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Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola

L’Italie populaire dans toute sa répugnante splendeur, loin de lidéalisme du peuple prolétaire sain des communistes ou des fascistes, vue par l’œil acéré et moqueur d’Ettore Scola. Une smala des Pouilles – qui évoque le mot pouilleux – s’entasse en bidonville à Rome, sur une huitième colline d’où l’on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Ils sont une vingtaine de tous âges à vivre sous le même toit de tôles et de cartons, mêlés dans la promiscuité des nuits moites, forniquant sur leurs grabats sans souci des gosses ni des autres. Une païennerie de sauvages très années post-soixante-huit, loin de Dieu, avec le rut en point d’orgue et le lento de la morale immémoriale et du pater familias omnipotent méditerranéen.

Giacinto (Nino Manfredi) est un dieu tonnant, borgne comme Polyphème, propriétaire d’un million (de lires) touchés par l’assurance pour avoir perdu un œil au travail. Il ne fait plus rien, se laisse vivre, maugréant cependant contre tous ces « parasites » d’enfants, petits-enfants, beaux-fils, brus et conjointes qui ne cessent de copuler et d’en faire d’autres, des bouches à nourrir et des culs à vêtir. Tous sont mal foutus, même le chien n’a que trois pattes. Un fils a perdu une jambe, un autre est cocu, Fernando est à la fois pédé et travelo (Franco Merli, qui a joué dans les films de Pasolini Salô ou les 120 journées de Sodome) – ce qui ne l’empêche pas de sauter sa belle-sœur par derrière car, lorsqu’elle se lave les cheveux, non seulement elle ne sait pas qui c’est mais elle ressemble à un garçon. Giacinto, qui le voit gobe un œuf – symbole de la fécondation à venir… Une fille couche, une autre fait le tapin, une dernière travaille comme aide-soignante chez les bonnes sœurs, une de 14 ans « fait des ménages » (n’ayant encore « rien à montrer ») – mais elle sera en cloque à la fin. De qui ? Quelle importance – « c’est toujours la famille » ! Quant à la mémé (Giovanni Rovini), elle touche une pension et tous les gars vont avec elle à la Poste pour se la partager ; elle n’a droit qu’à une sucette, comme les gosses les plus grands, et regarder la télé.

Au matin, la fille adolescente de 14 ans sort en bottes jaunes avec une série de seaux à remplir à la fontaine. Les garçons entre 16 et 20 ans sortent leurs scooters et motos et font un rodéo dans le bidonville, soulevant la poussière et envoyant à la gueule de chacun leurs gaz d’échappement. Ils partent « en ville » effectuer des vols à la tire, de petits larcins, tandis que l’unijambiste mendie et planque sous lui les sacs à main volés à l’arrachée aux touristes naïves. Les vieux se placent en rang sur un muret comme des corbeaux de mauvais augure et fument, en silence, regardant leur monde qui fuit. L’adolescente rameute tous les gosses jusqu’à 12 ans pour aller les encager au cadenas dans un enclos où ils ne pourront se perdre ni faire de bêtises. Cela jusqu’au soir où ils seront délivrés, jouant entre temps à des riens, du bébé sachant à peine marcher au préadolescent qui grimpe par-dessus les grillages. Lui, la culotte lourdement effrangée et le tee-shirt troué, n’hésite pas à aller aux chiottes tanner son grand-père pour obtenir mille lires pour le litron de vin qu’il doit aller acheter. Lorsqu’il « fait ses devoirs » devant sa mère qui émince des légumes et sa mémé plantée devant le petit écran à regarder des jeux idiots, c’est pour regarder sans vergogne des revues porno que la voisine, très fière de sa fille bien foutue (dans tous les sens du mot) qui pose nue dans les magazines et se fait payer pour cela. Une pute ? « Non, elle travaille ! »

C’est truculent avec quelques clins d’œil à Fellini pour la pute aux gros seins et à Ferrari pour la grande bouffe. Car le vieux qui ronchonne sans cesse, rabroue chacun en le traitant de fainéant et de cocu (et lui alors ?), couche avec son fusil chargé, tabasse sa grosse et tire sur un fils à le blesser. C’est un boulet. Ne va-t-il pas jusqu’à ramener une grosse pute à la maison (Maria Luisa Pantelant) et à la faire coucher dans le lit matrimonial (taille large) avec lui et sa propre femme Mathilde (Linda Mortifère) ? Les fils adultes en profitent et, lorsqu’il a le dos tourné quelques instants, s’activent sur la pute en cadence. Mais la mama en a marre ; elle veut le faire disparaître et l’expose à la famille dont les enfants ont été emmenés dehors, en coupant du poumon de bœuf sanguinolent. Rien de tel, après le baptême à l’église d’un énième dont Giacinto est le parrain, que la mort aux rats versée à poignée dans un plat succulent des spaghetti à la tomate et aux aubergines grillées, un délice. Giacinto s’empiffre sous le regard attentif des autres, mais il est inoxydable, les pauvres sont impayables et increvables. Et la chimie au rabais pas très efficace contre les rats. Il s’en sort après quelques vertiges et vomissements. Il décide alors de faire cramer toute la volière hostile et arrose d’essence la baraque avant d’y foutre le feu. Mais tous s’en sortent, y compris mémé en chaise roulante. Tous rebâtissent et refont le plein de matelas. La pute reste.

Et le vieux ne trouve rien de mieux pour les faire chier que de vendre son baraquement « avec le terrain y attenant » à une famille immigrée du sud en quête d’un logement pas cher. Sauf que rien ne se passe comme prévu, la matrone refuse et fait disparaître « l’acte de vente sous seing privé » – réputé dès lors n’avoir jamais existé – tandis que Giacinto surgit dans une vieille Cadillac qui peine à monter les côtes, achetée avec le produit de cette vente. Sans savoir conduire ni se conduire, il fonce dans le tas et le gourbi s’écroule presque. Tous le retapent et l’agrandissent ; ils vivront désormais à deux familles, à tu et à toi sous le même toit…

De la réalité cynique du bidonville réel de Monte Ciocci à Rome, avec vue sur le Vatican chrétien qui chante « heureux les pauvres car ils verront Dieu » en se vautrant dans le lucre et (on le découvrira plus tard) le stupre, Ettore Scola en néo-réaliste fait une farce radicale. Le confort petit-bourgeois agité par la société de consommation des années soixante et soixante-dix corrompt les prolétaires qui ne peuvent y accéder. Il les corrompt. Leur obsession du fric les fait voler, tromper, se prostituer. Le moindre argent devient un magot soigneusement planqué en avare pour éviter les convoitises. Le tous contre tous n’est contrebalancé que par le souci de bâfrer et de ronfler (après la baise), au chaud sous le même toit. On se hait à cause du système social mais on ne peut humainement vivre qu’ensemble. Un film d’une bouffonnerie noire très années 70.

DVD Affreux, sales et méchants (Frutti, sporchi e cattivi), Ettore Scola, 1976, avec Francesco Anniballi, Maria Bosco, Giselda Castrini, Alfredo D’Ippolito, Giancarlo Fanelli, Carlotta Films 2014, 1h51, €9,35, blu-ray €9,75

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Jeune et jolie de François Ozon

Isabelle (Marine Vacth) a 17 ans en été (22 ans en réalité) ; elle devient femme et veut baiser pour « s’en débarrasser », selon la mode. Elle mime le coït à cheval sur un oreiller et halète de fantasmes. Son jeune frère Victor de 14 ans (Fantin Ravat) l’observe, attentif à apprendre la technique de l’amour. Il confond encore affection et technique sexuelle, croyant selon le romantisme véhiculé par les medias que le savoir-faire physique conduit aux élans du cœur.

Mais lorsque Isabelle laisse faire Felix (Lucas Prisor), un copain allemand sur la plage un soir de sortie en boite, elle ne jouit pas. Pourtant, le garçon est bien bâti, armé de muscles solides et ne la brusque pas. Il prend son temps et de longues minutes de pilonnage fesses nues sont exhibées sous les yeux des spectateurs comme du double habillé d’Isabelle, passive. Rien ne vient ; Isabelle n’est qu’un sac de viande jeune et jolie qui se fait bourrer. Fin des illusions. Est-ce cela être femme ? Elle retrouve son petit frère endormi en slip dans son lit : il veut savoir « comment ça s’est passé » quand elle rentre ; il compatit pour apprendre. Mais, bof, qu’y a-t-il à dire ? C’est fait et on en est débarrassé, c’est tout. Ce n’est jamais génial la première fois, dit-on.

L’automne venu, de retour dans le quartier latin où vit sa famille aisée, Isabelle décide d’explorer les possibles après qu’un homme mûr l’eut abordée dans la rue pour lui donner son numéro de téléphone. Elle achète une autre puce pour mobile et s’inscrit sur un site Internet de rencontres. Elle s’y montre fort déshabillée et ment évidemment sur son âge. Mais comme elle est jeune et jolie, plusieurs clients la sollicitent. Pour 300 € la passe, elle se rend dans les chambres d’hôtel et se soumet aux désirs des hommes mûrs, pas toujours classe. Au début, ça la dégoûte, puis elle y prend goût. C’est surtout la surprise qui lui plaît, la nouveauté de se déguiser en femme bien vêtue à hauts talons au lieu de son infâme uniforme de lycéenne Henri IV : baskets, jean, tee-shirt et veste caca de surplus d’armée. Plus l’adrénaline de découvrir le désir mâle, jamais le même, souvent bête et parfois cruel (« pute un jour, pute toujours, ha ! ha ! ha ! »). Mais tel est le prix pour trouver la jouissance. « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », déclame Rimbaud étudié au lycée.

L’hiver passe dans les passes ; les billets s’accumulent dans une pochette. Isabelle n’en pas besoin, sa mère lui donne de l’argent de poche et son père, divorcé, 500 € à chaque Noël et anniversaire. Mais se faire payer donne du prix au désir ; c’est se faire valoir au lieu de se faire avoir. Isabelle n’a pas de copain au lycée, elle les trouve immatures et peu séduisants. Le printemps survient et, avec lui, les émois du frère, Victor, travaillé d’hormones qui se branle sous les draps, à l’ébahissement complice du beau-père qui entre sans frapper, en bobo branché. Une copine au collège propose aux garçons des baisers profonds pour 5 €. « C’est pas cher, rétorque Isabelle, et pourquoi pas ? C’est un bon entrainement ».

Mais un jour de baise où elle chevauche son client favori Georges (Johan Leysen), un vieux littéraire qui s’est peu occupé de sa propre fille, elle le crève sous elle. Il claque d’une crise cardiaque en plein orgasme. Fuite, désarroi, elle décide d’arrêter : l’amour tue. Mais la police est bien faite, dit-on ; elle remonte sa piste grâce aux caméras de vidéosurveillance de l’hôtel et des transports. Sa mère Sylvie (Géraldine Pailhas), cadre d’hôpital, est atterrée de voir débarquer deux flics qui lui apprennent la double vie de sa fille encore mineure. Elle n’a rien vu, rien compris, surtout à l’époque qui avance et aux enfants tombés dans le numérique quand ils étaient petits. Quand elle ne comprend pas ou qu’un mot trop vrai la choque, forte de son statut social garanti de Mère, elle baffe : le garçon, la fille, le mari. A l’ancienne, persuadée de son bon droit et de son autorité.

Mais qui est-elle pour donner des leçons ? Divorcée du père de ses enfants, portant la culotte dans son couple recomposé puisqu’elle détient la progéniture dans la famille, leur ayant assuré des prénoms présomptueux comme Isabelle et Victor (la belle et le victorieux), baisant le soir venu avec le mâle noir d’un couple très ami, n’agit-elle pas elle aussi comme « une pute » ? Bobote branchée qui va au théâtre et aux comédies musicales, qui a lu le magazine Jeune et jolie dans sa jeunesse, n’est-elle pas une femme facile, qui aime plaire à tout le monde ? Or c’est cela une pute : trouver tout le monde beau et gentil, baiser à l’occasion, être toujours prête à admirer et à renchérir dans le sens du vent. Il y a des putes physiques, des putes de cœur et des putes culturelles, mais qu’est-ce que cela change ? Isabelle lui renvoie en miroir l’éducation laxiste qu’elle a donnée à ses enfants : baiser, divorcer, se faire le mari d’une amie, aller au théâtre parce que cela se fait et pose socialement, sans pourtant apprécier… Elle qui décide de tout, pourquoi ne laisse-t-elle pas décider sa fille, fruit de l’Internet et de l’accès à tout ?

Cela se passe donc mal avec Isabelle et le beau-père n’a pas son mot à dire, un brin émoustillé par la femme qui se révèle dans sa belle-fille. « C’est le psy ou l’hôpital psychiatrique » : car les Mères peuvent tout sur les enfants mineurs. Ce sera donc le psy (Serge Hefez), évidemment un juif mûr et bobo normatif qui parle d’une voix douce, relance et fait parler. Lui aussi ne fait-il pas « la pute » avec ses 70 € par séance (« c’est tout ? » s’exclame Isabelle). Elle parle mais n’a pas grand-chose à expliquer, c’est venu comme ça, pour voir, puis par goût : béance de sens. La mère encaisse ; elle a privé sa fille de téléphone, d’ordinateur et de sorties, mais cela ne peut durer qu’un temps.

Isabelle, invitée par une copine de lycée à une « boum » dans son quartier latin branché, déambule parmi les garçons qui se bourrent avant d’essayer de bourrer, et des filles excitées par la perspective de « la première fois » mais aussitôt déçues par l’acte – vu en vidéo cent fois mais sans cet amour romantique chanté par Françoise Hardy dans les tubes des années 60 et 70. Isabelle se laisse embrasser par un garçon pas très beau mais solitaire, Alexandre (Laurent Delbecque) ; elle veut lui faire plaisir. Elle commence donc à « sortir » avec lui, sous l’œil favorable de ses parents qui la retrouvent dans les normes. C’est cela aussi faire la pute : être facile aux normes et plaire à ceux qui les valorisent.

Mais cela ne dure pas car il n’y a pas d’amour : le garçon est gentil lui aussi mais elle le jette. Quand il ne bande pas, elle use d’un truc de pute : elle suce son majeur et l’enfonce dans le cul du garçon – c’est imparable, il jouit. Le petit frère est tout triste, il est prêt à se faire des amis des amants de sa sœur pour participer. Ce contrepoint d’un tout jeune mâle frais et maladroit, en apprentissage sexuel, fait beaucoup pour le film car Isabelle parle peu et sourit rarement. Les hystéries de la mère et les naïvetés du frère donnent de l’humanité, par contraste, à son exploration de la féminité.

Un soir, elle remet la puce de son téléphone bis et trouve pléthore de messages, instant drôle comme il y en a dans cette histoire. Le spectateur la retrouve allant dans le même grand hôtel où son miché est mort, pour un rendez-vous à 300 € avec… la femme du vieux littéraire, Alice (Charlotte Rampling). La boucle se boucle, les souvenirs remontent aux deux femmes, la jeune amante et la vieille épouse, marquant combien le désir des hommes se poursuit avec l’âge tandis que celui de la femme se trouve en butte au délabrement physique. Prendre son plaisir tant qu’il est temps est compréhensible ; l’amour a peu à voir avec le sexe, contrairement à l’image déformée qu’a laissé le siècle romantique. L’amour est un accord affectif, pas un emboitement forcé et mécanique répété, contrairement à l’image déformée qu’a laissée la soi-disant « libération » de mai 68 et l’essor du porno sur le net.

Après une heure et demie d’éducation physique à la baise et aux trucs du sexe, le spectateur édifié (et prévenu en introduction qu’il va voir des scènes « osées ») sait qu’isabelle n’est pas plus une pute que sa mère ou son psy, que chacun assouvit ses désirs comme il peut (le godemiché dans l’armoire des toilettes de l’amie du couple), mais que l’amour se construit, lentement et qu’il n’arrive pas tout cuit avec la jouissance. Naître au monde passe par l’exploration de ses possibilités d’individu, donc par son corps et par la transgression scandaleuse de l’adolescence – ensuite ? Les choses sérieuses commencent…

DVD Jeune et jolie, François Ozon, 2013, avec Marine Vacth, Géraldine Pailhas, Frédéric Pierrot, Fantin Ravat, Johan Leysen, Charlotte Rampling, Laurent Delbecque, Lucas Prisor, France télévision 2014, 90 mn, €13.49, blu-ray €10.33

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Misère sexuelle début de siècle

Michel Houellebecq avait raison, il y a plus de vingt ans, de dénoncer la fausse « libération » sexuelle post-68. L’exigence de la mode était de baiser à tout va, n’importe où, et avec n’importe qui. « On aime s’envoyer en l’air » décrétait un vieux couple – jeune en 1968 – dans une récente publicité pour un comparateur de vols aériens. Mais être dans le vent ne signifie pas que le vent vous porte : il peut aussi vous souffler.

Pire est la sexualité adolescente d’aujourd’hui, avant tout numérique. Le réel fait peur, la faute aux parents timorés qui enjoignent à leurs petits de ne pas faire confiance, à personne, jamais. Ni sourire dans la rue, à peine un salut (et seulement aux gens déjà connus), ne pas suivre. L’hystérie télé est passée par là avec les « affaires » médiatiques de pédophilie. Même si elles sont statistiquement rarissimes (et à 75% en famille…), pas plus fréquentes hors domicile que les homicides, et moins que les morts par accident de voiture, elles contraignent le comportement de tous, tous les jours. A force de s’enfermer, la société crée des autistes : pourquoi cette pathologie se développe-t-elle autant ces dernières décennies ?

Certains rigoristes, en général esclaves de morales religieuses jamais pensées, mettent en cause la capote, la pilule et l’avortement comme un lâcher de freins. Les femmes, désormais libérées d’une grossesse non désirée, se débonderaient. Goules hystériques, elles sauteraient sur le premier venu pour se faire jouir, allant d’amants romantiques (mais bien membrés) aux sex-boys et aux tendres sex-toys éphèbes des cougars. Mais le fantasme mâle patriarcal des religions du Livre ne fait pas une réalité. Les filles sont tout aussi tendres et affectives que les garçons et, si leur jouissance est plus lente à venir, exigeant tout un environnement physique, affectif et moral, elles n’en sont pas plus animales.

Contrairement à ce que voudrait faire croire la doxa machiste – et le commerce bien pensé. L’industrie du porno fleurit en effet d’autant plus que les outils du net sont désormais à sa disposition depuis une génération. Des acteurs et actrices payés pour cela « jouent » un rôle en exhibant leur sexe, soigneusement maquillé  (épilation, lustrage rose des petites lèvres pour les filles, huilage des muscles et viagra pour les garçons). Ils caricaturent « l’acte » en le multipliant, prenant des poses de cascadeurs, émettant des sons de jouissance comme les rires mécaniques des émissions drôles. Tout cela vise à divertir, à exciter, à vendre – tout cela n’est pas la réalité.

LA BOUM, Alexandre Sterling, Sophie Marceau, 1980

On ne fait pas des bébés dans l’outrance pornographique mais dans l’amour partagé. Et c’est cela qu’il faut expliquer aux enfants. Les tabous iniques des religions du Livre (toujours elles) empêchent les parents de jouer leur rôle de guide. « On ne parle pas de sexe, c’est grossier ; ce n’est pas de ton âge ; on verra ça plus tard ; le docteur t’expliquera ; tu n’as pas de cours d’éducation sexuelle à l’école ? » ; « pas de torse nu à table » ; « cachez ce sein que je ne saurais voir » ; « ferme ta chemise ; met un tee-shirt ; met tes chaussures ! » Ces injonctions du rigorisme puritain effrayé par le qu’en dira-t-on, que n’en avons-nous entendu ! Or ne pas dire, c’est cacher. Induisant donc la tentation de l’interdit et son revers : la solitude devant l’émotion.

Les enfants dès le plus jeune âge sont confrontés aux images pornographiques. Non seulement dans la rue parfois, mais surtout sur le net. Vousentube diffuse des vidéos sans filtre ou presque ; d’autres sites en accès libre sur Gogol permettent d’observer des corps nus s’affronter dans des halètements ou sous des coups violents, les pénis érigés comme des masses et pénétrant comme des couteaux terroristes le corps des victimes esclaves – qui ont l’air d’en profiter et de jouir, comme les mémères appelées à la consommation par les magazines à la mode lus chez le coiffeur.

Que font les parents ? Ils chialent lorsqu’on leur met le nez dedans, comme des toutous peureux la queue entre les jambes. « Je ne savais pas ; ma petite puce ! » ou « mon cher ange ! Comment penser qu’à cet âge innocent… » Ils ne voient pas parce qu’ils ne veulent pas voir. Ils se cantonnent dans leurs soucis et leurs problèmes de couple, indifférents au reste, sauf à Noël et aux anniversaires peut-être. Ils n’écoutent pas, ils ne répondent pas aux questions.

Pourtant légitimes : comment fait-on les bébés ? c’est quoi l’amour ? mes petites lèvres sont-elles trop grandes ? mon zizi est-il trop petit ? comment on met une capote ? sucer, c’est mal ? Si les parents répondaient avec naturel à ces questions intimes, sans fard mais avec raison, les enfants et les adolescents ne seraient ni intrigués par l’interdit, ni traumatisés par l’expérience. Mais voilà, les tabous ont la vie dure – sauf sur le net, où tout se trouve comme au supermarché.

Vaste hypocrisie des sociétés « morales » qui ont pour paravent la religion mais laissent faire et laissent passer sans filtre tout et n’importe quoi. Les Commandements sont affichés et revendiqués, mais nullement pratiqués. Tout comme ces « règlements et procédures », en France, qui ne durent que le temps médiatique : on fait une loi – et on l’oublie : tels l’interdiction des attroupements d’élèves devant les écoles, le voile en public, l’expulsion des imams salafistes, l’enquête sur les habilités au secret Défense, et ainsi de suite. La loi, pour les Latins, est toujours à contourner, par facilité, laxisme, lâcheté.

Dès lors, comment ne pas voir la misère sexuelle de la génération qui vient ? Regardez successivement deux films et vous en serez édifiés. La Boum sorti en 1980 et Connexion intime, sorti en 2017. Ils ont 37 ans d’écart – une génération. Ils sont le jour et la nuit. Ils se passent tous deux en lycées parisiens, à la pointe des tendances sociologiques. Les parents des deux films sont toujours occupés et ne prennent pas le temps de parler à leurs adolescents, garçon ou fille – qui cherchent ailleurs communication et affection. Mais autant La Boum est romantique et pudique, autant Connexion intime est égoïste et mécanique. La sensualité n’existe plus, les cols sont fermés, les torses enveloppés de tee-shirts larges et de sweaters informes, les manteaux boutonnés – seules les filles s’exhibent, mais dans leur chambre et à distance, en sous-vêtements coquins, se prenant en selfies pour poster sur les réseaux.

« L’amour » s’y réduit au sexe et les caresses n’ont plus leur place : on ne se touche plus le visage, les épaules ou la poitrine, on ne se caresse pas les seins ni les tétons. Seules la bouche et la bite sont sollicitées avec pour summum « d’Acte »… la pipe. On suce dans les toilettes, on se branle devant un film – mais on ne parvient à rien sur un lit avec un ou une partenaire réelle. D’où Félix accro au porno et Luna qui se met en scène comme une star sur un site de rencontres. Chloé, 15 ans, provinciale parachutée à Paris, cherche l’amour et ne le trouve pas ; ni son amitié avec Luna (qui la manœuvre), ni son inclination pour Félix (qui l’utilise) ne sont de l’amour. Ce n’est que du sexe, égoïste, mécanique. Les ados de La Boum étaient tendres, mignons ; ceux de Connexion intime sont froids, répugnants.

Entre les deux films, le net. Outil qui est la meilleure et la pire des choses, comme tous les outils. Mais surtout la démission égoïste des parents, portée par cet individualisme du « ils n’ont qu’à se démerder » ou du « que fait l’Etat ? », déjà pointé par Michel Houellebecq dans Les particules élémentaires en 1999.

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Mia Leksson, Dark web

A la pointe de l’actualité et des fantasmes à la mode, ce thriller maladroit mais efficace évoque l’informatique, la surveillance généralisée, le web profond, les réseaux sociaux, la pédocriminalité, les enlèvements d’adolescentes, les start-ups, la finance, les requins, le sexe… En bref tout ce qui fait mouiller ou bander en notre époque qui ne sait plus sur quel sein se dévouer.

Une jeune fille aux « petits seins naissants offerts » (p.3) se défenestre lorsqu’elle s’aperçoit que son torse nu est publié sur le net. Pourquoi ne s’accepte-telle pas ? Pourquoi a-t-elle pris ces photos si elle les considère comme porno ? Pourquoi a-t-elle fait « confiance » comme un bébé à ce garçon virtuel seulement rencontré sur « les réseaux sociaux » ? On ne sait pas – c’est comme ça. Comme elle a honte, elle se défenestre. Une vague explication sur une demi-ligne. Les personnages de ce thriller ne sont pas réels mais des images figées, des corps jeunes donc « forcément désirables » selon la panoplie des réactions de Pavlov que les auteurs veulent infliger aux lecteurs (forcément bestiaux).

Il s’agit du second suicide en quelques mois d’adolescente pour les mêmes motifs (et l’on répète le tchat, les petits seins, le mignon ado aux dents du bonheur en face, le rendez-vous…). Etat d’âme, échange solitaire avec un ado mâle un peu plus âgé rencontré sur les forums, demande de photos déshabillées, rencontres forcées qui finissent par une disparition – et voilà l’engrenage.

Léo – prénom à la pointe de la mode – est le grand frère de 20 ans de Sybille – au nom de pythie. Il se lance dans l’enquête, bien que sous les ponts parce que son père s’est barré en Australie et que sa mère n’assume pas et déprime – ce qui est une fois encore une fois à la pointe de la mode chez les bobos élevés sous l’amer depuis 1968. Léo rencontre Rebecca, une sorte de Barbara aussi fêlée et fragile que la chanteuse, mais qui a monté avec deux copains une start-up : FunBox. C’est un réseau social réputé « inviolable » duquel on ne peut télécharger ni même copier les photos qui y transitent, effacées automatiquement au bout de quelques heures. La confidentialité donne confiance, au point d’en oublier toute responsabilité. Les ados sont-ils si cons ?

Sauf que… c’est bien par le réseau FunBox que les très jeunes filles on tchaté avant de disparaître. Y aurait-il une faille dans le merveilleux système ? Un traître dans la maison ? L’entreprise a connu un démarrage foudroyant et a eu besoin d’argent. Un financier est donc intervenu, un ancien flic, pour trouver des apporteurs de capitaux. Dont un ancien du porno ayant fait fortune dans les années baise (entre mai 68 et le sida), désormais reconverti dans les spectacles plus honorables. Mais il a toujours le goût des « fêtes » où l’alcool coule à flot, les substances hypnotiques circulent, et où de très jeunes filles dansent nues avant de se prêter aux pénétrations. Tout est légal, ou presque. Car le « mur des disparitions » d’adolescents se rempli à la Crim.

Léo va galérer en informatique, soudoyer un juge, baiser la présidente de la start-up, aider financièrement sa mère, se faire tabasser, échapper à la mort, cambrioler un expert – et enfin trouver la faille et venger sa sœur. C’est mal écrit : est-ce que vous jetez votre eau bouillante « dans » le Nescafé, vous ? Moi je le jette « sur » – mais la langue française n’est pas le fort des auteurs. Car Mia Leksson n’existe pas, chimère improbable d’une Suédoise scénariste et d’un Français romancier du polar. D’où l’impression de scénario de série télé couché brut sur le papier, aux personnages sortis tout droit de fiches sans âme où les réactions sont programmées comme dans un jeu vidéo. Nous sommes loin de Simenon ou d’Indridason, encore plus loin de Millénium.

Vous n’apprendrez rien ou presque sur le Dark web ni sur les pièges de l’informatique ; vous n’assisterez à aucune scène de sexe torride ni de torture sur mineur ; vous ne saurez rien des arcanes de la finance internationale. Mais vous sera livrée une recette de Martini dry (piquée sur le net) et – au final – vous ne vous ennuierez pas malgré le style parlé médiocre. Même si vous avez assez vite, comme moi, trouvé le coupable (pas trop bien caché), le thriller est bien découpé et l’action prend du rythme sur la fin.

Mia Leksson, Dark web, 2016, City pocket 2018, 447 pages, €8.20 e-book Kindle €5.99

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Martha Grimes, L’inconnue de la crique

Melrose Plant, alias lord Ardry,  décide de fuir son agaçante tante Agatha en Cornouailles. Il avise un manoir sis sur la falaise battue par les vagues et lui trouve un air sinistre de vieux film anglais. Il la loue donc pour trois mois de vacances. Las, tante Agatha va le retrouver et il n’aura de cesse que d la fuir en s’inventant mille choses intéressantes à faire. Comme s’intéresser à l’histoire du manoir par exemple.

Elle est triste, quatre ans auparavant, deux enfants sont morts sur les marches menant au bas de la falaise. Les parents étaient sortis, la cuisinière gouvernante au lit, tout semblait calme… et puis un cri. On a retrouvé Noah et Essmé, 5 et 8 ans, main dans la main, étendus en pyjama près du canot amarré. Ils n’étaient pas tombés, ils ne semblaient pas avoir été poussés, mais ils se sont noyés. Les parents se sont sentis coupables de n’avoir pas été là, la mère de n’avoir pas cru les récits des enfants sur la dame et le monsieur qui leurs parlaient près des bois. Ils se sont séparés, ils sont partis à Londres. Seul reste le grand-père, le vieux Moe qui est le roi du poulet et a lancé une chaine de restaurants rapides mais de qualité aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Lui s’est retiré dans une maison de retraite qui fait maison de santé pour incurables, choisis par lui et financés par lui. Il n’aime rien tant que débouler en fauteuil roulant droit sur la personne qui le nargue et de piler net,  bien qu’il puisse marcher sans fauteuil. Mais cela fait plus véridique.

C’est dans cette atmosphère que Plant découvre le village pittoresque et touristique de Cornouailles. Un garçon à tout faire est omniprésent : barman, serveur de restaurant, cuisinier, chauffeur de taxi, pâtissier. Johnny n’a que 17 ans (mais oui, on peut conduire dès 16 ans au Royaume-Uni) mais a les traits droits et la beauté pâle des personnages romantiques. Il est très attaché à sa tante Chris… qui soudain disparaît sans prévenir, ses meringues refroidissant encore dans le four.

Le même jour, un cadavre est retrouvé dans la crique de Lamorna, tout près de là, le fragment d’une cassette vidéo dans la main.

Tout alors peut commencer, le décor est planté. Le commandant Macalvie passait par là, le sergent Wiggins est appelé en renfort depuis Londres, le commissaire Jury reviendra à temps d’une mission en Irlande du nord. Les personnages familiers réunis, l’enquête rebondit de l’un à l’autre et s’étoffe de digressions plaisantes sur les mœurs anglaises.

Humour et cruauté peuvent résumer le roman. Le whisky côtoie le thé et le Martini dans les gorges profondes, le jeune Johnny entreprend vite et bien tout ce qu’il faut, y compris les tours de magie qui le fascinent (et vont le sauver), le cadavre se révèle une actrice du porno un temps lady, la tante retrouvée et reperdue, un cadavre de plus qui n’est peut-être pas le bon, le sida sans gaieté en prime. En bref, de quoi déconcerter et ne retrouver le fil qu’à la fin. Mais que de moments délicieux entre temps, décrits avec cette douce ironie qui est la patte de l’auteur.

Martha Grimes, L’inconnue de la crique (The Lamorna Wink), 1999, Pocket 2005, 448 pages, €7.90

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Alain Corbin, Les filles de rêve

alain corbin les filles de reve

Depuis toujours, les hommes ont chanté la nubilité. C’est le moment où la jeune fille se fait femme, dans l’enfance encore pour le cœur et l’esprit, déjà formée pour le corps. D’où cet attrait puissant qui trouble, la puberté créant pour quelques mois l’androgyne imaginaire. « Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse », écrit Gérard de Nerval dans Aurélia (p.148).

Le tout jeune homme rêve à la toute jeune fille, sans savoir encore que son désir n’est pas pur, éthéré, mais bien terrestre, émoi du printemps dans les corps, appel de la nature. Il garde le goût de l’absolu, la fascination pour l’inaccessible, l’angoisse d’être déçu. Cette tension fait le rêve et marque pour une vie.

artemis

Alain Corbin, historien du sensuel, décrit 19 filles qui ont hanté les rêves adolescents de l’antiquité à nos jours. Ou plutôt aux jours de la génération pré-1968 car après… rien n’a plus jamais été comme avant. Pilule, avortement, permissivité, féminisme, matérialisme hédoniste consommé, encouragement au sexe des médias, du cinéma, de la publicité – tout concourt à faire disparaître le rêve dans les fumées de l’avant. La schizophrénie chrétienne jusqu’alors coincée entre la maman et la putain, la Vierge et le bordel, est soignée par les journées de mai. Le rêve rejoint le réel et la fleur est déflorée avant même d’être épanouie.

fille nue caresse

Aujourd’hui, « les pédagogues commencent d’enjoindre les relations physiques dès la puberté », écrit Alain Corbin dans sa préface (p.23) ; l’ange fait la bête dès 9 ans parfois, bien avant les 17 ans (avoués) de « la moyenne statistique » – les profs de collège le savent bien. Il est vrai que, si cette pratique de nature était répandue, elle calmerait l’ivresse de pureté des fanatiques religieux frustrés, de quelques bords qu’ils soient !

nausicaa et ulysse nu paxton

L’imaginaire sentimental s’est créé de ces filles de légende, de papier, de peinture ou d’opéra jusqu’à l’âge récent du faire et l’abandon encore plus récent du lire. Aujourd’hui, l’imaginaire se nourrit des images, pas des fumées, et « la fille de rêve » ressemble fort aux gros seins et rauqueries du porno mal filmé. Mais jusqu’à la fin des années soixante, la beauté blanche aux yeux brillants et à l’abondante chevelure blonde du jeune corps souple élancé, au maintien réservé et tendre, remporte tous les suffrages. Elle ravit d’un « amour du commencement » (Chateaubriand), mystérieux de désir et d’innocence mêlés.

ophelie millais

Telles sont Artémis (Diane), « la grande beauté inaccessible à l’homme » (p.28) ; Daphné comme belle plante ; Ariane d’amour blessée ; Nausicaa aux bras blancs de pudeur qui sauva Ulysse naufragé tout nu ; Iseut, dame des pensées, inaccessible et enchanteresse par magie ; la Béatrice de Dante dans tout l’éclat vertueux de ses 9 ans ; la Laure de Pétrarque à 19 ans qui l’a saisi d’un éternel présent au souvenir ; la Dulcinée du Quichotte, robuste paysanne qu’il voit en noble dame éthérée ; la Juliette de Roméo qui ne peut accomplir son amour tragique ; l’Ophélie virginale abandonnée d’Hamlet et que la rivière engloutit ; la Belle au bois dormant réveillée par son Prince si charmant, avant d’avoir beaucoup d’enfants ; Pamela de Richardson, bien oubliée de nos jours mais que Diderot plaçait très haut ; Charlotte la tendre et bonne qui jamais ne se donna à Werther, qui en mourut ; Virginie dormant enlacée avec Paul au berceau, aussi naturellement nus que les firent la nature ; Atala, morte vierge dans l’imaginaire de Chateaubriand ; la sylphide du même, créée « par la puissance de mes vagues désirs » (p.129) ; Graziella de Lamartine, entrevue en Italie dans la pudeur de ses 16 ans ; Aurélia de Nerval, « assemblage de masques furtifs » (p.144) ; jusqu’à l’Yvonne de Galais du Grand Meaulnes, enfantine et grave à la fois…

atala girodet 1808

paul et virginie ados

yvonne de galais dans le grand meaulnes

paul et virginie enlaces tout nus nicolas rene jollain 1732 1804

Ces 19 figures de rêve résument les attentes, les espoirs, les idéaux des jeunes hommes ; ils désirent la pureté et l’union des âmes avant l’union des corps et des cœurs. Platonisme de l’idéal, amour courtois de la rétention, pudeur puritaine de l’abstention, élan maîtrisé de la sublimation… Mais le bouleversement anthropologique de la seconde moitié du XXe siècle a sévi : « elles sont donc évanouies, ces images féminines autrefois fascinantes », dit l’auteur (p.162). Ce livre est donc pour ceux de la génération d’avant 1960. Une nostalgie.

Alain Corbin, Les filles de rêve, 2014, Champs Flammarion 2016, 171 pages, €8.00

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Utopie et réalité sexuelle en Polynésie

Serge Tcherkezoff, directeur d’études sur l’Océanie à l’EHESS, étudie les écrits des « premiers contacts » entre Français et Polynésiens. Il cite par exemple en 1769 Louis Antoine de Bougainville et son récit croustillant qui a titillé l’imagination d’époque : les pirogues remplies de nymphes nues, les invites sexuelles explicites à en user des mâles qui les accompagnent. Mais cette fameuse « liberté sexuelle » avant mariage, l’amour pratiqué en public, devenus mythiques en Europe, sont en contradiction avec les autres faits rapportés dans les journaux de bord. Les très jeunes filles ainsi présentées sont apeurées ; elles ne sont pas volontaires mais « offertes » par les chefs de tribus qui voient en ces hommes blancs des envoyés du monde divin. De même pour les jeunes hommes : ingurgiter la boisson cérémonielle (le kava) vise à la reproduction de l’identité masculine par l’absorption de substance séminale par analogie, liqueur régénératrice de force, dispensatrice de vie. La boisson sacrée transfigure les chefs en ancêtres divins et les sujets masculins en hommes forts. La chercheuse du CNRS Françoise Douaire-Marsaudon, dans son étude « D’un sexe, l’autre » (L’Homme, 157, 2001), émet l’hypothèse que cette réaffirmation culturelle vise à contrer la mythologie, qui enseigne l’origine féminine des sujets masculins.

vahine sur plage

Le fameux « amour libre » et la fête publique des corps dans l’égalité sexuelle, caractéristiques du mythe polynésien, révèlent l’Europe, pas la Polynésie. Ce mythe est le miroir dans lequel les savants et les explorateurs européens se sont regardés tout en croyant observer les autres – et en croyant faire de la science. Michel Foucault rappelait justement que l’Occident moderne a développé une « science sexuelle », pas un « art érotique ». La faute au puritanisme chrétien, affirmé avec délice par saint Paul dans l’aspiration à l’austérité des siècles déliquescents qui ont marqué la fin du monde romain. Nous constatons encore chaque jour que tout ce qui est plaisir, gratuité et assouvissement de désirs terrestres, est efficacement contré par la doxa. Croyants ou laïcs se retrouvent aujourd’hui dans le puritanisme d’effort, le malthusianisme d’austère économie et la contrainte morale que le Christianisme a véhiculé sans l’avoir forcément inventé. La droite s’indigne des mœurs privées mais se relâche en tout ce qui est public tandis que la gauche, laxiste en privé, se drape de vertueuse indignation publique (quand la télé regarde).

Rien d’étonnant à ce que ce couvercle moral ait inventé la soupape : l’utopie. Si, chez Homère ou Hésiode, « l’île des Bienheureux » est une sorte de repos terrestre d’abondance et de festins, situé « aux extrémités de la terre », Thomas More en fait une Utopie. Ce « non lieu » montre, par contraste, ce qui ne va pas dans la société ordinaire. Ses émules seront soit de coercitifs accoucheurs de mondes à venir, soit de nostalgiques conservateurs rêvant d’un retour à un régressif « âge d’or ». Quoi qu’il en soit, les femmes y paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus : baiser. Chez Thomas More, elles sont soumises aux hommes comme les jeunes aux anciens, la volupté y est condamnée et tout adultère férocement réprimé. Diderot le libertaire, inventeur de la cité océanienne libre et si hédoniste, voile et rend intouchables les femmes stériles. Fourier permet tout – mais dans une classification maniaque de phalanges, brigades, corporations et autres ordres, où même les orgies obéissent à un rituel rigoureux.

Puis viennent Sigmund Freud, Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. L’utopie sexuelle se fait « politique », elle vise à libérer l’énergie libidinale refoulée par « le capitalisme », pris comme la pointe avancée du dressage séculaire d’église. Le rôle de l’utopie reste d’irradier le concret depuis l’abstrait, plaçant un « modèle » platonicien afin de modifier la façon de voir la réalité. Les communautés post 68 ont ainsi tenté de « réinventer » l’amour, les liens humains et la vie quotidienne ; l’esprit « queer » a joué des corps et des pratiques, subvertissant les genres et l’identité sexuelle. Jusqu’à aujourd’hui, où les « stars » miment le coït sur les affiches de pub…

viol Justin Bieber Calvin Klein

Rien de neuf au fond : la vieille idée est de retrouver « la nature », non entravée par les conventions sociales. Depuis Diogène le cynique jusqu’aux îles lointaines épargnées par « la civilisation » (sous-entendue « chrétienne et occidentale ») et à Rousseau, le sexe est censé se pratiquer sainement au vu et au su de tous – « librement ». Lubricité et perversité, tout comme pudeur et honte, seraient des contraintes artificielles de la morale convenue.

Sans conteste, il y a dans ce mouvement le meilleur et le pire… Comprendre l’autre sexe, ne plus le voir comme « inférieur », accepter le plaisir – et en donner –, accepter que la libido puisse n’être pas orientée par le genre, sortir la sexualité du tabou honteux pour la ramener dans l’ordre des relations humaines, voilà qui est positif. Mais, comme en toutes choses, cette « liberté » oblige. Elle n’est pas « laisser-faire ». Tout n’est pas « permis » : non par une quelconque instance extérieure à ce monde, mais par la propre dignité humaine que l’on a en soi. Baiser n’est pas une obligation, ni « le plaisir » un exercice mécanique, ni « forcer » un acte prophylactique envers « les coincé(es) » qui « ne demandent que ça ». La prostitution est par exemple le reflet de la misère psychique et physique, parfois un moyen de survie pour les victimes de discriminations ; elle est un commerce qui se sert de l’être humain comme d’un objet, en faisant une sordide marchandise. Accepteriez-vous que votre femme ou vos enfants se fassent « prendre » par n’importe qui ? Pourquoi alors en faire autant à ceux des autres ? Nul besoin de moraline là-dedans : rien que l’estime de soi suffit pour dire « non ». Autre exemple : la vidéo porno alimente en comparaisons « médiatiques » le narcissisme contemporain. Les jeunes se comparent aux étalons et les filles aux nymphomanes, comptabilisant le nombre de fois, observant l’invraisemblable des positions, se faisant une idée fantasmatique des filmiques « désirs insatiables ». Qu’y a-t-il de réel et d’humain dans cette charcuterie gymnique ?

bora bora fesses

Les îles ne sont plus désormais isolées et le sexe y est aussi pauvre et aussi tourmenté que dans nos pays. La télé comme le net sont partout. Un « sondage mensuel » de rentrée il y a quelques mois dans la presse tahitienne : « aujourd’hui pour vous, le sexe est-il un sujet tabou ? » Non à 84%. On peut douter de ce résultat idyllique. Il demeure difficile de parler de sexe en Polynésie Française : le poids des églises et la pudeur des gens demeurent. Quand on leur demande ce qu’évoque le sexe, 76% des résidents de moins de 5 ans et 55% des revenus supérieurs citent plus fréquemment « le plaisir » que l’amour… 59% considèrent que « les nouvelles générations sont plus précoces », même si 62% ont eu leur première expérience sexuelle à « 16,6 ans » et seulement 15% à 13 ans. 57% considèrent que les comportements sexuels sont « un traumatisme physique ou mental », 44% évoquant des maladies possibles. Rien d’étonnant à ce que l’influence majeure sur la sexualité dans les îles soit accordée par les interrogés aux églises pour 44% et à la télévision pour 24%. Sur l’influence propre des médias, 80% pensent à internet ! Même si les questionnés admettent à 95% que ce sont « les parents » qui doivent être les principaux acteurs d’une éducation sexuelle… A l’école, la dimension affective de la sexualité est mise au second plan dans les séances d’éducation ; elles sont surtout centrées sur la prévention des risques.

Alors, l’amour est-il un art ou une science ? Saurons-nous jamais cesser de compartimenter les comportements humains ? A chosifier toute relation dans le physiologique et le mesurable, dans le même temps que les églises comme les « bonnes âmes » laïques moralisent et répriment, ne risque-t-on pas de laisser l’être jeune tout seul face aux interrogations nées de la puberté, comme face aux fantasmes mis en spectacle dans l’industrie lucrative du « porno » ? Les littérateurs ont fait des îles un mythe d’utopie ; la triste réalité est bien loin de ces fantasmes !

Argoul

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