fils de gladiateur, son goût pour la débauche avec les deux sexes dès l’enfance occulté, sa mort en combat singulier avec son rival inventé Livius alors qu’il est assassiné à 31 ans par étranglement d’un esclave…

Mais l’histoire est belle et il fallait l’inventer. Sur les bords du Danube dans l’actuelle Autriche, face aux sombres forêts peuplées de « barbares » où tombe la neige, Marc Aurèle (Alec Guinness) vieux et malade songe à l’empire et à ses responsabilités. Il est considéré comme « faible » avec ses ennemis, préférant s’en faire des clients que des esclaves afin de ne pas alimenter la haine. Les généraux et le bouillant jeune héritier Commode (Christopher Plummer) veulent tout casser de cette politique et affirmer la puissance de Rome comme l’emprise du César.

Commode se fait appeler à la fin de son règne en décembre 192 : Imperator Caesar Lucius Ælius Aurelius Commodus Augustus Pius Felix Sarmaticus Germanicus Maximus Britannicus Hercules Romanus, Pontifex Maximus, Tribuniciae Potestatis XVIII, Imperator VIII, Consul VII, Pater Patriae. Rien de moins. Il rebaptise Rome et l’Italie, il veut refaire le monde à sa volonté – puisqu’il se croit divinisé. Dans le film, il s’écroule moralement lorsque son général Verulus (Anthony Quayle), un ancien gladiateur vainqueur de plus de cent combats dans l’arène, lui avoue qu’il est son père biologique, Fausta, l’épouse de Marc Aurèle, ayant fauté avec lui. Dès lors, son dernier combat sera le jugement des dieux : César ou pas ? C’est joli mais faux. Peu importe, le spectateur marche.

Marc-Aurèle aurait voulu désigner son général Livius (Stephen Boyd) comme César mais il ne l’a pas proclamé devant les troupes et Livius, qui aime Antonia (Sophia Loren), la fille de l’empereur, reste légitimiste en s’effaçant devant son ami Commode. Pire Marc-Aurèle, par diplomatie mondialiste, accorde la main de sa fille au roi d’Arménie pour se concilier le pays. Livius se trouve doublement floué mais son honneur stoïque lui interdit de regimber. Il garde son jugement personnel et propose ses idées au Sénat de Rome, qui sont celles du défunt empereur : concilier les peuples pour la prospérité de tous, donc éviter la guerre qui engendre la haine perpétuelle, ne lever que des impôts justes et ne pas favoriser les inutiles (rentiers, gladiateurs, prévaricateurs, courtisans). Commode s’en amuse et l’envoie sur les frontières de l’empire.

Il ne le rappelle que lorsqu’il a besoin de lui car il est bon général. Les armées romaines d’Orient se soulèvent contre Rome à cause des livraisons de blé exigées qui affament les peuples. A Livius d’aller les mater. Discipliné, le jeune homme obéit… mais il retrouve Antonia parmi les rebelles. Les Romains vont-ils se massacrer entre eux ? Livius renvoie les messagers de Commode avec le « conseil » d’éviter les menaces et les taxes pour gouverner de façon juste. De retour à Rome, Commode le fait enchaîner tandis qu’Antonia cherche à le poignarder.

La fin est à la western, un duel à armes égales dans le saloon d’un mur de boucliers : que le meilleur gagne, le dieu est avec lui. Et Commode est crevé d’un coup de lance, trop sûr de lui, de son entraînement, de la faveur des divinités. Le pouvoir monte à la tête lorsque les contrepouvoirs manquent.

DVD La chute de l’empire romain (The Fall of the Roman Empire), Anthony Mann, 1964, avec Sophia Loren, Stephen Boyd, Alec Guinness, James Mason, Christopher Plummer, Anthony Quayle, Filmedia 2013, 2h57, blu-ray €23.98 standard €16.59

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Gabriel Matzneff, La lettre au capitaine Brunner

Je n’avais pas lu Matzneff depuis dix ans, après le Carnet noir. La censure des vagins outragés (mais un peu tard pour être honnêtes…) m’incite à lire la production non encore censurée (avant qu’elle le soit définitivement). Si je retrouve dans ce nouveau roman une atmosphère, je suis plutôt déçu. C’est un roman du grand âge, séduisant et radoteur, où il ne se passe rien. Les personnages créés il y a des années continuent à vivre, ils vieillissent. Ils n’arpentent plus le monde neuf ni ne cherchent à découvrir de nouveaux livres, ils jouissent de ce qu’ils ont, cantonnés à Paris et aux grandes villes italiennes : Naples, Venise, Rome.

Promenades et récriminations : dans ce roman, pas d’histoire. Le titre évoque une vague intrigue où le passé familial viendrait gâcher le temps présent au détriment du Carpe diem. Avec le parfum de scandale du célèbre Hauptsturmfürher (aussi difficile à lire qu’à écrire en français), le capitaine SS Brunner dont le prénom était Aloïs. Le héros – en deux personnages en quête d’un même auteur – diverge sur l’importance à accorder au passé : Cyrille se suicide, son cousin Nil s’en débarrasse. Les deux font Matzneff, pareillement Russes blancs parisiens, élevés souvent ensemble, délaissés par leurs familles. Tous deux ont été déniaisés par leur nounou vers 14 ans et ont eu, dix ans plus tard, une amante de 14 ans. Mais Cyrille est le Gabriel de jeunesse, celui qui a eu la tentation du suicide sur les falaises de Dieppe au début des années 1960, tandis que Nil survit en hédoniste, attentif à son plaisir et à ses amis, égotiste selon Stendhal, multipliant les conquêtes et ne les gardant jamais.

Dont « Delphine (…) de droite catholique (…) récemment montée à Paris (…) originaire de Dordogne [qui] adorait les poules, celles en chair et en os, mais aussi les poules en peluche. De même que Nil était un professionnel de la soupe au lait, Delphine était une professionnelle de l’angoisse. (…) Il ne supportait plus son inaptitude à l’insouciance, au bonheur (…) ce mixte de narcissisme et de surexcitation qui formait le fond de son caractère. (…) Elle le soûlait » p.43. Le portrait littéraire du personnage réel, pour qui le connait, est assez bien brossé.

Les individus des précédents romans les moins recommandables selon la morale en vigueur, adeptes de gamins philippins ou arabes, sont morts ou suicidés. Ne subsistent que les cultivés avec qui Nil peut échanger de l’érudition : Raoul, Mathilde, Nathalie – comtesse de La Fère comme Athos dans les Trois mousquetaires -, le père Guérassime. L’auteur se délecte des noms exotiques de l’église orthodoxe tels hiéromoine, archimandrite, higoumène, omophore, saint Agapit, saint Barsanuphe. Mais il se perd et perd son lecteur dans les méandres byzantins de la politique ecclésiastique entre la rue Daru et Moscou. Le snobisme « d’appartenir » à l’orthodoxie est une coquetterie qui peut vite devenir lassante.

Nathalie se marie au consulat français de Rome avec Lioubov, une femelle comme elle, et c’est le premier mariage homo en Italie autorisé par les lois de la République. Prétexte aux italianismes et aux promenades dans Rome, Naples ou Venise, de spritz au Harry’s Bar ou autres lieux, des agapes rapicolantes arrosées de vins locaux dans les restaurants populaires avec limoncello « bourré d’hydrate de carbone » pour terminer. Ne pas oublier que Matzneff est lettré : en grec, agapè est un nom de l’amour et les agapes où l’on banquette l’entretient – comme chez Platon.

C’est la vie, sans histoire – en somme le bonheur. Car les gens heureux n’ont pas d’histoire : ni passé encombrant, ni activisme au présent, ils se laissent vivre en cueillant le jour présent. Carpe diem ! Rien à voir avec Stendhal qui nouait une intrigue dans les décors complaisants du romantisme. Reste un style, une atmosphère. Ceux qui ont lu Matzneff en leurs jeunes années les retrouvent, enrichis, et apprécient ; les nouveaux s’ennuieront. D’autant que nombre de pages sont carrément recopiées des chroniques publiées dans le recueil Séraphin c’est la fin ! et que relire une fois de plus ces redondances datées agacent un brin.

Quelques remarques fort justes ponctuent le roman, comme celle sur la bêtise humaine : « N’oublions pas la bêtise, très important, la bêtise. Pour échapper à tout ça, il faut fermer les yeux, se boucher les oreilles, ne rien voir, ne rien entendre, adopter une règle de conduite fondée sur l’égoïsme le plus strict » p.179. La lamentable histoire de l’arroseur arrosé, de la séquence sexe, mensonge et vidéo d’un Griveaux pris la main sur son anatomie alors qu’il professe en public la pudeur effarouchée est de ce type. A quoi cela sert-il de « savoir » que le candidat baise et s’excite ? S’il a réalisé et posté une vidéo à une personne qu’il croyait de confiance, pourquoi Griveaux n’assume-t-il pas ses grivèleries, plaisir pris et donné entre adultes consentants ? « Assumer » est pourtant un maître-mot de la macronie qui se veut force tranquille. Soit il est niais d’avoir pensé échapper aux hackers qui traquent tout ce qui peut desservir un candidat, soit il est arrogant pour s’être cru au-dessus de la fameuse transparence en se donnant une image qui ne reflète pas la réalité, soit il conforte la moraline puritaine inepte, surtout à Paris ! Mais c’est trop bête pour en parler. Faute de Griveau, on ne manque pas de perles : les candidats passent, ils se renouvellent toujours. Laissons les « polémiques » aux envieux qui n’ont personne à foutre.

Gabriel Matzneff, La lettre au capitaine Brunner, 2015, Table ronde poche La petite vermillon 2019, 264 pages, €7.30 e-book Kindle €11.99

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Steven Saylor, Les sept merveilles

Le lecteur qui a suivi Gordianus le Limier dans ses enquêtes à Rome au temps de Sylla puis de César le retrouve en jeune homme d’à peine 18 ans. Nous sommes en 92 avant JC et son père envoie le garçon loin de Rome où des troubles politiques se préparent, peut-être même une guerre civile. Gordianus est devenu officiellement un homme et un citoyen pour avoir revêtu la toge virile le jour de ses 17 ans. Il est accompagné d’Antipater de Sidon son tuteur, poète grec de Phénicie qui a réellement existé. On lui attribue notamment la première mention d’une liste des Sept merveilles du monde, toutes situées dans l’empire conquis par Alexandre. Antipater, par précaution, a simulé à Rome sa propre mort et s’est fait enterrer au su de tous pour mieux disparaître. Le lecteur saura pourquoi à la fin.

Ce tour du monde antique, Gordianus s’en délecte, surtout qu’il connait à 18 ans sa première expérience sexuelle (avec une femme) et les multiplie à chaque étape, comme il le résume avec nostalgie p.327 : « A Ephèse, j’avais connu ma première femme et à Rhodes, mon premier homme. A Halicarnasse, Bitto m’avait instruit dans l’art de l’amour et à Babylone, je m’étais accouplé avec une prêtresse d’Ishtar. Mais je n’avais jamais encore couché avec une déesse » – ce qu’il fit aussitôt avec Isis au cœur de la grande pyramide de Khéops en Egypte. Bitto (malgré son nom équivoque en français) est la belle-sœur d’Antipater et s’est convertie, une fois veuve, en hétaïre, sorte de geisha de l’époque.

Rhodes est connu par son colosse et Gordianus y connut charnellement un colosse gaulois de son âge, dont les mœurs étaient naturelles, comme disaient les historiens romains. L’auteur – qui se veut good as you – ne manque pas de citer Diodore de Sicile qui cite probablement Posidonius, sur les mœurs des Gaulois : « Quoique leurs femmes soient parfaitement belles, ils ne vivant avec elles que rarement, mais ils sont extrêmement adonnés à l’amour criminel de l’autre sexe et, couchés à terre sur des peaux de bêtes sauvages, souvent ils ne sont point honteux d’avoir deux jeunes garçons à leurs côtés » p.400. Né au 1er siècle avant dans une île provinciale, Diodore était plus moraliste qu’historien et il ne manque pas d’amplifier et de déformer ceux qu’il cite. Si la nudité est clairement attestée et semble-t-il fort appréciée des guerriers virils comme des apprentis guerriers, les relations entre mâles n’ont probablement pas cette systématique que Diodore leur prête, non sans attirance trouble. Il est en effet courant qu’on affiche son horreur pour une pratique qui fascine et que l’on envie, sans oser l’adopter soi-même par rigorisme « moral ». Chez Diodore, né en 90 avant, la morale romaine était déjà préchrétienne. Bien que les témoignages gaulois direct manquent, hors la statuaire, l’attirance entre adulte et éphèbe devait être celle de guerriers portés à l’hommage personnel, pas une débauche de tous les instants. Les jeunes dont l’épée était encore « vierge » du sang des ennemis étaient dans un état « féminin » qui appelait le don masculin initiatique du fluide spermatique. La sensualité, si elle est naturelle, est toujours codifiée dans les sociétés humaines.

Il reste que Saylor fait de Gordianus un hétérosexuel affirmé et qu’il lui fait découvrir et acheter en dernières pages celle qui deviendra sa femme : Bethesda.

Il existe sept merveilles mais dix chapitres. C’est que chacune des étapes est une nouvelle en soi, publiée telle quelle en revues, et qu’elle comporte une intrigue. Les trois chapitres ajoutés servent de liant pour en faire un roman policier historique de bonne facture. Car le livre se lit agréablement tout en étant instructif. Il va sans cesse en rebond d’un endroit à l’autre, du temple d’Artémis à Ephèse où il sauve une jeune fille de 14 ans accusée de meurtre qui danse nue pour la déesse, au phare d’Alexandrie où il déjoue un complot contre Rome. La liste des sept merveilles est utile à réviser et leurs descriptions précises sont tirées des textes anciens cités en notes. La grande pyramide d’Egypte est la plus ancienne, datant de 2550 avant JC, les jardins suspendus et les remparts de Babylone suivent en 600 avant, puis la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie en 432 avant, le temple d’Artémis à Ephèse reconstruit en 356 avant, le mausolée d’Halicarnasse en 350 avant, le colosse de Rhodes en 290 avant (écroulé par un tremblement de terre), enfin le phare d’Alexandrie en Egypte en 280 avant JC.

Steven Saylor, Les sept merveilles (The Seven Wonders), 2012, 10-18 2016, 405 pages, €7.50 e-book Kindle €9.99

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Steven Saylor, Le triomphe de César

Gordianus le limier a 64 ans et fatigue. Tout comme l’auteur qui ne sait plus guère ficeler des intrigues. Ce roman policier historique qui se passe à Rome au temps de Jules César se traine. Les personnages sont convenus, déjà rencontrés dans les précédents romans, notamment la tribu recomposée Gordianus faite d’esclaves mâles tous jolis, progressivement affranchis et adoptés : Meto, Eco, Davus, Rupa, Mopsius et Androclès… Seule innovation accentuée : l’intervention de la fille biologique de Gordianus, Diana, dans ses enquêtes. Son intuition féminine et sa vivacité de jeunesse font beaucoup pour activer les petites cellules grises usées du vieux limier.

César est venu, a vu, a vaincu. Mais la traduction biaisée de cet aphorisme célèbre par Hélène Prouteau, tirée chez elle par paresse de l’américain et non pas du latin, montre son inculture classique, sans parler des « on » semés un peu partout ! Pire encore : les « runes ». Page 135, la traductrice (on n’ose croire que ce soit l’auteur) évoque des « runes » sur les baguettes « gauloises » au triomphe de César. Quel anachronisme ! Les runes ne sont attestées pour la première fois qu’au Danemark (donc pas en Gaule) et seulement en 150 après JC (et pas en 46 avant). Tacite (en +98 seulement) évoque seulement des « signes » (mais toujours germains). Les Gaulois ne connaissaient pas les « runes », même si le terme est devenu très à la mode avec les séries barbares produites à la chaîne par les stations consuméristes américaines.

En 46 avant JC donc, César revient d’Egypte où il a installé Cléopâtre, la descendante grecque des Ptolémée, sur le trône – tout en refusant pour le moment de reconnaître le fils qu’il aurait eu avec elle, Césarion. La mère et l’enfant sont à Rome pour les quatre triomphes successifs de celui qui est désormais, sur décision du sénat, dictateur. Vercingétorix doit y être étranglé après six ans et Arsinoé, la sœur de Cléopâtre également, tout comme le bébé du roi Juba. Les événements et la guerre civile ont en effet empêché de fêter comme il se doit la conquête de la Gaule, la victoire sur Pompée, Pharnace et Juba. César se consacre désormais à Rome, après ses 50 batailles rangées et son million et demi de morts.

Sa cruauté fait tache dans le peuple et ce n’est pas du goût de tout le monde. Il a nombre d’ennemis. Sa quatrième femme, Calpurnia, veut croire en la menace et engage pour cela divers devins qui vont tous dans son sens. Sauf qu’ils sont assassinés les uns après les autres… Auraient-il découvert l’âme du complot contre César ?

Gordianus le limier est réputé depuis des décennies pour coucher avec la vérité et la renifler lorsqu’elle est proche. Calpurnia veut qu’il ouvre ses yeux et ses oreilles, qu’il furette dans tous les coins, pour déceler les comploteurs. Le meurtre de Hiéronymus en est le prétexte. C’est un ancien bouc émissaire massaliote et ami de Gordianus qu’il a sauvé d’une mauvaise posture alors qu’il recherchait dans cette ville encerclée par les armées de César son fils Meto.

Le grec érudit a laissé un journal de ses investigations ici ou là plus quelques notes politiques de ce qu’il communiquait à l’épouse de César. Gordianus part de ces écrits mal écrits, avant que sa fille ne s’en mêle pour y mettre de l’ordre. Une énigme est placée en évidence, mais l’évidence est ce qui se voit le moins, tout lecteur de roman policier le sait depuis la lettre volée d’Edgar Poe. Chacun des chapitres va donc examiner un coupable possible, successivement, sans avancer de beaucoup. L’action est réduite au minimum, même si Gordianus échappe de peu au poignard dans les chiottes du forum, exactement comme plusieurs années auparavant. Il n’a semble-t-il rien appris depuis.

L’essentiel du texte est consacré à la description minutieusement reconstituée des différentes cérémonies du triomphe de César à Rome, selon la pléiade d’historiens qui les ont évoquées, cités en fin de volume. Car l’essentiel de l’attrait de ce roman consiste en la vie romaine d’époque, bien rendue, même si les coucheries de César avec des garçons prennent une place démesurée au regard de leur faible probabilité. Le dernier en serait Octave, éphèbe d’encore 16 ans et qui sera l’héritier. L’auteur avoue en fin de volume qu’il a « traversé bon nombre de triomphes et d’épreuves » depuis son dernier livre et sa vie personnelle pourrait expliquer ce tropisme érotomane.

Steven Saylor, Le triomphe de César (The Triumph of Caesar), 2008, 10-18 2016, 311 pages, €7.80 e-book Kindle €9.99

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Steven Saylor, La dernière prophétie

Gordien le Limier est de retour à Rome après son aventure à Massilia. César, après avoir franchi le Rubicon, a franchi l’Adriatique à la poursuite de Pompée. En 48 avant notre ère, la grande bataille de Pharsale se prépare tandis qu’à Rome des magistrats de second rang gèrent les affaires courantes. Quoi de mieux que cet interrègne pour susciter des ambitions politiques ? Milon et Marcus Caelius complotent pour prendre la place des deux absents, même s’ils n’en ont pas l’envergure. Quoi de mieux que la plus vile démagogie pour attirer les petites gens et ameuter la foule ? Remettre les dettes, faire dégorger les riches, augmenter les salaires, distribuer du pain : c’est l’éternel lendemain qui chante sans qu’un début de commencement n’arrive jamais. Car, une fois au pouvoir, les tribuns de la plèbe occupent les places et accaparent les richesses – « au nom du peuple » selon l’idéologie mais comme les autres dans les faits.

C’est alors qu’apparaît une étrange femme venue d’Alexandrie, une grecque d’Egypte. Elle se fait nommer Cassandre, comme la prophétesse troyenne et entre en transes devant une flamme pour proférer des propos plus ou moins sibyllins. « La première fois que j’ai rencontré Cassandre… » raconte Gordien. Mais l’auteur abuse du procédé, chapitre après chapitre, « la sixième fois que j’ai rencontré Cassandre… » C’est un brin lassant, et ce roman n’est pas des meilleurs.

Est-ce parce qu’il est concentré sur les femmes ? Même si les matrones romaines sont décrites comme aussi tordues et rusées que les hommes, même si chacune des principales a sa personnalité, il y a forcément moins d’action et plus de discours. Malgré la description pittoresque de la donzelle de Marc Antoine et Antonia qui court nue dans la maison pour ne pas se laisser habiller : « Y a-t-il quelque chose de plus horripilant que les cris d’une petite fille de six ans ? » p.145.

Cassandre est belle mais énigmatique. Est-elle actrice habile ou est-elle possédée ? Manipulatrice ou sorcière ? Les superstitions, à Rome, habitent les esprits et les crédules ne manquent pas. Assurer à un ambitieux la victoire en décrivant un défilé grandiose, ne serait-ce pas le moyen de le pousser à la faute ? Toujours est-il que Cassandre n’est pas aimée, sauf de Gordien qui finit par la baiser. La belle blonde à la tunique déchirée qui laisse voir une partie des seins tombe un jour dans ses bras au marché, alors que Gordien, sa femme, sa fille et son gendre, sont en train de négocier une botte de radis. Elle a été empoisonnée.

Le Limier se mandate tout seul pour enquêter. Qui a voulu sa mort ? Il s’occupe de son incinération et observe que ce ne sont pas moins de sept des femmes les plus riches et les plus puissantes de Rome qui viennent y assister en litière. Dont Calpurnia, la femme de César, Fausta, fille de Sylla et femme de Milon, et Clodia, ex-amante de Marcus Caelius. Comme chacun sait, le poison est l’arme préférée des femmes… Mais à qui le crime profite-t-il ?

Les émeutes se font récurrentes au forum, l’endettement monte dans les ménages, les denrées se font rares au marché. C’est dans ce contexte tendu que l’enquête commence ; elle s’avèrera difficile et prendra un tour inattendu. Mais Gordien pourra rembourser ses dettes, adopter un autre « fils » et partir avec son épouse malade pour l’Egypte, où elle croit pouvoir guérir de ce mal qui la ronge depuis des mois. Et comme Meto reste avec César, peut-être sera-t-il possible d’obtenir de ses nouvelles ? Car un père a beau « renier » son fils, il ne cesse cependant d’y rester au fond attaché.

Steven Saylor, La dernière prophétie (A Mist of Propheties), 2002, 10-18 2005, 345 pages, €8.24

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Steven Saylor, Rubicon

En 49 avant JC (2044 ans avant Jacques Chirac), César franchit le Rubicon et marche sur Rome. Pompée hésite. Nommé consul pour rétablir l’ordre après la décadence républicaine due aux démagogues, dont les Gracques, et aux dictateurs, dont Sylla, il tergiverse face au proconsul César dont il a un temps épousé la fille Julia. C’est à cette date que le gendre Davus, ex-esclave de Pompée, découvre un cadavre étranglé dans le jardin de Gordien le Limier.

C’est celui du cousin du Grand homme, le jeune Numérius, venu voir l’enquêteur. Gordien n’est ni ami ni ennemi de Pompée ; il n’est pas plus ami ou ennemi de César. Il est honnête et veut se garder de la politique. Son comparse employeur ou adversaire Cicéron ne sait lequel choisir entre les deux consuls : il se verrait bien en médiateur, toujours prêt à pencher du bon côté lorsque les dieux jetteront leur épée dans la balance. Minerve, déesse lunaire de l’intelligence et de la stratégie, en tout cas ne fait rien : Numérius a été étranglé sous ses yeux de bronze et elle garde son énigmatique sourire.

Sauf que Gordien et Davus découvrent dans l’une des chaussures du mort un message : il est de la main même de Meto, le second fils adopté et secrétaire sinon mignon de César. Y aurait-il un complot pour assassiner celui qui a franchi le Rubicon, comme en court la rumeur ? Meto serait-il un traître ?

Le grand Pompée surgit juste avant que Gordien, aidée de la sagacité de sa fille Diana, ait réussi à décoder et à lire le reste du message. Lui ne sait trop que faire mais Diana, sans hésiter, jette le parchemin dans le feu. Pompée, même s’il fouille partout, ne pourra rien trouver. Le consul est furieux et ordonne à Gordien de découvrir qui a tué son jeune cousin. Comme celui-ci hésite, car il a plus de soixante ans et en a assez des enquêtes et du danger, Pompée récupère Davus, son ancien esclave donné à Gordien pour services rendus dans l’enquête précédente, et que le Limier a affranchi et marié à sa fille après que le beau mâle l’ait mise enceinte.

Diana est effondrée, Gordien bien embêté. Il doit enquêter mais, dans la Rome au bord de la guerre civile, ce ne sera pas simple. D’autant que César avance à marche forcée et qu’il est déjà aux portes, dit-on. Le secrétaire de Cicéron, Tiron, est reconnu par Gordien  se promenant dans Rome sous les traits d’un philosophe grec d’Alexandrie ; il est censé être malade à Patras mais son maître l’emploie comme espion.

Tiron propose à Gordien de suivre Pompée qui a quitté Rome pour le sud de l’Italie, laissant ville ouverte. Les sénateurs fuient et il emmène les consuls élus pour un an, afin de préserver la légalité ; il leur fait même passer la mer pour qu’ils soient hors d’atteinte de César en Grèce. Lui va attendre à Brindisi comment les choses vont tourner. Personne n’a jamais vraiment compris pourquoi il n’a pas résisté à César puisqu’il avait la légitimité et des troupes. Le Sénat l’avait nommé en 52 consul unique et il a réussi à rétablir l’ordre à Rome sans user de l’armée. On peut voir Pompée un peu comme Pétain en 40, las et épris d’ordre, qui compte sur l’empire pour se refaire, et César comme un de Gaulle audacieux qui avance très vite et emporte la décision. Pompée avait en effet le vote des optimates, ces riches sénateurs aux familles bien dotées ; César n’avait que ses légions aguerries en Gaule mais attirait à lui la jeunesse avide d’action et de réformes.

Après de multiples aventures assez physiques, Gordien embarquera à Brindisi avec Pompée, qui réussira à rompre le blocus entrepris par Vitruve sur les ordres de César, réussissant une opération « Dunkerque » in extremis mais organisée de main de maître. Lorsqu’il dira à Pompée qui est l’assassin de Numérius son cousin, le grand homme furieux se précipite pour lui faire une mauvaise affaire et Gordien, qui ne sait pourtant pas nager, saute par-dessus bord. Il sera recueilli par Davus qui rôdait par là après que son beau-père eut obtenu de Pompée qu’il le laisse aller rejoindre Diana et son jeune fils Aulus.

L’ordre revenu très vite grâce à la fuite de Pompée et à la magnanimité de César, Rome se calme. Et Gordien reçoit un curieux message de Meto, planqué habilement dans une jarre d’huile…

Steven Saylor, Rubicon (Rubicon), 1999, 10-18 2003, 319 pages, €7.83

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Steven Saylor, Meurtre sur la voie Appia

Ce gros polar historique s’inspire directement du Pro Milone écrit par Cicéron – encore lui – mais utilise également d’autres textes plus précis sur l’événement. Car le meurtre de Clodius Pulcher sur la via Appia a réellement eu lieu. L’auteur, expert d’histoire romaine estime même « que le meurtre de Clodius a précipité les événements qui ont conduit à la guerre civile entre Pompée et César, et finalement à la dissolution de la République romaine » p.424.

Car tout commence par une émeute des gilets jaunes d’époque, qui se répandent dans les rues de Rome et vont casser les boutiques et jusqu’à brûler le Sénat. Clodius était un démagogue retors et beau comme un dieu, qui baisait sa sœur après s’être donné enfant aux puissants ; il n’avait aucun scrupule à manipuler les gens, fomentant des agitations, séducteur de la plèbe pour obtenir le pouvoir. Lorsque son cadavre est ramené par une litière de sénateur anonyme dans Rome un soir, c’est l’émeute.

Fulvia, l’épouse aux nombreux amants de Clodius – mais fille du dictateur Sylla, épousée par politique – mandate Gordien par la sœur de Clodius, la fameuse Clodia qui l’aimait plus qu’un frère. Les deux femmes veulent savoir qui l’a vraiment tué. Est-ce Milon, représentant des Optimates, l’élite de l’époque, qui briguait le consulat contre lui ? Cicéron ne tarde pas à convoquer Gordien lui aussi pour mieux défendre Milon en apportant des preuves qu’il n’y est pour rien. Quant à Pompée, revenu habiter aux abords de Rome tant qu’il commande une armée, il charge Gordien de se renseigner sur ce qui s’est vraiment passé. Durant cette mission, ses propres gardes protégeront sa maison et sa famille.

Le premier fils adopté, Eco, accompagne le Limier comme limier adjoint et ils vont interroger les témoins de la via Appia sur la rixe qui a opposé les escortes de Milon et de Clodius. Elles se sont malencontreusement croisées entre un temple à Vesta, au bosquet sacré déboisé sauvagement par Clodius pour agrandir sa villa, et une auberge à Bovillae. L’affaire semble plus compliquée que prévu et les témoins n’ont pas tous le même discours. Lorsqu’ils retournent à Rome à cheval, Gordien et Eco sont assommés et enlevés, leur garde du corps Davus, « fort comme Hercule et beau comme Apollon », descendu et laissé pour mort.

Au bout de quarante-quatre jours, père et fils parviennent à s’évader du puits où ils sont prisonniers en maîtrisant leurs gardes et, sur le chemin vers Rome… rencontrent Cicéron et sa troupe en route pour voir César. Nous sommes en -52 et César n’a pas encore vaincu Vercingétorix ; il est revenu en Italie en raison des événements, accompagné de Meto comme secrétaire, second fils adoptif de Gordien et désormais jeune homme de 26 ans.

Gordien rend compte à Cicéron, à Pompée, à Fulvia, à Clodia. Mais toute la vérité ne sera pas dite, se dévoilant par lambeaux. Un procès aura lieu contre Milon, après que Pompée, avec l’aval des sénateurs, eut rétabli l’ordre dans Rome à l’aide de ses soldats. Cicéron défendra Milon et échouera. Exit les deux démagogues, Clodius assassiné et Milon exilé : ne restent que les futurs dictateurs en lice, avec la bénédiction des citoyens qui en ont marre des désordres.

L’histoire ne se répète-t-elle jamais ? Ce qui se joue en France ces derniers temps ressemble fort à ce qui s’est joué à Rome avant César. Les démagogues haranguent les foules réceptives, les gilets jaunes cassent et brûlent comme si tout leur était permis, la république s’affaiblit et le droit est bafoué. Quant à « la vérité », reconnaissons que tout le monde s’en fout ! Il y a vingt ans déjà, l’auteur faisait dire à Cicéron : « Hélas la vérité ne suffit pas. Souvent, c’est même la pire des choses pour la défense d’une cause. C’est pour cela que nous avons la rhétorique. La beauté, le pouvoir des mots. Rendons grâce aux dieux pour l’art oratoire » p.357. N’importe quoi, pourvu que ça mousse ! Les Anglais commencent à le comprendre avec les promesses fallacieuses du Brexit, après lequel on allait raser gratis ; les Américains le voient avec les vérités « alternatives » de Trump sur le charbon, la sidérurgie, les représailles commerciales contre la Chine et la « négociation » qui n’avance pas avec Atomic Kim ; les mélenchonistes voient les ravages du successeur de Chavez au Venezuela et les lepénistes l’ineptie de l’alliance rouge-brun en Italie… Les promesses n’engagent que les cons qui les croient, disait pour une fois justement Jacques Chirac. Ce bon roman historique, basé sur des faits réels, permet de le mesurer en passant un bon moment.

Et Gordien va adopter deux nouveaux petits garçons esclaves pour renouveler le stock, les frères Mopsus et Androclès, ce qui promet une suite.

Steven Saylor, Meurtre sur la voie Appia (A Murder on the Appian Way), 1996, 10-182002, 425 pages, €6.43

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Steven Saylor, Un Égyptien dans la ville

En 56 avant notre ère, deux personnes étranges viennent frapper un soir à la porte de Gordien le Limier dans sa demeure romaine : un philosophe grec déguisé en femme et un galle, prêtre châtré du culte de Cybèle maquillé et couvert de bijoux. Le Grec est Dion, rencontré par Gordien en -90 lorsqu’il hantait le port d’Alexandrie, juste avant qu’il n’achète au marché une esclave à peine nubile, la moins chère du lot, cette Bethesda aujourd’hui mère d’une Gordiane de 13 ans dont il allait faire sa femme.

Dion est ambassadeur d’Egypte venu implorer le Sénat romain de ne pas annexer son pays en prétendant qu’un testament du roi Ptolémée XI a légué son royaume à Rome. Dion vu son ambassade attaquée, ses amis décimés, il a failli lui-même être empoisonné et n’a plus confiance en personne – sinon en Gordien, « l’homme le plus honnête de Rome » selon les mots de Cicéron. Gordien reconnait le vieux maître mal déguisé, évoque le bon vieux temps de sa jeunesse et des échanges philosophiques, lui offre à dîner, mais il ne peut l’aider. Il doit partir le lendemain dès l’aube en Illyrie (actuelle Albanie) voir son fils Meto, soldat auprès de César.

Dion est assassiné dans la nuit qui suit, le volet de sa chambre forcé et plusieurs coups de poignard portés au thorax. Une jeune esclave sur laquelle il assouvissait ses instincts avait été intime avec lui juste auparavant mais était sortie de la chambre. Gordien se sent coupable de ne pas avoir aidé son ancien mentor et consent volontiers à enquêter sur la requête de Clodia qui soupçonne le jeune et beau Marcus Caelius, son ex-amant, du meurtre.

Clodia est une mûre matrone mais a gardé un corps superbe qu’elle met en valeur par des tuniques transparentes et des exercices sexuels réguliers. Elle va volontiers aux beaux jours dans ses jardins au bord du Tibre où, depuis une tente rouge et blanche au pan relevé sur le fleuve, elle peut suivre à loisir les ébats de tous les jeunes hommes et garçons qui viennent se baigner (« de 15 ans ou plus » se croit obligé de préciser le puritain yankee sommeillant chez l’auteur) et, « fiers de leur corps, se mettre nus ». Elle en convie parfois un ou deux à venir partager sa tente car elle aime cueillir les fruits à peine mûrs.

Dans ce troisième opus de la série policière historique sur Rome, l’auteur relâche un peu son filtre pudibond – sauf pour son personnage principal Gordien et pour sa famille qui restent bien bourgeois et convenables au sens de la morale américaine. Mais les ébats dans les bains sont décrits avec jubilation, les dîners spectacles permettent aux amants de se montrer à Clodia, des rumeurs les plus folles et les plus sexuelles font se délecter les badauds du forum, les vers obscènes du poète Catulle, amoureux éconduit de la belle Clodia, sont colportés avec délice.

Et le meurtre dans tout ça ? Nul doute que le roi Ptolémée ne soit dans le coup, mais qui a payé le meurtrier ? Qui a tenu le poignard ? Qui a cherché à empoisonner Clodia après Dion ? La puissante famille des Clodii – Clodia et son frère trop aimé Clodius – mandatent Gordien pour découvrir des preuves contre Marcus Caelius. Mais si ce n’était pas lui ? ou pas tout à fait lui ? ou lui qui doit porter le chapeau ?

Rien n’est simple et les armes de la séduction valent autant que les armes létales. L’argent corrompt presque tout, sauf l’honnêteté et la loyauté. Gordien ne se laissera pas faire et ce qu’il découvrira dans sa propre maison a de quoi effrayer tout bon époux et père. Mais l’esclave que Dion a fouetté et baisée raconte sa nuit – et alors tout bascule.

Dans cette enquête aux multiples miroirs Rome tout entière se révèle aux premiers temps de César, à peine vainqueur en Gaule. Et toute l’Amérique de l’auteur se lit en filigrane, ce qui enlève un peu de sel historique – à moins que la dépravation humaine ne soit éternelle comme la Ville et que l’orgueil impérial ne soit poursuivi par les Etats-Unis du XXe siècle. Comment faut-il lire, en effet, ce genre de phrase : « Rome sait comment s’y prendre pour assimiler tout ce qui se présente – arts, coutumes et même dieux et déesses – et en faire quelque chose de typiquement romain » p.211. N’est-ce pas le cas de nos jours du melting-pot yankee ?

Un bon roman de mœurs malgré quelques anachronismes comme « météorite » ou « touriste » essaimés ici ou là par un auteur trop au présent ou par un traducteur malavisé. L’intrigue rebondit sur la fin comme il se doit et le lecteur en sera somme toute abasourdi.

Steven Saylor, Un Egyptien dans la ville (The Venus Throw), 1993, 10-18 2000, 381 pages, €7.80 e-book Kindle €9.99

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Steven Saylor, Du sang sur Rome

L’auteur, Américain diplômé d’histoire et de littérature antique de l’université d’Austin au Texas, reprend le Plaidoyer pour Sextus Roscius d’Ameria qu’a prononcé Cicéron en 80 avant notre ère sous le règne du dictateur Sylla. Il en fait une enquête policière sous les Romains.

Gordien, son personnage, est un détective du temps déjà mûr et pas riche, qui boit trop et vit avec une femme esclave, Bethesda. C’est un fouilleur, un fouineur ; il reste tourmenté tant qu’il ne sait pas la vérité.

C’est l’occasion pour nous, lecteurs, de vivre en Rome antique au jour le jour, avec ses odeurs puissantes, sa violence dans les rues et sur les grands chemins, le sexe omniprésent, la superstition envers les dieux, la richesse ostentatoire de quelques-uns, les enfants abandonnés et les citoyens déchus par les proscriptions politiques. Qui plus est, c’est bien écrit. De riches spéculateurs profitent des incendies, courants à Rome, pour racheter à vil prix les propriétés ou les voisines menacées par le feu, afin de faire monter les loyers ou de revendre les emplacements avec profit. L’atmosphère est assez bien rendue malgré la pudeur puritaine qui voile beaucoup et quelques anachronismes. Tel le mot « pédophile » (p.127) dont le concept même n’existait pas chez les Romains ni chez les Grecs, ou la mention de « pâtes » aux asperges (p.268) qui n’ont pas existé avant l’an 800 de notre ère en Italie, venue d’Arabie via la Sicile, et qui devaient plutôt être de la « semoule » – mais peut-être est-ce une faute des traducteurs ?

Un jour, un jeune homme vient solliciter Gordien dans sa villa de l’Esquilin, un quartier populaire de Rome au-dessus de Subure. Tiron a 23 ans, il est assez beau selon les normes romaines en matière de sexe, mais préfère les filles, tout comme Gordien les femmes (contrairement à l’auteur). Il est l’esclave et le secrétaire de Marcus Tullius Cicero, « Pois Chiche » pour le pif rond et fendu d’un grand-père, chargé de défendre Sextus Roscius accusé de parricide. Un crime abominable à Rome et qui fait l’objet d’un châtiment exemplaire autant que symbolique : le fouet sur tout le corps puis la noyade en sac avec un singe, un coq et un chien, le Tibre se chargeant de purifier la Ville en portant cette horreur jusqu’à la mer.

Mais Sextus Roscius était à la campagne au moment des faits et le vieux Sextus a été poignardé à mort dans Rome en allant voir une prostituée enceinte de lui. Le fils a-t-il payé des tueurs ? A-t-il comploté la mort de son père qui voulait le déshériter ? S’est-il vengé d’avoir vu préférer un jeune frère plus séduisant et plus fidèle que lui ? L’a-t-il lui aussi assassiné ? Gordien enquête, Gordien risque sa vie, Gordien parvient.

Il trouve des preuves que ses cousins ont récupéré les biens de famille et l’ont mis dehors ; qu’une « proscription » opportune a permis à un ancien favori de Sylla, esclave égyptien beau comme un dieu, d’acheter 2000 sesterces des propriétés qui en valaient 6 millions ; que Sextus était bon avec ses esclaves mais violait ses filles dès avant leur puberté ; que l’aînée de 16 ans couchait avec tous les mâles pour se venger de son père et trahissait ses défenseurs pour qu’il soit condamné.

Certes, tout est fait pour aboutir au plaidoyer de Cicéron à la tribune des Rostres sur le Forum, fait d’histoire qui ne peut être changé. Mais l’auteur a dû inventer l’accusation du procureur Gaïus Erucius, qui ne disposait que d’on-dit en guise de preuves et en appelait à la menace du redoutable Sylla en cas d’acquittement. Le plaidoyer de Cicéron emportera la nette majorité des sénateurs appelés à juger, notamment par son appel aux vertus romaines et à la moralité de la vie campagnarde.

Mais la victoire n’arrête pas le roman. Deux rebondissements inattendus attendent encore le lecteur…

Steven Saylor, Du sang sur Rome (Roman Blood), 1991, 10-18 Grands détectives 1998, 383 pages, €7.80 e-book Kindle €9.99

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Peter Tremayne, La dame des ténèbres

En pèlerinage dans le volume précédent, sœur Fidelma de Kildare, ‘dalaigh’ devant les cours de justice d’Irlande, revient précipitamment au pays. Nous sommes en 667 de notre ère et l’Irlande reste un mélangé étonnant de traditions celtiques et d’emprise de l’Eglise romaine. Ce qui a fait revenir Fidelma est cette information étrange que frère Eadulf, dont elle est amoureuse, est emprisonné pour avoir violé et étranglé une novice de 12 ans !

Que ce passe-t-il donc dans le royaume de Laigin, sous la tutelle tourmentée du faible roi Fianamail ? A Fearna, l’abbaye au bord du fleuve paraît sinistre avec sa Dame noire qui flanque le portail. A l’intérieur, règne impérieusement une abbesse fraîchement nommée à son retour de Rome. Elle y impose les pénitentiels romains fondés sur le précepte biblique œil pour œil, au lieu des lois traditionnelles des brehons, fondées sur la compensation du crime.

Une fois de plus, l’Eglise qui étend son emprise ne s’impose surtout que par l’orgueil de ses serviteurs. Véritables ‘technocrates’ avant la lettre, les religieux utilisent leur savoir administratif et leur connaissance des textes pour opérer un coup d’état en leur faveur, l’Internationale noire les mettant à l’abri des représailles trop locales. Nous sommes au cœur de la lutte intolérante entre la nouvelle caste et les anciennes.

Mais nous sommes, au 7ème siècle, encore à l’équilibre. Le raisonnable règne. La logique, reconnue aussi bien par les anciennes cours de justice que par les érudits d’Eglise, reste quand même la référence. Malgré des obstacles de toutes sortes et les bas intérêts des luttes de pouvoir (où la spiritualité a vraiment peu à voir), sœur Fidelma réussira à démêler l’écheveau des initiatives et les quêtes intéressées des uns et des autres.

L’enquête est originale et bien menée, les rebondissements ne manquent pas, les héros tremblent pour leur vie. Peter Tremayne sait se renouveler ! Après s’être évadé deux fois, frère Eadulf sera pendu… jusqu’à ce que son destin s’accomplisse.

Peter Tremayne, La dame des ténèbres (Our Lady of Darkness), 2000, 18/18 Grands Détectives 2007, 351 pages, €8.10, e-book format Kindle €10.99

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Michel Déon, Le balcon de Spetsai

michel-deon-le-balcon-de-spetsai

En 1960 Edouard Michel (dit « Michel Déon ») et C. (sa femme Chantal), louent une maison sur l’île isolée de Spetsai (Spetses), non loin d’Hydra, à 52 miles nautiques d’Athènes. La flotte turque en 1822 subit au large de l’île une défaite qui aboutira à la sortie de la Grèce du califat musulman. Quinze ans après la guerre, l’île ne connait qu’à peine encore la modernité. Elle est alors un refuge contre le monde qui va, déplaisant, et un paradis pour qui sait apprécier la nature et l’histoire.

Michel Déon tient un « journal » du 1er janvier au 18 mai, décrivant les paysages de l’île, le pittoresque des gens, les échappées sur le continent, les célébrités littéraires qui viennent. Dans ce lieu clos par la mer, tout le monde se connait, commerce, s’entraide, ce qui n’exclut pas les tragédies. L’existence patriarcale se double de mœurs encore mauresques et les filles comme les femmes sont cantonnées à la maison. Seules les « étrangères » (à l’île) ou les « prostituées » (qui ne trouveront pas de mari) peuvent se montrer seules, aller au café ou – pire ! – se baigner comme les estivantes.

Mais ce monde de jadis a bel et bien disparu. Je suis allé en Grèce vingt ans plus tard sans avoir lu encore ce livre – et les mœurs comme les gens s’étaient déjà internationalisés. « Tout ce que l’on voit, c’est fini », disait Jacques Chardonne, ami que l’auteur recevra en sa maison de Spetsai, cité par lui au dernier jour (p.225). Le récit plus ou moins complété et enjolivé de ces six mois est devenu un témoignage historique et anthropologique. Une première postface de 1972 en fait le point, suivie d’une seconde postface de 1984…

Restent le climat méditerranéen et la terre rocheuse, le parfum du thym ou des amandiers en fleurs, le goût fruité de l’huile d’olive et les délices du mouton grillé (ou de la daurade farcie aux crevettes), l’amertume riche du vin résiné et l’âpreté apéritive de l’ouzo à peine voilé d’eau.

Reste aussi la philosophie d’un peuple querelleur et hanté d’indépendance, inventeur de la politique et de la cité : « une grande et difficile mission : muer l’anarchie et l’esclavage en liberté », dit l’auteur p.22. La Grèce moderne garde encore quelque chose de l’aura de la Grèce antique, « une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui mène le monde : la grossièreté, la bestialité, la lâcheté, la laideur et la foule » p.112. Le désastre de notre civilisation, née en Grèce, serait venu pour Michel Déon de Rome, la chute ultérieure de Byzance parachevant la défaite culturelle face à la barbarie. Pourquoi pas ? Si les Etats-Unis reproduisent aujourd’hui le schéma anthropologique de l’empire romain, multiethnique et multiculturel, traversé de religions antagonistes, on comprend comment la barbarie gagne à nouveau notre monde – le contraire même « de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble »

Spetsai en 1960 est une oasis contre l’envahisseur moderne. Du moins est-ce ainsi que la voit l’auteur, une décennie avant que les routards internationaux ne lui emboitent le pas pour fuir la morale et l’argent. « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en-dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique » p.121.

Comme on le voit, Le balcon de Spetsai n’est pas seulement un récit de voyage, mais aussi une réflexion sur l’homme et ses fins. Le monde, depuis, est allé à son train, malgré le mouvement hippie et les récents écolos. La technique continue de triompher, le relais étant pris par l’Internet, comme toujours la meilleure et la pire des choses – car ce qui compte n’est pas l’outil mais ceux qui l’utilisent. Les objets connectés de la marque à la pomme qui séduisent tant aujourd’hui, que seront-ils dans l’histoire ? Sparte n’a rien laissé, qu’une légende et quelques anecdotes. « Si l’on n’écrit pas un beau vers, si l’on ne sculpte pas dans le marbre, si l’on n’exprime pas dans une forme parfaite une idée (…) on est perdu, qu’on soit un individu ou qu’on soit un peuple » note p.196.

Michel Déon a laissé le carnet vivant d’un long séjour à Spetsai, île grecque isolée du monde et vivante. J’en suis à ma troisième lecture de ce livre sur les décennies et je l’apprécie toujours. Peu importe que le temps ait passé et que la réalité d’aujourd’hui soit loin désormais de la réalité décrite. Ce qui compte est la forme, et l’humain qu’elle décrit.

Michel Déon, Le balcon de Spetsai, 1961, postface de 1984, Folio 1984, 252 pages, occasion €14.76

e-book format Kindle, €7.99

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

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Pline l’Ancien, Histoire naturelle

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Cette « somme » du monde romain qui visait à englober tout le savoir humain depuis les origines, ressemble étonnamment à l’ambition actuelle de Google d’informatiser tout ce qui existe. L’empire romain avait une vision aussi universelle que l’empire américain : le temps long explique beaucoup de choses – si l’on prend la peine de la hauteur, attitude très rare hélas de nos jours. Les Etats-Unis sont la pointe avancée de l’Occident issu des Grecs et des Romains, via le christianisme. Ce dernier, croyance totalitaire comme tout pouvoir qui tend au monopole, a su préserver certains ouvrages classiques, comme celui-ci (mais en a brûlé d’autres pas dans sa ligne !).

Pline est dit « l’Ancien » parce que son neveu s’appelle Pline lui aussi – qu’on a surnommé le Jeune. Tout ce que l’on sait de l’Ancien vient du Jeune, notamment qu’après avoir passé chez un ami la nuit du 25 août 79 de notre ère (ou peut-être fin octobre), Pline est réveillé par un séisme. Le Vésuve est à nouveau en éruption. Commandant de la flotte de Misène, Pline a organisé les secours sur Pompéi et Herculanum. Mais cette nuit-là, bien que soutenu par deux esclaves, il s’effondre sur la plage, étouffé par la fumée (ou victime d’une crise cardiaque). Il n’avait que 56 ans.

Pline a écrit de nombreux livres, mais son Histoire naturelle est restée par son ampleur (37 livres écrits après 2000 volumes lus de 100 auteurs et 20 000 faits collationnés). Son ambition était de compiler et d’analyser tous les écrits disponibles pour établir une encyclopédie du savoir de son temps avec, pour étalon, le citoyen romain. Sa description va de l’astronomie aux pierres précieuses en passant par la géographie, l’anthropologie, les animaux et les plantes, l’agriculture et la médecine, la peinture, la sculpture et les métaux. Cette encyclopédie du savoir de son temps est restée célèbre – et utilisée – durant 1500 ans ! Buffon en a repris le dessein dans son Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, en 36 volumes parus de 1749 à 1789.

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Nous gardons de Pline les anecdotes comme celle de Poppée se baignant dans le lait d’ânesse (Livre XII, répété Livre XXVIII), les druides vêtus de blanc au sixième jour de la lune coupant d’une serpe d’or le gui en haut des arbres (Livre XVII p.766), Cincinnatus labourant « nu » son champ (pour encourager la fertilité) lorsqu’un messager lui apporte la dictature (Livre XVIII p.835), le jeune homme de Cnide qui fit l’amour avec la statue qu’a sculpté Praxitèle de Vénus (Aphrodite) pour son temple « une tache signala son désir », de même pour un Cupidon (Eros) praxitélien à Parium où « Alcétas de Rhodes en tomba (…) amoureux et laissa également sur lui une trace semblable de son amour » (Livre XXXVI p.1647), la vertu de l’ail de chasser le ténia, les bienfaits du miel, du vinaigre, de l’huile d’olive, du lait de chèvre, de la graisse de porc, de la pomme, du chou et autres petits faits tenus encore aujourd’hui pour vrais dans les publications « de nature ».

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« L’acte vénérien (…) rétablit (…) les athlètes engourdis et fait revenir la voix quand, de claire, elle est devenue sourde. Il guérit aussi les douleurs lombaires, l’affaiblissement de la vue, le dérangement de l’esprit et la mélancolie » (Livre XXVIII p.1312). A conseiller donc aux pères pour réveiller leurs garçons, tandis que « La crotte de chèvre calme les petits enfants agités, surtout les filles, si on leur attache sur le corps dans un morceau de tissu » (Livre XXVIII p.1362). « Des œufs de chouette, administrés pendant trois jours dans du vin aux ivrognes, les dégoûtent de ce vin » (Livre XXX p.1435). « Le gland de hêtre rend le porc gai, sa chair facile à cuire, légère et bonne pour l’estomac » (Livre XVI p.717).

C’est un plaisir de lire l’écriture précise et directe de Pline, souvenir du latin au collège mais aussi beauté de la langue qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Droit au but, comme le soldat romain ; la logique avant tout, la magie évoquée mais avec doute, quand il ne la dénonce pas comme maléfique (Livre XXV p.1191). « Au caprifiguier, on prête encore une vertu médicinale prodigieuse : si un garçon impubère brise un rameau et arrache avec les dents son écorce enflée, la moelle elle-même, attachée sur le corps avant le lever du soleil, empêcherait l’apparition des écrouelles » (Livre XXIII p.1131). Il cherche « la cause et la raison des choses » (Livre XVIII p.836) mais se moque un peu des choses « prodigieuses »…

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Pline décrit une civilisation de la nature faite pour l’homme. Cet anthropocentrisme sera repris par le christianisme et aboutira à la formule honnie des écolos : « l’Homme maître et possesseur de la nature ». Le mot de Descartes vient du monde romain, plus pratique que le grec et moins hanté par l’au-delà que l’égyptien. Mais les Romains du temps sont de fait très proches de la nature, ils observent le mouvement des astres pour se guider en mer et les effets des plantes pour se guérir des morsures de serpent ou de chien, ou des fièvres. Ils veulent des enfants « de bel esprit et de belles formes » comme des animaux garnis de laine et emplis de lait. Avis aux politiciens, même d’aujourd’hui : « Assurément, la culture repose sur le travail, et non sur les dépenses, et c’est pourquoi nos aïeux disaient que ce qui fertilise le mieux un champ, c’est l’œil du maître » (Livre XVIII p.841).

Pline n’est pas chrétien (la secte émerge à peine du chaos palestinien et aucun disciple n’a encore écrit d’Evangile) ; il nous livre donc le monde avant la croyance, dans sa fraîcheur et son panthéisme stoïcien. Car l’auteur est adepte de la rigueur ; pour lui, la vertu est de tout un peu mais rien de trop. « Le vin en quantité modérée est bon pour les nerfs, en excès il leur nuit » (Livre XXIII p.1110). Il vilipende les excès de perles des snobinardes (et snobinards) de son temps comme l’avidité en or des spéculateurs qui amassent. Il ne veut pas changer les hommes (ils sont ce qu’ils sont) mais se changer soi (par l’étude et la discipline). « Il est question de la nature des choses, c’est-à-dire de la vie », expose-t-il dans sa Préface (Livre I) ; « donner à toute chose de la nature et à la nature tout ce qui lui revient ».

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Pour lui, la terre est un globe (contrairement à la croyance médiévale qui suivra – comme quoi le « progrès » est loin d’être linéaire…), mais « l’univers tourne autour d’elle » (Livre II) et « le soleil est l’âme du monde ». « Dieu est, pour un mortel, le fait d’aider un mortel, et c’est la voie vers la gloire éternelle », n’hésite-t-il pas à dire au Livre II, p.71). Rendre service – dans ce monde ci – c’est se ranger parmi les bienfaiteurs du genre humain, donc s’élever au niveau des divinités. Car « Dieu » lui-même (la divinité au sens romain) ne peut pas tout : « il ne peut, même s’il le voulait, se donner lui-même la mort (…) ni faire en sorte que celui qui a vécu n’ait pas vécu. (…) Il n’a aucun droit sur les faits passés excepté celui de les oublier (…) il ne peut pas faire en sorte que deux fois dix ne fassent pas vingt (…) Tout cela atteste sans aucun doute la puissance de la nature et montre que c’est elle que nous appelons ‘Dieu’ » p.72-73. Quant à l’âme, « Tout le monde se trouve, après le dernier jour, dans le même état qu’avant le premier : ni le corps ni l’âme n’ont plus de sentiment après la mort qu’avant la naissance. C’est en effet la même vanité qui se projette encore dans le futur et qui, se mentant à elle-même, s’attribue une vie même après la mort » (Livre VII p.356).

Le meilleur endroit sur la terre est l’Italie romaine, « terre qui est à la fois la fille et la mère de toutes les terres, qui a été choisie par la puissance des dieux pour rendre le ciel lui-même plus brillant, rassembler des empires épars, adoucir les mœurs, réunir dans une communauté de langage et de conversation les langues discordantes et sauvages de tant de peuples, donner la civilisation aux hommes, bref, pour devenir la patrie unique de toutes les nations du monde entier » (Livre III p.151). Cet universalisme romain est bien le même qui a été repris par les Lumières et qui anime aujourd’hui encore tous les humanitaires, sans-frontières et partisans d’une république planétaire. Un universalisme occidental – et de nulle part ailleurs – ce que mettent en cause non sans raison les civilisations qui émergent : les Chinois, les Indiens, les Nigérians, les Arabes…

De même qu’a été repris du monde romain ce que nous avons par la suite appelé le libéralisme, fondé sur la liberté des échanges. Pline écrit au début du Livre XIV : « Qui en effet n’admettrait point qu’en mettant en communication le monde entier, la majesté de l’Empire romain a fait progresser le genre humain, grâce au commerce des marchandises et à l’union apportée par une paix heureuse, et que toutes les productions, même celles qui étaient cachées auparavant, sont devenues d’usage courant ? » p.645. Civiliser, c’est échanger ; la liberté est forte sous l’empire et la dictature n’est que passagère, pour passer un cap.

Malheur de l’être humain, tourmenté de liberté parce non programmé par la nature : « Les autres êtres sentent quelle est leur nature propre, les uns exploitent la souplesse de leurs membres, d’autres la rapidité de leur vol, d’autres encore nagent : l’homme, lui, ne sait rien, rien sans un apprentissage, ni parler, ni marcher, ni se nourrir : bref, de par sa nature, il ne sait rien faire d’autre spontanément que pleurer ! » (Livre VII p.312). D’où les utopies qui ont constamment fleuri pour réconcilier l’Homme avec sa propre nature – et avec la nature – comme celle de Marx, qui sévit encore chez les gauchistes devenus écolos de combat. Apprendre ou dresser ? Tout le débat subsiste.

Ce livre très ancien apparaît étonnamment moderne. Certes, rares seront ceux qui liront ces pages d’un bout à l’autre comme je l’ai fait, mais picorer ici ou là selon les thèmes et les envies (un index des notions et des noms y aide) est une plongée salubre dans un univers qui est le nôtre, avant le nôtre, et qui nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes, nos croyances actuelles et notre vision occidentale du monde.

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 77 ap. JC, Gallimard la Pléiade édition Stéphane Schmitt 2013, 2130 pages, €79.00

Edition partielle en traduction ancienne Littré en 421 pages, e-book format Kindle, €0.99

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Steven Saylor Le Jugement de César

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Steven Saylor est un Américain qui rend ridicule les caricatures. Un Texan qui plus est. Mais il n’a rien à voir avec la famille Bush, ni par le sang ni par l’esprit : il n’ignore pas le reste du monde, il ne s’intéresse pas aux affaires, la tradition occidentale plus que la Bible lui tient lieu de guide. Diplômé d’histoire, ex-journaliste, il est devenu écrivain. Son dada est le roman policier historique avec pour cadre la Rome de César. C’est documenté, réaliste, stoïcien.

Gordianus est un vieil avocat, citoyen romain, qui a eu l’occasion de côtoyer durant ses huit précédentes enquêtes les grands de ce monde-là : César, Pompée et tant d’autres. Il est pris malgré lui dans les intrigues du pouvoir, les filets des passions et les cruautés du temps. A l’aube de ce roman, le destin détourne son navire du phare d’Alexandrie pour le rejeter à l’est du delta du Nil. Son épouse Bethseda, égyptienne d’origine, a une étrange maladie dont elle est sûre de guérir en allant se retremper dans les eaux primordiales du Nil. Le couple voyage avec Rupa, jeune hercule muet et libre, adopté sur promesse à sa sœur décédée, et deux jeunes esclaves, Mopsus et Androcles, de 10 à 12 ans.

Sur cette côte déserte d’Egypte, le bateau est capturé par… les Romains. Tout serait pour le mieux si la guerre ne faisait rage entre César et Pompée. Ce dernier vient d’être battu à Pharsale et cherche dans la province du Nil de quoi se refaire. Le problème est que Gordianus et Pompée se sont déjà rencontrés et qu’ils ne s’apprécient guère. C’est même de haine dont il s’agit. Et ce n’est pas sans trembler que Gordianus est fortement convié à rejoindre la galère du Magnus…

L’action est ainsi enlevée, dans un décor sobrement brossé qui fait le lecteur y croire. La douceur du Nil, la splendeur des palais d’Alexandrie, la foule vivace et émotive des quartiers, tout est croqué à traits vifs, presque cinématographiques. Les éclats, les sons, les odeurs, sont disséminés pour habiller les heures et colorer les sentiments. Les personnages ne sont pas des pantins, ils vivent : du soudard couturé qui étrangle de ses propres mains un espion tremblant sur ordre de son maître, à la belle prêtresse d’Isis toute dévouée à sa maîtresse. Nous assistons en direct à la mort de Pompée, nous avons une interview avec le frêle roi Ptolémée qui n’a pas 15 ans, nous voyons surgir dans un coup de théâtre sa sœur intrigante Cléopâtre, nous sommes conviés par César et nous ne l’admirerons pas autant que le fit l’histoire. Nous visitons le tombeau d’Alexandre, contemplons le grand phare d’Alexandrie dont le feu se voit de très loin, nous baignons dans le Nil fertile et doux, explorons avec les gamins les passages secrets du palais hellénistique.

Il y a du poison, du poignard et des lances, des navires de guerre et des armées, des trônes et des alcôves. L’époque et le lieu furent propices aux intrigues shakespeariennes et Gordianus-dit-le-Limier se doit d’être à la hauteur de sa réputation. D’où cette étonnante rencontre avec Vénus, une Aphrodite de marbre aux yeux de lapis, descendante d’Isis et « tout entière à sa proie attachée »…

Mais il y a une intrigue. Qui a voulu tuer César ? Pompée, certes, mais par-delà la mort ? Qui d’autre ? Ptolémée, éphèbe émotionné de puberté, jaloux des sentiments du grand César pour sa sœur ? Cléopâtre, qui veut attirer par politique le général sur sa couche ? Un chambellan de l’un ou une suivante de l’autre, jaloux de ses attentions pour leurs dieux vivants ? Un très intime de César qui mesure – enfin – l’hubris du maître ? C’est de tout cela dont il s’agit, petit polar au milieu de la grande politique. Car l’Egypte n’est plus gouvernée ; la guerre civile entre le frère et la sœur – pourtant officiellement « époux » selon la tradition – oblige Rome à intervenir. Qui César va-t-il privilégier ? S’il se veut neutre au départ, les circonstances vont évoluer et le forcer à choisir. Cornélien dilemme.

Autant dire qu’outre l’exotisme de l’époque et du décorum, qu’outre l’action qui ne manque pas et l’affection que nous éprouvons très vite pour les facéties des garçons et du chat Alexandre, la psychologie humaine garde ses droits. Les humains sont complexes et fort bien analysés par l’auteur américain. Nous ne sommes pas vraiment dans Corneille, pas non plus dans Racine, encore que… plutôt quelque part du côté de Shakespeare. Et c’est passionnant.

Steven Saylor, Le jugement de César, 2004, collection Grands Détectives 10/18, 2007, 413 pages, €11.65

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Milo Manara, Le Caravage 1 – La palette et l’épée

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1592, Michelangelo Merisi, dit le Caravage du nom de la petite ville où sa famille a trouvé refuge lors de la peste de Milan de 1576, a 21 ans lorsque le dessinateur le croque en partance pour Rome. C’est un vigoureux jeune homme aux cheveux noirs, à la chair pleine et à la chemise échancrée.

Il n’hésite pas à faire le coup de bâton pour protéger les faibles en butte aux atteintes des grands, ce qui lui fait une réputation de querelleur, mais il est vite adopté par les ateliers qui pullulent dans la capitale romaine.

Milo Manara dessine très bien les corps, notamment les croupes et les poitrines des jeunes filles. J’en avais été ébloui jadis dans Le Déclic.

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Le jeune Mario invite Michelangelo dans l’atelier de son maître et se montre au naturel. Le Caravage le peindra en peleur de fruit, en garçon au panier, en Bacchus, en ange sensuel, en Amour victorieux. Mais le Caravage peint aussi des prostituées en Madone et en Vierge à l’Enfant, aimant la lumière qui joue sur les globes des seins et sur l’ovale des visages. Il met en scène, comme au cinéma, ses personnages qui semblent surgir de l’ombre.

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L’audace nature a de quoi choquer les bons prêtres qui commandent des œuvres, notamment Saint Matthieu et l’ange ou la Mort de la Vierge. Malgré la protection du cardinal Del Monte, Caravage ne peut pas tout exposer, même s’il déclare peindre le vrai pour le peuple. Il décorera l’église Saint-Louis des Français de grandes compositions devant lesquelles la foule se presse page 50.

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Certains reprochent à Milo Manara de ne pas tirer plus avant son héros vers l’homosexualité, fort commune et pratiquée à l’époque renaissante en Italie. Mais rien ne prouve ce penchant du Caravage ; il a peint aussi bien les corps de jeunes mâles que de jeunes filles, s’attachant à la caresse de la lumière sur l’architecture de chair.

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Donald Posnar a évoqué en 1971 le penchant homoérotique du peintre, évident dans l’Amour victorieux, mais Maurizio Calvesi en 1986 le justifie par les goûts du mécène qui a commandé le tableau, le cardinal Del Monte. Evidemment, Dominique Fernandez en a tiré un roman, La course à l’abîme, pour attirer dans la secte le génie qui échappe à toute étiquette. Mais il ne prouve rien – que ses propres penchants. Le Caravage était le second peintre préféré de François Mitterrand après Zurbaràn, selon Anne Pingeot – pour son réalisme, sa violence.

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L’histoire de cette première partie de la vie du Caravage, de son arrivée à Rome à 21 ans jusqu’à son départ après le duel où il a tué en duel Ranuccio Tomassini à 35 ans, est assez plate, convenons-en. Manara est dessinateur, pas scénariste ; il s’est contenté de décalquer la biographie dans ses grands traits. Ce qui compte est pour lui moins la vérité historique, malgré une préface un brin pompeuse de « l’historien de l’art » Claudio Strinati, que la vérité humaine du dessin.

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Et le trait est ce qui comble le lecteur. Milo Manara élève les bâtisses de la Rome du XVIe siècle avec toute la grandeur et le délabrement attesté par les peintres, il donne vie aux corps par l’éclairage et par le mouvement. Les tétins à demi sortis du corsage de la putain avinée page 20 sont érotiques, de même que sa croupe lisse et nue offerte à la fessée page 22. Mario dépoitraillé qui prépare un fruit dans la pénombre d’une bougie est aussi très sensuel page 24, tout comme la courbe de son corps nu angélique vu de dos, page 30. Manara ne fait que reprendre les peintures même du Caravage, mais avec quel talent !

Il faut examiner les petits détails des cases pour en goûter tout le travail. Le grouillement réaliste de la vie est très bien rendu. Les couleurs ocre et rouge-brun des pages sont de même tirées des teintes préférées du peintre, ce qui donne une ambiance familière en clair-obscur.

Nous avons là un bel album qui fera aimer avant tout le dessin, immergera dans l’atmosphère romaine au XVIe siècle et déroulera de façon plaisante une part de l’existence mouvementée d’un grand peintre dans l’histoire. Milo Manara dessine remarquablement, qu’on se le lise !

BD Milo Manara, Le Caravage 1 – La palette et l’épée, 2015, Glénat, 64 pages, €14.95

e-book format Kindle, €9.99

Pour connaître le peintre : José Frèches, Le Caravage – peintre et assassin, collection Découverte Gallimard, 2012, 160 pages, €15.80

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Henry James, Roderick Hudson

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Premier roman d’un auteur qui avait déjà nombre de nouvelles, de récits de voyage et d’essais à son actif, Roderick Hudson est un portrait psychologique en même temps qu’un récit romantique bien dans l’air de son temps. Américain vivant en partie en Europe, Henry James côtoie cette société de riches oisifs, grands bourgeois actionnaires, aristocrates à métayers, veuves pensionnées, où les salons et les mariages sont les lieux de sociabilité. D’où cette description maniaque de minutie des moindres mouvements des âmes que l’auteur affectionne, avec force adverbes et adjectifs. Il se voulait Balzac mais n’avait pas ce souffle qui mêle le décor à l’inconscient.

Le roman aujourd’hui peut encore se lire, mais il faut avoir du temps et lamper à grandes goulées les pages pour ne pas en perdre le fil. Découpé en 13 chapitres, peut-être par réminiscence biblique, le dernier se passe sous un orage dantesque sur les sommets des Alpes, où le Destin en statue du Commandeur semble se jouer des misérables volontés humaines.

Rowland, jeune et riche rentier américain, a la sagesse de dépenser modérément sa fortune tout en faisant le bien autour de lui. Il est épris de beauté et s’entiche de Roderick, un jeune homme extravagant à la beauté stupéfiante, qui montre en outre quelques talents de sculpteur. Sa statue d’un jeune Buveur d’eau irradie à la fois la force et la santé de la jeunesse, l’innocence et la soif de connaître. De l’éphèbe de bronze au jeune homme de chair, quoi de plus « normal » (bien qu’un peu érotique) d’envisager le talent ? Rowland emmène donc Roderick en Europe, à Rome même, où il le plonge dans l’ambiance du Beau selon les critères classiques : ce ne sont que lumières, paysages et ruines inspirées, que corps bronzés aux muscles affinés de travailleurs ou aux silhouettes de jeunes latines. Le coup de foudre artistique interviendra pour Roderick en la personne de Christina Light – la Lumière – d’une beauté froide de déesse, mais époustouflante d’inspiration.

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Roderick sculpte dans la fièvre. Son Buveur d’eau assoiffé, c’était lui-même adolescent ; son Adam nu, c’est « le torse bronzé d’un gondolier » dans l’épanouissement de la maturité dont il rêve ; sa Miss Light est son idéal de beauté féminine éternelle ; son Lazzaroni ivre (et dépoitraillé), c’est lui encore, désespéré de n’être pas aimé ; enfin sa Vieille femme, c’est son propre amour enfantin pour sa mère. Par ces œuvres, Roderick s’exprime. Même s’il n’exprime jamais que lui-même, il se vide. A la fin, hanté par la Beauté inaccessible d’une Light qui se refuse obstinément, prise elle-même dans les rets matrimoniaux exigés par son entremetteuse de mère, il ne sera plus rien : une coque sans noix. Ses œuvres auront pompé sa sève et sa vie même.

Entre temps, l’auteur nous entraîne dans les oppositions de caractères : Mary la fiancée de Roderick contre Christina la fille impossible ; Roderick le génie romantique contre Singleton le petit besogneux obstiné ; Rowland le riche et sage contre Mrs Hudson la mère de Roderick, veuve économe et craintive. Certains sont raisonnables, les autres passionnés. Certains s’ennuient courtoisement en société, d’autres y vivent des drames vertigineux.

A ces personnes s’ajoutent des thèmes, tout aussi contrastés : Northampton (Massachussetts) est la ville de province du Nouveau monde confite en calviniste austère ; à l’opposé, Rome la catholique est la capitale de l’art du Vieux monde depuis le paganisme. Comment ne pas se sentir pousser des ailes lorsque l’on est jeune et que l’on passe de l’une à l’autre ? A la création sortie des tripes, s’oppose alors le goût esthétique très moyen de la société ; à l’idéal s’oppose le commerce ; à la volonté, le destin. Car si Mary est fille, petite-fille et sœur de pasteur, si elle ne vole pas haut mais avec rigueur, morale et raison – Christina est une bâtarde illégitime, hantée d’idéal et flirtant avec la beauté du diable. Si Rowland ressemble à Mary au point d’en tomber amoureux, c’est avec Roderick qu’elle s’est fiancée, par contraste, tant il est émotif, tourmenté, égoïste et génial. Pourquoi les âmes désirent-elles à chaque fois leur contraire ?

95h42/huch/2014/13

Ce roman est le bal de la fascination et de l’aveuglement. Il est un peu bavard et s’étale complaisamment sur les méandres de la pensée comme elle va ; il est un peu long pour nos habitudes un siècle et demi après, mais brasse des « types » humains éternels : le créateur et le rentier, le passionné et le raisonnable, la beauté et la réalité, le garçon (qui peut tout oser) et la fille (qui doit se conformer).

Car la société de son temps est la cible des critiques de Henry James, trop observateur pour n’être pas acéré : « Tout est vil, sombre, minable, et les hommes et les femmes qui composent cette prétendue brillante société sont plus vils et plus minables encore que tout le reste. Ils n’ont aucune spontanéité véritable ; ce sont tous des lâches et des fats. Ils n’ont pas plus de dignité que des sauterelles » p.184 Pléiade.

C’est pourtant dans cette société-là qu’il nous faut vivre et tracer son chemin. Créer ? – impossible sans l’inspiration, et elle ne vient que de l’idéal ; faire le bien ? – impossible sans abnégation totale, car les espérances sont gaspillées ; vivre à propos ? – impossible dans la rigueur mercantile nord-américaine, mais tout autant dans l’immersion de beauté italienne. Roderick, Rowland et Mary sont tous trois, à des degrés différents, déçus, ils s’étaient faits des illusions sur l’avenir : sur son talent pour le jeune sculpteur, sur l’épanouissement artistique de son compagnon pour le rentier, sur sa capacité à faire craquer son rigorisme et à accepter le génie pour Mary.

Henry James, Roderick Hudson, 1875, Livre de poche Biblio 1985, €9.00

Henry James, Un portrait de femme et autres romans, Gallimard Pléiade 2016 édité par Evelyne Labbé, 1555 pages, €72.00

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Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

henry de montherlant photo

Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques) 

 

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Histoire du Christianisme, des temps modernes à nos jours

alain corbin histoire du christianisme

Les temps modernes, du 16ème au 18ème siècle, l’apprentissage du pluralisme ?

La Réforme fait creuser le dogme : Érasme et Luther, liberté ou servitude de l’être humain ? « Luther et Calvin rompirent avec l’Église catholique parce qu’ils l’accusaient d’être pélagienne. Pour eux, l’homme ne pouvait être justifié devant Dieu que par la grâce et la foi, non par ses œuvres, car il était dépourvu de mérites à cause de sa nature corrompue. Le protestantisme a donc été, au départ, un retour résolu à un strict augustinisme, y compris chez Calvin, à la doctrine de la prédestination » p.126.

La doctrine du moine anglais Pélage était que la grâce de Dieu n’est pas accordée pour chaque acte isolément, mais consiste dans le don du libre arbitre, dans la connaissance de la loi divine et de la doctrine chrétienne. Le libre arbitre ne saurait exister s’il a besoin du secours de Dieu, donc chacun possède dans sa volonté le pouvoir de faire ou de ne pas faire une chose. La grâce divine nous est attribuée selon nos mérites. Le pardon est accordé aux repentants, non en vertu de la miséricorde de Dieu, mais selon leurs mérites et leurs efforts, quand, par leur pénitence, ils se sont rendus dignes de pardon.

Les radicaux des réformes veulent aller jusqu’au bout de l’Écriture. Calvin, évêque d’Amiens avant de s’exiler à Genève, prône élection, vocation et travail. La voie moyenne anglicane est une lente construction. Rivalités et combats marquent l’époque : Ignace de Loyola et l’aventure jésuite, les Inquisitions, les liturgies nouvelles, la mystique du cœur, du feu et de la montagne, la mystique de l’Incarnation et de la servitude, le jansénisme entre séduction rigoriste et mentalité d’opposition.

Il s’agit aussi d’évangéliser et d’encadrer le monde. « Ignace (de Loyola) demande aussi aux Jésuites de « s’adapter aux sociétés indigènes et de comprendre leurs mœurs. Il demande enfin que des lettres lui soient envoyées régulièrement. Celles-ci, dont le but premier est « d’édifier » la Compagnie, bouleversent aussi les acquis de l’Antiquité. Opposant à l’autorité des livres les certitudes de l’expérience elles ouvrent, au-delà de l’ancien monde, d’immenses horizons d’où naît le sentiment de l’illimité de l’espace. Mais ce qui, dans la découverte des autres, frappe le plus ces hommes du 17ème puis du 18ème siècle, c’est leur ressemblance avec eux-mêmes. La pensée moderne procède dans une large mesure de cette rencontre de l’humanisme et de cet espace nouveau » p.333.

Christianisme les 3 églises carte

L’image tridentine se veut ordre et beauté. Rome et Genève deviennent les nouvelles Jérusalem de la communication. « Le grand élan éducatif qui soulève la chrétienté à partir du 16ème siècle, est inspiré par deux idées directrices : les hommes et les femmes pèchent et se perdent par ignorance et le remède doit commencer par les enfants (…) le catéchisme et l’école. Il y a des choses qu’il faut savoir pour être sauvé. Cette idée n’a cessé de s’imposer depuis la fin du Moyen-Âge. On ne peut plus se contenter de la foi « implicite » par laquelle les fidèles adhèrent à « ce que croit l’Église », sans trop savoir l’énoncer et encore moins le comprendre. Il est nécessaire qu’ils sachent ce qu’ils doivent croire, et même qu’ils sachent en rendre compte » p.341. Notons que le combat contre l’ignorance qui passe par l’école est la foi des Lumières et du socialisme – successeurs inavoués du christianisme… « On ne naît pas homme, on le devient », écrit vers 1500 Érasme, le prince des humanistes (bien avant Simone de Beauvoir, dont tout le monde reprend le propos sur les femmes).

Des horizons nouveaux de sensibilité apparaissent : Bach et sa musique sans frontières, la critique biblique, le renouveau protestant du piétisme au pentecôtisme en passant par les réveils. Les saints investissent leur nation du 14ème au 20ème siècle. « Avec près de 60 500 saints, dénombrés par André Du Saussay en 1626, la France ne doute pas de mériter son titre de fille aînée de l’Église » p.369. L’Orthodoxie russe va du monolithisme aux déchirures durant les 16ème 18ème siècles.

« C’est dans le monde musulman qu’on trouve aujourd’hui la fidélité la plus explicite à des principes qui furent augustiniens avant d’être islamiques : l’affirmation sans concession de l’absolue transcendance divine, l’acceptation paisible de la volonté de Dieu et l’attente du salut par sa seule miséricorde » p.128.

Rembrandt Christ en croix 1631

Le temps de l’adaptation au monde contemporain du 19ème au 21ème siècle

L’exégèse biblique et les formes de la piété évoluent. La Bible se soumet à l’histoire mais émergent de nouveaux bienheureux comme Jean-Marie Baptiste Vianney, curé d’Ars (1786-1859). La théologie et le culte marial se renouvellent avec Thérèse Martin, dite de l’Enfant-Jésus ou de Lisieux, (1872-1897). Elle doit son succès à « la crise moderniste : Rome favorise, contre l’intelligence suspecte et condamnée, la révélation de l’intime, la voie du cœur, le recours à la communion fréquente, voire quotidienne » p.397. Pie X, soucieux de l’enfance spirituelle, instaure la communion privée.

La doctrine chrétienne, face au monde moderne, se crispe avant de s’adapter en renouvelant le Message. « L’intransigeance touche au plus profond du dispositif intellectuel, mental et affectif des catholiques du 19ème siècle. Essentiellement, elle se définit par le refus de toute transaction, c’est-à-dire de tout recul, de toute concession, de tout accommodement, de tout compromis, de toute compromission, qui mettrait en péril la conservation et la transmission de la foi, des dogmes et de la discipline catholique ; l’intransigeance est aussi, tout à la fois, défensive et offensive, affirmation et condamnation, parfois aussi provocation ou agression » p.410. Le catholicisme intransigeant de Pie IX (1846-1878) édite le Syllabus des Erreurs Modernes. Il s’agit de conserver et de transmettre intact « le dépôt de la foi » : l’élan missionnaire est régulé par la congrégation de la Propagande de la Foi ; la personne même du pape est exaltée à travers la presse et l’imagerie catholique ; le Dogme de l’infaillibilité pontificale est proclamé en juillet 1870.

L’Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (1891) « affirme la légitimité de l’intervention de l’Église en matière sociale « dans toute la plénitude de Notre droit ». L’Église doit réconcilier les riches et les pauvres « en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice. » Aux ouvriers d’honorer le contrat de travail et de refuser la violence, aux patrons de ne point « traiter l’ouvrier en esclave », de respecter en lui la « dignité de la personne », de « donner à chacun le salaire qui lui convient ». L’État est fondé à intervenir au nom de sa mission, qui est de « protéger la communauté et ses parties » » p.417.

« L’Église de Rome (…) continue de voir en (le libéralisme politique de la Révolution) la source de toutes les erreurs modernes, la mère de toutes les hérésies. Elle le tient pour responsable et de la déchristianisation et des maux qui affligent la société. Elle lui reproche essentiellement le rationalisme qui oppose la démarche de l’esprit critique à l’enseignement dogmatique, et l’individualisme qui érige en règle la volonté de l’individu. Cette dénonciation du libéralisme restera longtemps encore la référence pour l’appréciation des autres systèmes. Elle explique certaines sympathies pour des idéologies qui exaltaient l’autorité ou assujettissaient l’individu aux exigences collectives, comme elle été responsable de complaisances prolongées pour des régimes qui se définissaient par opposition au libéralisme » p.420. Le mariage gai, puis la crispation rétrograde des cathos français reprend aujourd’hui ces vieilles antiennes qu’on croyait enterrées depuis l’ère Pétain…

Le concile Vatican II (1962-1965) rassemble par convocation du pape Jean XXIII la totalité des archevêques, évêques et supérieurs d’ordres religieux du monde entier en tant que successeurs des Apôtres disposant de la capacité de discuter les matières d’Église touchant la foi et les mœurs. Le christianisme est désormais aux dimensions de la planète. Il a subsisté à l’époque ottomane (15ème 19ème siècle), a connu l’action missionnaire des 19ème et 20ème siècles, l’extension du protestantisme en Amérique du Nord. Il erre désormais entre œcuménisme et interreligieux.

anges paille

L’histoire et la croyance, la sensibilité et la culture s’entremêlent. Nul ne peut se permettre d’ignorer l’histoire du Christianisme s’il veut comprendre quoi que ce soit aux débats contemporains en France. De l’hérétique franciscain Besancenot au nouveau saint François Hulot, en passant par la Madone Royal ou par le Cardinal activiste devenu roi – tous anti-libéraux obstinés tel que le définit l’Église ! – chacun trouvera sans aucun doute des échos contemporains à cette longue durée…

Alain Corbin (sous la direction), Histoire du christianisme, 2007, Points 2013, 468 pages, €10.00

e-book format Kindle, €10.99

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Histoire du Christianisme, des origines au moyen-âge

alain corbin histoire du christianisme

Sous la direction d’Alain Corbin, l’Histoire du christianisme publiée au Seuil courant 2007 aborde avec 4 auteurs, 52 contributeurs, 6 cartes, 459 pages et en 4 parties cette religion. Il détaille ses diverses espèces (catholique, protestante, orthodoxe), dans ses espaces particuliers (Méditerranée, Europe, Amérique…), avec ses formes de piété (culte marial, culte des reliques, Purgatoire, hérésies). Il évoque quelques grandes figures (François d’Assise, le curé d’Ars, saint Thérèse), et ses conséquences culturelles ou artistiques (cathédrale, image tridentine, missions outremer). De quoi acquérir une base de culture religieuse en un seul livre – et compléter les notes précédentes.

L’émergence, du 1er au 5ème siècle

Jésus est-il prophète juif ou Fils de Dieu ? Quel est ce milieu hébraïque, quelles sont les communautés chrétiennes d’origine juive en Palestine ? Les sources indirectes sur Jésus sont : la correspondance de Paul de 50 à 58 de notre ère, les Évangiles de Marc en 65 (d’après la tradition des années 40), Matthieu et Luc vers 70-80, Jean en 90-95, les Évangiles apocryphes après 120. Ce sont des mémoires, pas de l’histoire : les faits sont mêlés à une lecture théologique. Pour les auteurs historiens, Jésus n’avait pour ambition que de réformer la foi d’Israël, ce que symbolisent les 12 intimes qui l’accompagnent comme les 12 tribus. Il visait à simplifier l’obéissance à la Loi, la focalisant sur l’amour et la justice, prêchant un Dieu proche et accueillant. Il s’agit d’une mystique de l’urgence, pour la venue imminente de Dieu. Jésus se voulait solidaire de toutes les catégories sociales que marginalisait la société juive du temps, ce qui fut scandale pour une société cloisonnée. Il ne s’est dit que Fils de l’Homme (Livre de Daniel), descendant d’un David idéalisé ; ce sont les chrétiens qui l’ont appelé Messie. « Jésus n’a pas dit qui il était, il a fait qui il était » p.20.

Le christianisme atteint Rome sous Claude vers 49, la Gaule en 177, l’Afrique en 180. Paul est le passeur de culture : juif de la Diaspora en pays hellène, polyglotte d’une famille commerçante, il associait une éducation grecque reçue à Tarse à une formation de pharisien reçue à Jérusalem. « La mission paulinienne, la seule que nous puissions réellement étudier, a été organisée comme une pénétration par capillarité, qui utilise tous les réseaux de la cité antique, celle-ci fonctionnant comme une imbrication de communautés, de la plus petite – qui est la famille – à la plus grande – qui est la cité. La cellule-souche de la mission, c’est la « maisonnée », l’oikos, tout à la fois communauté familiale et communauté d’activité, exploitation agricole, atelier ou magasin (…) L’oikos antique rassemble des gens de statut différent, incluant femmes et enfants, esclaves et affranchis (…) Sa composition transcende les clivages de la société antique entre Grecs et Barbares, hommes et femmes, libres et non-libres » p.37.

La première expansion chrétienne conduit à s’interroger sur comment vivre en chrétien dans le monde sans être du monde. Comment être persécuté mais soumis à l’Empire romain jusqu’en 311. La conversion de l’empereur fait se convertir l’Empire et désormais, comment le penser en Empire chrétien ? « Les chrétiens de l’Antiquité ont usé des modes de la pensée juive, des catégories philosophiques de la pensée grecque, des techniques de discours de la rhétorique grecque et latine, pour formuler une théologie qui s’est affirmée au fil du temps » p.12. Reste à définir la foi – entre hérésie et orthodoxie, gnose et manichéisme. « Au cours du 2ème siècle, on assiste à la marginalisation des communautés chrétiennes d’origine juive (le judéo-christianisme) au profit des communautés chrétiennes d’origine païenne (le pagano-christianisme) : ce seront ces dernières qui s’érigeront progressivement en « Grande Église » p.30. Et c’est bien là où la foi rencontre le siècle, où la croyance entre en société.

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La doctrine de l’Église s’élabore au 4ème et 5ème siècle. Puis il faut édifier les structures chrétiennes, organiser les églises, établir le culte et la liturgie, christianiser l’espace et le temps, reconnaître la dignité des pauvres et pratiquer l’assistance. Partir enfin en quête de perfection par l’ascétisme et le monachisme.

« Quatre conciles œcuméniques ont fondé la doctrine chrétienne :

  1. Nicée en 325 : le Fils n’est pas subordonné et inférieur au Père mais de même substance ;
  2. Constantinople en 381 : l’Esprit-Saint est adoré et glorifié à l’égal du Père et du Fils, l’église est « catholique » ;
  3. Éphèse en 431 : affirme l’unique nature du Verbe incarné ;
  4. Chalcédoine en 451 : union des deux natures parfaites dans le Christ incarné » p.80.

Des intellectuels chrétiens vont confirmer la foi, ils sont les Pères de l’Église : Basile, Grégoire de Naziance, Jean Chrysostome, Jérôme et la Vulgate, saint Augustin. « Pour Augustin, la nature humaine est immédiatement marquée par le péché, et nous ne pouvons accéder au salut par nos mérites personnels ou nos bonnes œuvres : seule la grâce divine peut nous sauver. (Son adversaire, qui soutient le contraire, est le britannique Pélage). En accomplissant strictement la loi divine, chacun pouvait parvenir à la perfection, et Dieu devait le récompenser de ses mérites (ou le punir de ses fautes) dans la vie future » p.123.

Il est alors loisible d’annoncer l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre, au 5ème siècle dans l’Empire romain, ensuite aux marges et aux barbares.

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Le Moyen-Âge, du 5ème au 15ème siècle, n’est ni légende noire ni légende dorée

En cette période, le christianisme se consolide et s’étend. Saint Benoît, mort en 547, est le père des moines d’Occident. Grégoire le Grand est un passeur à ses dimensions. Autour de l’an mil naissent les chrétientés nouvelles : Rome, tête de l’Église latine à partir du 11ème siècle et Byzance devenue Constantinople qui se différencie. Saint Bernard de Clairvaux, mort en 1153, fonde la communauté des moines cisterciens, la cathédrale naît.

Affirmations et contestations induisent des réponses pastorales. La première croisade est lancée en 1095. « Un seul point réunit en effet les trois poussées de l’Europe latine : elles répondent toutes trois à l’appel des Chrétiens soumis à l’islam et opprimés, Mozarabes d’Andalousie, Grecs de Sicile et Chrétiens de Palestine » p.190.

ainsi soient ils cardinaux

Les hérésies fleurissent et, en 1231, le pape Grégoire IX instaure l’Inquisition pontificale, juridiction d’exception dérogatoire à tout droit, qui enquête d’office de façon totalement secrète et qui vise l’aveu. François le pauvre d’Assise, mort en 1226, crée un ordre mendiant. Thomas d’Aquin, mort en 1274, écrit sa Somme. Car il s’agit d’œuvrer à son salut, de réfléchir au Purgatoire et à l’au-delà, de réguler le culte des saints, des reliques et des pèlerinages.

« Au lendemain du 4ème concile de Latran (1215) la Vierge, modèle d’obéissance au Père, est proposée comme modèle de normalisation de l’Église. A elle de montrer l’exemple aux ordres religieux, de guider les âmes à la découverte du mystère de Dieu, d’inviter les fidèles à devenir des chrétiens exemplaires » p.243. Notre-Dame de Paris s’élève tandis qu’explosent les œuvres de charité aux 12ème et 13ème siècle et que naît le culte du Saint-Sacrement.

Jean Hus, mort en 1415, est l’hérétique majeur dans cette quête de Dieu qui saisit les mystiques d’Orient et d’Occident, soucieux d’imiter Jésus-Christ. La sainte Inquisition sévit. Elle nous choque aujourd’hui, dans la suite du film « l’Aveu » et des procès staliniens, si proche d’elle dans l’imaginaire. Mais « ces actes de foi, qui choquent au 21ème siècle, n’ont pas au 13ème l’impact que l’on pourrait imaginer. Pour la majorité de la population, il s’agit de cérémonies pénitentielles et purificatrices qui réduisent une fracture et marquent un retour à l’unité et à l’harmonie. Le châtiment des hérétiques – qui ont offensé Dieu – est, pour les fidèles demeurés dans l’orthodoxie, promesse d’éternité, motif de liesse et non de deuil. La solidarité spirituelle et sociale ne se noue pas autour des hérétiques, mais contre eux. En effet, l’enjeu profondément éprouvé, tant pas les inquisiteurs que par l’énorme majorité de la population, est le salut de tous » p.202. Cette remarque sur l’Inquisition ne s’applique-t-elle pas telle quelle à la mise en scène des procès réguliers, sous Staline ? Comme aux meurtres et autres « martyres » des islamistes en Europe ? Comme quoi le monde contemporain reste imbibé de l’empreinte chrétienne, même chez les athées communistes les plus militants, même chez les musulmans intégristes…

Alain Corbin (sous la direction), Histoire du christianisme, 2007, Points 2013, 468 pages, €10.00

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Daniel Easterman, Le masque du jaguar

daniel easterman le masque du jaguar
De l’action, du mystère, de l’amour, tels sont les ingrédients d’un bon thriller. Avec un découpage cinématographique en chapitres courts et alternés qui montrent les facettes en simultané et donne envie d’en savoir plus. Easterman, Irlandais ex-prof d’université à Newcastle, n’en est pas à son premier roman – et cela fonctionne – même si le grand guignol à la Indiana Jones submerge cet opus à l’inverse des précédents.

Son héros, Declan Carberry, est déjà connu depuis La nuit de l’Apocalypse. Enquêteur Interpol, il est mandaté pour résoudre une énigme internationale : des corps nus et mutilés retrouvés à Paris sous la pyramide du Louvre et à Rome sous la pyramide de Caius. Dans le même temps l’autre héros, Léo Mallory, est archéologue maya. Il vient de découvrir la chambre secrète d’une pyramide au Mexique et est mystérieusement tabassé tandis que les trésors graphiques et mortuaires se volatilisent.

Declan tombe amoureux d’une adjointe de vingt ans plus jeune ; Léo d’une étudiante mexicaine. Les deux vont vivre les affres d’aimer alors que la violence se déchaîne et que leur intime est menacé. Un gourou indien mexicain règne en effet sur une secte fanatique dont le but est de redécouvrir rien moins que l’immortalité – dont les hiéroglyphes mayas font mention. Une petite et rare araignée amazonienne serait dotée d’un venin qui aurait ce pouvoir. Comme toujours, il suffit d’y croire… et les benêts sont pris.

Ce qui ne va pas sans meurtres, viols, crimes, tortures, délits et autres banales entorses à la civilité. Nous sommes dans un monde impitoyable et globalisé. Les puissants ne se sentent au-dessus des autres qu’en ignorant la loi commune. Même si celle-ci a ses héros qui s’efforcent de faire appliquer ladite loi commune démocratique – surtout parce qu’ils veulent aimer en paix une femme (donc pour des motifs libéraux).

  • Le lecteur effaré découvrira le sang, qui est à la base de la croyance maya. Les sacrifices humains passés sont d’une banalité qui attire aujourd’hui comme des mouches les peuples autoritaires sur les sites touristiques (dont énormément de Français !).
  • Le lecteur qui croit à la bonne nature découvrira la jungle, nature pleine de vie et de mort, indifférente aux êtres, étouffante et maternelle, chaude et fétide.
  • Le lecteur féministe moderne découvrira le machisme absolutiste du pater familias mexicain, pour qui une fille n’est que de la viande à vendre à un vieux riche pour augmenter ses terres.
  • Le lecteur qui croit au socialisme naïf découvrira la corruption régnant au plus haut sommet de l’État – dans la France de Jospin, maquillé sous les traits rajeunis et plus sportif de Dutheillet, mais dont l’’épouse est elle aussi philosophe.

Bien sûr la fiction dépasse la réalité, n’est-ce pas ?

J’aime moins cet opus que les précédents, l’univers maya étant plus loin des spécialités proche-orientales de Daniel Easterman, nom de plume de Denis MacEoin, né en Irlande du Nord et docteur en histoire de l’Islam. Mais c’est bien ficelé, entraînant et cela excite l’imagination. Bien plus que ce qui paraît de nos jours, où la fascination pour l’univers ado (vampires, sorciers, apocalypse écolo) emporte la mode.

Autant relire les classiques.

Daniel Easterman, Le masque du jaguar, 2000, Pocket 2002, 540 pages, €0.01 occasion
Les autres thrillers de Daniel Easterman chroniqués sur ce blog

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Jean d’Ormesson, Au revoir et merci

jean d ormesson au revoir et merci
Écrire à 38 ans ses mémoires est un peu présomptueux. Surtout lorsque l’on a presque rien à dire de soi. Après des romans « de jeunesse », ce premier livre de l’âge mûr laisse mitigé : avec le recul et la suite, c’est bien Jean d’Ormesson qui est en germe, mais immature encore, pas vraiment sorti de sa famille ni de son milieu. Il lui faudra des années, de l’imagination et des œuvres.

Car ce qui frappe en ces pages de 1966, est l’emprise des cadres qui enserrent ce pauvre jeune homme : « J’ai vécu toute ma vie entouré de rigueur, des mœurs les plus convenables, d’institutrices, de domestiques – et pas seulement de bonnes, mais de vieux serviteurs au relent féodal –, de châteaux, d’argent et même de l’appareil de l’État, sans parler des pompes de l’Église et de tous les réflexes conditionnés de la plus raffinée des éducations ». p.157. Comment peut-on exister dans cet enchevêtrement de tuteurs ? Comment peut-on se libérer de ce formatage familial et social tout pétri de bonnes intentions ?

C’est pourquoi l’auteur aborde la vie comme elle vient, en attente des événements. Il ne se sent pas libre de choisir et laisse pencher pour lui les circonstances : la première fille baisée la veille de l’agrégation, le saut en parachute, le fonctionnariat international, la découverte de Rome… Mais il a constamment cette qualité précieuse qui est la curiosité d’aller voir : « Quitte à jouer le jeu, je préférais le jouer mieux : il y a rarement avantage à ne pas pousser jusqu’au bout les expériences auxquelles ont se livre de gré ou de force » p.83.

L’amour ne surgit que « page 130 », pirouette l’auteur, pour passer pudiquement sur qui et quand, notant simplement que ce n’est « pas du temps perdu » p.141. L’amour, comme la littérature, remet en question ce qui existe déjà. « Dans le monde un peu uniforme, conformiste, ennuyeux, collectif que nous ont valu ensemble la bourgeoisie et le socialisme, il en est l’aventure solitaire et la secrète mythologie » p.142.

jean d ormesson jeune

Certes, mais tout cela méritait-il un livre ? « Je perdais ma vie à être bêtement heureux » p.93. Les hommes heureux n’ont pas d’histoire… à raconter. Aussi assiste-t-on à une généalogie, à quelques éléments personnels et à des digressions sur l’époque, bien surannées aujourd’hui. Jean d’Ormesson se pose bien souvent en Jean d’Ormeslecteurs sur l’éducation, l’information, le jugement social, l’art, l’argent, Dieu.

Tout cela assaisonné d’une fausse modestie trop affirmée pour être honnête, très catholique au fond, afféterie de milieu social où il est de bon ton de ne jamais « paraître » – tout en n’ambitionnant pas moins. L’abaissement forcé agace, en notre temps d’honnêteté démocratique. « J’ai, hélas ! toujours su que je n’’aurais jamais de génie, pas même de vrai talent, à peine une sorte d’habileté basse et que je méprisais de tout cœur » p.162. N’en jetez plus, Monsieur l’Immortel, auteur de La Gloire de l’empire et de Dieu, sa vie, son œuvre, et ancien directeur du Figaro !

jean d ormesson oeuvres pleiade

L’aspect positif de cette humilité est de rabaisser les importants, aiguisant non sans humour l’esprit critique, si rare chez nos intellectuels : « Devant les pouvoirs généralement formidables qui s’attachent aux importants, aux officiels, aux pontifes de tout poil, et même, selon les lois de la dialectique, à ceux tout récents de l’anticonformisme professionnel érigé à la hauteur des plus estimables institutions, tout ce qu’on peut faire c’est de gueuler, de se moquer, de rire tant que c’est permis et même un peu au-delà » p.127.

D’où un certain cynisme de ton, l’art de la pirouette, l’ironie, une désinvolture insolente à la Montherlant, le tout lié dans une sorte de tourbillon mondain, sur le ton de la conversation qui ne dédaigne pas d’abaisser le français parfois en expressions familières ou raccourcis d’oral.

Je n’ai lu que cette année ce « roman » autobiographique, moins bon que La Gloire de l’empire, lu à 17 ans, dont la langue sèche et l’ampleur classique m’avaient séduit. Mais une forme de sagesse est en germe. Accepter le monde tel qu’il est, le bonheur comme il vient. Carpe diem ! semble être pour Jean d’Ormesson la devise jamais reniée jusqu’au soir de sa vie. L’ombilic est cette église de Rome, San Giovanni a Porta Latina, dont le calme et l’immémorial révèlent combien il est juste et bon de vivre ici et maintenant, loin des chimères.

Jean d’Ormesson, Au revoir et merci, 1966, Gallimard collection blanche 1976, 257 pages, €21.00

Jean d’Ormesson, Œuvres, Gallimard Pléiade 2015, 1662 pages, €55.00

Les livres de Jean d’Ormesson chroniqués sur ce blog

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Danila Comastri Montanari, Cave Canem

danila comastri montanari cave canem
L’Occident vieillit, la mode est à la nostalgie, au regard vers le passé. Depuis la curiosité légitime pour l’histoire (qui est positive) jusqu’aux larmes et regrets du « c’était mieux avant » (qui est négatif), l’engouement pour le roman historique ne se dément pas. Surtout quand ce roman est en plus policier. Cave Canem est le premier tome d’une série qui met en scène un sénateur romain dans sa trentaine, épicurien, réaliste, parfaitement dans le vent de son époque.

C’est que son auteur, Danila Comastri Montanari est licenciée de Science politique et parfaitement italienne. Son érudition est donc étendue et l’action réduite. Les tableaux de mœurs comptent plus que l’avancée de l’enquête ; l’énigme est plus intellectuelle qu’à rebondissement. D’où le ton un peu figé et le vocabulaire un tantinet trop universitaire pour cette ouverture d’une série de 12. Il reste que le sénateur Publius Aurélius Statius nous est sympathique. Il a 16 ans dans le premier chapitre et devient brutalement pater familias de sa domus par le décès accidentel de son père. Il doit s’imposer, ce qu’il fait de tout son cœur et de sa grande intelligence, le savoir grec dont il a été abreuvé lui ayant ouvert l’esprit. C’est à cet instant que nous apprenons que, dans la Rome antique, nul n’était juridiquement ” majeur ” avant le décès de son père – eût-on 70 ans !

Là, probablement, réside tout le sel de cette originale série. L’énigme est bien présente, mais l’analyse de la société et de la psychologie d’époque sont plus intéressantes, surtout pour nous, Français. Surtout à l’heure où les programmes de collège sont « allégés » par l’ignorance contente d’elle-même et la démagogie mondialo-socialiste si fidèlement exécutée par Belkacem.

A la lecture de ce livre, il ne faut pas être particulièrement attentif pour qu’une évidence saute aux yeux : la France actuelle a gardé de nombreux traits du monde romain sous l’empereur Claude, entre 19 et 44 après J.C. Même révérence pour celui qui incarne le pouvoir suprême, même centralisation où la politique ne se fait qu’à Rome, même société de cour autour de laquelle tout ambitieux gravite. Même pipolisation des coucheries et intrigues des puissants, la télévision étant remplacée à Rome par les courriers et la rumeur. Même attrait nostalgique pour la campagne, son existence naturelle et ses produits tout frais, voire ses recettes de grand-mère pour préparer les poissons à la table ou les onguents sur la face.

Ce qui va plus loin, et nous ramène à notre inconscient historique, la fameuse ” laïcité à la française ” dont nombre de politiques à la mémoire courte se rengorgent, nous vient tout droit de la Rome impériale préchrétienne ! « Entre nous soit dit, expose le jeune sénateur, l’existence des dieux me semble tout aussi improbable (que la divination) même si, en bon Romain, je jure sur le génie d’Auguste et je célèbre les rites propitiatoires que le ‘mos majorem’ (la tradition) prévoit. Mais ces cérémonies concernent la loyauté de l’État, certes pas la foi la plus intime : heureusement, chacun est libre, à Rome, de vénérer le dieu qu’il veut, ou de n’en vénérer aucun, tant que la loi n’est pas violée » p.112.

L’hymne à la France technicienne, chantée par Airbus aussi bien que par les ingénieurs de Bouygues et d’Alstom, nous vient tout droit de Rome et de sa fierté de bâtir. « Les monts creusés en profondeur, les collines aplanies, les plaines fertiles qui remplaçaient les marais méphitiques, les larges et agréables routes, les splendides routes pavées qui diffusaient partout le nom et la civilisation de Rome, voilà ce qui le rendait fier d’être romain, bien plus encore que la victoire des légions. Eau courante, maisons chauffées, monte-charges, grues, puissantes machines de guerre, bateaux rapides, écoles et bains pour tous… le progrès était vraiment irrépressible, songea le patricien avec orgueil » p.122.

Sauf que, malgré l’eschatologie chrétienne qui allait bientôt submerger l’Occident, reprise par le progressisme des Lumières puis par la vulgate marxiste et l’espérance socialiste, le progrès est loin d’être un chemin linéaire ! Si les Romains du temps de Claude se baignaient tous les jours, il faudra attendre la seconde moitié du XXème siècle pour que les Français retrouvent ces bonnes habitudes… Il y a toujours des mystiques ou des ” croyants ” pour préférer la vie sauvage ou la férule d’un Code divin figé une fois pour toutes.

L’exploration de l’Empire qui fut il y a 2000 ans nous fournirait-il quelques clés pour anticiper notre destin ? Si l’histoire ne se répète jamais, car elle est à chaque fois nouvelle, l’être humain n’évolue pas si vite qu’un homme de notre siècle ne puisse ressembler trait pour trait à un Romain d’alors. Le pouvoir politique, l’attrait de l’argent, les amours et rivalités familiales, la communauté du domaine, connaissent-ils des approches humaines si différentes ? La nostalgie pour les rassemblements – famille élargie, groupes d’amis, associations, syndicats, militants, monastères, communautés diverses, et même la conception de l’économie – ne vient-elle pas de cette domus romaine qui organisait l’existence, sous un même toit et dans un même domaine quasi autarcique, d’une centaine de personnes, depuis le pater familias jusqu’aux plus humbles esclaves ?

jeune esclave nu

Dans son Appendice au roman, l’auteur éclaire un peu ce monde pour nous anachronique des esclaves romains. Ils ne constituaient pas une classe, « le terme servus dénotait en effet un état juridique, et non économique, si bien qu’on pouvait trouver des esclaves très riches, à leur tour propriétaires d’un grand nombre de servi » p.232. Surtout que les aristocrates romains avaient cette attitude déjà ” catholique ” de mépriser tout ce qui était travail et argent : il leur suffisait de naître ; les esclaves travaillaient pour eux, production et commerce leur étaient délégués. L’affranchissement était monnaie courante, si bien qu’Auguste dut le réglementer et « en ce qui concerne l’attitude des citoyens libres à l’égard de leurs semblables réduits en esclavage, le monde antique fut totalement dépourvu du racisme qui a caractérisé, par exemple, dans le monde moderne, la condition des Africains sur le continent américain : l’on n’était pas esclave en raison d’une infériorité morale, intellectuelle ou biologique, mais simplement par malchance » p.233.

Au total, le coupable de l’intrigue est inattendu, ce qui fait toujours plaisir au lecteur de roman d’énigme, mais la promenade sociale-historique vaut le détour !

Danila Comastri Montanari, Cave Canem, 2001 Grands Détectives 10/18, 244 pages, €4.50

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Matthew Gregory Lewis, Le moine

Lewis Le Moine babel
Écrit par un attaché d’ambassade anglais à La Haye d’à peine 19 ans, ‘Le moine : un roman’ a fait irruption dans une Europe secouée par la tourmente révolutionnaire et marquée par les massacres de septembre durant la Terreur. Il dénonce résolument l’Église catholique et la compromission de la religion avec les pouvoirs, véritable tyrannie dans la tyrannie avec ses lois d’exception appliquées dans ses couvents et cachots. Il dénonce dans le même mouvement la foule imbécile, prête à suivre toutes les superstitions, puis à se retourner contre ses dominants sans distinction, lynchant tout ce qui porte soutane. Foule dont les intellectuels parisiens de la « bonne » société imitent les mœurs creuses, malgré leur naissance : « je découvris que ceux parmi lesquels je vivais, et dont l’apparence était si policée et séduisante, étaient au fond frivoles, indifférents et dénués de sincérité » p.286 Pléiade. En bref – ce qui est très anglais – ‘Le moine’ dénonce l’absolutisme, celui venu de Rome comme celui issu de la Révolution.

Mais ce fil conducteur n’est une leçon qu’au final, l’essentiel est l’action qui ne cesse pas, entre coups d’éclat et rebondissements. Une histoire de soutane et d’épée qui met en avant le père Ambrosio, moine d’à peine trente ans qui n’est jamais sorti des griffes de l’Église et se trouve donc fort dépourvu devant la vanité, la femme et les désirs de la chair. « On lui apprit à voir dans la compassion qu’on ressent pour les erreurs des autres un crime de la pire espèce. Il troqua la noble franchise de son caractère contre une servile humilité. Et, afin de le guérir du courage qui lui était naturel, les moines terrifièrent son jeune esprit en lui représentant toutes les horreurs qui la superstition leur pouvait inspirer » p.401. En cause les paradoxes et les sophismes, qui déforment la droite Raison, dont le moine use et abuse pour couvrir de hautes justifications ses bas instincts. La nature est distordue par l’institution, l’Église catholique ne faisant que préfigurer le socialisme réel sous Staline puis Mao. Le premier chapitre montre le père Ambrosio en majesté, prêchant dans la cathédrale de Madrid, sa voix mâle et vigoureuse remuant les rombières et faisant se pâmer les jeunes filles. Il est de la dernière mode d’avoir pour confesseur ce vertueux avéré.

Lewis Le Moine magie seins nus

Deux gentilshommes espagnols forts titrés surprennent un échange de lettres lors de la procession des sœurs du couvent, et l’un d’eux est le frère de la jeune fille ainsi vouée à Dieu. En remontant le fil, une série d’histoires imbriquées à la manière du cinéma (à venir) va emporter le lecteur dans une auberge alsacienne où l’on égorge les voyageurs, en un château de Bavière où erre à minuit tous les cinq ans une Nonne sanglante, dans une maison modeste d’un faubourg de Madrid où se languissent une femme déchue et sa fille. L’amour et la mort, l’érotisme et la cruauté, se côtoient sans cesse ; l’un est attisé par l’autre, exaspéré jusqu’au pire. Et il faut l’ingénuité d’un Théodore, valet de 13 puis 14 ans, pour passer entre les gouttes du Mal qui ronge les adultes, comme un elfe messager au bon cœur naturel.

Nous sommes plongés dans le roman gothique de la plus belle eau, les forces de vie tourmentées des carcans imposés par l’immobilisme d’Ancien régime. Quand pouvoir temporel et spirituel sont unis, leur tyrannie s’abat sur tous les déviants aux normes sociales, jeune fille amoureuse d’un autre que le fiancé arrangé, novice ayant prononcé ses vœux un peu trop tôt, fauteuse prête d’accoucher… C’est en retournant les situations que l’auteur montre l’horreur cléricale, le vice du pouvoir et du stupre paré de la vertu des anges. Ambrosio se prend d’affection pour le novice Rosario – qui se révèle la fille Matilda, nymphomane éperdument attirée par lui pour le tenter et qu’il va violer et revioler à satiété avant de s’en lasser. Mais il est pris au sexe et à la menace du scandale : il va devoir suivre sa pente, désirer puis violer Antonia, étouffer sa mère Elvira qui s’oppose, puis poignarder la fille qui se sauve. Ce qu’il devient au final relève du grand guignol aujourd’hui, mais impressionnait vivement les foules d’époque, puisque Satan en personne intervient pour le châtier.

Lewis Le Moine sein nu

Le moine a son alter ego femelle en la personne de la prieure du couvent de Sainte-Claire à côté, sadique qui remet en vigueur les lois implacables du passé en ce qui concerne les sœurs ayant fauté : mourir lentement de faim au cachot, nourri d’un pain par semaine et d’un pichet d’eau par jour, à moitié nue dans la vermine. Elle infligera cette punition à Agnès, sœur du comte Lorenzo. Ses crimes étant dévoilés au grand jour, la dame du couvent sera écharpée par la foule ivre de vengeance en plein Madrid. L’érotisme sadien est partout présent dans les excès des instincts mal domptés par la fausse vertu religieuse. Ambrosio s’enfièvre à la vue d’Antonia nue sous son linceul : « Comment pourrais-je renoncer à ces membres si blancs, si tendres, si délicats ? A ces seins gonflés, rebondis, fermes et élastiques ! A ces lèvres, pleines d’une douceur aussi inépuisable ? » p.521. La prieure se repaît d’infliger des souffrances au corps d’Agnès, enceinte : « Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux dépeignés lui tombaient en désordre sur le visage, qu’ils cachaient presque entièrement. Un bras décharné pendait inerte sur une couverture couvrant ses membres tremblants et agités de mouvements compulsifs » p.510. Ramener l’être humain au rang de bête dans la fange est un plaisir délicat des pires tortionnaires.

La sœur qu’on avait crue morte n’était qu’endormie, la fiancée enlevée tuée in extremis – permettant à son amoureux trop titré pour elle d’épouser mieux. Car, si Lewis conteste l’absolutisme, il ne conteste pas l’inégalité des rangs. Chacun doit épanouir ses vertus, mais à sa place. Il n’est guère que l’adolescent Théodore qui échappe à cette injonction, tel le Chérubin de Beaumarchais dans Le mariage de Figaro, joué pour la première fois à la Comédie française en 1784. Il est la nature en actes, jeune mâle en liberté qui révèle ses talents par l’exemple de ses protecteurs titrés. Le page Théodore lit beaucoup et compose des poèmes, chante admirablement en pinçant son luth, et prend des initiatives pour régler les affaires de son maître qui, en retour, lui prodigue son affection.

Il existe du Moine une édition réécrite par Antonin Arthaud, mais nous avons préféré l’édition originale, non expurgée. Il existe aussi un film de 2011 avec Vincent Cassel, mais c’est une autre œuvre, orientée vers le spectaculaire de la tentation, qui n’a pas la saveur lente distillée par la lecture.

Matthew Gregory Lewis, Le moine, 1796, Actes sud 2011 collection de poche Babel, 512 pages, €10.70
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60
Film DVD Le moine, Dominik Moll avec Vincent Cassel, Deborah François, 2011, Diaphana, 100 mn, €8.79

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Quand l’Europe parlait français

marc fumaroli quand l europe parlait francais
Lorsque la France est optimiste, elle rayonne. Tout le contraire des dernières années, commencées avec la crise du pétrole en 1973 et accentuées par la chute du Mur de Berlin puis le chômage corporatiste. Lorsque la France est vivante, elle s’étend par généreuse nature, « cette disposition à la joie, qu’on appelle les Lumières, et qui fait de ce siècle français l’un des plus optimistes que le monde ait connu », écrit Marc Fumaroli dans ce livre paru en 2001, avant le terrorisme de masse. Cette époque connût « un dégel du sacré, une religion poignante et profonde du bonheur et de l’instant de grâce » p.10.

Comment ? « Autorisant et diffusant la foi des Lumières en des lendemains qui chantent, l’aristocratie française en offrait, par son genre de vie et par la forme de société ouverte dont elle donnait l’exemple, une sorte d’aperçu immédiat et prometteur. La liberté de mœurs du ‘vivre noblement’ semble elle-même inviter à faire des plaisirs et du bonheur l’horizon d’une humanité délivrée de ses chaînes. L’élégance, la politesse et la douceur des manières semblent préfigurer un monde où la liberté de chacun saurait s’accommoder de l’égalité de tous et où la vivacité des passions particulières saurait ne pas troubler la joie d’être ensemble » p.14. Le Français parlé à l’époque est essentiellement un charme de société, « une merveilleuse rhétorique du dialogue » p.16. « La France du 18ème siècle et sa langue étaient irrésistiblement contagieuses et irrésistibles, parce que leur image était celle du peu de bonheur et d’intelligence dont les hommes sont capables au cours de leur bref passage dans la vallée de larmes terrestre » p.18.

Il s’agissait de vivre noblement avec autant d’application que le moine voulait vivre en contemplatif. Ce mode aristocratique, qui vient de la société antique d’Athènes (et revendiqué par Sieyès pour le peuple tout entier), supposait vie oisive et sociabilité urbaine, tout ce que « les 35 heures » ont cherché obscurément à retrouver, peut-être. La pratique des disciplines de l’esprit était d’autant plus haute et plus habile qu’elle était désintéressée, sans cette pesanteur de qui en fait son labeur. Le secret de la réussite était alors d’allier l’art de plaire et la force de gagner. Car une vie sociale dense exige un mode d’être qui reconnaît les autres et évite de les heurter sans raison. « La dissimulation est l’indice général des rapports sociaux : elle est inséparable de la convenance, qui est attention pénétrante à autrui et à ses singularités, autant que protection de soi. La simulation et le mensonge sont des moyens violents, symptômes d’une fêlure d’esprit et d’une faiblesse d’âme » p.195. Si ce diagnostic d’hier est vrai, notre aujourd’hui incivil et brutal a du mouron à se faire.

Les Lumières, au fond, viennent de l’héritage classique : « le degré de civilisation plus douce que représente la France suppose les terrassements et les fondations laissés par Rome. Les formes qu’elle introduit et qu’elle répand sont moins minérales et plus morales. Son intelligence moins architectonique et plus subtilement souple, amie de la diplomatie et du bonheur. Sa langue est moins impérieuse que persuasive et lumineuse. Elle représente un progrès dans le luxe séducteur du cœur et de l’esprit » p.345.

Voltaire Diderot au Procope

La contrepartie de cette sociabilité extrême est la versatilité. Vifs, curieux, les Français sont aussi sans défense contre les nouveautés et esclaves de la mode. L’aimable désinvolture rend irrésistible en amour comme dans le monde. Mais elle est le résultat d’une éducation exigeante qui ose permettre d’avoir son sentiment de ne le dire qu’à propos, sans hausser le ton et en se gardant de froisser. L’expression orale doit être un bonheur spontané, un feu d’artifice d’épigrammes, jeux de mots, traits piquants, portraits et narrations brèves. L’étude et le travail sont indispensables pour développer l’esprit, mais ne doivent pas se voir, sous peine de tomber dans la pédanterie. L’estime de soi et le soin de son corps sont une hygiène évidente pour fourbir son apparence, mais ne doivent pas devenir le but, sous peine de tomber dans le narcissisme et l’affectation. Tel sont les ingrédients du bonheur d’être ensemble.

L’étude de Marc Fumaroli parle avec saveur de cette époque disparue. Il évoque cet esprit qui est presque perdu. Il brosse les portraits de tous ces étrangers qui, au 18ème siècle, loin de massacrer la langue et d’imposer aux autres leur sabir anglo-français ou arabo-français comme preuve d’identité, écrivaient en français choisi parce que la subtilité, la précision et la souplesse de cette langue apparaissaient comme l’esprit même de la société – ce plaisir d’être ensemble.

ecrire lumieres

Par quoi sommes-nous sortis de ce paradis ?

Par la Révolution d’abord, soucieuse du Bien Public et d’accorder à tous le régime qui permettrait de réaliser le bien-être social. Mais la Révolution s’est dévoyée dans la paranoïa et le mensonge, la Terreur appelant l’homme fort, comme à chaque fois que ressurgit le chaos. L’être de la Révolution s’est égaré dans l’avoir du paysan rêvant devenir bourgeois, et du bourgeois enrichi singeant l’aristocrate, figures décrites avec délice par Balzac. De là date le déclin démographique, économique et moral de la France qui fut la première puissance européenne au 18ème siècle avant d’être exsangue en 1918. L’héritage et le Code Civil l’ont rendu malthusienne, les guerres incessantes par esprit de mission ont saigné sa jeunesse, la centralisation d’État, après la table rase des théoriciens enfiévrés de Sparte, ont gelé l’innovation économique. L’Angleterre nous a devancés dans le commerce et l’industrie ; la Prusse nous a affaiblis de provocations en revanches, à chaque génération depuis Napoléon : Iéna, Sedan, Rethondes, Montoire, marquent les flux et les reflux d’une victoire impossible et d’un acharnement fratricide.

Par la colonisation ensuite, auréolée de bonne conscience missionnaire et humanitaire, mais qui en vint à se dévoyer dans la fatuité et l’autoritarisme. « L’avant-garde » éclairée aimait forcer les « simples » comme les « naturels », les « enfants » ou les « prolétaires » à obéir « pour leur bien » au curé ou au parti, à l’instituteur, adjudant, missionnaire, fonctionnaire ou colon. La République des « hussards noirs » de l’intérieur, en mission éducatrice dans les campagnes, fit bon ménage avec celle des colonisateurs des pays « sauvages » car, au fond, il s’agissait toujours de prêcher un Savoir-mieux-que-tous dont nous nous croyions détenteurs.

Par la guerre de 14 encore, qui bouleversa les relations humaines, « brutalisant » les comportements, dissolvant dans l’absurde massacre industriel le patriotisme, le courage et le sacrifice, ce qui aboutira inévitablement à l’abandon de Munich et à l’impéritie de l’an 40. Tout en faisant sombrer l’idéal socialiste dans un communisme réel de dictature, appliqué en laboratoire au pays des moujiks.

colonie

Le sursaut de la Libération et de la reconstruction des Trente Glorieuses se sont heurtés très vite à l’égoïsme optimiste d’une génération comblée qui rejeta tous les carcans, comme André Gide l’apprit à Nathanaël : conventions et morale, slip et soutien-gorge, discipline et contraintes – tout fut balancé par-dessus les moulins dans un gigantesque monôme commencé boulevard Saint-Michel pour finir sur les plages de Bali dans l’union sexuelle de tous avec tous et les fumées de l’oubli. Mais il y avait de la jeunesse, du bonheur et de l’optimisme dans cet éclat d’hier. Le baby-boom s’était épanoui en jets de sperme mais aussi en cent fleurs.

Cet hédonisme s’est brisé sur la crise du pétrole, l’inflation monstre, la déliquescence industrielle, le chômage de masse, l’irruption du SIDA – et l’impéritie des politiques. Ils n’ont pas su, à droite remettre en cause le « modèle » obsolète comme le firent Reagan et Thatcher ; à gauche, renouveler le socialisme en le dépoussiérant des vieux dogmes bismarxiens (Marx revu par Bismarck, selon Attali). Ni fonder durablement une troisième voie, comme le tentèrent Mendès-France, Chaban-Delmas, Raymond Barre, Jacques Delors, Michel Rocard et peut-être Hollande mais trop peu-trop tard, entre hésitations, procrastination et jovialité de « synthèse ».

La jeunesse du boom a vieilli et recherche la sécurité d’État, la sécurité sociale et le maternage des aides. La discipline de la reconstruction et la générosité de la Résistance ont sombré dans l’égoïsme corporatiste des « statuts » et dans l’arrivisme social des autres, qui se réfugient volontiers dans le « ghetto français ». La décolonisation a attiré en revers une population avide de modernité mais qui se sent brutalement lâchée par les idéaux français. Elle revendique, par mimétisme social, des « droits » communautaires, « comme tout le monde ». L’émergence au développement de pays massivement peuplés et industriellement optimistes, en regard du climat qui se réchauffe de façon accélérée avec son lot de tempêtes et d’inondations, remet en cause le credo révolutionnaire de l’homme maître de son destin, de sa production et de la nature.

L’Europe ne parle plus français, car le français n’apparaît plus porteur d’un avenir heureux : un État trop centralisé dans une Europe qui se déconcentre ; un pouvoir trop monarchique dans une Europe majoritairement parlementaire ; une caste dirigeante trop fermée et trop imbue d’elle-même, crispée sur « la dépense publique » et sa contrepartie « prélèvements obligatoires », qui font de la France une exception parmi les pays européens (plus forte intervention d’État par rapport au PIB, plus forts prélèvements, plus forte TVA) ; un « modèle » qui n’en est plus un, manquant d’offrir du travail (plus fort taux de chômage), d’éduquer la jeunesse (un élève de 4ème écrit au niveau du CM2 d’hier), de juger correctement et dans les délais (Outreau), rigidifié sur la « protection », centré sur l’assistance et sur les « droits », déresponsabilisant chacun, sans cesse repentant et flagellant, et distribuant réparations et soutiens « psychologiques » ou pécuniaires à tout va.

La France est un repoussoir en Europe, pas un modèle que l’on a envie d’imiter. Reste « le discours » : là, nous savons toujours faire. Les grandes idées généreuses pour le monde entier gardent un écho 18ème siècle : le recours à l’ONU plutôt que l’usage unilatéral de la force, la lutte mondiale contre le SIDA ou Ebola, la concertation contre le réchauffement climatique, les voies d’un respect pour la nature. Mais est-ce suffisant ?

Nous faudrait-il en revenir à l’Ancien Régime, comme le Japon qui ne l’a jamais quitté, pour connaître à nouveau le bonheur social ? Nous faudrait-il aller vers les autres, notamment vers nos partenaires européens, pour trouver une voie neuve et fraternelle d’aborder le 21ème siècle ? Nous faudrait-il rester sur les idées abstraites d’État-qui-peut-tout et Qui-doit-tout, les seuls « agents » de l’État étant réputés être seuls « neutres » et « objectifs » pour savoir, mieux que tous et au mépris des règles démocratiques, ce qui est bon pour l’intérêt « général » ?

« Qui » parlera encore « français » demain veut dire « qui aura encore envie d’accompagner notre peuple vers l’avenir ? » – c’est cela qui importe, pas les petites phrases.

Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, 2001, Livre de poche 2003, 638 pages, €8.10

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Peter Tremayne, La septième trompette

peter tremayne la septieme trompette
L’attrait de Peter Tremayne est qu’il vous emmène en Irlande, sur les marges chrétiennes de l’empire romain finissant. Nous sommes en 670, au sud-ouest de l’île, dans une région où chaque vallée a un roi ou presque. Les clans se fédèrent auprès d’un « haut roi ». Malgré cette organisation féodale pour garantir prospérité agricole et protection contre bandits et pillards, les érudits et les flemmards, comme les ambitieux qui ne sont pas « nés », se placent dans le giron de l’Église pour mieux vivre, en savoir plus et donner libre cours à leurs ambitions.

Mais l’Église de Rome est à cette époque de bascule entre les usages libéraux des anciens temps celtiques et les nouveaux usages hiérarchiques et machistes du monde méditerranéen. Fidelma de Cashel, sœur du roi du Muman et ex-sœur en monastère, a obtenu un grade juridique élevé (celui d’anruth qui précède celui d’ollamh), il ne lui en manque plus qu’un pour être juge suprême. Mariée bien que religieuse, soucieuse de préserver les acquis du droit celte bien que chrétienne, avocate bien que sœur de roi, elle n’aime rien tant que s’imposer en tant que femme dans les complots masculins, et agiter ses petites cellules grises au détriment des hormones mâles qui croient que la force prime le droit.

C’en est parfois un peu agaçant, tant les répétitions de préséance pour s’imposer sont rituelles, mais le lecteur habitué n’y fait même plus attention. Même chose pour les noms imprononçables et à rallonge des clans celtiques et les imbrications de parenté qui rendent les derniers chapitres assez peu digeste.

L’action est rondement menée, débutant par un crime et finissant par un massacre, malgré une intrigue inutilement compliquée qu’on ne connaît heureusement qu’à la fin. Un paysan, près du château invaincu de Cashel, découvre un jeune noble mort de trois coups de poignard dans le dos sur le gué qui passe ses terres. Fidelma enquête, ce qui va la mener, flanquée de son fidèle mari et compagnon d’aventures Eadulf de Seaxmund’s Ham, à rencontrer un prêtre ivre qui va la traiter de putain, un jeune homme blond élancé qui se dit barde, d’horribles bandits sans scrupules qui vont l’enlever, un jeune garçon qui sera égorgé, un supérieur de monastère fanatique – mais pas pour son église -, une jeune écervelée avide de fêtes alors que la guerre est aux portes, quelques guerriers fidèles et musclés et un serpent élevé au sein de la famille.

Tout cela se lit fort bien sauf le final, heureusement égayé (si l’on peut dire) par un jeu de poignard en pleine cours de justice. La parution des œuvres n’est pas dans l’ordre, l’auteur regrettant manifestement avoir fait prendre sa retraite à Fidelma et Eadulf dans Le concile des maudits. Pour le bonheur des fans.

Peter Tremayne, La septième trompette (The Seventh Trumpet), 2013, 10-18 mai 2014, 334 pages, €7.80 (€11.99 en format Kindle…)
Les romans de Peter Tremayne chroniqués sur ce blog

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